Revues

▸ les 10 dernières parutions

05.12.2023 à 09:46

Soutenir Terrestres grâce à vos dons !

La rédaction de Terrestres

Chaque semaine, Terrestres publie des articles en accès libre et sans publicité. Vous êtes de plus en plus nombreuses et nombreux à nous lire. Nous avons également besoin que vous soyez de plus en plus à nous soutenir par vos dons. Face à un paysage médiatique plus que jamais dominé par les puissances d’argent et un monde qui poursuit sa course furieuse, aider Terrestres est vital pour qu'existe une revue libre, indépendante et créative.

L’article Soutenir Terrestres grâce à vos dons ! est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (851 mots)
Temps de lecture : 2 minutes

Depuis cinq ans, Terrestres s’adresse à celles et ceux qui luttent et qui cherchent des armes pour alimenter et renouveler leurs efforts ; à celles et ceux qui hésitent ; à celles et ceux qui aiment les dépaysements intellectuels ; à celles et ceux qui cherchent à s’émanciper d’un héritage borné ; à celles et ceux qui vivent l’aliénation et l’enfermement au travail ; à celles et ceux qui ressentent le vertige d’une perte devant une nature saccagée et des paysages simplifiés ; à celles et ceux qui désertent comme à celles et ceux qui s’inflitrent ; à celles et ceux qui savent que nous sommes au bout d’une impasse historique et politique ; à celles et ceux qui aiment les enquêtes et les idées neuves ; à celles et ceux qui désirent une révolution écologique, sociale et anticapitaliste pour voir s’épanouir à nouveau tant de potentialités enfouies en nous ; à celles et ceux qui s’émerveillent des mondes encore vivants.

À toutes celles et ceux qui le peuvent, Terrestres a besoin de votre aide pour continuer et grandir — pour financer des traductions, des enquêtes, des salaires et des frais de fonctionnement.

Dans la mesure où nous ne recevons aucune aide publique, vos dons ponctuels ou mensuels sont les seuls moyens d’un travail éditorial de fond et la garantie d’un modèle économique pérenne. Soutenir la revue, même avec une modeste somme, contribue à notre autonomie financière, seul moyen de notre liberté éditoriale et politique ! Remplir le formulaire de don prend 2 à 3 minutes.

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général délivrant un reçu fiscal qui vous sera envoyé automatiquement. Les dons mensuels offrent pour nous l’immense avantage de la régularité et de la stabilité. Aussi, pour chaque don mensuel, vous recevrez un article imprimé en risographie. À partir de 5 € de don mensuel, nous serons heureu·ses de vous envoyer deux articles imprimés, puis trois articles à partir de 10 €. Et pour tout don mensuel égal ou supérieur à 25 €, nous aurons la joie de vous adresser cinq articles en version papier !


Formulaire de don


L’article Soutenir Terrestres grâce à vos dons ! est apparu en premier sur Terrestres.

01.12.2023 à 12:45

Half Earth Socialism : planification écosocialiste contre technocratie verte ?

Marius Bickhardt  ·  François-Xavier Hutteau  ·  Ulysse Jacquin

Penser une planification écosocialiste pour réensauvager la moitié de la planète et éviter le chaos climatique : voilà le projet du livre « Half Earth Socialism ». Cet article en interroge les conditions de possibilité politique, en particulier du point de vue des théories de la planification.

L’article <em>Half Earth Socialism</em> : planification écosocialiste contre technocratie verte ? est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (18475 mots)
Temps de lecture : 37 minutes

À propos de Drew Pendergrass and Troy Vettese, Half-Earth Socialism: A Plan to Save the Future from Extinction, Climate Change and Pandemics, Verso Books, 2022.

Introduction

Après avoir été relégué aux confins de l’histoire depuis l’effondrement du bloc de l’Est, le débat sur la planification de l’économie fait aujourd’hui son retour par le biais du débat écologique1, comme en atteste la récente sortie du livre en langue anglaise intitulé Half Earth Socialism (HES dans la suite de cet article).

La thèse centrale de cet essai, développée au cours de quatre chapitres, consiste à défendre contre le techno-solutionnisme2 dominant un projet de planification écosocialiste pour résoudre les multiples crises environnementales mentionnées dès le sous-titre : « un plan pour sauver l’avenir de l’extinction, du changement climatique et des pandémies ». S’ils reprennent la proposition d’une « demi-Terre » d’Edward Wilson3) (c’est-à-dire un ensauvagement de la moitié de la planète afin d’en préserver la biodiversité), ils tentent de politiser cette réflexion : selon les auteurs, Wilson n’envisage pas suffisamment la dimension révolutionnaire de sa proposition, qui irait contre des intérêts ancrés. Cette moitié de terre ne peut être, selon les termes des auteurs, que « socialiste4 ». C’est la dimension concrète de cette transformation qui est explorée par l’ouvrage, ce qui implique nécessairement, selon eux, de penser la planification d’une telle transformation du monde.

Pour une analyse historique et critique de l’idée de planification, lire sur Terrestres — Geneviève Azam, « Planification écologique : frein d’urgence ou administration de la catastrophe  ? »

À rebours de tout climato-centrisme, l’originalité du propos des auteurs5 réside dans la manière dont ils parviennent à articuler trois grands objectifs de planification — « empêcher la sixième extinction, pratiquer la “ géo-ingénierie naturelle ” pour réduire les émissions de carbone par le biais d’écosystèmes ré-ensauvagés plutôt que par la gestion du rayonnement solaire, et créer un système d’énergie entièrement renouvelable » — et à l’intégrer à une réflexion sur « le problème de la rareté de la terre6 ».

Les auteurs proposent deux remèdes : des quotas énergétiques de 2 000 W per capita et l’adoption large du véganisme7 afin de baisser l’intensité de l’usage des terres par les activités agricoles : « Le moyen le plus simple — et peut-être le seul — de réaliser une reforestation à grande échelle et de nourrir le monde en même temps est de généraliser le véganisme8. »

« Les forêts en Eurasie »
Otto Neurath, Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk
[Société et économie. Ouvrage élémentaire de statistique visuelle], 1931

S’appuyant sur « l’écologie, les études énergétiques, l’épidémiologie, la cybernétique, l’histoire, les mathématiques, la modélisation du climat, le socialisme utopique, et, oui, le néolibéralisme », l’objectif du livre consiste non pas à se livrer à la « critique du présent », mais à « poser en contraste une vision positive de l’avenir9 ». L’utopie écologique et le « mini-modèle10 » (toy-model) de planification proposés par HES prend ses distances avec le modèle soviétique centralisé du contrôle de l’économie, tout en rejetant une approche néolibérale de la transition écologique.

Dans l’économie de l’ouvrage, la forme de l’utopie, empruntée à l’ouvrage Looking Backwards d’Edward Bellamy, remplit essentiellement deux fonctions. D’abord, de manière pratique, le réinvestissement de l’utopie se fait à partir d’un bilan politique : il s’agit d’imaginer des alternatives utopiques pour « motiver et mobiliser les masses découragées11 ». Ce bilan s’inspire de l’économiste Otto Neurath qui dénonce la manière dont « les marxistes ont tué l’utopisme ludique […] paralysant la volonté d’inventer de nouvelles formes12 ». L’héritage du socialisme scientifique de Marx et Engels aurait sous-estimé la fonction politique de l’utopie en tant que ressort motivationnel de l’action collective : « la spéculation est un acte politique vital », remarquent les auteurs13.

L’ouvrage réussit à dépasser, par le rejet de l’éco-modernisme, le prométhéisme de sa propre filiation socialiste.

Ensuite, au niveau théorique, la référence à l’utopie qui va de Platon à Bellamy en passant par More remplit également une fonction épistémologique, notamment dans le deuxième chapitre14. Les auteurs identifient dans le sillage utopique un « holisme épistémique » dont la puissance théorique réside dans son opération de totalisation, c’est-à-dire « sa capacité à lier alimentation, terre, écologie et politique dans un seul et même cadre analytique15 ». Pendergrass et Vettese s’intéressent à cette tradition de pensée parce que le type de réflexivité holistique capable d’articuler « nature, économie et politique » est précisément ce qui est absent de l’atomisme logique propre aux approches mainstream de l’environnementalisme contemporain. En effet, ces dernières font « comme si la crise environnementale pouvait être comprise indépendamment de la structure de la société qui en est à l’origine », c’est-à-dire indépendamment du « fondement capitaliste de l’économie politique16 ».

Zwischen Zwei Kriegen [Entre deux guerres] de Harun Farocki (1978)

Vettese et Pendergrass identifient trois « demi-utopies17 » dominantes, qui considèrent la crise environnementale simplement comme « un ensemble de problèmes techniques distincts » :

  • La bioénergie avec captage et stockage de dioxyde de carbone (BECCS) pour le climat18.
  • La croissance du nucléaire grâce aux technologies des surgénérateurs (fast breeder reactors) pour l’énergie19.
  • La mise en place de politiques coloniales marginalisant les populations indigènes dans les pays du Sud pour la biodiversité et sa préservation20.

Les auteurs critiquent les effets réifiants du discours environnemental dominant, qui procède par séparation étanche de problématiques et de sphères indépendantes (énergie, biodiversité, climat) qui traduisent en vérité « un seul et même problème médiatisé par la rareté de la terre21 ». HES réussit à dépasser, par le rejet de l’éco-modernisme, le prométhéisme de sa propre filiation socialiste — ce qui lui a d’ailleurs valu les foudres de certains écomarxistes, déplorant un manque de prise en compte des prétendues vertus inhérentes à l’énergie nucléaire22.

La révision écologique du socialisme proposée dans cet ouvrage est menée de deux façons. Tout d’abord de manière philosophique, en proposant une approche de la nature que les auteurs appellent le « scepticisme écologique ». Ensuite de façon plus directement économique, en abordant frontalement le débat sur la planification. Nous discuterons des thèses du livre, en partant de leur philosophie de la nature ainsi que de l’héritage marxien de leur modèle de planification, pour ensuite expliciter le type de leur rationalité techno-politique qui incorpore différentes approches mathématiques, avant de conclure sur certaines limites de l’ouvrage. 

D’une agnotologie à l’autre : le scepticisme écologique

De façon surprenante, c’est chez Edward Jenner23, connu surtout pour son travail expérimental autour de la variole au XVIIIe siècle, que les auteurs de HES tirent ce qu’ils nomment le « scepticisme écologique ». 

Pour Jenner, la proximité entre les animaux et les humains, due à la domestication, est source de maladies : sa solution est donc de séparer humains et animaux, afin d’éviter l’émergence de nouvelles pathologies. De ces thèses, Pendergrass et Vettese tirent un « scepticisme écologique », c’est-à-dire la défense d’une forme de non-interventionnisme dans les processus naturels. La totalité de ces processus étant inconnaissable et surtout incontrôlable, il s’agit de laisser la nature à elle-même, considérant qu’elle pourrait par la suite jouer un rôle régulateur. Ici, l’adversaire est clair : il s’agit de la géo-ingénierie telle qu’elle existe aujourd’hui, et qui propose par exemple d’envoyer du soufre dans l’atmosphère pour parer au réchauffement climatique24.

Le projet « sceptique » présenté par Vettese et Pendergrass prend le contre-pied de cette attitude. Par exemple, pour parer aux zoonoses, les réserves naturelles joueraient le rôle de cordons sanitaires protégeant les sociétés humaines et les écosystèmes de nouvelles émergences virales25. C’est parce que l’on comprend qu’il n’est pas possible de contrôler ou de comprendre certains processus naturels de contagions entre humains et animaux que la solution « sceptique » consiste à s’éloigner les uns des autres. La grande majorité des modes d’exploitation de la nature peut entrer dans ce paradigme26, dès lors que les origines des zoonoses se révèlent multiples et variées : le scepticisme écologique « sanitaire » s’articule ainsi à une critique plus vaste de l’exploitation de la nature. Ce « scepticisme » n’est toutefois pas simplement une conception idéaliste de la nature, en ce qu’il a pour conséquence politique une autre forme de géo-ingénierie. 

Considérant la Terre comme une « machine naturelle, à la fois ancienne et étrange27 », la proposition de l’ouvrage consiste à faire de cette machine, laissée le plus possible en autosuffisance, le principal outil de captation du carbone, de rétablissement de la biodiversité, etc. Paradoxalement, le fait de réensauvager (ou d’ensauvager tout court) la moitié de la Terre est à comprendre comme un projet de géo-ingénierie aux dimensions titanesques, ce qui peut aussi être critiqué : quid des humains qui vivent dans ces endroits à réensauvager ? 

« Surfaces productives de la Terre »
Otto Neurath, Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk
[Société et économie. Ouvrage élémentaire de statistique visuelle], 1931

HES s’inscrit dans un paradigme marqué par le risque de l’émergence des zoonoses qui se fait parfois catastrophiste. Or, comment le réensauvagement28, conçu par les auteurs comme une « déshumanisation » d’une large part de la nature, protégerait-il de ces catastrophes microbiologiques ? Ici, les auteurs font parfois preuve d’une sorte de foi en la nature qui n’est pas sans rappeler la foi que l’économie néolibérale place dans le marché.

Les auteurs proposent d’admettre l’impossibilité de comprendre et de contrôler entièrement la Nature et fondent sur ce renoncement leur projet écologique.

De fait, les auteurs renversent le scepticisme économique propre à la conception hayekienne du marché dans le but de construire leur paradigme du scepticisme écologique. Friedrich Hayek arguait en effet de l’impossibilité d’une planification efficace de l’économie fondée sur la possession d’une information complète, et y opposait la connaissance distribuée dans le marché. Le marché est, dans cette conception, un système d’information qui permettrait de communiquer plus rapidement et plus efficacement, de savoir où sont les besoins et où est l’offre, grâce aux feedbacks des signaux de prix. Cet organisme s’autorégulerait et s’équilibrerait. En considérant que la nature est incompréhensible, et surtout qu’elle ne produit pas de données suffisantes, les marchés carbone seraient donc la solution la plus adéquate à la crise écologique, en ce qu’ils produiraient de façon lisible les informations nécessaires à son contrôle. La théorie économique s’est constituée, à sa suite, en une « agnotologie29 » qui naturalise le marché en en faisant un domaine qui produit un équilibre, tout en étant incompréhensible dans sa totalité.

En ce sens, il s’agit ici d’opposer une attitude sceptique — plus qu’un scepticisme — à une autre : contre la position hayekienne qui considère que le marché peut produire les informations nécessaires au contrôle de la nature, les auteurs proposent au contraire d’admettre l’impossibilité de comprendre et de contrôler entièrement cette dernière, et fondent sur ce renoncement leur projet écologique. Ils s’appuient sur des exemples d’échecs de la géo-ingénierie ou l’expérience Biosphere IIau cours de laquelle d’anciens membres d’une troupe de théâtre s’enfermèrent dans d’immenses hangars coupés de l’extérieur et supposés autosuffisants, mimant artificiellement le fonctionnement naturel des écosystèmes, avant de devoir être évacués en catastrophe. Ce scepticisme n’est pas celui d’une déprise absolue de la nature, comme le proposait Jenner30 : il s’inscrit en ce sens dans les débats environnementaux actuels, et pose de façon concurrente la question de la conservation de la terre. L’ignorance est à la fois le fondement et le résultat de la philosophie de la nature développée dans l’ouvrage : elle invite à une planification mesurée, qui ne prétend pas connaître le fonctionnement interne de la nature de manière transparente, mais vise à la laisser fonctionner seule, considérant qu’elle est en soi productrice d’équilibre. Et force est de constater que des deux organismes régulateurs présentés (la Terre ou le marché), la conservation de l’une est plus désirable que la survie de l’autre. Cependant, l’analogie illustre un manque : en l’absence de marché, comment produire un modèle de gestion de l’économie qui en permette l’organisation ? Comment égaler, voire dépasser le système d’information que constitue le Marché ? Pour les auteurs, la solution réside dans la planification. 

Du Gosplan à la planification écosocialiste

La théorie du plan vient couronner le projet de HES. Le concept de planification désigne pour eux l’ensemble des mécanismes politico-économiques qui permettent la réalisation des trois grands objectifs (stopper la sixième extinction de masse, réussir à passer à un modèle absorbant du CO2, tout en limitant l’emprise terrestre de cette production d’énergie). Or, dans l’histoire intellectuelle et institutionnelle de l’économie, ce concept s’avère équivoque en raison de sa polysémie. Ainsi, il sert à la fois à désigner une multiplicité de réalités dont on peine à saisir l’unité, comme l’économie mixte française d’après-guerre dirigée par l’administration gaulliste, les transitions visant à substituer les importations par une industrialisation forcée par les gouvernements indépendants dans les ex-colonies ou encore le bureau de planification soviétique — le GOSPLAN31.

Zwischen Zwei Kriegen [Entre deux guerres] de Harun Farocki (1978)

Cette illisibilité s’aggrave quand on se penche sur le débat spécifiquement écologique sur la planification. Si a priori la planification désigne un mécanisme opposé à celui du marché en tant que ce dernier sert à la coordination des activités économiques et à l’allocation des ressources par le mécanisme des prix, il y a pourtant différentes manières d’articuler planification et marché. Dans sa déclinaison écologique, ce mécanisme vise ici à faire advenir une coordination de la production sociale qui soit compatible avec les cycles biogéochimiques et la reproduction du vivant à l’intérieur de la biosphère. Comme nous allons le voir, là où les approches de la coordination écologique visent plutôt à corriger le marché (1) où à le remplacer partiellement (2), les auteurs proposent sa substitution totale (3).

1. Corriger le marché

D’abord, la planification de « la moitié de la Terre » proposée par les auteurs s’oppose diamétralement à toute variante du solutionnisme de marché. Certains auteurs ont décrit un tel scénario de coordination écologique comme l’incarnation d’un nouveau « Léviathan climatique », désignant par là une « stratégie d’adaptation du capital mondial à un monde en réchauffement en vue de maintenir le “ libre ” marché, la circulation des marchandises, la main-d’œuvre bon marché, la consommation élevée et la croissance économique32 ». Le scénario de cette souveraineté planétaire, préfigurée par l’accord de Paris, l’ONU, l’OMC, le FMI et le G8, repose sur un « ensemble de puissances coordonnées pour “ sauver la planète33 ” ».

Bien que le changement climatique soit compris comme « la plus grande défaillance du marché que le monde ait jamais connue », selon l’économiste environnemental Nicholas Stern34, il s’agit dans ce scénario non pas de remplacer le marché, mais de le corriger par des politiques de redressement du marché (système de plafonnement et d’échange [cap and trade], compensations carbone, obligations catastrophes, divulgation obligatoire des risques, assurance contre les inondations et les ouragans, etc.). Conditionnées à la fois par la contrainte anthropologique de l’homo œconomicus et par la contrainte matérielle de l’impossibilité de privatiser certains communs écologiques comme l’atmosphère, « les défaillances du marché apparaissent lorsque, dans le contexte des marchés capitalistes, soit l’intérêt rationnel des agents, soit la matérialité des processus en question (ou les deux) militent contre l’émergence de marchés qui fonctionnent bien35 ». Ce sont alors les « externalités négatives », définies comme « les activités […] qui affectent (négativement) des personnes autres que les producteurs et les consommateurs concernés36 », qui sont considérées comme le problème économique central du climat. Le tiers affecté doit en effet supporter ces coûts négatifs qui ne sont pas reflétés par les prix, et l’objectif devient celui d’une internalisation des externalités intégrant dans le signal des prix les coûts écologiques réels des marchandises. Les auteurs de HES critiquent en ce sens le cap and trade inventé par John Dales en 1968, en ce qu’il « crée un droit fongible d’infliger des dommages environnementaux », venant remplacer « l’expertise scientifique ou l’opinion démocratique » par le marché37. Le néolibéralisme environnemental y décèle pour sa part la forme optimale de l’allocation des ressources écologiques par l’équilibre coûts/bénéfices, qui de surcroît favoriserait l’innovation technologique verte38.

2. Remplacer partiellement le marché

Si HES s’oppose au marché, la spécificité de leur modèle se distingue également d’une autre approche hégémonique de la planification écologique : le Green New Deal, mis en avant aux USA par Alyssa Battistoni et Naomi Klein ou en France par LFI (La France Insoumise). Il s’agit au fond d’un socialisme de marché verdi, qui entend réguler par l’État un certain nombre de secteurs économiques laissés au marché. L’objectif consiste ici à bâtir « un système économique plus juste et stable » en vue de « stabiliser et le climat et l’économie39 ». Alors que le « faux Green New Deal» esquissé ci-dessus utilise « les incitations fiscales et les signaux de prix comme leviers économiques », un Green New Deal véritablement « radical » reposerait sur « le pouvoir de l’investissement public et de la coordination pour donner la priorité à la décarbonation rapide », tout en avançant, selon une grammaire populiste de gauche, une « politique climatique pour les 99 % : les masses multiraciales contre une minuscule élite, pour une justice pour tous sur une planète vivable40 ». L’objectif d’une telle proposition est donc celui d’une « planification démocratique », mais qui consiste en une substitution seulement partielle du marché. Sur le modèle de l’économie de guerre américaine et des politiques du New Deal de Roosevelt, les outils principaux sont la nationalisation de la production d’électricité et les plans d’investissement public dans des logements bas-carbone et des emplois verts. Dans l’hexagone, ce projet politique incarné par la France Insoumise adhère au « principe de la règle verte : ne pas prélever sur la nature davantage que ce qu’elle peut reconstituer41 ».

3. Se substituer au marché

Enfin, le modèle revendiqué par les auteurs entend la planification écologique en un sens abolitionniste à l’endroit de l’existence du marché, c’est-à-dire comme une substitution totale du marché et du signal des prix. La question centrale devient celle de savoir « comment la coordination économique fonctionnerait-elle sans monnaie ni marché42. ». Comme nous le verrons, cet idéal, qui provient de la tradition du mouvement ouvrier depuis Marx fait en l’occurrence l’objet d’une réactualisation spécifiquement écologique, ce qui constitue l’une des grandes originalités de l’ouvrage. En effet, comme le soutient Paul Guillibert, « sans transformation générale de la structure de la propriété, il est difficile d’imaginer que la régulation institutionnelle puisse être autre chose qu’une simple réorientation de l’économie productiviste et la mise en place de dispositif de compensation financière a posteriori des usages les plus perturbateurs ». Or, la planification écologique de HES ne vise pas une simple « modération des tendances les plus destructrices de la technique et du marché43 », pour reprendre la critique de Guillibert adressée au Green New Deal (qu’il soit faux ou radical), mais elle double l’impératif de contrôle démocratique de la production mis en avant par le courant du marxisme politique44 par celui d’un contrôle écologique.

HES s’inscrit ainsi dans une filiation marxiste qui distingue deux modes d’allocation des ressources : le marché et le plan. Dès 1864, Marx oppose en effet « au jeu aveugle de l’offre et de la demande, qui est toute l’économie politique de la classe bourgeoise, la production sociale contrôlée et régie par la prévoyance sociale, qui constitue l’économie politique de la classe ouvrière45 ». Trois ans plus tard, lors de l’une des rares évocations positives du socialisme dans le premier tome du Capital, Marx souligne que la future société, décrite comme « association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale », aura pour résultat d’instaurer des « relations rationnelles entre eux et avec la nature46 ». Selon Marx, la société « ne se débarrasse de son nébuleux voile mystique, qu’une fois qu’elle est là comme produit d’hommes qui se sont librement mis en société, sous leur propre contrôle conscient et selon leur plan délibéré47 ». HES s’inscrit dans la continuité de ces trois caractéristiques du plan marxien : d’un point de vue économique, Marx oppose au jeu anarchique du marché la rationalité planifiée ; d’un point de vue épistémique, il oppose la « simplicité transparente » dans la production à l’opacité des relations marchandes ; enfin d’un point de vue politique, le « contrôle » collectif sous forme de « libre association » se substitue aux décisions de production privées sous le « despotisme du capital48 », donnant lieu à une forme de liberté collective. 

Cependant, si la planification peut être comprise comme « le grand Autre du marché49 », Marx l’évoque non seulement pour l’opposer à la production marchande, mais aussi pour l’identifier en son sein. En effet, la coopération à l’intérieur de la division du travail en entreprise, « où un grand nombre de travailleurs travaillent de façon planifiée, les uns à côté des autres ou les uns avec les autres dans le même procès de production50 » relève d’une activité coordonnée ex ante (préalablement à la production) et ajustée ex post (après la production). Cette articulation entre plan et capitalisme est actualisée aujourd’hui par les courants du « socialisme cybernétique » qui considèrent que les nouvelles technologies computationnelles des grandes plateformes comme Google, Amazon, Facebook, Apple ou Uber offrent la solution aux problèmes traditionnels du calcul des planificateurs du socialisme réel. C’est cette idée qui conduit notamment Leigh Phillips et Michal Rozworski51, dans leur analyse du fonctionnement de l’entreprise américaine de grande distribution Walmart, à soutenir que « la planification économique à une échelle massive est réalisée en pratique à l’aide du progrès technologique52 ».

HES se démarque de cet idéal technocratique de l’automatisation des décisions politiques via la gestion algorithmique de la société. L’ouvrage soutient en effet une conception originale de l’articulation entre rationalité politique et rationalité technoscientifique, combinant processus démocratiques et calculs algorithmiques. 

La critique de la pseudo-rationalité

Les auteurs reprennent les thèses du philosophe et polymathe autrichien Otto Neurath, qui s’oppose à l’idée que la rationalité ne puisse s’appuyer que sur une seule mesure (par exemple le prix ou la quantité de CO2 émise). En effet, toute tentative d’unifier un système sous une seule mesure serait une forme de réductionnisme ou plutôt de « pseudo-rationalité53 ». Neurath est présenté par les auteurs comme l’un des rares penseurs socialistes ayant pris au sérieux la formule marxienne du « contrôle conscient » de la production, en raison de son refus de planifier avec une métrique unique et universelle.

La critique de la « pseudo-rationalité » s’attaque au fait que les décisions économiques soient guidées par une seule et même métrique. Si la métrique du profit fut la cible principale, Neurath refusait également la métrique du temps de travail, déjà mentionnée par Marx et développée plus tard par les socialistes de marché Oskar Lange et Abba Lerner qui entendaient pour leur part répondre aux objections de Ludwig von Mises dans le cadre du « socialist planning debate ».

Zwischen Zwei Kriegen [Entre deux guerres] de Harun Farocki (1978)

Le modèle de Lange et Lerner abolissait certes les marchés des moyens de production par la propriété d’État, mais maintenait des marchés de travail et de consommation. Pour coordonner la production, Lange et Lerner inventent le « prix de demande » (Nachfragepreis), censé relever les préférences et besoins des consommateurs pour ajuster en conséquence la production de l’offre grâce à un système des prix déterminé par la méthode essai et erreur. En répondant à la réfutation du socialisme par von Mises, basée sur l’idée qu’un système socialiste ne peut fonctionner en raison de l’absence d’un mécanisme du marché fournissant les informations nécessaires sur les coûts et les prix, les socialistes de marché ont élaboré un système de simulation du marché par une autorité centrale de planification. Ce n’est plus le système des prix spontané qui permet la coordination économique, mais d’un côté « le prix de la demande » qui détermine la production de l’offre, et de l’autre la métrique du temps de travail qui organise la distribution.

Le communisme doit coïncider avec l’émergence d’une société fondée sur une conception neuve, guidée par un principe subvertissant l’anthropologie libérale de l’homo oeconomicus.

Cette proposition alternative au libéralisme ne semble pas convaincante du point de vue de la critique marxienne. Selon les auteurs, le passage de l’actuelle mesure monétaire à la mesure du temps de travail resterait prisonnière de « l’horizon borné du droit bourgeois », c’est à dire d’une égalité formelle incapable de s’émanciper d’une conception de l’individu et du lien social étroit et quantitatif. Au contraire, le communisme doit coïncider avec l’émergence d’une société fondée sur une conception neuve, guidée par un principe subvertissant l’anthropologie libérale de l’homo œconomicus et qui reprend la formule de Marx : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins54 ! ». À cela s’ajoute le fait que la proposition d’une monnaie de travail produirait en pratique d’inévitables distorsions : « comment tenir compte du fait que certaines personnes sont des travailleurs plus efficaces que d’autres, ou que certains types de travail sont plus difficiles ou plus qualifiés que d’autres, ou que certains articles seront plus ou moins demandés que leur prix de travail ne le suggère 55 ? ». Et inévitablement, le choix initial d’une métrique universelle problématique obligerait à élaborer une multiplicité de mécanismes compensatoires, ce qui conduirait, selon Vettese et Pendergrass, à une drôle d’utopie ! Alors que Lange et Lerner concède à la critique de von Mises la nécessité d’une métrique universelle en vue d’un calcul rationnel, Neurath critique dès 1919 le désir de « s’accrocher à l’ordre monétaire éclaté et incontrôlable » d’une part, tout en « [voulant] socialiser » d’autre part, dénonçant cette double volonté comme une « contradiction interne ».

Le calcul in natura : de la guerre à l’écologie

Après avoir effectué une thèse sur l’économie de l’Égypte ancienne et participé à l’organisation de l’économie aussi bien pendant la Première Guerre mondiale que lors de la République des Conseils de Bavière, Neurath tirait les conclusions pour la société socialiste. Dans un texte de 1910, il propose la mise en place d’un bureau central de mesure en nature qui établirait plusieurs plans totaux basés sur les ressources disponibles et sélectionnés après l’examen direct des différentes possibilités par un organe central décisionnaire. Ce mode de calcul remplacerait les dissimulations voilées de la monnaie de sorte que tout devienne transparent et contrôlable.

S’inspirant de la critique de Neurath par Von Mises, Hayek développe dans deux articles (« Economics and Knowledge » 1937 et « The Use of Knowledge in Society, » 1945) une critique épistémologique du socialisme. Si l’État-enchérisseur de Lange et Lerner devait par essai et erreur trouver un équilibre entre offre et demande, Hayek objecte que les calculs de l’agence planificatrice ne pouvaient aboutir que si toutes les données économiques étaient disponibles — une condition impossible à réaliser puisque les autorités n’accèdent qu’à « des bribes dispersées de connaissances incomplètes et souvent contradictoires56 ». Seul le marché permettrait que « leurs champs de vision individuels limités se recoupent suffisamment pour que, par de nombreux intermédiaires, les informations pertinentes soient communiquées à tous36 ». Par une sorte d’assimilation à un Dieu omniscient, le marché doit être compris comme « un mécanisme pour communiquer de l’information » comparable à « un seul esprit qui possède toutes les informations36 ».

« Évolution de la production de charbon et de pétrole depuis 1870 »
Otto Neurath, Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk
[Société et économie. Ouvrage élémentaire de statistique visuelle], 1931

Si le Green New Deal se réfère souvent à l’économie de la Deuxième Guerre mondiale pour proposer un socialisme de marché écologique ajusté à la débâcle climatique, HES s’intéresse davantage au modèle non monétaire de Neurath qui émerge lors de la Première Guerre mondiale. HES actualise ainsi la critique neurathienne de la « pseudo-rationalité », en l’appliquant au problème écologique57. Bien sûr, la dimension écologiste est absente du programme initial de Neurath (bien qu’il y soit question d’animaux : les chevaux de guerre). Pendergrass et Vettese proposent un réinvestissement de l’économie en nature comme critique de la pseudo-rationalité néo-libérale : plutôt que de tenter de transcrire les émissions de CO2 ou la sixième extinction de masse dans le langage des prix, la planification en nature intègre une multiplicité d’indicateurs58 au sein de ce projet de planification. 

La production de ces données est peu traitée l’ouvrage, et on y voit ici un des défauts de son approche « utopique » qui lui permet d’éluder certaines questions matérielles. Comment, par exemple, capter parfaitement la production de CO2 d’une usine, d’un lieu, sans avoir recours à des technologies elles-mêmes polluantes ? On peut également considérer de façon légitime que le traitement de ces données nécessite une puissance de calcul et de stockage très importante, et donc coûteuse en énergie, ce qui devra être intégré au modèle de planification. 

Le concept de « condition de vie59 » (Lebenslage), que Neurath emprunte à l’enquête d’Engels sur les conditions de vie de la classe ouvrière anglaise, permet de bien rendre compte de la planification en nature de Neurath. Pour lui, ce concept permet de reconstruire les besoins de façon quantitative et qualitative. Ainsi, si un individu a besoin de telle ou telle ration journalière, il a aussi besoin de conditions de vie qui recoupent par exemple la stabilité de l’emploi, les cadences de travail, etc.Le modèle neurathien permet ainsi un calcul en nature basé sur une multiplicité de métriques et portant sur des flux de matière qualitativement hétérogènes : x hectares de terre, y tonnes de CO2 et z Watt d’énergie. À l’instar de Neurath, cette planification implique des décisions collectives ex ante et ex post qui sont les moments d’articulation entre rationalité politique et technique. Les décisions collectives sont le lieu de la délibération horizontale où la planification est posée comme irréductible à un simple calcul algorithmique puisqu’il sera question de l’enjeu du « contrôle » de la société : « La programmation linéaire est seulement un outil, mais c’est un outil qui permet à la politique neurathienne de voir et de décider démocratiquement des compromis à accepter60 ».

Délibération et algorithmes : trois niveaux

La transition écologique organisée par planification implique ce que les auteurs appellent des trade-off61. Ce terme, qui peut être traduit par « échange avec contrepartie » (nous utiliserons donc le terme anglais, par souci de lisibilité) a une double utilité. Tout d’abord, il permet d’indiquer la nécessité pour tout projet politique écologique de changer profondément les modes de vie, d’abandonner certains acquis propres à la vie dans le Nord global, de limiter sa consommation d’énergie, d’espace, ceci pour éviter la destruction de la planète. Ces premiers trade-off, qui impliquent une décroissance dans les pays les plus consommateurs, correspondent à ce qu’une société accepte de perdre en échange de sa survie. Mais ces premiers trade-off sont des vœux pieux, s’ils ne sont pas organisés, classés — hiérarchisés, pourrait-on dire. Ainsi, cette notion de trade-off est intimement liée à toute décision politique au cours d’une transition écologique qui est présentée comme le travail fondamental de la société utopique esquissée dans l’ouvrage. La planification est en substance une planification des abandons : que souhaite-t-on perdre, pour pouvoir y gagner à court ou à long terme62 ?     

Dans HES, l’organisation politique de l’abandon ou du trade-off se fait sur trois niveaux. Il s’agit d’abord de choisir les outils qui permettent cette transition, puisque l’optimisation63 linéaire (sur laquelle nous reviendrons en détail) est un outil d’ajustement, qui repose sur la sélection par l’opérateur de constantes (par exemple la production de nourriture)64, et des ou de la fonction objective, c’est-à-dire la quantité que l’algorithme d’optimisation linéaire doit maximiser ou minimiser (par exemple la production de carbone). Le projet de planification oblige à nous demander ce qu’il faut favoriser : l’occupation du moins de terre possible, afin de permettre la protection d’une plus grande biodiversité et garantir du même coup une meilleure absorption des émissions carbones, ou bien la production la plus décarbonée possible, au risque d’employer plus de terres que ne peut en supporter la biodiversité ? Le libre choix de l’objectif donné au plan est présenté comme la démocratisation de modèles plus dirigistes65 (ceux de Beer et de Kantorovitch). C’est un premier niveau, issu d’une prise de décision a priori et qui consiste à choisir les variables que le système de planification doit prendre en compte. Il s’agit ici de prises de décisions relevant d’orientations globales, à une échelle mondiale. De fait, on peut douter de la dimension démocratique de l’établissement de ce plan. L’objectif plus qu’ambitieux du réensauvagement de la moitié — au moins — de la planète est posé par les auteurs comme un objectif commun, or on peut bien entendu douter de cet unanimisme. 

Le second niveau démocratique66 est situé a posteriori, après la production algorithmique de plans divers, suivant les données produites par optimisation linéaire : il s’agit ici de sélectionner un plan — un programme d’application — parmi ceux qui satisfont aux exigences posées a priori — les « possibilités » de différents « plans totaux » que mentionnent Neurath. Que privilégier, dans un cadre d’exigences reconnues au préalable comme indépassables ? On peut aussi ici évoquer la possibilité de donner des orientations locales particulières aux plans, et également — dans un modèle cybernéticien, rappelons-le — de connecter les divers plans les uns aux autres, à la fois dans leurs effets et leurs réalisations. Chaque zone peut, dans la mesure où cela respecte les exigences fixées par le plan total, décider de la manière dont elle va respecter ses engagements. Par suite, chaque plan local s’évalue lui-même et informe le plan global : il est à la fois la réalisation de ce plan, et sa modification. Cette liberté locale illustre les bénéfices concrets de ce modèle cybernéticien : ce n’est que dans la mesure où chaque plan informe la planification au niveau global qu’une transition écologique réelle est possible. De fait, l’information est ici absolument fondamentale, surtout dans un projet de réduction de la dépense en énergie. On peut rappeler les situations ubuesques liées à la planification autoritaire soviétique, où les planificateurs exigeaient une production plus élevée de la part de certaines unités de production parce qu’ils savaient que les entreprises locales stockaient des surplus en cas de pénurie, dans un jeu de dupes qui empêche donc le bon fonctionnement de la totalité du système67.

Enfin, le troisième niveau démocratique est aussi celui qui permet de donner à ce Half-Earth system sa légitimité politique. Pour garantir l’adhésion non pas au seul principe de la planification, mais encore au fonctionnement du plan, il importe de reconstruire le rapport à la politique. Le dépassement de la démocratie classique par le plan passe par la compréhension des mécanismes de planification par le plus grand nombre : « Le socialisme échouera si nous ne pouvons pas planifier efficacement, et il n’y a aucun moyen de planifier sans les mathématiques. La politique est une bonne raison de pratiquer ses intégrale68 ».

Zwischen Zwei Kriegen [Entre deux guerres] de Harun Farocki (1978)

Les auteurs s’avèrent une fois de plus particulièrement neurathiens, car l’éducation technoscientifique et l’apprentissage statistique par les isotypes et les musées ouvriers figuraient déjà dans le projet du planificateur autrichien. Ce dernier niveau s’appuie      sur un dernier élément, qui incidemment entre dans le modèle cybernétique de planification : l’adhésion au plan — le fait que chacun approuve ou désapprouve la façon dont a lieu la transition écologique — constitue la dernière pièce qui conditionne la programmation linéaire. « Gosplant69 [l’organe planificateur fictif de l’ouvrage] n’a pas besoin de faire ce choix pour nous ; il peut générer de nombreux plans, chacun avec son propre quota d’énergie, et laisser le peuple et ses représentants décider du plan qui équilibre le mieux les besoins de la biosphère et de l’humanité70 ».

Toutefois, on remarque là encore les limites de l’approche utopique de l’ouvrage, en ce que les structures politiques qui permettraient l’incorporation d’une telle variable ne sont pas évoquées, ou seulement de façon assez vague : « des représentants parlementaires pourraient décider d’un plan, ou ce choix pourrait éventuellement être soumis au peuple dans le cadre d’un référendum71 ». Il est toutefois difficile de reprocher aux auteurs ce manque de spécification : HES n’est pas un manuel qui proposerait une organisation conseilliste ou parlementariste, mais un essai, parfois allusif, qui vaut sans doute essentiellement par sa valeur de proposition. Ici, il serait même possible, sans contredire les auteurs, de penser une multiplicité d’organisations politiques et de manières variées de produire démocratiquement cette dernière variable.

Malgré tout, l’ouvrage pèche par manque de réflexion sur la division du travail entre planificateurs et membres de l’espace public. Même si les auteurs proposent une reprise décarbonée de l’abolition marxienne des sphères exclusives de l’activité72, les auteurs n’affrontent pas réellement la question des rapports de pouvoir qui persiste entre détenteurs du savoir et celles et ceux qui délibèrent : comment s’assurer du fait que les planificateurs dans le control room n’incluent pas d’autres variables dans la fonction objective que celles décidées par les instances collectives ? Quel mécanisme de contrôle pourrait éviter les abus de pouvoir ? La prise en compte du critère de popularité du plan dans la version vidéoludique du livre73 ne donne-t-elle pas lieu à une logique de fabrique du consentement imitant les écueils du gouvernement représentatif par élections 74 ?

Gouvernement des hommes ou administration des choses : quelle raison planificatrice ?

Ce modèle planificateur dépasse en tout cas la verticalité autoritaire de la prise de décision autocratique propre au bureau centraliste de planification soviétique75. D’après Engels, le socialisme « scientifique » allait remplacer « le gouvernement des hommes par l’administration des choses », selon la formule empruntée à Auguste Comte. De plus, l’inflexion écologique du plan vient opérer un nécessaire déplacement supplémentaire, car le socialisme ne relève plus seulement d’une rationalité économique d’optimisation — « produire autant que possible en utilisant le moins de ressources possible76 ». Au contraire, leur raison planificatrice a l’avantage de proposer une articulation féconde entre rationalité politique (via les mécanismes de délibération), rationalité écologique (via l’inclusion des variables environnementales — « minimiser l’utilisation des terres ou les émissions de carbone, ou maximiser le nombre de végans77 ») et rationalité technique (via les calculs et optimisations algorithmiques).

HES s’insère ainsi dans un débat déjà en cours sur la planification écologique posée à nouveaux frais à partir de l’œuvre de Neurath, qui inspire aussi bien les travaux de Razmig Keucheyan, Cédric Durand78 et Claire Lejeune79 que de Jacob Blumenfeld et d’Aaron Benanav80. Contre la réduction de la planification au calcul, ce dernier pose des finalités socialistes irréductibles à l’optimisation, comme la « justice, l’équité, la qualité du travail et la soutenabilité », ce qui signifie que « quelle que soit la puissance de l’algorithme de planification, il restera une dimension irréductiblement politique aux décisions de planification81 ». Ou pour citer la description du débat public neurathien des auteurs de HES : « Les problèmes moraux du monde ne seront jamais résolus par un ordinateur, mais la planification algorithmique peut clarifier la discussion82 ».

Synthèse entre cybernétique et planification soviétique

Rompant avec Neurath, qui n’avait pas au moment de ses textes sur la planification les outils mathématiques pour opérer un raisonnement en nature sur l’économie, les auteurs proposent de réarticuler la problématique neurathienne de la planification in natura au sein d’un modèle mathématique original. HES propose en ce sens une histoire concise des techniques de planification telles qu’elles furent pratiquées en particulier en URSS, en particulier après la période stalinienne. 

C’est un modèle de planification à l’écart de ce champ que les auteurs mettent en avant, développée par le mathématicien Léonid Kantorovitch. Ce champ d’étude, appelé optimisation linéaire, se trouve être particulièrement utile pour modéliser des systèmes complexes. Dans le cas de la planification, l’optimisation linéaire permet d’intégrer des variables naturelles à un modèle : l’optimisation linéaire permet alors de trouver des solutions à des problèmes en minimisant certaines variables et en maximisant d’autres. Les auteurs de HES soulignent qu’un tel modèle permet de proposer plusieurs plans alternatifs : par exemple, en proposant un optimum qui d’un côté minimise l’usage de terres, les émissions de CO2, les dégâts sur la biodiversité et le temps de travail et maximise la quantité d’électricité allouée à chaque personne. L’optimisation linéaire est proposée par les auteurs comme une technique mathématique permettant la mise en œuvre du programme de recherche neurathien de la planification en nature puisqu’elle propose une modélisation de critères multiples, échappant par là à la pseudo-rationalité du marché et de la planification socialiste classique. 

Zwischen Zwei Kriegen [Entre deux guerres] de Harun Farocki (1978)

Ce programme a — malheureusement, dirions-nous — davantage suscité l’intérêt de la CIA83 que celui des planificateurs soviétiques, tant pour des raisons politiques qu’en raison d’enjeux bureaucratiques. Plus généralement, la science des systèmes, qu’elle soit cybernétique ou inspirée de Kantorovitch est, comme le montrent les auteurs, au fondement de certains énoncés de l’écologie scientifique 84 : il faut une quantité impressionnante de données variées qui soient intégrées dans des modèles pour produire des énoncés sur le réchauffement de la terre, ou sur la biodiversité. Sans modélisation systémique, nombre de prémisses des mouvements pour le climat, la biodiversité, etc. s’effondrent, ne laissant plus que la possibilité d’une écologie localiste. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est dans cet environnement scientifique soviétique post-stalinien que s’est développée la climatologie quantitative notamment avec les travaux de Mikhaïl Budyko85

Il faut souligner que déjà l’approche de Kantorovitch dépassait l’opposition entre planification algorithmique et démocratique puisque l’optimisation linéaire peut proposer plusieurs solutions : il devient alors envisageable de choisir démocratiquement parmi ces solutions optimales. Les auteurs ont bien conscience qu’un tel processus de décision impliquerait une très importante démocratisation (des connaissances mathématiques et économiques) dans la société86. De plus, cette approche est historiquement liée à des modalités de planification écologiques et spatiales soucieuses du territoire : ainsi ce sont les modèles de Kantorovitch que la savante soviétique Burmatova a utilisé dans les années 1990 afin d’optimiser la construction d’une voie de chemin de fer à proximité du Baïkal87, tout en minimisant ses effets sur la faune locale. Le modèle de Kantorovitch permet de fixer des moyens par rapport à des besoins, mais celui-ci reste statique, alors que l’action politique se déploie dans le temps. C’est la raison pour laquelle les auteurs insistent davantage sur l’hybridation de ces deux écoles de la planification, c’est-à-dire celle de l’optimisation (linéaire) et celle du contrôle d’inspiration cybernétique, que sur leur opposition88. Ils proposent de réintroduire la cybernétique de sorte que le modèle de planification soit susceptible de recevoir des signaux (feedbacks) qui re-calibrent son action lors du déroulement du plan. Par exemple, un plan qui essaie de maximiser le nombre de panneaux solaires devra être rapidement recalibré si une éruption volcanique de grande ampleur bloque une partie du rayonnement solaire.

« L’approvisionnement énergétique de la Terre »
Otto Neurath, Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk
[Société et économie. Ouvrage élémentaire de statistique visuelle], 1931

Les auteurs posent en outre la question des échelles de décision du plan. Ils proposent en ce sens une solution en rupture avec le centralisme soviétique. Cette rupture est d’autant plus nécessaire que HES propose un plan qui dépasse largement celles qui furent pratiquées dans les économies socialistes puisqu’il intègre des variables écologiques et qu’il s’applique à l’échelle planétaire. Pour répondre à la difficulté de l’échelle du contrôle du plan, Vettese et Pendergrass s’appuient sur les travaux du cybernéticien Stafford Beer89. Celui-ci donne une architecture au rêve de Kantorovitch : celle d’un plan multiscalaire. Ce système implémenté au sein de Cybersyn90 durant la présidence Allende au Chili eut une courte durée de vie, mais des résultats prometteurs. 

En l’occurrence, les auteurs proposent une synthèse originale entre néolibéralisme et marxisme. En effet, c’est l’intérêt des auteurs pour la cybernétique qui explique leur sympathie avec la définition hayekienne de l’économie. Comme l’a montré Jaspar Bernes91, la théorie de Hayek développée en 1945 — selon laquelle le mécanisme des prix est « un système de télécommunications qui permet aux producteurs individuels de surveiller simplement le mouvement de quelques pointeurs, comme un ingénieur peut surveiller les aiguilles de quelques cadrans » — fut étonnamment proche du modèle cybernétique en cours d’élaboration. La conception hayeko-cybérnétique de l’économie a ceci en commun avec la modèle de planification écosocialiste qu’elle évite la réduction de l’économie au calcul mathématique ou algorithmique pour mettre en valeur la centralité du contrôle cybernétique de l’économie par les décisions de production, décisions qui restent privées dans le mode de production capitaliste, et qui deviennent collectives sous l’éco-socialisme, comme le dit Aaron Benanav92

La cybernétique relie ainsi approches marxistes et néolibérales qui convergent dans leur refus du centralisme planificateur. En effet, à l’inverse de l’approche cybernétique, une telle planification réduit le plan au seul problème du calcul initial, qui résoudrait la difficulté. Ce faisant, elle ne s’intéresse pas à la question du contrôle collectif et décentralisé par un réseau d’autorégulation pratique — ce qui explique sans doute les nombreux conflits en Union Soviétique, entre d’une part le bureau central en charge du calcul planificateur, et d’autre part les gestionnaires et ouvriers locaux.

Conclusion

En redonnant toute son importance à la forme utopique, jadis prégnante dans la tradition socialiste, ce livre dépasse le négativisme méthodologique propre à certains courants de la théorie critique qui, à l’instar de Marcuse ou d’Adorno, pensent « l’utopie » comme s’inscrivant « essentiellement dans la négation déterminée93 ». Tout en acceptant de dépasser le strict « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses » (selon la formule de Marx visant à cerner le communisme non-utopique) et en se faisant force de proposition, les auteurs réussissent à ne pas verser dans l’utopie idéaliste dans laquelle les théoriciens de l’école de Francfort voyaient un danger majeur, celui de la fabrique d’un moyen idéologique de légitimation des dominations de la part d’élites gestionnaires des « États ouvriers et paysans » de l’Est. Or, contre ce récit monolithique, HES propose une histoire nuancée des écueils et lignes de force des contributions d’ingénieur·es et de scientifiques soviétiques.

Leur conception délibérative insiste sur la dynamique irréductiblement conflictuelle de tout éco-socialisme.

Les auteurs dépassent implicitement le grand écueil de la vision traditionnellement utopique de l’émancipation. Au lieu de dépeindre un modèle fouriériste de la politique comme harmonie des intérêts advenue suite à la résolution des antagonismes de classe par la « lutte finale », leur conception délibérative insiste sur la dynamique irréductiblement conflictuelle de tout éco-socialisme. HES ne donne ainsi pas une fin idéale à atteindre, mais des outils sans lesquels une transformation écologique demeurerait paradoxalement utopique. Surtout, ceux-ci font la part belle à la délibération autour d’un problème trop souvent éludé par la tradition socialiste : la rareté. Cette délibération, présente à tous les niveaux du plan, distingue le projet d’HES d’une proposition purement et simplement technocratique. Car l’avènement d’une société écosocialiste ne sonne en rien la fin de l’histoire : il est bien plus ce qui met un terme à la « préhistoire de la société humaine94 » fossile et permet un commencement socio-écologique de l’histoire. Toutefois, bien qu’ils évitent de supposer l’advenue d’une harmonie parfaite, les auteurs nous présentent une délibération particulièrement pacifique (en particulier dans les passages fictifs de l’ouvrage), et précisent peu les contours réels des mesures écologiques sur lesquelles se fonde pourtant le projet politique de l’ouvrage — du réensauvagement de la moitié de la surface de la Terre à l’instauration d’un véganisme universel95.

« Développement de la production de pommes de terre depuis 1860 »
Otto Neurath, Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk
[Société et économie. Ouvrage élémentaire de statistique visuelle], 1931

De plus, cette utopie n’échappe pas aux problèmes dénoncés par les tenants du socialisme scientifique ou du négativisme de type adornien, ce qui n’a pas manqué d’être souligné par les critiques du livre96. Ainsi, il est frappant de constater l’absence totale de considérations politiques ou stratégiques portant sur un « mouvement réel » écologiste susceptible d’imposer une planification écologique : la lutte des classes, « troisième élément structurant du communisme dont doit hériter l’écologie politique97 », est absente de l’ouvrage, y compris au sein des passages qui évoquent les débats démocratiques autour de la sélection du plan. Cette omission semble d’autant plus surprenante que l’histoire de la planification est faite de moments révolutionnaires, des « plans totaux » de Neurath, dans le contexte de la révolution allemande de 1918, jusqu’à Beer construisant l’expérience Cybersyn pour répondre à la tentative de contre-révolution au Chili. Pour paraphraser Engels, on a donc parfois l’impression que la société écosocialiste est « une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie » plutôt que « le produit nécessaire de la lutte de deux classes98 ».

L’apport fondamental du livre est de proposer une critique de la pseudo-rationalité qui réduit trop vite les enjeux proprement politiques de la planification écologique à une gestion techno-scientifique de la décarbonation par la simple métrique du CO2.

C’est d’autant plus regrettable que l’on peut sans doute trouver chez Neurath, bien avant HES, une esquisse de l’articulation entre luttes et planification. Dans la perspective neurathienne, les conditions de vie doivent faire l’objet d’enquêtes, qui sont à la fois des outils de connaissance et des moyens de lutter : une activité de science et de parti. La visée écologique de ces enquêtes leur donnerait alors une nouvelle portée : elles ne porteraient plus seulement sur la composition technique et politique du travail, mais également sur les conditions de reproduction et de subsistance. Ce programme d’enquête socialiste peut être rouvert à travers l’horizon de la planification et permettrait l’élaboration d’un point de vue situé, qui émerge des contradictions et conflits socio-écologiques.

Finalement, l’apport fondamental du livre est de proposer une critique de la pseudo-rationalité qui réduit trop vite les enjeux proprement politiques de la planification écologique à une gestion techno-scientifique de la décarbonation par la simple métrique du CO2, comme dans le cas du Shift Project piloté par Jancovici. Si la stratégie d’une lutte des classes écologiste est absente de cet ouvrage, il n’en est pas moins une prise de position utile contre une volonté d’ériger la technocratie en modèle. Cette polémique révèle sans doute ici sa dimension la plus politique. Surtout, la proposition d’un rationalisme politique articulant plan, science et délibération s’oppose à toute identification de la techno-science à la technocratie, en proposant notamment une éducation scientifique et mathématique permettant la démocratisation de la planification — à cet égard, on peut penser au « musée de la société et de l’économie99 » de Neurath, qui anticipe cette préoccupation qui occupe une bonne part du passage fictionnel de l’ouvrage100. Cette conception de la planification s’apparente à une politique de l’abstraction101 qui prend en compte les multiples échelles du problème écologique, sans tomber dans une opposition stérile entre localisme autonome et centralisme planificateur. Au contraire, le modèle cybernéticien de HES dépasse cette aporie en répondant au double impératif d’autonomie territoriale et de coordination translocale. Seule cette perspective de coordination socialiste et planétaire peut éviter l’aboutissement du scénario d’adaptation à la catastrophe qui est aujourd’hui en cours, tendance que le regretté Mike Davis avait anticipé il y a dix ans déjà : « les turbulences environnementales et socio-économiques croissantes pourraient simplement pousser les élites à tenter plus frénétiquement de s’isoler du reste de l’humanité102 ».


Notes

  1. Par exemple, l’article de Geneviève Azam à ce sujet : https://www.terrestres.org/2023/01/31/planification-ecologique-frein-durgence-ou-administration-de-la-catastrophe/
  2. Ici, l’idée que la seule innovation technologique suffirait à résoudre la question écologique.
  3. Edward O. Wilson, Half-Earth: Our Planet’s Fight for Life (Liveright, 2016
  4. « Wilson ne parvient pas à voir que la demi-Terre doit être socialiste, si elle devait jamais exister » : Drew Pendergrass, Troy Vettese, Half-Earth Socialism: A Plan to Save the Future from Extinction, Climate Change and Pandemics, 2022, p. 40. Toutes les citations sont traduites par nos soins.
  5. Drew Pendergrass est doctorant en ingénierie environnementale à Harvard. Il travaille actuellement sur l’utilisation de données satellites, aériennes et de surfaces pour la modélisation de l’atmosphère par superordinateurs. Troy Vettese est historien de l’environnement. Il a pour spécialités l’économie environnementale, les études animales et l’histoire énergétique.
  6. HES, p. 78.
  7. Comme proposé par Malm : « Le véganisme mondial obligatoire serait probablement le point d’aboutissement le plus salutaire pour tous. » dans Corona, Climate, Chronic Emergency, Verso, 2020, p. 89.
  8. HES, p. 80.
  9. Ibid, p. 12.
  10. Ce plan est détaillé dans l’appendice de l’ouvrage.
  11. HES, pp. 17-18.
  12. Otto Neurath, “ A System of Socialisation ”, in Economic Writings, 345. cité dans HES, p. 201.
  13. HES, p. 18.
  14. Ibid, pp. 57-61
  15. Ibid, p. 60.15
  16. Ibid., p. 60.
  17. Le terme est des auteurs. Il souligne une double dimension de ces projets : ils prétendent résoudre simplement la crise écologique (ce en quoi ils sont utopiques) et ne constituent en fait pas des futurs désirables (ce en quoi ils ne sont que des “ demi-utopies ”).
  18. Ibid., pp. 61-64
  19. Ibid.
  20. Ibid., pp. 70-74
  21. Ibid, p. 19
  22. Matt Huber, Mish-Mash Ecologism, New Left Review, 18 August 2022: https://newleftreview.org/sidecar/posts/mish-mash-ecologism
  23. HES, p. 36.
  24. Pour une critique écomarxiste de cette approche, voir Andreas Malm, « The Future Is the Termination Shock: On the Antinomies and Psychopathologies of Geoengineering », Historical Materialism, 2022.
  25. « La conservation de la faune et de la flore est désormais considérée comme une composante essentielle de la santé publique, car les réserves naturelles font office de cordons sanitaires. », Ibid., p.37
  26. « Les zoonoses peuvent être engendrées ou propagées par pratiquement n’importe quelle perturbation écologique : expérimentation animale (virus de Marbourg), élevage de bétail (virus de Junin), déforestation (paludisme), fermes industrielles (SARM), fermes industrielles et déforestation (virus de Nipah), animaux de compagnie (psittacose), perte de biodiversité (virus du Nil occidental), barrages (schistosomiase), fragmentation de l’habitat (Lyme) et commerce d’animaux exotiques (SRAS). », Ibid., p.37
  27. Ibid., p. 52.
  28. Ils se réfèrent ici, comme pour l’idée de « Half-Earth » (proposant de réserver une moitié de la planète à la vie sauvage), à la pensée du biologiste E. O. Wilson (HES, p. 11).
  29. HES, p.46. Contrairement à la définition communément admise en français (l’étude de la production de l’ignorance), le mot doit être compris comme l’étude d’un processus dont on ignore le fonctionnement interne. De ἄγνωτος (ágnōtos)ne pas savoir, et – λογία (– logía), – logie. 
  30. « La solution jennerienne au problème de la maladie revient à défaire une grande partie de l’humanisation de la nature et à la laisser à jamais incomplète. », HES, p.38
  31. GOSPLAN est l’acronyme de Государственный комитет по планированию soit Comité d’État pour la Planification, l’organisme soviétique en charge de la planification.
  32. Jacob Blumenfeld, « Climate Barbarism ». https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/1467-8675.12596.
  33. Wainwright et Mann, Climate Leviathan, Verso, 2018, p. 24.
  34. Nicholas Stern, “The Economics of Climate Change,” American Economic Review 98, no. 2 (2008): 1.
  35. Climate Leviathan, p. 100.
  36. Ibid.
  37. HES, p. 48.
  38. Lukas Müller-Wünsch, “The Economic Calculation Problem in the Age of Climate Crisis”, mémoire de master,Freie Universität Berlin, Otto Suhr Institute of Political Science, 2021.
  39. N. Klein, Tout peut changer, chapitre 4, « Planifier et interdire ».
  40. Kate Aronoff, Alyssa Battistoni, Daniel Aldana Cohen et Thea Riofrancos, A planet to win. Why We Need a Green New Deal, Verso, 2019, p. 23.
  41. https://melenchon2022.fr/plans/regle-verte/
  42. HES, p. 27
  43. Paul Guillibert, Terre et capital, Amsterdam, 2021.
  44. Ellen Meiksins Wood, Democracy Against Capitalism, Verso 2016.
  45. Karl Marx, Le Manifeste inaugural de l’Association Internationale des Travailleurs (1864), en ligne : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1864/09/18640928.htm En allemand, Marx utilise la double expression « Vor- und Einsicht » ici rendue par le mot « prévoyance », alors que le terme allemand fait référence à la connaissance (Einsicht).
  46. Karl Marx, Le Capital, PUF, 1993, p. 90.
  47. Ibid, p. 91, nous soulignons.
  48. Ibid., p. 452
  49. https://cepn.univ-paris13.fr/actuel-marx-2019-1-la-planification-aujourdhui-cordonne-par-cedric-durand-cepn-et-razmig-keucheyan-centre-emile-durkheim/
  50. Marx, Le Capital, op.cit., p. 366.
  51. Phillips, Leigh, and Michal Rozworski. The people’s republic of walmart: How the world’s biggest corporations are laying the foundation for socialism. Verso Books, 2019.
  52. Cité par Jaspar Bernes, “ Planning and anarchy ”, The South Atlantic Quarterly, January 2020
  53. HES, p.43 
  54. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, en ligne : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500.htm
  55. HES, p. 93.
  56. Friedrich Hayek, ‘The Use of Knowledge in Society’, American Economic Review 35, no. 4, (1945): 519.
  57. Neurath, O., & Neurath, O. (1983). Encyclopedia as “model”. Philosophical Papers 1913–1946: With a Bibliography of Neurath in English, 145-158.
  58. Cette masse d’indicateurs nécessaires pour la planification implique de recourir à un certain nombre d’outils de mesure, mais aussi d’ordinateurs pour traiter les données captées. Cela implique de se saisir d’un certain nombre d’outils de planifications déjà présents dans l’économie capitaliste, mais utilisés dans la régulation interne aux firmes. À ce titre, voir Phillips, L., & Rozworski, M. (2019). The people’s republic of walmart: How the world’s biggest corporations are laying the foundation for socialism. Verso Books.
  59. Neurath, O. (1983) Economic plan and calculation in kind. Otto Neurath Economic Writings Selections 1904–1945.
  60. HES, p. 103.
  61. Ibid, p.20.
  62. À ce sujet, on pourrait évoquer l’ouvrage d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021, qui adopte une perspective différente sur cet abandon.
  63. Nous reprenons le terme « d’optimisation linéaire » plutôt que de « programmation linéaire » pour éviter la confusion avec la programmation informatique. Il s’agit ici d’expliquer le fonctionnement d’un modèle mathématique qui vise à optimiser, pas à programmer — le programme, lui, est entre les mains du politique et non du mathématicien.
  64. Ibid, p.90.
  65. Ibid p.119 et sq.
  66. Ibid p.111 et sq.
  67. Le toy-model proposé par le jeu vidéo Half-Earth Socialism illustre ces difficultés. Cette limite de la planification, étudiée par l’économiste hongrois Janos Kornai dans Le système socialiste est évoquée par les auteurs p.130 et sq. Elle mériterait de plus amples développements puisque Kornai propose une critique de la modélisation de l’économie qu’elle soit issue de Kantorovitch ou de l’école Néo-Classique. De plus, la notion de pénurie mobilisée par Kornai demanderait à être questionnée d’un point de vue écologiste.
  68. HES, p.148.
  69. Il s’agit d’un jeu de mot entre le mot plant (à la fois usine et plante en anglais), et de l’organe de planification soviétique évoqué plus haut, le Gosplan.
  70. Ibid, p. 102.
  71. Ibid, p. 94.
  72. Dans l’utopie fictionnée qui clôt HES, on peut lire : « Personne n’est à plein temps ici ! dit Amara en riant. Vous savez, Marx a dit qu’un jour nous serons tous “ chasseurs le matin, pêcheurs l’après-midi, éleveurs le soir, critiques après le dîner ”. Eh bien, nous sommes véganes donc nous ne faisons pas ce genre de choses littéralement, mais vous voyez ce que je veux dire. » HES, p. 138.
  73. HES n’est pas qu’un livre, et les auteurs nous proposent de jouer aux planificateurs à l’adresse suivante : https://play.half.earth/.
  74. « Eh bien, après avoir tenu quelques réunions à l’échelle de la ferme, j’ai une bonne idée de la façon dont nos électeurs voudront que je vote et négocie au parlement régional. » Comme le montre cette citation, les « quelques réunions » n’ont pas l’air de déboucher sur un mandat impératif qui permettrait d’exercer un contrôle collectif des représentant·es.
  75. Cette critique a été préfigurée par le Groupe des communistes internationaux, Principes généraux de la production et distribution communistes.
  76. Aaron Benanav. “ How to Make a Pencil ”, Logic, Issue 12 “ Commons ”, 20.12.2020, https://logicmag.io/commons/how-to-make-a-pencil/
  77. HES, p. 107.
  78. https://geopolitique.eu/articles/un-internationalisme-ecosocialiste-socialisation-et-emancipation-a-lage-de-la-crise-ecologique/ ; https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/DURAND/61748
  79. https://theses.fr/s304905
  80. Aaron Benanav, art.cit., ; Jacob Blumenfeld, « Socialization of nature », intervention lors de la conférence « Politics of Nature » du ICI Berlin Institute for Critical Inquiry,https://www.ici-berlin.org/events/politics-of-nature/
  81. Aaron Benanav, art.cit., https://logicmag.io/commons/how-to-make-a-pencil/
  82. HES, p. 104.
  83. https://www.cia.gov/readingroom/docs/CIA-RDP79T01003A000900320001-6.pdf
  84. Note de la rédaction Terrestres : Le modèle cybernétique,repris et reproduit par certaines formes d’écologie scientifique, toutefois pas sans poser problème. Voir par exemple Céline Lafontaine, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Le Seuil, 2004
  85. Тепловой баланс земной поверхности, Leningrad, 1956.
  86. HES, p.113
  87. Ibid p.126
  88. Ibid p.114 et sq. 
  89. Ibid, p.119 et sq. Voir aussi le film documentaire Cybernétique et Révolution (2021) : https://www.youtube.com/watch?v=3M4zCjlcxpY
  90. Il s’agit de projet de régulation cybernétique de l’économie implémenté au Chili sous Allende par des ingénieurs issus pour beaucoup de la faculté catholique de Santiago et membres du MAPU (Mouvement d’Action Populaire Unitaire) sous l’égide du théoricien du management cybernétique, Stafford Beer. Pour plus de détails sur ce projet,on se rapportera à Medina, E. (2011). Cybernetic revolutionaries: technology and politics in Allende’s Chile. Mit Press ou encore au podcast d’Evgeny Morozov, The Santiago Boys
  91. Jaspar Bernes, « Planning and anarchy », The South Atlantic Quarterly, January 2020
  92. Benanav, art.cit. : « Comme l’a souligné plus tard Friedrich Hayek, un élève de von Mises, une économie n’est pas un ensemble d’équations attendant d’être résolues, que ce soit avec un système de prix capitaliste ou un ordinateur socialiste. Elle est mieux comprise comme un réseau de décideurs, chacun avec sa propre motivation, utilisant des informations pour prendre des décisions, et générant des informations à leur tour. Même dans une économie capitaliste fortement médiatisée par le numérique, ces décisions sont coordonnées par la concurrence du marché. Pour qu’un système alternatif soit viable, les êtres humains doivent toujours être directement impliqués dans les décisions de production, mais leur coordination est différente. »
  93. Cité par Jacob Blumenfeld, “ Lifting the Ban ”, https://brooklynrail.org/2021/07/field-notes/Lifting-the-Ban
  94. Karl Marx, Critique de l’économie politique, Préface, 1859, en ligne : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1859/01/km18590100b.htm
  95. Et ce quand bien même ces mesures sont susceptibles d’avoir des conséquences humaines désastreuses. Voir ce que soulignent Max Ajl et Rob Wallace ici : http://newsocialist.org.uk/red-vegans-against-green-peasants/.
  96. Matt Huber, “Mish-Mash Ecologism”, https://newleftreview.org/sidecar/posts/mish-mash-ecologism
  97. « Qu’on pense aux combats contre les enclosures et l’extractivisme, aux revendications pour une territorialité autonome, aux luttes contre les brevets : les politiques autochtones et écologistes se confrontent aujourd’hui encore à la centralité de la propriété privée capitaliste », Paul Guillibert, Terre et Capital, Éditions Amsterdam, 2021, p. 39.
  98. Cité par Huber. Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880)https://www.marxists.org/francais/marx/80-utopi/utopie.pdf
  99. En 1925, Neurath ouvre le Gesellschaft und Wirtschaft Museum à Vienne, qui a vocation à l’éducation visuelle et scientifique des masses.
  100. « La politique est une bonne raison de pratiquer ses intégrales », HES, p.148.
  101. Ray Brassier, “The wandering abstraction”, Mute Magazine, 13 February 2014 : https://www.metamute.org/editorial/articles/wandering-abstraction
  102. Mike Davis, ‘Who Will Build The Ark?’, New Left Reviewhttps://newleftreview.org/issues/ii61/articles/mike-davis-who-will-build-the-ark

L’article <em>Half Earth Socialism</em> : planification écosocialiste contre technocratie verte ? est apparu en premier sur Terrestres.

28.11.2023 à 12:10

Milliardaires et blabla vert. Comment la « philanthropie » influence la discussion climatique

Jean-Baptiste Fressoz

Saviez-vous que certains milliardaires se préoccupent du climat ? Depuis le début des années 2000, des philanthropes ont investi le domaine pour en tirer des profits monétaires et symboliques. Une récente enquête montre comment cette avant-garde du capital y a vu une opportunité pour garder le pouvoir et verrouiller les possibles politiques.

L’article Milliardaires et blabla vert. Comment la « philanthropie » influence la discussion climatique est apparu en premier sur Terrestres.

Texte intégral (3746 mots)
Temps de lecture : 10 minutes

A propos de Édouard Morena, Fin du monde et petits fours, Les ultra-riches face à la crise climatique, 2023, La Découverte.

Fin du monde et petits fours du sociologue Edouard Morena propose une description lucide et incisive, parfois drôle et globalement désespérante de la « jet set climatique ». On apprend comment un petit groupe de milliardaires philanthropes a investi la question du réchauffement pour en tirer des profits symboliques — se poser en sauveurs de la planète — mais aussi matériels, via les forêts et la compensation carbone. On y découvre aussi le rôle clé de certains experts et leaders d’opinion : en échange de quelques gratifications—diriger tel ou tel institut bien doté— ils expliquent à qui veut l’entendre que le marché, soumis aux bonnes incitations économiques, est tout à fait capable de faire advenir un capitalisme décarboné grâce aux « innovations vertes » et tout cela en trois ou quatre décennies seulement. L’enrichissement extravagant de certains n’est donc pas incompatible avec la préservation de la planète, bien au contraire. Morena analyse le discours climatique des très riches comme émanant d’une classe consciente d’elle-même, défendant ses intérêts de long terme et son image, cherchant à apparaître comme étant du bon côté de l’histoire. Cela prêterait à rire si cet assemblage de milliardaires et d’experts, de politiciens et de bureaucrates internationaux n’avait pas défini, en même temps que sa bonne conscience écologique, le cadre dominant de la discussion climatique.

Al Gore, vice-président des États-Unis d’Amérique (1993-2001) et lauréat du prix Nobel 2007, capturé lors de la réunion annuelle 2008 du Forum économique mondial à Davos, en Suisse. Crédits : Al Gore – World Economic Forum Annual Meeting Davos 2008.

Morena fait débuter son récit dans les années 2000. Des milliardaires, issus de la Silicon Valley ou de la finance, commencent à s’intéresser à la question climatique. Le documentaire « Une vérité qui dérange » d’Al Gore (2006) semble fournir le déclic. Le plaidoyer de l’ancien vice président des Etats-Unis pour les technologies vertes avait de quoi les séduire : cette affaire de climat pourrait s’avérer très rentable. L’écologie n’est plus une affaire de sacrifices et de gauchistes : ce pourrait être the next big thing. Amory Lovins, un vétéran du solaire et de l’efficacité énergétique, déjà néolibéral vert à l’époque de Jimmy Carter, fait paraître Natural Capitalism. Les maîtres mots de l’époque sont : libre entreprise, marchés carbone, objectifs non contraignants, engagements volontaires, garanties publiques et solutions technologiques. En Europe, c’est un homme d’affaires américain établi à Londres, George Polk, qui, avec d’autres milliardaires, fonde la European Climate Foundation — la liste des sponsors inclut entre autres Bloomberg ou Eric Schmidt de Google. Dix ans plus tard, l’élection de Donald Trump donne du grain à moudre aux philanthropes du climat : heureusement qu’ils sont à la manœuvre et qu’il n’est nul besoin de l’Etat fédéral pour décarboner l’économie.

Le changement climatique donne un nouveau sens à l’accaparement du foncier : le mécanisme des crédits-carbone ont permis à de véritables escrocs de gagner beaucoup d’argent sur le dos du climat.

Grâce aux crédits-carbone, certains milliardaires transforment le sauvetage de la planète en espèces sonnantes et trébuchantes. Car le changement climatique donne un nouveau sens à l’accaparement du foncier. Un propriétaire de jet privé se vante même d’être « l’humain le plus carbon negative de la planète » grâce à ses propriétés… On le sait, le mécanisme REDD+, piloté par la Convention des nations unies sur le changement climatique, permet d’obtenir des crédits carbone grâce à des projets « évitant la déforestation1 ». Mais la nature très malléable de la notion de « déforestation évitée » et le caractère additionnel ou non desdits projets, ont permis à de véritables escrocs de gagner beaucoup d’argent sur le dos du climat. Des enquêtes récentes ont montré que l’écrasante majorité des crédits carbone fondés sur un sous-jacent forestier ne correspondait en réalité à rien2.

Christiana Figueres, secrétaire exécutive de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, lors de la COP17 à Durban, en Afrique du Sud. Crédits : flickr: DSC_1485.

Edouard Morena insiste quant à lui sur le rôle trouble qu’a joué une figure clé de la jet set climatique dans cette affaire : Christiana Figueres, directrice de la Convention cadre sur le changement climatique de 2010 à 2016. Figueres est la sœur de l’ancien président du Costa Rica, José Maria Figueres, qui a présidé à la promotion touristique de son pays comme destination « écolo » et qui en a fait un pionnier de la rémunération des services éco-systémiques. Il prendra ensuite la direction du Carbon War Room, un Think tank pro-solutions technologiques, fondé par Richard Branson, grand défenseur du climat et accessoirement PDG de la compagnie aérienne Virgin. José Maria et Christiana Figueres travaillent tous deux avec John Hashford, un lobbyiste très influent à Washington, promoteur du « charbon propre », un des concepts climatiques les plus fumeux de ces cinquante dernières années. Christiana Figueres a aussi touché de près ou de loin à différentes affaires liées au système REDD+ qu’elle a contribué à mettre en place. Plus récemment, elle s’est associée au Bezos Earth Fund, doté de 150 millions de dollars —un millième de la fortune personnelle du fondateur d’Amazon, de la roupie de sansonnet. Morena n’est pas tendre envers les associations de défense du climat, y compris radicales, qui ont accepté l’aumône de Bezos : « accepter l’argent de son ennemi, c’est l’ultime humiliation, la preuve de son incapacité de s’extraire d’un système qu’on prétend renverser. Et l’on peut raisonnablement penser que Bezos le sait ».

Le fondateur d’Amazon utilise sa fortune pour financer des associations de défense du climat : « accepter l’argent de son ennemi, c’est l’ultime humiliation, la preuve de son incapacité de s’extraire d’un système qu’on prétend renverser ».

Edouard Morena

Le livre montre ensuite le rôle de McKinsey dans la diffusion du discours du « capitalisme vert ». Forte de ses 33000 salariés et d’un réseau incomparable dans le monde industriel et financier, la firme se vante de pouvoir détecter et accélérer les tendances de l’économie mondiale par la diffusion des bonnes pratiques, et donc pourquoi pas, de bonnes pratiques environnementales. Morena raconte l’origine et le destin d’une courbe, celle des coûts marginaux d’abattement –quelles sont les actions climatiques les plus rentables ?–, qui a naturalisé l’idée d’une action climatique économiquement profitable et qu’il n’y aurait donc, au fond, aucune incompatibilité entre le business as usual de la plupart des entreprises et la défense du climat. L’outil très simple, inventé par McKinsey au milieu des années 1980 et reposant sur une méthodologie discutable, connaît un succès extraordinaire avant la COP 15 de Copenhague. Si celle-ci fut un échec retentissant, la fameuse courbe de McKinsey demeure et œuvre à la normalisation du capitalisme vert dans toutes les instances climatiques.

Les deux derniers chapitres du livre « Make our blabla great again » et « Une photo avec Greta » traitent de la période qui suit l’accord de Paris en 2015 et du rôle grandissant de la communication. Morena se penche sur le rôle du GSCC pour « Global Strategic Communcations Council », un réseau de communicants qui prodigue ses conseils aux scientifiques et aux experts du climat. En 2015, le GSCC s’active pour favoriser une communication positive et encourageante. Il faut absolument éviter que les scientifiques ne critiquent l’accord. Le discours à tenir est le suivant : oui la catastrophe est toute proche, mais non rien n’est joué d’avance grâce à la mobilisation des élites politiques et économiques et grâce aux technologies. Le suédois Johann Rockstrom, un des théoriciens de la « résilience » et des « limites planétaires » explique dans les colonnes de Nature que les climatologues doivent garder leur frustration pour eux car les politiques pourraient bientôt se lasser de leurs caprices. Bob Ward, le directeur de la communication du Grantham institute on climate change (d’où est issu Jim Skea, qui a pris la présidence du GIEC en 2023) s’en prend aussi aux climatologues déçus par la COP 21. Résultat, l’accord de Paris —non contraignant, il faut le rappeler— fut érigé en immense succès, en acte proprement historique. Et peu importe le gouffre entre les engagements et les réalités économiques.

A partir de l’accord de Paris, les scientifiques sont encadrés par des communicants qui balisent le discours à tenir : oui la catastrophe est toute proche, mais non rien n’est joué d’avance grâce à la mobilisation des élites politiques et économiques et grâce aux technologies.

« Dire c’est faire » expliquait le sémiologue John Austin. La défense du climat est aussi un acte de langage. Laurence Tubiana, qui connaît parfaitement ce petit monde — elle a joué un rôle important lors de la COP 21 et elle préside maintenant la Fondation Européenne pour le Climat — le dit explicitement : « la parole fait autant pour le changement que l’accord lui-même », « l’accord de Paris est une prophétie auto-réalisatrice3 ». C’est à ce moment que Christiana Figueres défend la stratégie de « l’optimisme transformationnel » : « pour réussir la décarbonation » explique-t-elle « il faut s’installer fermement dans un état d’optimisme obstiné ». Elle crée même une plateforme internet appelée « global optimism ». Les discussions lors du dernier forum de Davos (en 2022) sur le « tipping point » de la transition (la décarbonation va maintenant se dérouler à la vitesse de l’éclair par des boucles de rétroactions positives favorisant l’électrification) s’inscrit pleinement dans ce discours incantatoire formaté par les communicants depuis 2015.

J’ai lu le livre d’Edouard Morena avec une certaine jubilation et j’espère que ce court résumé donnera à bien d’autres l’envie de s’y plonger. Fin du monde et petits fours offre une description sans concession du discours climatique dominant et de ceux qui le portent, il montre le danger politique et climatique de l’union sacrée autour du capitalisme vert : l’urgence est là, il faut agir immédiatement et donc agir avec les riches et les pollueurs ; accepter leurs conditions, leurs solutions et leurs intérêts, un discours qui conjugue bizarrement catastrophisme climatique et optimisme technologique débridé. Le problème de ce discours est qu’il ne mène nulle part : nous n’avons pas, loin s’en faut, toutes les cartes technologiques en main. Des pans entiers de l’économie ne seront pas décarbonés, même dans un futur assez lointain. Or, négliger les obstacles technologiques empêche de poser deux questions clé pour le climat à savoir : le niveau de production et la répartition de la production. Remarquons aussi que ce discours est basé sur une vision naïve de la dynamique matérielle du capitalisme, qui pourrait soudainement passer du noir au vert4.

Nous n’avons pas toutes les cartes technologiques en main. Négliger les obstacles technologiques empêche de poser deux questions clé pour le climat, à savoir : le niveau de production et la répartition de la production.

Un message sous jacent de ce livre est aussi, me semble-t-il, de souligner l’utilisation trop facile, y compris à gauche, de vocables comme « capitalisme fossile » ou « coalition fossile » qui ne sont au fond que l’envers de la « tech verte » et du « capitalisme naturel » des philanthropes du climat. En singularisant quelques entreprises et toujours les mêmes —Exxon en particulier, certes responsable mais aussi bouc émissaire du réchauffement— on s’empêche de comprendre les ressorts profonds d’une crise immense, tout à fait systémique du monde productif tel qu’il a été bâti depuis deux siècles.

Pour ceux, chaque jour plus nombreux, qui travaillent sur le climat et la transition, le livre de Morena est aussi une invitation à la réflexivité. Son analyse de la philanthropie américaine et des grands think tanks internationaux peut sans difficulté s’appliquer à l’échelon inférieur : non pas la jet set climatique, mais aux experts plus obscurs et plus nombreux qui aspirent à la rejoindre. La tendance actuelle à multiplier les instituts, les think tanks, les chaires, les comités, les masters, les postes et les places fournit mille occasions nouvelles pour qui veut tenter sa chance auprès des Rockefeller du climat. Le problème est que cette sphère climatique à cheval entre privé et public, entretient bien souvent des relations étroites avec le business, y compris celui du pétrole du gaz ou du béton —« il faut embarquer tout le monde dans la transition » étant l’excuse généralement employée pour accepter les millions des entreprises5.

En se focalisant sur quelques entreprises phares qui symbolisent le « capitalisme fossile », on s’empêche de comprendre les ressorts profonds d’une crise immense, tout à fait systémique du monde productif tel qu’il a été bâti depuis deux siècles.

Le grand mérite du livre de Morena est qu’il n’hésite pas à porter le fer dans la plaie. Il se montre néanmoins bien charitable envers les scientifiques et les universitaires. Le monde académique, les économistes en particulier, ont pourtant joué un rôle décisif dans le discours du capitalisme vert. Ce sont des universitaires et non des philanthropes qui, les premiers, ont vanté le mérite des crédits carbone, ce sont des économistes qui, dès les années 1970, ont mis l’accent sur les solutions technologiques, laissant la question de la décroissance ou même de la sobriété dans un état de friche scientifique. Et ce sont aussi des experts du groupe III du GIEC, payés avec de l’argent public pour la plupart, qui ont inclus des quantités faramineuses « d’émissions négatives6 » dans leurs modèles , ouvrant la porte aux initiatives « philanthropiques » sur la forêt et à l’affairisme des crédits carbone. Si les Bezos et autres Bloomberg ont eu la partie facile pour cadrer la discussion climatique, c’est aussi grâce à notre corporation, à nos positions timorées et à notre porosité vis-à-vis des intérêts économiques.


Notes

  1. REDD pour “reducing emissions from deforestation in developing countries”. En échange de la protection d’une forêt, les propriétaires peuvent recevoir des crédits carbone.
  2. https://www.theguardian.com/environment/2023/jan/18/revealed-forest-carbon-offsets-biggest-provider-worthless-verra-aoe
  3. https://www.lemonde.fr/conferences-climat/article/2016/11/19/laurence-tubiana-l-election-americaine-sera-un-test-de-verite-pour-l-accord-de-paris_5033966_5024922.html
  4. Sur ce point je me permets de renvoyer à mon livre à paraître : Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Le Seuil, 2024.
  5. https://www.greenpeace.fr/comment-totalenergies-influence-la-science/
  6. Stockage de carbone soit en améliorant le « puits forestier » –qui se porte pourtant de moins en moins bien en partie du fait du changement climatique, soit par les BECCS pour Bioenergy Carbon Capture and Storage : en clair des centrales thermiques qui brûleraient du bois, récupéreraient les émissions à la sortie des cheminées pour les stocker sous le sol…

L’article Milliardaires et blabla vert. Comment la « philanthropie » influence la discussion climatique est apparu en premier sur Terrestres.