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20.03.2025 à 17:20

À la recherche des profs perdus : la gauche néglige-t-elle l’école ?

Louis Arena

Malgré les 12 millions d’élèves et les 866.000 enseignants que compte la France, la question de l’école reste peu abordée dans le débat public. Le livre de Mathieu Bosque, président du parti de François Ruffin, entend reprendre ce combat historique de la gauche. Si son analyse est pertinente, ses propositions restes vagues et incomplètes.
Texte intégral (3401 mots)

Malgré les 12 millions d’élèves et les 866.000 enseignants que compte la France, la question de l’école reste peu abordée dans le débat public. Hormis les suppressions de classes qui mobilisent localement, l’éducation nationale ne revient sur le devant de la scène qu’à l’occasion des scandales dans l’enseignement privé (Stanislas, Betharram….) et d’épisodes de violence dans les écoles. La défense de l’école républicaine est pourtant un vieux combat de la gauche et les motifs d’inquiétude ne manquent pas : profs épuisés, classes surchargées, niveau des élèves alarmant… En publiant un livre sur le sujet, le nouveau président de Picardie Debout, mouvement de François Ruffin, entend remettre ce sujet au cœur du débat. Si son analyse est pertinente sur de nombreux points, ses propositions restent vagues et insuffisantes.

Pour son premier livre-enquête, À la recherche des profs perdus (éditions de l’Aube, 2025), Mathieu Bosque – président de Picardie Debout, mouvement de soutien à François Ruffin – livre le texte d’un élève moyen dont l’école ne l’a ni fait rêver, ni encouragé à s’élever. Ainsi, ce texte nous ressemble, à nous, cette majorité d’anciens élèves moyens de l’école française qui n’aimaient pas tant l’école que pour ses récréations ou pour le bruit strident de la sonnerie de 17 h. Cette enquête, écrite sur une idée de F. Ruffin, remonte l’histoire de l’école française jusqu’à aujourd’hui et en tire plusieurs constats alarmants. L’auteur y propose aussi un petit programme pour remettre l’école française sur les rails de la réussite, du sens du métier de professeur aux formations enseignées, en passant par le rôle du secteur privé et la reprise des programmes enseignés.

L’école, vieux combat républicain

Au 21e siècle, la plupart d’entre nous a évolué dans une société où l’existence de l’école allait de soi. Mathieu Bosque tient à revenir en arrière pour nous rappeler la fragilité de cette institution, de son accès très inégalitaire, particulièrement pour les jeunes filles, même après la révolution de 1789. Le pays ayant fait l’objet de nombreux tumultes intérieurs et de guerres, de changements de régimes et de gouvernements incertains, la question de l’école n’a jamais été prioritaire. Dès 1790, Condorcet propose de construire une école pour 400 habitants, au fonctionnement indépendant, dont l’État assurerait uniquement un rôle de contrôle. En 1793, Joseph Lakanal s’intéresse de plus près au recrutement des enseignants et pousse à la création de « l’école normale » afin de former des professeurs. La première de ces écoles ouvrira deux ans plus tard. Une autre évolution importante a lieu en 1861, sous le Second Empire, lorsque le ministre de l’instruction publique et des cultes, Gustave Rouland, demande directement aux instituteurs leurs besoins et apporte une réponse en augmentant les salaires et rendant obligatoire l’ouverture d’écoles à destination des filles.

Un tournant a lieu dans les années 1870 lorsque Jules Ferry et Léon Gambetta font de l’école une priorité, dans l’idée qu’il ne peut exister une République sans une école laïque, obligatoire et gratuite.

Malgré un rôle croissant de l’État, les projets apportés ponctuellement par quelques personnalités se heurtent à une forte résistance de l’Église qui a la mainmise sur l’éducation depuis l’Ancien régime. La concurrence entre laïques et religieux est forte et les divisions et les retours à des régimes comme l’Empire n’aident pas à l’émancipation du ministère. Un tournant a lieu dans les années 1870 lorsque Jules Ferry et Léon Gambetta font de l’école une priorité, dans l’idée qu’il ne peut exister une République sans une école laïque, obligatoire et gratuite. La République est alors mise au centre : elle donne un niveau d’éducation nécessaire aux élèves pour qu’ils la comprennent et l’aiment. La séparation de l’Église et de l’État en 1905 est un grand pas en avant dans la bataille pour l’éducation qui s’est appuyée sur les combats d’une longue série d’idées, de mesures et de personnalités.

Révolté par la loi de 1905, le clergé déclenche une guerre scolaire contre l’État qui durera jusqu’à la guerre de 14. Plus tard, c’est le régime de Vichy qui soutient l’enseignement religieux catholique. Depuis l’après-guerre à nos jours, une sorte de statu quo règne entre établissements publics et privés, ces derniers recevant une grande part de financement de l’État. Un soutien financier accompagné de bien peu de contrôles, alors que les dérives sont pourtant nombreuses, comme le rappellent régulièrement des scandales nationaux, comme celui du lycée Stanislas l’an dernier ou de Notre-Dame-de-Betharram plus récemment.

Si l’État a su reprendre en main le système scolaire et l’élargir à l’adolescence, puis à l’enseignement supérieur, ce secteur traverse de nombreuses crises. Le constat que fait Mathieu Bosque sur l’état actuel de l’école est accablant. Il s’appuie sur les résultats des dernières études PISA (2018 et 2022) qui démontrent que, malgré un maintien au-dessus de la moyenne, les inégalités dans l’école sont bien un élément déterminant du faible niveau des Français. Pour se rendre compte de la plongée des niveaux, il rappelle qu’un élève sur 5, soit 20 %, sort du collège sans avoir acquis les savoirs de base, c’est-à-dire lire un texte et le comprendre, se faire comprendre à l’écrit, réaliser des opérations simples comme lire un graphique ou vérifier une facture. Avoir 170.000 élèves à ce point en échec chaque année est une catastrophe. 

Autre symptôme de la crise de l’école : chaque année depuis 2017, en moyenne, 1000 postes mis au concours de professeur des écoles ne sont pas pourvus. En conséquence, les académies se trouvent contraintes d’embaucher des professeurs contractuels en masse et les envoient sur le terrain sans aucune formation, ou tout au mieux, des formations de quelques jours seulement. Des recrues, à la motivation plus ou moins forte, qui ont tendance à vite abandonner étant donné les conditions du métier.

Chaque année depuis 2017, en moyenne, 1000 postes mis au concours de professeur des écoles ne sont pas pourvus.

Contre les inégalités scolaires, réhabiliter le travail manuel

Certains, particulièrement à l’extrême droite, accusent la réforme du « collège unique » de François Haby en 1975 d’être à la source des inégalités entre les élèves, et souhaite tout simplement la supprimer. Afin d’éclairer le sujet, Mathieu Bosque s’entretient avec Marie Duru-Bellat, sociologue et professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques de Paris. Celle-ci rappelle, qu’avant 1975, les établissements étaient différents selon les classes sociales, puisqu’un examen d’entrée en 6e triait les enfants riches et les pauvres. Ce tri s’effectuait au cœur de la société, dans le monde ouvrier ou paysan, où l’école n’était vue que comme un moyen d’être instruit avant de reprendre ensuite le métier de ses parents. La bourgeoisie avait alors accès aux filières longues et les autres classes sociales avaient accès à des études relativement courtes ou des filières techniques. 

Cette réforme vise donc un objectif majeur : que l’école ne se résume plus à la simple instruction des enfants, mais qu’elle serve également à émanciper les individus, pour en faire des citoyens et ainsi construire une République égalitaire, fraternelle et libre. Derrière une réforme des parcours scolaires, c’est donc une vaste bataille culturelle qui est engagée. Après la réforme Haby, les inégalités ne disparaissent pas, mais s’intègrent au collège. Comme le démontrent Bourdieu et Passeron, les inégalités se répètent à l’école telle qu’elles sont dans la société, à travers la reproduction sociale.

Après la réforme Haby, les inégalités ne disparaissent pas, mais s’intègrent au collège. Comme le démontrent Bourdieu et Passeron, les inégalités se répètent à l’école telle qu’elles sont dans la société, à travers la reproduction sociale.

Cette inégalité se traduit aussi par les méthodes d’apprentissages, le choix pédagogique ne convenant pas à tous les esprits. Le collège n’est pas bâti sur ce que les élèves savent faire, mais il est construit par le haut, en partant de ce qu’il faut savoir à tel ou tel âge. Car ce que demande l’école pour obtenir le diplôme du baccalauréat général, c’est un travail soutenu de réflexions abstraites. Le collège, dans sa forme de collège unique, est spécialement conçu pour amener les élèves vers ce bac général. Mais en 2024, seuls 43 % des élèves obtiennent le bac général, le reste se répartissant entre 16 % de bac technologique et 20 % de bac pro et les non-bacheliers (21 %). En d’autres termes, plus de la moitié des élèves ont passé 4 ans de scolarité – au collège – à apprendre des méthodes et des enseignements dont ils ne se sentent, au final, pas concernés.

En 2004, cette question revient sur le devant de la scène lorsque le gouvernement Raffarin réalise des coupes budgétaires dans la culture et la recherche. Chercheurs, enseignants et artistes dénoncent alors une « guerre à l’intelligence » dans une pétition. Mathieu Bosque rappelle la réponse de Raffarin : celui-ci rétorque en parlant « d’intelligence de la main » dans un éloge devant la convention de la Fédération française du bâtiment, ce qui séduit le monde du travail manuel. Cette déclaration du Premier ministre suscite un vaste débat à travers le paysage politique, dont il  ressort que la culture du travail manuel est complètement dévalorisée face à la culture de la pensée qui semble être la norme dans les discours dominant les médias et la politique. La place des matières manuelles au collège est très faible, seulement 30 % du temps d’apprentissage, et seulement des matières dites secondaires (musique, art plastique, technologie, sport), le plus gros du temps étant dédié aux matières de « l’intelligence du penser ».

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De fait, bon nombre d’élèves ne se reconnaissent pas dans l’enseignement qui leur est proposé et lâchent rapidement prise, induisant la fuite de l’école d’un nombre trop important d’élèves. Ces représentations sont tellement intégrées aux inconscients que, même chez les parents, il n’est pas bien vu qu’un enfant ne réussisse pas dans le général. Pour faire évoluer cette situation, André Lagarrigue, physicien, dirige une commission ministérielle chargée de rénover l’enseignement des sciences physiques et de la technologie dans l’enseignement secondaire. Son rapport au ministère de l’éducation propose de remanier l’instruction des sciences expérimentales et techniques : à travers les modules proposés, les élèves pouvaient appréhender le travail industriel dans la conception, la réalisation et l’usage. Finalement, en raison des restrictions budgétaires et d’une faible volonté politique, les propositions n’ont pas été retenues dans les programmes scolaires. Les dirigeants d’alors n’ont pas vu l’intérêt d’enseigner à tous les élèves un apprentissage manuel. La technologie est ainsi enseignée comme un simple prétexte à l’apprentissage des lois de la physique.

Face au déterminisme social, des profs qui se sentent seuls

Comme l’ont montré de très nombreux travaux de sociologie, la préférence des enfants pour les connaissances intellectuelles ou le travail manuel s’explique largement par le milieu social dans lequel ils ont grandi. Celui-ci joue sur sa capacité à apprendre à déchiffrer, puis à lire. L’enfant doit grandir dans un environnement riche et divers qui lui permettra de capter, inconsciemment, des mots, des idées, des notions qu’il pourra comprendre une fois à l’école, quand il devra lire un texte pour la première fois. Mathieu Bosque rappelle à ce sujet les explications du linguiste Alain Bentolila : un enfant qui lit pour la première fois un mot va apprendre premièrement les lettres, puis les sons et le bruit de ce mot et va faire appel à son « dictionnaire des bruits » pour retrouver une référence à laquelle la raccrocher. 

Ce sujet est absolument déterminant dans le développement d’un enfant et va traduire la façon dont il apprend. Un enfant qui manque de références sera perdu lorsqu’il devra déchiffrer un texte, il s’ensuivra une frustration et un blocage, un rejet. Le rôle de l’État dans ce « dictionnaire intérieur » de l’enfant est d’offrir la possibilité d’un accès de qualité à la culture dans tout ce qu’elle a de divers et enrichissant pour les jeunes. Mais dans ce cas, la part des parents et de la famille est la plus déterminante.

Pour casser ce déterminisme social, le rôle des enseignants en est la clé. Le livre s’arrête donc, par endroit, dans des établissements à Marseille et en Île-de-France, pour leur laisser la parole. Ils y expriment une sorte d’usure morale, de désespoir face à la difficulté de maintenir des classes dans de bonnes conditions dans les quartiers dits défavorisés. Manque de moyens, bâti désuet, trafics autour des établissements y sont souvent leur quotidien. Plus globalement, ils expriment un véritable sentiment d’abandon. Certains professeurs quittent ainsi la profession après trente années de métier car ils se sentent seuls. L’administration ne crée aucun lien et partage peu d’informations en dehors des négociations avec les syndicats et des consignes souvent inapplicables sur le terrain. Les professeurs ont pris pour habitude de garder les choses pour eux, de ne rien dire. La « communauté enseignante » finit par être une coquille vide et même les professeurs les plus volontaires finissent par se fatiguer, faute de liens suffisamment forts avec leurs collègues.

Ces nouveaux profs de remplacement, contractuels, baladés d’un établissement à l’autre, ne voient pas leur avenir dans cette institution qui ne fait rien pour les retenir.

Nouveauté dans cette destruction du lien social : les professeurs « jobs-datés », promis à des formations de quelques jours pas toujours effectuées, qui remplacent peu à peu le modèle du professeur sortant de « l‘école normale » dans laquelle il apprend la pédagogie, la psychologie de l’enfant, la sociologie, dans lesquelles il se spécialise. Ces nouveaux profs de remplacement, contractuels, baladés d’un établissement à l’autre, ne voient pas leur avenir dans cette institution qui ne fait rien pour les retenir. À force, le métier d’enseignant, qui est une véritable vocation, perd son sens et ne tient qu’à la force de caractère de ceux qui veulent bien rester. 

Des propositions élaborées à la va-vite

Après ce constat assez négatif sur l’état de l’éducation nationale, Mathieu Bosque tente d’esquisser quelques solutions. Mise à part la très évidente proposition d’augmenter les moyens, il met en avant quelques propositions, sûrement à approfondir, et certainement pertinentes. Il suggère ainsi de s’intéresser à la pédagogie de l’entraide, ou les élèves seront encouragés à se tirer mutuellement vers le haut, au lieu d’être mis en concurrence. Cela passerait par la reprise par les élèves des leçons sous la conduite d’autres élèves. Cette méthode peut en même temps inciter l’appropriation du savoir par l’élève et créer du lien entre les élèves. Mathieu Bosque revient également sur l’ouverture à une éducation de « l’intelligence de la main », en reprenant par exemple les études déjà existantes d’André Lagarrigue. 

Il propose également de réduire les « tailles industrielles » des nouveaux établissements afin de garder la dimension humaine de l’école, rappelant que les très grandes structures ont un effet social négatif sur la construction de liens entre élèves et entre professionnels. Le fait que la France ait les classes les plus surchargées d’Europe contribue sans doute fortement au malaise et au décrochage de nombreux élèves. Dans des établissements plus petits, les élèves auraient des repères plus stables et les professeurs pourraient prendre plus de temps pour le suivi de leurs élèves. L’auteur mentionne aussi la dimension écologique, souhaitant une planification écologique de l’éducation en formant les esprits aux réflexions et aux métiers de demain. Cette proposition, bien qu’a priori intéressante n’est malheureusement pas plus profondément élaborée dans l’ouvrage.

Surtout, l’absence d’évocation de l’enseignement privé parmi les réformes à entreprendre questionne. Comment rééquilibrer les inégalités dans le système éducatif sans repenser la place du privé dans le paysage éducatif afin de mettre un terme aux largesses dont il bénéficie encore aujourd’hui ? Central dans la lutte contre les inégalités scolaires, ce thème n’est pourtant pas du tout mentionné dans cette enquête… Ce manque interroge sur la finalité du livre. S’il s’agissait de proposer une synthèse de l’histoire de l’école en France et de ses défis actuels, l’oubli serait regrettable, mais la copie générale de Mathieu Bosque reste assez complète. Cependant, puisque Bosque entend « donner un cap politique » à travers ce livre – en portant ces propositions avec Picardie Debout et sans doute le reste de la gauche – cette absence pose problème. Alors que l’école reste très peu abordée dans les débats politiques et que les enseignants, autrefois solidement ancrés à gauche, votent de plus en plus pour le RN dont le programme scolaire est profondément inégalitaire, l’oubli d’un point aussi crucial interroge. La question de l’école républicaine, longtemps centrale à gauche, mériterait pourtant une vraie attention et le contrôle, voire la suppression, de l’enseignement privé doit être mis en débat. Si un professeur devait donner son avis sur ce livre, son commentaire serait sans doute « peut mieux faire ».

18.03.2025 à 19:52

Capitalisme cybernétique : la machine qui dévore le monde

Timothy Erik Ström

Obsolescence programmée, montagnes de déchets toxiques, consommation énergétique vertigineuse… Derrière la promesse de progrès, le capitalisme cybernétique engloutit des ressources à un rythme insoutenable. Chaque processeur alimente des intelligences artificielles, automatise la spéculation, et modélise des cibles militaires – avant de finir sa course dans une décharge, empoisonnant sols et travailleurs. Pendant que les infrastructures […]
Texte intégral (2139 mots)

Obsolescence programmée, montagnes de déchets toxiques, consommation énergétique vertigineuse… Derrière la promesse de progrès, le capitalisme cybernétique engloutit des ressources à un rythme insoutenable. Chaque processeur alimente des intelligences artificielles, automatise la spéculation, et modélise des cibles militaires – avant de finir sa course dans une décharge, empoisonnant sols et travailleurs. Pendant que les infrastructures numériques prolifèrent, la pollution chimique s’accumule et la production de plastique dépasse désormais la biomasse animale. Face à cette fuite en avant, une critique matérialiste de la technologie s’impose : non plus seulement contre ses propriétaires, mais contre les torrents de ressources qu’elle exige et les bouleversements écologiques qu’elle accélère. Par Timothy Erik Ström, traduit par Albane le Cabec depuis la New Left Review.

NDLR : Au sein de la rédaction du Vent Se Lève, la notion de décroissance – et plus largement celles de productivisme et de sobriété – ont fait l’objet de vifs débats. Des critiques au vitriol de ce concept ont été publiées : parmi eux, deux articles du chercheur Matt Huber, auteur de Climate Change as Class War. Building Socialism on a Warming Planet (Verso, 2022), l’un pamphlétaire, l’autre longuement argumenté (« contre la décroissance néo-malthusienne, défendre le marxisme », un entretien avec Nick Srniček (par Maud Barret Bertelloni) et un extrait du livre de notre rédacteur en chef adjoint Vincent Ortiz L’ère de la pénurie. Capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires (Cerf, 2024). À l’inverse, des recensions laudatives de l’oeuvre de John Bellamy Foster (par Jean-Baptiste Grenier) et Kohei Saito (par Raphaël Ottmann) ont également été publiées dans nos colonnes, ainsi qu’un article du journaliste Édouard Piély sur la pensée de Jacques Ellul. Ce présent article s’inscrit dans leur veine.

Nvidia, géant des processeurs graphiques, est le dernier titan en date du capitalisme cybernétique. Fondée en 1993, la firme tire son nom de la déesse romaine de l’envie, Invidia—un programme bien en phase avec son époque. Avec une capitalisation boursière de 3,54 milliards de dollars, elle est désormais la deuxième entreprise la plus cotée au monde, devant Microsoft, Amazon et Alphabet, juste derrière Apple. Sa valeur a été multipliée par dix depuis 2022, portée par la bulle de l’IA. Une flambée qui s’inscrit dans la financiarisation à l’œuvre depuis un demi-siècle, lorsque la cybernétique a commencé à restructurer le capitalisme, avant d’être dopée par le quantitative easing post-2008.

Longtemps spécialisée dans les cartes graphiques pour le jeu vidéo, Nvidia a vu son modèle économique basculer avec l’explosion de l’intelligence artificielle. Son portefeuille de clients, autrefois tentaculaire, s’est concentré en quelques mains. Un euphémisme : quatre entreprises génèrent désormais près de la moitié de son chiffre d’affaires. Ces géants, anonymes sur le papier, achètent en masse ses puces, les empilent dans des centres de données et les mettent en réseau pour faire tourner l’IA à plein régime. La production 2025 de ses processeurs Blackwell – vendus 40 000 dollars pièce – est déjà intégralement préachetée. Pour entretenir sa suprématie, Nvidia a augmenté son budget R&D de 50 % en 2024.

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Le destin de ces processeurs matérialise les ravages du capitalisme cybernétique. Pendant leur brève période d’utilisation, ils sont le moteur des algorithmes capables de modéliser des protéines, d’automatiser les coûts de main-d’œuvre, de spéculer en bourse, de plagier des essais, de créer des simulacres de dictateurs disparus et même d’établir des listes de cibles pour le génocide mené par l’armée israélienne. Mais une fois frappées d’obsolescence, ces machines deviennent des déchets électroniques toxiques. C’est l’envers de la « loi de Moore » : l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul s’accompagne d’une prolifération exponentielle des rebuts. En 2022, selon l’Institut des Nations unies pour la formation et la recherche, 62 millions de tonnes de déchets électroniques ont été produites—deux fois plus qu’en 2010. Un poids équivalent à 107 000 des plus gros avions de ligne, de quoi former un pont reliant New York à Athènes, Nairobi à Hanoï, ou Hong Kong à Anchorage.

Comme toute machine informatique, un processeur est une boîte noire, non seulement par son fonctionnement opaque, mais aussi par la complexité de sa composition. Ses chaînes d’approvisionnement, fragmentées à l’extrême, rendent sa fabrication illisible, tandis que la propriété intellectuelle verrouille toute transparence. Pourtant, sa matérialité est écrasante : terres rares (tantale, palladium, bore, cobalt, tungstène, hafnium), métaux lourds (plomb, chrome, cadmium, mercure), plastiques complexes (acrylonitrile butadiène styrène, polyméthacrylate de méthyle) et substances synthétiques (tétrabrombisphényl-A, tétrafluorocyclohexanes). Un iPhone contient 75 des 118 éléments du tableau périodique, contre une trentaine pour un corps humain. Extraire, raffiner et recombiner ces matières premières engendre une cascade de déchets toxiques, empoisonnant travailleurs et écosystèmes. À chaque étape, le capitalisme cybernétique poursuit son œuvre : accumuler, exploiter, dévaster.

L’empreinte énergétique des machines informatiques en réseau illustre à elle seule le gaspillage colossal du capitalisme cybernétique. D’ici 2026, la consommation électrique des centres de données devrait doubler, atteignant 1 000 térawattheures—soit l’équivalent de la consommation totale de l’Allemagne, selon l’Agence internationale de l’énergie. Plus alarmant encore, leur demande en électricité dépasse déjà celle de tous les pays du monde, à l’exception de la Chine, des États-Unis et de l’Inde. Et ce n’est qu’un fragment de l’infrastructure numérique globale : 30 milliards d’appareils connectés forment l’épine dorsale du réseau. Sans compter l’énergie colossale requise en amont pour extraire et raffiner les matières premières nécessaires à leur fabrication—ni, bien sûr, les pollutions qu’ils génèrent une fois jetés.

En dopant les capacités industrielles du capitalisme, la cybernétique a aussi multiplié les déchets toxiques qui empoisonnent les chaînes d’approvisionnement et s’accumulent jusque dans les chaînes alimentaires. Parmi eux, les PFAS—ces « polluants éternels » devenus tristement célèbres. Ce groupe de quelque 15 000 composés organofluorés synthétiques, inventé dans les années 1950, ne se dégrade pas naturellement. Présents dans toutes les machines informatiques et une myriade de produits du quotidien, ils s’infiltrent désormais jusque dans le corps humain, leur accumulation débutant dès le placenta. Leur impact sanitaire est massif : cancers, chute du nombre de spermatozoïdes, maladies inflammatoires de l’intestin, déficiences cognitives, malformations congénitales, pathologies rénales, thyroïdiennes ou hépatiques… Selon la commission Lancet sur la pollution et la santé, un décès prématuré sur six est déjà imputable à la pollution environnementale—un chiffre voué à s’aggraver à mesure que production et bioaccumulation s’emballent.

La pollution chimique ne se limite pas aux humains : elle ravage aussi les écosystèmes et perturbe les processus biologiques qui rendent la vie possible. La production massive de substances synthétiques est l’un des marqueurs les plus frappants de l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique qui s’est ouverte en 1945, sous l’éclat aveuglant des premières explosions atomiques. En 2019, les ventes mondiales de produits chimiques de synthèse—hors secteur pharmaceutique—ont atteint la somme vertigineuse de 4 363 milliards de dollars. Les rejets industriels, eux, se chiffrent en centaines de milliards de tonnes : même les estimations les plus conservatrices évaluent ces déversements à 220 milliards de tonnes par an, dont un cinquième sous forme de gaz à effet de serre.

Ces rejets massifs restent largement ignorés. En 2020, la réglementation européenne REACH, pourtant pionnière en matière de contrôle des substances chimiques, recensait 23 000 produits—mais 80 % d’entre eux n’avaient toujours pas été évalués quant à leur sécurité. Pis encore, quelque 300 000 composés synthétiques utilisés à l’échelle mondiale ne figurent même pas sur cette liste. Et lorsqu’une évaluation est menée, elle reste parcellaire : les effets combinés de plusieurs substances, tout comme leurs répercussions écologiques à long terme, ne sont tout simplement pas pris en compte. Un rapport d’experts est pourtant sans appel : la pollution chimique constitue un « risque potentiellement catastrophique pour l’avenir de l’humanité » et devrait être traitée avec la même urgence scientifique que la crise climatique.

L’ampleur de cette transformation défie l’entendement. Au début du XXe siècle, la masse des matériaux produits par l’homme—béton, briques, métaux, plastiques—ne représentait que 3 % de la biomasse terrestre, soit l’ensemble du vivant : bactéries, champignons, arbres, animaux. Mais cette masse artificielle a doublé tous les vingt ans, atteignant 1,1 tératonne en 2020, dépassant ainsi la totalité de la biomasse mondiale. Le plastique est l’exemple le plus frappant : alors que le poids cumulé de tous les animaux—humains, vaches, coraux, krills, pigeons, et les 350 000 espèces de coléoptères—ne représente qu’environ 4 gigatonnes, la production plastique atteignait déjà 8 gigatonnes en 2020. D’ici 2040, elle aura encore doublé.

Ces dynamiques exponentielles heurtent de plein fouet les limites physiques du monde, mais rares sont ceux qui, à gauche, s’attachent à une analyse globale du phénomène. Peu prennent au sérieux la question posée par Langdon Winner : « Où et comment les innovations scientifiques et technologiques ont-elles commencé à modifier les conditions mêmes de la vie ? » Trop souvent, la gauche radicale succombe à l’illusion d’une technologie immatérielle, en apesanteur. En témoignent les récents titres du Jacobin« Le problème de l’IA est une question de pouvoir, pas de technologie » ; « Le problème de l’IA est le problème du capitalisme » ; « L’automatisation pourrait nous libérersi nous ne vivions pas sous le capitalisme »—qui relèvent d’une vision strictement instrumentale de la technologie : ce ne serait pas les machines en elles-mêmes qui posent problème, mais la mainmise des grandes entreprises sur celles-ci. La critique se focalise ainsi sur le contrôle plutôt que sur la nature des infrastructures technologiques elles-mêmes. Beaucoup, à gauche, défendent alors une solution simpliste : « collectiviser les plateformes », comme si se débarrasser des patrons suffisait à régler le problème. Ce raisonnement frôle le worker-washing, en laissant croire que remplacer le PDG de Nvidia par un comité de travailleurs suffirait à établir un socialisme durable.

Il ne s’agit pas de prôner un rejet total des machines informatiques ou des composés synthétiques issus du capitalisme cybernétique. Mais il est urgent de repenser la place qu’ils devraient occuper dans un monde où l’épanouissement humain pourrait coexister avec le respect des limites planétaires. L’expansion effrénée des technologies cybernétiques et les abstractions aliénantes qu’elles produisent forment un désastre en accélération. Il est temps de forger une critique matérialiste à la hauteur de l’enjeu—une critique qui ne se limite pas aux rapports de pouvoir et de propriété, mais qui s’attaque aussi aux flux de matières premières dont dépend ce système et aux bouleversements qu’il impose aux conditions mêmes de la vie sur Terre. Rien de moins ne sera suffisant face à l’ampleur de la crise.

18.03.2025 à 18:58

Au Pérou, la progression du néolibéralisme militarisé

Carla Granados Moya

Répression militaire, criminalisation de la contestation, normalisation de la violence d’État… Depuis la fin du « conflit armé interne » (1980-2000), les forces militaires péruviennes n’ont jamais réellement quitté la scène politique. Jadis instrumentalisée pour justifier une « guerre sale » contre les guérillas Sentier lumineux et Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA), leur doctrine sécuritaire s’est adaptée à la […]
Texte intégral (4157 mots)

Répression militaire, criminalisation de la contestation, normalisation de la violence d’État… Depuis la fin du « conflit armé interne » (1980-2000), les forces militaires péruviennes n’ont jamais réellement quitté la scène politique. Jadis instrumentalisée pour justifier une « guerre sale » contre les guérillas Sentier lumineux et Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA), leur doctrine sécuritaire s’est adaptée à la nouvelle conjoncture. Aujourd’hui, c’est au nom de l’ordre économique que l’on réprime. Tandis que la figure de l’« ennemi interne » continue de hanter les imaginaires, l’ingérence des officiers retraités dans la vie publique s’intensifie, au service d’intérêts corporatistes et anti-démocratiques. Par Carla Granados Moya, traduction Nubia Rodriguez et Clara Tisseuil Rodriguez [1].

L’entrée en politique d’anciens militaires, vétérans du « conflit armé interne » ou officiers retraités du régime autoritaire d’Alberto Fujimori, gagne du terrain au Pérou [le « conflit armé interne » renvoie à une période qui s’échelonne de 1980 à 2000 ; l’armée péruvienne, dont l’impunité a été consacrée par les gouvernements d’Alan García et d’Alberto Fujimori, a multiplié les actions criminelles visant à réprimer des guérillas révolutionnaires NDLR]. L’inclination autoritaire qui imprègne la culture politique du pays, combinée à une instabilité gouvernementale persistante, favorise ce phénomène. Contrairement aux périodes passées, les militaires n’accèdent plus au pouvoir par des coups de force, mais par les urnes. Pourtant, cette évolution n’est pas nécessairement le signe d’une adhésion aux principes démocratiques.

La politique péruvienne sous l’influence d’anciens militaires

Vingt ans après le retour à la démocratie, à la suite de la chute du régime de Fujimori et de la fin du « conflit armé interne », plusieurs ex-officiers des Forces armées occupent des postes clés dans l’appareil d’État. Depuis le début de la crise démocratique en 2018, avec la démission de Pedro Pablo Kuczynski, plus d’une dizaine de hauts gradés retraités ont accédé à des fonctions parlementaires, ministérielles ou à la tête de partis politiques, pesant ainsi sur les décisions du gouvernement.

« Un soldat ne cesse jamais d’être un soldat »

Le point culminant de cette ascension a été marqué par la violente répression orchestrée par le gouvernement de Dina Boluarte entre décembre 2022 et mars 2023. Face à une vague de manifestations réclamant sa démission et de nouvelles élections, l’armée et la police ont ouvert le feu, tuant 49 civils, dont six mineurs. Les autopsies révèlent que nombre de victimes, principalement d’origine quechua et aymara, ne participaient pas directement aux manifestations. Avant leur exécution, elles avaient été arbitrairement qualifiées de « terroristes » par les autorités. Certains militaires retraités siégeant aujourd’hui au Parlement ont même revendiqué ces morts. Jorge Montoya, député d’extrême droite et ancien haut gradé sous Fujimori, les a décrites comme un « tribut de sang » pour la guerre contre le terrorisme et la défense de la démocratie.

L’intégration des militaires à la sphère politique a injecté une rhétorique guerrière dans le discours public, à tel point que de nombreux politiciens civils s’en sont emparés. La justification des violences commises par les forces de l’ordre s’inscrit dans une vision militariste teintée de racisme, où l’ennemi intérieur est systématiquement assimilé à un terroriste.

L’instabilité démocratique du Pérou a favorisé cette montée en puissance des militaires. Depuis 2018, la guerre ouverte entre les pouvoirs exécutif et législatif a plongé le pays dans une crise politique chronique, avec cinq présidents en six ans. Face à cet état de faiblesse institutionnelle, les dirigeants successifs ont multiplié les appels à l’armée, facilitant sa politisation. Le basculement s’est toutefois produit en 2021, avec l’élection de Pedro Castillo.

Pour de nombreux officiers, en activité ou à la retraite, Castillo représentait un intrus. Cet ancien instituteur issu d’un milieu rural, soupçonné d’être un ex-guérillero, était indigne de diriger le pays. Ce rejet a été exploité par l’extrême droite, emmenée par Keiko Fujimori. Après sa défaite aux élections de 2021, elle a lancé une offensive contre Castillo et ses électeurs, majoritairement indigènes et issus des régions marginalisées. Alliés à Fujimori, des groupes radicaux composés d’ex-soldats ont organisé des manifestations, arborant uniformes et insignes militaires. Ils ont dénoncé une prétendue fraude électorale, réclamant l’annulation du scrutin et appelant même à un coup d’État.

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Amplifiée par les médias, cette présence accrue des militaires sur la scène publique leur a permis de peser encore davantage sur le débat politique. Aujourd’hui encore, l’instrumentalisation des militaires par le pouvoir se poursuit. Le 30 mars dernier, alors que son domicile était perquisitionné dans le cadre du scandale des Rolex, Dina Boluarte a mis en scène son soutien militaire. Elle est apparue publiquement aux côtés des hauts commandants des Forces armées, en guise de réponse politique aux accusations d’enrichissement illicite. Ce n’était pas une première. Lors de la répression des manifestations contre son gouvernement, Boluarte avait déjà encouragé la participation des forces de l’ordre à des événements de propagande, cyniquement baptisés « marches pour la paix ». Elle a ainsi légitimé l’usage de la violence d’État, ayant conduit à la mort de dizaines de civils.

Alors que l’armée péruvienne s’ancre dans la sphère politique, sa présence suscite de vives inquiétudes. Dans un pays où la démocratie vacille, l’ombre des militaires plane plus que jamais sur l’avenir institutionnel du Pérou.

Nouveaux soldats politiques

« Un soldat ne cesse jamais d’être un soldat ». Cette maxime du monde militaire est souvent négligée par les civils, conduisant à une erreur d’appréciation : considérer ces acteurs comme de simples « ex-militaires ». En réalité, les officiers retraités entrent aujourd’hui en politique en usant de leur statut de civils. Finie l’ère des coups d’État place aux urnes. Paradoxalement, ces nouveaux « soldats politiques » – selon le concept développé par Dirk Kruijt (2012) – utilisent les mécanismes démocratiques pour faire avancer une agenda corporatiste et antidémocratique.

C’est l’élection d’Ollanta Humala à la présidence en 2011 a marqué un tournant dans cette dynamique. À partir de ce moment, des militaires de différentes générations – des officiers aux simples conscrits ayant servi dans les années 1980 et 1990 – ont investi le champ politique pour défendre leurs propres intérêts. La période du conflit armé interne, suivie de la dictature fujimoriste, a laissé chez eux un sentiment d’abandon. Après la transition démocratique, leurs revendications ont été ignorées. En réponse, nombre d’entre eux ont rejoint des partis politiques traditionnels, tandis que d’autres ont fondé leurs propres mouvements.

Avec l’aggravation de la crise démocratique, les partis cherché à intégrer des officiers retraités dans leurs rangs, aboutissant à l’émergence de formations politico-militaires. Parmi elles, Rénovation Populaire, dont le vice-président est l’amiral Jorge Montoya, l’un des chefs de file de l’extrême droite parlementaire ; le Parti Patriotique du Pérou, dirigé par l’ex-capitaine de corvette Herbert Caller ; Unité et Paix, fondé par le général retraité Roberto Chiabra, ces deux derniers étant ancrés à droite. À l’opposé, l’A.N.T.A.U.R.O. (Alliance Nationale des Travailleurs, Agriculteurs, Universitaires, Réservistes et Ouvriers) adopte une ligne de gauche autoritaire sous l’impulsion du major à la retraite Antauro Humala, frère de l’ancien président.

Bien que tous se préparent à briguer la présidence en 2026, ces formations ne sont pas homogènes et leurs orientations évoluent au gré des conjonctures politiques. Leur positionnement tient davantage à leur vision du pouvoir et à la manière dont ils interprètent l’histoire récente du Pérou, plutôt qu’à une appartenance idéologique déterminée.

Selon les données publiées sur le blog de l’Alliance pour la Réhabilitation des Forces Armées et de la Police Nationale, près de cinquante officiers retraités se sont présentés aux élections générales de 2021, en tant que candidats à la présidence ou au Parlement. Une tendance qui, à en juger par la situation actuelle, devrait se poursuivre lors du scrutin de 2026.

Au Pérou, les membres des forces armées ont le droit de vote. Le poids du « vote militaire » – englobant l’ensemble des forces de défense du pays – est crucial, non seulement pour l’élection des anciens officiers qui briguent des postes politiques, mais aussi pour l’exécution des promesses électorales une fois ces derniers au pouvoir. Bien qu’aucune étude ne quantifie précisément l’ampleur de cet électorat, les stratégies de campagne des partis intégrant d’anciens militaires montrent clairement l’importance de ce segment.

L’armée péruvienne, par nature hiérarchisée, constitue une communauté soudée, marquée par un fort sentiment d’appartenance et de loyauté. Ces liens étroits favorisent la mise en place de réseaux politiques internes qui mobilisent les préoccupations du corps militaire, notamment en période électorale. Cette dynamique se reflète dans la composition actuelle du Congrès, où siègent quatre anciens hauts gradés : les généraux Roberto Chiabra (élu sous la bannière d’Alianza para el Progreso) et Williams Zapata (Avanza País), ainsi que les amiraux José Cueto et Jorge Montoya (Renovación Popular).

La répression « anti-terroriste » ne s’est pas abattue sur Castillo lui-même mais sur ses électeurs

Malgré leur appartenance à des formations politiques distinctes, ces parlementaires partagent un socle commun. Ils appartiennent à la même génération de militaires, celle qui a été façonnée par le conflit armé interne et la dictature d’Alberto Fujimori. Ces deux événements, marqués par une violence inédite dans l’histoire républicaine du pays, ont plongé l’armée dans des affaires de corruption et de violations des droits humains d’une ampleur considérable.

Le spectre de l’ère Fujimori

Il ne faut pas oublier que l’armée péruvienne, conformément à la Constitution, a été chargée de combattre la subversion et de mettre un terme aux attaques des organisations armées Sentier lumineux et MRTA dans les années 1980. Ce conflit, qualifié de « guerre contre le terrorisme » dans le discours militaire, a toutefois donné lieu à de graves exactions : exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, tortures, violences sexuelles et traitements inhumains.

À cette période de chaos s’est ajoutée la crise économique de la fin des années 1980, qui a favorisé l’ascension d’Alberto Fujimori. Élu en 1990, il s’est maintenu au pouvoir grâce à un auto-coup d’État en 1992, instaurant un régime autoritaire en étroite alliance avec l’armée. En 1995, il a été réélu en s’attribuant le mérite de l’éradication du terrorisme et de la « pacification » du pays. Cependant, au début des années 2000, la divulgation de multiples scandales de corruption, impliquant directement l’armée et les services de renseignement, a précipité sa chute. La révélation de l’existence d’escadrons de la mort, comme le Groupe Colina, et la fraude électorale visant à lui garantir un troisième mandat ont marqué la fin de son règne.

C’est dans cette expérience historique que s’enracine l’agenda politique des militaires aujourd’hui présents au Parlement. Depuis leur entrée en politique, ces parlementaires militaires défendent des projets de loi aux accents profondément autoritaires. Parmi leurs initiatives figurent :

* Le renforcement des lois répressives, avec la promotion de la peine de mort et la militarisation de la sécurité intérieure.

* L’élargissement des pouvoirs des forces armées, incluant la paramilitarisation de la société civile.

* Une rupture avec les instances internationales, notamment par la proposition de retrait du Pérou du Système interaméricain des droits de l’homme.

* L’amnistie des militaires impliqués dans des crimes de guerre, visant à effacer les responsabilités dans les exactions commises durant le conflit armé interne.

Ces ambitions sont aujourd’hui cristallisées dans la loi N°6951 2023-CR, qui cherche à réhabiliter certains responsables de violences d’État, tout en censurant la mémoire des victimes et en réécrivant l’histoire officielle.

Loin d’être affaiblis par ce passé, ces militaires se repositionnent désormais comme des garants de la démocratie. Cette rhétorique trouve un écho grandissant auprès d’une population désillusionnée par la classe politique civile et soutenue par des groupes de pouvoir influents. L’amiral Montoya, signataire du pacte de fidélité au régime de Fujimori, a ainsi été le député le plus plébiscité lors des élections de 2021. De même, le général Zapata, chef de l’opération militaire Chavín de Huántar (1997) et figure impliquée dans le massacre d’Accomarca (1985), a été élu président du Parlement en 2022.

L’ascension des militaires sur la scène politique péruvienne ne relève donc pas d’un hasard. Elle s’inscrit dans une stratégie de reconquête du pouvoir par ceux qui, hier encore, étaient au cœur des rouages de l’État autoritaire.

Le terruqueo militaire : une arme politique

Le terruqueo était une pratique largement employée par l’armée durant le conflit armé interne au Pérou [il n’existe pas de traduction exacte de terruqueo, qui peut tout aussi bien renvoyer à l’assimilation au terrorisme qu’au « stigmate terroriste » NDLR]. Il consistait à accuser, avec ou sans preuves, des citoyens d’entretenir des liens avec les organisations terroristes Sentier Lumineux et MRTA. Cette stratégie ne se limitait pas à la criminalisation des personnes soupçonnées de « terrorisme » : elle légitimait également leur élimination. Assimilés à des traîtres à la patrie, les syndicalistes et autres opposants qualifiés de terrucos furent non seulement stigmatisés et déshumanisés, mais parfois même privés de leur nationalité péruvienne avant d’être exécutés. Dans la logique militaire, le terruqueo fut ainsi utilisé comme une arme de guerre justifiant la répression et les violations des droits humains au nom de la « pacification nationale ».

Après la défaite militaire des organisations terroristes, le terruqueo a cessé d’être un instrument de guerre pour devenir un outil de stigmatisation politique. La droite conservatrice péruvienne en a fait une arme redoutable pour marginaliser et réprimer certaines catégories de la population : défenseurs des droits humains, familles des victimes du conflit, communautés autochtones et, plus largement, tous ceux qui osaient exercer leur droit à manifester.

 L’emprise militaire sur la vie politique péruvienne n’a pas été l’exception mais bien la règle

Cette stratégie répressive a resurgi avec force lors des élections de 2021 et des manifestations de fin 2022-début 2023. L’ascension politique de Pedro Castillo, candidat de gauche et représentant du parti Perú Libre, a cristallisé ce phénomène. Dès son élection, des menaces de mort ont été proférées à son encontre, principalement par d’anciens militaires affiliés à Renovación Popular et par d’autres figures de l’extrême droite. Incapables de l’écarter du pouvoir par des accusations de fraude électorale, des tentatives de coup d’État ou des appels à l’insurrection, ses opposants ont radicalisé leur discours : cette fois, l’élimination physique devenait une option. Pour la première fois, un candidat ouvertement marxiste et issu des classes populaires accédait à la présidence, une victoire jugée inacceptable par l’élite conservatrice.

Répression politique aux accents ethniques

L’élection de Castillo a provoqué un durcissement des élites politiques, économiques, militaires et policières. Dans leur logique, les « vaincus » de la guerre civile ne pouvaient en aucun cas gouverner. Il ne s’agissait plus seulement de s’opposer à eux, mais de les éradiquer, de les « tuer pour de bon », selon leurs propres termes. Tragiquement, le terruqueo ne s’est pas abattu sur Castillo lui-même, mais sur ses électeurs. Sous le gouvernement de Dina Boluarte, la répression a fait des dizaines de morts parmi les populations qui avaient voté pour lui, majoritairement des Quechuas et des Aymaras.

Ces électeurs n’ont pas seulement été assimilés à des terroristes : ils ont également été ciblés en raison de leur identité indigène, subissant une stigmatisation raciale et une déshumanisation similaires à celles des décennies passées. Alors qu’ils défendaient leur choix dans les rues, ils se sont retrouvés face à une violence sanctionnée par l’État, perpétrée sous couvert de lutte contre le terrorisme. Contrairement à la version véhiculée par l’extrême droite, ces populations historiquement exclues de la sphère politique nationale voyaient en Castillo un symbole de représentation démocratique et de reconnaissance citoyenne. Son élection coïncidait avec le bicentenaire de l’indépendance du Pérou, un moment chargé de symboles pour ces communautés longtemps reléguées en marge de la nation.

Le soutien des anciens militaire devenus parlementaires à cette répression sanglante témoigne d’un héritage idéologique non résolu. Marqués par leur expérience du conflit armé interne, ces officiers ont intégré une vision fratricide du politique : pour eux, la guerre contre le terrorisme a laissé place à une guerre contre leurs opposants idéologiques. D’où l’idée, omniprésente dans leur discours, qu’il faut « éliminer » l’adversaire.

C’est cette bataille qu’ils mènent désormais depuis le Parlement. Et lorsqu’ils cherchent à accéder à la présidence, c’est avec un objectif clair : transformer l’État de l’intérieur, puisqu’ils n’ont pas pu « le détruire de l’extérieur ».

Néolibéralisme militarisé et privatisation de la force armée

Le modèle économique néolibéral imposé dans les années 1990 a profondément transformé la doctrine de sécurité nationale. Dans ce nouveau paradigme, le rôle des Forces armées a évolué : elles ne protègent plus en priorité les citoyens qui incarnent la nation, mais plutôt le marché. Ce glissement idéologique s’est manifesté clairement lors des récentes mobilisations sociales.

Le haut commandement militaire a publiquement revendiqué le droit de protéger la population selon son niveau de productivité économique. En divisant la société entre « bons » et « mauvais » Péruviens, les forces de sécurité ont affirmé que le droit à la vie et à la protection devait être accordé en priorité à ceux qui « travaillent », au détriment de ceux qui manifestaient. Cette rhétorique a été adoptée par l’élite entrepreneuriale, qui a exigé avec insistance que la « poigne » des forces de l’ordre réprime les protestations. Plusieurs chefs d’entreprise sont apparus dans les médias en appelant à des collectes pour fournir nourriture et équipements aux militaires et policiers, les encourageant à « tirer sur » les manifestants qu’ils percevaient comme une menace pour l’économie nationale. Cette privatisation de l’usage de la force publique ont été non seulement légitimées par l’extrême droite péruvienne, mais aussi soutenues par des groupes internationaux.

Jorge Montoya et José Cueto, militaires devenus parlementaires, ont célébré l’issue des manifestations – qui ont causé 49 décès – aux côtés de figures politiques et économiques du monde hispanique lors du II Encuentro Regional de Foro Madrid à Lima, en mars 2023. Cette rencontre a eu lieu alors qu’une grande partie du pays pleurait encore ses victimes.

Tuer au nom du progrès économique n’a rien de nouveau au Pérou. Cette pratique a été régulièrement justifiée et intensifiée à mesure que le pays signait des traités de libre-échange et développait une économie extractiviste. Selon la Defensoría del Pueblo, entre 2006 et 2020, les forces de sécurité ont tué 289 personnes et blessé 5 008 autres lors de conflits sociaux liés, entre autres, aux conséquences néfastes des concessions minières.

Cette violence croissante dans la gestion des conflits sociaux s’explique par la persistance de la figure de « l’ennemi intérieur » dans l’imaginaire militaire et politique. Malgré la fin du conflit armé interne et la défaite militaire du Sentier Lumineux et du MRTA, la guerre contre le terrorisme ne s’est jamais réellement arrêtée aux yeux des Forces armées. Pour elles, elle se poursuit encore aujourd’hui dans la région du Valle del Río Apurímac, Ene y Mantaro (VRAEM), où le Partido Comunista Militarizado del Perú, allié au narcotrafic, maintient une présence active. Ce contexte a permis de maintenir en vigueur la doctrine de « l’ennemi intérieur ».

Une démocratie aux mains des militaires

Sur le temps long, l’emprise militaire sur la vie politique péruvienne n’a pas été l’exception mais bien la règle. Depuis son indépendance en 1821, le Pérou a été majoritairement gouverné par des militaires. Et bien que la transition démocratique ait marqué une pause relative dans cette dynamique, la crise institutionnelle actuelle a ravivé cette tendance.

Le pouvoir civil, qu’il en soit conscient ou non, cède progressivement aux militaires retraités une démocratie pourtant reconquise il y a à peine deux décennies. Fragilisé par sa propre instabilité et sa propension à la corruption, il facilite cette transition. À travers les différentes facettes de cette mainmise militaire, on observe comment ces nouveaux « soldats politiques » utilisent les règles du jeu démocratique pour imposer leur agenda corporatiste. En injectant une logique guerrière dans l’espace politique, ils ne se contentent pas de banaliser et d’encourager la violence verbale ; ils justifient la violence physique exercée contre les citoyens qui, par la protestation, expriment leur désaccord avec les orientations du gouvernement.

Dans ce cadre idéologique où l’action militaire devient indissociable de l’action politique, les exécutions extrajudiciaires et autres violations des droits humains recommencent à être couvertes par le voile de l’impunité. C’est précisément ce qui rend si dangereux l’abandon de la démocratie aux mains de militaires retraités qui n’en défendent pas les principes fondamentaux. Dans leurs versions les plus radicales, ils n’hésiteraient pas à plonger à nouveau le pays dans le sang et la mort- comme les événements récents l’ont tristement démontré -, ramenant une fois de plus le Pérou vers une ère fratricide.

Note :

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