10.07.2025 à 06:00
Michelle Eid
Longtemps reléguée au statut de ville secondaire laissée à l'abandon, Tripoli bénéficie aujourd'hui d'un changement d'habitudes dans les pratiques culturelles libanaises, en lien avec la situation politique nationale et régionale. Un lieu en particulier devient l'emblème, l'espace culturel Rumman. Reportage. Pendant des décennies, Beyrouth a dominé l'imaginaire culturel du Liban. Accueillant les plus grands théâtres, salles de concert, maisons d'édition et festivals du pays, la capitale a (…)
- Lu, vu, entendu / Liban, Résistance, Musique, Reportage, Tripoli (Liban)Longtemps reléguée au statut de ville secondaire laissée à l'abandon, Tripoli bénéficie aujourd'hui d'un changement d'habitudes dans les pratiques culturelles libanaises, en lien avec la situation politique nationale et régionale. Un lieu en particulier devient l'emblème, l'espace culturel Rumman. Reportage.
Pendant des décennies, Beyrouth a dominé l'imaginaire culturel du Liban. Accueillant les plus grands théâtres, salles de concert, maisons d'édition et festivals du pays, la capitale a été considérée comme le cœur de la vie culturelle — non seulement du Liban, mais aussi pour une grande partie de la région. Cette centralisation a toutefois rendu la culture inaccessible pour de nombreux habitants en dehors de Beyrouth, renforçant les divisions de classe, l'isolement spatial et un sentiment de marginalisation parmi les populations du nord avec Tripoli comme principal centre urbain, du sud autour de Tyr, et de la Bekaa avec la ville de Baalbek.
Autre particularité de la scène culturelle beyrouthine : son rapport à la mondialisation. Les jeunes générations de la capitale et du Mont-Liban sont attirées par l'esthétique occidentale, que ce soit en termes de productions artistiques ou de mode de vie, souvent au détriment d'expressions plus locales. Si les formes culturelles traditionnelles n'ont pas disparu, elles sont perçues comme dépassées ou peu commercialisables et reléguées à une place subalterne.
Après le soulèvement d'octobre 2019, une nouvelle vague d'artistes arabophones locaux — groupes indépendants, rappeurs — s'est à nouveau imposée sur la scène musicale libanaise. Un processus lent, mais efficace, dans lequel la langue, le rythme et les récits régionaux ont repris le devant de la scène. Depuis le début du génocide à Gaza et l'offensive israélienne contre le Liban, ce changement culturel s'est pérennisé. La violence crue et le silence mondial face à ce que vivent les Palestiniens et les Libanais provoquent une rupture, amenant beaucoup de personnes à une remise en question de leur mode de consommation culturelle. Il y a depuis un intérêt croissant envers la production culturelle locale, non seulement comme forme d'art, mais aussi comme forme de résistance, notamment à travers le fait de se reconnecter au patrimoine.
Rumman (Grenade, en arabe) est un espace culturel alternatif de la ville de Tripoli, située à 80 km au nord de la capitale et qui accueille divers événements. Fondé par Mohamed Tannir et Alex Baladi, le lieu a officiellement ouvert ses portes en 2021. Les débuts sont hésitants, autour d'ateliers d'art pour enfants et de rassemblements. Mohamed, originaire de Beyrouth, a été attiré par cette ville riche en patrimoines culturels divers, mais longtemps négligée par les politiques nationales, et quelque peu méprisée dans le traitement médiatique :
On a vu que la ville disposait d'un vrai potentiel de transformations porté par une base populaire appelant au changement et aimant profondément sa ville. Mais cette énergie a été paralysée par des politiques et des politiciens qui ont appauvri sa population.
Pourtant, rappelle-t-il, « les premiers cinémas du Liban ont ouvert ici, à Tripoli ». Cette mémoire a inspiré le choix du lieu pour Rumman, installé dans une salle de cinéma abandonnée, jadis appelée Stereo Kawalis (Coulisses stéréo). Pour eux, c'était un signe : « Nous avons rénové la salle tout en essayant de conserver son authenticité. Nous avions le sentiment que la ville et les habitants avaient besoin d'un rappel de leur riche passé. »
Au-delà de l'esthétique, la philosophie de Rumman est de bousculer l'idée selon laquelle l'art serait un luxe, réservé à ceux qui ont du temps, les moyens d'y accéder et des relations dans le milieu. Cette réflexion centrée sur la notion d'accessibilité est radicale dans sa simplicité : elle affirme que la culture ne devrait pas être un privilège.
On peut venir de tout milieu — ouvrier agricole, étudiant, peu importe — et apprécier l'art. Nous voulons supprimer les divisions socioéconomiques dans la culture et la rendre accessible à toutes et tous, y compris aux artistes eux-mêmes.
Dans cet esprit, Rumman a accueilli des performances musicales très variées, du classique tarab au rap, du rock métal aux sons expérimentaux. Le public est tout aussi diversifié, y compris entre Tripolitains ou visiteurs venant d'autres villes libanaises.
En plus de sa fonction culturelle, Rumman devient rapidement un espace de cohésion sociale, rassemblant des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement. Alors qu'une grande partie du Liban est marquée par la fragmentation politique et la géographie confessionnelle, Rumman propose de se rencontrer autour d'expériences partagées et d'échanges créatifs.
Samia, blogueuse et passionnée de culture originaire de Beyrouth, raconte sa première visite à ce lieu, en septembre 2024 :
Rumman organisait un festival de trois jours avec beaucoup d'artistes que je voulais voir depuis longtemps. J'ai adoré la programmation. Pour moi, la distance ne posait pas problème. J'étais ravie de découvrir un nouvel espace en dehors de la capitale.
Au-delà de la musique, l'événement lui permet de tisser des liens avec des personnes issues de communautés avec lesquelles elle n'avait jamais interagi auparavant : « Je rencontre chaque fois de nouvelles personnes, qu'il s'agisse d'organisateurs ou de spectateurs. Je me familiarise de plus en plus avec la ville. Elle commence vraiment à me plaire. »
Une programmation l'a particulièrement marquée en février 2025 : South Goes North, un festival réunissant principalement des rappeurs originaires du Sud-Liban.
C'était puissant. On se sentait en connexion avec les artistes et les autres participants. Je pense qu'il est essentiel de faire l'effort d'aller ailleurs. J'aimerais vraiment faire cela davantage — me rendre dans le Sud, dans la Bekaa, partout hors de Beyrouth, pour assister à des événements culturels.
Cet échange interrégional, si étroit soit-il, est au cœur de la mission de Rumman. « Des artistes viennent de partout, note Mohamed, mais nous faisons aussi en sorte de mettre en avant ceux de Tripoli, pour créer des ponts et leur permettre de se faire connaître dans le reste du pays. »
L'importance d'une communauté artistique et attachée à la production culturelle est d'autant plus centrale dans un pays qui vit une succession de crises nationales et régionales — l'effondrement économique, l'explosion du port de Beyrouth en 2020 ou les guerres israéliennes et l'occupation du sud du pays —, et où l'État ne répond pas présent. « C'était beau de voir ces acteurs, souvent sans revenus, se mobiliser pour l'aide de première nécessité, que ce soit après l'explosion ou pendant la guerre », se souvient Mohamed.
Des espaces résonnent également avec la douleur, la colère ou la désillusion des jeunes face à l'incurie des institutions et aux récits dominants. Alors que les pays occidentaux soutiennent le génocide à Gaza ou l'occupation du Liban — et plus récemment les bombardements contre l'Iran —, beaucoup se sont sentis aliénés non seulement par l'ordre international, mais aussi par la culture globale à laquelle ils s'étaient autrefois identifiés.
De plus en plus, des espaces similaires germent à Tripoli, ici dans des théâtres autogérés, là dans des cinémas restaurés, devenus scènes de solidarité, dans tous les sens du terme.
Le cas de Rumman reflète une évolution plus large, plus profonde. Le Liban assiste à une puissante reconnexion : à sa langue, à son héritage artistique, aux formes d'expression culturelle qui ont porté ses communautés pendant des décennies de guerre, de douleur et de bouleversements. Ce qui était autrefois jugé démodé ou marginal fait désormais l'objet d'une réappropriation plus dynamique et percutante. Dans un pays marqué par les guerres et l'oubli forcé, la production culturelle s'avère une forme de mémoire politique. Chanter en arabe, écrire sur sa terre, rassembler les gens par la musique ou la danse sont autant de moyens de refuser l'oubli. Dans un monde qui tente d'effacer, de lisser, de dépolitiser ou de revaloriser l'identité arabe comme une simple marchandise, la création culturelle devient une ligne de front. Comme une façon de dire : « Nous sommes toujours là, et nous nous souvenons de nos racines. » À travers ces espaces, un autre Liban prend alors forme. Un pays qui commence à écouter de nouveau sa propre voix.
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Cet article a été publié initialement sur Mashallah News
Traduit de l'anglais par Léonard Sompairac.
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
Le Réseau des médias indépendants sur le monde arabe coordonné par Orient XXI vous propose une rencontre à Paris avec les journalistes des médias du Réseau autour de ce dossier.
RDV le jeudi 26 juin aux Amarres, à 19h.
09.07.2025 à 06:00
Ezra Nahmad
La solidarité sans filtre du groupe de punk rap nord-irlandais avec la Palestine scandalise et effraye nombre de programmateurs musicaux et de festivals. Elle permet de mettre, sur le devant de la scène, la bataille culturelle mondialisée qui se joue autour du génocide à Gaza. Les drapeaux palestiniens au bord des routes, jusque dans les lieux les plus reculés, sont une singularité du paysage irlandais. Leur usure causée par la pluie et le vent indique qu'ils ont été plantés depuis un (…)
- Lu, vu, entendu / Irlande du Nord , Censure, Musique, Liberté d'expression, Gaza 2023-2025La solidarité sans filtre du groupe de punk rap nord-irlandais avec la Palestine scandalise et effraye nombre de programmateurs musicaux et de festivals. Elle permet de mettre, sur le devant de la scène, la bataille culturelle mondialisée qui se joue autour du génocide à Gaza.
Les drapeaux palestiniens au bord des routes, jusque dans les lieux les plus reculés, sont une singularité du paysage irlandais. Leur usure causée par la pluie et le vent indique qu'ils ont été plantés depuis un certain temps, et que personne ne s'empressera de les enlever. La fraternité entre l'Irlande et la Palestine est connue pour leur communauté de destin : la colonisation britannique.
Le battage récent autour de Kneecap, le groupe de punk rap qui a sorti le gaélique de la musique traditionnelle et de la pop, remet cette solidarité au cœur d'une guerre culturelle et politique.
Le trio, originaire de Belfast-Ouest (quartier à majorité catholique) et de Derry, fervent défenseur de la cause palestinienne, participe activement à tous les « Gigs for Gaza », ces concerts organisés en soutien à Gaza. Lors de la plupart de leurs shows, Liam Óg Ó hAnnaidh, Naoise Ó Cairealláin et JJ Ó Dochartaigh — connus sur scène sous les noms de Mo Chara, Móglaí Bap et DJ Próvaí — invitent le public à scander avec eux le slogan : « Free, Free Palestine ».
Tirant son nom du « kneecapping » — cette méthode punitive qui consiste à tirer dans les rotules, utilisée par les paramilitaires en Irlande du Nord et par l'armée israélienne contre les Palestiniens lors de la « marche du retour » en 2018 à Gaza —, le groupe cultive l'art de la provocation. Un film récent, sobrement intitulé Kneecap, interprété par les membres du groupe et retraçant (très) librement leurs débuts — faits de drogues, de rap et d'indépendantisme — ajoute une pierre de plus à la légende qu'ils se construisent. Le long-métrage a déjà reçu le prix du public au Festival du cinéma américain de Sundance, après avoir raflé sept British Independent Film Awards (BIFA), dont celui du meilleur film britannique indépendant.
Le quotidien britannique de centre-gauche The Guardian les chouchoute et les qualifie de « groupe parmi les plus controversés en Grande-Bretagne et en Irlande depuis les Sex Pistols », tandis que le tabloïd conservateur The Daily Mail, les appelle les « “Anti-British” rappers » (rappeurs « anti-britanniques »). Le trio, dont un des tubes reprend le slogan républicain « Brits out »1, assume pleinement ces attaques et répond :
Ils n'apprécient pas que nous nous opposions à la domination britannique, que nous ne croyions pas que l'Angleterre serve qui que ce soit en Irlande. Que nous disions que les classes ouvrières des deux côtés de la communauté méritent mieux, des financements publics, des services de santé mentale appropriés, méritent de célébrer la musique et l'art et méritent la liberté d'exprimer notre culture.2
Avec Kneecap, les mots sont des balles. Au Coachella Valley Music and Arts Festival, en Californie, ils ont clamé sur scène :
Fuck Israël. Les Palestiniens n'ont nulle part où aller. C'est là qu'ils vivent, bordel ! Et on les bombarde depuis le ciel ! […] Israël commet un génocide contre le peuple palestinien, rendu possible par le gouvernement américain, qui arme et finance Israël.
Sur l'écran géant de la scène, on pouvait lire : « Israël commet un génocide contre le peuple palestinien. »
Un scandale est né. Le producteur américain du groupe, la société Independent Artist Group (IAG), s'est désengagé suite à la controverse, entraînant l'invalidation de leurs visas de travail. En Europe, sous la pression de groupes pro-israéliens, plusieurs festivals de musique ont revu leur programmation. En Allemagne, le Hurricane Festival et le Southside Festival ont déprogrammé leurs concerts prévus en juin. Les membres du groupe n'en font pas un drame à ce stade :
Nous sommes en train de déposer une nouvelle demande de visa [d'entrée aux États-Unis]. J'espère que ça marchera. Mais si ça ne marche pas, je pourrai vaquer à mes occupations sans avoir à me soucier de mon prochain repas ou d'un bombardement de ma famille. Visa révoqué, je pourrai m'en remettre.3
Le groupe est désormais habitué. Ce n'est pas la première fois qu'il se retrouve au cœur d'une polémique pour ses prises de position. Le 18 juin, Mo Chara comparaissait devant le tribunal de première instance de Westminster à Londres pour « apologie du terrorisme ». Il était accusé d'avoir déployé un drapeau du Hezbollah lors d'un concert londonien le 21 novembre 2024, au moment de l'offensive terrestre israélienne contre le Liban. L'audience a été reportée au 20 août pour vice de forme.
À la sortie du tribunal, devant une foule de fans et de curieux, Mo Chara a entonné son slogan favori « Free Free Palestine ». Le public suit. Pour les fans, « il défend l'Irlande et la Palestine en même temps, c'est normal ». Il n'y a aucun autre endroit au monde où le sort de la Palestine est spontanément associé au destin local et avec autant de conviction. Et où un groupe musical remet la question de cette solidarité sur le tapis avec un savoir-faire inédit, où la provocation ne compromet pas le message politique. En mai 2025, ils ont reversé leurs recettes du Wide Awake Festival à Médecins Sans Frontières.
Rebelote à Glastonbury le 28 juin dernier. Avant l'ouverture du festival, soutenu par des députés conservateurs, le premier ministre travailliste Keir Starmer avait appelé à l'annulation du concert et à la censure du groupe : « Ils ne devraient pas être autorisés à jouer sur scène, a-t-il argué, ce n'est pas correct. » La BBC, partenaire du festival, a ensuite déprogrammé la retransmission du concert en direct. Réponse lapidaire de Kneecap : « Tu sais quoi, Keir, ce qui n'est pas correct c'est d'armer un putain de génocide. »
Quand on les accuse de tirades outrancières, ils rétorquent :
Si vous pensez qu'un groupe satirique, qui singe des personnages sur scène, est plus scandaleux que le meurtre de Palestiniens innocents, alors vous devriez vous poser des questions.4
En attendant le début du concert, la foule de Glastonbury agitait des dizaines de drapeaux palestiniens géants. Sur un écran, un montage reprenait les nombreux appels à censurer le groupe pour chauffer le public. Et lançait un rendez-vous : « Venez nombreux au procès du 20 août à Londres. » Sur la scène, Kneecap truffe ses prises de parole de « Fuck Keir Starmer ». « Fuck the Daily Mail »… « Jamais vu autant de monde à un concert », commente Móglaí Bap, « la foule est bourrée de “Fenian bastards” » (« salauds de nationalistes irlandais », l'insulte est affective).
Sur d'autres scènes de Glastonbury, des artistes prennent parti pour les Gazaouis, au premier rang desquels le duo punk Bob Vylan, qui a déclenché un énorme scandale en exhortant les fans à chanter « Death, death to the IDF » (« Mort, mort à l'armée d'Israël »). Le groupe est lui aussi privé de visas américains et fait face à plusieurs annulations en Europe, notamment en France, où leur concert prévu au Kave Fest, dans l'Eure, a été déprogrammé.
Non loin de là, sur une scène dédiée aux débats dans l'enceinte du festival, Gary Lineker, l'ancien international de foot anglais et défenseur de la cause palestinienne, évoque ses démêlés avec la BBC. Présentateur vedette de « Match of the Day », l'émission de foot culte de la chaîne publique britannique, il a dû quitter cette dernière après avoir été accusé d'antisémitisme : « J'ai été traumatisé par les images des enfants à Gaza », s'est-il défendu, « je veux prêter ma voix à ceux qui n'en ont pas… ».
Au cours de la dernière décennie, Israël est devenu un point de convergence pour l'extrême droite mondiale. Il est perçu par celle-ci comme le fer de lance de la croisade civilisationnelle contre la supposée « barbarie » arabe ou musulmane. L'adhésion à Israël s'accompagne souvent, pour les droites radicales, d'un programme autoritaire — destruction des acquis démocratiques, contrôle des médias, suppression du pluralisme.
Inversement, la Palestine devient nœud et point ralliement global de l'opinion publique démocratique, antiraciste et anticoloniale. Ce qui se passe au Proche-Orient marque dorénavant une ligne de faille géostratégique et militaire et nourrit en même temps un front culturel lui aussi planétaire. Les millions de jeunes qui rejoignent les manifestations pour Gaza ou la Palestine, partout dans le monde, dans les métropoles, mais aussi dans des petites villes et des banlieues éloignées, témoignent de cette nouvelle géographie culturelle du monde contemporain.
Dans cette guerre de tranchées, Kneecap a choisi de s'afficher avec le cran et l'art de la provocation qu'on lui connaît désormais. Comme aucun autre acteur culturel aujourd'hui, à cause de leur héritage anticolonial, social et politique, Kneecap affiche les tropes de nouvelles batailles culturelles et idéologiques. Il le fait sur une scène musicale et culturelle, en dehors des logiques de parti, organisationnelles et associatives. Et de manière folle et échevelée. La dérision et l'hilarité, l'obscénité anti-bourgeoise, l'esprit tapageur et anarchisant acquièrent avec Kneecap une vitalité positive. Les ambiguïtés affichées par ce groupe de bouffons héritiers du républicanisme irlandais ne sont jamais fortuites, elles ont valeur de paradoxe électrique et subversif.
Quelques minutes après le concert de Kneecap à Glastonbury, Alexis Petridis, critique musical du Guardian, écrivait :
La notoriété actuelle de Kneecap sera-t-elle un bref éclair, un phénomène durable, ou au contraire les conduira-t-elle à leur perte ? Cela reste à voir. Pour l'instant, devant ce public, ils triomphent5
Mais si Kneecap doit tomber, ce ne sera pas à cause de son manque de convictions. Wait and see.
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Kneecap jouera en France :
1NDLR. « Get your brits out » (Sortez vos britanniques) (2019) est aussi un jeu de mot avec l'expression Get your tits out, qui signifie de façon vulgaire « Montre tes seins ». La chanson se moque ouvertement d'importantes figures politiques du Democratic Unionist Party (DUP), le parti loyaliste d'Irlande du Nord.
2Post de Kneecap sur le compte X du groupe, publié le 29 novembre 2024.
3Shaad D'Souza, « “We just want to stop people being murdered” : Kneecap on Palestine, protest and provocation », The Guardian, 27 juin 2025.
4op. cit.
5Alexis Petridis, « Kneecap at Glastonbury review – sunkissed good vibes are banished by rap trio's feral, furious flows », The Guardian, 28 juin 2025.
08.07.2025 à 06:00
Olivier Da Lage
Depuis les bombardements israéliens et américains sur l'Iran en juin 2025, les dirigeants de Téhéran évoquent la menace d'une fermeture du détroit d'Ormuz. Ce bras de mer est le débouché du golfe arabo-persique sur l'océan indien et la voie de passage obligée pour les navires se rendant dans le Golfe ou le quittant, et notamment les pétroliers et les méthaniers. La crédibilité de cette menace tient en grande partie à la largeur réduite du détroit (29 milles marins, soit 54 kilomètres) (…)
- Va comprendre ! / Iran, Émirats arabes unis (EAU), Oman, Pétrole, Arabie saoudite, Commerce international, Guerre Irak-Iran, Guerre israélo-arabe de 1973Depuis les bombardements israéliens et américains sur l'Iran en juin 2025, les dirigeants de Téhéran évoquent la menace d'une fermeture du détroit d'Ormuz.
Ce bras de mer est le débouché du golfe arabo-persique sur l'océan indien et la voie de passage obligée pour les navires se rendant dans le Golfe ou le quittant, et notamment les pétroliers et les méthaniers. La crédibilité de cette menace tient en grande partie à la largeur réduite du détroit (29 milles marins, soit 54 kilomètres) ainsi qu'à sa faible profondeur, de l'ordre de 60 mètres, mais qui peut tomber à 25 mètres du côté iranien du détroit, c'est-à-dire au nord. La profondeur moyenne de 60 mètres permet le passage de superpétroliers dont le tirant d'eau est de l'ordre de 25 mètres. C'est ce qui explique que les voies de navigation se situent plus au sud, du côté proche des rives de la péninsule de Musandam qui appartient au sultanat d'Oman. Elles se trouvent donc pour l'essentiel dans les eaux territoriales omanaises. Les navires entrant dans le Golfe empruntent la voie du nord et ceux qui en sortent celle du sud.
Il s'agit de deux rails de navigation, de deux milles nautiques chacun (3,7 kilomètres), eux-mêmes séparés par une zone tampon large de deux milles. Autrement dit, les voies de circulation se limitent à six milles, soit seulement un peu plus de 11 kilomètres sur les 54 que compte le détroit proprement dit.
Le trafic maritime y est intense : chaque jour, ce sont près de cent pétroliers qui transitent par le détroit, avec leur cargaison, au départ du Golfe. Celle-ci représente un peu plus de 20 millions de barils, soit 20 % de la consommation mondiale d'hydrocarbures et près de 30 % des échanges maritimes de gaz et de pétrole. Cette proportion est élevée, mais elle est en chute sensible depuis la fin des années 1970, lorsque l'on estimait à 60 % la part du trafic maritime des hydrocarbures passant par le détroit d'Ormuz.
Cette réduction tient à plusieurs facteurs : d'une part, la découverte de nouveaux gisements ailleurs sur la planète, mais aussi par les infrastructures de contournement lancées voici une quarantaine d'années, lorsque la guerre Irak-Iran (1980-1988) menaçait les exportations de brut en provenance du Golfe. C'est ainsi que les Émirats arabes unis ont déployé un oléoduc court-circuitant le détroit d'Ormuz pour aboutir au port de Foujeirah, l'un des sept émirats de la Fédération, et le seul dont la façade maritime donne sur l'Océan indien. L'Arabie saoudite, de son côté, a posé un oléoduc reliant ses champs pétrolifères de la province orientale, sur le Golfe, au port saoudien de Yanbu, sur la mer Rouge.
Le caractère stratégique du détroit d'Ormuz — et sa vulnérabilité — sont apparus au lendemain de la guerre israélo-arabe d'octobre 1973, à la suite de l'embargo pétrolier décrété par les pays arabes producteurs de pétrole contre plusieurs pays occidentaux, à qui les premiers reprochaient leur soutien à Israël. Plus tard, en 1984, durant la guerre Irak-Iran, l'aviation irakienne a bombardé le terminal pétrolier de Kharg ainsi que des tankers chargés de pétrole iranien. En représailles, l'Iran a posé des mines dérivantes et fixes dans le sud du Golfe et — déjà ! — menacé de fermer le détroit d'Ormuz. C'est ce que l'on a surnommé la « guerre des pétroliers », qui a duré de 1984 à 1988.
À l'époque, comme on l'a vu, l'économie mondiale était bien davantage dépendante de ce passage, souvent qualifié de « veine jugulaire », que ce n'est le cas aujourd'hui. Les États-Unis, désormais exportateurs d'hydrocarbures grâce notamment à leur pétrole de schiste, sont très peu dépendants du gaz et du pétrole du Golfe. L'Europe l'est davantage, même si elle a sensiblement diversifié ses sources d'approvisionnement depuis les années 1970-1980. Ce sont surtout l'Inde, et davantage encore la Chine, qui hébergent à elles deux plus du tiers de la population mondiale, pour qui les hydrocarbures en provenance du détroit d'Ormuz représentent un besoin vital. Une fermeture, même partielle, déséquilibrerait le marché et provoquerait une forte hausse des cours mondiaux, hausse qui se cumulerait avec celle des primes d'assurance pour les armateurs affrétant des pétroliers naviguant dans cette zone. Les conséquences se feraient donc sentir même dans les pays qui importent peu ou pas d'hydrocarbures du Golfe.
Il reste cependant à apprécier la faisabilité d'une fermeture du détroit par l'Iran. C'est difficile, mais pas impossible, du moins pour une durée limitée, avant l'intervention des forces étrangères venues rétablir « la liberté de navigation ». Outre les mines flottantes ou fixes qu'ils pourraient larguer dans le sud du Golfe, les Iraniens pourraient aussi couler des pétroliers traversant le détroit, bloquant le passage pour les suivants. Ils peuvent également décider d'y saborder leur propre flotte.
Se pose dès lors la question de l'intérêt pour Téhéran de le faire. Cela reviendrait en effet à asphyxier leur économie et à commettre un acte hostile à l'encontre de deux pays qui lui sont proches : l'Inde et la Chine. Toutefois, les Iraniens ont toujours affirmé qu'il s'agirait d'une mesure de dernier recours, l'équivalent désespéré de l'emploi d'une bombe atomique dont ils ne disposent pas. Deux cas de figure pourraient permettre d'envisager ce qui relèverait d'une action suicide à l'échelle d'un pays tout entier : une attaque massive contre le territoire iranien ou le risque imminent d'une chute du régime.
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