25.04.2025 à 06:00
Marcella Rubino
La projection en mars 2025 à Paris d'un cycle intitulé « Cinéma soudanais : défis et résiliences » a offert une occasion rare de présenter et discuter des films d'une grande richesse. La mise en valeur de ces créations alors que la société soudanaise est déchirée par la guerre, trop souvent négligée, est un moyen pour lutter contre l'oubli et les raccourcis. « Certains héros meurent de mort naturelle, d'autres meurent piégés. » C'est par ces paroles qu'Ibrahim Shaddad, pionnier du cinéma (…)
- Lu, vu, entendu / Soudan, Soudan du Sud, CinémaLa projection en mars 2025 à Paris d'un cycle intitulé « Cinéma soudanais : défis et résiliences » a offert une occasion rare de présenter et discuter des films d'une grande richesse. La mise en valeur de ces créations alors que la société soudanaise est déchirée par la guerre, trop souvent négligée, est un moyen pour lutter contre l'oubli et les raccourcis.
« Certains héros meurent de mort naturelle, d'autres meurent piégés. » C'est par ces paroles qu'Ibrahim Shaddad, pionnier du cinéma soudanais, décrit le traitement que son État inflige depuis plus de cinquante ans aux représentants du septième art dans son pays. En dépit des obstacles constants représentés par la censure et l'instabilité économique et sécuritaire, plusieurs générations de réalisateurs soudanais se sont succédé des années 1940 à aujourd'hui. Parmi les plus connus, Gadalla Gubara créé le Studio Gad en 1974, Ibrahim Shaddad fonde le Sudanese Film Group en 1989 — année du coup d'État du général Omar Al-Bechir — et Talal Afifi, grâce au support du Goethe Institut de Khartoum, est le fondateur du Soudan Film Factory en 2010.
C'est pour célébrer cette histoire que Kateryna Lobodenko, chercheuse associée à l'Institut de recherche sur le cinéma et l'audiovisuel (Ircav) de l'Université Sorbonne-Nouvelle, a organisé du 27 au 30 mars 2025 un cycle de projection, accompagné d'une rencontre scientifique. En partenariat avec le cinéma Grand action (Paris, 5e), les films projetés et discutés par des spécialistes et cinéastes ont permis de saisir les nombreux défis auquel fait face le cinéma soudanais depuis l'indépendance en 1956, et les formes qu'il a prises au gré des époques et des événements historiques.
Les très beaux documentaires Conversations with Gadalla Gubara (« Conversations avec Gadalla Gubara », 2008) de Frédérique Cifuentes et Sudan's Forgotten Films (« Les films oubliés du Soudan », 2017) de Suhaib Gasmelbari et Katharina Von Schroeder nous font notamment pénétrer l'univers du cinéma soudanais indépendant à travers le point de vue des pionniers. On y découvre un pays ouvert qui, en pleine Guerre froide, envoie sa jeunesse étudier à l'étranger, et dont la vie culturelle, foisonnante, est connectée à la fois au reste de l'Afrique, à l'URSS et aux pays occidentaux.
Né en 1920, Gadalla Gubara est le premier cinéaste soudanais. Après des études aux Studios Misr au Caire1, à Chypre puis aux États-Unis, il revient dans son pays où, entre 1956 et 1974, il est chargé par le ministère de l'information de documenter la vie politique du pays. Des images officielles, certes, mais dans lesquelles le spectateur averti peut observer quantité de détails sur les dynamiques culturelles et sociales. Gubara filme et photographie Khartoum durant les années d'effervescence qui suivent l'indépendance, avant que la ville ne « s'éteigne » — selon ses propres mots — avec l'imposition de la charia en 1983 sous le régime de Gaafar Nimeiry (1969-1985), comme il le raconte dans le documentaire de Frédérique Cifuentes.
En 1974, il crée son propre studio — Studio Gad — avec l'intention de s'émanciper enfin de l'État et produire ses propres longs-métrages de fiction. Entre 1979 et 2006, il réalisera plus de cinquante films et obtiendra plusieurs prix dans des festivals internationaux. Son premier film, Tajuj (1979), est la version cinématographique du roman homonyme d'Osman Mohammad Hashim (1948), considéré comme le roman fondateur de la littérature nationale2. Son dernier film, Al-Bu'asa (« Les Misérables », 2006), inspiré du roman de Victor Hugo, synthétise, dans un style expérimental, le destin inéluctable auquel semble voué son peuple, qui deviendra double en 2011 suite à la sécession du Soudan du Sud. Ce film est réalisé par un homme devenu aveugle : quelques années plus tôt, après avoir reçu des menaces de la part des services de renseignements de Béchir (1989-2019), Gubara est emprisonné et son studio fermé. Cette nuit-là, raconte-t-il, il perdit la vue.
Ce drame fait écho à celui vécu par Benjamin Chowkwan Ado et Awad Eldaw, les deux conservateurs du Sudan Film Production Center, le centre d'archives documentaires de l'État. Sudan's Forgotten Films, projeté lors du cycle, retrace le combat inlassable de ces deux hommes — l'un originaire du Sud et l'autre du Nord — pour sauver de la destruction des milliers de pellicules. Leur témoignage poignant illustre l'incurie, voire le choix délibéré du régime de laisser ce patrimoine disparaître. Après avoir accepté que ces documents soient numérisés grâce à un projet financé par l'université de Bergen en Norvège, l'État n'autorisera pas l'expatriation des disques durs sur lesquels ces images ont été conservées. Aujourd'hui, avec les destructions causées par la guerre entre l'armée et les Forces de soutien rapide (FSR) — dont le pillage du musée national de Khartoum constitue un symbole —, son sort est plus que jamais incertain.
Outre ce documentaire, Suhaib Gasmelbari a signé Talking about trees (« Discuter des arbres », 2019). Primé dans de nombreux festivals internationaux, ce documentaire tourné entre 2009 et 2017 dans des conditions très difficiles se présente comme une mise en abîme. Le réalisateur y suit le quotidien de quatre réalisateurs : Ibrahim Shaddad, Manar Al-Hilo, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi, cofondateurs du Sudanese Film group (SFG). Mus par leur passion et leur humour indéfectibles, ces pionniers ont continuellement tenté de faire vivre leur art du cinéma indépendant, interdit par le régime islamiste à la fin des années 1980, notamment à travers l'organisation de projections en plein air dans des quartiers populaires à Omdourman et dans plusieurs périphéries de la capitale.
Mais lorsqu'ils ont tenté de rouvrir, à leurs frais, le cinéma Al-Thawra (La Révolution) à Omdurman, l'opposition de la Sûreté nationale a été trop forte. Leur volontarisme n'a même pas pu compter sur une forme de solidarité internationale. Leur combat contre la censure est resté à l'extérieur du pays. Cet isolement s'explique en partie par le refus de la part de ces anciens membres du parti communiste de se compromettre avec des sponsors tels qu'Osama Daoud Abdellatif, propriétaire du conglomérat Dal Group, sponsor d'une part de la scène artistique nationale.
Outre la génération des pionniers, le cycle a offert la possibilité de découvrir la production d'une plus jeune génération, née entre les années 1970 et 1990. Moins expérimentale et plus engagée, leur production prend souvent position, ou du moins fait écho à la réalité sociale et politique du pays. Elle est ainsi connectée à la littérature contemporaine du pays dans laquelle se reflètent les dynamiques politiques, sociales et identitaires. C'est le cas du film Satamut fi-l-‘ishrin (« Tu mourras à vingt ans », 2020) du Soudanais résidant aux Émirats arabes unis Amjad Abu Alala. Le film est inspiré de la nouvelle Sommeil au pied de la montagne (2014) de Hammour Ziada. L'histoire se déroule dans un village situé dans cette boucle du Nil si chère aux romanciers soudanais depuis que Tayeb Salih l'a choisie comme décor de son chef-d'œuvre Mawsim al-Hijra ila al-Shamal (1966), traduit en français sous le titre Saison de la migration vers le Nord (Sindbad, 1983). C'est dans ce cadre que prend place un récit aux accents de réalisme magique, empreint de superstitions et de tabous. De la même manière que pour le célèbre personnage du roman de Salih, le destin du jeune protagoniste du film est lié au Nil et il va s'y noyer le jour de son vingtième anniversaire.
Divinité qui par ses crues est capable d'octroyer ou d'ôter la vie aux peuples qui vivent sur ses rives, le Nil est également central dans un autre film présenté : Le Barrage (2022) du réalisateur libanais Ali Cherri. L'histoire se déroule également dans le nord du Soudan, dans la région de Méroé, près du barrage construit en amont de la quatrième cataracte du Nil. Depuis l'inauguration, en 1964, du haut-barrage d'Assouan en Égypte, et l'inondation du village soudanais de Wadi Halfa qui s'ensuivit, cette région connaît la force destructrice que peut révéler ce fleuve. En 2018, tandis que les nouvelles des révolutionnaires tentant de renverser la dictature d'Omar Al-Bachir à Khartoum parviennent au village par le biais de la radio, le combat des villageois pour maîtriser les éléments de la nature devient une métaphore de la lutte contre le régime autoritaire.
Traversant le pays du nord au sud, engloutissant les corps des manifestants tués par l'armée à Khartoum comme ceux des habitants des villages nubiens submergés par ses flots, le Nil apparaît alors comme un trait d'union entre le centre et les marges du pays.
Enfin, le cycle organisé dans un cadre universitaire, mais qui a veillé à s'adresser à un public plus large, a permis de révéler la variété de la création cinématographique née après la révolution de 2018. C'est le cas de Abeer et Anan Ali, qui se définissent comme des « artivistes » dont la production se focalise sur les traumatismes engendrés par la guerre. Mohamed Fawi qui, après avoir été formé par le Sudan Film Factory, a créé à Port-Soudan le projet Cinemat Banat (Cinéma pour filles), ateliers de création cinématographique à destination d'un jeune public féminin. Sara Suleiman, chercheuse en études de genre et biopolitique à Londres, est pour sa part réalisatrice du documentaire Heroic Bodies (« Corps héroïques », 2022) sur la cause féministe au Soudan. À l'instar des grandes figures du féminisme égyptien et arabe, les femmes interviewées par Suleiman, telles que Khalida Zahir (1927-2015), médecin et militante féministe, ou Fatma Ahmed Ibrahim (1929-2017), cofondatrice de l'Union des femmes soudanaises, militante communiste et première députée soudanaise en 1965, ont mené de front deux combats : celui pour la libération des femmes et celui contre l'oppression politique, d'abord coloniale, puis dictatoriale.
À l'approche du 15 avril, date anniversaire de la guerre « oubliée » qui depuis deux ans a mis le pays à genoux, les Soudanais continuent de faire preuve — depuis leurs lieux de refuge en Afrique, en Europe et dans le Golfe — d'une extraordinaire résistance. Ils le font par un travail constant de documentation vidéo et écrite, mais aussi en veillant à préserver une vie culturelle. Cette résistance, liée aux espoirs nés du soulèvement du 19 décembre 2018, est d'ailleurs au cœur du documentaire Soudan, souviens-toi, dont la sortie en salle en France est prévue le 30 avril 2025.
Ce film de la réalisatrice franco-tunisienne Hind Meddeb, présenté dans divers festivals, donne à voir la ferveur révolutionnaire, notamment à travers les figures d'artistes comme le rappeur A.G. Nimeri. Ce dernier a signé le tube Sudan Bidon-Kizan (« Le Soudan sans les islamistes »)3 devenu l'hymne de cette jeunesse qui a voulu rêver d'une démocratie sans clivages ethniques ni tribaux.
1NDLR. Les studios Misr, créés au Caire en 1935 par l'économiste Talaat Harb, visaient à constituer un instrument de promotion de l'identité nationale, en opposition à la présence coloniale britannique.
2NDLR. Le livre, inspiré d'une célèbre légende du pays, relate l'histoire d'amour entre la belle Tajuj et un guerrier issu d'une tribu rivale.
3Kizan est un terme dépréciatif qui désigne les soutiens de l'ancien régime d'Omar Al-Béchir, et le Congrès national, islamiste, était son parti.
24.04.2025 à 06:00
Monica Basbous , Alex Simon
En quelques décennies, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord est devenue totalement dépendante des importations pour nourrir sa population. Une évolution accélérée par les choix faits par les élites du Nord et du Sud. Le pain est au cœur de la vie quotidienne dans l'ensemble du monde arabe. Il est sorti des fours et des échoppes le long des routes, empilé sur la table des repas, et même brandi lors de manifestations, où il symbolise l'incapacité de l'État à répondre aux (…)
- Magazine / Maghreb, Israël, Proche-Orient, Europe, Méditerranée, Union européenne (UE), Hydraulique , Agriculture, Alimentation , Commerce international, Monde arabe, Péninsule Arabique , Guerre d'UkraineEn quelques décennies, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord est devenue totalement dépendante des importations pour nourrir sa population. Une évolution accélérée par les choix faits par les élites du Nord et du Sud.
Le pain est au cœur de la vie quotidienne dans l'ensemble du monde arabe. Il est sorti des fours et des échoppes le long des routes, empilé sur la table des repas, et même brandi lors de manifestations, où il symbolise l'incapacité de l'État à répondre aux besoins les plus élémentaires. Le pain se présente sous différentes formes et dimensions, des baguettes tunisiennes à la pita, en passant par le moelleux samoun irakien en forme de losange. Mais ces pains partagent de plus en plus une chose en commun : le blé bon marché déversé d'Europe et de Russie.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Autrefois, la région du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord (Middle East and North Africa, MENA) comptait sur son propre blé : des variétés résistantes et nutritives cultivées depuis des millénaires dans l'est et le sud du bassin méditerranéen. En réalité, le monde arabe avait largement dépassé l'autosuffisance. Il avait innové et exporté, contribuant à ce que le pain trouve sa place dans les régimes diététiques et sur les tables d'Europe et, plus tard, du monde entier.
En effet, c'est dans le Croissant fertile — des rivages méditerranéens de la Palestine et du Liban jusqu'à la Syrie, la Turquie et l'Irak contemporains — que l'humanité a appris à faire pousser les céréales. Les anciens Égyptiens cultivaient le blé et l'orge le long des rives du Nil et dans le Delta. L'Égypte, le Levant et l'Afrique du Nord étaient réputés comme le « grenier de Rome », en raison de l'approvisionnement procuré aux vastes possessions de l'empire. De même, la plaine fertile de Hauran, dans le sud de la Syrie, au nord de la Jordanie, était l'une des grandes zones céréalières de l'empire ottoman.
Cette autosuffisance fait partie de l'histoire ancienne. En 2021, la région MENA comptait cinq des quinze premiers États importateurs de blé au monde. Même des petits pays comme la Jordanie et la Tunisie parviennent à en importer suffisamment pour figurer dans le top 50. Les données de l'Observatoire de la complexité économique (OEC)1 permettent de visualiser cette dépendance au sein des principaux importateurs de la région, en cartographiant la facture totale des importations de blé de chaque pays, ses principaux fournisseurs, son rang parmi les importateurs de blé et la part du blé dans les importations de chaque pays.
La dépendance à l'égard des importations a un coût élevé. Année après année, les États arabes à court de liquidités, dépensent leurs réserves limitées en devises étrangères pour importer des denrées de base qu'ils cultivaient autrefois pour eux-mêmes. Leur capacité à nourrir leurs sociétés est désormais déterminée par la volatilité des marchés mondiaux. Ainsi, la carte ci-dessus utilise des données datant de 2021, un an avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Les données de l'année suivante montreraient un bouleversement majeur des chaînes d'approvisionnement en blé de la région, qui a été profondément ressenti en 2022 et 2023.
Cette carte comporte également une omission notable. Pour créer une visualisation la plus claire possible, nous n'avons montré que les importations du seul blé, à l'exclusion des données sur la farine de blé. D'où l'absence de l'Irak, de la Syrie et de la Palestine, qui n'importent pas de grandes quantités de blé mais dépendent massivement de la farine importée. En 2021, l'Irak et la Syrie étaient respectivement les deuxième et sixième plus grands importateurs de farine au monde. Le Yémen arrivait en troisième position, ce qui ajouterait à la facture déjà lourde du blé représentée sur la carte. La dépendance vis-à-vis de la farine, plutôt que du blé non transformé, est répandue dans les États déchirés par des conflits dans la région et au-delà, ce qui confirme les dommages infligés à la production locale des meuneries.
Qu'est-il arrivé ? Comment est-on passé d'une zone productrice de blé à une région consommatrice ? Il est tentant de blâmer le changement climatique et la pénurie d'eau, qui sont effectivement de mauvais augure pour l'agriculture régionale. Aujourd'hui, cependant, de nombreux États arabes disposent toujours de conditions favorables pour faire pousser du blé. La croissance démographique incontrôlée et l'urbanisation rapide offrent des explications plus convaincantes mais ce n'est qu'une partie du tableau.
Le principal problème est que les gouvernements de la région ont pour la plupart cessé d'organiser l'agriculture de manière à nourrir leurs sociétés. Au milieu du siècle dernier, les États arabes nouvellement indépendants ont investi massivement dans l'autosuffisance alimentaire et la redistribution des terres, des richesses et des services en faveur de la paysannerie. Mais cela a commencé à changer dans les années 1970 et 1980, au moment où la région adoptait des réformes néolibérales. Confrontés à l'augmentation de la dette et à la pression des prêteurs internationaux, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), la plupart des États arabes ont décidé de privatiser des services clés, de réduire le soutien aux petits producteurs et de favoriser les grandes exploitations agricoles privées, orientées vers des cultures de rente destinées à l'exportation.
C'est en Égypte qu'on le voit le plus clairement. L'une des sociétés agraires les plus vieilles de l'histoire dépense aujourd'hui plus que tout autre pays au monde pour importer du blé. L'Égypte est également de loin le premier importateur mondial de fèves pour son foul2, le plat emblématique de sa cuisine. Ce qui ne veut pas dire que les Égyptiens ont cessé de cultiver : simplement que les politiques étatiques de l'État ont évolué vers la promotion des exportations à forte valeur ajoutée. Les données de l'OEC permettent de visualiser ce changement. Nous avons comparé la valeur des importations de blé de l'Égypte à une sélection de ses principales exportations agricoles. Les barres verticales représentent la valeur totale de chaque importation ou exportation. Les flèches indiquent le principal partenaire commercial de chaque produit.
Les résultats montrent à quel point l'Égypte a évolué vers l'importation de denrées de base et l'exportation de cultures de rente. En 2021, elle figurait parmi les 12 premiers exportateurs mondiaux d'agrumes, de pommes de terre, de fraises et de coton. Toutes ces plantes sont irriguées, et certaines sont notoirement gourmandes en eau. Les vendre à l'étranger revient de facto à les vendre avec l'eau dont elles ont eu besoin, c'est-à-dire exporter ce qu'on appelle parfois « l'eau virtuelle ». Cela s'accorde mal avec l'aggravation de la crise hydraulique dans ce pays et le fait que toutes ces exportations sont encore insignifiantes par rapport aux importations égyptiennes de blé.
À l'autre bout de la région, le Maroc est confronté à une situation similaire. Le royaume chérifien est à la fois un important importateur de blé et un méga-producteur de fruits. Il est l'un des principaux exportateurs mondiaux de tomates et d'agrumes, ainsi que de fruits de luxe gloutons en eau comme le melon, les baies et les avocats.
Ces échanges — fruits marocains contre céréales européennes — fonctionnent très bien pour les exportateurs privés des deux côtés de la Méditerranée, et pour les consommateurs européens qui savourent des fruits bon marché. Mais au détriment du combat contre la sécheresse qui perdure depuis des années au Maroc et qui a forcé l'État à rationner l'eau des stations de lavage auto et des hammams publics.
Les relations commerciales du Maroc révèlent également ce que l'on pourrait appeler un courant néocolonial dans les échanges alimentaires méditerranéens : son principal partenaire commercial, la France, se trouve être l'ancienne puissance coloniale, qui continue de bénéficier des ressources naturelles du Maroc sous la forme de fruits grands consommateurs d'eau.
En Méditerranée orientale, Israël est passé maître dans la science de l'agriculture à haute valeur ajoutée. Il s'appuie sur une technologie de pointe et sa propre forme de colonialisme via l'exploitation illégale de la terre et de l'eau en Palestine et sur le plateau du Golan occupé. Ses exportations de fruits sont surtout destinées à des États européens, comme la France et les Pays-Bas, qui ont soutenu sa guerre à Gaza. Avec le Maroc, Israël est l'autre État de la région MENA à profiter du goût de l'Europe pour les avocats. Des sociétés israéliennes et marocaines se sont même associées pour cultiver des avocats sur le sol marocain avec de l'eau marocaine, par l'intermédiaire d'une coentreprise créée après la normalisation des relations entre les deux pays en 2020.
Toutefois, les ventes d'avocats israéliens sont dérisoires comparées à l'exportation d'un produit nettement moins attractif : les aliments pour animaux vendus sur le marché captif des Territoires palestiniens occupés. Ces derniers dépendent du bon vouloir des Israéliens, même pour produire des aliments localement. Depuis le 7 octobre 2023, Israël exerce son contrôle sur le flux des produits alimentaires de base afin d'amener régulièrement Gaza au bord de la famine.
Si Israël fixe les termes de ses relations avec ses voisins, la Jordanie n'a pas un tel luxe. Les petites rivières locales charrient les miettes de l'agriculture israélienne et, dans une moindre mesure, syrienne. En conséquence, Amman, la capitale, amène de l'eau de l'aquifère d'Al-Dissi, que la Jordanie partage avec un royaume voisin bien plus étendu et plus fort : l'Arabie saoudite. Cette dernière avale aussi indirectement l'eau de la Jordanie via l'élevage de bétail et la culture de fruits consommateurs d'eau, exportés ou introduits en contrebande par de grandes entreprises jordaniennes à travers la frontière saoudienne.
La situation difficile de la Jordanie reflète donc celle de l'Égypte et du Maroc, à plus petite échelle. Tandis que la population jordanienne est assujettie au pain subventionné fabriqué avec du blé européen bon marché, ses plus gros agriculteurs font pousser des pêches et des nectarines qu'ils expédient vers le marché saoudien plus riche. Ils exploitent à leur gré des eaux souterraines de haute qualité sans se préoccuper des quotas stricts qui entravent les petits producteurs.
Cela dit, on pourrait arguer que le secteur agricole le plus hostile à la nature est celui de l'Arabie saoudite. Le royaume désertique n'a pas de rivières, ne reçoit quasiment pas de précipitations, et épuise depuis des décennies ses eaux souterraines fossiles à un rythme alarmant. Et pourtant, il possède de loin la première industrie laitière de la région MENA qui exporte chaque année pour plus d'un milliard de dollars. Almarai — l'entreprise laitière saoudienne dont le nom signifie « pâturages » — est une marque familière dans une grande partie du monde arabe.
Mais les vaches laitières, et le fourrage nécessaire pour les nourrir sont parmi les plus dépensières en eau de l'agrobusiness. Plutôt que de réduire ses activités, Almarai a même raflé des droits sur des terres et de l'eau dans des endroits aussi improbables que l'Arizona et l'Argentine.
Outre les produits laitiers, l'Arabie saoudite était en 2021 le premier exportateur mondial de dattes. Ce fruit a une longue et riche histoire dans le royaume des Saoud, en particulier dans ses oasis orientales. Aujourd'hui, toutefois, irriguer les dattes revient à puiser dans de rares réserves d'eau. Et, comme pour les produits laitiers, les revenus tirés de ces exportations sont ridicules par rapport aux ventes gargantuesques d'énergie du royaume. Alors, pourquoi exporter autant d'eau ?
La réponse tient probablement à deux facteurs, qui s'appliquent autant aux dattes saoudiennes qu'aux nectarines jordaniennes, aux fraises égyptiennes ou aux avocats marocains. Premièrement, même si les revenus de chaque production — quelques centaines de millions de dollars par an, en gros — sont marginaux dans la balance commerciale d'un pays, ces récoltes rapportent de l'argent à ceux qui exportent. Les intérêts particuliers vont des cultivateurs locaux bien connectés aux multinationales de l'agroalimentaire, dont les régimes arabes sont soucieux d'attirer les investissements. Dans la MENA — comme dans d'autres régions soumises au stress climatique telles que le sud de l'Europe ou l'Ouest américain —, ces puissants acteurs seront les derniers à souffrir d'une mauvaise gestion de l'eau rare.
Deuxièmement, il y a la présomption que, quoi qu'il arrive, la région trouvera bien le moyen de sortir d'une crise de l'eau qui s'aggrave. Riche en pétrole, le Golfe a mené pendant des décennies grand train au-delà de ses moyens hydrologiques, grâce à la désalinisation coûteuse et polluante de l'eau de mer. De telles solutions technologiques séduisent les dirigeants ailleurs dans la région, même dans des États comme la Jordanie et l'Égypte qui n'ont pas les moyens de les appliquer à une telle grande échelle.
Évidemment, une pareille pensée magique n'est pas confinée au monde arabe. Elle imprègne les politiques environnementales à l'échelle mondiale, y compris au sein des riches États occidentaux qui sont les plus comptables de la crise actuelle et les mieux placés pour y faire face. Mais tôt ou tard, notre climat imposera des changements sur ce que nous mangeons et où nous le produisons. La question est de savoir si nous nous y préparons de manière à protéger les plus vulnérables, ou si nous nous accrochons à un système qui sert ceux qui en ont le moins besoin.
Traduit de l'anglais par Philippe Agret
Cet article, dont le titre original est « Bread for berries » a été publié sur Synaps le 7 avril 2025
23.04.2025 à 06:00
Yves Marin
À l'heure où Mascate réaffirme son rôle de médiateur en facilitant les pourparlers sur le nucléaire iranien entre les États-Unis et l'Iran, le sultan Haïtham Ben Tarek s'emploie à légitimer son règne vieux de cinq ans en l'inscrivant dans la continuité dynastique des Al Saïd. Il esquisse également une pratique du pouvoir, toujours personnelle, dont l'apparent technocratisme n'entame en rien la verticalité monarchique. Le 11 janvier 2025, Mascate s'est illuminée sous les feux d'artifice (…)
- Magazine / Oman, Pétrole, Pays du Golfe, Démocratie, Autoritarisme, Écologie, MonarchieÀ l'heure où Mascate réaffirme son rôle de médiateur en facilitant les pourparlers sur le nucléaire iranien entre les États-Unis et l'Iran, le sultan Haïtham Ben Tarek s'emploie à légitimer son règne vieux de cinq ans en l'inscrivant dans la continuité dynastique des Al Saïd. Il esquisse également une pratique du pouvoir, toujours personnelle, dont l'apparent technocratisme n'entame en rien la verticalité monarchique.
Le 11 janvier 2025, Mascate s'est illuminée sous les feux d'artifice célébrant le cinquième anniversaire du règne du sultan Haïtham Ben Tarek Al Saïd. Partout dans le pays, l'heure était à la fête — mais aussi à un premier bilan. Car la « renaissance renouvelée », slogan d'une époque appelée à prolonger l'héritage de l'ancien père de la nation, le sultan Qabous, avait débuté sous de bien sombres auspices. Pandémie de Covid-19 et crise de la dette publique en 2020, manifestations de demandeurs d'emploi (mai 2021), dégâts causés par les cyclones Gulab et Shaheen (octobre 2021)1 : autant d'épreuves qui assombrirent les premiers mois d'une accession au trône par ailleurs exemplaire.
Rarement une passation de pouvoir s'était déroulée avec autant de sérénité dans la péninsule arabique qu'en ce janvier 2020. En quelques heures, le conseil de famille renonça à son droit de choisir le prochain monarque par consultation (choura) et s'en remit à la lettre testamentaire contenant le nom de Haïtham, solennellement ouverte en direct à la télévision d'État. La matinée n'était pas achevée que retentissaient déjà, dans toute la capitale, les salves d'honneur et l'hymne national. Quarante jours plus tard, à l'issue de la période de deuil, le nouveau sultan prononçait son premier discours. Il y avertissait les citoyens des « défis » et des « sacrifices » à venir, en une allusion à peine voilée aux mesures d'austérité déjà en gestation.
Haïtham Ben Tarek n'aura bénéficié d'aucun état de grâce : il fallait régner sans délai et redresser au plus vite les finances, fragilisées par les dernières années erratiques du règne de Qabous et la baisse prolongée des cours du pétrole. Intronisé par temps de crise, il s'est peu à peu imposé comme un monarque pragmatique, à la gouvernance plus collégiale et capable d'assumer des décisions impopulaires pour redresser l'économie de son pays.
L'image du sultan s'est cristallisée pendant les premiers mois de son accession au trône. Son ton sobre, sa voix monocorde, son tropisme pour le business, sa proximité avec les familles marchandes et jusqu'à ses fautes de langue en arabe — qui trahissent une plus grande aisance en anglais — donnèrent immédiatement le sentiment qu'une page se tournait. Le sultan Qabous, fondateur quasi divin de la nation omanaise moderne, cédait la place à un bon pater familias, diplomate formé à Oxford, gestionnaire modeste, mais méthodique d'un État confronté à une crise de l'endettement et à l'urgence de réformes structurelles trop longtemps ajournées. Un récit lisse, qui faisait opportunément l'impasse sur certains épisodes moins flatteurs — notamment la gestion hasardeuse, quelques années plus tôt, de gigantesques projets immobiliers par Haïtham Ben Tarek lui-même.
Ce dernier plaça les premiers temps de son règne sous le signe de la rationalisation de l'action publique. Le plan budgétaire « Tawazun » (équilibre) de 2020-2024 recentra l'État sur ses fonctions essentielles : réduction du périmètre gouvernemental, restructuration du fonds souverain, supervision accrue des entreprises publiques et ouverture à une fiscalité nouvelle — avec, en ligne de mire, l'introduction d'un impôt sur le revenu, toujours en discussion tant la mesure demeure impopulaire.
Dans le même esprit, il engagea une purge discrète à la tête de l'État. Des dizaines de fonctionnaires aux postes honorifiques furent mis à la retraite. De nombreuses primes, indemnités et gratifications furent supprimées. La majorité des contrats avec des consultants étrangers ne furent pas reconduits. Le temps de la prodigalité, aggravé par la vacance du pouvoir due à la longue maladie de Qabous, était révolu. L'heure était désormais à la sobriété. Pour l'incarner, le sultan donna l'exemple en sabrant dans les effectifs du personnel de ses palais.
Pourtant, cinq ans après, une évidence demeure : malgré les réformes structurelles et les efforts de diversification économique du plan « Vision 2040 » — le tournant vert, l'investissement dans le tourisme et l'essor timide de l'industrie —, les hydrocarbures représentent encore deux tiers des recettes budgétaires de l'État. Car ce ne sont pas les politiques d'austérité qui auront fait tomber la dette publique à 34 % du PIB en 2024, mais bien la flambée des prix du pétrole et du gaz à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Elle aura permis de dégager un excédent budgétaire de près de 3 milliards d'euros en 2022, en contraste avec un déficit de 2,4 milliards d'euros durant la même période en 2021.
Derrière le technocratisme et les succès réels du sultan en matière de gouvernance publique, la réalité économique demeure donc imperturbablement la même : ce sont toujours les cours du pétrole qui dictent la trajectoire économique du Sultanat d'Oman. Dans ce cadre, les turbulences économiques mondiales, liées à la guerre commerciale lancée par Donald Trump, pourraient avoir de multiples effets sur le sultanat. Elles ont déjà entraîné une chute du prix du baril de pétrole.
Rapidement, plusieurs observateurs notèrent que la mise en œuvre de ces réformes s'accompagna d'une inflexion dans l'exercice du pouvoir du sultan. Haïtham Ben Tarek imposa une gouvernance plus collégiale, en confiant certains portefeuilles ministériels à des technocrates aguerris, comme Saïd Al-Saqri au ministère de l'économie. Il était auparavant un haut fonctionnaire, connu pour ses publications en matière d'économie du développement.
Mais cette dynamique de déconcentration et de professionnalisation du champ du pouvoir ne saurait en éclipser une autre : la place de choix, au sommet de l'État, réservée aux membres de la famille du sultan. Comme son prédécesseur, Haïtham Ben Tarek conserve le poste de premier ministre, pendant que ses deux frères occupent des ministères stratégiques : l'un est vice-premier ministre chargé des relations et des affaires de coopération internationale ; l'autre vice-premier ministre en charge des affaires de la défense. Son fils aîné, Dhi Yazan, est ministre de la culture, des sports et de la jeunesse. Quant à son autre fils, Bilarab, il dirige un programme de soutien aux start-ups innovantes, à l'instar d'autres membres de la famille qui occupent eux aussi des postes influents dans le secteur privé.
On assiste ainsi au renforcement de la famille royale à la tête de l'État, et même à une réaffirmation du caractère dynastique du règne du sultan. Celui-ci a fait le pari d'asseoir sa légitimité en l'inscrivant dans l'histoire longue de la dynastie des Al Saïd, dont la force et la permanence, pendant plus de trois siècles, avaient en partie été occultées par la figure monumentale du sultan Qabous. En 2021, Haïtham Ben Tarek alla jusqu'à amender la constitution, transformant officiellement le sultanat en État dynastique héréditaire (article 5). Ce faisant, il rompait avec des siècles d'histoire au cours desquels le régime, s'appuyant sur le principe religieux de l'imamat ibadite, s'était toujours refusé à reconnaître le principe héréditaire, lui préférant l'élection par un conseil restreint.
Au culte de la personnalité qui avait structuré le règne de Qabous succède ainsi une nouvelle dramaturgie du pouvoir : Dhi Yazan est désormais prince héritier. Les avenues du sultanat sont progressivement renommées en hommage aux grands souverains de la lignée. Acmé de cette révolution symbolique, la fête nationale sera, à partir de 2025, déplacée du 18 au 20 novembre — passant de la date d'anniversaire du sultan Qabous à celle de l'arrivée au pouvoir, en 1744, de l'imam fondateur de la dynastie Al Saïd.
Dans cette nouvelle mise en scène du pouvoir, l'épouse du sultan, Ahad Al-Busaidiyya, endosse le rôle de première dame et s'investit dans les activités classiquement dévolues à cette fonction. Elle agit dans les domaines de l'enfance et de la santé mentale, mais met aussi à l'honneur les femmes omanaises et leur contribution à la construction nationale. Son port du voile à mi-tête — qui provoqua l'ire des religieux conservateurs, rapidement rappelés à l'ordre par la sécurité intérieure — et son attitude discrètement libérale semblent l'ériger en modèle pour les femmes des jeunes générations.
La rupture s'opère donc en douceur, dans un souci de continuité et de respect de l'héritage de Qabous. Mais après cinq ans, elle ne fait plus de doute. La dynastie Al Saïd et la famille royale ont repris leurs droits : Oman est redevenue une monarchie comme les autres.
Une monarchie d'ailleurs bien ordinaire, dans laquelle l'ouverture contrôlée de la sphère publique ne se manifeste pas sans un art consommé du trompe-l'œil. Le Sultanat d'Oman affiche en effet un engagement de façade en matière de droits humains et de libertés publiques. Il a ratifié ces dernières années plusieurs conventions internationales, tout en y apposant des réserves qui en limitent drastiquement la portée : « Le sultan est libéral sur le plan économique, mais pas sur le plan politique », résume un intellectuel omanais sous couvert d'anonymat.
En 2021, les pouvoirs du Majlis Al-Choura — le Conseil consultatif, chambre basse législative dont les membres sont élus — ont été sensiblement réduits2. La réforme a renforcé l'autorité du pouvoir exécutif en atténuant l'autonomie législative, en supprimant le principe de la publicité des débats et en restreignant le droit du Parlement de convoquer des ministres. Ce dernier changement a été qualifié de « désastreux » par l'ancien vice-président du Conseil consultatif, Yaqoub Al-Harthi. Les médias, quant à eux, restent dans la main du pouvoir. Plusieurs activistes et lanceurs d'alerte sont arrêtés incommunicado, et parfois mis en jugement et condamnés à des peines de prison. L'application de discussions en ligne Clubhouse a été interdite, tout comme le compte X « Les féministes omanaises ». L'année 2024 a connu une recrudescence des pratiques de censure après plusieurs années de tolérance relative.
Si le sultan Haïtham a manifesté, au moment de son accession au trône, certains signes d'ouverture politique en amnistiant des opposants en exil au Royaume-Uni, cette politique a, elle aussi, fait long feu. La nouvelle loi sur la nationalité, promulguée en janvier 2025, a introduit la déchéance de nationalité pour les faits de lèse-majesté et d'outrage à la nation — une disposition qui a suscité de vives critiques sur les réseaux sociaux. Toutes ces évolutions suggèrent que le nouveau sultan préfère la formule de la modernisation conservatrice à celle de la libéralisation.
Si ouverture il y a, elle doit venir d'en haut et être aussi graduelle que contrôlée. La critique d'Israël et le soutien à la cause palestinienne sont ainsi tolérés, voire encouragés, pour renforcer l'estime nationale du peuple omanais face aux voisins émiriens et saoudiens, dont les régimes verrouillent étroitement l'expression sur ce sujet. Dans le même esprit, le podcast Mas'ad, d'initiative gouvernementale, rouvre prudemment certains pans de l'histoire nationale. Les guerres de l'Imamat (années 1950) et du Dhofar (années 1960 et 1970), sujets auparavant tabous dans l'espace public, sont aujourd'hui discutées. Mais elles le sont dans un style retenu et à travers la parole tempérée des grands cheikhs tribaux qui sont invités pour partager leurs souvenirs et analyses.
Dans ce concert de discours savamment accordés, une voix continue de rompre l'harmonie : celle du grand mufti Ahmed Al-Khalili, en poste depuis cinq décennies. Et pour cause : il n'est pas certain que le pouvoir en place ait apprécié de voir circuler sur les réseaux sociaux, en février 2025, une photographie de la première sommité religieuse du pays avec un lance-roquette Yassin 105 miniature, le type même utilisé par les milices palestiniennes. Le soutien indéfectible d'Al-Khalili aux groupes armés de la région, des Houthis au Hezbollah en passant par le Hamas, détonne avec le discours sur l'islam de tolérance et de modération qui demeure l'un des principaux outils de soft power des Omanais.
Or, le régime semble d'autant moins enclin à tolérer ce type de propos que le sultanat a été frappé, le 17 juillet 2024, par la première attaque terroriste revendiquée par l'Organisation de l'État islamique (OEI) contre la communauté chiite à Wadi Al-Kabir. Quelques jours après la diffusion de la photographie du mufti, celui-ci publiait un message sur X dans lequel il présentait ses excuses « à toute personne à qui [il avait] pu nuire en paroles ou en actes ». Officiellement présenté comme un examen de conscience nécessaire à l'approche de la mort — l'épouse du mufti est décédée début 2025 —, ce message a été interprété par certains analystes comme le signe d'une démission imminente, et peut-être imposée.
L'avenir du poste de mufti apparaît ainsi incertain : sera-t-il simplement supprimé ou remplacé par une instance plus collégiale, destinée à neutraliser l'influence de son successeur ? Si le sultan favorise des religieux plus réformistes en leur donnant voix au chapitre dans les grands quotidiens nationaux, il ne sera pas facile de se défaire du mufti. Fort d'une légitimité populaire immense, celui-ci demeure, toujours, la voix la plus libre dans un pays où le réalignement derrière la parole monarchique aura été aussi discret qu'efficace.
1NDLR. Les cyclones Gulab et Shaheen sont deux cyclones successifs qui ont atteint Oman le 2 octobre 2021. Oman a alors enregistré l'équivalent de deux ans de précipitations en quelques heures.
2NDLR. Le Parlement, bicaméral, est également formé du Majlis al-Dawla (Conseil d'État) dont les membres sont nommés par le sultan.
22.04.2025 à 06:00
Ümit Doğan
Dans une Turquie fracturée, l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem İmamoğlu cristallise les tensions politiques, sociales et identitaires. La ville devient le théâtre d'une contestation organisée, sous la bannière d'une opposition structurée. Un désir de justice et de démocratie que la répression menée par le président Recep Tayyip Erdoğan n'a pas entamé. « Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie », proclamait Recep Tayyip Erdoğan. Ces propos, prononcés alors qu'il était maire (…)
- Magazine / Turquie, Démocratie, Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Parti de la justice et du développement (AKP), Répression, Kurdes, Parti républicain du peuple (CHP), Parti d'action nationaliste (MHP)Dans une Turquie fracturée, l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem İmamoğlu cristallise les tensions politiques, sociales et identitaires. La ville devient le théâtre d'une contestation organisée, sous la bannière d'une opposition structurée. Un désir de justice et de démocratie que la répression menée par le président Recep Tayyip Erdoğan n'a pas entamé.
« Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie », proclamait Recep Tayyip Erdoğan. Ces propos, prononcés alors qu'il était maire d'Istanbul entre 1994 et 1998, résonnent encore comme une vérité fondamentale. La ville, véritable mosaïque de la Turquie, avec ses diverses communautés ethniques et socio-économiques, représente un enjeu stratégique pour les partis politiques1. Elle est non seulement un baromètre électoral, mais aussi une clé du pouvoir central.
Lors de son élection à la mairie en 2019, Ekrem İmamoğlu, membre du Parti républicain du peuple (CHP), crée la surprise. Confirmé à la tête d'Istanbul lors des élections municipales de 2024, il incarne la contestation du pouvoir d'Erdoğan. En cohérence avec la droite ligne entre la mairie d'Istanbul et le palais présidentiel, il annonce le 21 février 2025 sa candidature à la prochaine présidentielle, en 2028. Le 19 mars, dans la foulée de l'annulation de leurs diplômes universitaires2, İmamoğlu et plusieurs personnalités politiques sont arrêtées, ce qui déclenche une flambée de contestations à travers le pays. Le même jour, les rues et les universités d'Istanbul, Ankara et Izmir se remplissent de manifestants. Cette série d'événements culmine le 29 mars avec un meeting à Maltepe, à Istanbul, où près de 2,2 millions de personnes manifestent pour soutenir le leader de l'opposition et appeler à la fin de la répression du soulèvement populaire.
Le juge d'instruction qui a placé Ekrem İmamoğlu en détention provisoire a retenu le motif de « corruption », mais à ce jour, l'acte d'accusation n'a pas encore été rédigé ni de date de procès fixé. Quant au maire par intérim d'Istanbul et au CHP, ils sont soumis à une forme accrue de contrôle et de restriction de leur liberté d'action par le pouvoir central. Plusieurs membres du parti, y compris des maires comme celui de Beşiktaş (un des districts d'Istanbul), sont placés en détention.
La capitale économique et culturelle se trouvait depuis plus de deux décennies sous le contrôle du Parti de la justice et du développement (AKP) dirigé par Erdoğan lorsque Ekrem İmamoğlu remporte la mairie le 31 mars 2019.
En raison d'une requête de l'AKP et du Parti d'action nationaliste (MHP)3 visant à annuler les résultats pour cause d'« irrégularités », un nouveau scrutin est organisé en juin 2019. İmamoğlu remporte l'élection avec une majorité élargie, obtenant 54,21 % des suffrages, soit un écart de plus de 800 000 voix, contre son principal rival, Binali Yıldırım, candidat de l'AKP. Erdoğan, qui a longtemps considéré Istanbul comme son fief, vit cette défaite comme un affront. Avec l'ampleur de l'écart de voix, İmamoğlu apparaît comme une figure incontournable de l'opposition, suscitant l'inquiétude de l'AKP.
Le président turc et l'AKP, bien qu'en position de force, n'hésitent pas à s'appuyer sur des outils institutionnels, notamment le Conseil électoral supérieur (Yüksek Seçim Kurulu, YSK), pour assurer leur emprise. En effet, depuis 2016, la politique de kayyum, qui permet de destituer des élus pour les remplacer par des administrateurs nommés, s'est étendue aux municipalités contrôlées par l'opposition, notamment dans celles que l'AKP a perdues. L'YSK paraît de plus en plus aligné sur les intérêts politiques de l'exécutif, de moins en moins indépendant. Cette pratique a progressivement sapé la légitimité de la plus haute institution judiciaire chargée du bon déroulement des élections. En janvier 2025, bien avant l'arrestation d'Ekrem İmamoğlu, la députée du CHP Aliye Coşar dénonçait déjà une justice instrumentalisée par le pouvoir, affirmant que « la volonté populaire est ignorée ». L'affaire İmamoğlu a renforcé cette perception d'institutions subordonnées au pouvoir exécutif.
L'arrestation d'İmamoğlu, ainsi que l'emprisonnement, depuis 2016, de Selahattin Demirtaş, ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde, et candidat à la présidence en 2014 et 2018, mettent en lumière un aspect crucial de la politique turque : le musellement de la contestation et la neutralisation de quiconque peut représenter une alternative sérieuse à Erdoğan.
« Le problème kurde serait-il résolu si la Turquie devenait démocratique, ou la Turquie deviendrait-elle démocratique si le problème kurde était résolu ? », s'interroge l'ancien député et défenseur des droits humains Ahmet Faruk Ünsal. La lettre du leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) Abdullah Öcalan, lue le 27 février à Istanbul, vient y répondre : la démocratisation de la Turquie doit progresser de manière parallèle et indissociable avec la résolution de la question kurde. Il devient de plus en plus difficile de maintenir l'ambiguïté d'une « paix avec les Kurdes » tout en poursuivant une forme de confrontation avec la démocratie. L'appel d'Öcalan au désarmement et à la dissolution du PKK semble en suspens dans les dynamiques politiques actuelles. Selon ses déclarations, le PKK pourrait renoncer à la violence en échange de la construction d'une Turquie démocratique, avec des garanties juridiques. Cependant, l'arrestation d'İmamoğlu vient mettre à mal ce processus.
Le référendum constitutionnel de 2017 a modifié la structure politique de la Turquie en introduisant un système présidentiel fort. Cette réforme a donné à Erdoğan un contrôle presque total sur le gouvernement, mais elle limite également le nombre de mandats présidentiels à deux. En théorie, cette modification constitutionnelle empêche Erdoğan de briguer un troisième mandat, à moins qu'une nouvelle révision de la constitution ne soit adoptée. Cette incertitude est source de tensions politiques, notamment au sein de l'opposition.
Dans ce contexte, l'arrestation d'İmamoğlu semble être un coup stratégique visant à affaiblir la principale menace pour Erdoğan, tout en consolidant la légitimité de sa propre candidature pour un troisième mandat. À moins que cette dynamique ne vienne renforcer l'opposition…
La légitimité populaire d'Ekrem İmamoğlu s'est exprimée à travers les bureaux de présélection mis en place dans chaque province par le CHP, le parti d'opposition laïc et nationaliste d'où est issu Ekrem İmamoğlu. Plus de 15 millions de citoyens s'y sont rendus pour le désigner comme candidat du parti à la présidentielle de 2028, un chiffre huit fois supérieur au nombre officiel d'adhérents du CHP. Ce dépassement massif du cadre partisan ne relève pas seulement du symbole : il représente un coût politique réel pour l'AKP.
Les différentes actions menées par le CHP depuis l'arrestation d'İmamoğlu, telles que l'organisation de deux rassemblements hebdomadaires, une campagne de signatures pour réclamer la libération de son candidat, ainsi que les appels au boycott d'entreprises proches du pouvoir lancés depuis le 2 avril, témoignent clairement de la volonté de l'opposition de se structurer. Au lieu de se diviser, elle semble se renforcer, s'unissant autour d'un large consensus démocratique, ainsi que le démontre la rue : des centaines de milliers de manifestants, unis sous les bannières des partis d'opposition de plus en plus nombreuses, bravent la répression policière. « Taksim est partout, la résistance est partout ! », peut-on lire sur les banderoles4.
En face, n'est-on pas en train d'assister à la fragilisation de l'alliance entre l'AKP et le Parti du mouvement nationaliste sur la question kurde ? En effet, le processus défendu par le MHP est à la fois directement et indirectement entravé par l'AKP, dont le contrôle des institutions et l'autoritarisme croissant freinent toute avancée véritable. Après la lutte acharnée qui a opposé le mouvement Gülen à l'AKP en 2013, suivie de la rupture définitive marquée par le coup d'État manqué du 15 juillet 2016, une dynamique similaire pourrait-elle survenir entre le MHP et l'AKP ?
« Vingt-quatre heures peuvent être très longues dans la politique en Turquie », disait Süleyman Demirel, ancien président de la Turquie. Peut-être, qui sait, le jour où « la roue tournera »5 approche-t-il enfin.
1La Turquie, composée de 81 provinces, compte une population totale d'environ 86 millions d'habitants, dont près de 16 millions résident à Istanbul.
2L'article 101 de la Constitution impose un diplôme universitaire pour accéder à la présidence — une exigence qui avait déjà barré la route à Bülent Ecevit en 1989.
3Depuis le 20 février 2018, l'AKP et le MHP forment la coalition « Alliance du peuple » (Cumhur İttifakı), consolidant ainsi leur pouvoir commun et leur influence politique en Turquie.
4En 2013, un important mouvement de contestation se développe autour du parc de Taksim Gezi. Il sera violemment réprimé et les manifestants chassés du parc. Le projet de transformation du parc en centre commercial a néanmoins été abandonné.
5En référence au livre Et tournera la roue écrit depuis sa cellule par Selahattin Demirtaş (Collas, 2019)
21.04.2025 à 06:00
Louis Witter
Fin janvier, l'armée israélienne est entrée dans plusieurs camps de réfugiés palestiniens à Jénine et Tulkarem, en Cisjordanie occupée. En quelques jours, des milliers de familles ont été forcées de tout quitter, sans retour possible. Reportage. De notre envoyé spécial, avec l'aide d'Abed Qusini, journaliste palestinien et fixeur 11 avril 2025. « Je n'ai pas revu ma maison depuis quatre-vingt-six jours, », souffle Hassan, la quarantaine. Assis sur l'un des bancs en pierre qui longe (…)
- Magazine / Israël, Cisjordanie, Droit international humanitaire, Reportage, Photoreportage, Colonisation, Gaza 2023-2025Fin janvier, l'armée israélienne est entrée dans plusieurs camps de réfugiés palestiniens à Jénine et Tulkarem, en Cisjordanie occupée. En quelques jours, des milliers de familles ont été forcées de tout quitter, sans retour possible. Reportage.
De notre envoyé spécial, avec l'aide d'Abed Qusini, journaliste palestinien et fixeur
11 avril 2025. « Je n'ai pas revu ma maison depuis quatre-vingt-six jours, », souffle Hassan, la quarantaine. Assis sur l'un des bancs en pierre qui longe l'hôpital Khalil Suleiman, l'homme regarde vers le monticule de terre qui bloque l'entrée du camp. À Jénine, dans le nord de la Cisjordanie occupée, vivaient ici depuis les années cinquante 30 000 réfugiés palestiniens, pour beaucoup originaires de Haïfa.
Le 21 janvier, l'armée israélienne s'engouffre dans le camp après une opération menée en décembre 2024 par l'Autorité palestinienne (AP) contre les groupes armés. Officiellement pour « éradiquer le terrorisme », dans les faits pour en expulser tous les habitants. C'est le début de l'opération appelée « Mur de Fer » qui, quelques jours plus tard, est étendue à Tulkarem, à quatre-vingts kilomètres. Au 14 mars, selon le Bureau des affaires humanitaires des Nations unies (Ocha), l'opération avait déjà fait au moins 74 morts côté palestinien et déplacé plus de 40 000 personnes.
Des tirs de l'armée israélienne résonnent dans les ruelles du camp. Les patients de l'hôpital continuent leur route, impassibles. « Ils ont installé ce barrage il y a une vingtaine de jours », continue Hassan. Juste derrière, dans le premier immeuble que l'on aperçoit, les soldats ont pris possession des lieux. Dès le premier jour de l'invasion de l'armée israélienne, lui et sa famille ont été chassés de leur quartier. « Je n'ai même pas pu prendre d'affaires » dit-il, « et désormais, nous sommes quinze à vivre dans un appartement que je loue à Al-Yamoun ».
Dans Jénine, les bulldozers de l'armée continuent leur travail, détruisant maison par maison les quartiers étroits du camp. Mais pour les milliers de familles qui vivaient ici, la fin du mois de janvier a été le début d'une longue errance. À douze kilomètres du centre du camp, ce vendredi 11 avril, c'est à Zababdeh que l'on retrouve certains des habitants expulsés ces dernières semaines.
Sur le campus de l'université arabe américaine-Palestine (AAUP), plusieurs immeubles ont été transformés à la hâte en points d'accueil. Au pied de l'un d'eux, des voitures déposent des sacs remplis de couvertures et de vivres. Houssam, bouteille de gaz à la main, décharge quelques valises en vitesse et monte deux par deux les marches des escaliers.
Au cinquième et dernier étage, Nazmeh pousse la porte de la chambre qu'il partage avec sa famille depuis ce matin.
Au sol, cinq petits couchages sont disposés dans la pièce d'à peine dix mètres carrés. « Depuis 1948, nous sommes poussés hors des ruines de nos maisons », entame l'homme, bras dans le plâtre. Il s'allume une cigarette, jette un œil par la fenêtre :
Au troisième jour de l'invasion de l'armée, ça a été notre tour. Nous étions dix frères à vivre dans le même quartier. Trente-cinq enfants en tout. Quand les soldats nous ont dit de partir, nous avons refusé.
Ce jour-là, l'armée est présente, mais ce ne sont pas directement les soldats qui viennent à la rencontre de Nazmeh et ses frères. « Pendant des heures, ce sont des drones qui ont survolé nos rues et nos maisons. Des drones qui nous parlaient. Des drones qui nous donnaient l'ordre de sortir », raconte-t-il. Lui, comme la majorité des membres de sa famille, n'a pas eu le droit de prendre le strict minimum. « Au dernier passage du drone, ils ont dit que si nous refusions de sortir, ils brûleraient nos maisons ». En groupe, dans le froid, ils s'avancent au bout de la rue, où des soldats les attendent :
J'ai tenté de prendre plusieurs manteaux et vêtements, mais ils m'ont demandé de tous les ouvrir pour voir si je ne cachais rien en dessous. Une fois retirés, ils m'ont empêché de les récupérer et m'ont forcé à continuer ma route. Dedans, il y avait une bonne partie de l'argent que j'essayais de sauver de la destruction.
Une fois dehors, c'est le début du ballet des bulldozers qu'il voit commencer à détruire son quartier.
Nous marchions dans la boue en regardant tout autour de nous les démolitions commencer. Thaer, mon fils de trente ans, est handicapé. Nous poussions difficilement son fauteuil sur la route, mais n'avons pas non plus eu le droit de récupérer la voiture adaptée. Elle a sûrement été détruite à l'heure qu'il est…
Depuis, ce matin-là, Nazmeh a tenté à plusieurs reprises de revenir chez lui.
Dix fois, depuis l'invasion, j'ai essayé de rentrer dans le camp pour aller chercher nos papiers, les certificats de naissance de mes enfants, nos cartes d'identité. À chaque fois, j'ai été empêché d'y accéder par l'armée.
Pire, ces derniers jours, les tirs se rapprochent de lui, « hier matin, j'ai été libéré après une nuit dans une base militaire. La veille, alors que j'essayais de revenir dans ma maison, un soldat a commencé à tirer ». Alors que les balles se fichent dans le mur qu'il longe, il reconnaît l'officier israélien qui lui barrait la route les jours précédents. Au moment de l'arrêter, le soldat lui lance, « vous n'êtes pas fatigués de revenir ? ». Lui répond, « nous ne nous fatiguerons jamais ».
Depuis l'invasion du camp par l'armée, Nazmeh est en colère. Contre les Israéliens d'abord :
On sait pourquoi ils détruisent le camp. Ils veulent en finir avec l'idée même de réfugiés de 1948 et en finir avec notre résistance. Et bien sûr que nous résistons, car, à Jénine, nous sommes tous d'abord d'ailleurs.
Mais également contre l'Autorité palestinienne (AP) qu'il estime abandonner les familles comme la sienne à leur sort :
Que font-ils pour nous ? Rien. Nous sommes allés devant le gouvernorat à Jénine et nous leur avons dit ! Quand l'armée partira, nous reviendrons nous asseoir sur les ruines de notre maison.
À ses côtés, Ahmad se fait une petite place confortable sur la couverture qui borde le lit de son oncle. À dix-huit ans, le garçon devait finir son lycée cette année avant d'entamer des études supérieures. « L'armée a détruit le camp, nos maisons, mais elle a également détruit ses rêves », lâche Nazmeh, abattu. Ahmad se désole :
Quand nous sommes sortis des maisons, les militaires nous ont forcés à continuer à marcher sans nous arrêter. Au fur et à mesure, ils prélevaient les gens sur lesquels ils voulaient enquêter. Et nous, nous ne pouvions pas nous arrêter. Depuis quelques semaines, nous étions hébergés près de Jénine, dans une institution pour personnes aveugles, nous avions l'électricité et l'eau, je pouvais réviser sur mon téléphone. Mais ici, il n'y a pas l'électricité, nous ne savons pas comment nous allons faire.
En 2002 déjà, le camp de Jénine a fait face à de nombreux assauts de l'armée israélienne. Pour Nazmeh, « ils voulaient que la jeune génération oublie la résistance. Mais en tuant leurs pères, ils ont fait de ces enfants des résistants ». Le primeur de 53 ans, qui a vécu plus de six ans dans les geôles israéliennes, libéré lors des accords d'Oslo, n'entend pas baisser les bras. « Il y a vingt-trois ans, nous sommes retournés chez nous. Nous avons installé des tentes, et nous avons reconstruit. Nous ferons la même chose. »
Le 9 avril, Israël a annoncé étendre son opération « Mur de fer » à d'autres villes de la Cisjordanie occupée. Plusieurs jours durant, le camp de Balata, à l'est de Naplouse, est encerclé par les militaires. L'armée lève finalement le camp au matin du 10, mais l'inquiétude est palpable. Les habitants craignent d'être à leur tour forcés d'abandonner leurs maisons.
Depuis la fin du cessez-le-feu à Gaza décidé par Israël en mars dernier, les ministres extrémistes du gouvernement Nétanyahou redoublent d'efforts pour accélérer leur projet d'annexion de la Cisjordanie occupée. Le 6 janvier, le suprémaciste Bezalel Smotrich, ministre israélien des finances et responsable de l'administration qui gère les 500 000 colons en Cisjordanie, comparait même le sort des territoires palestiniens à celui de Gaza. « Naplouse et Jénine doivent ressembler à Jabaliya », a-t-il menacé, en référence au camp du nord de l'enclave aujourd'hui réduit à l'état de cendres et de gravats par les bombardements israéliens.
Dans les escaliers de l'immeuble où les familles de Jénine ont trouvé refuge, une femme dévale les marches. Un bambin, tout sourire, suit ses pas en piétinant. Dans un mélange de résignation et d'épuisement, elle lance :
Quand est-ce qu'ils nous feront bouger la prochaine fois ? Et pour aller où ? Nous n'en pouvons plus de sans cesse être déplacés !
18.04.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)
- Dossiers et séries / Palestine, Bande de Gaza, Génocide, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Mardi 15 avril 2025.
Cela fait plus de 45 jours que nous sommes sous blocus total, hermétique. Rien ne passe, ni importations du secteur privé ni aide humanitaire. Le 18 mars, Benyamin Nétanyahou a violé l'accord de cessez-le-feu et repris la guerre avec des violences et des massacres jamais vus. Je voudrais vous parler de ma vie quotidienne dans cette grande cage avec la continuation de ce génocide.
La bande de Gaza était une prison à ciel ouvert. Aujourd'hui, c'est une cage à ciel ouvert. D'après les déclarations du ministre de la guerre israélien, Israël a annexé à peu près 30 à 35 % de la bande. Chaque jour, l'armée d'occupation annonce de nouvelles zones à évacuer.
Dans cette cage, on ne meurt pas encore de faim, mais la malnutrition devient une réalité. On peut encore trouver quelques légumes, des concombres, des tomates, parfois des laitues, des oignons, quelques courgettes. Ces légumes sont rares et chers, à cause notamment de la difficulté de leur acheminement. Il reste, au moment où j'écris, une seule route qui relie le sud au nord : la route Al-Rachid, qui longe la Méditerranée. Elle est interdite aux voitures et aux motos, il faut la parcourir à pied ou en charrette tirée par un âne. Pas de checkpoint, mais les militaires israéliens sont là, cachés à quelques mètres de l'axe, et on sait très bien qu'il faut rester sur la route. Si on la quitte d'un seul mètre, les Israéliens tirent sans sommation. Une fois arrivées dans les faubourgs de Gaza, au rond-point Naboulsi ou au rond-point Sabaatach, les marchandises sont déchargées et récupérées par des commerçants qui les vendront sur les marchés qui restent.
La majorité des gens ne peut pas s'offrir ces aliments devenus des produits de luxe. Ils n'ont plus d'argent, plus de travail. On trouve encore quelques supermarchés, mais ils ne vendent que des biscuits et du chocolat, à cinquante fois leur prix d'avant-guerre, et bien sûr, des boîtes de conserve, issues de leurs stocks. Il y a parfois aussi du riz, également hors de prix, et du fromage. Pendant la première phase du cessez-le-feu, avant que Nétanyahou n'y mette fin, beaucoup de lait est entré à Gaza et de nombreux commerçants ont fabriqué du fromage, surtout du fromage blanc. On n'en avait pas vu depuis longtemps, et ils en ont fait des réserves. Mais pour le conserver, il faut de l'électricité, fournie aujourd'hui uniquement par les panneaux solaires et quelques générateurs, si on a du carburant. Du coup, le prix du fromage blanc a lui aussi beaucoup augmenté.
Nous avons réduit notre alimentation à un petit-déjeuner et un repas par jour. Beaucoup de gens n'ont pas les moyens comme nous de s'offrir un petit-déjeuner. Celui-ci consiste en tartines frottées de zaatar (du thym broyé mélangé avec des graines de sésame) avec un peu d'huile d'olive si on en trouve, mais ça aussi, ça devient très cher. Comme toutes les boulangeries ont fermé, nous fabriquons notre pain nous-mêmes, à prix d'or, car le sac de farine est passé de 30 à 500, voire 600 shekels (150 euros). Mais il n'y a ni gaz ni fuel, donc on fait le pain et la cuisine au feu de bois, dans notre immeuble, sur le palier. Tous nos voisins font pareil. On achète le bois à 15 shekels le kilo (environ 4 euros), et il en faut bien trois kilos par repas. On prend un autre repas quand je rentre du travail, vers 6 ou 7 heures du soir : des lentilles, de la frikeh (blé vert grillé) ou du riz, parfois accompagné de haricots verts ou d'autres légumes en conserve, ou du thon en boîte.
Pour le moment, j'arrive encore à nourrir ma famille, car je gagne un peu ma vie grâce à mes collaborations pour les médias, et j'ai mon frère qui m'envoie de l'argent depuis les États-Unis. Mais la majorité des habitants de Gaza ne peut même pas se payer des boîtes de conserve ni du bois. Les gens envoient leurs enfants pour fouiller les maisons détruites pour en rapporter tout ce qui peut servir de combustible, plastique ou autres. Et pour ceux qui ne peuvent pas faire du feu chez eux et qui en ont les moyens, un nouveau business est apparu : des gens installent un gros four en argile dans chaque quartier. Ils fournissent le bois et les gens apportent leurs aliments. Cuire quatre pitas de pain coûte 1 shekel (25 centimes), chauffer une casserole d'eau 2 shekels (50 centimes).
Pour se nourrir, ils comptent aussi, quand ils en trouvent, sur les tekiya, des cuisines en plein air, caritatives, un peu l'équivalent des Restos du cœur en France, qui fournissent, elles aussi, des plats de riz, ou de légumes en conserve : lentilles, haricots verts ou blancs, petits pois, et parfois des pâtes. L'armée israélienne a bombardé environ 28 de ces cuisines de rue, ainsi que huit points de distribution de nourriture. Il y a eu de nombreuses victimes. Les cuisines caritatives sont des cibles, comme les écoles ou les hôpitaux, comme tout lieu public qui fournit un service à la population. Et les Israéliens trouvent toujours un prétexte pour en justifier le bombardement. Par exemple, un membre du Hamas se trouvait dans la queue pour les repas. Il s'agit en fait de dissuader quiconque de tenir une tekiya.
Il y en a une en bas de chez moi, qui a été créée pendant la guerre. Elle est financée par des particuliers. On dit que les tekiya sont tenues par les factions politiques, c'est quelques fois vrai. Mais la plupart sont subventionnées par des personnes civiles, surtout des Palestiniens habitant à l'étrange. Cette soupe populaire offre aux déplacés récents du Nord — de Jabaliya, de Beit Hanoun — entassés dans les camps de fortune qui ont surgi dans notre quartier, la seule possibilité de se nourrir.
Voilà comment Gaza tente de survivre. Comme je l'ai déjà dit par le passé, des Palestiniens profitent malheureusement de la situation pour augmenter les prix. Mais la pénurie est orchestrée par l'armée israélienne, pour, sinon nous plonger dans la famine, nous enfoncer dans la malnutrition. Heureusement que Ramzi, notre bébé de deux mois, peut compter à 100 % sur le lait de sa maman, car on ne trouve plus de lait pour bébés à Gaza. Tous les centres de santé ont fermé, faute d'approvisionnement. Plus rien n'entre, ni pour les ONG, ni pour les agences de l'ONU — le Programme alimentaire mondial et l'UNRWA — ni pour l'OMS, l'Organisation mondiale de la santé.
Les Gazaouis aujourd'hui sont devenus des « sans » : des sans-abris, des sans-sécurité, des sans-médicaments, des sans-santé. L'épuisement a atteint un niveau extrême. Non seulement les gens n'ont plus peur des bombardements, mais parfois on sent qu'ils en sont arrivés au point où cela leur est égal de vivre ou de mourir. Ils n'ont plus le choix qu'entre la mort et une non-vie, où il n'y a ni nourriture, ni soins, ni éducation, où il n'y a plus rien. On entend des gens dire, « eh bien, au lieu de rester entre la mort et la vie, je préfère la mort ». Ils la préfèrent à l'incertitude de chaque instant, de ne pas savoir s'ils vont vivre ou mourir sous les bombes dans la minute qui suit.
Une autre souffrance insupportable, et je la ressens intimement en tant que père de famille : celle de ne rien pouvoir donner à ton enfant qui te demande à manger. C'est la pire chose pour un père. Moi, j'ai de la chance. Je ne peux pas répondre à toutes les demandes de mon fils Walid, mais au moins il n'a pas faim. Alors que des milliers d'enfants de son âge, des nourrissons comme Ramzi, n'ont pas assez à manger.
Cette fois, l'armée d'occupation est en train de faire subir le pire à la population de Gaza : vivre dans une cage, sans nourriture ni eau suffisantes, sans soins, bombardée 24 heures sur 24, avec toutes les infrastructures anéanties. Pour qualifier tout cela, le seul mot pertinent est celui de génocide. Et à un moment on nous dira : si vous voulez partir, c'est votre choix, on ne vous y oblige pas.
Nous sommes épuisés. Mais pour le moment, nous ne cédons pas.
Mercredi 16 avril 2025, un collectif d'organisations professionnelles de journalistes s'est réuni à Paris pour un rassemblement en hommage aux plus de 200 journalistes palestiniens de Gaza qui ont été assassinés par Israël depuis le 7 octobre 2023. Pendant cet événement, un message de Rami Abou Jamous a été diffusé. Nous le restituons ici.
Mesdames et Messieurs, chères consœurs, chers confrères, amis de la vérité, de la justice et de la liberté,
C'est avec une émotion profonde que je prends la parole aujourd'hui. Depuis Gaza, pour vous à Paris, cette ville qui, mieux que tout autre, incarne la lumière contre l'obscurité, la parole contre la censure, l'engagement contre l'indifférence. Paris n'est pas seulement une capitale. Elle est un symbole, celui de la pensée libre, des combats universels pour la dignité, des voix qui se lèvent quand d'autres se taisent. Et comment ne pas rappeler ici que dans ces rues de Paris, il y a à peine quelques décennies, des journalistes français, à l'image de Pierre Brossolette, d'Albert Camus, de Georges Altman, ont risqué leur liberté — parfois leur vie — pour faire exister une presse face à l'occupation. Ils tapaient leurs mots à la hâte sur des machines tremblantes, dans des caves, dans des greniers. Parce que dire c'est déjà résister. Parce qu' écrire, c'est exister. Parce que le silence était l'allié de la terreur.
À Gaza, aujourd'hui, l'histoire semble se répéter. Être journaliste ici à Gaza, ce n'est plus simplement informer. C'est documenter l'effondrement du monde. C'est recueillir les larmes. C'est dénombrer les morts. C'est sauver les fragments de mémoire avant qu'ils soient broyés par les bombes. Nos journalistes ont tous perdu le sommeil, mais aussi leurs abris, leur maison, leur famille et parfois leur vie. Mais ils n'ont pas lâché leur caméra. Ils n'ont pas fermé leur carnet, ni éteint leur micro. Nous n'avons sur cette terre que ce que nous y faisons, disait Mahmoud Darwich. Et ce que font les journalistes ici, à Gaza, c'est tenir au jour le jour un fil ténu entre la lumière et la nuit. Leur voix est un rempart contre l'oubli. Leur présence est la vérité contre le mensonge.
Vous êtes ici aujourd'hui. Vous êtes les témoins de leur courage par votre mobilisation. Vous tendez une main au-delà des murs, des frontières, des ruines, des bombes de blocus qui vous est imposé pour ne pas témoigner et raconter les pires massacres que subissent les Palestiniens, surtout à Gaza. Vous dites avec votre présence, nous n'oublierons pas. Honorons la mémoire des noms des journalistes absents de nos listes officielles, mais gravés dans notre conscience. Vous rendez justice à ceux qui ont tout donné pour que le monde sache. L'exilé est celui qui attend le retour en regardant l'absence, disait encore Mahmoud Darwich. À Gaza, les journalistes vivent l'exil depuis leur propre sol. Mais aujourd'hui, grâce à vous, leur voix franchit les enceintes. Elle vous rejoint. Elle vous touche. Elle vous oblige.
Que cette cérémonie soit plus qu'un hommage. Qu'elle soit une promesse. La promesse de protéger la liberté de la presse partout où elle chancelle. La promesse de continuer à porter la parole des opprimés quand elle vacille. La promesse de faire triompher la lumière sur les ténèbres.
Je vais conclure mes mots avec cette phrase d'Albert Londres : « Notre métier n'est pas de faire plaisir ni de faire tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » Et à Gaza, la plaie est vive, mais la plume est toujours là et nous la porterons ensemble. Au nom des journalistes palestiniens, et surtout de ceux de Gaza, de leurs familles et de tous ceux qui continueront d'écrire dans la poussière, de témoigner sous les bombes, je vous adresse ma gratitude la plus sincère et la plus fraternelle. Vous êtes la voix des sans voix. Vous êtes la mémoire face à l'amnésie. Et ensemble, nous continuerons.
Merci beaucoup.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
17.04.2025 à 06:00
Leyane Ajaka Dib Awada
Si Paris a longtemps été une capitale arabe pour les intellectuels, sur le plan musical et culturel, elle a été dépassée, depuis les années 2010, par Londres, Berlin ou encore Amsterdam. Mais alors que la répression des soutiens au peuple palestinien y est sans pareil depuis un an et demi, des espaces culturels et des collectifs communautaires se développent pour accueillir une nouvelle scène alternative arabe. Ils offrent ainsi à leur public un espace précieux de liberté et de sécurité. (…)
- Lu, vu, entendu / France, Musique, Reportage, Identité, Monde arabeSi Paris a longtemps été une capitale arabe pour les intellectuels, sur le plan musical et culturel, elle a été dépassée, depuis les années 2010, par Londres, Berlin ou encore Amsterdam. Mais alors que la répression des soutiens au peuple palestinien y est sans pareil depuis un an et demi, des espaces culturels et des collectifs communautaires se développent pour accueillir une nouvelle scène alternative arabe. Ils offrent ainsi à leur public un espace précieux de liberté et de sécurité. Reportage.
« Je ne suis pas une terroriste. Je ne suis pas pédé. Je suis amour. »
L'affirmation est scandée en arabe, en anglais et en français tandis qu'une étrange silhouette intégralement recouverte d'une combinaison noire, visage inclus, et chargée de bijoux dorés entre sur la scène de la Flèche d'or. Salma Zahore (renvoie à la prononciation de « the whore », « la pute »), drag queen d'origine libanaise, ouvre ainsi avec fracas la soirée du 8 février dans ce lieu militant du XXe arrondissement de Paris. Des classiques de Fayrouz à la chanson « Baba fein » (« Où est mon père ? »), issue d'un clip égyptien très populaire auprès des enfants du monde arabe dans les années 2010, Salma Zahore se déhanche avec énergie et humour dans un spectacle qui retravaille les clichés orientalistes dans les codes burlesques de la culture ballroom1.
Salma Zahore laisse ensuite place à DJ Kawun, venu de Copenhague, et à la Londonienne DJ Priya. Iels remixent des sons emblématiques de la culture arabe mélangés à des influences hip-hop ou électro plus occidentales. Allant des classiques nord-africains aux reines de la pop proche-orientale, en passant par la culture queer arabe qui a fait de ces chanteuses kitsch de véritables icônes. Sur la scène parisienne actuelle, un si riche mélange n'a plus rien de singulier.
Alors que la capitale française était souvent écartée des tours des artistes arabes indépendantLondres, Berlin et Amsterdam, iels sont de plus en plus nombreux et nombreuses à s'y produire. Iels ne le font plus seulement pour leurs diasporas, dans des événements communautaires libanais, algériens, tunisiens,… comme on en avait l'habitude jusqu'ici. À présent, leur public est diversifié, mêlant quantité de nationalités différentes. Iels sont invité es dans des programmations qui font se rencontrer des artistes de tout le monde arabe. Finies les rares grosses productions portées par des pontes de l'industrie musicale arabe : les diasporas se voient désormais proposer à Paris une multitude de soirées qui font la place à des artistes indépendant es et célèbrent, des hommages au raï aux soirées de Norouz2, tous les héritages culturels de la région SWANA3.
es qui lui préféraientLa Flèche d'Or, le Cabaret Sauvage, les Relais solidaires de Pantin, le FGO-Barbara, le Petit Bain, la Station Gare des Mines, et bien d'autres encore… dans l'Est parisien, ce pêle-mêle qui va de la salle de concert au « tiers-lieu » militant a été investi ces dernières années par une dizaine de collectifs qui y programment de nombreux artistes arabes, des groupes de référence comme l'égyptien Cairokee, aux étoiles montantes telles que la chanteuse palestinienne Lina Makoul ou le rappeur algérien Tif.
Rock, rap, électro, pop, les genres aussi se mélangent sur cette scène représentative des évolutions musicales de la région, ainsi que de métissages esthétiques européens. Ces mélanges s'expriment avec le plus d'évidence dans le travail des DJ qui font danser les publics allemands, français, anglais, néerlandais sur des sets foisonnants d'influences différentes. L'accessibilité financière des soirées dépend des salles, des artistes et des collectifs, mais il y en a pour tous les goûts — et tous les portefeuilles, du concert militant à prix libre aux stars alternatives qui facturent l'entrée à une cinquantaine d'euros. Alors que la programmation d'artistes arabes semblait se limiter en France à la piètre appellation de « musiques du monde », on ne sait soudain plus où donner de la tête, et les soirées se font concurrence auprès d'un public parisien très demandeur.
La soirée de la Flèche d'or était organisée par le collectif Mahalla, créé en 2020 par Aura, une intermittente du spectacle d'origine iranienne qui rentre alors d'Égypte après avoir travaillé dans le secteur culturel pendant deux ans. Constitué d'une poignée de bénévoles du milieu de la musique, Mahalla cherche à mettre en avant les artistes de cette région SWANA.
À leur instar, plusieurs collectifs organisateurs de soirées ont émergé sur la scène parisienne ces dernières années pour porter une création artistique arabe, moyen-orientale ou nord-africaine souvent négligée par les programmations françaises. Pour le collectif Turrab, créé en 2023 par un groupe d'ami
es libanais es aux professions éloignées du secteur culturel, il s'agissait avant tout de faire venir des artistes indépendant es notoires de la scène moyen-orientale, comme la chanteuse égyptienne Myriam Saleh ou les rappeurs levantins Emsallam et Synaptik, qu'iels n'avaient pas l'occasion de voir sur scène à Paris.Yara, présidente de Turrab, publie depuis les débuts du collectif un agenda culturel qui répertorie les événements arabes à Paris. Elle nous explique :
Avant, il y avait ce sentiment que si tu ratais un événement, tu ne pourrais pas le rattraper. Maintenant, on n'a plus ce sens de l'urgence, on sent moins ce manque, on doit choisir entre plusieurs événements le même soir.
Aura, qui pointe pourtant du doigt la réticence des festivals français à programmer des artistes de la région SWANA, y voit un paradoxe : « C'est bizarre, en France, on a une conception très assimilationniste des cultures, on n'est pas un pays qui aime célébrer la différence. Pourtant, quand il s'agit de musique, on transcende cela. » Alors que l'on n'a jamais autant vu d'artistes indépendant es arabes se produire à Paris que ces dernières années, peut-on donc vraiment affirmer, comme me le suggérait une autre organisatrice de soirées, que « les Arabes sont à la mode » ?
« Les fêtes amènent du monde, ça m'a aidé à réclamer mon espace ici en France », explique Mouawiya, 33 ans. Il est réfugié en France depuis 2015, et est co-fondateur du collectif syrien Al Beyt. Pour lui, les soirées arabes parisiennes ne se limitent pas à la fête : celle-ci permet d'attirer un large public vers des questionnements politiques sur l'immigration, les diasporas, ou bien l'exil et la répression politique dans le cas d'Al Beyt. Dès sa création en 2021, le collectif syrien a l'intention claire de défendre les valeurs de la révolution de 2011, et de lever des fonds pour soutenir la population syrienne. Après la chute de Bachar Al-Assad en décembre 2024, les événements du collectif ont permis non seulement de célébrer ce moment, mais aussi d'échanger sur sa signification et sur l'avenir de la Syrie, à l'ombre du grand drapeau de la révolution syrienne déployé en toutes circonstances et depuis plusieurs années sur les murs de la Flèche d'Or. Mi-mars, le collectif consacre deux soirées consécutives à l'anniversaire de la révolution syrienne, mêlant discussions, projections et concerts dans une ambiance festive.
Moins heureuse que la célébration syrienne, une autre actualité a été centrale dans la scène arabe parisienne ces dernières années : celle du génocide des Palestinien
nes commis par Israël dans la bande de Gaza. Depuis le 7 octobre 2023, la quasi-totalité des événements programmant des artistes arabes envoie des fonds à des organisations palestiniennes. Les motifs noir ou rouge des keffiehs parsèment un public qui se retrouve souvent dans ces concerts après les manifestations pour la Palestine. Il n'est pourtant guère aisé, ni pour le public ni pour les organisateur ices, de faire la fête dans ces conditions. Turrab a dû y faire face de manière brutale : le génocide a commencé quelques semaines avant leur tout premier événement du 26 octobre 2023, aux Relais solidaires de Pantin.« On avait tellement peur », confie Omar, ingénieur de 36 ans et co-fondateur du collectif, « mais ça a été une expérience très positive ». À l'époque, le groupe d'ami
es n'est pas vraiment d'humeur à écouter de la musique. D'autant qu'il fallait garantir la sécurité de plusieurs centaines de personnes alors que les manifestations en soutien au peuple palestinien étaient interdites et sévèrement réprimées partout en France. Le soir même du concert, l'armée israélienne entre dans le Nord de Gaza. Emsallam, le rappeur jordanien qui se produit, est de mauvaise humeur, tance vertement l'ingénieur du son. Tout le public, dont je faisais partie, est fébrile. Finalement, le concert a bien lieu. Le rappeur reprend ses titres à succès, et la musique entraîne le public à danser, crevant la tension accumulée des semaines passées.Pour toustes les organisateur
ices de soirées arabes, le soutien à la Palestine paraît évident. Il relève moins d'une opinion politique contingente que d'une revendication identitaire nécessaire, alors que le génocide en Palestine est instrumentalisé contre les Arabes au service de la montée du fascisme en France. Si certains discours ont tenté de remettre en cause le droit à faire la fête alors que les Palestinien nes subissent les exactions meurtrières de l'armée israélienne, cette pudeur n'a pas rencontré un franc succès à Paris. La fête arabe s'est pleinement emparée de la cause palestinienne. Comme le remarque Mouawiya, si les membres d'Al Beyt avaient dû attendre la fin des bombardements pour célébrer la Syrie révolutionnaire, il n'y aurait pas eu de mobilisation, et l'espace d'échange proposé au public fidèle du collectif n'existerait pas.S'ils répondent à des besoins différents, les collectifs ont des points en commun que l'on retrouve dans toutes les soirées du genre : ils ont été créés au tournant des années 2020, par des personnes issu-es de la 1re ou 2e génération d'immigration. Surtout, ils reposent sur une autonomie bénévole quasi totale. Parfois soutenus par des artistes qui refusent des cachets ou réduisent les coûts de production, ces collectifs constitués en associations n'ont pas de bailleurs de fonds. Les frais sont souvent avancés par leurs membres qui réinvestissent les marges tirées dans le collectif. Ils sont nombreux à revendiquer activement cette autonomie financière, qui garantit leur liberté, en l'absence de comptes à rendre à des institutions. Par ailleurs, pour faire face à la répression politique et soutenir ce modèle plutôt précaire, les organisateur
ices peuvent compter sur les lieux qui accueillent les programmations arabes : des cas d'annulations d'événements en lien avec la Palestine ont certes fait polémiques ces dernières années, mais des salles engagées comme les Relais Solidaires de Pantin, la Flèche d'Or ou le Petit Bain demeurent de fervents alliés. Curieuses des propositions artistiques arabes, elles défendent aussi la liberté d'expression des artistes et des collectifs.Nouveau Casino de Paris, le 7 mars 2023. Maysa Daw, chanteuse palestinienne de Haïfa, 27 ans, et membre de l'iconique groupe de hip-hop palestinien DAM, monte sur scène. Elle porte un maillot floqué du logo de Sa7ten (Bon appétit en arabe levantin), un collectif né après le début du génocide à Gaza, qui récolte des fonds pour les associations palestiniennes en organisant des événements festifs, et en y vendant de la nourriture et des produits dérivés. La chanteuse s'adresse en anglais et en arabe à un public issu de tout le monde arabe, du Maroc à la Syrie. « Nous ne sommes pas juste des opprimé es, nous faisons la fête, nous aimons, nous applaudissons ! » leur lance Daw, dont les chansons, rappées ou chantées guitare à la main, revendiquent la fierté d'être arabe, d'être une femme, et de résister à l'oppression. La chanteuse vit sous le poids quotidien du joug israélien. Mais ces provocations musicales énergiques semblent s'adresser aussi bien à l'occupant israélien qu'à la répression occidentale de la solidarité avec la Palestine, dont le public parisien connaît bien le poids.
Pour celui-ci, ce genre d'expression est libérateur, comme me l'explique Ilef, étudiante née en France de parents tunisiens. Confrontée dès l'enfance au racisme et à la pression de l'assimilation culturelle, la jeune femme se reconnaît dans le sort et la lutte des Palestinien
nes :En tant qu'ancien
nes colonisé es, et en tant que marginalisé es ici, je vois la Palestine comme un miroir de notre stigmatisation.
Elle ne supporte plus, après le 7 octobre 2023, d'être confrontée à des personnes, dans ses études ou son travail, qui ne reconnaissent pas la gravité de la violence subie par les Palestinien4 et les gens te suivent. »
nes. À côté d'elle, Asgad, étudiante en cinéma d'origine soudanaise, ajoute : « [Dans ce genre d'événements] je n'ai pas besoin de faire d'efforts, je sais que les personnes me comprennent ». Suivant de près la difficile actualité palestinienne et soudanaise, elle renchérit : « Même si j'ai grandi en France, j'ai l'impression de vivre géographiquement dans d'autres espaces en même temps. » Les deux étudiantes considèrent les fêtes arabes comme des safe spaces, des espaces où elles se sentent libres de s'exprimer sans représailles, et où elles se sentent comprises par le reste du public. Yasmine, rencontrée à la soirée de Mahalla du 8 février, dit qu'elle se sent appartenir aux espaces de soirées arabes. « Ça fait du bien d'avoir des moments pour souffler. On se sent visible et ça donne de la force. Les minorités deviennent la majorité, tu peux zalghoutCes événements deviennent ainsi des espaces communautaires à part entière, dans lesquels il se défend, plus qu'une culture sous-représentée, des rituels, des pratiques, toute une identité menacée comme le dit Yara de Turrab :
Il est question de la survie de notre identité dans un contexte où tout le monde cherche à l'effacer. Avec toute la censure qui existe depuis la guerre, on a besoin de cette diversité de collectifs et d'espaces dans lesquels parler, sans restreinte et sans entre-soi.
La défense de l'identité arabe passe aussi par la langue, dont l'usage est très courant dans ces espaces aménagés par les collectifs. Taha, consultant en informatique d'origine tunisienne installé en France depuis 4 ans, trouve ces espaces reposants. « Quand je parle en français, ma personnalité change », remarque-t-il en sortant de la soirée de Sa7ten, lors de laquelle les artistes se sont adressées au public principalement en arabe. Après la soirée, des Palestinien
nes, Tunisien nes, Libanais es, Syrien nes, Algérien nes se retrouvent pour boire des coups et commenter la soirée. Toujours en arabe.Le collectif 14 Dehek, formé en 2022 par des humoristes originaires de divers pays du monde arabe, a fait de l'usage de cette langue un axe central de son travail. Réunissant une cinquantaine d'humoristes qui s'expriment dans des dialectes variés allant du marocain au soudanais, du yéménite au palestinien, le collectif revendique ces différences linguistiques5, et cherche, à travers l'humour, à trouver les points communs, les sujets universels qui relient les différentes communautés arabes. Proposant des spectacles hebdomadaires, 14 Dehek fait ainsi défiler sur scène une myriade de langages qui s'adressent à un public tout aussi varié. Cette diversité, propre au public parisien, est impossible à rassembler dans un pays arabe, et c'est là la grande originalité du collectif : il revendique une identité arabe qui transcende les frontières, réunissant les diasporas par l'humour au-delà de leurs différences. En plus d'organiser des spectacles, le collectif accompagne les humoristes, souvent jeunes, en leur donnant accès à des scènes ouvertes, et en les formant dans des ateliers d'une remarquable bienveillance. Les humoristes se retrouvent pour confier leurs doutes, s'encourager, et travailler ensemble, apprenant, au prix de quelques confusions drôles et assumées, les différences d'accent et de dialecte des un es et des autres.
L'initiative de 14 Dehek est particulièrement intéressante en ce qu'elle relève le défi important, auquel se confrontent tous les collectifs, de franchir les barrières qui peuvent exister entre différentes cultures arabes, notamment celles du Proche-Orient et du Maghreb. Outre l'usage de dialectes variés de tout le monde arabe, les collectifs font un effort conscient dans leur programmation pour faire se rencontrer ces deux univers culturels, sans oublier d'y inclure les minorités ethniques du monde arabe comme les Kurdes ou les Amazighs. Turrab revendique ainsi d'avoir pensé des « concepts innovants » pour faire se rencontrer les cultures du monde arabe dans ses événements, tandis qu'Aura de Mahalla m'affirme chercher à « casser les catégories mentales des gens », en rassemblant sur scène des cultures très variées de la région SWANA.
Les événements culturels arabes de Paris ont cette particularité d'être conçus par des Arabes, et de s'adresser avant tout à des Arabes, dans un pays qui ne s'adresse à eux que par l'invective, le reproche et la condamnation. Cependant, un public français, blanc, non-arabophone est aussi adepte de cette scène : souvent militant, celui-ci a sa place parmi la diversité de cultures et d'origines. Il est généralement là par solidarité avec les causes que défendent les artistes. Les collectifs arabes soulignent à ce propos la grande curiosité du public parisien blanc, habitué au multiculturalisme, et particulièrement ouvert à de nouveaux univers esthétiques. Lors de l'anniversaire de la révolution syrienne organisé par Al Beyt à la Flèche d'Or, je rencontre Alfred et Jean, deux étudiants chercheurs qui connaissent et suivent des collectifs arabes parisiens. Alfred, doctorant en mathématiques, est passionné de musique. Il la considère comme « un vecteur de communication très puissant ». Il est membre du label indépendant Evolove, qui a montré sa solidarité avec la Palestine en organisant une levée de fonds pour la Palestine en partenariat avec le collectif Sa7ten, ce dernier programmant des artistes arabes pour accompagner les efforts du label.
Ainsi, les safe spaces arabes révèlent une multitude de facettes : ils promeuvent la création artistique, procurent une communauté à des Arabes menacéDJ, la musique permet de faire le lien entre les peuples et leurs oppressions, et de transcender les différences géographiques et identitaires des diasporas. Dans la décennie qui suit les mobilisations révolutionnaires de 2011, les artistes indépendant es reprennent le sentiment de fierté arabe exprimé dans les manifestations, et Haroun attribue à ce sentiment de fierté l'évolution de la scène parisienne arabe ces dernières années. Selon lui, les événements de solidarité politique amènent le public à s'intéresser à la musique arabe. Beaucoup d'organisateur ices me parlent d'un « cercle vertueux » qui fait interagir la musique et les sujets politiques, et qui, partant de l'un, apporte du public à l'autre.
es et censuré es, et nourrissent la réflexion et la mobilisation politique en défense des peuples opprimés ici et dans le monde arabe. Haroun est un artiste tunisien installé en France depuis 11 ans et fondateur en 2018 de Radio Flouka, une webradio basée à Paris qui diffuse de la musique originaire « du Machrek au Maghreb », et plus largement des pays du Sud global. Pour ceLe samedi 22 février, la fête bat son plein au théâtre du Renard dans le quartier de Châtelet. L'association Mawjoudin met un terme flamboyant à trois journées d'expositions, de discussions et d'ateliers sur les thématiques queers arabes. Vers 2 heures du matin, alors que la DJ syrienne Noise Diva, star de la scène néerlandaise, a fini son set et que la salle rallume ses lumières, la foule ne réagit pas : une darbouka circule entre les fêtard es, et celleux-ci continuent de danser en chantant à tue-tête des chansons populaires arabes. Lancée par des performances d'artistes queers, la soirée prend une allure de mariage arabe, s'éternisant au grand dam des vigiles qui ne parviennent pas à nous évacuer. Avec cet événement, l'association Mawjoudin marque son arrivée sur la scène parisienne. Elle se donne pour objectif de promouvoir la création artistique des communautés LGBTQI arabes, dans une bataille culturelle contre un discours occidental qui voudrait assigner l'homophobie et la fermeture d'esprit aux Arabes. Bien que les autres collectifs arabes ne se focalisent pas sur les personnes queers, l'inclusivité de toutes les identités de genre et sexualités est un principe acquis dans leurs espaces — comme me l'explique l'humoriste John Almo du collectif 14 Dehek : « On est déjà étouffé es dans le monde arabe, on ne veut étouffer personne d'autre. » Profondément intersectionnelle dans son discours et ses pratiques, la scène arabe parisienne semble évoluer à contre-courant d'un espace public français qui se rétrécit, gagné par les discours fascisants de nos dirigeant es et de leurs allié es d'extrême droite.
En sortant enfin du théâtre du Renard, je fais la connaissance de Khaled et Majed, deux amis saoudiens venus à Paris seulement pour enchaîner des soirées arabes : « Dans les pays arabes, les nationalités ne se mélangent pas ainsi, à Paris si. Moi, je déteste Paris et je déteste la France. Mais je viens pour ce genre de fêtes, pour voir les Arabes ensemble », explique Khaled. « Pour nous, la politique et la musique sont inséparables. Sans les soirées arabes, je ne viendrais pas. » Paris serait-elle devenue, envers et contre tout le racisme qui se déploie aujourd'hui en France, un sas de respiration pour les Arabes ?
Premier événement musical d'Orient XXI !
📆Samedi 19 avril
📍FGO-Barbara, 1 rue Fleury, 75018 Paris
🕟 18h30
Table ronde « Fusion ou friction, les enjeux de la musique alternative arabe en Occident » avec les artistes et Leyane Ajaka Dib Awada, modérée par Sarra Grira
Concert de Zeid Hamdan, Imed Alibi et Khalil Epi
Billetterie
Prévente 13 euros ; tarif plein 16 euros
1Culture queer du spectacle d'origine étasunienne.
2Nouvel an dont la date varie entre le 20 et le 22 mars. Il est fêté en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan et en Asie centrale, mais aussi au sein des communautés kurde, ouïgours et parsie.
3South-West Asia North-Africa, une appellation désignant les pays du sud-ouest de l'Asie (Pakistan, Afghanistan, Iran) à l'Afrique du Nord qui se veut inclusive des minorités ethniques non-arabes de cette région.
4Terme arabe pour « youyou ».
5Si les dialectes arabes ont pour base commune l'arabe écrit dit « standard », ils ont des accents, un vocabulaire, voire parfois des grammaires qui leur sont propres. Ces différences demandent parfois un temps d'adaptation aux personnes qui n'ont jamais entendu que l'arabe de leur communauté ou de leur pays. Il existe dans le monde arabe des rhétoriques chauvines attribuant une supériorité linguistique à certains dialectes ou prononciations.
16.04.2025 à 06:00
Joan Deas
Les Palestinien
- ne s subissent une violence coloniale qui détruit non seulement leurs corps et leurs maisons, mais aussi leur psychisme. Génocide, déplacements forcés, blocus, humiliations quotidiennes constituent autant de traumatismes individuels et collectifs. Il est urgent de repolitiser la santé mentale pour en faire un enjeu de justice. Nul besoin d'être expert e en psychiatrie pour comprendre que le génocide en cours à Gaza et la politique d'annexion israélienne en Cisjordanie et à (…)Magazine / Palestine, Bande de Gaza, Santé mentale , ColonisationLes Palestinien
ne s subissent une violence coloniale qui détruit non seulement leurs corps et leurs maisons, mais aussi leur psychisme. Génocide, déplacements forcés, blocus, humiliations quotidiennes constituent autant de traumatismes individuels et collectifs. Il est urgent de repolitiser la santé mentale pour en faire un enjeu de justice.Nul besoin d'être expert
e en psychiatrie pour comprendre que le génocide en cours à Gaza et la politique d'annexion israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ont des conséquences dramatiques pour la santé mentale du peuple palestinien. Ce qui se cache derrière les dommages physiques est peut-être bien plus violent encore : Israël, avec la complicité des États-Unis et dans l'indifférence quasi générale de leurs alliés occidentaux, est en train de détruire la structure émotionnelle, cognitive et psychologique de la population palestinienne.Le traumatisme des Palestinien
ne s prend racine en 1948, lorsque — suivant la déclaration d'indépendance de l'État d'Israël — plus de 750 000 Palestinien ne s furent forcé e s de quitter leurs terres. Cette Nakba (catastrophe) — est un traumatisme collectif et transgénérationnel fondamental de l'histoire palestinienne. Il est aujourd'hui fortement ravivé dans la conscience collective par le déplacement forcé de 2 millions de Gazaoui e s depuis octobre 2023.À la veille du 7 octobre 2023, Gaza était une prison à ciel ouvert depuis 2007. Les habitant
e s y vivaient coupé e s du monde, sous blocus terrestre, aérien et maritime imposé par Israël depuis 16 ans. Ce blocus a placé Gaza dans une situation de « dé-développement » et de crise humanitaire chronique et multiforme. Les restrictions de circulation et d'accès ont détruit le tissu économique et social et fait naître un sentiment de désespoir qui domine dans la population. Les habitant e s de Gaza ont également subi quatre guerres d'ampleur avec Israël depuis 2008 (en 2008-2009, 2012, 2014 et 2021) qui ont causé de nombreux morts et blessés ainsi que des dégâts psychologiques considérables.En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, la population se retrouve dépourvue face à la croissance des colonies et à la violence des colons. Les Palestinien ne s assistent impuissants à la confiscation de leurs terres et à la destruction de leurs biens. Ils sont quotidiennement humiliés par le vaste système de contrôle et de restrictions de mouvement imposé par la matrice coloniale israélienne depuis des décennies. Ils sont eux-mêmes ou voient leurs proches se faire emprisonner, blesser, ou tuer sans que justice soit faite. Cette situation et l'absence de perspective d'évolution à court ou moyen terme ont eu un impact traumatique direct sur la population palestinienne. L'accélération drastique, particulièrement après le 7 octobre 2023, de ces tendances de longue date en matière de discrimination, d'oppression et de violence place la Cisjordanie au bord de la catastrophe, tandis que Gaza a glissé dans l'abîme.
Il est essentiel d'être précis quant aux conséquences catastrophiques du génocide en cours. Bien au-delà de ses prétendus objectifs militaires, Israël a stratégiquement ciblé à grande échelle toutes les infrastructures vitales nécessaires au maintien du tissu social et économique de la population gazaouie. En anéantissant des familles entières et en détruisant des espaces où les gens tissent des liens et s'entraident, comme les écoles, les hôpitaux, les mosquées et les églises, Israël a fait disparaître les sources de subsistance et de soutien communautaires fondamentales à la stabilité psychologique de la population. Le nombre de victimes est si élevé et les destructions d'infrastructures si étendues que les familles sont dans l'incapacité de pratiquer leurs rituels funéraires, rendant le processus de deuil extrêmement difficile. Adultes comme enfants sont confrontés à une anxiété extrême, à la faim et à la soif, à la peur et à une inquiétude constante pour leur propre sécurité et celle de leurs proches.
Un tel traumatisme ne se limite pas au présent et aux personnes directement touchées. Il peut engendrer de graves traumatismes intergénérationnels, comme en témoignent les études sur les enfants de survivants de l'Holocauste et d'autres traumatismes de masse1.
Pour diverses raisons liées aux manques de moyens et au tabou social entourant la question de la santé mentale en Palestine, il existe (trop) peu de données statistiques sur les conditions sociopsychologiques des PalestinienTPO) était déjà la plus touchée par les troubles mentaux de l'ensemble des pays de la Méditerranée orientale2.
ne s. On peut tout de même citer quelques chiffres d'études menées avant le génocide. Une étude publiée en 2017 indiquait que la population du Territoire palestinien occupé (La Palestine avait notamment déjà de loin les taux de dépression les plus élevés des pays de la région. Selon les données de cette étude, la dépression était la deuxième cause d'invalidité en Palestine en 2015. En 2021, une étude de la Banque mondiale3 effectuée sur un panel de 5 867 Palestinien ne s a relevé quant à elle la présence de symptômes dépressifs chez 50 % des répondant e s en Cisjordanie et 71 % à Gaza.
Il n'existe pas encore de chiffres ni d'étude évaluant les conséquences du génocide en cours à Gaza sur la santé mentale de la population. Des rapports révèlent cependant que les enfants gazaouis présentent des réactions traumatiques aiguës, incluant paralysie, mutisme, convulsions, confusion et perte de contrôle de la vessie.
Les jeunes sont de manière générale particulièrement touchés par les problèmes de santé mentale. Une étude publiée en 2015 indiquait que 40 % d'entre eux souffraient de troubles de l'humeur, 90 % d'autres pathologies liées au stress et 60 % à 70 % de symptômes de « stress post-traumatique »4. Selon Médecins sans frontières, dans un article datant de 2021, les suicides et tentatives de suicide ont régulièrement augmenté depuis 2007, alors même qu'ils sont clairement sous-rapportés à cause de la stigmatisation des problèmes de santé mentale au sein de la société palestinienne. Si la tentative de suicide est un crime selon la loi palestinienne, une étude médicale publiée dans le World Journal of Medical Sciences en 2014 rapporte cependant qu'un quart des adolescent e s palestinien ne s (13-17 ans) avaient déjà fait des tentatives de suicide. L'un des taux les plus élevés au monde.
Samah Jabr, responsable de l'unité de santé mentale au ministère palestinien de la santé, remet cependant en question ces statistiques. Elle est l'une des 34 psychiatres palestinien ne s tentant de faire face avec difficulté aux immenses besoins d'une population polytraumatisée de 5,5 millions d'habitant e s. Selon elle, les outils développés en Occident pour mesurer la dépression, comme l'inventaire de Beck5, ne font pas la distinction entre la souffrance justifiée et la dépression clinique et ne tiennent pas compte des circonstances dans lesquelles l'angoisse constitue une réponse raisonnable et adaptée à la situation vécue.
Elle soutient également que la notion de trouble de stress post-traumatique (TSPT) n'est pas applicable à la population palestinienne, car il n'y a pas de « post » dans la situation endurée. Le traumatisme en Palestine est collectif et continu, et la menace toujours présente :
Nous décrivons notre expérience psychologique dans des termes qui, nous l'espérons, seront compris en Occident, et nous parlons donc beaucoup du trouble de stress post-traumatique (TSPT). Mais je vois des patients souffrant de TSPT à la suite d'un accident de voiture. Pas après un emprisonnement, ni après un bombardement, ni après avoir été étiqueté comme une personne hors la loi (…). L'effet est plus profond. Il change la personnalité, il change le système de croyances, et cela ne ressemble pas à un TSPT.6
Pour Samah Jabr, il serait nécessaire d'aller au-delà des outils occidentaux et de la définition donnée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), pour développer ses propres normes en matière de santé mentale. Le TSPT devrait ainsi être requalifié de « trouble de stress traumatique chronique » pour décrire correctement la situation vécue par les Palestinien ne s7.
Il est également indispensable de prendre en considération la responsabilité de la violence politique et des dynamiques de pouvoir à l'œuvre dans le traumatisme palestinien. Répondre aux traumatismes implique une responsabilité qui dépasse le cadre clinique. Il est indispensable d'aborder leurs manifestations psychologiques, sociales et politiques. Or, ces aspects sont souvent occultés par les classifications des maladies qui tendent à individualiser les souffrances. Ce travail ne relève pas uniquement des professionnel
le s de la santé mentale. Il exige une réponse collective, à plusieurs niveaux, ancrée dans la justice sociale — la justice étant une condition essentielle à toute guérison. Pour que les Palestinien ne s puissent réellement se rétablir de manière significative, la réalité politique en Palestine doit changer.L'occupation et la colonisation israéliennes sont bien les premières responsables de l'état catastrophique de la santé mentale en Palestine. Les acteurs palestiniens travaillant dans le domaine de la santé mentale, tels que l'ONG « Gaza Community Mental Health Programme », ont compris cette réalité — qu'ils vivent eux-mêmes dans leur chair — et s'efforcent d'intégrer au sein de leur mandat la lutte pour les droits humains et la fin de l'occupation israélienne. Cela a néanmoins conduit certains de ces acteurs locaux à être privés de plusieurs fonds occidentaux, notamment européens et américains, victimes de la politique dite « de conditionnalité » imposée par ces bailleurs. Cette clause empêche en effet les organisations locales suspectées d'« activisme politique », « d'incitation à la haine » et de « soutien au terrorisme » de recevoir ces fonds, comme le dénonçait Amnesty international en novembre 2023.
Selon Tariq Dana :
[Ces restrictions imposées par les bailleurs] criminalisent de nombreuses organisations palestiniennes qui se lancent dans des formes modérées de résistance par le biais du droit international, de la défense des droits humains et en soutenant la survie des communautés. Ces restrictions contribueront donc non seulement à une marginalisation accrue de la cause palestinienne, mais faciliteront également l'institutionnalisation de l'expansion coloniale israélienne8.
Du côté des organisations internationales humanitaires opérant en Palestine, trop rares sont les fois où sont dénoncées dans leurs rapports ou leurs discours les véritables causes des problèmes que celles-ci — en majorité occidentales — sont pourtant censées venir endiguer. Des causes éminemment politiques, dont les acteurs humanitaires internationaux ne peuvent se saisir du fait de la nature même de leur mandat. Au nom du sacro-saint principe humanitaire d'« impartialité politique », le paradigme d'aide guidant l'action de ces organisations est ainsi principalement technocratique, apolitique et « neutre ». En acceptant la stratégie de dépolitisation de l'aide dictée par Tel-Aviv, Washington et les bailleurs de fonds occidentaux, ce mode d'action a permis à Israël d'échapper à ses responsabilités en tant que puissance occupante. Ce faisant, il n'a fait que renforcer le système colonial israélien, sans jamais réussir à améliorer durablement les conditions de vie de la population palestinienne.
Ainsi, malgré les dizaines de milliards de dollars d'aide investis en Palestine par les bailleurs de fonds internationaux depuis des décennies, faisant de la population palestinienne l'un des plus importants bénéficiaires d'aide non militaire par personne au monde9, tous les indicateurs à disposition indiquent une détérioration de la situation économique et humanitaire des Palestinien ne s. C'est tout particulièrement le cas de la santé mentale, domaine longtemps délaissé et parent pauvre de l'action humanitaire en Palestine.
Le paradigme d'aide humanitaire prévalant en Palestine doit ainsi être urgemment repensé, repolitisé et réarticulé autour de la lutte pour les droits fondamentaux des Palestinien
ne s, seule option capable de mettre fin aux causes endémiques du fléau de la santé mentale en Palestine. Tout doit être fait pour faire renaître l'espoir de justice. Seule celle-ci permettrait une véritable amélioration de la santé mentale des Palestinien ne s.1Bruno Halioua, Muriel Vaislic, Patrick Bantman, Rachel Rimmer, Stéphanie Dassa, Jonathan Taieb, Dan Halioua, Samuel Sarfati, Alexis Astruc, Thierry Bury, Nicole Kac-Ohana, Marc Cohen, Richard Prasquier, « Que nous apprennent les enfants des survivants de la Shoah sur la transmission transgénérationnelle du traumatisme ? », European Journal of Trauma & Dissociation, Volume 6, n°1, 2022.
2Raghid Charara, Mohammad Forouzanfar et autres, « The Burden of Mental Disorders in the Eastern Mediterranean Region, 1990-2013 », PLoS ONE, 12 (1), 2017, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0169575
3Institution financière internationale qui accorde des prêts et autres appuis financiers à des pays en développement pour des projets d'investissement.
4Dyaa Saymah, Lynda Tait and Maria Michail, An overview of the mental health system in Gaza : an assessment using the World Health Organization's Assessment Instrument for Mental Health Systems (WHO-AIMS), janvier 2015
5L'Inventaire de dépression de Beck (IDB) est un des instruments de dépistage les plus largement utilisés pour mesurer la sévérité de la dépression chez les adultes ainsi que chez les adolescents de plus de 13 ans.
6Olivia Goldhill, « Palestine's head of mental health services says PTSD is a western concept », Quartz, 13 janvier 2019.
7Mohamed Altawil, Aiman El Asam, Ameerah Khadaroo, « Impact of chronic war trauma exposure on PTSD diagnosis from 2006 -2021 : a longitudinal study in Palestine », Middle East Current Psychiatry, février 2023.
8Tariq Dana, « Criminalizing Palestinian Resistance : The EU's Additional Condition on Aid to Palestine », Al-Shabaka, 2 février 2020.
9Jeremy Wildeman et Alaa Tartir, « Can Oslo's failed aid model be laid to rest ? », Al-Shabaka, 19 septembre 2013
15.04.2025 à 06:00
Muzna Shihabi
Et si des décombres renaissait l'Organisation de libération de la Palestine ? Réunissant plus de 400 participants, en février à Doha, la conférence nationale palestinienne a posé les principes fondateurs de la force politique de demain. Celle qui devra faire face au génocide dans la bande de Gaza, au nettoyage ethnique en Cisjordanie et à la politique d'apartheid menée par Israël devra avant tout réussir à s'imposer sur l'échiquier politique palestinien. Palestine, 1948. La terre est (…)
- Magazine / Palestine, Fatah, Hamas, Conférence internationale, Accords d'Oslo, Autorité palestinienne (AP), Jihad islamique (Palestine) , Doha, Organisation de libération de la Palestine (OLP), Initiative nationale palestinienneEt si des décombres renaissait l'Organisation de libération de la Palestine ? Réunissant plus de 400 participants, en février à Doha, la conférence nationale palestinienne a posé les principes fondateurs de la force politique de demain. Celle qui devra faire face au génocide dans la bande de Gaza, au nettoyage ethnique en Cisjordanie et à la politique d'apartheid menée par Israël devra avant tout réussir à s'imposer sur l'échiquier politique palestinien.
Palestine, 1948. La terre est perdue. Non pas cédée, mais arrachée, morceau par morceau, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un peuple sans ancrage, sans toit, sans armée. Ils étaient là pourtant, tenaces, silencieux souvent, dans les camps, dans les rues, dans l'attente.
En mai 1964, l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) naît. Moins comme une institution que comme un sursaut. Il fallait une voix. Un nom. Un point de ralliement pour ceux qu'on ne voyait plus. L'OLP n'avait pas les moyens d'un État. Ni même ceux d'une organisation solide. Mais elle avait cette force discrète qui précède les ruptures : la nécessité. Une charte, des mots, un horizon : libérer la terre. Dire, à nouveau, que la Palestine existait et existe encore. Qu'elle n'était pas une parenthèse close, mais une phrase suspendue.
Représenter les Palestiniens, ce n'était pas parler à leur place. C'était ouvrir un espace où leur absence cesse d'être vide. C'était maintenir vivante une géographie invisible, celle des souvenirs, des noms de villages effacés, des rêves transmis à voix basse.
Dix ans après la naissance de l'organisation, en 1974, deux figures majeures de la pensée palestinienne se rencontrent à New York : Edward Saïd, intellectuel formé aux États-Unis, théoricien de l'orientalisme, et Mahmoud Darwich, poète de l'exil. Tous deux marqués par la Nakba, tous deux porteurs d'une voix palestinienne sur la scène internationale. Leur amitié, nourrie par une même exigence morale et politique, les conduit à devenir, un temps, les relais culturels de l'OLP. Ensemble, ils participent à la rédaction du discours que Yasser Arafat prononce à la tribune des Nations unies, cette même année, et dont la formule reste dans les mémoires : « Je suis venu, un rameau d'olivier dans une main, un fusil de combattant dans l'autre. »
Mais l'élan se brise en 1993. Les accords d'Oslo, signés dans le secret sous l'égide des États-Unis, entérinent une reconnaissance mutuelle entre Israël et l'OLP. En apparence, c'est un tournant historique. Dans les faits, l'asymétrie est flagrante. L'OLP reconnaît l'État d'Israël ; Israël, lui, ne reconnaît pas un État palestinien. L'Autorité palestinienne (AP), censée incarner l'embryon d'un futur gouvernement, n'a de contrôle ni sur les frontières, ni sur les ressources, ni sur la sécurité. La Cisjordanie est morcelée en zones, dont plus de 60 % restent aux mains de l'armée israélienne. Les colonies continuent de s'étendre. Les sujets les plus sensibles — Jérusalem, les réfugiés, les frontières définitives — sont relégués à des « discussions ultérieures », sans échéance ferme.
Pour Darwich, c'est la « mort du système politique palestinien ». Pour Saïd, un « Versailles palestinien ». Tous deux voient dans cet accord non pas une promesse de paix, mais une reddition maquillée en compromis. Ils prennent leurs distances, refusant de cautionner ce qu'ils perçoivent comme une dénaturation du projet national.
La conférence nationale palestinienne qui s'est tenue à Doha (Qatar) du 18 au 20 février 2025 a pour ambition de faire renaître une Organisation de libération de la Palestine unie dans sa diversité et en prise avec le peuple palestinien. Une gageure.
En février 2024 se tenait à Doha une conférence académique sur la Palestine, organisée par le Centre arabe de recherches et d'études politiques (Carep). Il y fut décidé de reconstruire l'Organisation de libération de la Palestine sur une base unifiée, en incluant les partis absents, tels que le Hamas et le Jihad islamique, ainsi que des personnalités indépendantes représentant une majorité silencieuse palestinienne. Plusieurs milliers de Palestiniens de la diaspora, des Territoires occupés et des camps de réfugiés ont signé cet appel.
Pourquoi à Doha, s'interrogent certains. La ville qatarie s'est imposée comme le dernier recours, après le refus clair d'autres capitales arabes, africaines et musulmanes d'accueillir cette rencontre, sous la pression de l'AP. La conférence s'est en effet heurtée à l'hostilité de l'Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, qui, pour son édition 2025, a empêché 33 membres du Fatah de se rendre à Doha. Plusieurs fonctionnaires de l'AP ont été menacés d'arrestation et de licenciement par les forces de sécurité s'ils se rendaient à la conférence. Les organisateurs ont annoncé un soutien juridique aux participants faisant l'objet de représailles.
La faction de Marwan Barghouti n'est pas la seule représentante du Fatah invitée à la conférence, comme le prétendent certains membres du Fatah au pouvoir, bien que sa figure nationale soit indiscutablement porteuse d'une légitimité populaire. Selon Ahmed Ghonem, un des leaders du mouvement :
Il ne s'agit pas de regrouper les leaders politiques ou de faire une coalition de factions ; cette conférence rassemble les personnes, y compris des représentants des factions, qui aspirent à l'unité nationale, chose que les factions n'ont jamais réussi à concrétiser malgré presque deux décennies de discussion.
La conférence a réuni plus de quatre cents participants venus des camps de réfugiés en Syrie, au Liban, à Gaza et en Cisjordanie, mais aussi des métropoles lointaines comme Toronto, Istanbul, Amsterdam, Londres et Chicago.
Pour Mostafa Barghouti, secrétaire général de l'Initiative nationale palestinienne, le troisième parti politique de l'échiquier, se présentant en alternative au Fatah et au Hamas, « il s'agit d'une initiative populaire visant à restaurer l'unité palestinienne et à mener une action nationale urgente face au génocide ».
Autre principe fort : « l'urgence et la nécessité » pour la Palestine « de disposer d'un leadership national unifié afin de faire face à la fragmentation politique et aux pressions extérieures », affirme Anis Kassim. Cet avocat et rédacteur en chef du Palestine Yearbook of International Law (Annuaire de droit international de la Palestine) avait contribué à la saisine de la Cour internationale de justice à l'issue de laquelle l'institution a affirmé, dans son avis consultatif du 9 juillet 2004, l'illégalité du mur de séparation d'Israël et de son régime associé.
Un comité de suivi de 17 membres élus sera chargé de prendre contact avec les factions palestiniennes, y compris — et surtout — celles extérieures à l'OLP, comme le Hamas et le Jihad islamique, pour unifier le leadership. Le président de la conférence, Muin Taher, ancien commandant du bataillon Al-Jarmak du Fatah, qui a joué un rôle clé dans la bataille du château de Beaufort (Qala'at Al-Shkeif) au Sud-Liban en 19821, a réaffirmé l'importance de maintenir une diversité d'opinions au sein d'une OLP unifiée reconstruite « sur des bases nationales et démocratiques ».
Le comité de suivi est également chargé d'ouvrir un dialogue avec le président palestinien Mahmoud Abbas et le Comité exécutif de l'OLP, dans le but d'établir une feuille de route pour des élections démocratiques et une réforme institutionnelle. Les recommandations comprenaient la réactivation des syndicats professionnels, la réouverture de l'adhésion à l'OLP, ainsi que l'organisation d'élections en ligne pour inclure tous les Palestiniens en Palestine occupée et dans la diaspora, y compris les camps de réfugiés.
Au-delà de l'apparence institutionnelle de la conférence, les murmures qui s'élevaient dans les couloirs faisaient écho à la tragédie palestinienne. Récits d'emprisonnements, tortures, pertes ; des blessures récentes ou distillées au fil des décennies. Une femme, rescapée du génocide, nous confie : « Nous sommes les Palestiniens de 23 », une référence à cette nouvelle génération ayant traversé les horreurs du génocide qui a débuté en 2023, tout comme les précédentes qui avaient enduré les catastrophes de 1948 et 1967. Un représentant du Fatah, se préparant à regagner la Cisjordanie, redoutait la colère de la police d'Abou Mazen (surnom de Mahmoud Abbas), au point d'angoisser à l'idée de ne pas dénicher un narguilé en prison…
Beaucoup, au cours de leurs prises de parole, ont exprimé leur frustration face à une OLP qui, au lieu d'être le porte-voix de la lutte pour la libération, est devenue une entité administrative déconnectée des aspirations du peuple palestinien. Ils ont souligné que la diaspora palestinienne, souvent négligée, devait être réhabilitée dans la lutte. Un jeune journaliste venu d'Espagne a résumé ce ressenti :
Regardez, nous sommes unis dans la même douleur face à Israël ; notre lutte est intrinsèquement collective. Comment peut-on encore tolérer ce fossé entre le Fatah et le Hamas après tout ce que nous avons enduré ?
La conférence de Doha a offert aux Palestiniens présents l'occasion de s'exprimer dans un espace sécurisé, où leur parole a pu s'élever au-delà des murs de l'oppression, qu'elle soit orchestrée par Israël ou par l'Autorité palestinienne elle-même.
Qu'ils appartiennent au Fatah, au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) ou au Hamas, l'analyse est unanime : depuis les accords d'Oslo, le rôle de l'OLP s'est réduit à des préoccupations strictement locales, s'enfermant dans une logique gestionnaire et perdant son pouvoir représentatif et sa capacité à défendre les droits du peuple palestinien. En choisissant de faire des concessions sur divers droits, y compris celui d'organiser des élections, les dirigeants palestiniens ont laissé un vide politique, dont les conséquences pèsent aujourd'hui lourdement, au cœur d'un génocide et d'un nettoyage ethnique en cours.
Aujourd'hui, l'absence de Darwich et Saïd se fait sentir comme une cicatrice ouverte, un vide immense dans le cœur des Palestiniens. Dans ce climat de désespoir, la tentation est grande de se demander ce qu'ils auraient dit pour éclairer les esprits et apaiser les peines. « Quelle tristesse qu'ils ne soient pas là, car leur âme et pensée auraient illuminé notre rassemblement », confie un universitaire palestinien.
La conférence de Doha se révèle comme un acte de résistance. Saïd et Darwich auraient ajouté leur voix à cet appel urgent à l'unité : « Ne laissez pas le rameau d'olivier tomber de ma main », s'écriait le Yasser Arafat. Aujourd'hui, ce rameau doit se conjuguer à une volonté de changement. Pour que les Palestiniens de 23 soient la dernière génération des damnés de notre Terre.
Les principes affirmés par la conférence nationale palestinienne, tirés de sa déclaration finale :
1NDLR. La bataille de Beaufort a été menée entre l'armée israélienne et l'OLP le 6 juin 1982, autour du château de Beaufort, au Liban. Il s'agit de l'un des premiers affrontements de la guerre du Liban de 1982, à l'issue duquel l'armée israélienne s'est emparée du château et l'a occupé jusqu'en 2000.
14.04.2025 à 11:52
Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza ont tué plus de deux cents journalistes palestiniens en dix-huit mois. Un collectif d'organisations professionnelles françaises, dont Orient XXI fait partie, a dénoncé, dans une tribune, cette hécatombe et le black-out médiatique qu'Israël organise sciemment. En voici des extraits. Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille. […] En un (…)
- Magazine / Israël, Bande de Gaza, Médias, Tribune, Appel, Gaza 2023-2025Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza ont tué plus de deux cents journalistes palestiniens en dix-huit mois. Un collectif d'organisations professionnelles françaises, dont Orient XXI fait partie, a dénoncé, dans une tribune, cette hécatombe et le black-out médiatique qu'Israël organise sciemment. En voici des extraits.
Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille.
[…] En un an et demi de guerre dans l'enclave côtière, les opérations israéliennes ont causé la mort de près de 200 professionnels des médias palestiniens, selon les organisations internationales de défense des journalistes, telles Reporters sans frontières, le Comité pour la protection des journalistes et la Fédération internationale des journalistes, en lien avec le Palestinian Journalists Syndicate. Dans l'histoire de notre profession, tous conflits confondus, c'est une hécatombe d'une magnitude jamais vue, comme le démontre une récente étude de l'université américaine Brown.
[...] Tous ces confrères et consœurs portaient un casque et un gilet pare-balles, floqué du sigle « Press », les identifiant clairement comme des professionnels des médias. Certains avaient reçu des menaces téléphoniques de responsables militaires israéliens ou bien avaient été désignés comme des membres de groupes armés gazaouis par le porte-parole de l'armée, sans que celui-ci fournisse des preuves crédibles à l'appui de ces accusations. Autant d'éléments qui incitent à penser qu'ils ont été délibérément visés par l'armée israélienne.
[…] En tant que journalistes, viscéralement attachés à la liberté d'informer, il est de notre devoir de dénoncer cette politique, de manifester notre solidarité avec nos collègues palestiniens et de réclamer, encore et toujours, le droit d'entrer dans Gaza. Si nous demandons cela, ce n'est pas parce que nous estimons que la couverture de Gaza est incomplète en l'absence de journalistes occidentaux. C'est pour relayer et protéger, par notre présence, nos confrères et consœurs palestiniens qui font preuve d'un courage inouï, en nous faisant parvenir les images et les témoignages de la tragédie incommensurable en cours à Gaza.
Signataires : les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT et CFDT-Journalistes, Reporters sans frontières, le prix Albert-Londres, la Fédération internationale des journalistes, le collectif Reporters solidaires, la commission journalistes de la SCAM, les sociétés de journalistes et les rédactions des médias suivants : AFP ; Arrêt sur images ; Arte ; BFMTV ; Blast ; Capital ; Challenges ; Le Courrier de l'Atlas ; Courrier International ; Le Figaro ; France 2 ; France 3 rédaction nationale ; France 24 ; FranceInfo TV et franceinfo.fr ; L'Humanité ; L'Informé ; Konbini ; LCI ; Libération ; M6 ; Mediapart ; Le Monde ; Le Nouvel Obs ; Orient XXI ; Politis ; Le Parisien ; Premières Lignes TV ; Radio France ; Radio France Internationale ; RMC ; Saphirnews ; Sept à Huit ; 60 millions de consommateurs ; Télérama ; TF1 ; La Tribune ; TV5 Monde ; L'Usine nouvelle ; La Vie.
Collectif