08.11.2025 à 11:23
Dr Hayley Walker, Assistant Professor of International Negotiation, IÉSEG School of Management
Les COP attirent désormais des dizaines de milliers de participants. Une affluence qui pose de nombreux problèmes, et qui doit être réduite, à la fois pour que l’empreinte carbone d’un événement centré sur la lutte contre le réchauffement climatique ne soit pas démesurée et pour que les participants ne soient pas frustrés, ce qui ne peut qu’avoir un effet délétère sur leur participation ultérieure à le mise en œuvre des mesures adoptées durant les COP.
Les gouvernements du monde entier se réuniront bientôt à Belém au Brésil, pour la 30e Conférence des Parties (COP30), accompagnés de nombreux représentants du monde de l’industrie et des entreprises, de la société civile, d’instituts de recherche, d’organisations de jeunesse et de groupes de peuples autochtones – liste non exhaustive.
Depuis l’adoption de l’accord de Paris sur le changement climatique en 2015, le nombre de participants à la COP a explosé. La COP28 à Dubaï a réuni 83 884 participants, un record, et bien que ce nombre soit tombé à 54 148 lors de la COP29 à Bakou l’année dernière, il est resté bien supérieur à celui de la COP21 à Paris.
Les récentes « méga-COP » ont été critiquées pour leur énorme empreinte carbone. La recherche sur la participation des acteurs non étatiques aux COP que nous avons menée avec Lisanne Groen de l’Open Universiteit (Heerlen, Pays-Bas) identifie deux autres problèmes.
Premièrement, la quantité de participants nuit à la qualité de la participation, car un grand nombre d’acteurs non étatiques sont contraints de se disputer un nombre limité de salles de réunion, de créneaux horaires pour l’organisation d’événements parallèles, d’occasions de s’exprimer publiquement et de chances d’entrer en dialogue avec les décideurs. Deuxièmement, la tendance aux « méga-COP » creuse un fossé entre, d’une part, les attentes de ces acteurs en termes d’impact qu’ils espèrent avoir sur le déroulement des événements et, d’autre part, la réalité des faits.
En ce qui concerne le premier problème, la solution évidente consiste à réduire la taille des COP, mais cela n’est pas si facile dans la pratique. La décision d’organiser la COP30 dans la ville amazonienne de Belém, difficile d’accès et ne disposant que de 18 000 lits d’hôtel, a été considérée comme une tentative de dépasser ce qu’on a appelé le « pic COP »
Des dizaines de milliers de participants, qui ne semblent pas découragés par l’éloignement du lieu, sont tout de même attendus, mais l’offre limitée de lits a provoqué une flambée des prix, ce qui soulève des inquiétudes quant aux coûts et à leur effet potentiel sur « la légitimité et la qualité des négociations », comme le rapporte Reuters.
À mesure que les COP ont pris de l’ampleur, elles ont suscité de plus en plus d’attention de la part des milieux politiques et des médias, au point d’être désormais considérées comme « un événement où il faut absolument être présent ». Cela incite les organisations non gouvernementales et d’autres acteurs non étatiques à y participer. Tout comme la force gravitationnelle des grands corps massifs attire d’autres objets vers eux, la masse des « méga-COP » attire un nombre croissant de participants, en un cycle qui ne cesse de se renforcer et devient difficile à briser.
Selon nous, la manière la plus équitable de réduire la taille des COP consisterait à mettre en lumière la catégorie peu connue des participants « excédentaires ». Cette catégorie permettait autrefois aux gouvernements d’ajouter des délégués aux événements sans que leurs noms n’apparaissent sur les listes de participants, mais leurs noms sont désormais rendus publics depuis l’introduction de nouvelles mesures de transparence en 2023. Lors de la COP28, il y avait 23 740 participants « excédentaires ». Il ne s’agit pas de négociateurs gouvernementaux, mais souvent de chercheurs ou de représentants de l’industrie qui entretiennent des liens étroits avec les gouvernements.
Les COP sont des processus intergouvernementaux : elles sont créées par les gouvernements, pour les gouvernements. Par conséquent, la priorité est donnée aux demandes d’accréditation émanant des gouvernements.
Ce n’est qu’une fois toutes les demandes gouvernementales satisfaites que les accréditations restantes peuvent être attribuées à des acteurs non étatiques admis, appelés « observateurs ».
Les participants excédentaires bénéficient d’accréditations au détriment de ces organisations observatrices. Faire pression sur les gouvernements pour qu’ils limitent ou suppriment la catégorie des participants excédentaires permettrait donc de libérer beaucoup plus de badges pour les observateurs tout en réduisant le nombre total de participants à la COP de manière plus équitable.
Le deuxième problème, celui de l’écart entre les attentes des acteurs et ce qui se passe concrètement durant les COP, est lié à une conception de plus en plus erronée du rôle des acteurs non étatiques dans le processus de négociation des politiques climatiques.
Les États souverains sont les seuls acteurs légitimes pour négocier et adopter le droit international. Le rôle des acteurs non étatiques est d’informer et de mener des actions de plaidoyers, mais pas de négocier. Pourtant, ces dernières années, certains groupes d’acteurs non étatiques ont multiplié les appels pour obtenir « une place à la table des négociations » dans l’espoir de pouvoir participer aux réunions sur un pied d’égalité avec les gouvernements.
Ce discours, largement amplifié sur les réseaux sociaux, conduit inévitablement à la frustration et à la déception lorsque ces acteurs sont confrontés à la réalité des négociations intergouvernementales.
Nous constatons ce décalage en particulier chez les acteurs non étatiques qui sont nouveaux dans le processus. Les « méga-COP » attirent de plus en plus de nouveaux participants, qui ne disposent peut-être pas des ressources, notamment du savoir-faire et des contacts, nécessaires pour atteindre efficacement les décideurs politiques. La désillusion croissante de ces participants sape la légitimité des COP ; or cette légitimité est un atout précieux dans un contexte géopolitique où elles sont confrontées aux défis posés par l’administration Trump, mais risque également de gaspiller les idées et l’enthousiasme précieux apportés par les nouveaux venus.
Nous voyons deux solutions. Premièrement, les initiatives visant à renforcer les capacités peuvent sensibiliser à la nature intergouvernementale des négociations et aider les nouveaux participants à s’engager efficacement. L’un de ces outils est le « Guide de l’observateur » de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). De nombreuses organisations et personnes produisent leurs propres ressources pour aider les nouveaux participants à comprendre le fonctionnement du processus et la manière de s’impliquer. Deuxièmement, et de manière plus fondamentale, il convient de détourner l’attention des responsables politiques, des médias et du public des négociations en tant que telles pour la diriger vers le travail essentiel de mise en œuvre des politiques climatiques.
Les COP sont bien plus que de simples négociations : elles constituent également un forum qui rassemble les nombreux acteurs qui mettent en œuvre des mesures climatiques sur le terrain afin qu’ils puissent apprendre les uns des autres et créer une dynamique. Ces activités, qui se déroulent dans une zone dédiée de la COP appelée « Programme d’action », revêtent une importance capitale maintenant que les négociations sur l’accord de Paris ont abouti et qu’un nouveau chapitre axé sur la mise en œuvre s’ouvre. Si le rôle des acteurs non étatiques dans les négociations intergouvernementales est plutôt limité, il est en revanche central lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre des mesures décidées lors des COP. Les actions des villes, des régions, des entreprises, des groupes de la société civile et d’autres acteurs non étatiques peuvent contribuer à combler l’écart entre les objectifs de réduction des émissions fixés par les gouvernements et les réductions qui seront nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.
La question clé est donc de concentrer l’énergie et l’attention des acteurs sur le programme d’action et la mise en œuvre des politiques, de façon à leur donner suffisamment d’importance pour qu’ils exercent leur propre force d’attraction et déclenchent une dynamique positive en faveur de l’action climatique. Il est encourageant de voir la présidence brésilienne qualifier la COP30 de « COP de la mise en œuvre » et appeler à un « Mutirão », un sentiment collectif d’engagement et d’action sur le terrain qui ne nécessite pas une présence physique à Belém. Cela permet à la fois de résoudre les problèmes liés aux « méga-COP » et de canaliser l’énergie collective vers les domaines qui en ont le plus besoin.
Dr Hayley Walker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.11.2025 à 11:16
Pierre-Éloi Gay, Chercheur en sciences de gestion, ESSEC
La réalisation des objectifs climatiques du Brésil repose principalement sur la diminution de la déforestation. Cette réduction nécessite l’assentiment et l’engagement de l’agrobusiness, principal secteur vecteur de la déforestation. Pourtant, celui-ci paraît de plus en plus réticent à assumer cette responsabilité climatique et environnementale.
C’est un rendez-vous hautement symbolique. Le Brésil s’enorgueillit d’accueillir cette année la COP 30 à Belém, au cœur de l’Amazonie. Le gouvernement de Lula espère que cette localité illustrera la nécessité de revoir à la hausse nos ambitions climatiques et de mettre en place les actions et les mécanismes, notamment financiers, nécessaires à la réalisation des objectifs de l’accord de Paris.
Pour convaincre un maximum de pays, le Brésil peut s’appuyer sur un historique d’action climatique ambitieux. En effet, en 2009, avec déjà Lula à sa tête, lors de la COP de Copenhague, il était le premier pays non-développé à prendre des engagements internationaux de réduction de ses émissions, et à les avoir atteints en 2020. En 2015, à l’occasion de la COP 21, il annonce aussi des objectifs de réduction de ses émissions de 37 % en 2025 par rapport à 2005. En 2024, le gouvernement brésilien s’est engagé à réduire ses émissions en 2035 entre 59 % et 67 % par rapport à 2005. Lors de cette annonce, le Brésil a réaffirmé son ambition d’atteindre la neutralité carbone en 2050 et l’alignement de sa politique climatique à l’objectif d’un réchauffement de la planète 1,5 degré par rapport à la période préindustrielle.
Comme en 2009 et en 2015, la stratégie énoncée en 2024 et complétée cette année par des plans sectoriels, repose à moyen terme principalement sur la réduction de la déforestation. Le gouvernement compte arriver à une déforestation « zéro » (où les zones reforestées compensent les zones déforestées) à partir de 2030. Comme lors des précédents engagements climatiques internationaux du pays, ce pari sur la lutte contre la déforestation permet au Brésil de laisser les secteurs de l’énergie, de l’industrie et des transports maintenir (voire augmenter à moyen terme) leurs émissions. Il permet même l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole, projet sur lequel alertent régulièrement diverses ONG. Une autre faiblesse, moins évidente mais tout aussi sérieuse, survient également lorsqu’il est question de dans la crédibilité de ces engagements climatiques : il concerne l’agrobusiness.
En effet, l’agrobusiness, qui représente un quart des émissions au niveau mondial, est responsable de 29 % des émissions brutes du Brésil (derrière les 42 % des émissions liées à la déforestation, elle-même en grande partie liée aux activités du secteur). De fait, de nombreux signaux politiques montrent que le secteur est de moins en moins aligné avec les orientations du gouvernement actuel et les alertes des scientifiques.
L’agrobusiness brésilien représente près de 50 % des exportations du pays en valeur (et près de 25 % du PIB selon certaines estimations qui incluent toutes les activités en amont en aval de la production agricole). Le pays figure parmi les principaux exportateurs de nombreux produits agricoles (soja, canne à sucre, café, jus d’orange, etc.). Le « complexe soja » (soja en grain et ses dérivés) demeure le principal produit d’exportation du pays (plus d’un tiers des exportations du secteur en valeur) et c’est principalement l’extension de cette culture qui explique l’augmentation de la surface cultivée au Brésil. Les industries de la viande représentent ensuite le deuxième poste d’exportation et les pâturages destinés à l’élevage bovin occupent plus de la moitié de la surface agricole du pays.
Cette puissance économique se traduit par une influence politique considérable. Son expression la plus emblématique est le Frente Parlamentar da Agropecuária (FPA) que l’on peut traduire comme le « front parlementaire de défense de l’agriculture et de l’élevage ». Ce groupe parlementaire s’aligne généralement sur les intérêts des plus gros agriculteurs et de l’agrobusiness. Du fait qu’il rassemble plus de la moitié des députés et sénateurs du pays, il est très puissant au sein du pouvoir législatif et possède une capacité d’influence ou de blocage du pouvoir exécutif.
L’objectif de déforestation zéro d’ici 2030 passe par l’arrêt de la déforestation illégale et la réduction drastique de la déforestation légale. La lutte contre la déforestation illégale fait l’objet d’un consensus au sein des syndicats patronaux de l’agrobusiness. Néanmoins, lors du gouvernement Bolsonaro, il a été clair que de nombreux pans du secteur agricole (notamment chez les grands propriétaires fonciers des états de l’Amazonie) soutenaient explicitement les efforts du gouvernement d’extrême droite d’alors pour mettre à bas les politiques et institutions publiques de lutte contre la déforestation.
Ces lobbys n’ont pas disparu et continuent d’œuvrer auprès d’un parlement au sein duquel les élections législatives de 2022 ont renforcé l’influence de l’extrême droite et la puissance des intérêts anti-environnementaux. Ainsi, la lutte contre la déforestation illégale ne saurait être tenue pour acquise et toute alternance politique pourra remettre en question les résultats de l’actuel gouvernement en la matière.
La question de la déforestation légale est tout aussi complexe. En effet, la législation environnementale brésilienne encadre strictement les possibilités de déforester pour les propriétaires terriens (c’est particulièrement le cas en Amazonie où 80 % des terres rurales doivent rester préservées). Néanmoins, ces protections sont moins strictes dans les autres biomes du Brésil et le respect de la loi et des procédures nécessaires pour déforester sont variables d’une localité à une autre.
Quand bien même, le Brésil ne pourra pas respecter ses engagements climatiques si toutes les zones qui peuvent être légalement déforestées le sont d’ici 2050. Or, tout changement de la législation environnementale vers une restriction des droits des propriétaires terriens est une ligne rouge pour les syndicats agricoles. C’est également une bataille dans laquelle les mouvements politiques écologistes sont peu susceptibles de s’engager puisque le dernier grand débat législatif en la matière en 2012 s’est achevé sur une défaite de leurs positions alors même que l’équilibre politique leur était plus favorable à l’époque.
Cela veut donc dire que la réduction de la déforestation légale doit passer par une redirection volontaire du système productif agricole brésilien qui aspire toujours à plus de croissance. La promesse faite par le gouvernement et les syndicats agricoles est que la surface agricole globale restera stable. Selon eux, il n’y aura pas besoin de déforester plus pour produire plus. Selon leurs projections, l’essentiel de l’augmentation de la production se fera par l’augmentation de la productivité. Les éventuelles surfaces supplémentaires nécessaires pour la production de grains comme le soja viendront de l’abandon par l’élevage bovin des pâturages les moins productifs.
Néanmoins, cette politique a déjà été conduite depuis 2010 et elle a eu des résultats mitigés. Si la déforestation a bien été réduite par rapport à 2005, elle reste à un niveau élevé et surtout elle a connu des oscillations à la hausse et à la baisse. D’autre part, le volontarisme du secteur sur la question apparaît affaibli. Cette année, quand le plan de réduction des émissions du secteur agricole a été présenté publiquement, les syndicats patronaux et agricoles ont fortement protesté contre le fait que les émissions liées à la déforestation ayant eu lieu au sein de propriétés agricoles leur aient été imputées. Pour eux, cela donne une image injuste et erronée du secteur alors que celui-ci est « déjà durable ».
Également, l’organisme qui s’assure du respect de la libre concurrence au sein des différents secteurs de l’économie brésilienne a acté en septembre dernier un rétropédalage historique en annonçant la fin en janvier 2026 d’un dispositif clé de lutte contre la déforestation en Amazonie au motif qu’il représentait un accord anti-concurrentiel nocif aux producteurs de soja. Ce dispositif, appelé moratoire du Soja, avait été signé en 2006 entre les grandes entreprises du secteur du soja et plusieurs ONGs écologistes face à la pression engendrée par une campagne de boycott du soja brésilien lancée par Greenpeace. Dans le cadre de ce moratoire en vigueur jusqu’à aujourd’hui, les plus grandes entreprises de négoce de commodities agricoles (par exemple les géants américains comme Cargill et Bunge ou des entreprises brésiliennes comme Amaggi) s’engagent à ne pas financer ou acheter de soja issu de terres nouvellement déforestées en Amazonie. Cette décision de s’attaquer à un des emblèmes de l’agriculture « responsable » et de l’engagement du secteur envers la protection de l’Amazonie met en évidence les tensions au sein du secteur et la détermination des syndicats agricoles à lever les « freins » à l’expansion de leurs exploitations.
Il est donc aujourd’hui peu probable que le secteur se mette en ordre de marche pour atteindre les objectifs de réduction de la déforestation et partant les objectifs climatiques du Brésil. Outre ces éléments politiques, la persistance de la déforestation a renforcé une spirale négative de dégradation des écosystèmes. La région amazonienne s’assèche et devient plus vulnérable aux incendies. Certains scientifiques alertent sur un point de rupture de plus en plus proche, avec une forêt qui commencerait à se dégrader d’elle-même. Également, la pression agricole sur le Cerrado, autre grand biome du pays composé d’une mosaïque de paysages ouverts et de forêts plus ou moins denses dont l’importance en termes de stockage de carbone est maintenant souligné par les scientifiques, met à mal sa fonction de château d’eau du Brésil. L’urgence à arrêter la destruction des milieux naturels n’en est donc que plus forte.
À l’avenir, les pressions des clients de l’agrobusiness pourraient changer la donne. L’Union européenne jouait ce rôle mais les tensions en son sein concernant sa politique environnementale et le fait qu’elle ait perdu son statut de premier acheteur du Brésil ont amoindri son pouvoir de pression. La Chine, comme premier acheteur et important investisseur, pourrait la remplacer. De nombreux programmes d’agriculture durable sont lancés entre les deux pays. Pour l’instant, la Chine n’a pas opté pour des exigences plus explicites quant à la déforestation. D’autre part, la pression de la société civile et le changement des équilibres politiques dans le pays pourraient accroître la pression sur le secteur afin qu’il change ses pratiques.
Pierre-Éloi Gay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.11.2025 à 17:40
Claudio Lazzari, Professeur des Universités, Département de biologie animale et de génétique, Université de Tours
La tique est un acarien parasite bien connu pour se nourrir de sang (on dit qu’elle est hématophage) et pour transmettre des maladies, telles que la maladie de Lyme. Contrairement à une idée reçue, les tiques ne dépendent pas de l’être humain : elles piquent principalement des animaux sauvages et domestiques. La question devient alors : combien de temps peuvent-elles survivre sans se nourrir ?
Les scientifiques ont identifié environ 900 espèces de tiques, dont une quarantaine est présente en France. La durée d’existence d’une tique et les particularités de son cycle de vie varient beaucoup d’une espèce à l’autre.
Contrairement aux moustiques ou aux punaises qui mènent une vie libre et ne cherchent un hôte que lorsqu’ils ont besoin de sang, les tiques s’accrochent fermement à leur hôte pendant de longues périodes, parfois de plusieurs mois, durant lesquelles elles se nourrissent lentement et de façon continue.
L’attachement d’une tique à la peau d’un animal ou d’un humain est très ferme grâce à ses pièces buccales munies de crochets et à la sécrétion d’une substance qui la colle à la peau. De cette façon, la bouche de la tique reste en contact permanent avec une petite accumulation interne de sang produit par l’action de sa salive qui détruit des tissus et des vaisseaux capillaires de l’intérieur de la peau, ce qui lui assure un apport de nourriture permanent.
Une tique passe par quatre stades de développement :
Chaque étape, de la larve à l’adulte, nécessite du sang pour se développer et pour passer au stade suivant de même que pour survivre et se reproduire. Il s’agit d’organismes dits « hématophages obligés », car le sang des animaux constitue leur unique source de nutriments tout au long de leur vie.
Une fois qu’elle est prête à passer au stade suivant, ou lorsque la femelle a accumulé suffisamment d’œufs, la tique se détache pour muer ou pondre dans le sol. Ce cycle peut nécessiter, selon les espèces, un, deux ou trois hôtes différents que la tique parasitera au cours de sa vie.
La quantité d’œufs qu’une tique femelle peut produire avant de se détacher de l’hôte est énorme, grâce à son corps souple qui augmente de taille à mesure que les œufs s’accumulent par milliers à l’intérieur. Une petite tique à peine repérable devient ainsi une boule d’œufs et de sang de plus d’un ou deux centimètres lorsqu’elle est prête à pondre.
Certaines espèces montent à l’état de larve sur un hôte et ne le quittent qu’une fois adultes, au bout de quelques mois, au moment de la ponte des œufs et le cycle se répète de manière continue.
D’autres espèces passent leur première année de vie en tant que larve sur un rongeur, leur seconde année en tant que nymphe sur un herbivore de taille moyenne, comme un lapin, puis leur troisième année en tant qu’adulte sur une vache, pendant laquelle la femelle produit une quantité colossale d’œufs qu’elle laisse par terre avant de mourir.
En France, la maladie de Lyme est principalement transmise par la tique dure Ixodes ricinus, qui est largement répandue sur le territoire hexagonal, à l’exception du pourtour méditerranéen et des régions en altitude. La même espèce peut transmettre d’autres maladies, comme l’encéphalite à tiques.
D’autres espèces de tiques aussi présentes en France transmettent également des maladies qui affectent l’homme, comme la fièvre boutonneuse méditerranéenne et le Tibola, qui sont causées par des bactéries du genre Rickettsia et transmises par des tiques comme Rhipicephalus sanguineus ou Dermacentor.
Les tiques impactent également la santé animale, car elles transmettent des micro-organismes pathogènes au bétail, comme les responsables de la piroplasmose et de l’anaplasmose bovine, provoquant des pertes économiques importantes dans les élevages et dans la production laitière.
Les tiques ont la capacité remarquable de survivre longtemps sans se nourrir. Pour supporter le manque de nourriture, elles mettent en place diverses stratégies, comme ralentir leur métabolisme et ainsi leurs dépenses énergétiques, ou consommer leurs propres tissus, un processus appelé « autophagie ».
Selon plusieurs études scientifiques, à l’état de nymphe ou d’adulte, les tiques peuvent survivre plus d’un an sans se nourrir dans la litière (l’ensemble de feuilles mortes et débris végétaux en décomposition qui recouvrent le sol), si les conditions environnementales sont favorables, notamment une température basse et une humidité élevée. Comme tout organisme de taille relativement petite, les tiques sont particulièrement exposées à la perte d’eau corporelle par dessiccation. Elles possèdent néanmoins des mécanismes pour absorber de l’eau de l’air si l’humidité relative de l’environnement le permet, comme au moment de la rosée.
Le jeûne hors hôte se caractérise par un métabolisme lent avec de longs intervalles d’inactivité, ponctués par des déplacements courts afin d’augmenter l’absorption d’eau ou de rechercher une position permettant de détecter un hôte. Si la température et l’humidité relative restent adéquates, la survie dépend alors du maintien d’un équilibre délicat entre une utilisation judicieuse de l’énergie et le maintien de la teneur en eau du corps, car l’équilibre hydrique est probablement le facteur le plus critique.
Pour maximiser les possibilités de trouver un hôte, les tiques ont un comportement assez particulier, consistant à grimper sur une brindille à côté des corridors de passage d’animaux et restent longtemps accrochées avec les pattes étendues. Ce comportement, appelé « de quête », leur permet de détecter le passage d’un hôte et de monter sur lui.
Il est important de rappeler que les tiques ne préfèrent pas les humains comme hôtes. Elles s’attaquent naturellement aux mammifères sauvages (cerfs, rongeurs), aux oiseaux et aux animaux domestiques. Elles ne dépendent donc pas de l’homme pour survivre ou évoluer. Une tique peut très bien vivre toute sa vie sans jamais piquer un être humain, pourvu qu’elle trouve un autre hôte.
Claudio Lazzari ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.11.2025 à 17:39
Moïse Tsayem, professeur en géographie, Le Mans Université
Entre promesses ajournées et coalitions aux intérêts divergents, les COP se suivent et démultiplient les arènes de négociation sans nécessairement réussir à accélérer l’action climatique. À l’aube de la COP30, organisée au Brésil, l’enjeu est de taille : sortir de la procrastination climatique. Les organisations de la société civile jouent un rôle crucial et bousculent de plus en plus les arènes onusiennes.
La trentième conférence des parties sur le climat (COP 30), présidée par le Brésil, a lieu à Belém, en Amazonie, en novembre 2025. Depuis 1995, ce rendez-vous annuel des États qui ont ratifié la Convention-Cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) a produit seulement deux traités majeurs : le protocole de Kyoto et l’accord de Paris. Leur mise en œuvre, dont les effets positifs en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre tardent encore à pleinement se concrétiser, est révélatrice de la « procrastination » qui caractérise la gouvernance internationale de la lutte contre les changements climatiques.
Les engagements pris sont souvent recyclés d’une COP à l’autre et leur mise en œuvre est trop souvent repoussée aux calendes grecques. C’est par exemple le cas de l’engagement des pays développés, de financer à hauteur de 100 milliards de dollars par an, les pays en développement, dans le cadre du fonds vert pour le climat, créé lors de la COP 15 à Copenhague en 2009. Il a été recyclé lors des COP suivantes, sans pour autant être tenu. L’inertie s’explique par les intérêts divergents des États, regroupés au sein de coalitions hétérogènes.
Le monopole des États est toutefois bousculé par les organisations de la société civile (OSC). Que peuvent-elles pour l’action climatique ? Comment cette tension s’inscrit-elle dans le cadre de la COP30 à venir au Brésil ?
Depuis la première COP en 1995, le paysage des négociations climatiques s’est complexifié : au format initial s’est ajoutée une deuxième arène avec l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto (CMP) en 1997, puis une troisième avec l’accord de Paris (CMA) en 2015, chacune réunissant les États ayant ratifié ces accords.
Considéré comme un traité « expérimental », un « signal », ou une « impulsion » devant conduire à des engagements futurs plus ambitieux, le protocole de Kyoto n’a pas produit les résultats escomptés. Il reposait sur des engagements chiffrés de réduction des EGES des pays développés, avec des mécanismes de flexibilité, donc les échanges de quotas d’émissions. Mais en l’absence de ratification par les États-Unis, il n’a jamais pu être pleinement mis en application.
À lire aussi : À quoi servent les COP ? Une brève histoire de la négociation climatique
En 2009, lors de la COP15, des négociations sont engagées pour un accord multilatéral de plus grande envergure pour l’après Kyoto. Celles-ci échouent du fait des tensions et des rivalités entre les États (confrontation entre l’Union européenne, les États-Unis et la Chine, marginalisation des pays en développement…).
L’accord de Paris, deuxième résultat majeur des COP, ouvre en 2015 une nouvelle approche. Les États, qu’ils soient développés ou en développement, doivent élaborer puis soumettre leurs Contributions nationales déterminées (CND). Autrement dit, des engagements et une feuille de route des actions qu’ils prévoient de mettre en œuvre pour lutter contre les changements climatiques à l’horizon 2030.
Chaque année depuis 2016, les COP, les CMP et les CMA ont lieu conjointement. Les CND ont fait l’objet d’un premier bilan en 2023. Il est prévu qu’elles soient examinées et rehaussées tous les 5 ans. Certains États en sont à la troisième version, pour des engagements à mettre en œuvre d’ici 2035.
Bien qu’ayant été ratifié par davantage d’États que le protocole de Kyoto, l’accord de Paris souffre du même écueil : il est non contraignant. Quant aux engagements pris par les États dans le cadre des CND, ils aboutiraient, en l’état, à une hausse de la température moyenne de l’ordre de 3,5 °C à l’horizon 2100, largement au-dessus de l’objectif de 1,5 °C.
Comme le protocole de Kyoto avant lui, l’accord n’a pas pris en compte la complexité de la gouvernance du monde, avec l’influence économique grandissante exercée notamment par les multinationales et par les pays émergents (donc la Chine et l’Inde), qui refaçonnent les relations commerciales internationales. La question environnementale a été progressivement reléguée à l’arrière-plan : l’imaginaire d’un grand régulateur central apte à définir et à distribuer des droits d’émissions semble de moins en moins en prise avec la réalité. Tout cela s’inscrit en réalité dans la reconfiguration des rapports géopolitiques internationaux, avec la montée en puissance du Sud global, et la crise latente du multilatéralisme.
À lire aussi : Les traités environnementaux résisteront-ils à la crise du multilatéralisme ?
Dans le même temps, l’accord de Paris, tout comme le processus d’élaboration du texte des COP, tend à mettre les désaccords sous le tapis, puisque les décisions sont prises au consensus. Il en résulte des difficultés bien concrètes, notamment pour sortir des énergies fossiles.
Au fil des ans, la COP s’est alourdie avec une multitude de coalitions d’États défendant des intérêts variés. Un clivage classique oppose généralement les pays développés aux pays en développement. Lors des dernières COP, l’ONU a recensé 14 coalitions d’États qui ont pris part aux négociations.
Beaucoup de ces coalitions sont constituées d’États du Sud (Afrique, Amérique du Sud, Asie) : groupe africain, Alliance bolivarienne des Amériques, Groupe des pays en développement partageant les mêmes idées, etc.). Pour faire entendre leurs positionnements ou leurs spécificités, et porter leur voix au sein des COP, les pays en développement ont multiplié les coalitions, parfois hétérogènes.
Plusieurs États sont ainsi membres de plusieurs coalitions à la fois, suivant leurs enjeux et intérêts par rapport aux changements climatiques et à leurs niveaux de développement économique et social. Par exemple, la Chine, l’Inde et le Brésil sont membres de quatre coalitions, les Comores sont membres de six coalitions, et le Soudan est membre de six coalitions.
Il existe ainsi plusieurs groupes attentifs à la question des financements climatiques en lien avec des sujets bien précis. Par exemple, les Petits États insulaires en développement, très attentifs à la problématique de la hausse du niveau de la mer, ou encore les pays de forêt tropicale humide, très attentifs à la lutte contre la déforestation.
On retrouve aussi des regroupements plus traditionnels, comme celui des pays les moins avancés
ou le G77+Chine. Le groupe parapluie (États-Unis, Australie, Canada, Nouvelle Zélande…) rassemble de son côté plusieurs États peu prompts à l’ambition climatique. Quelques États qui ont voulu se démarquer et garder une position neutre sont membres du groupe pour l’intégrité environnementale (Suisse, Corée du Sud, Mexique, etc.). L’Union européenne participe aux négociations en tant que groupe à part entière, même si chaque État membre participe parallèlement aux négociations en tant que Partie à la CNUCC.
Ces coalitions peuvent refléter les intérêts économiques des États vis-à-vis des énergies fossiles : le Groupe des États arabes, par exemple, réunit plusieurs membres de l’OPEP, qui ont davantage intérêt à maintenir le statu quo sur les énergies fossiles.
Si les États sont au cœur des COP, ils ne sont pas pour autant les seuls acteurs. Les organisations de la société civile (OSC) ont pris une place considérable dans les négociations, soit aux côtés des États, soit en constituant leurs propres arènes, subsidiaires aux négociations officielles.
Ces OSC, très hétérogènes, sont organisées en groupes et réseaux d’une grande diversité. Des ONG peuvent ainsi être associées à des fondations humanitaires, à des think tanks, à des syndicats, à des églises, à des chercheurs, etc. C’est par exemple le cas de l’ONG 350.org, ou encore de l’ONG Climate Action Network.
Les OSC s’expriment non seulement à titre individuel, mais aussi à travers les réseaux qui les représentent ou les fédèrent, par exemple le Climate Action Network, ou le réseau Climate Justice Now. Certaines OSC et leurs réseaux organisent des off ou des side-events plus ou moins informels pour médiatiser et rendre visibles des sujets bien spécifiques ou des angles morts des négociations (la question des océans, celle des peuples autochtones, la compensation carbone, les énergies fossiles, etc.). Par exemple, l’ONG Climate Justice Alliance médiatise le renoncement aux énergies fossiles articulé, avec une transition énergétique juste portée par les communautés et les collectifs de citoyens, tandis que l’ONG Ocean Conservancy se positionne sur la question des océans. Quant à la Organización de los Pueblos Indígenas de la Amazonía, elle œuvre pour une meilleure prise en compte des peuples indigènes.
Depuis 2015, on assiste à une évolution majeure, caractérisée par une multiplication des fronts de mobilisation, avec un foisonnement des actions par le bas, sur le terrain, ce qui décentre le regard par rapport à l’arène onusienne. Pour ces OSC, celle-ci n’est plus le point névralgique de la lutte contre les changements climatiques.
Une nouvelle vague d’OSC (Just Stop Oil, Friday for future, Extinction Rebellion…) entend mettre la pression sur des décideurs, sur des entreprises, généralement des acteurs « clés », en politisant et en radicalisant le débat, parfois sur la base des rapports du GIEC, soulignant ainsi l’importance de la prise en compte des travaux scientifiques.
Grace aux OSC, la justice climatique est devenue un sujet majeur qui reconfigure la lutte contre les changements climatiques. Parallèlement à ces actions (grèves pour le climat, blocages et sit in, etc.), d’autres OSC, plus anciennes et/ou plus structurées, judiciarisent la lutte contre les changements climatiques en portant plainte contre des États. C’est ce qui s’est passé par exemple en France, avec l’Affaire du Siècle, procédure judiciaire inédite engagée en 2018 contre l’État français, accusé d’inaction climatique, par quatre ONG (Notre Affaire à Tous, la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France).
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Cette reconfiguration devrait une fois de plus être à l’œuvre durant la COP30, d’autant plus que celle-ci revêt plusieurs symboles : ce sera la première COP en Amazonie, le 20e anniversaire de l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto et le 10e anniversaire de l’accord de Paris. Elle a lieu dans le pays hôte de l’adoption de la CCNUCC, un des traités fondateurs du développement durable, institué en 1992 lors du sommet de Rio de Janeiro sur l’environnement et le développement.
Les lettres de cadrage diffusées par le président de cette COP, nommé par le président du Brésil, donnent le ton. Comme pour les précédentes COP, le financement de l’action climatique des États en développement sera un enjeu majeur. Ces États, dans la dynamique géopolitique du Sud global, avec les pays émergents en tête desquels le Brésil, souligneront la nécessité d’alimenter et d’augmenter les fonds dédiés à leur participation à la lutte contre les changements climatiques, dans le respect des principes de la justice climatique.
Souhaitant que cette COP 30 soit la « COP amazonienne », le Brésil envisage que l’importance accordée aux forêts tropicales soit renforcée, avec une augmentation des financements et des investissements pour réduire la déforestation et la dégradation des forêts.
Le Brésil espère que cette COP soit celle du déclic – ou du tournant – pour la mise en œuvre des actions ambitieuses, innovantes et incluses. Le mutirão, c’est-à-dire l’effort collectif, dans un esprit de coopération associant toutes les parties prenantes (États, organisations internationales, collectivités locales, OSC, peuples indigènes, entreprises, citoyens, etc.), est prôné pour rehausser et réactiver l’action climatique dans une perspective globale.
Moïse Tsayem ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.11.2025 à 14:07
Clément Rouillier, MCF en droit public, Université Rennes 2
Filmées à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en mars 2023, lors de la mobilisation contre les mégabassines, des vidéos, diffusées par « Médiapart » et « Libération », issues des caméras-piétons des forces de l’ordre montrent des gendarmes lançant illégalement des grenades en tirs tendus sur les manifestants et se félicitant d’en avoir blessé certains. Ces images ravivent le débat sur l’utilisation des armes dites « non létales ». Présentées comme un moyen d’éviter le recours aux armes à feu, leur usage est censé être strictement encadré. Mais ces règles apparaissent largement théoriques, ces armes infligeant régulièrement des blessures graves. Dans le cas du lanceur de balles de défense, l’évolution des règles d’emploi interroge : cherche-t-on vraiment à protéger les manifestants ou à légitimer l’usage d’une arme controversée ?
Tirs de lanceurs de balles de défense LBD 40 depuis des quads en mouvement, tirs tendus de grenades lacrymogènes ou encore jubilation des agents à l’usage de la violence armée (« Une [grenade] dans les couilles, ça fait dégager du monde », « Je compte plus les mecs qu’on a éborgnés », « On n’a jamais autant tiré de notre life »), la manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres, 25 mars 2023) montre que les pratiques et consignes pourtant illégales revêtent une certaine constance dans les opérations de maintien de l’ordre.
La gravité des blessures causées par les lanceurs de balles de défense (Flash-Ball et LBD 40) et leurs modalités d’emploi interroge la doctrine des autorités publiques. Les conditions d’usage des lanceurs sont fixées par la loi, qui arrête un nombre limité de cas où leur utilisation est légale. C’est notamment le cas de la légitime défense, de l’état de nécessité, ou encore, en maintien de l’ordre, dans l’hypothèse où les agents sont visés par des violences ou qu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, à la condition de respecter une stricte exigence de nécessité et de proportionnalité.
Toutefois, au-delà de ce cadre très général, la loi n’indique rien quant à la manière d’utiliser ces armes, notamment en ce qui concerne leurs précautions d’emploi. Celles-ci sont fixées par les autorités du ministère de l’intérieur elles-mêmes : ministre de l’intérieur, directeur général de la police nationale (DGPN) et directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) ont adopté de nombreuses circulaires, instructions et notes de service. Ces dernières renseignent sur la façon dont les autorités de la police et de la gendarmerie interprètent la nécessité et la proportionnalité inhérentes à l’usage de la force, et la façon dont elles se représentent l’intensité acceptable de la force physique armée contre les manifestants.
Les lanceurs de balles de défense (LBD) ont été introduits dans l’arsenal des forces de l’ordre avec des précautions d’emploi très superficielles. Alors que certaines unités de police s’équipent des premiers Flash-Balls, dès 1992, en dehors de tout cadre légal, le DGPN réglemente leur usage par une note de service en 1995, sans prévoir de précautions particulières d’emploi. Les premières distances de tirs n’apparaissent dans les textes qu’en 2001 à titre indicatif. L’introduction expérimentale du LBD 40, en 2007, est accompagnée d’une instruction qui indique des distances opérationnelles (lesquelles varient dans le texte même de l’instruction), mais sans fixer de distance minimale ou maximale ni interdire les tirs à la tête.
Ce n’est qu’après son expérimentation in vivo en manifestation et les premières blessures qu’une instruction rectificative de 2008 interdit explicitement les tirs à la tête et dans le triangle génital.
Aujourd’hui, si les précautions réglementaires en vigueur prohibent les tirs à la tête, ceux dans le triangle génital sont à nouveau autorisés, et aucune distance minimale de tir n’est impérativement prescrite. Les textes précisent simplement qu’un tir en deçà de 3 mètres ou de 10 mètres, selon le type de munitions, « peut générer des risques lésionnels plus importants ».
L’encadrement succinct des lanceurs de balles de défense (LBD) et leur enrichissement a posteriori semble s’expliquer par une logique institutionnelle. L’essentiel est d’éviter que les policiers aient à tirer avec leur arme létale.
Selon l’ancien préfet de police Didier Lallement, « les LBD visent à maintenir à distance les manifestants pour éviter un corps-à-corps qui serait tout à fait catastrophique, les fonctionnaires risquant même d’utiliser leur arme de service s’ils étaient en danger ». Les blessures infligées par le LBD semblent parfois regardées comme un « moindre mal ».
Considérer que l’utilisation du LBD 40 évite le recours à l’arme létale renseigne sur la doctrine française du maintien de l’ordre et explique pourquoi les LBD sont introduits dans l’arsenal des forces de l’ordre sans aucun critère de puissance et sans concertation avec des médecins spécialisés en traumatologie. Le préfet de police et le commissaire en charge de l’ordre public à Paris eux-mêmes semblent ignorer les caractéristiques balistiques de l’arme lorsqu’ils estiment que la balle d’un LBD 40 est d’une vitesse de 10 mètres par seconde. Elle est en réalité dix fois supérieure.
Aujourd’hui, les précautions d’emploi des LBD sont particulièrement fournies. L’instruction de 2017 impose une multitude de paramètres à prendre en compte avant un tir : s’assurer que les tiers se trouvent hors d’atteinte, prendre en compte la distance de tir, la mobilité, les vêtements et la vulnérabilité de la personne, s’assurer qu’elle ne risque pas de chuter, etc. Cependant, cette méticulosité ne signifie pas nécessairement une meilleure protection des manifestants, les agents soulignant eux-mêmes la grande difficulté à les respecter en pratique :
« Pour bosser avec des collègues habilités LBD, j’ai pu constater la difficulté [à l’utiliser] sur les manifs, avec la mobilité et la foule autour. Souvent, le point visé n’est pas celui atteint, à cause de ces conditions, et aussi parce que, passé une certaine distance, le projectile n’a plus une trajectoire rectiligne. » (Déclaration d’un syndicaliste policier.)
Pourquoi prévoir autant de précautions d’emploi si leur respect semble aussi délicat en pratique ? Ce caractère en partie théorique des précautions d’emploi s’explique parce qu’elles ne visent pas seulement à fournir un guide de maniement des armes : elles remplissent également une fonction de légitimation de la violence légale.
En maintien de l’ordre, les forces de l’ordre sont engagées dans une guerre de communication destinée à imposer un récit officiel des événements. Légitimer l’usage de la force suppose de garder la main sur ce récit, là où une blessure ou un décès fait toujours courir le risque de la perdre. L’édiction et l’enrichissement des textes réglementaires au gré des blessures que causent les LBD et des critiques permettent notamment aux autorités de démontrer leur activisme sur la dangerosité d’une arme.
Bien plus, en définissant les contours du « bon usage » des armes, ces textes posent un cadre juridique formel qui permet de désamorcer les critiques en sous-entendant que les blessures ou les décès résultent d’un mauvais usage individuel ou d’une faute de la victime.
Pour autant, cet encadrement est problématique pour les autorités policières, car il réduit la marge de manœuvre des agents sur le terrain en les soumettant à des règles à respecter au moment de tirer. C’est le double tranchant des instructions : elles permettent de légitimer l’usage des armes en montrant qu’elles sont bien encadrées, mais elles contraignent les agents parce que les victimes pourront se servir de ces instructions dans leurs recours juridictionnels (pénal ou en responsabilité) en montrant qu’elles ne sont pas respectées. C’est toute l’ambiguïté de la légitimation par le droit, et c’est ce qui explique la réticence initiale à prévoir des conditions trop strictes ou à les publier trop ouvertement.
Mais cette rhétorique réglementaire du mauvais usage individuel semble validée par les juridictions elles-mêmes. Lorsque le Conseil d’État est saisi, en 2019, de la demande d’interdiction du LBD 40, un magistrat compare à l’audience les 193 blessures graves causées par le LBD 40 durant le mouvement des gilets jaunes aux quelque 12 000 tirs effectués entre novembre 2018 et janvier 2019 pour conclure que les précautions d’emploi paraissent respectées.
C’est probablement là une des fonctions essentielles des textes réglementaires adoptés par les autorités du ministère de l’intérieur. Dans un État de droit, pour être légitime, le monopole étatique de la violence physique doit apparaître contrôlé, soumis à des règles juridiques qui neutralisent les arbitrages politiques fondant le choix d’autoriser la force armée contre les individus. À travers les précautions réglementaires d’emploi, les autorités publiques prévoient des règles juridiques à respecter qui, en encadrant et en limitant la violence légale, permettent d’en légitimer le principe même.
Clément Rouillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.11.2025 à 16:45
Sébastien Moreau, Maître de conférences en biologie, Université de Tours
Selon une croyance populaire, les abeilles mourraient après avoir piqué, contrairement aux guêpes. Cette affirmation mérite d’être questionnée scientifiquement, et la réponse est surprenante !
L’autotomie de l’aiguillon désigne la séparation physique d’un aiguillon et des glandes venimeuses qui lui sont associées, du reste de l’abdomen d’un insecte piqueur. Elle entraîne généralement la mort de l’insecte piqueur. L’autotomie intervient à la suite de la piqûre d’un organisme cible duquel l’insecte piqueur ne parvient pas à dégager son aiguillon.
Première constatation, l’autotomie de l’aiguillon est un phénomène rarissime chez les abeilles : sur près de 20 000 espèces d’abeilles répertoriées à travers le monde, elle ne s’observe que chez les abeilles du genre Apis, qui compte moins de dix espèces, dont l’abeille à miel domestique (Apis mellifera).
Plus surprenant, d’autres hyménoptères sociaux, dont des guêpes (tribus des Epiponini, Polistini et Ropalidiini) et des fourmis (genre Pogonomyrmex), pratiquent également l’autotomie de l’aiguillon. En 1992, Lorraine Mulfinger et ses collaborateurs observèrent que, si près de 80 % des ouvrières de l’abeille domestique Apis mellifera subissaient une autotomie après piqûre, ce phénomène touchait également 7 % à 8 % des ouvrières de deux espèces de guêpes nord-américaines, la guêpe jaune Dolichovespula arenaria et Vespula maculifrons ainsi que 6 % des ouvrières d’autres guêpes du genre Polistes.
Il ne s’agit donc ni d’un phénomène qui affecterait toutes les abeilles ni d’une spécificité propre aux abeilles, dont les guêpes seraient exclues. Même chez les espèces pratiquant parfois l’autotomie, telle qu’A. mellifera, celle-ci n’est pas systématique, puisque 20 % des ouvrières parviennent à dégager leur aiguillon après piqûre.
Lorsque la cible est un invertébré, le retrait de l’aiguillon se fait sans difficulté particulière, ce qui permet à ces abeilles de se défendre quotidiennement contre de nombreux insectes et arachnides. C’est heureux, car les reines A. mellifera doivent, par exemple, utiliser leur aiguillon dès l’émergence, qui marque leur passage au stade adulte, pour éliminer leurs sœurs rivales. Si elles devaient toutes mourir après ces duels sororicides, l’espèce ne pourrait sans doute pas maintenir son organisation sociale !
L’autotomie ne s’observe en fait qu’en cas de piqûre d’un vertébré cible, dont les tissus mous tégumentaires (peau, muqueuses) peuvent entraver le retrait de l’aiguillon. Chez les ouvrières de l’abeille domestique, le stylet et les deux lancettes qui composent l’aiguillon sont pourvus de minuscules barbillons (petites pointes dirigées vers l’abdomen, donc à l’opposé du sens de pénétration telles des pointes de harpon). Ces adaptations anatomiques facilitent la pénétration de l’aiguillon mais rendent encore plus difficile son extraction, surtout si la peau de l’animal ciblé est molle.
Alors que l’autotomie de l’aiguillon condamne l’insecte piqueur, elle permettrait paradoxalement une meilleure défense contre des prédateurs volumineux (lézards, guêpiers d’Europe, ours, humains…) attirés par les ressources alléchantes que représentent des nids d’insectes sociaux. Même séparés du reste du corps de l’insecte piqueur, l’aiguillon et ses glandes assurent la diffusion du venin pendant près d’une minute. Tenter de retirer sans précaution cette douloureuse perfusion peut conduire à vider le réservoir de l’appareil venimeux et à s’injecter soi-même une dose de venin équivalente à plusieurs piqûres simultanées ! Pire, l’odeur du venin ainsi injecté peut agir comme une phéromone d’alarme et recruter de nouveaux insectes piqueurs… C’est le cas pour l’abeille domestique qui est mise en alerte par l’un de ses composés venimeux volatile, l’isopentyl acetate. Le recrutement rapide et en cascade de dizaines de congénères par le biais des aiguillons abandonnés sur la cible permet des attaques massives qui peuvent être fortement incapacitantes, voire mortelles, y compris pour un humain.
Contrairement à une autre idée reçue, la mort de l’abeille ou de la guêpe autotomisée n’est pas toujours immédiate : en 1951, Mykola Haydak a montré qu’environ 50 % des ouvrières d’A. mellifera autotomisées mouraient dans les 18 h après la piqûre et que certaines pouvaient survivre plus de 4 jours. Même privées de leur aiguillon et d’une partie de leur abdomen, des ouvrières A. mellifera restent parfois capables de mordre, de poursuivre ou de harceler un ennemi !
Chez les espèces qui la pratiquent, l’autotomie de l’aiguillon résulte d’une convergence évolutive, apparue plusieurs fois et de manière indépendante au cours de l’évolution. Elle semble donc leur avoir conféré un avantage sélectif vis-à-vis des vertébrés et s’être maintenue grâce à un coût minime (la mort de quelques individus issus d’une colonie populeuse) au regard des avantages procurés (l’éloignement d’un prédateur). L’autotomie de l’aiguillon serait un exemple, parmi d’autres, des comportements de défense autodestructeurs rencontrés chez les insectes sociaux et décrits par Shorter et Rueppell en 2012.
Mais ce phénomène les aide aussi à lutter contre des organismes beaucoup plus dangereux : les microbes ! Si l’on considère que les venins de ces espèces contiennent des composés antimicrobiens et qu’ils induisent soit la mort soit une réaction inflammatoire chez les organismes cibles, alors on réalise que la piqûre d’une abeille, d’une guêpe ou d’une fourmi serait moins un acte défensif qu’une opération de désinfection radicale, visant à prémunir la pénétration d’un intrus dans la colonie et donc d’une contamination accidentelle.
Les piqûres d’abeilles ou de guêpes sont en effet connues pour être remarquablement saines d’un point de vue microbiologique : des aiguillons isolés persistent parfois des décennies dans le corps des personnes piquées (jusqu’à 28 ans pour un aiguillon de guêpe retrouvé par hasard dans l’œil d’un patient !).
Dans cette perspective plus originale, la mort des ouvrières piqueuses constituerait l’une des composantes d’un processus indispensable à la survie des colonies : le maintien de l’immunité sociale. Ces éléments expliqueraient en partie pourquoi l’autotomie de l’aiguillon n’est pas apparue ou n’a pas été conservée chez plus de 99,9 % des espèces d’abeilles. Elles sont majoritairement solitaires et donc moins soumises à la pression des vertébrés prédateurs et/ou moins exposées aux risques de transmission de maladies. De plus le coût de l’autotomie serait pour elles trop élevé par rapport aux avantages procurés, car la disparition d’une femelle solitaire entraînerait directement une perte de chances reproductives.
Sébastien Moreau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.