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23.11.2025 à 18:35

La vie contre les aménageurs

F.G.

■ Jean-Marc GHITTI LA TERRE CONFISQUÉE Critique de l'aménagement du territoire La Lenteur, 2025, 160 p. Ces derniers mois j'ai arpenté des territoires. Le défi était de raconter des lieux difficilement racontables : une usine de purification d'uranium sise à Narbonne (Aude) et un fleuve asséché des Pyrénées-Orientales : l'Agly . Ces deux espaces géographiques sont intimement liés à notre crépusculaire modernité. Pour l'usine atomique, construite sur une nappe phréatique, y'a pas photo ; (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2576 mots)


■ Jean-Marc GHITTI
LA TERRE CONFISQUÉE
Critique de l'aménagement du territoire

La Lenteur, 2025, 160 p.


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Ces derniers mois j'ai arpenté des territoires. Le défi était de raconter des lieux difficilement racontables : une usine de purification d'uranium sise à Narbonne (Aude) et un fleuve asséché des Pyrénées-Orientales : l'Agly [1]. Ces deux espaces géographiques sont intimement liés à notre crépusculaire modernité. Pour l'usine atomique, construite sur une nappe phréatique, y'a pas photo ; quant au fleuve, il suffit de corréler son état critique à l'effondrement des précipitations dans les Pyrénées-Orientales – et de rappeler qu'une des incidences du chaos climatique est de flinguer le cycle de l'eau.

Pour décrire l'usine et le fleuve, j'ai fait des portraits de gens vivant dans leur environnement. Au fil des échanges, un invariant est apparu : les riverains de l'usine ou du fleuve n'ont aucune maîtrise du territoire qu'ils habitent. Ils subissent : une menace difficile à cartographier, une parole publique discréditée, une injonction à faire preuve de résilience car seule la résilience contiendrait une promesse d'adaptation à la catastrophe – nucléaire ou écologique – en cours.

Habiter un territoire, c'est habiter un concept car le territoire est une revendication permanente : de ses habitants qui croient le peupler, des politiques qui en font une marque promotionnelle, de l'Europe qui les met en concurrence, des aménageurs qui sont avant tout les agents de la modernisation, mot creux et commode pour désigner notre déracinement perpétuel en vue de nous arrimer aux artefacts de la société industrielle.

Perversion dialectique : le territoire fixe tout en expropriant les gens qui vivent sur son sol. De fait, le territoire est une accoutumance forcée : aux pollutions, au dépérissement, à la laideur, à l'impuissance collective, à un futur bouché. Le territoire est la nature sous cloche maintenue fonctionnelle grâce à une ingénierie pondue par une technocratie au faîte de sa puissance. Par exemple, si le fleuve Agly coule encore certains mois de l'année, c'est grâce à des lâchés d'eau faits depuis un barrage ; laissé à son état naturel, ce fleuve âgé de plusieurs millions d'années ne serait plus que caillasses blanches. Bref, la modernité maintient en vie d'une main ce qu'elle tue de l'autre. Le territoire est une unité de soins palliatifs.

J'en étais là de mes sombres ruminations lorsque le bouquin de Jean-Marc Ghitti m'est arrivé par la poste. C'est une évidence : on ne sait jamais ce que renferme un livre avant de l'avoir lu. Celui-ci plus que tout autre : avec son titre énigmatique et sa couverture illustrée par le cul d'un grumier, La Terre confisquée est un objet étrange dont le sous-titre – Critique de l'aménagement du territoire –, sous une apparente austérité et technicité, n'annonce rien de la richesse et de l'acuité de la pensée de son auteur. Professeur de philo à la retraite, Jean-Marc Ghitti vit en Haute-Loire, pays de forêts, de scieries et donc de grumiers. Respectant la tradition philosophique, son enquête part d'un étonnement : celle d'une route nationale vide (la RN 88 reliant Lyon à Toulouse) durant un confinement de 2020. Une route sans trafic c'est comme un corps désapé : alors que tout se dévoile, une nouvelle chape de mystère se forme, nimbant la nudité. Un mystère que va questionner et creuser le philosophe dans une passionnante « enquête philosophique ». Au début du XIXe siècle et ce pendant des décennies, la RN 88 épousait encore le relief tortueux du Massif central. Elle en suivait les courbes et les déclivités. La main bitumeuse de l'homme s'adossait encore au relief de la nature. Puis, à la faveur des progrès de l'ingénierie routière, le rapport de forces s'est inversé. À la manière d'une gigantesque défonceuse, la RN s'est faite ligne droite : elle a imposé son tracé de balafre à un paysage devenu modelable. « Mais qu'y a-t-il derrière ce combat de la route contre la montagne ? », se demande alors Jean-Marc Ghitti.

Isolés ensemble

Pour faire parler l'énigme, l'auteur fait feu de tout bois. La Terre confisquée conjugue histoire (ancienne et contemporaine), théorie critique, sémiologie, philosophie, sociologie. Jean-Marc Ghitti puise aux meilleures sources : l'École de Francfort, Illich, Marcuse, Debord – Debord qui a précisément consacré son chapitre VII de La Société du Spectacle [2] à « l'aménagement du territoire », chapitre bref mais clé dans lequel il insiste (thèse 172) sur cette analyse majeure qu'après nous avoir isolés, l'urbanisme nous a réunis en tant qu' « individus isolés ensemble ». Cette idée n'est pas simplement un motif romantique destiné à illustrer le sentiment d'isolement dans l'anonymat des foules, elle est aussi un axe politique permettant de comprendre notre désagrégation sociale, et donc notre impuissance à faire peuple. À cette coupure des uns avec les autres s'en ajoute une autre, majeure aussi : celle avec notre environnement, transformé en un décor flottant. « Sur l'autoroute ou dans le train, note Ghitti, je vois la nature comme un spectacle qui défile, un film. » Simulacre ou marchandise, c'est pareil, le paysage se consomme au gré de déplacements où tout n'est que vitesse et délire ubiquitaire. Être partout et nulle part à la fois. Ballotté au gré d'une signalétique indiquant ici un « bourg de caractère », ailleurs les vestiges d'un oppidum préromain, le nomadisme du citoyen-monade n'est plus qu'un flux savamment cadré au milieu d'autres flux marchands.

« Le capitalisme produit la ville en image, il produit la campagne en paysage, il produit, depuis peu, la Terre entière numérisée : je peux faire la visite des lieux les plus lointains en restant dans mon fauteuil, plaid sur les genoux », écrit Ghitti. Et pendant que le double de notre planète se numérise par la magie du pixel, la vraie voit ses équilibres écologiques s'effondrer dans une indifférence affolante. Pendant que la Terre se glace en une « planète géopolitique », les possibilités de simplement l'habiter pour y mener une vie à hauteur humaine se contractent dangereusement.

Penser notre présente condition peut provoquer son lot de vapeurs angoissées et de vertiges. Penser le sol qui se dérobe, les éléments empoisonnés, le futur soudain plombé : voilà un privilège dont on se serait bien passé. Mais si tout n'est plus que simulacre, pire serait notre sort si on y rajoutait des œillères. Né à Saint-Étienne, Jean-Marc Ghitti connaît la puissance du vert : couleur de l'espoir et du renouveau. On se marre comme on peut ; Ghitti, lui, bosse et remonte le temps. Il a envie de comprendre d'où nous vient cette maniaquerie géographique consistant à cadastrer et parcelliser la nature – car, sans ce premier pécher originel, pas de mise en coupe réglée de notre biotope. Il se pourrait que la société industrielle s'enracine dans la très vieille histoire, celle remontant à la Rome antique où l'imperium (la puissance régalienne) aurait accouché de la notion de territoire vue comme « réalité géo-administrative », soit l' « inscription du pouvoir sur le sol terrestre ». Dès le départ, le territoire est la marque administrative de l'empire. Le philosophe explique : « C'est par l'aménagement des villes et des routes, urbes ed viae, que le territoire s'invente, au cœur du système impérial, comme une réalité nouvelle promise à un long avenir. »

La Chrétienté et la période médiévale opèrent un virage à 180° : la seule maison des Hommes étant le royaume de Dieu, le territoire promu par l'imperium passe au second plan. Camarade lecteur, souviens-toi : dans La Fin de la mégamachineen ligne ici –, Fabian Scheidler avait déjà pointé le Moyen Âge comme période de relâchement de la pression économico-politique sur les humains et la nature. Mais le « territoire » reprend du poil de la bête à la faveur de la création des États-nations et de la fièvre rationaliste du XIXe siècle.

Du côté de la critique anti-industrielle, quelque chose coince avec l'héritage des Lumières et de la raison. Si l'esprit critique et la possibilité de penser par soi-même ont gagné en force et en autonomie, nous délestant du poids abrutissant des religions, ce fut au prix d'une autre aliénation : celle visant à remettre les clés de notre destin commun aux mains du clergé du Progrès. La nature insatiable du Capital n'en demandait pas tant qui trouva dans la technocratie naissante (soit l'alliance de la science et de la politique) un point d'ancrage définitif faisant des communautés humaines un vivier de forces vives à encaserner dans ses manufactures et de la nature un stock de matières à extraire. Le capitalisme industriel accouchait alors d'un ordre politique où vivre dans une relative symbiose avec la nature devint un arc-boutement d'un autre temps. Les premiers trains furent mis sur rail pour transporter des marchandises, puis on eut l'idée d'y faire circuler les gens. Pour le Capital, les priorités ont toujours été claires.

Le monde rétrécissait ; notre capacité à comprendre « ce que la politique fait à la Terre » aussi. L'enchantement quittait les forêts, les rivières, les aurores boréales et les vols de grues pour le magnétisme vicié de lendemains farcis de promesses. Désormais, le présent se conjuguerait au futur dont les bourgeons annonçaient les fruits d'une interminable Croissance. Fantasme d'une vie désentravée – déterritorialisée ? Même pas, puisque désormais les « territoires » nous cernaient. « Tout processus de développement atteint, à un certain moment, son point de bascule à partir d'où ce qui était croissance devient corruption, énonce Jean-Marc Ghitti. Par conséquent, il n'y a pas de croissance infinie : un développement qui se poursuit indéfiniment s'inverse de lui-même en une dégénérescence. »

Contre la raison organisatrice

Vivons-nous une époque de dégénérescence ? L'auteur de La Terre confisquée est allé chercher des éléments de réponse du côté d'Adorno et d'Horkheimer. Dans un bref mais essentiel chapitre intitulé Le retournement de la raison de dévoilement en une raison technocratique, Ghitti nous rappelle cette trouvaille mise à jour par les deux philosophes de l'École de Francfort : si la raison est recherche de vérité, il ne faut pas oublier que la vérité fait souvent peur. C'est ainsi que la raison peut louvoyer pour ne pas heurter, voiler ses intentions tout en dévoilant la vérité. Stratégie ? Jeu de dupe ? Peu importe au fond : la raison ne se comprend qu'à la lumière de ses usages pas toujours neutres ou avouables. Citons copieusement le philosophe : « Historiquement, les deux philosophes [Adorno et Horkheimer] situent au XIXe siècle cette inversion d'une raison émancipatrice des Lumières en une raison scientifique au service du pouvoir : dès le règne de Napoléon, disent-ils, mais c'est le positivisme du philosophe Auguste Comte qui parachèvera ce retournement. “L'adaptation au pouvoir du progrès implique le progrès du pouvoir” », lit-on dans La Dialectique de la Raison. Et les auteurs vont même jusqu'à parler de “malédiction” à propos de ce retournement d'une rationalité en une autre. Le mal, en l'occurrence, tient à ce que la raison cesse d'être démystificatrice et critique : elle devient principalement organisatrice. »

Une raison qui organise, on sait ce que ça donne : l'administration de la vie sous toutes ses coutures. Soit notre mise en ressources humaines. Auquel cas les routes ne sont plus construites pour relier les hommes entre eux mais pour les mener d'un point A à un point B en un temps toujours plus record. Ghitti parle de « soumission des hommes aux puissances du rationnel » ; de son côté, Carole Delga, cheffe BTP de l'Occitanie, thatchérise : « Il n'y a pas d'alternative »… à l'A69.

« Pour entraver la réduction de la Terre à ses territoires et la réduction de l'existence à ses fonctions dans le corps global, une philosophie critique est indispensable, énonce l'auteur de La Terre confisquée. Il faut éclaircir les évolutions historiques qui ont tourné les choses en ce sens. À ne pas le faire résolument, l'écologie contemporaine souffre souvent d'incohérence. » Avant de postuler un peu plus loin : « Il n'est jamais judicieux d'adopter le langage et le système de représentation de ceux qu'on veut combattre. » Ici se niche un enjeu de taille : ne pas singer la langue de l'ennemi au risque de rester les éternels débiteurs d'abstractions mathématiques et les dindons de politiques de compensation écologique.

Le premier territoire à libérer est mental : ainsi se réamorcera la pompe de nos imaginaires et de notre capacité à peupler la Terre autrement que comme des bipèdes en voie de dématérialisation.

Sébastien NAVARRO


[1] Ces deux enquêtes sont censées devenir des livres en 2026 : le premier s'appellera Malvési pour une sortie prévue le 17 avril 2026 aux éditions du Bout de la ville ; le second est en cours de réécriture.

[2] Guy Debord, La Société du Spectacle, Buchet-Chastel, 1967.

16.11.2025 à 18:53

Pouvoir et sociétés primitives

F.G.

■ Ce texte de l'ethnologue et anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) fut originellement publié dans le n° 7 – juin 1976 – d'Interrogations, « revue internationale de recherche anarchiste » fondée deux ans plus tôt par Louis Mercier Vega (1914-1977). C'est sans doute à l'initiative de Mercier, et probablement par l'entremise de Miguel Abensour (1939-2017), que Clastres, auteur des Chroniques des Indiens Guayaki (« Terre humaine », 1972) et de La Société contre l'État] (Éditions de minuit, (…)

- Odradek
Texte intégral (3536 mots)


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■ Ce texte de l'ethnologue et anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) fut originellement publié dans le n° 7 – juin 1976 – d'Interrogations, « revue internationale de recherche anarchiste » fondée deux ans plus tôt par Louis Mercier Vega [1] (1914-1977). C'est sans doute à l'initiative de Mercier, et probablement par l'entremise de Miguel Abensour (1939-2017), que Clastres, auteur des Chroniques des Indiens Guayaki (« Terre humaine », 1972) et de La Société contre l'État] (Éditions de minuit, 1974), fut sollicité pour collaborer à cette singulière revue qui, dès son premier numéro, énonçait un constat – « le mouvement anarchiste se montre inférieur à ses possibilités » – et une conviction – « nous ne concevons pas de mouvement sans lucidité ».

Pour avoir été de cette aventure, j'eus la chance d'assister, chez Mercier, à une rencontre avec Clastres à propos du texte que nous publions ici. Claire m'apparut alors la connivence qui existait entre les deux hommes, mais aussi l'intérêt manifeste que Mercier éprouvait pour cette idée, centrale chez Clastres, que les « sociétés primitives » (ou sans État) étaient éminemment politiques au sens où elles s'instituèrent comme sociétés non coercitives, en accordant pour seul rôle – de transmission – au chef le pouvoir de rappeler périodiquement aux membres de la communauté les lois des ancêtres. Dans une sorte de dialectique inversée par rapport aux « sociétés à État », cette manière de procéder attestait d'une volonté égalitaire assumée comme telle. Tous les membres de la communauté (chef compris) étaient tenus de perpétrer les lois de leur société.

Un mot encore : les thèses de Clastres eurent sans doute pour premier effet de lui mettre à dos une partie non négligeable (très majoritaire même) des anthropologues qui, structuralistes dans la stricte descendance de Lévi-Strauss ou plus proches de positions positivistes-évolutionnistes, voire occidentalistes, qui faisaient alors position dominante au sein de l'Alma-Mater. Le soir de la conversation chez Mercier, il leur adressa de très sévères piques, mais sans se faire beaucoup d'illusions sur sa capacité à les convaincre. Car, disait-il, ils étaient le pouvoir dans tout ce qu'il a d'arrogance et de désir de se perpétuer. L'exact contraire des « sauvages » qu'il aimait. – Freddy Gomez.


Au cours des deux dernières décennies, l'ethnologie a connu un développement brillant grâce à quoi les sociétés primitives ont échappé sinon à leur destin (la disparition) du moins à l'exil auquel les condamnait, dans la pensée et l'imagination de l'Occident, une tradition d'exotisme très ancienne. À la conviction candide que la civilisation européenne était absolument supérieure à tout autre système de société s'est peu à peu substituée la reconnaissance d'un relativisme culturel qui, renonçant à l'affirmation impérialiste d'une hiérarchie des valeurs, admet désormais, s'abstenant de les juger, la coexistence des différences socioculturelles. En d'autres termes, on ne projette plus sur les sociétés primitives le regard curieux ou amusé de l'amateur plus ou moins éclairé, plus ou moins humaniste, on les prend en quelque sorte au sérieux. La question est de savoir jusqu'où va cette prise au sérieux.

Qu'entend-on précisément par société primitive ? La réponse nous est fournie par l'anthropologie la plus classique lorsqu'elle veut déterminer l'être spécifique de ces sociétés, lorsqu'elle veut indiquer ce qui fait d'elles des formations sociales irréductibles : les sociétés primitives sont les sociétés sans État, elles sont les sociétés dont le corps ne possède pas d'organe séparé du pouvoir politique. C'est selon la présence ou l'absence de l'État que l'on opère un premier classement des sociétés, au terme duquel elles se répartissent en deux groupes : les sociétés sans État et les sociétés à État, les sociétés primitives et les autres. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que toutes les sociétés à État soient identiques entre elles : on ne saurait réduire à un seul type les diverses figures historiques de l'État et rien ne permet de confondre entre eux l'État despotique archaïque de l'État libéral bourgeois ou de l'État totalitaire fasciste ou communiste. Prenant donc garde d'éviter cette confusion qui empêcherait en particulier de comprendre la nouveauté et la spécificité radicales de l'État totalitaire, on retiendra qu'une propriété commune fait s'opposer en bloc les sociétés à État aux sociétés primitives. Les premières présentent toutes cette dimension de division inconnue chez les autres, toutes les sociétés à État sont divisées, en leur être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans État ignorent cette division : déterminer les sociétés primitives comme sociétés sans État, c'est énoncer qu'elles sont, en leur être, homogènes parce qu'elles sont indivisées. Et l'on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés : elles n'ont pas d'organe séparé du pouvoir, le pouvoir n'est pas séparé de la société.

Prendre au sérieux les sociétés primitives revient ainsi à réfléchir sur cette proposition qui, en effet, les définit parfaitement : on ne peut y isoler une sphère politique distincte de la sphère du social. On sait que, dès son aurore grecque, la pensée politique de l'Occident a su déceler dans le politique l'essence du social humain (l'homme est un animal politique), tout en saisissant l'essence du politique dans la division sociale entre dominants et dominés, entre ceux qui savent et donc commandent et ceux qui ne savent pas et donc obéissent. Le social c'est le politique, le politique c'est l'exercice du pouvoir (légitime ou non, peu importe ici) par un ou quelques-uns sur le reste de la société (pour son bien ou son mal, peu importe ici) : pour Héraclite, comme pour Platon et Aristote, il n'est de société que sous l'égide des rois, la société n'est pas pensable sans sa division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et, là où fait défaut l'exercice du pouvoir, on se trouve dans l'infra-social, dans la non-société.

C'est à peu près en ces termes que les premiers Européens jugèrent les Indiens d'Amérique du Sud à l'aube du XVI° siècle. Constatant que les « chefs »ne possédaient aucun pouvoir sur les tribus, que personne n'y commandait ni n'y obéissait, ils déclaraient que ces gens n'étaient point policés, que ce n'était point de véritables sociétés, mais des Sauvages « sans foi, sans loi, sans roi ».


Il est bien vrai que, plus d'une fois, les ethnologues eux-mêmes ont éprouvé un embarras certain lorsqu'il s'agissait non point tant de comprendre, mais simplement de décrire, cette très exotique particularité des sociétés primitives : ceux que l'on nomme les leaders sont démunis de tout pouvoir, la chefferie s'institue à l'extérieur de l'exercice du pouvoir politique. Fonctionnellement, cela paraît absurde : comment penser dans la disjonction chefferie et pouvoir ? À quoi servent les chefs, s'il leur manque l'attribut essentiel qui ferait d'eux justement des chefs, à savoir la possibilité d'exercer le pouvoir sur la communauté ? En réalité, que le chef sauvage ne détienne pas le pouvoir de commander ne signifie pas pour autant qu'il ne sert à rien : il est au contraire investi par la société d'un certain nombre de tâches et l'on pourrait à ce titre voir en lui une sorte de fonctionnaire (non rémunéré) de la société. Que fait un chef sans pouvoir ? Il est, pour l'essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d'apparaître comme une totalité une, c'est-à-dire l'effort concerté, délibéré de la communauté en vue d'affirmer sa spécificité, son autonomie, son indépendance par rapport aux autres communautés. En d'autres termes, le leader primitif est principalement l'homme qui parle au nom de la société lorsque les circonstances et les événements la mettent en relation avec les autres. Or ces derniers se répartissent toujours, pour toute communauté primitive, en deux classes : les amis et les ennemis. Avec les premiers, il s'agit de nouer ou de renforcer des relations d'alliance ; avec les autres, il s'agit de mener à bien, lorsque le cas se présente, des opérations guerrières. Il s'ensuit que les fonctions concrètes, empiriques, du leader se déploient dans le champ, pourrait-on dire, des relations internationales et exigent par suite les qualités afférentes à ce type d'activité : habileté, talent diplomatique en vue de consolider les réseaux d'alliance qui assureront la sécurité de la communauté, courage, dispositions guerrières en vue d'assurer une défense efficace contre les raids des ennemis ou, si possible, la victoire en cas d'expédition contre eux.

Mais ne sont-ce point-là, objectera-t-on, les tâches mêmes d'un ministre des affaires étrangères ou d'un ministre de la défense ? Assurément. À cette différence près néanmoins, mais fondamentale, c'est que le leader primitif ne prend jamais de décision de son propre chef (si l'on peut dire) en vue de l'imposer ensuite à sa communauté. La stratégie d'alliance qu'il développe, la tactique militaire qu'il envisage ne sont jamais les siennes propres, mais celles qui répondent exactement au désir ou à la volonté explicite de la tribu. Toutes les tractations ou négociations éventuelles sont publiques, l'intention de faire la guerre n'est proclamée qu'autant que la société veut qu'il en soit ainsi. Et il ne peut naturellement en être autrement : un leader aurait-il en effet l'idée de mener, pour son propre compte, une politique d'alliance ou d'hostilité avec ses voisins, qu'il n'aurait de toute manière aucun moyen d'imposer ses buts à la société puisque, nous le savons, il est dépourvu de tout pouvoir. Il ne dispose, en fait, que d'un droit, ou plutôt d'un devoir de porte-parole : dire aux Autres le désir et la volonté de la société.

Qu'en est-il, d'autre part, des fonctions du chef non plus comme préposé de son groupe aux relations extérieures avec les étrangers, mais dans ses relations internes avec le groupe lui-même ? Il va de soi que, si la communauté le reconnaît comme leader (comme porte-parole) lorsqu'elle affirme son unité par rapport aux autres unités, elle le crédite d'un minimum de confiance garantie par les qualités qu'il déploie, précisément au service de sa société. C'est ce que l'on nomme le prestige, très généralement confondu, à tort bien entendu, avec le pouvoir. On comprend ainsi fort bien qu'au sein de sa propre société l'opinion du leader, étayée par le prestige dont il jouit, soit, le cas échéant, entendue avec plus de considération que celle des autres individus. Mais l'attention particulière dont on honore (pas toujours d'ailleurs) la parole du chef ne va jamais jusqu'à la laisser se transformer en parole de commandement, en discours de pouvoir : le point de vue du leader ne sera écouté qu'autant qu'il exprime le point de vue de la société comme totalité une. Il en résulte que non seulement le chef ne formule pas d'ordres, dont il sait d'avance que personne n'y obéirait, mais qu'il ne peut même pas (c'est-à-dire qu'il n'en détient pas le pouvoir) arbitrer lorsque se présente par exemple un conflit entre deux individus ou deux familles. Il tentera non pas de régler le litige au nom d'une loi absente dont il serait l'organe, mais de l'apaiser en faisant appel, au sens propre, aux bons sentiments des parties opposées, en se référant sans cesse à la tradition de bonne entente léguée, depuis toujours, par les ancêtres. De la bouche du chef jaillissent non pas les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obéissance, mais le discours de la société elle-même sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame elle-même communauté indivisée et volonté de persévérer en cet être indivisé.


Les sociétés primitives sont donc des sociétés indivisées, et pour cela chacune se veut totalité : une société sans classes – pas de riches exploiteurs des pauvres – et sans division entre dominants et dominés – pas d'organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre complètement au sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés primitives. La séparation entre chefferie et pouvoir signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s'y pose pas, que ces sociétés sont a-politiques ? À cette question, la « pensée évolutionniste » – et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (engelsien surtout) – répond qu'il en est bien ainsi, et que cela tient au caractère primitif, c'est-à-dire premier, de ces sociétés : elles sont l'enfance de l'humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles, incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l'a-politique au politique. Le destin de toute société, c'est la division, c'est le pouvoir séparé de la société, c'est l'État comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de le leur imposer.

Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans État. L'absence de l'État marque leur incomplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi ? On voit bien qu'un tel jugement n'est en fait qu'un préjugé idéologique impliquant une conception de l'histoire comme mouvement nécessaire de l'humanité à travers des figures du social qui s'engendrent et s'enchaînent mécaniquement. Mais dès lors que l'on refuse cette néo-théologie de l'histoire et son continuisme fanatique, les sociétés primitives cessent d'occuper le degré zéro de l'histoire, grosses qu'elles seraient en même temps de toute l'histoire à venir, inscrite d'avance en leur être. Libérée de ce peu innocent exotisme, l'anthropologie peut alors prendre au sérieux la vraie question du politique : pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans État ? Comme sociétés complètes, achevées, adultes, et non plus comme embryons infra-politiques, les sociétés primitives n'ont pas d'État parce qu'elles le refusent, parce qu'elles refusent la division du corps social entre dominants et dominés. La politique des Sauvages, c'est bien, en effet, de faire sans cesse obstacle à l'apparition d'un organe séparé du pouvoir, d'empêcher la rencontre, sue d'avance fatale, entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive il n'y a pas d'organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n'est pas séparé de la société, parce que c'est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l'apparition en son sein de l'inégalité entre des maîtres et des sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c'est l'exercer ; l'exercer, c'est dominer ceux sur qui il s'exerce : voilà très précisément ce dont ne veulent pas (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l'inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu'à renoncer à cette lutte, qu'à cesser d'endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission, et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l'irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu'elles y perdraient leur liberté.


La chefferie n'est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent, du pouvoir. Quel en est le lieu réel ? C'est le corps social lui-même qui le détient et l'exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s'exerce en un seul sens, il anime un seul projet : maintenir dans l'indivision l'être de la société, empêcher que l'inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s'ensuit que ce pouvoir s'exerce sur tout ce qui est susceptible d'aliéner la société, d'y introduire l'inégalité : il s'exerce, entre autres, sur l'institution d'où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne pas laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l'abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la société primitive, mais elle possède les moyens de l'exorciser.

L'exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n'est pas inhérente à l'être du social, qu'en d'autres termes l'État n'est pas éternel, qu'il a bien, ici et là, une date de naissance. Pourquoi a-t-il émergé ? La question de l'origine de l'État doit se préciser ainsi : à quelles conditions une société cesse-t-elle d'être primitive ? Pourquoi les codages qui conjurent l'État défaillent-ils à tel ou tel moment de l'histoire ? Il est hors de doute que seule l'interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d'éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l'État éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort.

Pierre CLASTRES
[Texte originellement paru dans Interrogations, n° 7, pp. 3-8, juin-juillet 1976.]


[1] Voir la fiche biographique de Louis Mercier Vega sur Le MaitronLa revue Interrogations, publication quadrilingue – français, anglais, espagnol et italien –parut de décembre 1974 (n° 1) à octobre 1978 (n° 16). Selon un principe fondationnel bien établi, elle devait changer de comité de rédaction tous les deux ans. Sa première saison (1974-1976) fut parisienne ; sa seconde turino-milanaise (1977-1978).

09.11.2025 à 16:40

Un siècle de racisme anti-algérien

F.G.

L'ami Nedjib Sidi Moussa nous a fait parvenir le texte de cette intervention, prononcée le 18 octobre 2025 dans les locaux de l'association Africa 93 à La Courneuve. Qu'il en soit remercié et bonne lecture ! Dans le contexte de la « crise franco-algérienne », qui est d'abord une crise franco-française, un mot, nouveau en apparence, a fait son apparition dans le débat public : « algérophobie ». Ce terme a été employé, le 15 janvier 2025, par le député de Seine-Saint-Denis Bastien Lachaud (…)

- Odradek
Texte intégral (5458 mots)


L'ami Nedjib Sidi Moussa nous a fait parvenir le texte de cette intervention, prononcée le 18 octobre 2025 dans les locaux de l'association Africa 93 à La Courneuve. Qu'il en soit remercié et bonne lecture !

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Dans le contexte de la « crise franco-algérienne », qui est d'abord une crise franco-française, un mot, nouveau en apparence, a fait son apparition dans le débat public : « algérophobie ». Ce terme a été employé, le 15 janvier 2025, par le député de Seine-Saint-Denis Bastien Lachaud (LFI) lors d'une séance de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale : « Vous stigmatisez des millions d'Algériens, de binationaux, de Français d'origine algérienne. (…) En réalité, c'est l'algérophobie qui est votre rente politique. » Au même moment, ce mot est utilisé dans la presse algérienne de langue française, comme l'illustre l'article de Mahmoud Benmostefa intitulé « Bruno Retailleau : haine, amateurisme et algérophobie » (Le Jeune indépendant, 12 janvier 2025). Pourtant, le mot « algérophobie » ou l'adjectif « algérophobe » avaient un sens tout à fait différent au XIXe siècle, période de sa première utilisation dans la presse française. On le retrouve dans Le Charivari (26 juin 1836) ou dans L'Écho français (16 avril 1841) qui désigne également comme « anti-algériens » les opposants à l'occupation française de l'Algérie. Cependant, après être tombé en désuétude, le mot prendra sa signification actuelle au cours du XXe siècle, sans toutefois connaître de diffusion massive.

Le phénomène qui nous intéresse aujourd'hui est le racisme anti-algérien, en particulier celui dirigé contre les travailleurs établis en France dont nous trouvons les premières dénonciations, il y a un siècle, par la plume de militants anticolonialistes, de sensibilité marxiste ou libertaire. Je précise qu'il ne s'agit pas de l'ensemble des préjugés hostiles aux autochtones dans la colonie algérienne – qui mériterait une étude en soi – même s'il existe des liens évidents entre les deux. Ajoutons qu'à cette période on ne parle pas de « racisme » mais plutôt de « préjugé de race » ou de « haine de race ». En effet, les mots « racisme » et « raciste » feront leur apparition dans la presse de gauche pour désigner d'abord les mouvements réactionnaires dans l'Allemagne des années 1920 (voir Le Populaire, 8 avril 1924 ou L'Humanité, 6 mai 1924).

Faisons donc un voyage dans le temps et lisons Abdelkader Hadj Ali (1883-1957), alias Ali Baba. Dans Le Paria (1er janvier 1924), ce militant communiste décrit, dans « Paris… Ville lumière ! », le sort réservé à ses compatriotes prolétaires :

« […] Les sidis, les “héros de Charleroi”, ceux qu'on avait encensés de louanges, ceux qu'on avait couverts de fleurs pour leur bravoure ou plutôt pour la docilité avec laquelle ils se laissaient massacrer sur les champs de carnage de la Marne et de l'Yser, ne furent plus que des vulgaires bicots, la vermine qu'on exploite ».

À la même période, l'anarchiste Slimane Kiouane (1896-1971) écrit dans Le Libertaire (7 février 1925) l'article intitulé « Les sidis à l'opinion publique ». On y lit :

« Nous quittâmes donc notre terre natale, laissant femmes, enfants, vieux parents et amis espérant plus de bien-être en France. Hélas ! l'erreur fut grande, car nous eûmes l'opinion publique française contre nous.
Au lieu de nous aider par une fraternité à supporter notre souffrance, notre misère en ce pays, elle se rit cyniquement de nous et c'est d'un air de dégoût qu'elle nous appelle les “Sidis”. »


Mais il serait injuste de ne pas mentionner deux autres figures importantes de cette génération pionnière : Abdelaziz Menouer (1893- ?) et Mohamed Saïl (1894-1953). Au cours de l'année 1924, l'un comme l'autre attirent l'attention sur le traitement spécifique réservé aux travailleurs algériens dans la métropole dont le nombre s'accroît. Abdelaziz Menouer – alias El Djazaïri – écrit pour Le Paria (septembre 1924), l'article « Une agence de l'indigénat à Paris » dans lequel il dénonce la « presse prostituée » au colonialisme ou les « torchons de la finance et de l'industrie » qui « vocifèrent des appels de haine ». Le militant communiste cite en particulier les cas de Clément Vautel, comparé à un « clown », et de Bernard Gervaise, qualifié d' « imbécile ». Mais qu'ont-ils fait pour mériter cela ? Pour sa part, le chroniqueur et romancier conservateur Clément Vautel (1876-1954), né en Belgique mais naturalisé français, écrit dans Le Journal (27 juillet 1924), en première page :

« Un tas de Sidis, tous plus Mahommed les uns que les autres, jouent du couteau non seulement entre eux – ce ne serait rien encore – mais aussi avec des “roumis” qui, le plus souvent, n'ont pas recherché ce genre de distractions.
Le Dépôt est rempli de Mohammeds ben Mohammed… Impossible de les distinguer les uns des autres. »


Bernard Gervaise (1881-1960) publie quant à lui, en « une » de Paris-Soir (20 août 1924), un article intitulé « Le péril multicolore ». Son texte se fait l'écho, non sans ironie, de la contestation dans les possessions européennes, avec une délectation aussitôt nuancée :

« À moins, à moins que l'agitation qui fermente dans les divers domaines coloniaux soit le prélude d'un vaste soulèvement contre la domination du conquérant blanc, sans distinction de nationalité et qu'un de ces jours la vieille Europe se voie obligée de faire bloc pour lutter une fois de plus pour la Civilisation contre la Barbarie… »

Toutefois, l'article d'Abdelaziz Menouer vise surtout le projet de Pierre Godin (1872-1954), conseiller municipal parisien et ancien sous-préfet de Médéa, destiné à créer un Service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains – une « police d'exception » qui sera inaugurée en 1925. El Djazaïri n'y voit guère plus qu'un « bureau de répression contre les ouvriers nord-africains » qui deviendrait « la nouvelle annexe de l'ignoble “Indigénat” au sein même de la ville lumière », l'indigénat désignant le régime administratif et la condition spécifique réservés par le système colonial aux autochtones assujettis – les « indigènes ».

C'est ainsi que Mohamed Saïl dénonce, dans un article paru dans Le Libertaire (25 avril 1925), l'installation d'« une commune mixte à Paris ». Cette expression correspond à une circonscription administrative en vigueur dans la colonie algérienne et que les immigrés retrouvaient dans la métropole selon le militant anarchiste :

« Et si enfin les Algériens de France se montrent un peu remuants, s'ils se syndiquent et s'ils veulent améliorer leurs conditions et celles de leurs camarades, la commune mixte de Paris est là, avec son administrateur, son adjoint, son caïd, ses cavaliers et son indigénat, pour les remettre bien vite à la raison. »

Il faut bien comprendre que les travailleurs algériens n'étaient pas traités, au plan administratif, de la même façon que les autres travailleurs immigrés précisément parce qu'ils arrivaient d'un territoire officiellement français. Mais la campagne de haine dont ils sont alors victimes s'explique a posteriori, selon Abdelaziz Menouer (« Les travailleurs coloniaux et le chômage », La Vie ouvrière, 24 décembre 1926), de la façon suivante :

« On s'était servi du crime de la rue Fondary pour mener une campagne de calomnies contre les Sidis. On leur trouva des vices, des maladies, on fit tout pour dresser l'opinion ouvrière contre eux. »

Le militant syndicaliste fait ici référence au double féminicide perpétré, le 7 novembre 1923, dans le XVe arrondissement de Paris, par un immigré algérien, sans abri et sans travail. Or, Abdelaziz Menouer explique que l'émoi suscité par cette sordide affaire devait aussi servir de prétexte pour accentuer la surveillance et la répression des ouvriers algériens :

« On marquait par-là l'effroi causé à la bourgeoisie, par la participation des Nord-Africains au mouvement révolutionnaire : adhésion aux syndicats, attitude intransigeante dans tous les conflits, tenue de meetings grandioses, etc., et l'on justifiait aussi les terribles mesures de répression qu'on voulait appliquer : suppression de la liberté de voyage, contrôle de l'émigration, constitution d'un vaste service de police politique. »

Cependant, les « premiers concernés » ne sont pas les seuls à dénoncer la situation qui leur est faite. En effet, des militants – et des militantes – de France s'emparent également de cette question, à l'instar d'Yvonne Suiram (« À propos des Algériens », Le Libertaire, 28 septembre 1924) qui dénonce, d'une part les préjugés qui stigmatisent les « indigènes algériens » considérés comme étant « sales », « paresseux », « féroces et sanguinaires ». Mais la militante anarchiste brocarde également une hypocrisie bien française en la matière :

« Oui, camarades, nous protestons contre les Américains, qui ne veulent pas admettre les Noirs dans les lieux publics : transports en commun, théâtres, etc., et nous, habitants d'un pays qui a la réputation d'être hospitalier et accueillant à tous, nous maltraitons ceux que nous avons attirés chez nous en leur promettant le bien-être qu'ils ne peuvent plus trouver chez eux depuis que nos généraux assassins sont allés porter la civilisation à coups de fusil et de canon. »

Au cours de la décennie suivante, Magdeleine Paz (1889-1973) consacre une série d'articles aux « coloniaux de Paris » – à savoir les travailleurs marocains et algériens – parue dans Le Populaire (du 3 au 19 avril 1938). La journaliste et militante socialiste écrit, dans l'épisode intitulé « Le peuple des hommes seuls » (18 avril 1938), ces lignes saisissantes :

« D'un bout à l'autre de l'année, tout semble fait pour leur rappeler qu'ils ne sont pas comme les Français qui les entourent. Mais inférieurs aux plus déchus, mais à part dans l'humanité, au plus bas degré de l'échelle. »

Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouve de façon régulière des articles sur le même thème dans la presse ouvrière et révolutionnaire de France. Dans L'Humanité, Louis Vautier (1904-1981), dirigeant communiste de la Seine, publie le 29 septembre 1949 l'article « Campagne raciste contre les Algériens » qui dénonce « une campagne bien orchestrée contre les Algériens vivant dans la région parisienne, que l'on rend, comme le baudet de la fable, responsables de tous les maux : agressions, vols ou autres actes de gangstérisme. »

Cet ancien déporté à Buchenwald dénonce la responsabilité de grands titres de presse comme Le Monde ou France-Soir, et mentionne, en particulier, Henry Bénazet qui avait publié en « une » du quotidien de droite L'Aurore (13 septembre 1949) la chronique « Le délicat problème de l'immigration nord-africaine » qui met en lumière les obsessions des conservateurs :

« Imaginer que les Musulmans puissent, comme le font par exemple si bien les Italiens, voire les Polonais, s'adapter à la campagne française, c'est tout ignorer de l'Islam, religion tyrannique, exclusive, qui, contrairement à certaines assertions, N'A RIEN PERDU, AU MOINS DANS LES MASSES, DE SON EMPIRE. Mettons-nous bien dans la tête que, selon la juste remarque déjà séculaire de Bugeaud, les sectateurs du Prophète demeurent dans leur immense majorité INASSIMILABLES. »

Dans La Vérité (première quinzaine d'octobre 1949), Rudolph Prager, alias A. Duret, publie l'article « Les criminels ne sont pas les Nord-Africains mais le colonialisme » qui dénonce à son tour cette « immonde campagne » qui trouverait des échos jusque dans les quotidiens de gauche Combat et Franc-Tireur. Le militant trotskiste, né à Berlin, fait sans doute allusion aux faits divers impliquant des immigrés algériens relayés dans les pages des journaux sociaux-démocrates ainsi que l'attestent ces titres : « Rue du Faubourg Montmartre 4 heures du matin : un boxeur algérien abat deux repris de justice » (Combat, 3 mai 1949) ou encore « L'Algérien meurtrier de la rue de la Charbonnière est arrêté » (Combat, 6 juin 1949).

Pourtant, c'est bien dans Franc-Tireur (du 11 au 21 avril 1950) que l'écrivain et journaliste Michel Collinet (1904-1977) publie une enquête sociale en huit épisodes sous le titre « Les parias de Paris » et dont l'introduction souligne la mécanique raciste :

« Il y a quelques mois, une certaine presse, pour rompre le désœuvrement des mois d'été et retrouver des lecteurs, inventa le Nord-Africain agresseur d'honnêtes promeneurs, violeur de jeunes filles, le Nord-Africain véritable « danger public », venu exprès en France pour piller et tuer !
Le procédé était facile : il suffisait chaque jour d'épingler les quelques délits où se trouvaient des noms arabes, en taisant les centaines de délits analogues commis par des escarpes qui ne nous viennent pas d'Afrique du Nord.
En Allemagne, et en France sous l'Occupation, la presse nazie avait voulu nous habituer à considérer les juifs comme des vampires. On a voulu recommencer avec les Nord-Africains. »


Quelques mois plus tard, le militant socialiste poursuit son analyse dans l'article « Les travailleurs nord-africains à Paris » (La Révolution prolétarienne, septembre 1950) qui met en exergue la condition spécifique du prolétariat algérien dans la capitale :

« Aujourd'hui, les Algériens – et dans une certaine mesure les Nord-Africains en général – forment un sous-prolétariat sans défense, pour qui n'existent ni égalité de droit avec leurs camarades français ni égalité de condition. »

L'année suivante, en 1951, la presse progressiste s'indigne de la « chasse aux Algériens » (L'Observateur, 13 décembre 1951) ou « gigantesque rafle au faciès » (Droit et Liberté, 14 décembre 1951), selon Albert Lévy (1923-2008). Le cofondateur du Mouvement contre le racisme, l'antisémitisme et pour la paix (MRAP) et ancien résistant proteste contre les arrestations de milliers d'Algériens opérées le 8 décembre 1951 lors d'un meeting interdit du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) au Vél' d'Hiv :

« Opération raciste par excellence. Et qui s'est déroulée à une échelle jamais atteinte encore dans le Paris de la Libération, et même dans Paris occupé, au temps où étaient visés, non pas les immigrés d'Afrique du Nord, mais les juifs. »

Quelques mois auparavant, le MRAP avait déjà dénoncé les « rafles de Nord-Africains au faciès » (Droit et Liberté, 6-12 avril 1951) à l'occasion du meeting du 1er avril 1951 à la Mutualité interdit par les autorités et pointé des forces de l'ordre comparées à la Gestapo :

« Ce promeneur avait la peau mate, les yeux sombres, les cheveux noirs. Il a été repéré “au faciès”. Il a été décrété Nord-Africain. C'est pour cela qu'on l'emmène au poste. Ainsi, sous l'Occupation, étaient “embarqués” les juifs victimes des brigades “spéciales”. »

Un an plus tard, en 1952, l'intérêt de la presse progressiste se confirme à travers la publication du reportage photographique de René Maratrat « Comment vivent les 130 000 Nord-Africains de Paris ? », paru dans l'hebdomadaire Regards (15 février 1952).

De son côté, Louis Odru (1918-2004), conseiller de l'Union française et ancien résistant, fait paraître dans L'Algérien en France (octobre 1952) – mensuel édité par le Parti communiste français (PCF) – un reportage sur la situation qui prévaut à Hayange. Cette cité ouvrière est traumatisée par le viol et l'étranglement d'une fillette de neuf ans qui donne lieu à « une abominable campagne raciste contre les travailleurs nord-africains » et à « une véritable battue, une chasse monstre aux Nord-Africains » dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1952. En effet, la police désigne rapidement le suspect numéro un : Ahmed Ben Mohamed, un Nord-Africain arrêté au camp de Daspich. Pourtant, le véritable coupable n'est autre que Pascal Nigro, placeur au cinéma Dux où ce crime sordide a été perpétré.

Au cours de la même année, les voix d'immigrés algériens se font entendre dans la presse progressiste. Ainsi, Idir Amazit (1925-2012) publie dans Le Libertaire (11 avril 1952) « Le calvaire des Nord-Africains ». Ce militant du Mouvement libertaire nord-africain (MLNA) et ancien membre de l'Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) fait le procès des « brimades racistes éhontées de la police » mais aussi de « cette permanente campagne de presse », sans oublier le racisme ordinaire dont il donne un exemple à travers un tract émanant d'un certain « Comité de défense du voisinage » du 18e arrondissement qui se conclut de la sorte : « Paris est pourri de “Nord-Africains !” ».

Si les discriminations font partie intégrante de l'expérience migratoire, Droit et Liberté (11 janvier 1952) laisse entendre une autre tonalité, avec le témoignage de Boukelif Hafaid qui déclare : « J'ai rencontré en France le racisme… mais surtout la solidarité humaine. »

Pourtant, cet optimisme est mis à rude épreuve par le massacre du 14 juillet 1953 au cours duquel la police parisienne tue sept manifestants, dont six Algériens, regroupés dans le cortège du MTLD. Cette tuerie suscite l'émoi de la presse démocratique et ouvrière : Franc-Tireur (15 juillet), L'Humanité (15 juillet), Le Libertaire (16 juillet), L'Observateur (16 juillet), Le Droit de vivre (20 juillet), Perspectives ouvrières (juillet-août), Droit et Liberté (septembre)…

Dans une lettre publiée par Le Monde (19-20 juillet), Albert Camus (1913-1960) pointe le cynisme du gouvernement qui a « ouvert une information contre X pour violences à agents ». L'écrivain ajoute que « les victimes du 14 juillet ont été un peu tuées aussi par un racisme qui n'ose pas dire son nom. »

Si la sanglante répression de Paris met en lumière le racisme anti-algérien – en particulier celui de la police –, le phénomène est mis en évidence tout au long de l'année 1953, notamment par la journaliste et romancière Dominique Desanti (1919-2011) qui publie deux articles dans Démocratie nouvelle, un mensuel édité par le PCF : « Procès raciste à Valenciennes » (juillet 1953) et « Algériens en France » (septembre 1953).

L'Algérien en France publie des articles ou témoignages, non seulement sur le « racisme policier » (septembre 1953), mais aussi sur les pratiques discriminatoires de patrons de cafés assimilées aux « méthodes dignes des gangsters du Ku Klux Klan américain » (octobre 1953) par Camille Denis (?-2008), conseiller municipal de Paris et ancien déporté à Rawa Ruska. Le mensuel donne des exemples à Paris – « Le Cluny » (novembre 1953) ou « Dupont-Parnasse » (janvier 1954) –, mais également à Lyon (septembre 1954). De plus, le journal communiste se fait l'écho du racisme patronal sévissant, par exemple, à la Société chimique et routière de Gironde (décembre 1953) ou aux Grands Travaux de Marseille de Saint-Fons (avril 1954).

Cependant, le PCF n'est pas la seule organisation qui dénonce le racisme anti-algérien en France. En effet, le MTLD, qui est alors le principal parti indépendantiste, regroupe plusieurs milliers de militants dans l'immigration ouvrière. Son organe, L'Algérie libre, traite de cette question, notamment au plan culturel, comme en témoigne l'article « Cinéma et racisme » (24 février 1951) qui, tout en soutenant l'interdiction du film de propagande nazie Le Juif Süss (1940), s'indigne de la diffusion, en France, de plusieurs œuvres jugées « anti-arabes » comme Manon (1949), Au Grand Balcon (1949) et Demain nous divorçons (1951).

La même année, le même journal publie « Scandale raciste à Lyon » (8 septembre 1951) dans lequel Aziz Sahraoui écrit : « Le racisme émigre jusqu'en France à la poursuite des Algériens qu'il traque partout. » Les exemples ne manquent pas : Lyon, Marseille, Carvin… Tout comme la riposte des travailleurs algériens qui protestent par des grèves, des pétitions, des tracts ou des comités initiés en liaison avec les organisations ouvrières et démocratiques de France.

Dans « Racisme infâme », L'Algérie libre (3 novembre 1951) reproduit l'extrait d'un tract diffusé dans le 18e arrondissement de Paris qui dénonce l' « invasion » nord-africaine :

« Quand le gouvernement prendra-t-il une décision pour les chasser chez eux, ces parasites, ces assassins, ces criminels, sans travail, sans scrupule, mais détenteurs d'une bien triste mentalité ? »

Quelques mois avant le massacre du 14 juillet, le journal se fait l'écho, dans « Les semeurs de haine » (5 mars 1953), du refus de cafetiers parisiens de servir les clients nord-africains dans le quartier des Halles ou à Montparnasse avec la complicité de la police. Plus tard, l'organe du MTLD publie « Les sanglants incidents de Chaumont » (11 septembre 1953) consacré à la mort de Messaoud Dafi, « tué par la police », à la suite de la répression de la grève déclenchée le 27 août par les employés de l'entreprise Avogadri, qui se traduit par plusieurs dizaines de blessés.

À quelques mois du déclenchement de l'insurrection armée [en Algérie], il est constatable que le racisme anti-algérien est au moins aussi enraciné en France que l'est l'immigration algérienne elle-même. Après le 1er novembre 1954, nous entrons dans une nouvelle phase, celle du « racisme de guerre ». La montée aux extrêmes, les violences faites au peuple algérien ou les attentats ciblant des civils ne font qu'exacerber une hostilité multiforme qui trouve sa source dans la conquête coloniale, s'appuie sur le mépris de classe et se trouve des justifications civilisationnelles. Au début du conflit, l'orientaliste Maxime Rodinson publie dans La Nouvelle Critique (juin 1955) un article intitulé « Racisme et civilisation » qui démonte les méthodes de la presse capitaliste et sa volonté de détourner « les colères latentes » de son lectorat sur un bouc émissaire tout trouvé :

« On a insisté, par exemple, sur le moindre délit dont a été auteur un Nord-Africain, réussissant dans une certaine mesure à créer et à diffuser un “stéréotype” de l'Algérien, prompt à se servir du couteau et du rasoir, criminel dans l'âme, danger permanent pour les paisibles Français d'origine gauloise. En fait, les statistiques policières officielles montrent que la criminalité nord-africaine est proportionnellement moindre que la criminalité des métropolitains. »

Le climat se détériore pour les immigrés algériens. Dans Droit et Liberté (mars 1961), Pierre Renier publie « Des “ratons” et des hommes », qui dresse un parallèle entre la situation faite aux juifs sous l'occupation et celle faite aux Algériens, assimilés aux populations indésirables :

« Je m'étonnerai simplement du fait que la ségrégation, au mépris de tous les textes législatifs, est officiellement pratiquée dans les hôpitaux, les asiles de nuit et les prisons. Je demanderai également pourquoi, dans certaines villes, les Algériens, sous peine d'être raflés et emmenés de force au commissariat, sont contraints de se présenter mensuellement à la police qui leur délivre un certificat valable jusqu'au mois suivant. C'est un privilège qu'ils partagent avec les filles de joie et les interdits de séjour ! »

La Voix du travailleur algérien (septembre 1961) publie « Ratons à part entière de Dunkerque à Tamanrasset » qui relate la « nuit des paras » de Metz où des militaires se sont livrés à une « chasse à l'homme » la nuit du 23 au 24 juillet. Le journal du syndicat messaliste se fait également l'écho d'une autre « ratonnade » survenue le 17 août à Douai.

À la suite de la parution du communiqué de la Préfecture de police de Paris, daté du 5 octobre, instituant un couvre-feu pour les « Français Musulmans d'Algérie », entre 20 h 30 et 5 h 30, Armand Dymenstajn s'indigne dans Droit et Liberté (15 octobre-15 novembre 1961) de voir « la discrimination raciale officiellement instituée » : « Pour la première fois dans notre République, des mesures restrictives de liberté sont prises, en dehors de tout texte, visant des citoyens uniquement en raison de leur confession et de leur lieu d'origine. »

La Voix communiste (octobre 1961) publie l'article « Ratonnades à Paris » de Marcel Andrieux qui évoque les violences, tortures et meurtres commis en toute impunité par la police parisienne en septembre. Dans ce journal, E. Hermand se demande même « À quand l'étoile verte ? » :

« On a tendance à oublier, en effet, ce que signifiera pour les Algériens de Paris ce “couvre-feu sans le dire” : plus de cinéma ou de bal le soir, plus de sorties nocturnes avec des camarades, des difficultés très grandes pour les travailleurs qui font équipe. Pour ceux qui ont vécu l'Occupation, cela rappelle fâcheusement l'obligation alors faite aux juifs de n'emprunter que le dernier wagon du métro… »

Ainsi, tous les ingrédients sont réunis pour le massacre d'octobre 1961 – et ses centaines de morts – que déplore, avec un certain désarroi, la presse anticolonialiste dont les titres sont éloquents : « Misère de notre impuissance » dans Tribune ouvrière (octobre 1961), « On les a laissés seuls » dans Pouvoir ouvrier (octobre 1961), « Hitler vainqueur » dans Le Monde libertaire (novembre 1961), « Le sang de nos frères » dans La Voie communiste (novembre-décembre 1961)…

Par-delà cette séquence paroxystique, le racisme anti-algérien ne disparaît pas avec la fin de la guerre et de l'indépendance proclamée le 5 juillet 1962. Bien au contraire, les partisans déçus de l'« Algérie française » s'engagent désormais dans la lutte contre la « France algérienne » en faisant du combat contre l'immigration – en particulier celle en provenance de l'ancienne colonie – un axe central de leur intervention. Et ce racisme séculaire se redéploye à l'occasion des guerres israélo-arabes, notamment en juin 1967 avec la Guerre des Six Jours au cours de laquelle une part importante de l'opinion française – judéophile ou judéophobe – semble rejouer la guerre d'Algérie en soutenant de façon inconditionnelle l'armée israélienne, autorisant l'expression d'une hostilité décomplexée à l'encontre des Arabes en France, ainsi que le souligne le quotidien Combat (22 juin 1967).

Ainsi, quelques mois après la nationalisation des hydrocarbures en Algérie, Albert Lévy s'inquiète, dans Droit et Liberté (juin 1971) d'un « certain climat » marqué par des campagnes de presse, insultes, agressions ou « ratonnades » qui évoquent « les sombres jours de la guerre d'Algérie ». Dans ce même journal, Jacques Desmoulins s'interroge : « Verrons-nous de nouvelles “ratonnades” ? » Car « une campagne anti-algérienne se développe en France » – initiée par les journaux d'extrême droite Minute ou Rivarol – et on compte les premiers morts. Une liste qui s'allongera.

En juin 1973, les fascistes d'Ordre nouveau lancent une campagne contre l' « immigration sauvage » qui donne lieu à une nouvelle flambée de racisme à travers le pays, de telle sorte que, le 19 septembre, les autorités algériennes décident de suspendre l'émigration vers la France, même si cela ne se traduira guère par l'interruption des flux migratoires – qui, de fait, n'ont jamais cessé.

Cela dit, cette décennie est aussi marquée par des luttes ouvrières et immigrées, menées de façon plus ou moins autonome, qui ne se limitent pas au Mouvement des travailleurs arabes (MTA), fondé en juin 1972, par des militants pro-palestiniens. En effet, nous pourrions mentionner la revue Al Kadihoun – de sensibilité marxiste et panarabiste – lancée au même moment, mais aussi Travailleurs immigrés en lutte ou La Voix des travailleurs algériens, créés en 1976, ainsi que d'autres initiatives de l'opposition algérienne de gauche établie en France et, par conséquent, sensible à la question du racisme, comme l'illustre l'article « Racisme et antiracisme à Montbéliard » (La Voix des travailleurs algériens, avril 1979). Pourtant, cette période marque la fin d'un cycle organisationnel. Le reflux des groupes se réclamant du marxisme-léninisme coïncide avec la révolution iranienne, qui offre une nouvelle utopie – certes réactionnaire – et galvanise les mouvements se réclamant de l'islam politique dans le monde arabe et ses diasporas. Par ailleurs, en France, tandis que les émeutes urbaines soulèvent le problème de la ségrégation sociale, les enfants de l'immigration – notamment algérienne –, s'affirment dans l'espace public. Ceux qu'on appelle les « Beurs » deviennent la cible des conservateurs, mais nourrissent l'espoir des progressistes, ainsi que l'atteste leur participation à la première Marche pour l'égalité et contre le racisme en 1983. Cet événement, dont il convient de souligner l'importance politique et symbolique, est parfois présenté – hâtivement – comme étant la « première marche antiraciste en France », ce qui revient à oublier le caractère authentiquement antiraciste de la manifestation du 17 octobre 1961 au cours de laquelle la dignité des prolétaires algériens, attachés au pacifisme, contrasta singulièrement avec la sauvagerie des forces de l'ordre. C'est d'ailleurs ce que mettait en évidence Robert Misrahi (1926-2023) dans l'article « Les juifs contre le racisme antimusulman » paru dans Droit et Liberté (15 décembre 1961-15 janvier 1962) :

« La lutte pour la paix en Algérie et l'indépendance algérienne – pouvait-on y lire – est, plus profondément, une lutte contre le racisme et pour la dignité ; la dignité que les Français, non les Algériens, ont perdue, et qu'il est grand temps qu'ils retrouvent en libérant les Algériens. »

C'est aussi ce concept que reprend Catherine Rivier dans son article « La leçon du 17 octobre » paru dans La Voie communiste (novembre-décembre 1961) :

« Car ou bien le mot dignité ne signifie rien, ou bien il s'applique au manifestant algérien, son seul habitat fût-il un bidonville de Nanterre, au militant emprisonné, et non aux braves gens qui regardaient la télévision le soir du 17 octobre. »

Il y a dans ces propos une forme de lucidité qui doit nous servir de boussole politique et morale en ces temps troublés. En effet, si la fascisation à laquelle on assiste en France – et qui se traduit par le recul des libertés démocratiques et la stigmatisation des indésirables – relève d'un phénomène global, il prend ici des formes particulières. Cela tient à son histoire, à sa géographie, au droit, à sa démographie, mais aussi au fait que la question algérienne y est toujours centrale – rappelons que les ressortissants algériens forment la première communauté d'étrangers en France. Le racisme anti-algérien y persiste donc, malgré le déni et en dépit de ses mutations, et y trouve encore des relais jusqu'aux plus hauts sommets de l'État ainsi que l'atteste la « crise » actuelle.

Et pourtant, il faut rester digne, à l'image des manifestants de 1961 – songeons à la détermination des femmes qui, par centaines, protestèrent le 19 octobre –, et maintenir le cap de l'égalité, à l'instar des marcheurs de 1983. Car il ne s'agit pas de céder au désespoir ou de rester prisonniers d'une histoire traumatique. Il n'y a pas de fatalité. C'est donc avec optimisme – et détermination – qu'il nous faut lutter non seulement contre le racisme, mais aussi contre tout ce qui l'entretient.

Nedjib SIDI MOUSSA

05.11.2025 à 15:33

Faire la lumière sur les violences policières ...

F.G.

Le 25 mars 2023, lors d'une manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, les forces de l'ordre ont blessé plus de 200 personnes – dont nous quatre gravement. Une plainte a été déposée par nous ou par nos proches, notamment pour tentative de meurtre et pour entrave à l'arrivée des secours. Les experts que le procureur de la République a chargés d'enquêter sur les violences policières ont mis deux ans à rendre leurs conclusions, qui sont à la fois partiales et (…)

- Odradek
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Le 25 mars 2023, lors d'une manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, les forces de l'ordre ont blessé plus de 200 personnes – dont nous quatre gravement.

Une plainte a été déposée par nous ou par nos proches, notamment pour tentative de meurtre et pour entrave à l'arrivée des secours.

Les experts que le procureur de la République a chargés d'enquêter sur les violences policières ont mis deux ans à rendre leurs conclusions, qui sont à la fois partiales et lacunaires. Selon eux, les forces de l'ordre auraient seulement répondu à la violence de certains manifestant-e-s. En fait, comme l'ont démontré force témoignages, images et enquêtes journalistiques, les 3 200 policiers « défendant » un trou de terre vide ont bombardé (de 5 010 grenades) sans sommation l'ensemble des manifestant-e-s.

Toujours selon ces experts, l'organisation des secours n'aurait pas entraîné une « perte de chance » pour les victimes… parce qu'elles ont été soignées sur place « de façon consciencieuse et irréprochable ». En fait, ce n'est pas la qualité de ces soins qui a été dénoncée, c'est l'interdiction faite aux ambulanciers d'accéder aux personnes blessées même quand il y a eu un retour au calme – interdiction que, là encore, divers témoignages confirment.

L'enquête indique que les soignants n'étaient pas autorisés à arriver seuls sur les lieux, et que des tirs « non réglementaires » ont été opérés par les forces de l'ordre. Mais de nombreuses zones d'ombre subsistent dans ses conclusions, en particulier concernant les ordres explicites d'effectuer ces tirs « non réglementaires » : quoique figurant dans le dossier, ils n'ont pas été traités. Enfin, si des « dysfonctionnements inexplicables » sont relevés dans l'organisation des secours (le PC pompiers ne répondait pas aux appels à l'aide, des motards de la police ont tardé à venir escorter des ambulanciers et les ont abandonnés en chemin, etc.), aucun avis n'est émis dessus. La manière dont a été conduite cette enquête laisse clairement apparaître l'intention de classer sans suite nos plaintes ; aussi demandons-nous la poursuite des investigations.

Loin d'être un événement ponctuel, le 25 mars 2023 à Sainte-Soline s'inscrit dans un processus visant depuis de nombreuses années à banaliser une répression toujours plus violente. L'objectif de l'État ce jour-là n'était pas d'empêcher les manifestant-e-s de parvenir sur le chantier de la mégabassine, mais de dissuader quiconque de manifester à nouveau contre de telles constructions – lesquelles ont depuis été jugées inutiles et illégales par les autorités compétentes. La mobilisation antibassines de Sainte-Soline a ainsi été pour l'État une occasion d'appliquer sa « doctrine du maintien de l'ordre », qui implique d'assimiler les mobilisations sociales à des attentats terroristes afin de déclencher officieusement un plan Orsec permettant leur répression par de véritables moyens militaires, mais ne prévoyant pas les moyens sanitaires à la hauteur de cette répression.

Le terrorisme, c'est ça : rendre une population passive face aux agissements d'un pouvoir devenu omnipotent. Nous avons aujourd'hui les preuves audio et vidéo de ce dont nous nous doutions : les actes qui ont causé tant de blessures et fait frôler la mort à nombre d'entre nous ne sont pas l'œuvre d'individus particulièrement violents, mais découlent de l'ordre donné par une institution. Et des actes semblables ont blessé et tué dans d'autres contextes (mouvements des Gilets jaunes ou contre la réforme des retraites, émeutes après la mort de Nahel…). Alors nous voulons faire peser sur cette institution le cadre juridique dont elle s'affranchit délibérément. Apporter un éclairage sur ce dossier ne suffira évidemment pas à le clôturer, mais cela nous aidera à trouver les réponses dont nous avons besoin et à affirmer un refus de se laisser tétaniser par la terreur.

Nous n'en continuerons pas moins de mener d'autres batailles pour une réelle justice sociale et environnementale.

MICKAËL, SERGE, ALIX, OLIVIER et des proches,
le 5 novembre 2025.

03.11.2025 à 10:31

Lettre à Lola

F.G.

■ Lola MIESSEROFF VIEILLIR SANS TEMPS MORT, MOURIR SANS ENTRAVES Manifeste de désobéissance sénile Libertalia, 2025, 104 p. Vient toujours un âge où l'âge se rappelle à toi. On a beau botter en touche, penser à autre chose, faire comme si, le signe est là. Clignotant. Et ça fait toujours mal. Moi, ça m'est arrivé pendant le mouvement des Gilets jaunes un jour où je tentais de rejoindre ma bande de jeunes copains sur des champs élyséens noyés de gaz. C'était rue La Boétie, au croisement des (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (1840 mots)

■ Lola MIESSEROFF
VIEILLIR SANS TEMPS MORT, MOURIR SANS ENTRAVES
Manifeste de désobéissance sénile

Libertalia, 2025, 104 p.


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Vient toujours un âge où l'âge se rappelle à toi. On a beau botter en touche, penser à autre chose, faire comme si, le signe est là. Clignotant. Et ça fait toujours mal. Moi, ça m'est arrivé pendant le mouvement des Gilets jaunes un jour où je tentais de rejoindre ma bande de jeunes copains sur des champs élyséens noyés de gaz. C'était rue La Boétie, au croisement des Champs.

– Tu vas où, pépère ? , m'a dit un balaise quadra en jaune en me prenant par le bras. Il filtrait les entrées sur le champ de bataille.
– Sur les Champs, ai-je répondu (en m'obligeant à ne pas rajouter « Ducon »), rejoindre mes potes.
– N'y songe pas, pépère. Ça canarde de partout. On a surtout besoin de combattants, là-bas.
– Et toi tu fais quoi, ici ?
– J'empêche les types comme toi d'aller au casse-pipe.

Deux fois « pépère » en trois minutes et un gros signifiant que j'ai pris en pleine gueule : « Vu ton âge, tu sers à rien. » Putain, j'avais la rage !

À bien y repenser, Lola, c'est la première fois que je me suis clairement senti vieux. D'un coup, comme ça. Vieux dans le regard d'un autre, d'un brave type probablement, de mon camp en tout cas, prévenant mais dépourvu de toute élégance langagière dans la formulation de ses louables intentions. Un Gilet jaune, en somme, brut de décoffrage. Comme je les aimais. Sauf lui.

Finalement, j'ai rebroussé chemin pour rejoindre un cortège qui se dirigeait vers la place de l'Opéra, où avait lieu un autre rassemblement. Pépère, celui-là, cultureux et écolo. Alternatiba (de plafond) en somme. Sans risques, en tout cas. On s'y faisait chier dans les grandes largeurs. J'ai réussi à prendre des nouvelles de ma bande des Champs. Elle allait bien, la jeunesse, et c'était l'essentiel. Et, vieux, je me suis endormi d'un coup, comme pour m'évader dans des rêves qui ne vinrent pas.


Jeune, j'aimais bien les anciens, Lola. Mes anciens, c'était souvent des anars espagnols. Normal, je viens de là. C'est ma matrice. À bien des égards, physique mis à part, je les trouvais plus jeunes que nous. Avec un avantage, indéniable à mes yeux : ils avaient vécu le temps de l'extrême défaite – celle de la Révolution espagnole de 1936 et du « bel été de l'anarchie » – sans céder sur leurs rêves d'émancipation. Ils y croyaient encore et toujours. Malgré toutes les trahisons et en dépit de la marche du monde. Ils y croyaient parce que leur vie d'exilés l'exigeait. C'était ça ou sombrer. Mon université, c'était eux, une école de résistance. Bien plus que l'autre, en tout cas, la vraie, celle où, étudiant en histoire, je vivais le temps des simulacres de l'après-68.

Ton expérience, celle que tu déroules dans tous tes livres [1], est singulière, bien sûr, aussi singulière que tu l'es toi-même, Lola, voyelle d'une outre-gauche dont tu as fondé le concept et qui s'accorde plutôt bien aux apatrides de l'appartenance, aux en-dehors des identités fixes et aux déserteurs des avant-gardes militantes et de leurs suivistes bases. Cette dissidence aux contours incertains est, en soi et presque par nature, un monde solidaire en somme. On s'y connaît, on s'y fréquente, on s'y engueule, mais ni plus ni moins que dans les « milieux libres » d'une anarchie expérimentale du début du XXe siècle où amour-librisme, végétalisme et néo-malthusianisme devaient jeter les bases d'un anarchisme naturien dont, encore aujourd'hui, retentissent, quoique amoindris, quelques échos.

Comme quoi rien ne se perd jamais tout à fait des anciens combats.


C'est d'ailleurs là un des fils qui fait la trame de ton « manifeste de désobéissance sénile ». Il a cet avantage d'aborder des sujets pas marrants – la vieillesse, la dépendance, la mort à venir – sans sombrer jamais dans le pathos ou la neurasthénie. En cela ton Vieillir sans temps mort, mourir sans entraves est une réussite. On s'y marre même parfois, et franchement, ce qui n'est pas rien ; on y apprend beaucoup ; on se plaît à constater que, de Debord à Lasch, tes références sont les bonnes.

C'est vrai, Lola, qu'en te lisant, j'ai souvent pensé, comme toi, à La Vieille Dame indigne, de René Allio [2], cette Madame Bertini – magnifiquement campée par Sylvie – qui, à la mort de son mari et alors qu'elle a la soixantaine, vend, au grand dam de ses héritiers, l'entreprise familiale en faillite, bazarde tous ses biens, s'achète une voiture et part à l'aventure en compagnie d'une serveuse de bar pour qui elle s'est prise d'amitié et d'un cordonnier à forte inclinaison libertaire. Il y a, dans ce film, le même esprit de liberté que celui qui te colle aux semelles de marcheuse contre le vent. « Qui peut décider, écris-tu, de nos supposés droits et devoirs de “vieux” ? Qu'une grand-mère ne s'occupe de ses petits-enfants que quand et comme elle le souhaite ou pas du tout, qu'un papy se lance des défis sportifs, que nous portions encore des blousons de cuir, des jeans serrés, des jupes courtes et des cheveux longs, que nous nous déplacions encore à vélo ou à moto, que nous buvions de l'alcool et prenions des drogues, que nous allions dans les manifestations, sur des piquets de grève ou des ronds-points, que nous soyons encore capables de voler dans les supermarchés ou d'arnaquer les aides de l'État, en voilà un beau scandale ! » (pp. 38-39). Tout en somme plutôt que d'être de la catégorie des « bons vieux » soumis, décoratifs, rangés, polis et comme s'excusant toujours d'être encore là. La vieillesse, ça peut aussi être une chance, l'occasion de dire merde aux adultes bien portants, dynamiques et métaversés dont le seul et peu enviable talent est de savoir marcher vite et tête basse, le regard fixé sur leurs écrans du néant. Passée la frontière de la nécessité, c'est-à-dire du travail aliéné et du poison mental qu'il induit, l'inactif actif – le retraité manifestant, par exemple – aura toujours l'avantage sur le compulsif inactif – par excellence, le quadra à costard aussi étriqué que son univers mental – de voir le monde et sa propre vie avec les yeux de la curiosité et le regard de l'enfance. Comme toi, Lola, quand tu nous livres, en guise de viatique, cette citation de Brel, extraite de La Chanson des vieux amants (1967) :

Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes.


Et puis il y a le reste, ce reste qui fait souvent frémir, mais aussi sourire, sous ta plume alerte, iconoclaste et acérée. Comme si, dans ta caboche de rebelle sans âge, l'important était de ne jamais céder aux propos courants, au misérabilisme, aux religions et à leurs aumônes spirituelles. Le reste, c'est la pauvreté dans laquelle vivent certains vieux, la dictature des apparences, les amours et la barrière des âges, la mort en liberté. Bouleversantes, Lola, sont les pages que tu consacres à celle de ton père, Génia, à quatre-vingt- cinq ans, et de ta mère, Aliocha, à quatre-vingt-neuf, où, fièrement, tu les as accompagnés jusqu'au bout dans leur volonté de suicide assisté. Ce combat, tu l'assumes aujourd'hui en t'impliquant dans l'association Ultime Liberté. Au point d'y « militer », toi, l'inconvenante, qui a toujours méprisé le militantisme comme stade suprême de l'aliénation.

« L'enfance et la jeunesse, écris-tu, en conclusion d'ouvrage, sont jalonnées d'étapes initiatiques d'apprentissage et de découverte. Si on sait garder l'œil et l'esprit aux aguets […], l'initiation ne connaît en réalité pas de fin. » Tu l'écris et tu le prouves au quotidien de tes engagements.

Merci à toi, Lola, et la bise d'un Black Vioque.

Freddy GOMEZ


[1] Voyage en outre-gauche (2018), Fille à pédés (2019), Davaï ! (2022), les trois chez Libertalia. Lire ici la recension de Davaï !

[2] Sorti en 1965, ce film est inspiré d'une nouvelle de Bertolt Brecht.

28.10.2025 à 09:45

Du puritanisme et de ses effets

F.G.

■ Poète, ancien membre du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1949-1967), actif participant de Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, auteur d'une quinzaine de livres, imprimeur et traducteur, Daniel Blanchard (1934-2024) fut un fidèle lecteur d'À contretemps. C'est avec plaisir et fierté que – transmis par sa compagne, Helen Arnold –nous publions un de ses inédits datant de 2018 qui n'a pas pris une ride. Bonne lecture ! – À contretemps. Du puritanisme « libéré » Il s'agit (…)

- Odradek
Texte intégral (1856 mots)



■ Poète, ancien membre du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1949-1967), actif participant de Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, auteur d'une quinzaine de livres, imprimeur et traducteur, Daniel Blanchard (1934-2024) fut un fidèle lecteur d'À contretemps. C'est avec plaisir et fierté que – transmis par sa compagne, Helen Arnold –nous publions un de ses inédits datant de 2018 qui n'a pas pris une ride. Bonne lecture ! – À contretemps.

Du puritanisme « libéré »

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Il s'agit toujours de réprimer, ou plutôt de dénier l'érotique. La réduction de l'érotique à la sexualité relève déjà du puritanisme. La « libération sexuelle » en milieu puritain – ou, pour éviter les malentendus auxquels pourrait prêter ce mot, capitaliste – débouche sur un mode nouveau d'expulsion et de dénégation, et peut-être de destruction, de démantèlement, de décomposition de l'érotique qui consiste en sa saturation par le porno. L'exhibition pornographique irradie mortellement l'intime où vit l'érotique, dans la pénombre, dans des apparitions très sélectives, qui ne le manifestent que partiellement, c'est-à-dire métaphoriquement, signifiant par-là qu'il n'y a pas de totalité saisissable, représentable ou épuisable du désir. Non plus que de son objet, évidemment.

Le porno annonce cet évangile désespérant d'un épuisement du désir dans la jouissance, d'un épuisement de la jouissance dans l'effectuation d'une fonction par l'organe approprié, d'un épuisement du fantasme par le passage à l'acte. Il est vrai qu'asservi à la logique du spectaculaire et de la marchandise, le porno se trouve astreint à une surenchère, à un dépassement perpétuel qui le projette hors de son réalisme de principe, dans une dimension fantastique où se trouve relancée la course à l'horizon toujours reculé du pourchas érotique. Il n'en reste pas moins qu'il reste marqué par le sordide de son parti originel de réalisation, de réduction mercantile du désir.

Le puritanisme décompose, c'est-à-dire brise, la relation amoureuse en une transaction entre identités, closes sur elles-mêmes, finies, alors que son sens est transgression des identités, illimitation.

L'exhibition par l'image, le son ou le texte, comme la confession publique de jadis, assure qu'il n'y a que contacts d'organes, combinaisons de molécules, etc. – c'est-à-dire qu'il n'y a pas don (le don sous toutes ses formes est l'interdit du puritanisme, autrement dit du capitalisme) ou encore perte, ou encore obscurcissement, ou encore éblouissement… des identités individuelles.

Puritanisme et mondialisation à l'américaine

Avec la Réforme et dans ses sectes les plus radicales s'est déchaîné le puritanisme proprement dit, qui prétendait à la pureté de l'âme et à sa transparence sous le regard de Dieu. Le secret devenait alors abominable, puisque là où il y a le secret c'est qu'il y a le mal. Les communautés puritaines traditionnelles dissipaient l'angoisse de recéler du secret par le rituel de la confession publique. Cette pratique continue, du reste, à donner son piment à la vie sociale américaine, en particulier lors des affrontements électoraux. Et Bill Clinton, parmi bien d'autres, a fait les frais de l'intolérance de la conscience américaine à l'égard du mensonge et, le cas échéant, de la simple réserve et même de la pudeur.

Or, paradoxalement, la sévérité de cette exigence de vérité, de transparence pour user d'un mot dont on nous tympanise, se trouve comme subvertie de l'intérieur par une véritable compulsion exhibitionniste. Et c'est là l'un des fondements de l'Empire américain : la séduction par l'obscénité. Le discours officiel que l'Amérique tient sur elle-même – et auquel sans doute elle croit – est grossièrement fallacieux : l'Amérique ne séduit pas par sa vertu, par son élection divine, par la perfection de ses institutions ou que sais-je encore, mais par son obscénité. Elle ne suscite pas l'amour, mais la concupiscence. Elle se brandit tout entière – son opulence, ses corps, sa gestuelle, sa musique, ses fringues… – comme objet d'appétence, comme étal de fétiches.

À l'opposé des prescriptions de la morale et de la sociabilité qui avaient cours ou que l'on feignait d'observer dans toutes les vieilles civilisations aujourd'hui séniles ou agonisantes, l'Amérique étale aussi crûment ses appétits que son absence de scrupule et sa brutalité – sa virilité ; aujourd'hui, sa trumpitude. Elle ne séduit pas par le jésuitisme de son politiquement correct mais au contraire par la crudité avec laquelle elle appelle une bite une bite [1]. Non pas par ses protestations de générosité et de désintéressement mais par le cynisme avec lequel elle met tout en vente et rend ainsi tout achetable, accessible à tous les appétits. L'âme de l'Amérique est transparente, et donc pure comme une vitrine ou un rayon de supermarché, et elle offre ainsi l'innocence à tous les concupiscents qui bavent devant elle.

Mais qu'ils n'aillent pas se ruer sur elle comme les barbares du bon vieux temps : en même temps que tous ses charmes, elle brandit la bombe. C'est l'autre fondement de l'Empire américain. Ceux qui veulent goûter à toutes ces merveilles, qu'ils passent d'abord par l'usine. Si l'exhibition obscène échauffe trop fort les appétits, la bombe les refroidit – et ce dispositif produit, à la manière d'une centrale nucléaire, l'énergie qui, depuis un demi-siècle, transforme le monde.

Cette exhibition, et particulièrement cet étalage de sexualité pour ainsi dire sans ombre, c'est bien évidemment ce que ne peut supporter le puritanisme à l'ancienne des islamistes ; et leur combat, ils le mènent avec les armes du secret – clandestinité, déguisement de ses combattants ou de ses kamikazes en innocents, emprunt à Dieu de sa voix pour appeler au meurtre sur les « réseaux sociaux »… En face, la guerre délirante de Bush contre le « terrorisme » visait ce qui, en effet, terrorise le puritain moderne : le secret, précisément.

Puritanisme et « principe actif »

La sélection du principe actif – d'une substance, d'un individu, d'une société… –, c'est-à-dire de sa part créatrice de valeur, susceptible, donc, d'être échangée sous la loi de l'équivalent général, laisse un résidu, indicible, opaque à la loi de la valeur. Fort embarrassant, choquant même pour une éthique puritaine (capitaliste). Alors, ce résidu, on pourra toujours le recuire pour obtenir, par exemple, un nouveau genre de fromage (ricotta, etc.), ou le consommer pour rendre ses loisirs productifs, ou encore travailler en prison. Cela dit, quoi qu'il en soit, il sera toujours voué, en fin de processus sélectif, à n'être que déchet. Or, dans le déchet, le principe actif s'inverse. Principe passif, il absorbe de la valeur, il demande à être inactivé, relève d'usines de retraitement, de centres de rétention, etc., et aussi d'organisations humanitaires – qui drainent de la valeur auprès de consommateurs saturés éprouvant le besoin de bienfaisance ou d'affamés de ricotta sous forme d' « images ».

La sélection du principe actif, en matière sociale comme ailleurs, peut se lire dans l'autre sens comme sélection, production – par la rupture violente de l'unité du réel – et s'il le faut, invention, imposition et même institutionnalisation du déchet. De même que c'est l'obtention d'un déchet qui garantit la vertu d'activité du principe actif, c'est l'assignation d'une partie de la société à la sous-humanité qui révèle et manifeste l'humanité pleine et entière de l'autre partie. C'est l'entassement de tous les « viandés » au pied de la paroi qui fait resplendir la vertu salvatrice du « premier de cordée ». C'est la production massive de déchets humains dans le Lager ou le Goulag qui fait flamboyer la quasi-surhumanité du gardien.

Ainsi, à partir du préfixe grec eu- [bien] – comme dans eugénisme ou euthanasie – le lexique de notre époque pourrait volontiers s'enrichir de nouveaux termes comme eu-massacres ou eu-bombardements. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'à sa manière le général Thomas Franks, commandant en chef des opérations américaines pendant la guerre contre l'Irak, fit lui-même en inventant les concepts de « bombardements humanitaires » et de « guerre miséricordieuse » ?

Daniel BLANCHARD
2018

SUR DANIEL BLANCHARD :


« Éloge des confins » (Freddy Gomez.

« Balles traçantes » (Freddy Gomez).

« D'une crise à l'autre » : entretien de Fabien Delmotte avec Helen Arnold et Daniel Blanchard.

« Mort d'un poète » (Frédéric Thomas).


[1] Le président Johnson, raconte J. K. Galbraith dans ses Mémoires, à qui un diplomate étranger demandait pourquoi il s'obstinait à poursuivre la désastreuse guerre du Vietnam, s'est contenté, pour toute réponse, de dire « the cock ! » en montrant sa braguette.

26.10.2025 à 20:19

Folies d'Espagne. Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre.

F.G.

Cet ouvrage est disponible en librairie ou peut être commandé auprès de L'échappée. En des temps déjà anciens, des êtres sont montés à l'assaut du ciel d'Espagne avec la force de résister au fascisme tout en jetant les bases d'un monde sans domination ni exploitation. Le souvenir de cette révolution espagnole de 1936, belle comme la radieuse déraison libertaire qui la porta, resurgit après la mort de Franco en 1975. Puis au cours des années 1980, il s'enlisa dans les sables de l'oubli (…)

- Nos livres
Texte intégral (1079 mots)

Cet ouvrage est disponible en librairie ou peut être commandé auprès de L'échappée.


En des temps déjà anciens, des êtres sont montés à l'assaut du ciel d'Espagne avec la force de résister au fascisme tout en jetant les bases d'un monde sans domination ni exploitation. Le souvenir de cette révolution espagnole de 1936, belle comme la radieuse déraison libertaire qui la porta, resurgit après la mort de Franco en 1975. Puis au cours des années 1980, il s'enlisa dans les sables de l'oubli d'une Espagne où la « transition démocratique » vers le tout-marché se fonda sur un accord entre une « droite » et une « gauche » pressées d'enterrer le vieux projet d'émancipation sociale et humaine dont le mouvement ouvrier espagnol, sous influence anarcho-syndicaliste, avait été l'indéniable artisan.

Folies d'Espagne s'intéresse aux ombres et lumières de l'activité anarchiste durant la guerre civile et dresse un panorama critique des succès et des échecs de cette révolution où, pour la seule fois dans l'histoire, du moins aussi massivement, un peuple en armes résista au fascisme tout en aspirant au communisme libertaire.

Composé à partir de recensions d'ouvrages parus le plus souvent en espagnol et inédits en français, ce recueil repose sur un suivi méthodique, et parfois polémique, des débats historiographiques qui agitèrent le post-franquisme.

TABLE

En guise de préambule.
Les organisations.
Les anarchistes dans la guerre d'Espagne : éléments de chronologie.
Variations sur une guerre sociale.
Délits de suite et résistances.
Varia.
Index des noms.


CITATIONS

● « L'histoire de l'anarchisme, même honnêtement écrite, et celle de l'anarchisme en révolution plus particulièrement, laisse toujours, ou presque, une impression de manque. La cause est évidente : c'est qu'à la traiter selon les seuls instruments statistiques et méthodes d'analyse des historiens, elle passe le plus souvent à côté de l'essentiel, ce tremblement collectif qui accouche d'un monde nouveau, cette émotion partagée d'une insurrection des esprits, cette croyance soudaine que la vie s'avance et qu'elle est bonne à prendre. Pour dire cela, il faut casser les moules et ne reculer devant aucune audace. »

● « On peut gloser sur l'illusion lyrique d'une époque que le triste temps présent rend si lointaine qu'elle prend des airs de légende. On peut y critiquer aussi cette part importante d'optimisme volontariste qu'elle portait en elle, ce goût immodéré pour la grandiloquence et la mystique révolutionnaire. Il n'empêche, ces éléments étaient bien constitutifs du rêve émancipateur. »

● « Augmentés jusqu'à devenir légendaires ou censurés jusqu'à se perdre dans les marais de l'oubli, les souvenirs des uns et des autres, entre trop-plein et non-dits, restituent pourtant la même part du rêve que la défaite a brisé : l' « exilé de l'extérieur » l'a cultivée jusqu'à l'obsession quand « l'exilé de l'intérieur », lui, l'a refoulée pour ne pas avoir à en rendre compte devant les bourreaux. L'un et l'autre l'ont fait pour tenir, pour continuer. En résistant, d'un côté, à l'oubli. En s'y abandonnant, de l'autre. Dans les deux cas, leur vie en dépendait. »

● « On comprend la détresse qui saisit ces combattants libertaires de la première heure, venus de partout “se brûler à l'air libre” (Louis Mercier) d'une révolution en marche, quand, au ressac d'une guerre en passe de devenir classique, ils eurent à choisir entre se faire soldats ou partir, le premier terme de l'alternative les obligeant à mutiler leur conscience, le second à abandonner leurs frères de combat. »

Paris, Éditions L'échappée, 2025, 384 p., 22 euros
Isbn : 978-23730917-4-8


ÉCHOS...

● « La révolution espagnole entre rêve libertaire et tragique défaite », une recension de Jean-Jacques Bedu publiée, le 26 septembre 2025, sur le site site « Mare Nostrum, une Méditerranée autrement »

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● « Guerre d'Espagne, guerre sociale », une recension de Sébastien Navarro publiée sur notre site le 20 octobre 2025.

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● « Comme un athénée libertaire au fil des pages », une recension de Francis Pian publiée dans Le Monde libertaire du 18 octobre 2025.

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20.10.2025 à 09:08

Guerre d'Espagne, guerre sociale

F.G.

■ Freddy GOMEZ FOLIES D'ESPAGNE Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre L'échappée, « Dans le feu de l'action », 2025, 384 p. « Je n'écris que pour être relu. » Walter Benjamin, Conversation avec André Gide. Disons, par commodité, que c'était il y a un peu plus de trente ans. Disons que j'avais la vingtaine et que je sortais, très tardivement, de l'œuf. Soit d'une longue adolescence et d'un milieu familial modeste où régnait un désert tant culturel que politique. Disons, enfin, qu'il (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2968 mots)


■ Freddy GOMEZ
FOLIES D'ESPAGNE
Ombres et lumières d'un anarchisme de guerre

L'échappée, « Dans le feu de l'action », 2025, 384 p.

« Je n'écris que pour être relu. »
Walter Benjamin, Conversation avec André Gide.

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Disons, par commodité, que c'était il y a un peu plus de trente ans. Disons que j'avais la vingtaine et que je sortais, très tardivement, de l'œuf. Soit d'une longue adolescence et d'un milieu familial modeste où régnait un désert tant culturel que politique. Disons, enfin, qu'il y eut cette fondamentale rencontre avec un couple d'amis qui me fit bifurquer et entrevoir les rivages du continent Anarchie – et de sa fille aînée : la Révolution espagnole. Avouons, surtout, que de cette grande fresque humaine je ne comprenais pas grand-chose et que, pétrifié par mon inculture, je me décidai à y remédier en lisant tout ce qui me tomberait sous la main. Mon premier achat fut aussi hasardeux que malheureux, un poche intitulé sobrement La Guerre d'Espagne d'un certain Guy Hermet [1]. Fier de ma trouvaille, je le présentai à mes amis qui grimacèrent : pas sûr que je trouve là-dedans matière à penser les enjeux soulevés par ces trois années de guerre civile. Pas sûr non plus que j'y rencontre la Révolution...

Des années plus tard, je l'ai revisité sommairement ce bouquin édité en mars 1989. Il suinte la posture mandarinale et l'académisme aux ordres où la guerre civile espagnole se résume ainsi : dans son tortueux chemin vers l'unité nationale et la démocratie libérale, l'Espagne s'est déchirée au cours d'une séquence vue comme le « rattrapage dramatique [d'un] retard historique ». Avec comme malheureux corollaire, ces excès commis par les « extrémistes de gauche comme de droite »… L'historien Hermet semble voir dans la visée libertaire un exotisme à la fois perché et terrifiant ; en Aragon, « l'hégémonie des courants les plus illuminés de l'anarchisme y fait que la propriété et la monnaie s'y trouvent purement et simplement abolies en mains endroits ». Dans cette « mutation sociale un peu trop forcée », règne ici un « puritanisme moral assez hallucinant » tandis qu'ailleurs, dans le Sud andalou par exemple, des « nouveaux bandits de grand chemin deviennent les gardes civils qui ont pris le maquis et survivent en volant alentour ». Selon Hermet, « l'exubérance révolutionnaire assez terrifiante des anarchistes » a tout fait pour saper le rempart républicain antifasciste. Pire : « Le règne des milices ouvrières ne fait pas obstacle ou participe même à la furie meurtrière qui frappe l'Espagne dite loyaliste pendant les premiers mois de la guerre civile. » Surtout, Hermet-le-pieux semble particulièrement hanté par l'« holocauste » antireligieux – la « plus grande hécatombe anticléricale avec celle de la France révolutionnaire puis du Mexique d'après 1911 » – auquel il consacre de nombreuses pages. Voilà pour le topo circonstancié de ce spécialiste de l'histoire des démocraties et des populismes. Voilà pour cette mise en bouche qui aurait pu, alors, me vacciner contre l'« extrémisme anarchiste ». Fort heureusement la suite a été toute autre.

Liquider les utopies d'hier

« Illuminés », « hallucinant », « holocauste »… Quelles sont donc ces « folies d'Espagne » capables de pousser un observateur de la chose politique du gabarit de Hermet dans des débordements aussi outranciers ? Une piste ? Hermet est un habitué des colonnes de Catholica, revue de réflexion politique et religieuse. Une inclinaison toute légitime mais qui conditionne quelque peu sa vision des hommes et de leurs combats. Malgré ses sources chiffrées et sa cuirasse honoris causa reconnue par ses pairs de l'Alma Mater madrilène, l'historien reste un idéologue. Petit soldat pour qui l'Histoire est un fléchage, souvent accidenté, mais forcément ascensionnel où l'ordre et la raison, souvent du côté des puissants, s'affrontent dans un combat sans cesse rejoué à la déraison des masses bestialisées ou manipulées. Une fois purgés ces moments de « folies » meurtrières, les passions s'éteignent et se sédimentent ; alors sur un charnier encore tiède, les vainqueurs promeuvent un esprit de concorde à la faveur d'un grand pardon œcuménique – ou d'un business plan planétaire. « Au lendemain de la mort de Franco, écrit Freddy Gomez, la “transition démocratique” naquit d'un pacte négocié par une gauche institutionnelle soucieuse d'entrer dans le jeu politique et par une droite toujours franquiste, mais désireuse de ne pas en sortir. […] Deux ans après la mort de Franco, les commentateurs fascinés du modèle espagnol pouvaient ainsi s'extasier : la guerre était enfin finie. Et de fait, elle l'était, ce pacte impliquant, sinon le silence, comme on l'a dit abusivement, du moins l'oubli des anciennes querelles et, plus encore, du côté des historiens, une approche résolument objectivée de l'histoire contemporaine de l'Espagne. » Approche résolument objectivée aurait pu être écrit en italique tant son format responsable et dépassionné cache une charge : celle visant à liquider les utopies d'hier afin de les rendre indisponibles pour les combats d'aujourd'hui. Privé de mémoire, un peuple est un poisson rouge qui tourne en rond. Pour les requins de la pire espèce, c'est alors open-bar.

Mémoire donc ! Mémoire surtout ! Mais laquelle ? Celle, espagnole, de 1936-1939 est un canevas d'une densité remarquable. Elle fut la raison première pour laquelle la revue À contretemps existât, du début des années 2000 jusqu'en 2014 sous sa forme papier, puis sous ce format numérique dans lequel ces lignes apparaissent. Au lecteur, on ne fera pas l'affront de présenter son principal animateur : Freddy Gomez. On se permettra juste de souligner la position, assez cocasse, du soussigné attaché à son tour à recenser… une collection de recensions.

La recension est un drôle d'exercice critique : objet à la fois autonome et lié au texte auquel elle se réfère. Elle est susceptible de provoquer sa propre mise en abîme d'où naitra une nouvelle recension. Nous y sommes, au cœur d'une boucle rétroactive constituée d'un échantillon de 35 longues notes de lecture rassemblées en un recueil au titre inquiétant : Folies d'Espagne : ombres et lumières d'un anarchisme de guerre. Ça commence par un « tombeau », celui de Durruti, et ça se termine par une « imposture », celle de Jorge Martínez Reverte, « commentateur journalistique et essayiste approximatif ». Autant dire que le ton est donné : celui d'une balistique précise et affûtée passant au crible le bref été révolutionnaire, les années de guerre, la lutte antifranquiste et la transition démocratique. Un peu moins de quatre décennies donc où Freddy Gomez pèse et soupèse une multitude d'enchaînements circonstanciels, entre embrasements collectifs et choix tactiques, qui vit une partie du peuple espagnol, sur ses terres ou depuis l'exil, tenter de dépasser l'historique fatalité de son assujettissement.

Éxécutif « stalino-républicain »

Pour qui s'intéresse de près ou de loin à cette guerre sociale, ces Folies d'Espagne constituent une somme incontournable. Les habitués du titre À contretemps le savent : la plume de Freddy Gomez est redoutable. Par son savoir, précis jusque dans les plis les plus serrés de la grande fresque libertaire, par son art de mettre au jour et de problématiser des angles morts souvent douloureux, par son expression qui chemine entre art du portrait au ras des chairs et poétique crépusculaire. Par cette habileté, fort rare au demeurant, consistant à manier subjectivisme situé et objectivisme critique. Chroniquant un ouvrage de Francisco Carrasquer, ancien milicien de la colonne Durruti devenu essayiste et traducteur, et donc porteur de la mémoire révolutionnaire espagnole, Freddy Gomez le complimente pour son « habile juxtaposition de la connaissance et du sensible ». On ne croit pas se tromper en indiquant que la plume gomézienne trempe dans le même encrier.

Une précision d'importance : si la plupart des livres auxquels se réfèrent les recensions compilées ici ont été édités en espagnol, il n'est absolument pas nécessaire de les avoir lus pour en tirer la substantifique moelle. Les textes de Freddy Gomez sont à prendre comme autant de petits essais s'attachant à travailler les nœuds les plus complexes et douloureux de ce qui se révéla être, pour les anarchistes, un « conflit immédiat et définitif entre utopie et principe de réalité ».

Appuyer et creuser là où ça fait mal. Non par sadisme mais parce que c'est précisément dans ces plaies du passé mal cicatrisées – ou trop rapidement refermées – que se nichent les scories encore chaudes et encombrantes de ce que fut cet « anarchisme de guerre ». Guerre tous azimuts, ouverte ou bien larvée, frontale ou traître : contre l'ennemi fasciste, l'allié républicain de circonstance, l'épurateur stalinien.

À partir du moment où la dynamique libertaire se nourrit de l'irréductible intuition que rien de bon pour le peuple n'adviendra tant que le pouvoir (politique, économique, coercitif, etc.) n'aura pas été aboli, elle s'expose irrémédiablement à une multiplicité d'ennemis mortels provenant de l'ensemble du spectre politique. En période de guerre, cette loi d'airain ne peut que porter son fer jusqu'à l'incandescence.

Une des leçons les plus cuisantes de ces Folies d'Espagne tient à l'impitoyable diagnostic que ce livre pose : si le bloc bourgeois préférera toujours Hitler au Front populaire, les circonstances pourront amener son avatar – « le bloc républicain » – à miser sur Staline pour balayer le risque de contagion anarchiste. Ainsi de l'exécutif « stalino-républicain » étouffant méthodiquement les conquêtes de la révolution libertaire et liquidant dans un même élan les militants marxistes révolutionnaires et antistaliniens du POUM. 1937 fut une terrible année de purge, en Russie comme en Espagne.

L'antifascisme, une abstraction absolue

Si l'agenda révolutionnaire classique implique, dans son moment inaugural, une lutte contre l'État et la classe des possédants, que faire lorsque le conflit armé est déclenché, non par les révolutionnaires, mais par les fascistes ? Que faire quand la révolution se déploie dans les seuls espaces libérés par la déroute étatique ? Que faire lorsque les « rebelles » sont les bruns et que les anars se voient objectivement contraints de défendre l'ordre légal défaillant ? Dès le départ, l'« anarchisme de guerre » espagnol s'est vu placé en situation révolutionnaire comme on l'est devant un fait accompli. Tout est allé vite : le 17 juillet 1936, les putschistes se soulèvent au Maroc espagnol ; deux jours après, à Barcelone et Madrid, les militaires sont défaits. En Catalogne, la CNT et la FAI engagent la mise sur pied de milices antifascistes tandis que la terre est reprise par les paysans et l'industrie collectivisée. La guerre et la révolution, la guerre ou la révolution : en cet été 1936, ce tellurique diptyque est source de passions euphorisantes, mais aussi d'inquiétants vertiges.

Freddy Gomez résume ainsi le casse-tête des acteurs de l'époque : « Cette révolution se présenta, dès le début, sous la configuration étrange d'une résistance à un coup d'État militaire antirépublicain. Autrement dit, elle n'eut pas la forme prévue par les anarchistes d'une levée en masse pour l'émancipation sociale, mais celle d'un soulèvement populaire aux motivations aussi contradictoires que pouvaient l'être, d'une part, la défense d'une légitimité démocratique mise à mal par des putschistes et, de l'autre, la croyance que l'écrasement des croisés de l'ordre nouveau n'avait de sens que si elle permettait de subvertir l'ordre démocratique ancien. »

C'est dans un texte intitulé Monologue intérieur sur une révolution empêchée encensant le livre Ascaso y Zaragoza du déjà cité Francisco Carrasquer que Freddy Gomez examine l'échec que la révolution anarchiste semble s'auto- administrer alors que les vents de l'Histoire lui sont, pour une rare fois, favorables : « Il faut en convenir : quand il était possible de lui porter le coup de grâce, l'anarchisme décida, par peur du vide et par crainte de lui-même, de perfuser la République bourgeoise agonisante. Au nom d'une abstraction absolue : l'antifascisme, cette machine à faire voler le front de classe. Ce piège, nul ne niera que la direction de la CNT se l'est tendue toute seule, car seule elle était en mesure de décider de la route à suivre. » Bien entendu, ce jugement sera plus tard nuancé par le fait que la CNT, irrégulièrement implantée sur le territoire espagnol, ne s'est peut-être pas sentie d'un poids suffisant pour continuer à jouer la partition révolutionnaire. Mais peu importe, au fond, et rien n'empêche les méninges d'imaginer a posteriori un autre scénario. Plutôt que d'envoyer quatre ministres cautionner le gouvernement de Largo Caballero et d'accepter la militarisation des milices en octobre 1936, la CNT, notamment en Catalogne, aurait pu adopter une forme de soutien critique au gouvernement de la République, mais sans s'y rallier institutionnellement. En agissant de la sorte, de manière autonome en somme, elle eût été, à ce moment-là et vu sa force combattante, en état d'exiger des armes pour ses milices et la reconnaissance de ses nombreuses collectivités agraires. Seul un positionnement de ce type aurait pu l'autoriser à mener de front la guerre et la révolution, mais surtout à éviter les compromissions, les trahisons et les saloperies à venir, du genre de celles qu'incarnèrent ces « tribunaux spéciaux de la République » où, particulièrement « efficaces en matière de geôles clandestines et d'exécutions sommaires », les mercenaires staliniens du Service d'investigation militaire (SIM), s'en donnèrent à cœur joie, sous couvert d'antifascisme, dans la répression des révolutionnaires.

Démythifier, toujours

S'il n'est pas question, dans ces Folies d'Espagne, de distribuer de bons ou de mauvais points, l'agencement de ces recensions comme une suite de chroniques permet d'éclairer, sous de multiples focales, « l'extraordinaire complexité de la révolution espagnole » et de ses suites, mais aussi de démythifier la geste romantique anarchiste, de démythifier certains de ses héros combattants (de Durruti à… Rouillan), de démythifier des lectures de l'Histoire par trop galvanisantes ou simplistes (par exemple, des élites révolutionnaires promptes à collaborer avec l'État républicain et, a contrario, une base pure et spontanée ; ou encore « cette merde programmatique du marxisme-léninisme militarisé »). Démythifier, en somme, pour faire de l'histoire à hauteur d'hommes – parce que, paradoxalement, c'est quand l'Historie s'accélère, et qu'elle place des gens ordinaires dans des circonstances extraordinaires, que les historiens aux ordres vont tenter de la figer en un récit souvent borgne et appauvri. Il convient alors de ne pas leur laisser la main.

Le « front antifasciste » mue interminablement. Il était là hier, il sera là demain. Le temps d'une peur commune tout à fait légitime, il agglomère les résistances – issues pourtant de camps historiquement antagonistes. Passée l'épreuve du barrage « républicain », un mélange d'hébétude et d'amertume s'empare, immanquablement, des castors les plus radicaux. L'impression que si le mal a été neutralisé, tout reste pourtant à faire. Inlassablement. Comme si, encore une fois, le coche avait été loupé. S'il est un intérêt majeur de ces Folies d'Espagne – et de la Révolution qu'elles ont servie –, c'est de nous permettre de renouer avec « la claire conscience, un temps exprimée avec force par ses combattants les plus aguerris, que fascisme et République devaient être balayés pour que tombent leurs chaînes ».

La gageure paraît d'autant plus béante que, vue depuis notre sale époque ensablée, jamais l'utopie n'a paru aussi éloignée. Raison de plus pour garder le cap. En temps de guerre comme en tant de paix – l'autre nom de la guerre sociale.

Sébastien NAVARRO


[1] Guy Hermet, La Guerre d'Espagne, Points-Histoire, 1989.

13.10.2025 à 09:51

1358 : la Grande Jacquerie

F.G.

■ En ces temps maudits, celui qui préside aux destinées du pays – un pauvre type au demeurant, mais singulièrement ignominieux – est l'exemple même d'un personnage d'Ancien Régime. Son horizon est identique : enrichir les riches en appauvrissant les pauvres – ceux « qui ne sont rien ». La détestation qu'il suscite, il s'en fout. Il est à l'Élysée pour jouir de sa puissance, et il veut y rester le plus longtemps possible. En retour, dans les profondeurs du pays, une vague montante de colères (…)

- Jacqueries et luttes paysannes
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■ En ces temps maudits, celui qui préside aux destinées du pays – un pauvre type au demeurant, mais singulièrement ignominieux – est l'exemple même d'un personnage d'Ancien Régime. Son horizon est identique : enrichir les riches en appauvrissant les pauvres – ceux « qui ne sont rien ». La détestation qu'il suscite, il s'en fout. Il est à l'Élysée pour jouir de sa puissance, et il veut y rester le plus longtemps possible. En retour, dans les profondeurs du pays, une vague montante de colères logiques inspire, année après année, des soulèvements tout aussi logiques. Sous les crachats incessants des valets de plume du capital et la violence de la terrible répression que le pouvoir lui réserva, le mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 fut sans doute un cas paradigmatique d'irruption sociale sauvage au long cours. Depuis, comme émancipées de leurs réserves, fréquentes ont été les résistances désencadrées, intempestives, imaginatives, combatives qui, même intégrées par défaut au décorum syndical et à ses grand-messes, ont tenté d'ouvrir la voie à autre chose. Car c'est ailleurs que tout se joue, dans l'indiscernable s'entend. Bien sûr, il y a des ratés, nombreux, mais ce qui monte, semble-t-il, c'est une évidente aspiration à la dé-domestication des formes de lutte et à un retour de l'action directe.

On se souvient que, compulsant leurs notes, des experts diplômés dissertèrent à foison sur la caractérisation la plus appropriée pour rattacher les Gilets jaunes à quelque chose. Et, absurdement, « jacquerie » revint souvent sous leur plume. Absurdement, car, si la majorité des Gilets jaunes étaient de province, ils n'étaient pas paysans – contrairement aux « Jacques » – et qu'ils revendiquaient, avec force et conviction, leur refus de l'étiquetage. Bien sûr, leur âpreté au combat les désignaient naturellement, aux yeux des cadors de l'expertise, comme forcément régressifs et assurément sauvages. Autrement dit, le retour de cette appellation était une manière de les ramener à leur condition de gueux. Car telle était bien leur intention.

À bien y penser, c'est sûrement cela qui, chez nous, fut à l'origine d'un désir d'aller voir ce qu'il y avait derrière ces « jacqueries », désir qui se concrétise aujourd'hui avec l'ouverture de cette nouvelle rubrique : « Jacqueries et luttes paysannes ». Comme pour « Sous les pavés la grève », nous puiserons abondamment », pour l'alimenter, aux textes publiés dans les excellentes revues d'histoire populaire que furent Le Peuple français (1971-1980) et Gavroche (1981-2011), deux exemples inégalés de mise en avant du rôle et de l'importance des luttes sociales dans l'histoire.

Bonne lecture !

– À contretemps –




La Jacquerie de 1358, qui devait par la suite prêter son nom à toutes les révoltes paysannes du Moyen Âge, fut une insurrection brève, mais d'une ampleur remarquable, puisqu'elle embrasa la plus grande partie de la France du Nord. Elle s'inscrivait dans la série des grands soulèvements agraires qui secouèrent toute l'Europe au XIVe siècle : néo-pastoureaux (1320), révolte des Flandres (1323-1328), tuchiens (1363), travailleurs anglais (1381).

Au moment où elle se déclenche, la France traverse la période la plus noire de la guerre de Cent Ans. Et, pour bien comprendre la nature de ce mouvement, il faut prendre en considération la condition paysanne de l'époque.

Pour les paysans, le XIVe siècle est synonyme de guerre, de persécution, de peste et de famine. Il y a d'abord la guerre de Cent Ans, avec son cortège de villages pillés, rançonnés, brûlés, auquel succèdent, en temps de paix, les ravages des soudards sans travail, groupés dans les Grandes Compagnies, qui volent, tuent, violent et pillent sur leur passage.

La persécution est, de plus, le fait des seigneurs français qui accablent leurs serfs de corvées, banalités, tailles et services de toutes sortes. Ces abus se complètent d'un avilissement systématique du paysan, ramené constamment au rang de bête par !es railleries, grossièretés et bassesses du noble.

Le « vilain » doit en outre se battre contre la lèpre et surtout la peste, qui sévissent à l'état endémique, tandis que les variations climatiques le réduisent à la famine, au point de le pousser à détacher les corps suspendus au gibet pour se nourrir. En 1358, la Picardie, pourtant riche, n'a pas été labourée depuis deux ans.

Pour finir, après les défaites répétées de la chevalerie française devant la « piétaille » anglaise, Jean le Bon, roi de France, tombe entre les mains de ses adversaires. L'événement fait grand bruit. Les paysans n'ont, bien entendu, aucune envie de venir au secours des nobles, qui sont leurs plus directs ennemis. De plus, de tous ces événements, ils tirent une leçon qui réveille leur ardeur : les seigneurs, qu'ils craignaient tant hier encore, se sont montrés lâches et incapables au combat ; ils ne sont pas invincibles ; ils ont livré leur roi.

La révolte des bourgeois parisiens, dirigée par Étienne Marcel, va, indirectement, mettre le feu aux poudres. Inquiets des conséquences possibles de ce mouvement et se sentant de plus en plus isolés, les nobles réunissent, le 4 mai 1358, les États du Vermandois, et appellent les paysans à prendre les armes contre Paris. Ceux-ci entendirent l'appel, mais, c'est pour retourner, le moment venu, leurs armes contre la noblesse.

La révolte commence le 18 mai 1358, à Saint-Leu-d'Esserant, sur les bords de l'Oise, en aval de Creil. Ce jour-là, un convoi de ravitaillement, dirigé par neuf chevaliers, est attaqué par les paysans. Complètement pris de court, les nobles n'ont pas le temps de se défendre et sont égorgés.

Le premier pas franchi, il n'est plus question de reculer, car, de toute façon, la répression s'annonçait implacable. En dix jours, la révolte se répandit à travers le nord de la France : la Picardie, le Santerre, l'Amiénois, le Vermandois, le Laonnois, l'Île-de-France, la Brie, la Champagne, le Gâtinais, le Hurepoix, le Perthois, la Haute-Normandie prirent successivement les armes, et quelques bandes se formèrent dans des régions avoisinantes.

Le recrutement de l'insurrection est assez hétérogène. La masse des révoltés est bien entendu formée de miséreux, mais les chefs appartiennent à des catégories sociales plus favorisées : commerçants, prêtres, clercs, fonctionnaires royaux, gros laboureurs.

Le nombre des Jacques est impossible à déterminer. Chaque canton constitue ses propres groupes dont les effectifs varient de 30 à 1 000 paysans armés. La colonne la plus importante rassemble 6 000 hommes. Les dirigeants sont mal connus, car leurs noms furent oubliés des chroniqueurs de l'époque, qui travaillaient exclusivement au service des nobles. Pourtant, un nom se détache, celui de Guillaume Calle, issu d'une famille de paysans aisés. La révolte est assez anarchique à son début, et Calle doit surmonter l'indiscipline des Jacques. Mais l'organisation semble plus poussée que Maurice Dommanget ne le laisse entendre [1]. Calle devait être doté de responsabilités militaires, judiciaires et administratives et être soutenu par des groupes de révoltés organisés au niveau des paroisses.

Cela dit, les formes d'action des révoltés sont à la mesure des niveaux d'oppression et d'avilissement qui, depuis si longtemps, leur sont imposés. Ils brûlent nombre de châteaux, pillent les biens nobiliaires, massacrent des chevaliers et leurs familles. Autant de gestes qui contribuent à donner à cette révolte son autre nom, celui de « l'Effroi » [2]. Malgré tout, indique Gérard Walter [3], les massacres ne furent pas aussi nombreux que certains chroniqueurs le rapportèrent. Beaucoup de nobles s'étant, en effet, réfugiés dans les villes, seuls leurs châteaux, symboles d'oppression, furent le plus souvent jetés à bas.

Malgré son ampleur, la Jacquerie ne dure guère plus de quinze jours, et ce pour une bonne raison : la révolte paysanne contre les nobles et l'insurrection bourgeoise contre le pouvoir royal ne savent pas s'unir, malgré le soutien que quelques villes, comme Meaux et Senlis, apportent au mouvement des campagnes. La grande bourgeoisie urbaine, qui profite du système, se refuse, elle, à faire cause commune avec la paysannerie.

Ce que les Jacques remettent en cause, c'est le noble local, l'individu qui les opprime directement. Ils n'ont pas encore pris conscience que leur ennemi quotidien fait partie d'un système global qu'il faudrait, pour vaincre, remettre en cause dans son entièreté. Il faut noter que les Jacques ne se sont pas attaqués non plus à l'Eglise en tant qu'institution directement liée à leur exploitation, mais qu'ils se sont contentés de malmener les curés et les moines qui s'opposaient à eux.

Pour toutes ces raisons, le mouvement échoue rapidement, et la principale colonne des Jacques est écrasée dans une bataille contre les nobles, près de Clermont-en-Beauvaisis, le 10 juin 1358. Cette bataille relève incontestablement d'une erreur de jugement des Jacques, qui auraient dû refuser la lutte en terrain découvert, exercice dans lequel excellaient leurs adversaires.

La réaction des nobles dépassa en sauvagerie tout ce que les paysans avaient pu faire. Ce fut la revanche d'une classe qui avait tremblé pour sa domination et qui entendait faire payer ses « effrois ». 1 500 Jacques furent massacrés à Poix, 800 près de Roye, 300 furent brûlés vifs dans un monastère, 1 000 furent exterminés à Gaillefontaine. À Meaux, 7 000 Jacques furent égorgés, « ainsi que bêtes », tandis que la ville brûla pendant quinze jours. Le comble du massacre fut atteint en Picardie où 20 000 paysans, « fautifs » ou innocents, furent tués par les nobles français, aidés de leurs comparses belges. À cette répression physique, il faut ajouter des impôts écrasants destinés à reconstruire les châteaux détruits.

Sur ces monceaux de cadavres, la noblesse rétablit son système d'exploitation et de terreur. Tout le problème posé par les Jacques restait entier. Comme le prouvèrent les révoltes successives des paysans français au cours des trois siècles qui suivirent.

Michel LUSSAC
Le Peuple français, n° 3, juillet-septembre 1971, pp. 14-15.


[1] Dans La Jacquerie, in : Bulletin du Syndicat national des instituteurs, n° 60, mai 1958 (numéro spécial).

[2] Le nom de « Jacques » provient, lui, de la veste portée par les paysans.

[3] In : Histoire des paysans de France, Flammarion, 1963

06.10.2025 à 09:10

Éloge d'un artisan du livre

F.G.

■ Edmond THOMAS PLEIN CHANT Histoire d'un éditeur de labeur L'échappée, « Le peuple du livre », 2025, 176 p. Il est des êtres qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vus, avec qui l'on n'a jamais parlé, mais qui font partie de la famille. Quelle famille ? Celle des têtes dures, des dénicheurs de vieilleries, des rameurs de fond, de l'artisanat littéraire et de la Vieille Cause. L'éditeur Edmond Thomas est de ceux-là. Comme une évidence et depuis longtemps. Je prends de ses nouvelles quand (…)

- Recensions et études critiques
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■ Edmond THOMAS
PLEIN CHANT
Histoire d'un éditeur de labeur

L'échappée, « Le peuple du livre », 2025, 176 p.


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Il est des êtres qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais vus, avec qui l'on n'a jamais parlé, mais qui font partie de la famille. Quelle famille ? Celle des têtes dures, des dénicheurs de vieilleries, des rameurs de fond, de l'artisanat littéraire et de la Vieille Cause. L'éditeur Edmond Thomas est de ceux-là. Comme une évidence et depuis longtemps. Je prends de ses nouvelles quand je croise un ami commun qui l'a visité, je m'intéresse à ce qu'il publie, j'achète ses livres et il arrive même qu'il m'en adresse en services de presse. Car, pour être franc, si nous ne nous sommes jamais parlé de vive voix, il est arrivé que nous échangions par écrit à propos de tels projet ou parution. C'est qu'Edmond Thomas suit le travail d'À contretemps depuis ses origines – au format papier, bien sûr. M'est avis d'ailleurs, mais peut-être n'est-ce qu'une impression, qu'il fut un peu chagrin le jour où notre « bulletin de critique bibliographique » changea de formule et émigra vers le monde virtuel où, bientôt vingt ans après son lancement, on le lit désormais et, pourquoi le taire, avec une audience très augmentée.


Comment dire le plaisir d'une lecture sans en amoindrir la force d'évocation ? Comment restituer le tremblement de l'âme que cette lecture a suscité sans en atténuer l'intensité ? Comment restituer, avec de justes mots, ce qu'on y a appris, en s'y plongeant, sur l'auto-émancipation d'un homme « issu d'une famille démunie qui, poussé par la curiosité, s'est intéressé au livre et en a fait une vie » ? Oui, ce Plein Chant du singulier éditeur de Plein Chant est un cadeau dont il faut remercier ses initiateurs. À l'origine, là encore, une histoire d'amitié, de connivence, de dialogue, celle qu'Edmond Thomas entretient depuis longtemps avec trois êtres de qualité – Nathan Golshem, Klo Artières et Frédéric Lemonnier – qui, chemin faisant, et l'air de rien, ont recueilli ses souvenirs d'éditeur-imprimeur. Un vrai boulot, car Plein Chant, c'est cinquante ans d'activité, cinq cents livres, dix collections, deux revues. Il faut du temps pour raconter ça, de la constance, beaucoup de café et un enregistreur en état de marche. Ce livre, écrivent en le présentant les trois complices, « est le résultat de tout cela. D'une pluie de questions, d'une quarantaine d'heures d'enregistrement, puis d'une correspondance nourrie. Nous avons transcrit, coupé, monté et poli pour en faire un texte qui se lise comme nous aimons écouter Edmond. Celui-ci nous a relus et a ajouté une dernière touche de sa main, faisant de ce livre une aventure plus collective encore. »

Ce résultat, on l'a sous les yeux. Un régal : un long témoignage d'Edmond Thomas, vif à souhait, dénué de toute auto-complaisance, souvent drôle, toujours inspiré. L'histoire d'une vie d'homme libre, en somme, un homme qui se cherche et qui se trouve. Certif en poche, c'est l'atelier, mais la lime lui est hostile. Assez, en tout cas, pour qu'il comprenne que l'école buissonnière peut être une forme de vie enviable. Paris, alors, le Paris populaire de son enfance, c'est comme un refuge pour les poulbots et les blousons noirs. Lui, c'est du côté de la rue Broca qu'il glande et qu'il fume des P4. Mais il ne fait pas que cela, le bougre, il s'applique à vivre, c'est-à-dire à risquer. Apprenant qu'on l'a lourdé de l'école d'apprentissage, sa mère lui trouve une piste par l'entremise d'un ancien magistrat chez qui elle fait des ménages. Le bonhomme connaît tous les grands patrons du quartier. C'est ainsi qu'un matin de juillet 1959, il embauche comme arpette à l'imprimerie Brodard & Taupin. On le colle à la reliure industrielle. Il s'y fait un pote. Les « ratés », il les lui refile, notamment ceux de la « Série noire », dont il raffole. Reste juste à les sortir en loucedé, mais le gamin a du métier. Et puis ça bouge dans sa tête, vite ; son pote lui glisse, un jour, un exemplaire mal relié de Paroles, de Prévert. Une lumière ; une révélation. « Il était, écrit-il, possible d'écrire simplement, d'écrire dans une langue comprise par tous, et puisque les écrivains n'étaient pas forcément des gens qui maniaient la langue autrement que la parole qu'on échange, il était possible d'écrire quand, comme moi, on venait de nulle part, qu'on travaillait à l'usine et que le soir on avait envie penser à autre chose » (p. 27). Quand le fil est tiré, il faut le suivre avec constance. Et les découvertes, chavirantes, débordent : Henry Poulaille, d'abord, et son Nouvel Âge littéraire, qui a recensé les auteurs « prolétariens ». Un continent : Marcel Martinet, Jean-Richard Bloch, Émile Guillaumin, Neel Doff, Lucien Bourgeois, Charles-Louis Phillipe, d'autres. Pour les trouver, il n'y a qu'à faire les bouquinistes. À l'époque, ils ne vendent pas n'importe quoi.


À l'origine, il y a toujours la curiosité. Le jeune Edmond n'en manque pas. Les rencontres vont avec. Il suffit de ne pas les rater. Celle avec Fernand Tourret, poète proche de la bande de la revue charentaise La Tour du feu, sera décisive dans son parcours. Un « fou du livre », écrit-il, et, au-delà, un chineur, un collectionneur, un érudit, un initiateur, un éclaireur. Si la poésie est entrée dans le monde d'Edmond Thomas, c'est par Prévert, on l'a dit, mais si elle s'y est installée, c'est sans aucun doute par Tourret. Poulaille d'un côté, Tourret de l'autre. Bonne pioche, à chaque coup. Le talent est là. Pour Edmond Thomas, cela dit, la pratique est décisive. Dans son cas, elle prendra la forme de Zymase, une revue de poésie portée par quelques copains de quartier, et dont il sera le « rédacteur en chef » pendant une vingtaine de numéros, plus quelques plaquettes. Côté boulot, d'arpète chez Brodard & Taupin, il passera, en 1964, grouillot chez Armand Colin. Faut bien gratter.

Ce qu'on retient d'abord du livre d'Edmond Thomas, c'est l'image qu'il se donne d'un modeste à idées fixes. Modeste parce qu'il l'est quand il croise des pointures comme Poulaille – dont il nous livre un splendide portrait ; à idées fixes parce que, l'air de rien, c'est encore et toujours vers le livre, l'objet livre, celui du trésor déniché dans une boîte de bouquiniste ou celui que, comme éditeur, il cherchera à tirer de l'oubli, qu'obsessionnellement ses déambulations le mènent. Et ce depuis qu'il a l'âge de déraison, comme pourraient le susurrer certains illettrés de notre basse époque pour qui l'attachement au livre relèverait désormais d'une sorte de pathologie.

En mai 68, le « gauchiste parallèle » qu'est Edmond Thomas, ne lance pas de pavés. En archiviste d'un printemps délicieusement foutraque, il collationne des tracts et des affiches. Pour l'Histoire. À l'époque, il a embauché chez Yves Lévy, qui tient une formidable librairie de livres rares et anciens sise à deux pas de Notre-Dame. On peut dire qu'elle aura marqué bien des guetteurs d'utopie dont je me loue d'avoir été, cette cave aux trésors. Edmond Thomas y est dans son élément. Il sert la clientèle, s'occupe des livraisons, travaille au catalogage, manie la ronéo, chine dans les libraires d'occasion. Il pense aussi à son avenir de labeurier du livre, car il sait qu'Yves Levy, dont le négoce est en faillite, va fermer boutique. C'est la fin d'une belle aventure, et pour Edmond Thomas, la croisée des chemins. Nous sommes à l'été 1971.


La vie est faite d'appels que le plus souvent on ignore. Par paresse ou par mollesse, tutto uguale. Lui, ce n'est pas son genre. Yves Levy lui a légué la mobylette de la librairie. Ni une ni deux. L'intuition est là. Pour le Parisien qu'il est, la capitale a perdu de son charme. C'est vers un ailleurs qu'il faut aller. Un ailleurs charentais qu'inspire une Tour de feu, celle qui célèbre chaque année – le 14 juillet, de surcroît ! – un banquet estival autour de la poésie. Pierre Boujut (1913-1992), poète, pacifiste et libertaire, en est le grand maître. Edmond charge sa mule, la pétrolette, et prend le large. Après dix heures de route, l'adresse qu'il a en main le conduit à une porte, il frappe. Une Marylou – de son vrai nom Mary Boardman – lui ouvre, et c'est l'embardée. Voilà, simple comme un rêve ou une ivresse. Le reste, ce sont des rencontres essentielles – dont celle du poète et imprimeur Jean Le Mauve (1939-2001), qui le marquera à jamais –, et Bassac, un petit village proche de Jarnac et de sa Tour du feu. Edmond Thomas découvre le coin et s'y installe à l'arrache. Il y restera longtemps puisqu'il y est toujours.

Au départ, Plein Chant, c'est une revue de poésie ronéotée tirée à 300 exemplaires. Confidentielle, donc, et s'assumant comme telle. À mi-voix et pauvrement. L'idée travaille Edmond de changer de braquet en passant de la Gestetner à l'offset. L'occasion lui en sera fournie par Georges Monti, aujourd'hui vaillant éditeur du Temps qu'il fait, qui, lui-même installé alors à Bassac avant de rejoindre Cognac, lui propose une association. L'atelier qui les abrite est exigu, mais il fait l'affaire. Bien sûr, on y bricole, mais les aides sont nombreuses et les bouquins sortent. La revue prend une autre gueule, elle devient thématique, son tirage augmente et des plaquettes suivent. Le reste, c'est la campagne. Un bonheur pour Edmond. Plus facile d'y vivre dans la pauvreté sans y ressentir d'humiliation. Quelques travaux de commande suffisent à ne pas sombrer dans la misère.

Oui, c'est sûr, cet homme est entêté. Il peut douter, manger son pain noir, mais ne faiblit pas. Et c'est probablement parce qu'il se sent porteur d'une mission à remplir, celle de réhabiliter la voix de ceux d'en bas, poètes du peuple, écrivains prolétariens, chansonniers de la mouise. Son domaine de prédilection, ce sont les années 1830-1870, comme l'atteste son livre Voix d'en bas : la poésie ouvrière du XIXe siècle, édité en 1979 par François Maspero dans sa collection « Actes et mémoires du peuple » [1]. En cela, Edmond Thomas est bien le digne héritier d'Henry Poulaille, son indiscutable inspirateur. « Voix d'en bas » deviendra le nom d'une collection de Plein Chant, probablement la plus « visible », comme il l'admet lui-même.


Longtemps, j'ai imaginé Edmond comme un solitaire veillant scrupuleusement à ce que personne ne trouble son goût pour le retrait. On se le disait entre lecteurs. D'où cette réputation assez largement partagée qu'il était quelqu'un de pas commode. À vrai dire, ça m'allait assez. J'aime bien les solitaires. Il me faut convenir, cela dit, que j'étais dans l'erreur tant ce témoignage atteste que l'amitié joue un grand rôle dans son histoire. Amitiés de hasard souvent, les plus belles sans doute. Celles qui naissent d'un coup de main, d'une rencontre fortuite, d'un désir informulable ou d'un hasard objectif. Nombreux sont les exemples qu'en donne ici l'auteur et évidente l'importance, pas seulement pratique, que ces conjonctions ont joué dans son désir toujours maintenu de remettre la barque à l'eau pour accoster d'autres rives, toujours incertaines pour faire du cash-flow, mais exaltantes pour la vie de l'esprit.

Il y aurait encore beaucoup à dire de ce livre admirable à tous points de vue – intention, conception et réalisation –, mais on s'en tiendra là, en espérant avoir contribué à ce qu'on le lise. On ne le regrettera pas.

Freddy GOMEZ


[1] Cet ouvrage est disponible en libre accès sur Gallica.

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