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09.06.2025 à 18:12

Consulter les œuvres d’Audrey Brugnoli

multitudes

  Peaux Éthiques est une étude pilote menée par Audrey Brugnoli à l’Hôpital Necker – Enfants Malades (AP-HP) avec le laboratoire de l’école des Arts Décoratifs (Université PSL) et l’Institut Imagine. Son objectif est de créer un dispositif médical pour mieux vivre avec l’épidermolyse bulleuse héréditaire, une maladie génétique rare qui fragilise la peau des patients … Continuer la lecture de Consulter les œuvres d’Audrey Brugnoli

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Texte intégral (1333 mots)

 

Peaux Éthiques est une étude pilote menée par Audrey Brugnoli à l’Hôpital Necker – Enfants Malades (AP-HP) avec le laboratoire de l’école des Arts Décoratifs (Université PSL) et l’Institut Imagine. Son objectif est de créer un dispositif médical pour mieux vivre avec l’épidermolyse bulleuse héréditaire, une maladie génétique rare qui fragilise la peau des patients et les contraint à vivre sous d’épais pansements, les privant ainsi de tout contact tactile direct dès la naissance. Le projet associe une phase d’enquête et de cocréation avec les acteurs de terrain (soignants, patients, familles) à une phase de recherche plastique sur les « secondes peaux » dont certaines expérimentations ont été réalisées avec Arthur Tramier. Ces interfaces cutanées visent à réconcilier les impératifs de protection avec le développement sensoriel et relationnel de l’enfant pour améliorer sa qualité de vie.

Pages 01-03, 33-56
Audrey Brugnoli, Peaux Éthiques, 2020-2025 © Holly Bartley
Photographies pages 01, 02, 34, 35, 38, 42, 43, 44, 48, 49, 50, 52-53, 54, 55, 56 : © Audrey Brugnoli / pages 03, 39 : © Eugénie Zuccarelli / pages 33, 36, 37, 40-41, 45, 46, 47 : © Audrey Brugnoli & Arthur Tramier / page 51 : © Holly Bartley

In Fictio Silico est un laboratoire fictif dirigé par Audrey Brugnoli et Éléonore Geissler. Il donne vie à des êtres artificiels créés par manipulation génétique et invite le public à les découvrir par une expérience multisensorielle : toucher leurs « tissus » pour comprendre leur langage, écouter des récits qui leur donnent voix, consulter des archives scientifiques, et plonger dans leur univers bactérien par la réalité virtuelle. Entre design, science et fiction, cette démarche transdisciplinaire interroge notre relation émotionnelle à la technologie et propose d’appréhender le vivant non seulement par l’expérimentation scientifique (in silico), mais aussi par la spéculation créative (in fictio).

Pages 143-156
Audrey Brugnoli, In Fictio Silico, 2018 © Audrey Brugnoli & Eléonore Geissler
Photographies page 143 : École nationale supérieure des Arts Décoratifs © Béryl Libault / pages 144, 149 : © Audrey Brugnoli / pages 145, 148 : © Audrey Brugnoli, Zakaria Sedrati & Coline Zuber / pages 146, 147 : © Eléonore Geissler / page 150 : © Audrey Brugnoli & Eléonore Geissler / page 151 : © Leo Sexer / pages 152, 153, 154, 155, 156 : École nationale supérieure des Arts Décoratifs © Amélie Canon

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09.06.2025 à 17:53

Faire l’Europe fédérale, avec l’Ukraine

Cocco Giuseppe

Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis a été une douche froide pour tous ceux qui luttent pour la liberté et l’égalité dans le monde. Le projet qu’il représente et qu’il est en train de mettre effectivement en place est la destruction active de toute démocratie comme forme de vie. Le début … Continuer la lecture de Faire l’Europe fédérale, avec l’Ukraine

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Texte intégral (2371 mots)

Le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis a été une douche froide pour tous ceux qui luttent pour la liberté et l’égalité dans le monde. Le projet qu’il représente et qu’il est en train de mettre effectivement en place est la destruction active de toute démocratie comme forme de vie. Le début de sa présidence a été à la hauteur du cauchemar qui s’annonçait. La puanteur de ses discours empeste déjà l’atmosphère, notamment en Europe et contre l’Europe : aux attaques routinières de Trump lui-même et aux déstabilisations opérées par Musk se rajoutent maintenant les violentes interventions du secrétaire de la défense Hegseth au somment de l’OTAN et du vice-président Vance au sommet de Munich directement contre les démocraties européennes, alors qu’ils flattent Poutine et ne parlent pas de la Chine.

Ce n’est pas la planète Mars qui constitue la nouvelle frontière d’expansion de l’administration néo-impériale américaine, ce sont les démocraties en général et l’Union européenne en particulier. Ce n’est pas l’expansion territoriale non plus qui en est l’axe, mais l’affirmation du pouvoir politique des entreprises monopolistes américaines. Ceci, au-delà de l’État américain qu’elles démolissent et au-dessus des États souverains dont elles visent à dépasser toutes les régulations – surtout celles qui sont en gestation – tout en s’appuyant sur une puissance nord-américaine qu’ils essaient de mettre littéralement dans leur escarcelle, c’est-à-dire dans leurs portefeuilles. Nous ne savons pas si l’acronyme de la machinerie anti-services publics de Trump, le DOGE (Department of Government Efficiency ou Département de l’efficacité gouvernementale) de Musk, est inspiré par le Doge vénitien, mais il nous renvoie bien à un nouveau type de chef. En 1938, Franklin Delano Roosevelt disait qu’une « démocratie n’est pas sûre si le peuple tolère la croissance du pouvoir privé au point qu’il devienne plus fort que l’État démocratique lui-même, C’est là, dans son essence, le fascisme […] ».

Or, l’objectif du nouveau Duce n’est pas seulement de prendre le contrôle de l’État américain, comme dans des rêves inversés de la gauche, mais d’en détruire la dimension publique et les éléments du commun. Il y a une rationalité terrible dans le choix de mettre un incompétent flanqué d’un suiveur de l’ultranationaliste Douguine (Jack Posobiec) au Ministère de la défense, une sorte d’agent russe comme Secrétaire du renseignement (Tulsi Gabbard) ou un No-vax au Ministère de la santé (Kennedy) et ainsi de suite. Bien sûr, cette fois-ci, Trump veut pouvoir compter sur une bureaucratie loyale. Mais c’est bien pire : la politique sera finalement un agencement algorithmique contrôlé de manière monopoliste par un très faible nombre d’entreprises à la puissance de feu financière plus importante que bien des États.

Des acteurs politico-économiques

Quand Musk a décidé de s’acheter Twitter, on pensait justement à ses objectifs politiques. Le fait qu’il ait réalisé un achat en dehors de son cœur de business (les voitures électriques et les réseaux satellitaires) faisait tout de même penser à quelque chose de secondaire et limité. En fait, c’est un nouveau capitalisme – il y a ceux qui disent que c’est déjà quelque chose au-delà – qu’il essaye de mettre en place : les Big Techs n’engendrent pas d’innovation, mais elles achètent systématiquement des positions dominantes alors qu’au contraire, l’application de la législation en matière de concurrence a été fondamentale dans le déclenchement et la diffusion des technologies, comme lors de l’octroi forcé de licences pour des milliers de brevets de Bell Labs en 1956, événement qui a marqué le début de l’ère informatique.

Aujourd’hui, le niveau d’accumulation que ces entreprises ont atteint aussi bien que les services essentiels qu’elles offrent partout dans le monde, en font des acteurs politico-économiques qui débordent le cadre du libéralisme (et du néolibéralisme) : pour eux, il ne s’agit plus seulement de compter sur une politique extérieure américaine qui protège son hégémonie dans la libre circulation des marchandises et des investissements, mais aussi, de protéger leurs monopoles (éviter les régulations) et l’accumulation primitive de ressources pour établir les prix de manière monopoliste. L’extractivisme n’était pas néolibéral, mais propre à des pays autoritaires comme la Russie et la Chine. Aujourd’hui, il devient un des axes de la politique trumpiste.

Voilà que la convergence idéologique de la nouvelle droite américaine avec le poutinisme se retrouve également sur un terrain matériel qui inclut la Chine. Les rapports incestueux entre le pouvoir et les entreprises qui caractérisent la Russie, la Chine et bien des pays du monde deviennent ainsi la référence aux États-Unis aussi. C’est un capitalisme étatique ou d’État qui émerge. Bien sûr, le rôle de l’État est aussi central que paradoxal : un devenir-État des grandes entreprises et un devenir-grande entreprise de l’État. Oligarchie et autocratie vont ensemble. Les gesticulations antichinoises peuvent continuer à tromper le public rendu idiot par le slogan MAGA, mais à Taïwan, on se pose déjà des questions sur les intentions américaines.

Ce modèle a une cible diffuse et fait face à deux obstacles. La cible diffuse, c’est le monde entier, depuis le Canada jusqu’à l’Amérique latine et l’Afrique. Le premier obstacle est l’État américain lui-même, et c’est pour cela que le DOGE en est un dispositif central. Le deuxième est l’Europe en tant que modèle alternatif : un capitalisme concurrentiel régulé avec un système d’État-Providence qui maintient de forts éléments d’universalité et se renouvelle démocratiquement.

Le trumpisme n’est pas (encore) socialement majoritaire aux États-Unis. Une bonne partie des luttes des années à venir aura lieu en Amérique. Le « Sud global » devra se mordre les doigts de l’appui funeste qu’il a octroyé à l’agression russe au nom d’un anti-américanisme masochiste. Reste l’Europe. D’ores et déjà, le grand conflit y a déjà lieu : autant dans les combats qui ensanglantent les steppes ukrainiennes que dans les urnes des élections en chaque pays. L’Europe n’est pas seulement un modèle alternatif en termes d’État-Providence, elle est aussi capable de gagner des défis industriels (l’aéronautique civile, les machines-outils avancées, l’énergie, la bifurcation écologique et bien d’autres). L’Europe est dotée aussi de normes qui sont des outils efficaces pour l’innovation, l’identité numérique et les instruments de certification. Cela concerne également les principes directeurs européens sur la numérisation, basés sur l’interopérabilité, l’accessibilité et de la valeur entre les principaux acteurs.

Quand Trump essaie de négocier directement avec Poutine, il trahit l’Ukraine et humilie l’Europe. Ce n’est pas simplement une humiliation : il la remet à sa place, celle d’une vassale obligée de s’adapter au nouveau modèle.

Perspectives…

Face à cela, l’Europe a des tâches urgentes mais relativement claires : elle doit continuer à aider l’Ukraine et pour cela, il faut qu’elle l’intègre le plus rapidement possible à l’Union bien encore plus qu’à l’OTAN. Car accélérer l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne la place sous une protection directe de l’Europe sans interférence américaine via la planche pourrie qu’est en train de devenir l’OTAN selon Trump et Musk, et cela sans compter le fait que l’armée ukrainienne est devenue la plus grande d’Europe.

Il faut que les biens russes soient saisis dans leur intégralité (environ 300 milliards de dollars) et utilisés pour la reconstruction de l’Ukraine. Ensuite, il est évident que l’Europe doit garantir elle-même sa propre sécurité et cesser de compter sur la « protection » américaine à partir du moment où celle-ci devient payante et en plus, soumise à des restrictions léonines comme l’achat de matériel américain bridable par les États-Unis (no go).

Cela implique, d’une part, de passer à un système décisionnel non plus basé sur la règle du consensus, mais sur celle d’une majorité qualifiée ; d’autre part, il s’agit d’abandonner définitivement l’orthodoxie monétaire et refaire ce qui a été fait pendant la pandémie de la Covid : créer la monnaie nécessaire au projet européen. Ceci implique aussi les investissements dans la lutte pour l’adaptation au changement climatique : c’est la seule manière pour requalifier les déficits actuels par rapport aux générations futures.

L’Europe doit enfin créer la monnaie de l’innovation, de l’écologie et de la démocratie : cette dernière implique aussi son réarmement accéléré. L’organisation de sa défense aussi bien que l’adaptation au changement climatique doivent être les deux moteurs d’une mobilisation sans laquelle la création monétaire s’essoufflerait. Les lignes de convergence sont celles d’une gauche qui devra accepter les dépenses pour la défense et d’un centre-droit qui devra accepter une autre dynamique de la dette que celle des comptables myopes et désormais dangereux.

Le nouvel esprit de Munich (se coucher devant Poutine) prend de plus en plus la forme de l’orthodoxie budgétaire et de défense de la nouvelle ligne Maginot des critères de Maastricht. Les moteurs de la convergence doivent être l’innovation, y compris militaire, ainsi qu’un plan pour attirer en Europe les chercheurs expulsés des États-Unis par la gestion Musk ; et renverser ainsi le brain drain sur lequel ont fonctionné les programmes de recherche aussi bien universitaires que privés depuis la seconde guerre mondiale, mais aussi une ambition écologique qui va être systématiquement humiliée et brimée outre-Atlantique.

Il faut dénoncer la persécution en cours du wokisme (de toutes les minorités, des nouvelles nationalités immigrées très représentées parmi les sans-papiers, des vieilles minorités noires aux minorités de genre) ; opposer à l’ignoble sermon Wasp pour la liberté d’expression du racisme et du fascisme, un droit d’asile européen pour toutes les oppositions persécutées aussi bien en Russie, aux États-Unis que dans les Brics totalitaires.

Si l’Europe est l’obstacle que le technofascisme veut éliminer dès maintenant, la faiblesse des gouvernements européens est l’obstacle que l’Europe doit dépasser. Pour cela, il faut bien comprendre les ressorts de la faiblesse de l’Union européenne. Tout cela est aussi difficile qu’urgent. L’horizon doit être celui d’un front non plus seulement populaire, mais démocratique, et cela implique de changer radicalement les priorités de la gauche, notamment en France.

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09.06.2025 à 17:52

Trumpisme et vectofascisme

multitudes

On peut parler de vectofascisme pour désigner une forme politique contemporaine qui adapte les mécanismes fondamentaux du fascisme historique aux structures technologiques, communicationnelles et sociales de l’ère numérique1. Il se définit précisément comme un système politique caractérisé par l’instrumentalisation algorithmique des flux d’information et des espaces latents pour produire et orienter des affects collectifs, principalement … Continuer la lecture de Trumpisme et vectofascisme

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Texte intégral (3416 mots)

On peut parler de vectofascisme pour désigner une forme politique contemporaine qui adapte les mécanismes fondamentaux du fascisme historique aux structures technologiques, communicationnelles et sociales de l’ère numérique1. Il se définit précisément comme un système politique caractérisé par l’instrumentalisation algorithmique des flux d’information et des espaces latents pour produire et orienter des affects collectifs, principalement la peur et le ressentiment, au service d’un projet de pouvoir autoritaire.

Plusieurs éléments suggèrent des convergences significatives entre le gouvernement Trump 2 et les caractéristiques fondamentales du fascisme :

1. La personnalisation extrême du pouvoir et le culte de la personnalité.

2. Le rapport instrumental à la vérité factuelle et l’incohérence délibérée du discours.

3. La désignation systématique de boucs émissaires (immigrants, minorités ethniques, « élites cosmopolites »).

4. La remise en cause des institutions démocratiques (contestation des résultats électoraux, pression sur l’appareil judiciaire).

5. La mobilisation d’affects collectifs (peur, ressentiment, nostalgie) plutôt que d’arguments rationnels.

Le culte de l’interface

Dans l’univers des images techniques, que devient le chef ? Il n’est plus un sujet porteur d’une volonté historique mais une fonction dans un système de feedback. Il n’est ni entièrement un émetteur ni complètement un récepteur, mais un nœud dans un circuit cybernétique de modulation affective.

Le culte du chef vectofasciste n’est plus un culte de la personne mais un culte de l’interface, de la surface d’interaction. Ce qui est adoré n’est pas la profondeur supposée du chef mais sa capacité à fonctionner comme une surface de projection parfaite, et c’est pourquoi il peut se contredire sans contradiction. Le chef idéal du vectofascisme est celui qui n’offre aucune résistance à la projection des désirs collectifs algorithmiquement modulés de la partie de la population sur laquelle il croit pouvoir appuyer son pouvoir.

La grotesquerie devient ainsi non plus un accident mais un opérateur politique essentiel. Si le corps du leader fasciste traditionnel était idéalisé (fût-ce par la seule puissance agissante de son discours), devant incarner la perfection de la race et de la nation, le corps du leader vectofasciste peut s’affranchir de cette exigence de perfection précisément parce qu’il n’a plus à incarner mais à canaliser. Le caractère manifestement construit, artificiel, même ridicule de l’apparence (la coiffure improbable, le maquillage orange) n’est pas un défaut mais un atout : il signale que nous sommes pleinement entrés dans le régime de l’image technique, où le référent s’efface derrière sa propre représentation.

Cette transformation ontologique du statut du chef modifie également la nature du lien qui l’unit à ses partisans. Là où le lien fasciste traditionnel était fondé sur l’identification (le petit-bourgeois s’identifie au Führer qui incarne ce qu’il aspire à être), le lien vectofasciste fonctionne davantage par résonance algorithmique : le chef et ses partisans sont ajustés l’un à l’autre non par un processus psychologique d’identification mais par un processus technique d’optimisation. Les algorithmes façonnent simultanément l’image du chef et les dispositions affectives des partisans pour maximiser l’alignement entre eux.

Ce passage de l’identification à l’alignement transforme la temporalité même du lien politique. L’identification fasciste traditionnelle impliquait une temporalité du devenir (devenir comme le chef, participer à son destin historique). La résonance vectofasciste implique une spatialité de l’équidistance : chaque tweet, chaque déclaration, chaque apparition du chef produit un pic d’intensité affective immédiatement mesurable en termes d’engagement numérique, puis s’efface dans le flux continu du présent perpétuel. D’où le besoin du chef de faire tout ce qu’il faudra pour être constamment au centre de l’attention médiatique.

La puissance de la contrefactualité

Le rapport vectofasciste à la vérité n’est pas simplement un mensonge ou une falsification. La distinction binaire vrai/faux appartient encore à la pensée alphabétique. Ce qui caractérise le vectofascisme post-alphabétique est plutôt la production d’une indécidabilité calculée, d’une zone grise où le statut même de l’énoncé devient indéterminable.

Ce mécanisme ne doit pas être compris comme irrationnel. Au contraire, il est hyper-rationnel dans sa capacité à exploiter les failles des systèmes de vérification. La post-vérité n’est pas l’absence de vérité mais sa submersion dans un flot d’informations contradictoires dont le tri exigerait un effort cognitif dépassant les capacités attentionnelles disponibles.

Le capitalisme a toujours su qu’il était plus efficace de saturer l’espace mental que de le censurer. Le vectofascisme applique cette logique à la vérité elle-même : non pas nier les faits, mais les noyer dans un océan de « faits alternatifs » qui tordent la factualité, de quasi-faits, de semi-faits, d’hyper-faits, jusqu’à ce que la distinction même devienne un luxe cognitif inabordable.

Cette stratégie de saturation cognitive exploite une asymétrie fondamentale : il est toujours plus coûteux en termes de ressources cognitives de vérifier une affirmation que de la produire. Produire un mensonge complexe coûte quelques secondes ; le démystifier peut exiger des heures de recherche. Cette asymétrie, négligeable dans les économies attentionnelles pré-numériques, devient décisive dans l’écosystème informationnel contemporain caractérisé par la surabondance et l’accélération.

Le vectofascisme pousse cette logique jusqu’à transformer la véracité elle-même en une simple variable d’optimisation algorithmique. La question n’est plus Est-ce vrai ?, mais quel degré de véracité maximisera lengagement pour ce segment spécifique ? Cette instrumentalisation calculée de la vérité peut paradoxalement conduire à une calibration précise du mélange optimal entre faits, demi-vérités et mensonges complets pour chaque micro-public.

Cette modulation fine du rapport à la vérité transforme la nature même du mensonge politique. Le mensonge traditionnel présupposait encore une reconnaissance implicite de la vérité (on ment précisément parce qu’on reconnaît l’importance de la vérité). Le mensonge vectofasciste opère au-delà de cette distinction : il ne s’agit plus de nier une vérité reconnue, mais de créer un environnement informationnel où la distinction même entre vérité et mensonge devient une variable manipulable parmi d’autres.

Les concepts traditionnels de propagande ou de manipulation deviennent ainsi partiellement obsolètes. La propagande classique visait à imposer une vision du monde alternative mais cohérente ; la modulation vectofasciste de la vérité renonce à cette cohérence au profit d’une efficacité localisée et temporaire. Il ne s’agit plus de construire un grand récit alternatif stable, mais de produire des micro-récits (potentiellement contradictoires entre eux) adaptés à chaque segment de population et à chaque contexte attentionnel.

La fragmentation de l’ennemi

Là où le fascisme historique désignait des ennemis universels de la nation (le Juif, le communiste, le dégénéré), le vectofascisme calcule des ennemis personnalisés pour chaque nœud du réseau. C’est une haine sur mesure, algorithmiquement optimisée pour maximiser l’engagement affectif de chaque segment de population.

Cette personnalisation n’est pas une atténuation mais une intensification : elle permet d’infiltrer les micropores du tissu social avec une précision chirurgicale. Le système ne propose pas un unique bouc émissaire mais une écologie entière de boucs émissaires potentiels, adaptés aux dispositions affectives préexistantes de chaque utilisateur.

L’ennemi n’est plus un Autre monolithique mais un ensemble de micro-altérités dont la composition varie selon la position de l’observateur dans le réseau, et dont le wokisme est (provisoirement ?) le paradigme. Cette modulation fine des antagonismes produit une société simultanément ultra-polarisée et ultra-fragmentée, où chaque bulle informationnelle développe ses propres figures de haine.

Cette fragmentation des figures de l’ennemi ne diminue pas l’intensité de la haine mais la rend plus efficace en l’adaptant précisément aux dispositions psycho-affectives préexistantes de chaque utilisateur. Les algorithmes peuvent identifier quelles caractéristiques spécifiques d’un groupe désigné comme ennemi susciteront la réaction émotionnelle la plus forte chez tel utilisateur particulier, puis accentuer précisément ces caractéristiques dans le flux informationnel qui lui est destiné.

Cependant, cette personnalisation des boucs émissaires ne signifie pas l’absence de coordination. Les algorithmes qui modulent ces haines personnalisées sont eux-mêmes coordonnés au niveau méta, assurant que ces antagonismes apparemment dispersés convergent néanmoins vers des objectifs politiques cohérents. C’est une orchestration de second ordre : non pas l’imposition d’un ennemi unique selon une idéologie cohérente et rigide, mais la coordination algorithmique d’inimitiés multiples, au sein d’une idéologie bel et bien présente mais fluide et adaptative.

Cette distribution algorithmique de la haine transforme également la temporalité des antagonismes. Le fascisme traditionnel désignait des ennemis stables, permanents, essentialisés (le Juif éternel, le communiste international). Le vectofascisme peut faire varier les figures de l’ennemi selon les nécessités tactiques du moment, produisant des pics d’intensité haineuse temporaires mais intenses, puis réorientant cette énergie vers de nouvelles cibles lorsque l’engagement faiblit. Mes amis il ny a point damis résonne aujourd’hui très étrangement.

Cette souplesse tactique dans la désignation des ennemis permet de maintenir une mobilisation affective constante tout en évitant la saturation qui résulterait d’une focalisation trop prolongée sur un même bouc émissaire. La haine devient ainsi une ressource attentionnelle renouvelable, dont l’extraction est optimisée par des algorithmes qui surveillent constamment les signes de désengagement et recalibrent les cibles en conséquence.

Le contrôle vectoriel

Le fascisme historique fonctionnait dans l’espace disciplinaire foucaldien : quadrillage des corps, visibilité panoptique, normalisation par l’extérieur. Le vectofascisme opère dans un espace latent de n-dimensions qui ne peut même pas être visualisé directement par l’esprit humain.

Cet espace latent n’est pas un lieu métaphorique mais un espace mathématique concret dans lequel les réseaux de neurones artificiels génèrent des représentations compressées des données humaines. Ce n’est pas un espace de représentation mais de modulation : les transformations qui s’y produisent ne représentent pas une réalité préexistante mais génèrent de nouvelles réalités.

La géographie politique traditionnelle (centre/périphérie, haut/bas, droite/gauche) devient inopérante. Les coordonnées politiques sont remplacées par des vecteurs d’intensité, des gradients de polarisation, des champs d’attention dont les propriétés ne correspondent à aucune cartographie politique antérieure.

Cette transformation de la géographie du pouvoir n’est pas une simple métaphore mais une réalité technique concrète. Les grands modèles de langage contemporains, par exemple, n’opèrent pas primitivement dans l’espace des mots mais dans un espace latent de haute dimensionnalité où chaque concept est représenté comme un vecteur possédant des centaines ou des milliers de dimensions. Dans cet espace, la distance entre deux concepts n’est plus mesurée en termes spatiaux traditionnels mais en termes de similarité cosinus entre vecteurs.

Cette reconfiguration de l’espace conceptuel transforme fondamentalement les conditions de possibilité du politique. Les catégories politiques traditionnelles (gauche/droite, conservateur/progressiste) deviennent des projections simplifiées et appauvries (unidimensionelles) d’un espace multidimensionnel plus complexe. Les algorithmes, eux, opèrent directement dans cet espace latent, capable de manipuler des dimensions politiques que nous ne pouvons même pas nommer car elles émergent statistiquement de l’analyse des données sans correspondre à aucune catégorie préexistante dans notre vocabulaire politique.

Le pouvoir qui s’exerce dans cet espace latent échappe ainsi partiellement à notre capacité même de le conceptualiser. Comment critiquer ce que nous ne pouvons pas représenter ? Comment résister à ce qui opère dans des dimensions que nous ne pouvons pas percevoir directement et qui permet de passer de n’importe quel point à n’importe quel autre ? Cette invisibilité constitutive n’est pas accidentelle mais structurelle : elle découle directement de la nature même des espaces vectoriels de haute dimensionnalité qui constituent l’infrastructure mathématique du vectofascisme.

Cette invisibilité est renforcée par le caractère propriétaire des algorithmes qui opèrent ces transformations. Les modèles qui modulent nos environnements informationnels sont généralement protégés par le secret commercial, leurs paramètres précis sont inaccessibles non seulement aux utilisateurs mais souvent même aux développeurs qui les déploient. Cette opacité n’est pas un bug mais une feature : elle permet précisément l’exercice d’un pouvoir qui peut toujours nier sa propre existence.

1Cet article propose un extrait du texte bien plus long publié par lauteur sur son site (https://chatonsky.net/vectofascisme-2/) et repris par Hubert Guillaud sur le site Dans les algorithmes (https://danslesalgorithmes.net/2025/03/25/vectofascisme/). Il sera suivi dautres interventions sur le vectofascisme et les politiques vectorielles dans le no 100 de Multitudes.

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09.06.2025 à 17:51

L’occupation a occupé Israël

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Près de huit décennies après sa fondation, Israël est confronté à la plus grande crise politique et sociale de son histoire. La guerre qui a débuté le 7 octobre 2023, après le massacre perpétré par le Hamas, s’est superposée, en les intensifiant, aux tensions qui se déroulaient déjà avec le retour de Benjamin Netanyahu au poste … Continuer la lecture de L’occupation a occupé Israël

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Texte intégral (2589 mots)

Près de huit décennies après sa fondation, Israël est confronté à la plus grande crise politique et sociale de son histoire. La guerre qui a débuté le 7 octobre 2023, après le massacre perpétré par le Hamas, s’est superposée, en les intensifiant, aux tensions qui se déroulaient déjà avec le retour de Benjamin Netanyahu au poste de Premier ministre. Son retour au pouvoir avait ravivé les tensions internes, amplifiant les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale israélienne.

Pour comprendre cette situation, il est essentiel de réfléchir à la nature de la démocratie israélienne : est-il possible d’avoir une « demi-démocratie » ? Cette question est au cœur du débat. D’une part, parce que la réalité israélienne a toujours été marquée par des guerres. D’autre part, parce qu’une de ces guerres a eu un impact énorme sur la démocratie du pays. En fait, après la guerre des Six jours en 1967, Israël a commencé à occuper des zones de Syrie (hauteur du Golan), d’Égypte (bande de Gaza et péninsule du Sinaï) et de Jordanie (Cisjordanie et Jérusalem-Est). Cette occupation militaire permanente a fini par modifier profondément le caractère même de l’État.

L’occupation des territoires palestiniens dure depuis près de 58 ans au moment où nous célébrons les 77 ans d’existence d’Israël. En pratique, il existe un seul État entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Mais celui-ci contrôle trois territoires distincts : Israël dans les frontières de l’armistice de 1949, Gaza, et enfin la Cisjordanie, où vivent environ 4 millions de personnes (3,5 millions de Palestiniens et 500 000 colons juifs) sous le régime d’une inégalité juridique explicite : alors que les colons juifs sont sous le droit civil israélien, les Palestiniens restent sous le régime militaire.

Depuis la fin de la deuxième Intifada, entre 2000 et 2005, la société israélienne a travaillé à la séparation entre la réalité à l’intérieur de la Ligne verte (Israël lui-même) et celle au-delà de cette ligne, dans les territoires palestiniens occupés. Des barrières physiques et politiques ont été érigées pour maintenir cette division acceptable, créant une démocratie interne (en deçà de la Ligne verte) qui ignore le régime militaire imposé au-delà des frontières internationalement reconnues. Le paradoxe est que, en traversant la ligne, les colons la renforcent et en même temps la diffusent et finissent par en faire la base d’Israël comme un tout.

Le retrait de Gaza en 2005 et l’ascension de Netanyahu en 2009 ont consolidé cette politique de « gestion des conflits », préférant les garder sous contrôle plutôt que de chercher une solution. Cette pratique a encore isolé Gaza en même temps qu’elle normalisait l’occupation prolongée de la Cisjordanie.

Occupation et démocratie ont donc fini par se lier intrinsèquement. Le philosophe Yeshayahu Leibowitz avait averti dès 1968 que gouverner une population hostile transformerait inévitablement Israël en un État policier, érodant ses institutions démocratiques, son éducation et ses valeurs sociales. Sa prédiction s’est avérée exacte : l’occupation a provoqué des inégalités structurelles et des impacts profonds sur le fonctionnement interne de la démocratie israélienne. Ainsi, après 58 ans d’occupation militaire, Israël est désormais confronté à une question fondamentale : peut-il encore se qualifier de « seule démocratie au Moyen-Orient »? Ou vivrions-nous dans une contradiction insoutenable entre la démocratie pour les uns et la répression pour les autres ?

En décembre 2022, Benjamin Netanyahu est revenu au poste de Premier ministre d’Israël après un an et demi d’absence. Netanyahu, le dirigeant qui est resté le plus longtemps au pouvoir dans l’histoire du pays, contrôlait déjà le pouvoir législatif. Il cherche désormais à affaiblir l’indépendance du pouvoir judiciaire et cela, à un moment où il est confronté à des accusations de corruption. Quelques jours seulement après qu’il eut monté le gouvernement le plus à droite de l’histoire israélienne, une vague de protestations a déferlé dans les rues contre les réformes judiciaires proposées. Celles-ci visaient à la fois des changements des lois constitutionnelles, l’annulation des décisions de la Cour suprême et le contrôle de la nomination des juges.

Des mouvements tels que UnXeptable, Crime Minister et Women Building an Alternative, ainsi que de nouveaux groupes comme Kaplan Force et Brothers and Sisters in Arms (réservistes de l’armée), ont mené les manifestations. Les travailleurs du secteur des hautes technologies et le syndicat Histadrut ont également participé aux grèves.

Ces manifestations se sont concentrées sur la défense de la démocratie israélienne « à l’intérieur de la Ligne verte », sans aborder l’occupation des territoires palestiniens. Cependant, des groupes tels que The Block Against the Occupation, Breaking the Silence et Standing Together ont profité de l’occasion pour dénoncer l’incompatibilité entre démocratie et occupation militaire et ont fait du franchissement de la ligne leur lutte.

Des organisations de la société civile telles que le Mouvement pour un gouvernement de qualité et lAssociation pour les droits civiques en Israël ont également mis en garde contre les abus policiers et l’autoritarisme croissant du gouvernement. La mer de drapeaux israéliens lors des manifestations anti-gouvernementales soulève des questions très intéressantes. En utilisant le drapeau, les manifestants qui protestaient contre le gouvernement, ont évité que ce symbole tombe dans les mains de la droite nationaliste. Ainsi, ces mouvements n’ont pas discuté de l’occupation et de la démocratie. Ils ont laissé cela à l’extrême droite – qui prône l’occupation et souvent l’annexion – et à la gauche.

Le 7 octobre 2023, lors de la fête juive de Simchat Torah, Israël a été brutalement attaqué par le Hamas. L’assaut a fait plus de 1 200 morts, des centaines de personnes enlevés et a plongé le pays dans un état de choc. Face à la tragédie, un consensus national s’est vite formé autour de la guerre: le gouvernement a suspendu momentanément ses initiatives visant à affaiblir le pouvoir judiciaire et les partis d’opposition sionistes, comme le Camp républicain de Benny Gantz, ont rejoint la coalition de guerre. La création d’un État palestinien, qui était déjà une question sensible, est devenue pratiquement impensable pour la majorité de la population juive.

Avec le déclenchement de la guerre, les grandes manifestations contre le gouvernement qui avaient dominé la scène politique au cours du premier semestre 2023 ont cessé. Mais, six mois plus tard, en février 2024, les manifestations ont commencé à réapparaître. Bien sûr, le contexte était très différent : elles se concentraient avant tout sur le soutien aux familles des otages enlevés par le Hamas. En même temps, la crainte de nouvelles attaques et le dilemme moral que représente le fait de protester contre le gouvernement en temps de guerre ont limité la portée des mobilisations populaires.

Netanyahou a rapidement compris que sa survie politique est directement liée à la poursuite de la guerre. La prolongation des combats, l’aggravation de la confrontation avec le Hezbollah et les attaques de l’Iran ont créé un climat d’incertitude qui a rendu encore plus difficile la massification des manifestations. Jusqu’en janvier 2025, date à laquelle Donald Trump est revenu à la présidence des États-Unis, le gouvernement israélien a gardé en retrait – mais sans l’abandonner – son programme d’attaques contre les institutions démocratiques. Les projets de coup d’État judiciaire ont continué à se développer progressivement sans la même intensité initiale, mais avec des effets réels sur le système démocratique.

Avec la mise en place d’un cessez-le-feu imposé par Trump (et qui a duré deux mois), le gouvernement de Netanyahu a décidé d’accélérer son projet autoritaire : après avoir dû nommer un juge non aligné à la présidence de la Cour suprême de justice, Yariv Levin (le ministre de la Justice) a boycotté son investiture et a été soutenu et suivi par Amir Ohana (président de la Knesset) et Netanyahu, approfondissant la crise entre les pouvoirs.

Dans le même temps, le gouvernement a limogé le conseiller juridique (le procureur) de l’État, modifié la composition de la commission qui nomme les juges pour concentrer le pouvoir entre les mains de l’exécutif. Le chef des services secrets intérieurs (Shabak), Ronen Bar, aussi a été licencié. Entre autres, Bar enquêtait sur des liens suspects entre des responsables du cabinet du Premier ministre et le gouvernement qatari. Il a également révélé qu’il avait reçu des demandes d’allégeance personnelle de la part de Netanyahu et des ordres de surveiller les manifestants de l’opposition. Le discours officiel du gouvernement a commencé à imputer tous les problèmes du pays à « l’État profond », à la presse et à la gauche, brisant définitivement le fragile consensus national construit au début de la guerre.

Les mobilisations ont repris de plus belle. À Tel-Aviv, centre des manifestations, un changement significatif s’est produit: les manifestations anti-gouvernementales se sont rapprochées des protestations des familles des otages, et les deux ont commencé à avoir lieu le même samedi. Les manifestants réclament désormais non seulement la fin du règne de Netanyahu, mais aussi la fin de la guerre et la libération des otages – des objectifs qui se sont unis dans les rues.

Après vingt-six mois de tentative de coup d’État contre le pouvoir judiciaire et dix-neuf mois d’une guerre dévastatrice, la société israélienne est épuisée. La succession de scandales de corruption impliquant des membres du cabinet de Netanyahu et ses alliés mine quotidiennement la confiance déjà fragile du public dans le gouvernement, tandis que la crise politique, sociale et institutionnelle s’aggrave chaque semaine.

Il est impressionnant de constater le changement qui s’est produit dans le pays depuis l’arrivée au pouvoir de Netanyahu, en 2009 : la déshumanisation et l’isolement total des Palestiniens, la délégitimation du système judiciaire et la marginalisation de la gauche sont des éléments d’un processus ancien.

Aujourd’hui, près de six décennies plus tard, la « prophétie » de Yeshayahu Leibowitz s’est réalisée. Loccupation a également occupé Israël. L’occupation a également corrompu Israël. Le gouvernement tente de créer un système dans lequel les institutions de l’État n’auront plus d’autonomie. Il essaye aussi de corrompre les forces de sécurité pour ses objectifs politiques.

Les manifestations pour la démocratie se transforment depuis leur début en février 2023. Elles sont passées par différentes étapes et intensités. Elles se sont transformées dans la réalité de la plus longue guerre de l’histoire du pays. Et le point qui est présent dans toutes ces étapes est la manière dont le discours en faveur de la démocratie a changé : y a-t-il des chances que la lutte pour la démocratie en Israël arrive à surmonter sa limitation due à l’occupation, compte-tenu du fait que c’est la principale limitation interne et que l’occupation a fini par l’occuper ? C’est très difficile et cela d’autant plus que la démocratie est menacée partout. Mais c’est la seule possibilité.

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09.06.2025 à 17:46

Face à Trump, les BRICS+ garants de l’ordre international ?

multitudes

Face à Trump, les BRICS+ garants de l’ordre international ?
La réélection de Trump confirme le retrait assumé des États-Unis de l’ordre multilatéral et marque une rupture qui affaiblit les alliances traditionnelles des Nords. L’Europe, quant à elle, se trouve à un tournant, tiraillée de l’intérieur entre des visions opposées de son avenir géopolitique. Parallèlement, les BRICS+ incarnent des aspirations nouvelles à un rééquilibrage mondial, portées par des puissances des Suds, mais traversées de tensions et d’ambiguïtés. Face à cette reconfiguration, ni l’unité des BRICS+, ni le leadership des Nord ne sont assurés. Entre fragmentation des normes, retour des logiques de puissance et instrumentalisation du discours décolonial, une nouvelle géopolitique de l’instabilité se dessine.

Facing Trump, Will the BRICS+ Ensure Global Rebalancing?
Trump’s re-election confirms the United States’ assertive withdrawal from the multilateral order and marks a break that weakens the traditional alliances of the Northern-Western countries. Europe, for its part, finds itself at a turning point, torn from within between opposing visions of its geopolitical future. At the same time, the BRICS+ embody new aspirations for global rebalancing, driven by powers from the South and the East, but fraught with tensions and ambiguities. Faced with this reconfiguration, neither the unity of the BRICS+ nor the leadership of the North is assured. Between the fragmentation of norms, the return of power logics and the instrumentalization of decolonial discourse, a new geopolitics of instability is taking shape.

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Texte intégral (6176 mots)

À l’automne dernier, peu avant la réélection de Donald Trump, a eu lieu le sommet des BRICS+ dans la ville de Kazan en Azerbaïdjan. Ces deux événements offrent une certaine vision de l’avenir des relations internationales qui les rendent intimement liés, et nous obligent à les considérer comme deux faces d’une même pièce à travers lesquelles se dessine en partie l’avenir des relations diplomatiques internationales. Le retour de Donald Trump à la tête de la première puissance mondiale peut être vu comme la fin d’une ère où les États-Unis se targuaient d’être les grands pacificateurs de la politique mondiale, prétention renforcée dans les années 90 par la chute de l’Union soviétique, qualifiée par certains de « Fin de l’Histoire » et par d’autres de « mondialisation heureuse », reléguant les discours sur le « choc des civilisations » à un tropisme réactionnaire. Face à la massive médiatisation des déclarations tonitruantes sur la politique étrangère américaine des différents acteurs de la galaxie Trump — à commencer par lui-même, son secrétaire d’État, Marco Rubio, et le directeur de son département de l’efficacité gouvernementale, Elon Musk1, il n’en est pas de même pour les BRICS+ qui, dans les pays occidentaux, reçoivent une attention souvent moindre, malgré un pouvoir sur la scène internationale et une intégration « régionale » de plus en plus avancée. Face à la brutalité discursive du président américain qui déclare vouloir coloniser au choix le Canada ou le Groenland, prendre possession du canal de Panama, déplacer par la force deux millions de Palestiniens pour transformer la Bande de Gaza en station balnéaire, se retirer des différentes conventions et organisations internationales telles que l’Accord de Paris ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – en somme de faire fi du droit international et de la souveraineté des autres États2 – le discours proposé par les BRICS+ sur l’ordre international est pour sa part beaucoup plus subtil, et nécessite d’être analysé plus en profondeur. Bien que se plaçant sous l’ombrelle du droit international et du respect de l’égalité des États souverains, s’entraperçoivent entre les lignes les desseins d’une politique impérialiste n’hésitant pas à instrumentaliser un ensemble de discours sur l’importante et nécessaire désoccidentalisation/décolonisation des relations et des institutions internationales. La rhétorique des BRICS+ qui s’autoproclament comme les représentants du « Sud global » semble désormais séduire de nombreux pays des Suds – qui ne s’endeuillent guère de la fin d’un monde hégémoniquement dirigé par les États-Unis3 – et nous oblige à nous interroger sur les modèles et scénarios alternatifs mis en place, et en particulier sur le rôle que l’Union européenne pourrait y tenir.

Les BRICS+ entre communauté imaginaire et divergences : quelle opposition à l’Occident ?

Les BRICS+, c’est cet ensemble d’États des Suds qui ont décidé de s’unir, à l’initiative du Brésil, afin de créer des partenariats économiques, politiques et culturels. Composé en 2009 du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine, le groupe est rejoint en 2011 par l’Afrique du Sud, faisant ainsi évoluer l’acronyme de BRIC vers BRICS. Aujourd’hui, il s’est élargi et compte désormais une dizaine de pays, au rang desquels l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Indonésie et l’Iran, auxquels s’ajoutent plusieurs pays dits « partenaires ». On parle alors des BRICS+. En 2025, ce groupe représente plus de 51 % de la population mondiale – il utilise alors le slogan de « majorité mondiale » – et plus de 40 % du PIB mondial. De nombreux pays se sont portés candidats pour l’intégrer. Seule l’Argentine, après l’élection de Javier Milei, proche de Donald Trump, a renoncé à cette initiative, alors que son adhésion devait entrer en vigueur.

Si les spécialistes l’évoquent depuis le début des années 2010, ce n’est qu’à partir des années 2020 et tout particulièrement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie que les médias ont commencé à s’intéresser à ce groupe. Aujourd’hui, d’autres pays demandent à être intégrés aux BRICS+, et il y a fort à parier que le trouble semé par Donald Trump sur la scène internationale les y encourage. Il serait néanmoins inexact de considérer les BRICS+ comme un tout indistinct, critique que l’on peut également formuler à la notion de « Sud global », essentialisante s’il en est, qui s’est répandue dans la presse, sans aucune remise en question, alors que l’opération conceptuelle unissant tous les pays dits du « Sud » est loin d’être évidente. Cette notion n’en est pas moins instrumentalisée, à l’instar du président brésilien Lula qui, après son retour en 2023, affirme que le « Sud global » est « un élément incontournable de la solution4 ». Pourtant la guerre au Proche-Orient souligne l’inadéquation des notions globalisantes telles « Sud global » et « Occident » pour appréhender la diversité idéologique et politique des Suds et des Nords. Il devient alors urgent d’explorer la pluralité des projets, des visions et des discours portés par une organisation multilatérale telle que les BRICS+ censée représenter institutionnellement les Suds. Il n’en reste pas moins que l’on peut voir dans les BRICS+, à côté des ambitions singulières de chaque pays, une communauté imaginaire unie autour d’une certaine vision du monde. Bien qu’imaginaire, cette vision peut avoir des conséquences concrètes sur les politiques nationales, comme ont pu en avoir par le passé d’autres communautés imaginaires, et souvent tout aussi mal définies, comme « Tiers-Monde », « Pays en voie de développement », ou évidemment « Sud global ».

Derrière cette unité de façade, les pays membres des BRICS+ utilisent ce forum – ce n’est en effet pas, à proprement parler une organisation internationale – afin de faire avancer leurs propres intérêts qu’ils tentent d’imposer aux autres membres. Dans ce contexte, le poids économique et politique des pays hors de l’organisation joue un rôle déterminant. C’est par exemple le cas de l’élargissement des BRICS+ qui a vu s’opposer le Brésil et l’Inde craignant, entre autres choses et pour des raisons différentes, que cet élargissement ne leur fasse perdre de l’influence au sein du groupe en les diluant dans une masse d’autres pays où règne la Chine, qui manifeste pour sa part une volonté d’expansion évidente et qui se trouve appuyée par la Russie cherchant le soutien international le plus large possible après l’invasion de l’Ukraine5. L’appartenance aux BRICS+ n’empêche d’ailleurs pas la réalisation de projets concurrents tels que la « Route des épices6 » menée par l’Inde de Narendra Modi qui tente de concurrencer les « Nouvelles routes de la soie » de la Chine de Xi Jinping7, ni les délicatesses territoriales comme l’opposition de ces deux pays sur l’Arunachal Pradesh et l’Aksaï Chin. La confrontation indirecte que se livrent l’Égypte et les Émirats arabes unis au Soudan, ou encore le choix de l’Afrique du Sud d’introduire devant la Cour internationale de justice (CIJ) une instance contre Israël alors que les Émirats arabes unis ou le Bahreïn (candidat à l’adhésion aux BRICS+) signent des accords de normalisation avec cet État, témoignent également de ces divergences internes aux BRICS+.

Dans ce contexte de confrontation, le continent africain devient un terrain privilégié pour étudier les jeux d’influence qui opposent non seulement des membres des BRICS+ à des puissances dites occidentales, souvent issues d’anciens empires coloniaux, mais également les BRICS+ entre eux. Des exemples récents illustrent ces dynamiques : au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Tchad, on observe une transition de l’influence exercée par le Nord vers une domination venue du Sud. La Russie a ainsi repris une intense politique africaine qui s’était pourtant grandement effondrée après la Guerre froide où le continent représentait un pôle stratégique pour le bloc soviétique8. Il est particulièrement intéressant d’analyser comment, dans le cadre de ces stratégies d’influence et des opérations d’ingérence numérique étrangère, certains discours décoloniaux légitimes peuvent être détournés pour renforcer d’autres formes d’hégémonies politiques. Cette manipulation de la pensée décoloniale se retrouve également dans un ensemble de discours mis en avant par la Russie dans le cadre d’opérations d’ingérence étrangère déjà amplement documentées9. Pourtant, on remarque qu’il n’y a pas vraiment de réelle coopération économique favorisée par l’adhésion au BRICS+, ni de réels projets culturels. L’Inde et la Chine ont pour leur part besoin des ressources et des débouchés de l’Afrique pour soutenir leur propre croissance. On le constate par exemple dans le secteur des nouvelles technologies où la Chine s’approprie une part importante des terres rares indispensables à la confection d’appareils numériques.

On peut alors s’interroger sur l’essence des BRICS+ et sur les discours qui les unissent. En effet, si on lit les déclarations des BRICS+, en premier lieu celle du sommet de Kazan en 2024, on observe que le groupe se présente comme une véritable opposition à un ordre mondial jugé, et à très juste titre, mené par « l’Occident ». On pourrait alors reprendre ce qu’écrivait dès 1997 Zbigniew Brzezinski : « Un scénario présenterait un grand danger potentiel : la naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l’Iran, coalition “anti-hégémonique” unie moins par des affinités idéologiques que par des rancunes complémentaires. Similaire par son envergure et sa portée au bloc sino-soviétique, elle serait cette fois dirigée par la Chine10. » Néanmoins, il faut également lutter contre une représentation homogénéisante de ces « rancunes » et de l’opposition à un « Occident global » qui s’exprime très différemment selon les pays des Suds et au sein des BRICS+.

Les BRICS+ et le droit international : rupture ou continuité ?

Ce discours d’opposition à un « Occident global » ressort clairement lorsque l’on s’intéresse aux relations qu’entretiennent les BRICS+ avec le droit international et l’ordre qu’il est censé régir. Ces relations sont en effet souvent présentées sous l’angle de la critique, le droit international étant perçu comme « le code de l’Ouest, par l’Ouest et pour l’Ouest11 ». De et par l’Ouest dans le sens où il serait un ensemble normatif occidentalo-produit et occidentalo-centré se cachant derrière des prétentions universalistes. On retrouve par exemple cela dans les propos d’Ousmane Sonko, Premier ministre d’un pays candidat à l’adhésion aux BRICS+, le Sénégal, pour qui le droit international contemporain participe de « l’importation de modes de vie et de pensée contraires à nos valeurs12 ». Pour l’Ouest car il serait un droit à deux vitesses, un droit du « deux poids, deux mesures », qui ne s’appliquerait pas de la même façon aux États du Nord et aux États du Sud. La guerre à Gaza, moment paroxystique de violation des normes les plus fondamentales du droit international, a actualisé et renforcé cette critique du droit international portée par les BRICS+. Le Président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a ainsi rappelé à l’Assemblée générale des Nations Unies, en septembre 2024, que « le droit international ne peut être appliqué de manière sélective13 ».

La focalisation sur cette critique multifactorielle a néanmoins tendance à masquer une autre dynamique de la relation des BRICS+ avec le droit international : l’omniprésence de la référence à ce dernier – et à ses institutions – dans les discours des BRICS+. À titre d’exemple, dans la déclaration adoptée à l’issue du Sommet de Johannesburg en août 2023, les six États fondateurs affirmaient « leur engagement en faveur d’un multilatéralisme inclusif et du respect du droit international » et mettaient en exergue « le rôle central des Nations unies14 ». Dans la Déclaration de Kazan du 23 octobre 2024, les désormais neuf États membres ont réitéré leur engagement en faveur du multilatéralisme et du respect du droit international, ainsi que leur volonté de « maintenir le respect de la paix et la sécurité internationales, [de] faire progresser le développement durable, [d’] assurer la promotion et la protection de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté d’expression15 ».

En dépit d’une volonté de réforme institutionnelle, en particulier du Conseil de sécurité des Nations Unies (volonté partagée par des États des Nords comme l’Allemagne ou la France) et de l’architecture financière internationale, le discours des BRICS+ semble vouloir contribuer à la consolidation des règles fondamentales du droit international tel qu’il s’est constitué depuis 1945. Un bref état des lieux de la pratique contentieuse des membres des BRICS+ révèle une volonté de se saisir des instruments offerts par le droit international afin de faire respecter les normes et de favoriser un règlement pacifique des différends. À titre d’exemple, sur les vingt-et-une affaires contentieuses pendantes au rôle de la CIJ, sept ont été introduites par des États des BRICS+ ou candidats à l’adhésion. La plus médiatisée d’entre elles fut bien sûr l’instance introduite en décembre 2023 par l’Afrique du Sud contre Israël sur le fondement de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Dans la même dynamique, s’est constitué en janvier 2025, à l’initiative une nouvelle fois de l’Afrique du Sud, le Groupe de La Haye qui rassemble neuf États (dont la Bolivie, Cuba ou encore le Sénégal, tous trois candidats aux BRICS+) et vise à faire respecter et appliquer les règles du droit international dans le cadre du conflit israélo-palestinien16.

Alors, face aux récentes initiatives trumpiennes qui, pour reprendre les mots de l’American Society of International Law, « sapent l’ordre juridique international […] et constit[uent] une abdication sans précédent de la responsabilité américaine laissant un vide qui ne peut qu’inviter au chaos17 », les BRICS+ peuvent-ils être envisagés comme les garants de l’ordre juridique international ? Si l’on s’en tient à une rapide étude des pratiques des BRICS+ au regard de certaines règles fondamentales du droit international, la réponse est aussi courte que claire : absolument pas. L’exemple le plus évident est bien sûr l’agression armée de l’Ukraine par la Russie qui a violé les principes les plus élémentaires de la Charte des Nations unies. L’Afrique du Sud, qui se targue aujourd’hui d’être à la pointe de la lutte pour le respect du droit international, entendait jusqu’à peu quitter la Cour pénale internationale (CPI) et s’était abstenue d’arrêter en 2015 Omar el Béchir, ancien président du Soudan, pourtant sous le coup de deux mandats d’arrêt par la CPI pour des crimes contre l’humanité et crime de guerre commis au Darfour — Cyril Ramaphosa était à ce moment-là vice-président de la République. Si l’on s’intéresse au blocage du Conseil de sécurité des Nations Unies dû aux vétos des membres permanents, la Chine et la Russie ne semblent pas faire mieux que les États-Unis qui, rappelons-le, ont bloqué jusqu’au mois de juin 2024 toute résolution appelant à un cessez-le-feu à Gaza. En effet, les deux membres fondateurs des BRICS+ s’étaient distingués en juillet 2020 par un véto sur une résolution qui concernait l’acheminement transfrontalier de l’aide humanitaire aux civils syriens. Plus récemment, la Russie s’est opposée à une résolution exigeant un cessez-le-feu au Soudan, pays traversé par un conflit qui a déjà engendré treize millions de déplacés soit, selon l’ONU, « la plus grande crise de déplacement forcé au monde18 ». Enfin, si l’on s’intéresse au respect du droit international des droits humains, la simple évocation du traitement de la minorité ouïghoure en Chine, de la minorité musulmane en Inde, du sort des opposants politiques et des minorités LGBT en Iran, en Égypte, et en Russie, permet de comprendre que ces États n’ont que faire des conventions internationales de protection des droits humains qu’ils ont pourtant souvent ratifiées.

Ces quelques exemples permettent de comprendre que, dans leur configuration actuelle, il semble peu probable que les BRICS+ endossent l’habit du garant de l’ordre juridique international. Il apparaît plutôt qu’à l’instar des puissances occidentales, au premier rang desquelles les États-Unis pré-trumpiens – c’est-à-dire avant la répudiation totale du droit international, dans une période où ils prétendaient être les principaux « architectes [et garants] de l’ordre juridique international moderne19 » – les BRICS+ se contentent d’une application à géométrie variable du droit international et cherchent à instrumentaliser les règles de cette normativité internationale pour accroître leur hégémonie sur les Suds qu’ils prétendent pourtant représenter. Grâce à la permissivité du droit international des investissements, les Émirats arabes unis ont par exemple signé un protocole d’accord avec le Libéria prévoyant que le gouvernement de Monrovia cède pour trente ans, à une société dirigée par l’un des membres de la famille régnante de Dubaï, les droits exclusifs sur un million d’hectares de forêts, soit 10 % de la surface de ce pays d’Afrique de l’Ouest20.

Il pourrait en être autrement, car les normes du droit international peuvent réellement permettre de protéger les pays et leur population. Comme l’écrit l’ancien ministre des affaires étrangères mexicain Jorge G. Castañeda : « L’ordre fondé sur des règles peut avoir été criblé d’incohérences, mais il avait au moins des règles, en particulier sous la forme de traités internationaux visant à garantir le bien commun. […] Qu’il s’agisse du commerce, des droits humains, des droits des femmes, de l’environnement, du désarmement, du travail ou de l’exploitation minière sur terre ou en mer, le droit international favorise souvent les pays faibles, pauvres et petits21. » Les pays des BRICS+, États des Suds, pourraient endosser ce rôle de protection des pays les plus faibles et de perpétuation d’un certain ordre mondial.

L’Europe comme Tiers‑Monde

Derrière ces nouvelles dynamiques internationales se pose également la question de la place de l’Europe, et du projet européen, à l’heure où des protagonistes issus des BRICS+ et les États-Unis semblent vouloir régler des conflits, dont certains sur le territoire européen ou historiquement liés à l’Europe, sans la prendre pour autant en considération. Il est alors important de penser quel modèle l’Europe peut proposer dans sa défense de l’ordre international et des principes démocratiques. Cela la transforme en troisième voie, pour ne pas dire en tiers-monde, entre d’un côté, des acteurs s’inscrivant dans la lignée de la politique trumpienne, celle de l’accélération réactionnaire22 et des attaques de l’État de droit et du droit international, et de l’autre, les membres de la communauté imaginaire des BRICS+ dont la vision de l’ordre international semble encore nébuleuse.

L’année 2025 accueillera le prochain sommet des BRICS+ au Brésil, elle sera aussi un moment important pour l’Union européenne qui devra faire un choix sur l’avenir qu’elle se dessine. Elle sera attaquée de toute part, tout d’abord par l’administration Trump faisant pression pour y installer ses alliées réactionnaires, comme le montre le discours du vice-président états-unien J. D. Vance à Munich23 en février 2025 ou encore le soutien décomplexé d’Elon Musk aux différents groupes d’extrême droite, au premier rang duquel l’AFD allemand. Elle sera également minée de l’intérieur par des volontés de rejoindre le modèle libéral-autoritaire24 proposé par Donald Trump, comme en témoigne un ensemble de discours portés par l’extrême-droite continentale lors du premier sommet des « Patriotes pour l’Europe », groupe de députés européens d’extrême-droite créé en juillet 2024, et réuni à Madrid à la mi-février 2025 autour du slogan MEGA pour Make Europe Great Again25.

1Voir dans le précédent numéro de Multitudes l’article G. Cocco et A. Deneuville (2024), « Les deux corps d’Elon Musk Sur la suspension de X/Twitter au Brésil », Multitudes, no 97 (4), 25-35.

2T. Fleury Graff (7 février 2025), « Projet américain à Gaza : que dit le droit international ? », Les Club des juristes.

3Jorge G. Castañeda (4 février 2025), « American Leadership Is Good for the Global South », Foreign Affairs.

4T. Garcin (2024), « “Sud global, BRICS+ : deux notions vraiment géopolitiques ? », Les Analyses de Population & Avenir, no 52(5), 2-31.

5A. Gabuev & O. Stuenkel (24 septembre 2024), « The Battle for the BRICS », Foreign Affairs.

6S. Landrin (3 février 2025) « La nouvelle « route des épices » voulue entre l’Inde et l’Europe perturbée », Le Monde.

7F. Lasserre, B. Courmont & E. Mottet (2023), « Les nouvelles routes de la soie : une nouvelle forme de coopération multipolaire ? », Géoconfluences.

8M. Audinet & K. Limonier (2022), « Le dispositif d’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone : un écosystème flexible et composite », Questions de communication, no 41 (1), 129-148. Et M. Audinet (2024), « “À bas le néocolonialisme !” Résurgence d’un récit stratégique dans la Russie en guerre », Étude de lIRSEM, no 119.

9VIGINUM (2024), « UN-notorious BIG, une campagne numérique de manipulation de l’information ciblant les DROM-COM et la Corse », rapport technique.

10B. Zbigniew (1997), Le Grand Échiquier, Bayard, p. 84.

11B. Lo (6 novembre 2024), « Gaza and re-imagining international order », The Interpreter (Lowy Institute).

12Le Monde (17 mai 2024), « Sénégal : le premier ministre, Ousmane Sonko, s’en prend à la France et à la présidence Macron », Le Monde.

13Discours de Cyril Ramaphosa le 24 septembre 2024 lors du débat général de la 79e session de l’Assemblée générale des Nations Unies.

14Déclaration de Johannesburg, 23 août 2023, § 3.

15Déclaration de Kazan, 23 octobre 2024, § 6.

16P. Wintour (31 janvier 2025), « South Africa and Malaysia to launch campaign to protect international justice », The Guardian.

17« Statement of ASIL President Mélida Hodgson Regarding the United States and the International Rule of Law », 13 février 2025.

18Nations Unies (13 février 2025), « Soudan : l’ONU condamne les attaques des paramilitaires contre un camp de déplacés au Darfour », UN News.

19« Statement of ASIL President Mélida Hodgson Regarding the United States and the International Rule of Law », 13 février 2025.

20C. Bonnerot (17 avril 2024), « La ruée des Émirats arabes unis sur les forêts africaines », Le Monde.

21Jorge G. Castañeda (4 février 2025), op. cit.

22L. Castellani (8 novembre 2024), « Avec Trump, l’ère de l’accélération réactionnaire », Le Grand Continent.

23Le Grand Continent (14 février 2025), « Changement de régime : le discours intégral de J. D. Vance à Munich », Le Grand Continent.

24G. Chamayou (2018), La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique.

25S. Morel & A. Kaval (9 février 2025), « À Madrid, l’extrême droite européenne s’inscrit dans les pas de Donald Trump », Le Monde.

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