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13.10.2025 à 17:45

Comprendre l’escalade armée entre le Pakistan et l’Afghanistan

Marin Saillofest

Islamabad et Kaboul revendiquent tous deux avoir causé plusieurs dizaines de pertes lors d'attaques qui ont culminé durant le week-end, dans la nuit du 11 au 12 octobre, avec une opération transfrontalière afghane ayant conduit à la mort d'environ 60 soldats pakistanais, selon les autorités talibanes.

Islamabad affirme avoir provoqué plus de 200 pertes du côté afghan, faisant état d'un bilan humain de 25 morts. Le ministre pakistanais de l’Intérieur a promis une riposte « coup pour coup ».

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Texte intégral (779 mots)

Depuis le vendredi 10 octobre, la situation a considérablement escaladé entre le Pakistan et l’Afghanistan suite à l’attribution de frappes pakistanaises sur la capitale afghane par les autorités talibanes, la veille, jeudi 9.

Durant le week-end, des affrontements armés et bombardements auraient provoqué la mort de plusieurs dizaines de soldats des deux côtés.

  • Au lundi 13 octobre, Islamabad revendique avoir éliminé « plus de 200 combattants talibans afghans et militants affiliés », faisant état de 23 soldats tués 1.
  • Les autorités afghanes revendiquent quant à elles avoir capturé 25 postes militaires de l’armée pakistanaise, provoquant la mort de 58 soldats et plusieurs dizaines de blessés 2.
  • L’absence de médias indépendants dans les zones frontalières entre les deux pays ne permet toutefois pas de confirmer ces déclarations.

Les deux pays s’affrontent régulièrement, directement et indirectement, dans le cadre de la lutte menée contre des groupes terroristes agissant des deux côtés de la frontière. Tandis que le gouvernement d’Islamabad accuse son voisin d’abriter des talibans pakistanais membres du Tehrik-e-Taliban (TTP), Kaboul accuse le Pakistan de servir de refuge aux combattants de l’État islamique.

  • Le Pakistan n’a pas revendiqué être à l’origine de la frappe du jeudi 9 octobre sur Kaboul, qui n’aurait pas provoqué de victimes.
  • Au même moment, des frappes attribuées par les autorités talibanes au Pakistan ont été signalées dans la province de Paktika, dans le sud-est du pays.
  • L’armée pakistanaise a toutefois déjà mené des frappes meurtrières en Afghanistan, notamment en décembre 2024, lorsque des attaques aériennes dans cette même province avaient fait une quarantaine de victimes, principalement des femmes et des enfants 3.

Les combattants du TTP ont intensifié ces derniers mois leur campagne menée contre les forces de sécurité pakistanaises dans la zone frontalière avec l’Afghanistan. Un rapport du Center for Research and Security Studies (CRSS) note que le nombre de victimes d’actes terroristes devrait continuer d’augmenter cette année au Pakistan, se situant à la fin du troisième trimestre à 2 414 — contre 2 546 l’an dernier 4.

  • Dans un rapport publié cette année, le Conseil de sécurité des Nations unies estimait que le gouvernement taliban, qui a repris le pouvoir à Kaboul en 2021, a « accueilli et activement soutenu » le TTP.
  • Selon les données compilées par ACLED, le nombre d’attaques menées par le groupe au Pakistan a fortement augmenté, passant d’environ 100 par an à plus de 500 cette année entre janvier et octobre.
Sources
  1. Fierce clashes along Afghan border take heavy toll », Dawn, 13 octobre 2025.
  2. Soldiers killed, posts captured : Why Afghanistan, Pakistan are clashing at the border », Hindustan Times, 12 octobre 2025.
  3. Taliban say Pakistani airstrikes killed 46 people in eastern Afghanistan, mostly women and children », Associated Press, 25 décembre 2024.
  4. Three Quarters of 2025 Nearly as Violent as Entire 2024, CRSS.

13.10.2025 à 10:57

Prosopographie du gouvernement Lecornu II : moins parisien, mêmes équilibres partisans

Marin Saillofest

La composition du nouveau gouvernement Lecornu II annoncé hier soir, dimanche 12 octobre, révèle une composition similaire à la précédente formation en termes d’équilibres partisans. Dominé par des ministres figurant déjà dans le précédent gouvernement, il est toutefois moins parisien.

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Le nom des 19 ministres composant le nouveau gouvernement Lecornu II ont été annoncés hier soir, dimanche 12 octobre, par l’Élysée. Celui-ci fait suite à l’effondrement en seulement 14 heures la semaine dernière du précédent gouvernement Lecornu, qui a été le plus court de la Ve République — et qui figure parmi les plus éphémères de l’histoire européenne.

  • Parmi les 19 ministres du nouveau gouvernement français, 10 conservent le même portefeuille (11 en comptant Sébastien Lecornu).
  • Au total, 12 des 18 ministres du gouvernement Lecornu I ont été reconduits.
  • De même, un peu plus d’un tiers (37 %, soit 7 ministres sur 19) ont déjà été à la tête d’un ministère par le passé, que ce soit sous le précédent gouvernement ou bien auparavant.
  • Les équilibres partisans restent largement inchangés par rapport au précédent gouvernement : au total, 12 ministres et ministres délégués appartiennent au camp présidentiel, suivi par LR (6), le MoDem (4), Horizons (3) puis l’UDI (1).
  • On compte également, parmi les ministres de plein exercice, cinq profils techniques : Jean-Pierre Farandou (Travail), Monique Barbut (Transition), Serge Papin (PME), Édouard Geffray (Éducation nationale) et Philippe Baptiste (Enseignement supérieur).

La distance médiane à Paris des lieux de naissances des ministres de plein exercice, un indicateur permettant d’évaluer le « parisianisme » du gouvernement, s’établit pour le gouvernement Lecornu II à 192 kilomètres — contre 130 kilomètres pour Lecornu I.

  • Il s’agit ainsi du deuxième gouvernement le moins parisien du deuxième mandat d’Emmanuel Macron depuis le gouvernement Barnier (210 kilomètres).
  • Les gouvernements Borne puis Attal étaient, avec 15 et 17 kilomètres respectivement, de loin les plus parisiens.

13.10.2025 à 07:39

Les nouvelles guerres de l’opium numérique

Matheo Malik

Un sédatif algorithmique, produit dans des empires postnationaux et acheminé à travers le monde, est en train d’endormir l’Europe.

C’est un cauchemar — mais il n’est pas trop tard pour se réveiller.

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Texte intégral (2757 mots)

C’est à Bruxelles, lors d’une récente discussion sur les superpuissances numériques, que j’ai compris que je manquais de mots pour exprimer ce que je ressentais. La réunion était saturée du vocabulaire habituel — IA, résilience, souveraineté, démocratie, confiance dans les données —, mais j’ai senti un étrange brouillard m’envahir. 

Je n’étais pas vraiment en désaccord. J’étais juste complètement désorienté.

Plus tard dans la soirée, j’ai relu un ancien article dans lequel je décrivais la situation du continent comme un champ de bataille entre des forces internes et externes qui s’affrontaient principalement dans le domaine numérique. 

Cette image provocatrice était devenue une réalité — mais il en fallait une autre, qui reflète mieux les réalités d’aujourd’hui.

Les analogies historiques sont séduisantes. 

Elles offrent le réconfort de la familiarité, en projetant le présent dans les contours du passé. Elles nous aident à nous sentir ancrés — partie intégrante d’un récit plus large — et nous donnent l’illusion de maîtriser ce qui échappe à notre contrôle. Il n’est donc pas étonnant qu’elles soient omniprésentes à notre époque. 

Mais les analogies sont toujours partielles, toujours un peu décalées. Elles risquent de nous faire sombrer dans la nostalgie. 

Et pourtant, me voilà à nouveau en train de chercher une analogie.

Des caisses en Chine

Tout a commencé avec des caisses. 

Pas des caisses d’armes, mais d’opium. Dans le port de Canton, les autorités chinoises ont saisi et détruit plus d’un millier de tonnes d’opium introduit en contrebande par des commerçants britanniques. C’était le dernier acte de résistance d’un empire déjà en déclin. La Grande-Bretagne a répondu avec des canonnières, une puissance de feu supérieure et la logique du libre-échange. Mais le commerce n’était libre que pour les puissants et dévastateur pour ceux qui avaient moins de pouvoir. Le commerce est devenu un outil de domination.

« Du grain de pavot à la chambre, une chaîne d’approvisionnement mondiale de la dépendance était parfaitement orchestrée. »
« La guerre a commencé avec un objet aussi petit et puissant qu’une pipe. »

Cette version de la « liberté » a contraint la Chine à rendre légale sa propre dépendance.

Après la victoire de l’Empire britannique dans la Première Guerre de l’opium, le traité de Nankin de 1842 a obligé la Chine à ouvrir plusieurs de ses ports au commerce, à payer des réparations substantielles et à renoncer au contrôle de Hong Kong — l’événement considéré dans l’histoire chinoise comme le début du « siècle d’humiliation ». Ce terme englobe une longue période, allant approximativement des années 1840 à la fondation de la République populaire en 1949, au cours de laquelle la Chine a été soumise à des incursions étrangères répétées, à des concessions territoriales et à une désintégration interne. Ce récit est devenu central dans l’identité politique chinoise, à la fois comme cri de ralliement nationaliste et comme cadre permettant de comprendre la trajectoire historique de la Chine moderne.

Ce qui frappe dans cette analogie, c’est moins la guerre que la substance.

Une arme qui prend le contrôle des vies en vous endormant.

Un produit qui crée la demande qu’il prétend satisfaire.

Une arme lente, mais dévastatrice. 

Une substance qui entre doucement — mais qui s’installe pour rester.

Une dépendance qui semblait volontaire.

Une guerre qui a commencé avec un objet aussi petit et puissant qu’une pipe.

La création de la dépendance

L’opium était donc plus qu’une drogue.

Fumé dans des repaires calmes et faiblement éclairés, inhalé lentement à travers de longues pipes à mesure que la substance était chauffée et vaporisée — c’était un rituel de retraite et de sédation — il était organique et tangible — dangereux, mais compréhensible selon les normes de l’époque. Il berçait, il apaisait. Il a créé un marché là où il n’en existait pas, s’est infiltré dans les vies, a ralenti les temps de réaction. Il engourdissait la douleur tout en aggravant l’impuissance. Il étouffait toute résistance politique.

L’opium qui a remodelé la trajectoire historique de la Chine n’était pas cultivé localement, mais dans des régions de l’Inde contrôlées par les Britanniques, telles que le Bengale et le Malwa, sous des systèmes coloniaux gérés d’une main de fer.

Les agriculteurs locaux, souvent liés par des contrats coloniaux, cultivaient les pavots sous surveillance. Après la récolte, le pavot était séché, transformé en briques denses et soigneusement emballé pour le transport. La Compagnie britannique des Indes orientales gérait chaque étape : plantation, récolte, fixation des prix, expédition. L’opium était transporté par convois vers des ports comme Calcutta, puis chargé sur des navires à destination de Canton. 

La production était biologique, le système était millimétré. 

Du grain de pavot à la chambre, une chaîne d’approvisionnement mondiale de la dépendance était parfaitement orchestrée.

« Nous avons entraîné un système conçu pour nous comprendre ; pour prédire et exploiter les schémas de notre attention. »
« Nous avons entraîné un système conçu pour nous comprendre ; pour prédire et exploiter les schémas de notre attention. »

Le nouvel opium

Lorsque Facebook a été lancé en 2004, la question sur sa page d’accueil était d’une simplicité trompeuse et désarmante : « À quoi pensez-vous ? » 

Elle semblait décontractée, presque attentionnée, comme l’écho numérique du coup de téléphone d’un bon ami. 

Pourtant, elle n’avait rien de rhétorique : elle était structurelle. Elle nous disait une chose très simple : le produit, c’était nos esprits.

Nous avons répondu, et ce faisant, nous avons entraîné un système conçu pour nous comprendre ; pour prédire et exploiter les schémas de notre attention.

L’opium d’aujourd’hui est numérique : nous ne le fumons pas mais l’inhalons à travers tous nos sens. Nos addictions sont plus vives, plus rapides, plus difficiles à nommer. Le sédatif n’est plus chimique, mais algorithmique.

Les données sont extraites de manière invisible des utilisateurs du monde entier, affinées par des algorithmes, conditionnées par des plateformes et vendues à des annonceurs ou à des fins politiques. 

Nos écrans sont devenus des plantations : la matière première est notre comportement ; l’expédition est instantanée ; la dépendance est volontaire ; la structure qui la sous-tend est délibérée, vaste et largement invisible.

L’Empire de l’ombre. Guerre et terre au temps de l’IA

Sous la direction de Giuliano da Empoli. Postface par Benjamín Labatut.

Avec les contributions de Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana Tikhanovskaïa, Jianwei Xun et Curtis Yarvin.

À découvrir en librairie et en s’abonnant à la revue.

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Un empire sans territoire

La guerre de l’opium était un conflit entre des empires, des États souverains armés et dotés d’un drapeau.

La version actuelle est différente. 

Il s’agit d’une confrontation entre d’une part des empires technologiques postnationaux et d’autre part quelque chose de beaucoup plus délicat : l’être humain.

L’objet de la conquête n’est pas le territoire mais l’intériorité. Le pouvoir en jeu n’est pas la force brute, mais une influence calibrée. 

Cela pourrait également évoluer : les territoires riches en minéraux rares, au climat froid et aux énergies naturelles deviennent essentiels au fonctionnement des algorithmes. Le Groenland passe pour le théâtre d’une lutte de pouvoir impériale à l’ancienne — et dans une certaine mesure, c’est le cas. Dans le même temps, la volonté américaine d’annexer ce territoire européen est motivée par un impératif numérique : les matériaux essentiels aux infrastructures dont dépendent les plateformes de notre nouvelle dépendance.

L’ironie de l’Europe

Les acteurs ont changé.

Il ne s’agit plus de la Couronne britannique ou de la Compagnie des Indes orientales, mais de monopoles de plateformes dont l’ampleur et l’ambition sont impériales. Leurs noms à eux seuls témoignent d’une ambition impériale démesurée. Alphabet revendique la totalité du langage ; Meta, le tout, partout, tout le temps. Ce ne sont pas seulement des logos, ce sont des plans pour la domination. L’Empire britannique en aurait rougi.

Ces monopoles ne se contentent pas de distribuer du contenu, ils créent une dépendance.

Émotionnelle, cognitive, existentielle. Ils façonnent ce que les gens voient, ce qu’ils apprécient, ce qu’ils croient, comment ils votent. Non pas par la force physique, mais par des lignes de code. Leurs outils sont fluides, leurs motivations masquées par les « interfaces utilisateur » qui semblent bénignes. Et comme leurs prédécesseurs historiques, ils ne prospèrent pas dans la liberté, mais dans le contrôle.

Il serait tentant de voir dans tout cela une sorte de plaisanterie : ironie de l’histoire en effet que « l’Europe », berceau de l’État moderne, des Lumières, du capitalisme, des empires et de la Ligue des champions, se retrouve ainsi renversée par ce qui est indirectement sa création.

Les modèles économiques exportés par l’Europe génèrent désormais du code écrit ailleurs, hébergé ailleurs, optimisé pour le profit d’autrui. Elle qui imposait autrefois son modèle aux autres se retrouve aujourd’hui du côté des cibles. Elle était autrefois le distributeur ; elle est désormais l’utilisateur passif sous l’emprise de drogues numériques administrées par des maîtres étrangers. Autrefois architecte de la modernité, elle est aujourd’hui l’objet du code de quelqu’un d’autre.

Nous ressemblons à la cour de la dynastie Qing : nous sommes fiers, fragmentés et nous ne savons pas comment réagir.

L’Union d’aujourd’hui est pleine d’idéaux hérités de son histoire, d’intentions nobles et d’institutions complexes, mais elle est lente à agir, prise entre des intérêts concurrents, dépendante de technologies qu’elle ne maîtrise pas et de discours qu’elle ne contrôle plus.

« L’opium d’aujourd’hui est numérique : nous ne le fumons pas mais l’inhalons à travers tous nos sens. »
« L’opium supprime le corps ; mais l’algorithme casse le cerveau. »

L’ère des cerveaux cassés

Un silence étrange entoure ce qui pourrait être la plus grande crise de notre ère numérique : notre esprit. 

Pourtant, nous traversons bien ce qu’il est désormais admis d’appeler une pandémie mondiale de santé mentale : anxiété, épuisement professionnel, hallucinations, dépression et troubles du sommeil ne sont pas des phénomènes marginaux. Ils sont omniprésents. Et si les causes sont complexes, l’exposition quotidienne à la drogue numérique est un facteur majeur.

Les effets sont similaires à ceux d’une addiction.

Nous recherchons la stimulation lorsque nous nous ennuyons ou que nous sommes tristes. Nous faisons du doom scrolling, du multitâche, de l’autosurveillance. Notre capacité d’attention diminue. Notre patience s’évapore. La frontière entre solitude et isolement s’estompe. Nous avons de plus en plus besoin des réseaux sociaux pour fonctionner, tout simplement.

Notre condition numérique remodèle les circuits de récompense du cerveau — en particulier les systèmes liés à la dopamine qui sont associés à l’attention, la motivation et le contrôle des impulsions. Les plateformes ne sont pas des hôtes passifs. Elles nous entraînent activement à vouloir toujours plus, plus vite, plus fort, plus bruyamment.

L’infrastructure numérique actuelle n’est pas conçue pour maximiser le bien-être humain, mais pour extraire massivement des richesses. 

Et l’étage supérieur, l’intelligence artificielle, présentée comme notre assistant, notre meilleure amie, notre prolongement, notre prochain grand bond en avant, est devenue l’agent de contrôle le plus élégant qui soit.

Elle prédit, persuade et anticipe. Elle nous rend plus bêtes, car elle prend le pas sur les muscles entraînés de l’intelligence humaine.

Si la Première Guerre de l’opium a ravagé les corps et les familles, la deuxième, plus lente, plus silencieuse, s’insinue dans le système nerveux. Elle est plus difficile à voir. Plus difficile à traiter. Plus difficile à désintoxiquer. Et peut-être sera-t-il plus difficile d’y survivre. 

Car l’opium supprime le corps ; mais l’algorithme casse le cerveau.

Retrouver son libre arbitre

Cette analogie est-elle utile ? Peut-être — peut-être pas. Mais elle a le mérite de nous interpeller.

La Première Guerre de l’opium a conduit à la désintégration de la Chine : un siècle de perte de souveraineté, de désorientation et de désordre interne. 

À quoi ressemble le déclin d’une puissance aujourd’hui ? Ce n’est pas une guerre traditionnelle. Ce n’est pas un effondrement total. C’est ce que Mario Draghi a appelé la « lente agonie ».

Pendant que l’opium numérique s’implantait, l’Europe a réagi, au fil des ans, sous la forme de réglementations : RGPD, DSA, DMA, IA Act. Ce qui nous manque, ce sont des alternatives européennes saines. Des antidotes, peut-être… À la sonorité, « Mastodon » ressemble « méthadone » : il est difficile de ne pas voir un geste inconscient dans le fait que le « Twitter européen » porte presque le nom du traitement contre la toxicomanie.

La désintoxication ne viendra probablement pas d’en haut.

Elle ne sera pas imposée par un décret mais elle pourrait peut-être venir d’un changement de discours. D’une lente reconquête de l’autonomie. D’un changement culturel qui valorise le temps plutôt que la vitesse, l’attention plutôt que l’engagement, le sens plutôt que l’optimisation. 

C’est le problème des analogies : qu’y a-t-il après les belles paroles qui décrivent le déclin de l’Europe vers l’insignifiance ?

Personne ne le sait — mais toute réaction commence par une prise de conscience.

13.10.2025 à 07:37

Libération des otages à Gaza, sommet pour la paix en Égypte 

Ramona Bloj

Selon l'accord de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, tous les otages israéliens devraient être libérés ce matin, avant 11h, heure de Paris.

Des pourparlers sont prévus par la suite en Égypte, auxquels participeront plusieurs dirigeants européens, mais aucun représentant israélien.

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Texte intégral (557 mots)

La première phrase de l’accord de cessez-le-feu, entré en vigueur vendredi 10 octobre à 11h, prévoit la libération des otages israéliens détenus à Gaza, dont 20 sont encore en vie, ainsi que celle de 250 prisonniers palestiniens condamnés à perpétuité et de 1 700 personnes arrêtées depuis le 7 octobre 2023. 

  • L’accord prévoit également le retrait et le redéploiement des forces israéliennes à l’intérieur de la bande de Gaza, ainsi qu’une ouverture accrue des corridors humanitaires, avec un passage de jusqu’à 600 camions par jour.
  • Depuis vendredi, plus de 500 000 civils gazaouis ont commencé à regagner le nord de l’enclave, profitant du répit accordé par le cessez-le-feu, mais débarquant le plus souvent dans des zones rasées. Les équipes humanitaires ont commencé à fouiller les décombres et à venir en aide aux populations dans les zones moins touchées. 
  • Israël affirme avoir achevé la première phase de retrait et de redéploiement conformément à l’accord, notamment vers une « ligne jaune » ou zone de retrait initiale.
  • La libération des otages par le Hamas constituera le test majeur de la confiance dans l’accord ; le Premier ministre Netanyahou a indiqué que ce lundi soir pourrait être « un jour de joie nationale ». 

Donald Trump arrivera aujourd’hui en Israël pour accueillir les otages, prononcer un discours à la Knesset et recevoir la médaille du président israélien, la plus haute décoration civile de l’État. 

  • En route vers Israël, il a déclaré : « La guerre est terminée, d’accord ? » avant d’ajouter : « Vous comprenez ça ? ».
  • Il se rendra ensuite en Égypte pour s’entretenir avec « de nombreux dirigeants » dans le cadre d’un « sommet de la paix » coprésidé par Al-Sissi, concernant la phase suivante de l’accord : gouvernance à Gaza, désarmement du Hamas, rôle éventuel d’une force de stabilisation internationale. 
  • Plusieurs dirigeants européens ont annoncé leur présence en Égypte lundi, dont le président du Conseil Costa, le président Macron, le Premier ministre Starmer, la présidente du Conseil Meloni et le Premier ministre Sánchez. Aucun représentant israelien ne sera sur place pour les discussions. 
  • Des questions restent en suspens, notamment la participation du Hamas à tout arrangement post-guerre. Interrogé sur les possibilités pour le groupe terroriste de se « réarmer et s’instituer en tant que force de police palestinienne », le président américain a déclaré depuis le bord de l’Air Force One : « Ils veulent effectivement mettre fin aux problèmes, et ils l’ont dit ouvertement. Et nous leur avons donné notre approbation pour une certaine période. »
  • Interrogé sur la Force Internationale de Stabilisation, présente dans le plan en 20 points, il a ajouté : « Je ne pense pas que cela aura un grand impact, car je pense que nous n’aurons pratiquement pas à l’utiliser ». « Je pense que les gens vont bien se comporter. Tout le monde connaît sa place. Ce sera formidable pour tout le monde. »

12.10.2025 à 17:50

Qu’est-ce qu’être écrivain ? Une conversation avec Robert Darnton

Matheo Malik

Dans son dernier ouvrage chez Gallimard, l’historien des Lumières brise une idole : le métier d’écrivain.

Du XVIIIe siècle à aujourd'hui, entretien au long cours sur un mythe européen.

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Texte intégral (6396 mots)
Robert Darnton, La Condition d'écrivain. Culture et Révolution dans la France du XVIIIᵉ siècle, Paris, Gallimard, «NRF Essais», 2025, 240 pages, ISBN ISBN978207305, URL https://www.gallimard.fr/catalogue/la-condition-d-ecrivain/9782073057242
Auteur
Baptiste Roger-Lacan
Date

Votre modèle du « circuit de la communication » a permis de repenser l’histoire du livre comme une écologie d’acteurs et de supports. Avec le recul, quel aspect de ce schéma vous semble aujourd’hui devoir être révisé, à la lumière des recherches récentes sur la traduction, le piratage ou les réseaux informels de diffusion ?

C’est une très bonne question, d’autant plus que je reçois constamment des emails, des suggestions, parfois même des critiques à propos de ce modèle. J’ai donc le sentiment qu’il a trouvé sa place dans le champ, qu’il a circulé, été débattu, remis en cause — et c’est tant mieux.

À mes yeux, le principal angle mort du schéma, celui qu’il faut désormais intégrer de manière plus systématique, tient à l’absence d’une véritable dimension temporelle. Dans le modèle initial, je suivais le parcours d’un livre depuis la première ébauche de l’auteur, en passant par la soumission au libraire-éditeur, la composition typographique, l’approvisionnement en papier, le transport vers les librairies, et ainsi de suite — jusqu’à sa rencontre avec les lecteurs. Ce processus me semble toujours pertinent, mais il s’arrête à la première édition, comme si le livre cessait d’exister après cette phase de production et de mise en circulation initiale.

Or, les ouvrages connaissent souvent une vie postérieure : des rééditions, des traductions, des appropriations diverses. Ils entrent dans les bibliothèques, publiques ou privées, où d’autres usages, d’autres formes de réception s’élaborent. Toute une histoire du livre en bibliothèque reste à articuler avec celle de sa production. En ce sens, mon modèle néglige ce que je qualifierais de « vie après la première édition ».

Certaines études récentes ont, de manière très stimulante, suivi les métamorphoses d’un texte au fil du temps — comment un livre change lorsqu’il traverse les langues, les siècles, ou les régimes de censure. Je dirais que c’est là, sans doute, que se situe aujourd’hui le chantier le plus important : penser la durée, les reconfigurations, les usages différés et multiples d’un même objet textuel.

Auriez-vous quelques exemples marquants d’ouvrages dont la trajectoire a particulièrement duré ?

Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione en est un excellent exemple.

Peter Burke lui a consacré une étude remarquable, tout comme Roger Chartier. Ce qui est fascinant, c’est que ces travaux montrent bien combien le livre, à l’origine, se présente comme un manuel de savoir-vivre destiné à qui souhaite s’orienter dans la vie complexe d’une cour de la Renaissance. Mais ce cadre curial évolue : les cours changent, et le texte s’adapte. Lorsque l’on passe à des monarchies de plus grande envergure, comme celle de Versailles, la situation n’a plus rien à voir avec l’Italie du XVIᵉ siècle. Les éditions ultérieures du Livre du courtisan reflètent cette mutation : on y trouve des conseils pour se frayer un chemin dans les intrigues d’une cour désormais très différente. Au XVIIIᵉ siècle, le contexte est encore transformé, et la posture du courtisan évolue en conséquence.

Puis, lorsque l’ouvrage est traduit en anglais et circule au XIXᵉ siècle, il s’adresse à un tout autre public : celui des gentlemen britanniques. L’idée de l’aisance naturelle du gentleman fait son chemin : cette forme de détente maîtrisée, de décontraction apparente que décrit Castiglione, devient ainsi une norme de comportement dans la bonne société londonienne du XIXᵉ siècle.

Vous vous êtes très tôt tourné vers ce que l’on pourrait appeler les «  bas-fonds » de la littérature, plutôt que vers les auteurs canoniques qui ont longtemps constitué la matière première de l’histoire littéraire. Qu’est-ce qui vous a attiré vers cette autre face de la production littéraire ?

C’est une question à laquelle il m’est difficile de répondre.

Un de mes livres préférés est Le Neveu de Rameau, qui traite précisément de cette zone trouble entre marginalité sociale et lucidité critique. C’est un texte qui m’émeut profondément, mais, au-delà de mes goûts littéraires, je crois que cette inclination trouve aussi racine dans mon expérience personnelle. Lorsque je travaillais comme journaliste à New York, j’ai côtoyé bon nombre d’écrivaillons (hack writers), souvent relégués dans ce que l’on appelait alors la Police shack, qui se trouvait en face du siège de la police new-yorkaise. Certains d’entre eux étaient des journalistes spécialisés, notamment sur la Mafia, pour des titres comme New York Magazine. J’ai toujours éprouvé de la sympathie pour ces figures de l’ombre et un vif intérêt pour le reportage de terrain, cette pratique du journalisme où l’on est directement en contact avec les réalités dont on parle. Cela m’a peut-être prédisposé à m’intéresser à la littérature dite « mineure » ou marginale.

Un autre tournant majeur a été mon immersion dans les papiers de la Société typographique de Neuchâtel, à l’occasion d’un projet de biographie sur Jacques-Pierre Brissot. Ils conservaient 119 lettres inédites de Brissot, et leur lecture m’a fait reconsidérer l’ensemble de sa trajectoire avant la Révolution française. Ce provincial, originaire de Chartres, fils d’un pâtissier, nourrissait de très hautes ambitions intellectuelles. Il aspirait à devenir philosophe, soumettait ses textes à l’Académie, faisait relier ses ouvrages pour les envoyer à Catherine II de Russie, sollicitait le patronage de Voltaire et des membres de l’Académie française… Mais chaque étape fut un échec. Ruiné, il se mit à rédiger des pamphlets, certains diffamatoires, ce qui attira l’attention de la police.

Les écrivains des bas-fonds littéraires — ces Rousseaux du ruisseau — étaient désespérément pauvres.

Robert Darnton

J’ai pu reconstituer cette trajectoire à travers des documents d’archives saisissants : un inspecteur de police lui conseilla un jour de disparaître quelque temps, faute de quoi il risquait une lettre de cachet. Il y eut donc des négociations, des compromis entre lui et les autorités, avant que, finalement, Brissot ne soit arrêté pour ses liens avec des libellistes opérant depuis Londres. J’ai retrouvé les transcriptions de ses interrogatoires à la Bastille, et il apparaît clairement qu’il était désespéré financièrement, qu’il multipliait les contacts douteux, et — c’est une hypothèse que j’ai explorée — qu’il aurait été libéré parce qu’il accepta de devenir informateur pour la police.

Le futur chef de file des Girondins avait donc d’abord été un écrivaillon. Et il n’était pas seul. J’ai dressé une longue liste de ces figures passées de l’écriture clandestine à la politique révolutionnaire : Fabre d’Églantine, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, Gorsas, Carra, Marat dans une certaine mesure, et bien sûr Hébert. Ce Grub Street français, ce monde des marges littéraires n’avait encore jamais été véritablement étudié — or, il a nourri l’imaginaire révolutionnaire.

En général, on insiste sur l’influence qu’aurait eue la philosophie des Lumières sur la Révolution, mais on a négligé le rôle de ces pamphlets diffamatoires, de cette littérature violente, personnelle, scandaleuse. Ce sont pourtant eux qui, dans bien des cas, ont contribué à délégitimer l’ordre existant plus puissamment que les traités abstraits.

En travaillant sur les archives de Neuchâtel, j’ai également découvert une catégorie particulière dans le commerce du livre : celle des livres philosophiques. Mais cette désignation ne recouvrait pas les œuvres de Voltaire ou de Rousseau. Il s’agissait de textes bien plus radicaux, parfois attribués à d’obscurs auteurs comme Helvétius, mais surtout de pamphlets politiques et de littérature érotique. Dans certains catalogues internes de libraires, on trouvait par exemple Thérèse philosophe — un roman pornographique, certes, mais qui comporte aussi des idées philosophiques — aux côtés du Système de la nature d’Holbach ou de la Vie privée de Louis XV. Ces ouvrages, bien plus subversifs, étaient traités à part, avec des circuits de diffusion discrets, parce qu’ils étaient perçus comme véritablement dangereux.

Ainsi, d’un côté, des écrivains marginaux ; de l’autre, une littérature illicite mais très demandée. À mes yeux, ces deux pôles se rejoignent en ce qu’ils ont constitué un ferment puissant de la Révolution française. 

Vous avez montré, dans vos travaux, que nombre de pamphlets hostiles au pouvoir ne répondaient pas seulement à des convictions idéologiques, mais aussi — et peut-être surtout — à des impératifs économiques. Que nous dit cette précarité du travail littéraire au XVIIIᵉ siècle sur la porosité entre critique politique et opportunisme, à la veille de la Révolution française ?

Il y aurait énormément à dire. Bien sûr, certains pamphlets étaient bel et bien rédigés par des ennemis déclarés du gouvernement — dans les milieux parlementaires, par exemple. Mais j’ai la conviction que la majorité d’entre eux furent écrits dans un but avant tout lucratif. Ces écrivains des bas-fonds littéraires — ces Rousseaux du ruisseau — étaient désespérément pauvres. Et il existait une demande soutenue pour une littérature scandaleuse, sulfureuse et subversive.

Quand on lit certains de ces textes, on est frappé à la fois par leur qualité d’écriture et par leur pouvoir de sidération. Prenez par exemple les Anecdotes sur Madame la comtesse du Barry  : c’est un texte très bien écrit, mais profondément choquant pour l’époque. L’idée que la maîtresse officielle du roi ait eu une carrière de prostituée, même de haut rang, heurtait profondément les représentations morales de la monarchie. Ce livre, qui selon mes recherches fut un véritable best-seller, regorgeait de détails scabreux sur la cour, les ministres proches de Madame du Barry — Choiseul, Maupeou, Terray — et alimentait autant le voyeurisme que l’indignation politique.

Un autre exemple, encore plus frappant, est la Vie privée de Louis XV. En quatre volumes, ce texte retrace de manière incroyablement précise et documentée l’histoire du règne, de 1715 à 1774. C’est un ouvrage à la fois scandaleux et sérieux. Il connut un succès considérable, fut rapidement traduit et très bien diffusé à l’étranger. À Harvard, nous conservons un exemplaire de la traduction anglaise, qui porte, sur la page de titre, le nom de son propriétaire : George Washington. Celui-ci n’a jamais quitté les États-Unis, donc il l’a probablement acheté sur place, ce qui montre que ce genre de textes circulait bien au-delà de l’Europe, jusque dans les colonies américaines. Ce petit détail m’a toujours paru sidérant : un futur président lisant une chronique scandaleuse sur Louis XV, au même titre que des milliers d’autres lecteurs anonymes.

Ce phénomène illustre l’existence d’un véritable commerce international de la littérature subversive. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il faille minimiser l’importance des grands penseurs des Lumières — Montesquieu, Diderot, Rousseau, Voltaire — auxquels je consacre d’ailleurs de longs développements dans certains de mes ouvrages. Mais il existe, en parallèle, un autre monde : celui de la littérature clandestine et marginale, qui, elle aussi, a contribué à la délégitimation de l’Ancien Régime. Ce monde-là mérite d’être pris au sérieux. Il est peut-être moins noble, mais il fut, à sa manière, tout aussi révolutionnaire.

Vous avez travaillé comme journaliste, et dans Dernière danse sur le mur, vous reveniez sur cette expérience. Comment comprenez-vous l’évolution de ce métier ? 

Je dirais que depuis la chute du mur de Berlin, le monde de la communication a été profondément bouleversé. Et cela, nous le devons en grande partie aux réseaux sociaux. C’est tout à fait remarquable — et en un sens, bouleversant — de constater le déclin de la presse écrite. J’aime profondément les journaux. Mais si vous entrez aujourd’hui dans une grande gare, vous n’y trouverez pratiquement plus de kiosques à journaux. Les gens ne lisent plus la presse : ils consultent leur smartphone, où s’affiche une information filtrée, souvent produite par des individus qui s’imaginent journalistes, alors qu’ils expriment avant tout leurs préférences idéologiques, parfois leurs passions les plus brutes.

Ce que nous perdons, c’est une forme d’information traitée de manière professionnelle — celle qu’offraient les journaux — au profit d’un mode de transmission bien plus biaisé, émotionnel, et orienté. Des politiciens habiles savent parfaitement en tirer parti. On dit souvent que Donald Trump est stupide ; je pense au contraire qu’il est redoutablement intelligent dans sa manière d’exploiter les médias. Il a un langage, une gestuelle, une mise en scène de soi — avec cette coiffure, ce teint artificiel — qui fonctionne pour une large part de l’opinion.

Les médias électroniques ont, de fait, totalement transformé le monde tel qu’il existait encore en 1989. L’Internet tel que nous le connaissons n’a vraiment commencé à se développer qu’à partir de 1991. Et tout ce qui a suivi — le tri algorithmique de l’information, l’émergence des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle — est extraordinairement récent. De ce point de vue, nous vivons une mutation des moyens de communication plus radicale encore que celle provoquée en son temps par Gutenberg.

Au XVIIIe siècle, il existe un véritable commerce international de la littérature subversive.

Robert Darnton

Et diriez-vous que Grub Street s’est transformée ? Peut-on parler aujourd’hui d’un « Grub Street 2.0 » ? 

Je dirais que la situation est aujourd’hui très différente, ne serait-ce que parce que chacun peut désormais diffuser des messages en un clic. Il existe bien sûr, si l’on veut, des aventuriers du numérique : des individus qui exploitent ces canaux et parviennent à en tirer profit. Peut-on vraiment les considérer comme les héritiers de Grub Street ? Peut-être… mais j’aurais tendance à penser que la comparaison est un peu forcée.

Ce sont de nouvelles créatures, c’est-à-dire des acteurs très capables dans la manipulation des techniques qui permettent de capter l’intérêt des lecteurs ou des auditeurs. Il existe une certaine analogie, sans doute, mais la condition est fondamentalement différente de celle de ces pauvres diables du XVIIIᵉ siècle, qui survivaient dans des mansardes ou des caves, souvent au bord de la misère. Pendant la Terreur, l’abbé Grégoire, au cours d’un débat, affirmait que « le vrai génie est toujours sans-culotte » et plaidait pour que la République accorde un revenu national aux écrivains du peuple. Le mot sans-culotte lui-même provient d’un obscur écrivain alimentaire, Gilbert, mort avant la Révolution, en 1785 si je me souviens bien, et que l’on surnommait Gilbert le sans-culotte parce qu’il était trop pauvre pour s’acheter une culotte. Il y a donc, de fait, un lien direct entre la figure du misérable écrivain de Grub Street et celle du sans-culotte révolutionnaire.

Dans L’Humeur révolutionnaire, vous développez la notion d’humeur collective (temper)  — une disposition diffuse, historiquement située — pour décrire la manière dont les Parisiens réagirent aux événements entre 1748 et 1789. En quoi votre usage de l’humeur  se distingue-t-il de notions plus classiques comme la mentalité, la conscience collective ou le Zeitgeist ? Et qu’autorise-t-il à penser que ces catégories ne permettaient pas ?

En réalité, j’ai choisi ce mot sur les conseils de mon ancien tuteur à Oxford, il y a bien longtemps. En anglais britannique, temper désigne non seulement une disposition d’esprit générale, mais renvoie aussi, de manière plus concrète, à un processus de trempe du métal — l’acier que l’on renforce en le chauffant puis en le refroidissant. C’est donc un terme fort, qui évoque à la fois la résistance, la tension et la transformation. Il fonctionne bien en anglais, même s’il se traduit difficilement en français, en italien ou en allemand.

La principale différence, par rapport à la notion d’opinion publique, tient au fait que je cherche à saisir quelque chose de plus large. Nous disposons d’excellentes études sur l’opinion publique, et je m’en inspire volontiers, mais mon propos est autre. L’humeur inclut l’opinion, certes, mais elle renvoie surtout à la formation d’une vision collective du monde. Sous cet angle, il rejoint en partie ce que la tradition française des années 1970 appelait mentalité, ou ce que Durkheim désignait par conscience collective. C’est bien de cela qu’il s’agit : une manière partagée de percevoir le cours des choses, un cadre commun de compréhension du réel.

Naturellement, il pouvait exister plusieurs visions concurrentes. Mais à Paris, entre 1748 et 1789, on assiste à un processus de simplification radicale. Les nuances du débat politique et administratif s’effacent progressivement. À travers les gazettes, les nouvelles, les discussions dans les cafés ou sur les marchés, les prêches, les performances oratoires dans la rue, se diffuse peu à peu une conviction univoque : celle que le gouvernement sombre dans l’arbitraire et le despotisme.

On peut suivre cette évolution sur quatre décennies. Vers 1787-1788, toutes les couches de l’opinion parisienne — y compris les plus éclairées — en viennent à croire que le pouvoir ministériel devient despotique. Condorcet, par exemple, qui avait soutenu au départ le ministère de Loménie de Brienne, finit, après les émeutes et leur répression à l’été 1788, par dénoncer lui aussi le despotisme et appeler à combattre le ministère. C’est là, à mes yeux, le moment crucial : la formation d’une conviction collective selon laquelle le gouvernement a perdu sa légitimité. Cette perception n’impliquait pas une attaque directe contre le roi, ni une rupture avec le principe de loyauté monarchique ; elle visait le « despotisme ministériel ». Mais elle n’en constituait pas moins une remise en cause profonde de l’ordre politique.

On en voit les effets jusque dans la culture pamphlétaire. Prenez par exemple Calonne : son programme de réformes, rejeté par l’Assemblée des notables, était en réalité assez progressiste. Pourtant, au moment de sa disgrâce et de sa fuite en Angleterre, une avalanche de pamphlets déferla, le présentant comme un despote corrompu, abusant de son pouvoir. Autrement dit, la perception publique divergeait radicalement du contenu réel des politiques.

C’est ce processus — cette lente cristallisation d’une sensibilité politique — que j’ai cherché à retracer, épisode après épisode, sur quarante ans. Il aboutit à l’émergence d’un sentiment collectif d’illégitimité du système dans son ensemble. Et je crois que ce basculement fut décisif dans la genèse de la Révolution française.

L’humeur inclut l’opinion, certes, mais elle renvoie surtout à la formation d’une vision collective du monde.

Robert Darnton

Dans Le Goût de l’archive, Arlette Farge explique comment les réponses à une simple question de police sur la capacité à lire révélaient souvent tout un spectre de situations, échappant à la dichotomie lettré/illettré. Dans votre propre usage des archives policières pour reconstruire les lecteurs, les auditeurs et les publics de rue, comment abordez-vous cette ambiguïté ? Comment parvient-on à approcher une humeur collective à partir de ces documents ?

J’aime énormément le travail d’Arlette Farge, et je partage tout à fait sa manière d’envisager les choses. Elle a passé encore plus de temps que moi dans les archives de la police, mais j’y ai moi aussi consacré des années, à lire des dizaines et des dizaines de dossiers. Ces sources sont d’une richesse fascinante, mais elles varient énormément selon les cas.

Par exemple, j’ai étudié en détail le travail d’un inspecteur de la librairie, Joseph d’Hémery, vers 1750. D’Hémery prenait son rôle très au sérieux. Il avait fait imprimer des fiches comportant des rubriques standardisées qu’il remplissait ensuite à la main. Chaque fiche constituait un rapport sur un écrivain actif à Paris, et il en a recensé environ cinq cents — depuis Montesquieu, Diderot, Rousseau ou Voltaire jusqu’aux auteurs les plus obscurs, ces pauvres diables de Grub Street dont nous parlions plus tôt.

J’ai consacré une longue étude à cette véritable enquête policière sur la vie littéraire, une sorte de sociologie policière avant la lettre. J’en ai publié les résultats dans Le Grand Massacre des chats et j’ai également mis en ligne l’ensemble des rapports de d’Hémery. C’est un exemple de documentation policière d’un type très différent de celle qu’analyse Arlette Farge, mais qui éclaire à sa manière les conditions sociales et intellectuelles de la production littéraire.

J’ai aussi passé beaucoup de temps à lire les interrogatoires de prisonniers de la Bastille. Ils obéissent à une forme fixe : question, réponse, question, réponse ; chaque page est ensuite paraphée par le détenu pour en certifier l’exactitude. Lire ces échanges est absolument captivant : on voit les policiers tendre leurs filets, manipuler les réponses ; les prisonniers tentent de s’en sortir, se contredisent, dénoncent parfois des complices. Ces documents, dans leur précision presque théâtrale, sont des microdrames de la surveillance et de la parole contrainte.

Et puis, il y a les découvertes inattendues — ce que Farge appelle si bien le hasard des archives. J’en ai fait l’expérience à la Bibliothèque de l’Arsenal : alors que je cherchais tout autre chose, je suis tombé sur un énorme dossier intitulé L’Affaire des Quatorze. Il s’agissait d’une vaste enquête policière menée vers 1750 sur la circulation de poèmes et de chansons séditieuses. À l’origine, l’ordre venu de Versailles était très simple : retrouver l’auteur d’un poème dont on ne connaissait que le premier vers, Monstre dont la noire furie… — et de là remonter tout le réseau.

L’enquête prit une ampleur considérable. J’en ai finalement tiré un livre entier, car ce dossier ouvrait une perspective totalement nouvelle sur la communication politique au XVIIIe siècle : comment des chansons populaires pouvaient véhiculer, à travers les marchés, les cabarets ou la rue, une vision critique du pouvoir royal. Même les classes populaires, en chantant des couplets satiriques sur la marquise de Pompadour, participaient à la formation d’un regard collectif sur la monarchie.

Ce sont ces voix plurielles, souvent dissonantes, captées par la police presque malgré elle — que j’essaie d’approcher ce que j’appelle une humeur : une manière partagée de sentir, de juger et de comprendre le monde à un moment donné.

Dans La Condition d’écrivain, vous revenez sur votre célèbre thèse de « Grub Street ». Votre prosopographie élargie confirme-t-elle l’idée d’un « prolétariat littéraire » complètement hermétique, ou révèle-t-elle au contraire des trajectoires plus fluides entre écrivains alimentaires, journalistes, dramaturges et philosophes ?

L’ambition du livre est d’embrasser l’ensemble de la population des écrivains, et non plus seulement celle du Grub Street. Mais je commence par un chapitre où je critique mon propre travail antérieur sur le sujet, et où je réponds aussi à mes critiques. L’article que j’avais publié en 1971, il y a très longtemps maintenant, avait suscité un débat assez vif. Certains chercheurs ont écrit des articles contre lui. Plusieurs de ces critiques étaient tout à fait justifiées.

L’Institut d’études avancées de Paris m’a d’ailleurs invité, il y a quelques années, à revenir sur cet article et à en faire une sorte d’auto-critique. J’ai accepté, et j’ai donc relu mon texte de 1971 avec un regard neuf. J’ai admis certains reproches, modifié certains arguments, et intégré ces réflexions dans le nouveau livre, qui tente de considérer la totalité du monde des écrivains.

Cela pose d’emblée une question fondamentale : qu’est-ce qu’un écrivain ? J’ai choisi de retenir la définition contemporaine, celle que l’on trouve dans les dictionnaires du XVIIIᵉ siècle : un écrivain est quelqu’un qui a écrit un livre. C’est une définition simple, peut-être trop, mais elle a le mérite d’être opératoire. J’ai donc pris pour source principale La France littéraire, une sorte de Bottin des auteurs, publiée à plusieurs reprises durant la seconde moitié du siècle. J’en ai suivi attentivement les éditions successives pour mesurer l’évolution numérique et sociale de cette population.

On dispose de biographies innombrables des grands auteurs du XVIIIᵉ siècle, mais on ignore souvent combien d’écrivains existaient réellement, comment ils vivaient, et quelle place ils occupaient dans la société d’Ancien Régime. En m’appuyant sur La France littéraire — que Voltaire qualifiait d’ouvrage « de bibliothèque », c’est-à-dire digne de sérieux —, j’ai pu établir des estimations solides. Fait amusant : Voltaire refusa d’abord de fournir des informations sur lui-même, mais constata ensuite que tout le monde consultait le volume ; il se résigna donc, dans la troisième édition, à y figurer.

Les classes populaires, en chantant des couplets satiriques sur la marquise de Pompadour, participaient à la formation d’un regard collectif sur la monarchie.

Robert Darnton

Les chiffres montrent une croissance spectaculaire : la population des écrivains passe, selon mes estimations, d’environ 1 200 individus au milieu du siècle à près de 3 000 à la veille de 1789. Cette expansion se reflète jusque dans la littérature polémique. J’en donne un exemple particulièrement savoureux à partir du débat que suscita Le Petit Almanach de nos Grands Hommes d’Antoine de Rivarol, texte d’une ironie mordante qui tourne en dérision cette foule d’auteurs médiocres. J’en fais dialoguer la verve satirique avec un contrepoint : Fabre d’Églantine, son adversaire, qui lui répond en 1787—1788, puis à nouveau après 1789, lorsque le contexte révolutionnaire reconfigure totalement les positions. Cette joute littéraire illustre à mes yeux un phénomène plus large : la prise de conscience, à la fin de l’Ancien Régime, de l’explosion numérique et sociale du monde des lettres, et du brouillage des frontières entre les « grands écrivains » et les travailleurs de la plume.

Le cœur du livre est consacré à l’étude des carrières. J’y examine trois figures : l’un a connu la réussite et atteint le sommet du champ littéraire ; un autre s’est maintenu dans la moyenne ; et un troisième est resté au bas de l’échelle. Je les ai choisies à la fois parce qu’elles sont représentatives et parce que les archives permettent de retracer précisément leur trajectoire, avant et après 1789, lorsque les conditions de la vie littéraire se trouvent entièrement bouleversées.

Il s’agit donc d’un projet ambitieux : une véritable sociologie historique des écrivains du XVIIIᵉ siècle. J’y dialogue d’ailleurs avec les travaux de Alain Viala, notamment son remarquable Naissance de l’écrivain, consacré au XVIIᵉ siècle. Nous divergeons sur certains points, mais son approche reste fondamentale, et je crois que mon livre prolonge ce chantier dans le siècle suivant, avec des données beaucoup plus abondantes. En somme, La Condition d’écrivain clôt un cycle de recherche commencé il y a plus d’un demi-siècle : après avoir étudié les éditeurs, les libraires, les censeurs, les contrebandiers et les lecteurs, j’en viens enfin aux auteurs. 

Ce livre achève ainsi la série que j’avais rêvé d’écrire il y a cinquante ans : l’exploration complète du circuit de la communication littéraire.

Votre travail met souvent en lumière la dissonance entre les idéaux des Lumières et les réalités rugueuses du quotidien : scandale, censure, pauvreté, calomnie. Parfois, on se demande ce qu’il reste des Lumières lorsque l’on en dépouille les mythes fondateurs.

Je n’ai jamais cru à une histoire culturelle fondée sur la vision héroïque des grands hommes et des grands livres. Mais il y eut bel et bien de grands hommes — Diderot, par exemple, que j’admire profondément — et ils ont écrit de grands livres. Ces ouvrages ont exercé une influence considérable sur leurs contemporains.

J’ai même des données chiffrées sur la diffusion des œuvres de Voltaire. Et, au-delà des chiffres, des anecdotes nombreuses illustrent les luttes acharnées entourant la publication des œuvres complètes de Rousseau après sa mort en 1778. C’est une histoire à la fois drôle et révélatrice : la demande était telle que les éditeurs se disputaient les derniers manuscrits de Voltaire et de Rousseau, morts la même année. Il y eut des espions, des pots-de-vin, des intrigues dignes d’un roman policier pour mettre la main sur ces textes. Beaumarchais y joue d’ailleurs un rôle central.

Tout cela montre à quel point les œuvres des Lumières ont réellement touché leurs lecteurs. Ce n’étaient pas des textes pour cénacle, mais de véritables livres à succès. Il en va de même pour l’Encyclopédie. Dans mon premier grand ouvrage, j’ai tenté de mesurer concrètement sa diffusion : nombre d’éditions, tirages, abonnés, réseaux de distribution. On constate qu’à partir des années 1770, les éditions en format réduit — in-quarto, in-octavo — connaissent une diffusion massive. Ce qui, dans les années 1750, avait provoqué un immense scandale devient alors un produit largement toléré, voire banal, par le gouvernement.

Pourquoi ? Parce que le contexte politique et intellectuel a changé : le pouvoir ne se sent plus menacé. Mais cela prouve bien que la philosophie des Lumières a été une force réelle, concrète, profondément ancrée dans la société. Elle a eu des lecteurs, des effets, une histoire matérielle.

L’étude des pamphlets, des écrits clandestins, du journalisme ou de la littérature des bas-fonds n’est donc pas une mise en cause des Lumières : c’en est le complément. Comprendre les Lumières, c’est comprendre aussi leur envers, leurs marges, et la manière dont ces deux mondes se sont nourris l’un l’autre.

Dans Dernière danse sur le mur, un de vos textes évoquait la censure. Vous y montriez qu’elle prend des formes radicalement différentes selon les contextes culturels, les structures institutionnelles et les objectifs politiques. Pensez-vous que cette approche comparative pourrait aussi aider à comprendre certaines formes contemporaines de pression sur l’édition, la recherche ou l’enseignement aux États-Unis ? 

Oui — enfin, en partie. Le propos de ce livre, et de mes recherches sur la censure en général, n’était pas simplement de la condamner ou de plaider pour la liberté de la presse, même si je suis évidemment en faveur de cette liberté. Il s’agissait plutôt de comprendre, de l’intérieur, le fonctionnement concret d’un système de censure : comment il opérait, comment ses acteurs concevaient leur rôle, et comment ils l’articulaient à une culture politique plus large.

Les archives françaises sont, de ce point de vue, d’une richesse extraordinaire. On y trouve des dizaines de mémoires et de lettres échangées entre censeurs, permettant de saisir la manière dont ils définissaient leur mission, souvent avec un mélange de zèle, de prudence et de culture littéraire. Dans le cas de l’Inde britannique du XIXᵉ siècle, j’ai également étudié un corpus considérable de rapports administratifs. Et puis, il y a eu mon expérience en Allemagne de l’Est.

J’y ai passé un an, l’année même de la chute du mur. Des amis écrivains est-allemands m’ont un jour demandé : « Souhaiteriez-vous rencontrer des censeurs ? » J’ai répondu : « Bien sûr que oui. » Peu après, je me retrouvais dans un bureau de la Klara-Zetkin-Strasse, à Berlin-Est, en train d’interviewer deux d’entre eux, juste après la chute du mur. La conversation fut passionnante. Je ne cherchais pas à les accuser, mais à comprendre leur logique, leur perception du travail qu’ils accomplissaient.

Plus tard, au printemps 1990, j’ai pu accéder aux archives du Parti communiste — littéralement en me présentant et en disant : « Je voudrais consulter vos fonds. » Le régime s’était effondré, et personne ne savait vraiment comment gérer ces documents. Cette expérience m’a profondément marqué : elle m’a convaincu qu’il fallait aborder la censure comme un objet anthropologique, en la replaçant dans son environnement institutionnel et symbolique.

Les trois systèmes que j’ai étudiés — la France d’Ancien Régime, l’Inde coloniale et la RDA — pratiquaient indéniablement la censure, mais selon des logiques très différentes. Leurs objectifs, leurs structures et leurs conceptions de la vérité divergeaient radicalement. C’est cela que j’ai voulu montrer : la censure comme pratique sociale située, non comme abstraction morale.

Quant à la situation américaine, c’est à la fois comparable et très différente. Il n’existe pas, au niveau fédéral, de processus officiel de censure des livres. Mais à l’échelle des États, on observe des formes de contrôle inquiétantes. De nombreuses législatures locales ont adopté des lois interdisant non pas la vente des livres, mais leur usage dans les bibliothèques publiques ou dans les écoles. Ces dernières années, la plupart de ces interdictions ont visé des ouvrages traitant d’homosexualité ou de questions transgenres : c’est fascinant, et en même temps consternant. L’objet de la censure n’est plus le communisme ou la subversion politique, comme au temps de la Guerre froide, mais la sexualité et le genre. Cette obsession contemporaine révèle beaucoup sur les angoisses culturelles américaines.

On pourrait aussi mentionner les attaques contre les universités sous l’administration Trump : demandes d’enquêtes sur les politiques d’admission, les recrutements, voire les contenus d’enseignement. Peut-on appeler cela « censure » ? Je crois que oui, au moins en germe : c’est le début d’une tentative pour instaurer un contrôle autoritaire de l’éducation et, au-delà, de la production intellectuelle.

C’est une évolution très inquiétante. Il existe une résistance, vigoureuse et organisée, et j’espère qu’elle l’emportera. Mais je crois que nous assistons à la mise en place progressive d’un appareil plus centralisé de contrôle de la communication, de l’enseignement et des médias.

En ce sens, oui, la censure demeure une menace réelle. Mais non, elle n’a pas encore, aux États-Unis, la cohérence institutionnelle des régimes que j’ai étudiés pour le XVIIIᵉ ou le XXᵉ siècle. C’est plutôt un désordre inquiétant de censures locales, morales, idéologiques — dont il faut néanmoins prendre toute la mesure.

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