ACCÈS LIBRE
02.05.2025 à 17:20
« Ma maison, sanctuaire et école de la seconde chance »
Texte intégral (1361 mots)
« Je suis née à Roubaix en 1964, dans une famille prolétaire de douze enfants. J’étais la cinquième.
Dès mon adolescence, j’ai voulu être éducatrice. Mes parents préféraient que je fasse de la comptabilité, alors j’ai passé mon CAP et je me suis mise à travailler comme assistante administrative et comptable, mais c’était un métier alimentaire. Après ma quatrième grossesse, en 1998, j’ai enfin fait quelque chose qui me plaisait vraiment. Je suis allée à l’université pour passer l’équivalent du baccalauréat et une licence de sciences de l’éducation. En 2008, une copine m’a parlé de son travail, “un truc top, tu héberges des enfants placés, tu les accompagnes et les fais grandir”. Je me suis dit “pourquoi pas ?” J’ai demandé mon agrément d’assistante familiale puis j’ai suivi la formation. Je ne voulais pas de nourrisson, parce que mes quatre enfants étaient déjà grands, donc je préférais que l’enfant soit déjà un petit peu autonome. Finalement, en juillet 2012, on m’a présenté mon premier enfant à accueillir : Louis, 22 mois. En septembre, le second est arrivé : Rémy, 7 ans. Ils sont toujours chez moi. Ils ont aujourd’hui 14 et 19 ans.
Avec eux deux, j’ai dû reprendre les bases, ça nous a demandé du temps. On ne leur avait pas appris à exprimer ce qu’ils ressentaient. Il a fallu les aider à comprendre leurs émotions, à les nommer et les évacuer. En tant que famille d’accueil, on leur apprend des choses très élémentaires, qui font partie de l’intime. Par exemple, il y a quelques années, j’ai accueilli un jeune de 16 ans pendant trois semaines. Il ne s’est pas brossé les dents une seule fois, parce qu’on ne lui avait jamais appris.
Rien n’est écrit dans les livres
Les choses que je leur transmets sont essentielles, comme bien manger, avoir une certaine hygiène, faire preuve de savoir-vivre et savoir-être. Louis est arrivé avec un biberon de Coca, il ne mangeait pas. La rééducation alimentaire demande une implication que je n’avais pas imaginée avec mes propres enfants. J’ai mis six mois à lui faire boire de l’eau, plus d’un an pour lui faire prendre un repas équilibré de bébé.
Rien de tout ça n’est écrit dans les bouquins. On travaille une problématique à la fois, avec les moyens qu’on a, puis ça se fait sur la durée. Quand il s’agit d’enfants accueillis en urgence, qui ne restent que sur une période très courte, on transmet quelques valeurs, mais ça ne les change pas vraiment. Avec Louis et Rémy, ça fait treize ans qu’on y travaille.
Une fois que les bases ont été acquises, je me suis mise à les suivre sur le plan scolaire. On ne peut pas travailler comme famille d’accueil sans penser à la réussite de l’enfant. C’est fatigant de gérer les devoirs et de faire réciter les exposés, mais ça fait partie de ce que j’estime être mon boulot. J’ai voulu leur transmettre le goût de la lecture et du sport, qui étaient mes exutoires quand j’étais plus jeune. Comme je l’ai fait pour mes enfants, j’essaie de leur donner les moyens de réussir à devenir la meilleure version d’eux-mêmes. Par exemple, leur faire prendre conscience que sur la copie qu’ils rendent à leur professeur·e, c’est leur nom. Quand Louis revient de l’école et me dit : “Tatie, j’ai bien travaillé pour toi”, je lui réponds : “Non, tu travailles pour ton avenir, mon grand. Je suis fière, mais ce n’est pas pour moi.”
Je ne suis ni une garderie ni une nounou. Ici, c’est leur maison. Je leur ai donné le même amour qu’à mes propres enfants. Rémy part dans un an et demi. Il n’a plus de lien avec son père depuis qu’il a 10 ans, alors la mort de mon mari, il y a deux ans, lui a fait un choc. C’était comme un deuil parental.
On a reconstitué une famille
Je suis leur tatie, leur maman de cœur, ou au moins une figure d’attachement, affective et rassurante.
Ce sont mon parcours de vie personnelle, mes tristesses, mes souffrances qui m’ont donné envie d’aider ces enfants. Je n’ai pas choisi la famille dans laquelle je suis née, mais avec Louis et Rémy, on en a reconstitué une. Tous les deux ont passé plus de temps chez moi que nulle part ailleurs. On partage des moments de vie au quotidien, ils ont pris racine dans ma famille, aux côtés de mon mari et de mes quatre enfants.
Pour moi, ils sont frères, indirectement. C’est très important qu’il n’y ait pas de jalousie entre eux, mais de l’entraide et du respect, surtout aucune violence ni aucun mensonge : seulement de la tolérance et du partage. Ma maison, je la vois comme un sanctuaire et une école de la seconde chance. Je me sens utile, je me dis que je fais du bien et que je suis là pour protéger ces enfants. Je les tiens par la main autant et aussi longtemps que je peux.
J’essaie de ne pas trop me demander combien de temps ils vont rester chez moi. Évidemment que je préfère qu’ils restent jusqu’à leurs 18 ans, et même 21 ans1, comme ça, je peux les accompagner pour leur entrée dans la vie active.
Une fois que Louis et Rémy seront adultes et qu’ils seront partis de chez moi, j’espère les revoir, même si c’est vingt ans plus tard. Ce serait mon plus grand bonheur de savoir qu’ils sont heureux, ont un métier et un toit au-dessus de la tête. L’éducation des jeunes de l’Aide sociale à l’enfance, ça demande du temps et de la persévérance. Ils sont comme des diamants : à force de les traiter avec soin, ils deviennent des bijoux merveilleux. J’ai l’impression d’en avoir deux à la maison, c’est ma plus belle réussite. »
- Les enfants placé·es en famille d’accueil dans la région des Hauts-de-France peuvent solliciter le dispositif Entrée dans la vie adulte (EVA) et prolonger leur placement chez l’assistante familiale jusqu’à 21 ans.
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02.05.2025 à 17:11
En RDC, le viol comme arme de guerre
Texte intégral (1190 mots)
Le 8 mars 2025, l’Organisation des Nations unies (ONU) a relayé un chiffre glaçant sur l’ampleur des violences sexuelles en cours en République démocratique du Congo (RDC) : durant la première quinzaine de février 2025, une femme a été violée « toutes les quatre minutes » dans l’est du pays. Un chiffre largement sous-estimé, précisent les Nations unies. Depuis la prise de la ville de Goma, à la fin de janvier, par le Mouvement du 23 Mars (M23), un groupe armé rebelle soutenu par le Rwanda, une nouvelle vague de violences ensanglante la région du Kivu. Les femmes en sont des victimes particulières, comme lors de précédentes phases du conflit, qui dure depuis plus de trente ans. Avec une ampleur aujourd’hui inédite.
« Il nous est rapporté plus de 4 000 cas de femmes ayant subi des violences sexuelles. Certaines sont soumises à un esclavage moderne, contraintes à avoir des relations sexuelles par peur des représailles », détaille Emmanuella Zandi, directrice générale adjointe du Fonarev RDC, un organisme gouvernemental congolais venant en aide aux victimes de violences sexuelles liées aux conflits. En plus d’instaurer la peur et d’asseoir le pouvoir des agresseurs, l’utilisation de ces violences « constitue une arme de guerre pour faire passer un message au gouvernement, poursuit l’activiste. Et quand on touche aux femmes, on détruit les tissus sociaux, parce que les femmes constituent le socle des communautés. » « Agresser les femmes envoie le message qu’on a vaincu les hommes de leur communauté, puisqu’ils n’ont pas été en mesure de les protéger », complète Anny Modi, fondatrice d’Afia Mama, une ONG féministe congolaise.
Un « cercle vicieux de violences »
Les femmes victimes de violences sexuelles doivent souvent affronter le stigmate, la honte, l’isolement. « Elles se retrouvent dans un cercle vicieux de violences, décrit Anny Modi. Leur famille les rejette, leur mariage est détruit et elles perdent leurs moyens de subsistance. Elles risquent alors de nouveau d’être victimes. » Certaines ne dénoncent donc pas les violences vécues.
Les associations déplorent aussi un accès au suivi de grossesse ou à l’avortement gravement entravé par le conflit. « Les violences de genre ne se limitent pas aux agressions ; les droits à la santé sexuelle et reproductive sont aussi violentés. Sans couloir humanitaire, on condamne des femmes à mener à terme des grossesses non désirées, en plus de tout ce qu’elles subissent », explique Anny Modi. Ces enfants à naître, issus de viols « ennemis », peuvent ne pas être acceptés par la communauté, voire par leur mère.
Une régression des droits des femmes sur le long terme
Les millions de femmes et d’enfants déplacé·es sont particulièrement vulnérables à toutes ces violences. Des femmes, déjà victimes au cours du conflit, ont dû repartir en exode lors du démantèlement des camps dans la région de Goma, et s’exposer à nouveau aux violences.
Anny Modi relève plusieurs catégories de femmes qui sont spécifiquement agressées. Celles « issues de minorités sexuelles », qui ont « subi des viols liés au simple fait de ne pas être hétérosexuelles ». Des femmes de militaires ont aussi été attaquées. Enfin, des militantes pour les droits des femmes sont directement menacées pour leurs activités. « Après la prise de Goma, nous avons reçu des images d’une activiste, violée devant sa famille. Ces images sont envoyées à d’autres féministes, pour les faire taire si elles veulent dénoncer ce qu’il se passe. »
Les femmes détenues sont également visées : lors de la prise de Goma, au moins 165 prisonnières ont été violées, selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. La majorité d’entre elles ont ensuite péri dans un incendie survenu à la prison de Munzenze. L’ONU alerte sur les « milliers de détenus, y compris des criminels violents et des chefs de groupes armés » qui s’en sont évadés, et la menace que ces hommes représenteraient pour les victimes et les témoins ayant joué un rôle dans leur condamnation. Selon Emmanuella Zandi, la protection de ces personnes est aussi un enjeu dans les affaires de violences sexuelles. Son organisation a mis en place un mécanisme d’alerte spécifique.
Les organisations interrogées se mobilisent comme elles peuvent. Elles logent des victimes, organisent des séances de « détraumatisation » ou prennent en charge des orphelin·es. Mais elles se heurtent à plusieurs obstacles. L’absence de sécurité, d’abord, la pénurie des ressources (financières, médicales…), sans compter les hôpitaux détruits. Il manque des médicaments pour les femmes contaminées par le VIH… Anny Modi regrette que la prise en charge des femmes n’ait pas été une priorité dans la première phase de la mobilisation humanitaire.
Une activiste congolaise, qui a souhaité rester anonyme, pointe la régression que ce conflit représente pour les droits des femmes : « On se demande quel est l’avenir des femmes et des enfants en RDC. Grâce aux féministes, la situation commençait à s’améliorer, mais là, elle est devenue bien plus grave qu’avant. Des femmes voient leur business réduit à néant, des filles abandonnent le chemin de l’école, devenu dangereux. »
Les dommages liés à la guerre auront aussi des conséquences après le conflit. Les associations d’aides aux victimes, tout comme le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, s’inquiètent de la destruction – par les coupables eux-mêmes, qui contrôlent certaines zones du pays – des preuves qui pourraient être utilisées en justice par des victimes d’exactions. Les ONG attendent une accalmie pour pouvoir intervenir, et espèrent pour cela un soutien plus franc de la part de la communauté internationale.
Les enfants également ciblé·es
Autre catégorie de la population particulièrement touchée par le conflit en République démocratique du Congo : les enfants. Le 11 avril 2025, l’Unicef indiquait qu’ils constituaient près de la moitié des 10 000 cas de violences sexuelles recensée aux mois de janvier et février. James Elder, porte-parole de l’organisation, souligne la dimension systémique de ces violences : « C’est une arme de guerre et une tactique délibérée de terreur. » Un constat d’autant plus glaçant que la crise des financements de l’aide humanitaire empêche de fournir des soins essentiels aux survivant·es de violences sexuelles.
02.05.2025 à 17:04
Mon école va craquer
Texte intégral (3953 mots)
Un mur couvert de photos et de coupures de presse : la décoration colorée de la salle de pause de l’école Nelson-Mandela raconte les mobilisations qui ont pu souder son équipe ces derniers temps. Le groupe scolaire implanté à Saint-Herblain (Loire-Atlantique) jouxte le Sillon de Bretagne, un des quartiers les plus pauvres de France.
« Ici, on vit le quotidien d’une école de quartier populaire, où la situation économique s’est dégradée », décrit Julie *, enseignante en CM1-CM2 et militante à SUD éducation. « Il faut prévoir des kits pour les enfants qui ne peuvent pas acheter de matériel, un coin calme pour ceux qui arrivent très fatigués. Beaucoup ne mangent pas le matin. » Une réalité vécue par une large partie de la profession, qui doit assumer, en plus des missions d’enseignements, un ensemble de tâches qui relèvent du travail du care1. Des compétences sous-estimées et peu prises en compte, dans un contexte de féminisation accrue de la profession : entre 1955 et 2021, le taux de femmes dans l’enseignement primaire est passé de 65,3 % à 83,9 %2.
Depuis 2022, l’équipe enseignante de Nelson-Mandela, épaulée par des parents d’élèves, multiplie les actions pour que l’école réintègre le réseau d’éducation prioritaire REP+3, gage d’augmentation des moyens et de baisse des effectifs – elle en était sortie à l’occasion de son déménagement en 2015, alors que son indice de position sociale (IPS)4 est aussi bas que celui des écoles du réseau de l’académie. « Beaucoup de parents inscrivent leurs enfants à l’école privée à partir du CP. Les seules familles de classes moyennes qui restent le font par engagement », analyse Julie.

Les parents en soutien
Ces dernières années, la région des Pays de la Loire a été à l’avant-garde de plusieurs mobilisations nationales pour lutter contre la logique de tri social portée par la réforme du « choc des savoirs », un ensemble de mesures censées relever le niveau des élèves des écoles élémentaires et des collèges, impulsées en 2023 par Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Ces mobilisations dénonçaient aussi le manque de moyens alloués à l’accueil d’enfants à besoins spécifiques. Car à Nelson-Mandela, comme dans d’autres écoles de Nantes et ses alentours, une petite dizaine d’enfants en situation de handicap sont scolarisé·es, alors que plusieurs postes d’accompagnant·e d’élèves en situation de handicap (AESH) restent vacants. « Il y a aussi les enfants qui sont en attente d’une place en IME [institut médico-éducatif, une structure destinée aux enfants et adolescent·es en situation de handicap mental]. Certains cumulent leurs difficultés avec la barrière de la langue », explique Basile, enseignant en CP.

Devant le groupe scolaire Stéphane-Hessel, une autre école de Saint-Herblain, dans le vent froid d’un matin de janvier, Alexandra et son ancien collègue Clément Brochard se souviennent de la lutte menée ici il y a trois ans. « On s’est rendu compte qu’on manquait tous de moyens humains et éducatifs. Plusieurs enseignants avaient des difficultés à gérer seuls ces situations. » Le 7 décembre 2021, elles et ils organisent une journée de grève. Sept écoles sont fermées – un événement dans la commune. « Comme l’action partait du terrain, de ce qu’on vivait au quotidien, les gens étaient plus déterminés », raconte Alexandra. La mobilisation fait tache d’huile. Le 13 janvier 2022, une grève nationale rassemble près de 5 000 manifestant·es à Nantes. Deux jours plus tard, des parents aident à bloquer symboliquement l’école. À la fin du mois de mars, après plusieurs jours de fermeture, l’équipe obtient une place dans une structure spécialisée pour un élève et l’arrivée de deux AESH dans l’établissement.
« D’une école à l’autre, les luttes ont un poids inégal parce qu’elles reposent beaucoup sur la mobilisation des parents. »
Ingrid, enseignante
Dans l’école où travaille Juliette, le soutien des parents d’élèves a aussi été déterminant. En 2023, les enseignant·es les invitent à une réunion d’urgence. « On a voulu être transparents : “On n’y arrive pas, on a besoin de votre aide.” Ils ont porté le combat avec nous », se souvient-elle. En janvier 2024, une centaine de parents et des personnels périscolaires se rassemblent devant le bâtiment. L’école obtient une dizaine d’heures d’AESH supplémentaires. Insuffisant, mais assez pour souffler jusqu’à la fin de l’année.
Ces actions sont nourries par la base militante, importante dans l’agglomération, et le solide tissu de solidarités locales. Mais d’une école à l’autre, « les luttes ont un poids inégal parce qu’elles reposent beaucoup sur la mobilisation des parents, analyse Ingrid, enseignante en maternelle. Le rectorat va concéder de petites améliorations seulement quand ils mettent la pression. Cela donne l’impression que l’Éducation nationale se moque des conditions de travail des personnels. » Un constat amer que partage Julie : « L’administration met des pansements sur des situations de grande souffrance. Les réponses sont souvent en grand décalage face à la violence des situations. »
Un idéal sans moyens
En France, depuis 2006, le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisé·es en milieu dit ordinaire a triplé : aujourd’hui, ils et elles sont 519 0005 et représentent 3,3 % des élèves. Environ 60 % seulement bénéficient d’une AESH – et certain·es uniquement pour quelques heures par semaine. Si, en vingt ans, deux lois6 ont cherché à renforcer leur inclusion dans les écoles classiques, le bilan est plus que mitigé. En cause notamment, l’absence de suivi de cette politique publique. En 2024, la Cour des comptes relève : « Il n’y a pas d’indicateurs robustes en matière d’inclusion scolaire. »
Autre problème : les difficultés de recrutement des AESH. Aujourd’hui, la grande majorité des contrats correspondent à 60 % d’un temps plein – pour un salaire d’environ 800 euros par mois. Le métier est précaire, les conditions de travail difficiles. « On est les “premières de corvées” : 94 % de femmes, beaucoup de mères célibataires », analyse Maïwenn, AESH en Loire-Atlantique depuis neuf ans. Dans le département, elles sont près de 2 200 à se répartir des emplois du temps morcelés et changeants.
Faute d’accompagnement à l’école et de place en établissements adaptés, de nombreux enfants sont déscolarisé·es – et souvent gardé·es à la maison par des mères contraintes d’arrêter le travail. La problématique n’est pas seulement locale : en 2023, une enquête de la Drees7 constate que les bénéficiaires de l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH) « vivent plus souvent en famille monoparentale et leurs parents ont une situation moins favorable sur le marché du travail ». Dans 93 % des cas, le parent qui a la charge de l’enfant est leur mère.

Jugé positif par tous·tes les enseignant·es rencontré·es, l’objectif d’inclusion s’ajoute néanmoins à la liste des attentes qui s’empilent sur leurs épaules au rythme effréné des réformes. « Cinq ministres se sont succédé en un an… Au quotidien, on reçoit des ordres et des contrordres permanents », résume Julien, directeur d’école maternelle dans la région. En 2024, la Cour des comptes s’est inquiétée des risques psychosociaux liés à la mise en place du principe d’inclusion sans les moyens humains correspondants : « Le manque de formation, et parfois l’absence d’informations précises […], peut conduire à une augmentation de la charge mentale et du sentiment de mal-être. »
L’année précédente, des sociologues décrivaient, dans un ouvrage collectif sur la profession (voir note 2), « des contraintes institutionnelles croissantes » pesant sur l’enseignement en primaire ces quinze dernières années. Pour les chercheur·euses, les dernières réformes ont généré, en plus de nouvelles tâches administratives, un « bouleversement des pratiques professionnelles » et des « injonctions à l’innovation pédagogique » qui augmentent la charge de travail. Une expérience vécue par Romain*, enseignant à Saint-Herblain : « Le travail de préparation s’est multiplié pour s’adapter à chacun. On est obligés de faire des choix, de prioriser. Alors on a tout le temps l’impression qu’on ne fait pas bien notre travail. »
Les suppressions de classes régulières (justifiées selon le ministère par la baisse de la démographie) et les absences non remplacées8 alourdissent encore la charge de travail. Au quotidien, la plupart des professeur·es des écoles doivent composer avec le stress chronique lié à la gestion de classes surchargées et sous tension. Pour les enfants à besoins spécifiques, « c’est parfois trop compliqué de supporter le bruit d’une classe toute la journée. D’autres ne supportent pas qu’on les touche. Ils ont pourtant le droit d’être accueillis comme les autres, avec les moyens nécessaires », illustre Alexandra.
Rôle social invisibilisé
Depuis la mi-décembre 2024, les représentantes et représentants syndicaux du département ont reçu plusieurs centaines de signalements sur des situations qui abîment la santé des professionnel·les. « On nous parle de violences physiques et verbales, de troubles du sommeil, de situations d’épuisement… C’est exponentiel depuis quelques rentrées », s’inquiète Annabel Cattoni, cosecrétaire départementale du FSU-SNUipp, le syndicat majoritaire au sein de la profession. Plusieurs enseignantes interrogées rapportent des situations où, faute de moyens, la sécurité des personnels et des enfants est mise à mal. Beaucoup font face à une perte de sens, un sentiment d’échec. Car, à moyens constants, impossible d’adapter sa pédagogie à chaque enfant. « On se sent responsable d’une violence institutionnelle », décrit Anaïs Frou, enseignante dans une école élémentaire REP+ à Nantes. Une de ses élèves est victime de violences sexuelles : « Elle n’ose pas aller aux toilettes seule. Elle n’est pas en condition pour apprendre. Ma priorité, c’est qu’elle se sente en sécurité dans ma classe. »

Certes, les conditions de travail varient d’une école à l’autre, mais les difficultés se trouvent toujours redoublées dans les territoires en grande précarité sociale. « C’est compliqué de dire à des enfants de faire leurs devoirs quand leurs besoins essentiels ne sont pas pris en charge. Parfois, on doit arbitrer entre la préparation d’un cours de grammaire ou la rédaction de dossiers pour les professionnels de santé et les assistantes sociales. On n’avance pas dans nos pratiques didactiques parce que l’urgence est ailleurs », explique Anaïs Frou.
Corinne Maquignon, enseignante en CM1 à Nantes, accueille dans sa classe cinq enfants porteurs de handicap, dont un qui souffre d’un trouble autistique. « Je sais apprendre à lire, mais je ne suis pas formée pour m’occuper de lui. On n’est plus dans le pédagogique. J’aime toujours mon métier, mais avant les vacances j’étais tellement fatiguée que je me suis mise à pleurer devant mes élèves. Même les jeunes collègues sont épuisées. » Élue et militante à SUD éducation, Juliette défend en instance départementale le recours au temps partiel. « Ce serait un moyen de prendre soin des personnels en souffrance, afin qu’ils ne craquent pas. Certain·es ont peur tout l’été avant la rentrée. »

« On se sent responsable d’une violence institutionnelle. »
Anaïs Frou, enseignante
En 2008, Xavier Darcos, alors ministre de l’Éducation nationale, s’agaçait, en parlant des enseignant·es de maternelle, de « concours à bac + 5 [pour] des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants ou de leur changer les couches. » Une sortie qui trahissait une « confusion persistante entre le travail domestique et une profession qui demande des qualifications. Mais aussi d’une condescendance pour un métier construit comme “féminin” et dévalorisé », décrypte la sociologue Marlaine Cacouault. Aujourd’hui encore, des discours témoignent de l’héritage d’un double standard dans les représentations : pendant longtemps, le travail des institutrices était considéré comme le prolongement de l’éducation de leurs enfants, quand les instituteurs, souvent impliqués dans la vie politique locale, étaient glorifiés en tant que « hussards noirs de la République », selon l’image célèbre de l’écrivain Charles Péguy.
Malgré leur engagement sur le terrain, leur rôle social et l’ampleur de leurs missions sont invisibilisés. « Il m’arrive de rester une heure en rendez-vous avec des parents éloigné·es de l’école pour discuter, les rassurer », raconte Solène Sauvaget. Lorsqu’elle parle de son métier, Maïwenn évoque même « un côté sacrificiel » : « On se dit que si on fait grève ou qu’on est malade, l’enfant ne sera pas accompagné. » Pour les AESH comme pour les enseignant·es, le sentiment de culpabilité et les dysfonctionnements structurels empêchent parfois de prendre un arrêt de travail : « On sait que nos collègues vont récupérer nos élèves, que ça va être plus dur pour eux », souffle Corinne Maquignon. En dépit des dysfonctionnements structurels qui abîment ses fonctionnaires et contractuel·les, le château de cartes de l’école publique ne s’effondre pas encore. « Comme dans d’autres métiers, peut-être que le système tient parce que les femmes tiennent, malgré tout », s’interroge Julie.
*Les personnes désignées par leur prénom n’ont pas souhaité que leur nom de famille soit mentionné.
*Le prénom a été modifié.
- Le travail du care (« soin » en anglais) désigne les activités, essentiellement prises en charge par les femmes, dans lesquelles le souci des autres est central. Lire notre glossaire ci-dessous.
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- Voir l’ouvrage collectif Professeur·e·s des écoles, sociologie d’une profession dans la tourmente, L’Harmattan, 2023.
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- Dans les établissements REP (Réseau d’éducation prioritaire) et REP+, les enseignant·es bénéficient de conditions professionnelles particulières (effectifs de classes réduits, heures de formation supplémentaires…) afin de corriger l’impact des inégalités sociales sur le niveau scolaire.
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- Cet indicateur calculé par l’Éducation nationale traduit la situation socio-économique des familles des enfants accueilli·es dans un établissement scolaire.
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- Table ronde du Sénat « Quel bilan pour l’école inclusive ? » du 15 janvier 2025, consultable en ligne sur le site du Sénat.
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- La loi du 11 février 2005 pose les jalons d’une politique globale d’égalité des droits pour les personnes handicapées. Celle du 8 juillet 2013 est une loi d’orientation de l’école, et introduit dans le Code de l’éducation la notion d’école inclusive.
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- « Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants handicapés : les parents en première ligne », enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), 2023, consultable en ligne.
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- Du 20 au 24 janvier 2025, une enquête locale menée par SUD éducation sur la base des témoignages de 70 écoles a recensé 242 jours de classes manquants, faute de remplacements.
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02.05.2025 à 16:43
Au Maghreb la révolte des mots
Texte intégral (2942 mots)
À Tunis, au micro, trois jeunes hommes tunisiens parlent de leur rapport à leur corps, précisément à leur pénis. L’un d’eux témoigne : « Zebi… » (« Ma bite… »). Face aux regards interloqués qu’il vient de déclencher, le jeune homme laisse sa phrase en suspens. « Non, évite ce terme vulgaire en dialecte, intervient Mohamed Triki.
Mohamed Triki, étudiant tunisien de 23 ans, a créé en 2021 le podcast Borjouliya, traduisible par « avec virilité », qui cumule 15 000 écoutes – principalement de femmes. Partant de son ressenti face aux injonctions faites aux hommes, désireux de faire tomber les stéréotypes, Mohamed Triki déconstruit la masculinité traditionnelle tunisienne. Dans ce « podcast 100 % tunisien », fondé sur des témoignages ou des avis d’experts, on passe de l’arabe dialectal à l’arabe classique, au français ou à l’anglais, en fonction de la technicité du mot, de son usage. Cette scène de micro-trottoir illustre le terrain miné de la langue et de la libération de la parole au Maghreb. Comment déconstruire le patriarcat quand les mots courants de l’intime sont jugés injurieux et inaudibles ?
« Lorsque je parle de sexe, je le fais de manière chirurgicale. Je n’arrive pas à exprimer mes besoins dans ma langue maternelle. »
Mohamed Triki, podcasteur tunisien
Au Maghreb, les variantes locales de l’arabe sont désignées sous le vocable darija, qui signifie « d’usage courant ». Chaque pays, voire chaque région, parle sa propre darija. L’arabe classique ou arabe littéraire, al-fuṣḥā, est la langue officielle ; appris à l’école, il est compris par la majorité de la population, mais n’est pas utilisé au quotidien, et appartient au registre soutenu.
Si la darija a connu de fortes expansions dans les milieux culturels engagés des années 1970, et qu’elle n’a jamais cessé d’irriguer divers courants d’expression culturelle politisée, elle reste marquée par un « stigma linguistique », analyse la chercheuse en anthropologie Cyrine Bouajila. Longtemps perçue comme une « langue de la rue », elle est reléguée derrière l’arabe classique, qui incarne l’autorité institutionnelle, et du français, perçue comme la langue de l’élite.
Dans les années 1960, les linguistes considéraient le Maghreb en situation de diglossie, une cohabitation de deux langues aux statuts différents. Le rapport aux langues a depuis changé, et ces experts parlent aujourd’hui plus volontiers de continuum linguistique pour décrire la façon dont l’arabe classique et la darija s’interpénètrent et se complètent, créant différents niveaux de langue communément employés.
Depuis les indépendances, la darija est au cœur des réflexions féministes : quelle langue pour porter les luttes ? Dans les années 1970, les militantes féministes s’exprimaient surtout en français ou en arabe classique, tandis qu’aujourd’hui la darija est un outil d’expression courant parmi les militantes, mais aussi pour de nouvelles revendications, notamment dans la défense des droits des personnes LGBTQIA+. La darija conquiert, progressivement, de nouveaux espaces.
Si les mouvements féministes dans la région ont creusé leur sillon, l’essor des réseaux sociaux a favorisé de nouvelles passerelles avec les mouvements occidentaux, renforçant la darija comme langue de mobilisation.
Mériam Cheikh, maîtresse de conférence en anthropologie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), analyse ce phénomène : « Au Maroc, l’ancienne génération de féministes ne méprisait pas la darija, mais ne l’utilisait pas comme un outil, contrairement à la nouvelle génération, issue des printemps arabes [en 2011], qui s’en empare. Les réseaux sociaux et les podcasts ont démocratisé son usage et ont rendu visibles ses limites. » Les réseaux sociaux ont également favorisé l’emploi de la graphie arabe pour écrire en darija. « La dernière vague féministe veut lever les tabous, parler du viol, du consentement, des féminicides, ce qui pousse la darija à se transformer », ajoute la chercheuse.
Exprimer les identités plurielles
La graphie inclusive est un sujet auquel se sont intéressé·es les féministes et activistes de langue arabe. Différents procédés existent, assez similaires à ceux développés en Occident. Dès 2013, Khookha McQueer, militant·e tunisien·ne LGBTQIA+, partage sur Facebook des textes en dialecte tunisien sur son vécu de personne non binaire dans l’espace public.
Inspiré·e par des lectures anglo-saxonnes, Khookha publie d’abord ses posts en anglais, utilisant les pronoms et les concepts liés à la transidentité. « Pour des raisons politiques de réappropriation, j’ai commencé à traduire ces idées en darija, mais j’ai vite été confronté·e au manque de mots ou à leur charge insultante », explique-t-iel. « Non-binaire » existe en arabe classique, al-lathnayi, mais est peu connu : « Le mot semble technique, répulsif. » L’activiste décide de créer des néologismes pour exprimer la pluralité de son identité. Iel puise dans la prononciation de la darija de l’île tunisienne de Djerba pour inventer un nouveau pronom : houmen, équivalent du « elleux » français.
Khookha McQueer ne s’arrête pas aux pronoms : en 2020, avec l’association Avocats sans frontières, iel participe à la rédaction d’un guide de terminologie sur le genre et la sexualité à destination des avocat·es tunisien·nes. En Tunisie, l’article 230 du Code pénal criminalise les relations homosexuelles : « Pour défendre leurs client·es, les avocat·es ont constaté qu’il n’y avait que des mots dénigrants pour désigner l’homosexualité – le terme “sodomite” est d’ailleurs très utilisé en droit », poursuit Khookha McQueer. Les termes désignant l’homosexualité masculine en darija tunisienne sont nombreux, « dérivant de l’arabe classique ou médiéval comme “mībūn” […] ou “mkhannath” (efféminé) ; d’autres sont des images ou des emprunts : “mrāwī” (efféminé), “markhūf” (mou), “khāwī” (impuissant), “ḥṣān” (cheval), “karyūka” (folle/efféminée) », illustre la sociolinguiste Mariem Guellouz.
Sortir de la stigmatisation
Tiraillés entre l’invention de nouveaux termes, la censure de ceux existants ou leur réappropriation, les activistes du Maghreb évoluent selon des stratégies différentes. Le collectif Algerian Feminists mène ses actions en ligne en darija algérienne et assure une couverture médiatique régulière des actions féministes à travers le pays.
Pour ces militantes vingtenaires vivant en Algérie, utiliser la darija est une évidence : « C’est aussi s’approprier un féminisme qui répond à nos besoins », précisent Sarah et Kawtar, du collectif. Mais cette libération de la parole rencontre des obstacles sémantiques : « On aimerait évoquer des choses encore plus dérangeantes, mais on n’arrive pas à les exprimer sans tomber dans la vulgarité. On passe par la fuṣḥā pour parler du vagin, même si c’est un terme froid, ou alors on ne le dit pas. La darija est une langue du quotidien qui n’a pas développé ces termes », expliquent-elles. Tout comme pour Mohamed Triki, du podcast Borjouliya, elles avancent sur un fil : mener leur travail de sensibilisation sans heurter les sensibilités.
« Aujourd’hui, toute une génération veut rompre la chape de plomb de la hchouma, et parler ouvertement. »
Mériam Cheikh, maîtresse de conférence en anthropologie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Pendant le confinement lié à la crise du covid, en 2020, Soufiane Hennani, activiste pour la défense des droits des personnes LGBTQIA+ au Maroc, lance son podcast Machi Rojola (« Tu n’es pas un homme ») – qui inspirera Mohamed Triki. Le chroniqueur queer privilégie des invité·es « darijophones », estimant que recourir à l’arabe classique – ou pire, à l’anglais ou au français – créerait une distance avec les réalités vécues. Selon lui, s’exprimer dans une langue étrangère ou peu pratiquée au quotidien éloigne des expériences concrètes des luttes et enferme le discours dans une approche théorique.
En s’appuyant sur le concept sociologique du retournement du stigmate – une tactique militante qui transforme l’insulte en symbole de fierté politique, comme ce fut le cas pour les termes « queer » ou « pédé » –, il cherche à réinvestir des mots absents ou marginalisés dans la langue pour les inscrire dans l’espace public. « Je suis très impressionné quand des invité·es expriment des idées complexes avec la langue du peuple, souligne Soufiane Hennani. Le sommet de la réussite d’un combat est d’ancrer en darija des mots qui signifient “féminisme”, “queer”, “justice sociale”. »
« Lorsque je parle de sexe, je le fais de manière chirurgicale. J’ai grandi dans un environnement où l’on ne s’exprime pas sur ce sujet. Je parle couramment l’anglais et le français, mais je n’arrive pas à exprimer mes besoins dans ma langue maternelle », confie Mohamed Triki.
L’impossibilité de s’exprimer en arabe sur le sexe ou l’amour est en partie due à la culture de la hchouma, une pudeur teintée de honte, une peur du regard de l’autre, une sentence à l’égard de tout comportement déviant de la norme, qui entrave les libertés individuelles. « Il ne faut pas tout faire porter à la langue : celle-ci est, à l’inverse, révélatrice des façons de penser », éclaire Alexandrine Barontini, maîtresse de conférence en arabe marocain à l’Inalco. « Ce sont des sociétés qui se sont constituées autour de la notion de pudeur et d’honneur – dans le sens où la place que l’on occupe au sein de la société a une importance, ajoute Mériam Cheikh. Ce qui est condamnable n’est pas d’avoir des relations sexuelles hors mariage, mais de l’assumer publiquement, transgresser le silence. Aujourd’hui, toute une génération veut rompre la chape de plomb de la hchouma, et parler ouvertement. »

Dans son livre Let’s Talk About Sex, Habibi. Liebe und Begehren von Casablanca bis Kairo (Piper, 2022, en allemand uniquement), Mohamed Amjahid, journaliste germano-marocain, enquête sur la sexualité en Afrique du Nord. « Il n’y a pas un Maroc, mais plusieurs. D’un côté, une population conservatrice met en avant un discours religieux pour justifier l’interdit sexuel, et, de l’autre, une jeunesse remet en question les dogmes, fait la fête, est ouverte sur le monde », explique-t-il. Mériam Cheikh rejoint cette idée et rappelle l’importance de ne pas « essentialiser ces cultures ». Les nuances et les complexités culturelles sont nombreuses.
Ainsi, la fuṣḥā regorge de mots pour désigner l’amour – près d’une cinquantaine. La darija n’est pas en reste : le raï, ce genre musical très populaire né en Algérie dans les années 1980, parle sans détour, en darija, de sexe et d’alcool dans une langue crue et subversive. « Cela peut paraître paradoxal d’hériter d’une culture de la hchouma et, en même temps d’exalter le romantisme dans des productions artistiques, mais chaque société a ses ambivalences », souligne Mériam Cheikh.
Le féminisme, un concept occidental ?
À côté du puritanisme sociétal qui corsète la darija au Maghreb, le legs colonial pèse aussi de tout son poids dans l’histoire des luttes émancipatrices. « S’emparer de la darija, c’est surtout se réapproprier le féminisme qui nous a été ôté à cause des guerres et du colonialisme qu’on a subis. Toutes ces années de violence ont repoussé l’affirmation de nos droits dans la langue et dans nos corps, mais les femmes ont toujours été résistantes et c’est l’ADN du féminisme algérien », développe Sarah, du collectif Algerian Feminists. Pour la jeune génération, employer la darija est surtout une manière de démontrer que le féminisme n’est pas un concept importé de l’Occident, mais une lutte qui s’inscrit dans l’histoire de la région.
Pendant la période coloniale, les autorités françaises ont instrumentalisé les thèses féministes pour diviser la société, notamment à travers la campagne « J’ôte mon voile », en 1958, dans laquelle des femmes européennes incitaient les Algériennes à se dévoiler, associant ainsi l’émancipation des femmes aux valeurs occidentales.
Cette instrumentalisation a forgé un héritage que les militantes postindépendance s’efforcent de déconstruire pour affirmer l’aspect historique de leur combat. « Il y a en Algérie la croyance que le féminisme est une notion étrangère, mais, en nous connectant à notre histoire, nous découvrons des figures féministes de notre passé », indique Sarah, en citant la Kahina, reine-guerrière qui, au VIIe siècle, a fédéré une armée pour combattre les soldats omeyyades, dynastie arabo-musulmane qui a conquis l’Afrique du Nord. Si elle n’était pas une figure féministe en son temps, elle est devenue un symbole berbère de résistance à l’oppression et d’émancipation des femmes repris par les militant·es féministes.
« S’emparer de la darija, c’est surtout se réapproprier le féminisme qui nous a été ôté à cause des guerres et du colonialisme qu’on a subis. »
Sarah, du collectif Algerian Feminists
Soufiane Hennani place aussi son engagement dans la réappropriation des langues et de l’histoire. Il s’inscrit dans la diffusion des questions féministes en tamazight, langue berbère longtemps marginalisée. Sa reconnaissance comme langue officielle a été le fruit d’une lutte de plusieurs décennies, et reste tardive : 2011 au Maroc, 2016 en Algérie.
L’imprégnation du français dans la darija n’est pas sans amener certain·es locuteur·ices à s’interroger. « Même si on réfute le colonialisme, le colonisateur n’a pas tout pris avec lui : en darija “les règles” se disent “li règles”. Nous évitons d’utiliser le français pour parler de féminisme, nous essayons de trouver son équivalent en fuṣḥā », précisent Sarah et Kawtar.
Ces jeunes féministes algériennes s’inscrivent dans un mouvement citoyen plus large de décolonisation des sociétés, des imaginaires et des identités de genre héritées de cette époque. Avec le régime de l’indigénat, adopté en 1881, et appliqué à l’ensemble des colonies françaises afin d’y faire régner le « bon ordre colonial », l’administration a figé les statuts juridiques en assignant les femmes indigènes à un rôle domestique sous l’autorité masculine. Par ailleurs, les lois françaises ont criminalisé certaines pratiques, comme l’homosexualité masculine en 1941 en Algérie, alors qu’elles ne faisaient pas l’objet des mêmes interdictions auparavant.
Beaucoup reste donc à construire, mais, quoi qu’il en soit, la darija, véhicule de l’expression culturelle contestataire, des interdits chantés dans le raï, expression populaire par excellence, est déjà utilisée par de nombreux·ses militant·es en lutte contre le patriarcat. •
Cet article a été édité par Sarah Ahnou.
01.05.2025 à 17:59
Donna Gottschalk ou les politiques de l’amitié
Texte intégral (2067 mots)
Pendant des années, la photographe Donna Gottschalk n’a montré son travail à personne. Elle refusait d’exposer ses portraits au jugement ou à la moquerie du public. Ce désir de protection était d’autant plus fort qu’elle a photographié les gens qu’elle aimait profondément. Née en 1949 dans l’un des quartiers les plus pauvres de Manhattan, elle a consacré son œuvre à documenter la vie quotidienne de « celles et ceux que personne ne regarde et que tout le monde oublie », comme elle me l’a dit la première fois que je l’ai rencontrée. Sur ses photographies, on voit sa mère coiffer ses clientes dans son petit salon de beauté, son père poser dans l’hôtel social où il habite, ses amies traîner sur les toits de New York, sa meilleure amie s’habiller le matin…
En juin 1969, quand le soulèvement de Stonewall1 éclate dans West Village à New York, Donna a 20 ans et étudie la photographie non loin de là, à Cooper Union. Cela fait plusieurs années déjà qu’elle fréquente les bars lesbiens de Manhattan. Elle connaît l’importance et l’ambivalence de ces lieux de nuit où l’on risque à tout moment de se faire embarquer par la police – l’homosexualité est encore interdite aux États-Unis. Aucun appareil photographique n’est toléré dans ces endroits. Donna demande donc à ses amies de poser à la sortie de secours de son appartement, ou profite d’une discussion animée pour saisir l’intimité et la complicité qui les lient.
L’amitié a une place fondamentale dans la vie et l’œuvre de Donna Gottschalk, elle lui permet de se créer une famille, choisie, qui protège de la violence sexiste et homophobe du monde, de trouver des semblables et de rêver sa vie avec elles. Donna raconte souvent que ses amies étaient son « trésor ». C’est parce qu’elle aimait tellement les regarder qu’elle est devenue photographe. Elle a photographié plusieurs mêmes personnes pendant trente ou quarante ans. On voit ses amies vieillir devant son objectif. Ces clichés sont bouleversants parce qu’ils révèlent à la fois l’importance de leur lien, mais aussi la violence que subissent les corps queers et pauvres aux États-Unis.
Il est rare de voir de telles images, représentant des personnes lesbiennes, gays et trans. D’ordinaire, les vies queers sont captées par deux iconographies majoritaires : celle de la lutte ou celle de la fête. Si ces images sont importantes, elles ont aussi tendance à réduire ces personnes à leur identité de genre ou sexuelle ; à leur enlever la possibilité du quotidien, de l’ennui, de l’attente. Les images de Donna relèvent d’une certaine vacance, d’une suspension des assignations. Elles sont une émanation de ce que les Anglais appellent « kinship » et qu’il est difficile de traduire en français. Le terme désigne la multitude de nos liens et, selon la chercheuse Elizabeth Freeman, « un espace radical et ouvert d’expérimentation des relations ».


Au début des années 1970, Donna part pour San Francisco, sur la Côte ouest.
La Californie apparaît comme la promesse d’une vie meilleure, loin de la violence de New York.
Là-bas, elle continue à brosser le portrait de la jeunesse homosexuelle et révolutionnaire qui l’entoure.

Marlene Elling était la meilleure amie de Donna. En 1968, elle quitte San Diego, sa ville natale de la Côte ouest, et traverse les États-Unis, jusqu’à New York. Elle a l’espoir d’y trouver des gens qui lui ressemblent et de pouvoir vivre librement son homosexualité. Comme elle n’a aucun endroit où dormir, Donna l’héberge dans son studio.



Dès 1970, Donna Gottschalk rejoint le Gay Liberation Front, un groupe militant pour la libération homosexuelle fondé à New York en 1969, dans les semaines qui ont suivi les émeutes de Stonewall.

Sur cette photographie sont réunies, de gauche à droite, les poétesses, artistes et activistes Anita Taylor Onang, Wendy Cadden, Martha Shelley, Judy Grahn, Felicia Daywoman et Willyce Kim, qui ont participé aux Women Press Collectiv d’Oakland. Entre 1969 et 1977, cette maison d’édition et imprimerie a publié des textes féministes et révolutionnaires, comme Edward the Dyke and other poems (1971), de Judy Grahn.

En octobre 1970, Donna se rend à un week-end féministe en Pennsylvanie et réalise des photographies qui seront ensuite publiées dans Come Out !, journal du Gay Liberation Front. Elle ne photographie jamais le cœur de l’action, mais plutôt ce qui l’entoure : l’organisation de la vie quotidienne, l’attente, le sommeil.



Chris a été le colocataire de Donna pendant quelques mois. Il travaillait au 82 Club, un bar emblématique de la communauté LGBTQIA+, dans East Village. Donna l’a photographié à plusieurs reprises, documentant ainsi les premiers mois de sa transition.

En 1970, les Radicalesbians, la branche lesbienne du Gay Liberation Front, se rassemble pendant un week-end pour organiser des groupes de paroles et écrire leur texte manifeste : « The Women-identified-Women ».
Exposition
Du 20 juin au 16 novembre 2025
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, Nous autres
Le BAL, Paris.
Livres à paraitre
- Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, Nous autres, Atelier EXB/Le BAL, juin 2025.
- Collectif, Le mouvement féministe est un complot lesbien, Rotolux Press, mai 2025.
Tous les photos : courtesy Galerie Marcelle Alix.
- Les soulèvements de Stonewall marquent l’émergence du mouvement pour les droits des personnes LGBTQIA+ aux États-Unis.
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