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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

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14.04.2025 à 08:59

Ailleurs et autrement

F.G.

Les éditions L'échappée ont opportunément publié, à la suite de la disparition d'Annie Le Brun (1942-2024), un précieux ouvrage d'entretiens avec elle. Avec cette heureuse initiative – ce bel hommage, en vérité –, L'échappée nous permet de revenir sur « cette voix unique » qui ouvrit la perspective de n'être jamais prise pour un écrivain ni d'avoir jamais projeté de faire œuvre. « J'ai écrit, précise-t-elle, seulement pour savoir où j'allais ». Et perdus que nous sommes dans le brouillard (…)

- Marginalia
Texte intégral (884 mots)


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Les éditions L'échappée ont opportunément publié, à la suite de la disparition d'Annie Le Brun (1942-2024), un précieux ouvrage d'entretiens avec elle. Avec cette heureuse initiative – ce bel hommage, en vérité –, L'échappée nous permet de revenir sur « cette voix unique » qui ouvrit la perspective de n'être jamais prise pour un écrivain ni d'avoir jamais projeté de faire œuvre. « J'ai écrit, précise-t-elle, seulement pour savoir où j'allais ».

Et perdus que nous sommes dans le brouillard de plus en plus dense de cette très basse époque, il est bon de s'égarer en sa compagnie dans la lecture de Sade, de Jarry, d'Hugo ou de Breton. Ou encore dans celle du Trop de réalité (Gallimard, « Folio essais », 2005), son ouvrage sans doute le plus connu. Impérative lecture, oserais-je, quitte à se laisser prendre par le vertige de ses mots pour en ressortir ragaillardis et heureux d'avoir mis nos pas maladroits dans les siens. Car, disons-le, avec Annie Le Brun, nous sommes en présence d'un caractère singulier dont la force même nous console des turpitudes communes auxquelles nous nous plions bon an mal an. Pour survivre, y compris socialement.

L'équilibre précaire de notre progression sur une ligne de crête affutée comme une lame de rasoir, rend familier l'abîme ouvert par le désir qui fascine tant. D'un inconfort vivifiant, l'exploration de ce monde inconnu qui nous habite autant que nous l'habitons, gagne en vitalité et surtout stimule notre audace, dans le sens où se laisser inspirer par « cette force de séduction qui nous relie à l'altérité » nous emporte, de mots en images, vers des nécessités qui ne sont réductibles ni à l'une ni à l'autre, mais crée un mouvement, une dialectique pleine de mystères et si chère à notre coeur. Là où « notre respiration sensible se manifeste », ajoute Annie Le Brun.

« Les mots surgissant pour dire ce qui ne peut être montré et les images paraissant pour donner forme à ce qui ne peut être dit », de la toile à la page et inversement. Dans une intimité partagée, le petit miracle de la lecture et de la contemplation ne doit pas être pris à la légère et son invite négligée. Une divagation d'explorateur disponible pour toutes sortes d'aventures, visuelles, charnelles, olfactives, gustatives, en volume et en relief, d'imaginaire à imaginaire, comme on donne la main à un ami qui chemine à vos côtés lors d'un passage difficile particulièrement escarpé. Ce qui n'a pas de prix.

Il ne s'agit pas, vous l'aurez compris, d'avoir le dernier mot, contrairement au culte de la servitude et à la pratique familière des simulacres qui réduisent à rien ou presque rien « la soudaine et stupéfiante lumière » qui parfois éclaire l'ombre du désir. Cette ombre, elle nous fascine pour peu que l'on ne soit pas totalement décervelé, sans volonté et sans désir.

Avec la « culture » [sic] Power Point, l'écrasement de la signification et l'insensibilisation qui s'en suit se traduisent toujours par une banalisation de la forme et une neutralisation du fond. Face aux maillages très serrés qui, du marketing au management, se nourrissent d'injonctions et d'ignorance, est-il encore possible de se faufiler dans ces chemins de traverses, de s'abandonner à l'insistant désir de voir s'élargir l'horizon ? Il faut y croire car, pour nous évader, du « trop de réalité », il n'est d'autre moyen de transport que le « désir », cette lumière du désir qui « change tout ». Il y a quelque chose de vertigineux, dit Annie Le Brun, dans l'émulation des errants divagant entre les mots et les images.

En guerre contre les idéologies, Annie Le Brun nous réjouit, tant son cheminement nous prend résolument à rebrousse-poil. Le « monde de la culture », l' « art contemporain » sont désormais l'objet d'un culte aveugle qui privilégie la forme narcissique d'une volonté telle qu'elle s'inscrit dans un marché qui enrôle l'imaginaire dans un « process ».

Avec ses grands airs, l'art, qu'il soit ersatz d'imaginaire dans un monde qui s'enlaidit ou version adaptée à la nécrologie de la quête d'une créativité sans aura (Walter Benjamin), signe, par la conformité de ses ambitions, l'expression d'un échec éternellement réinventé.

Jean-Luc DEBRY
Collias, avril 2025.

07.04.2025 à 09:53

À la recherche du temps gagné

F.G.

■ Jorge VALADAS ITINÉRAIRES DU REFUS Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p. « Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l'on nomme, à défaut d'un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l'a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu'à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (3283 mots)


■ Jorge VALADAS
ITINÉRAIRES DU REFUS
Chandeigne et Lima, « Brûle-frontières », 2025, 272 p.


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« Sur le terrain vague de la mémoire, écrivit Pierre Drachline, poussent ces herbes folles que l'on nomme, à défaut d'un mot plus précis, des souvenirs. » La mémoire, il l'a fidèle, Jorge Valadas, et précis les souvenirs, même les plus lointains. Au point qu'à lire ces Itinéraires du refus, on se trouve subitement plongé dans les siens propres avec, en tête, une idée perturbante : de quel bois est-il fait, ce bougre, pour exhumer des souvenirs de ce long et volatil temps de l'enfance avec une telle aisance et précision ? Car il semble se rappeler de tout, Valadas, de la couleur d'un ciel, d'un parfum de sa mère, d'une douceur pâtissière d'un jour de gloire, de sa lecture précoce de Walter Scott, de ses tout premiers refus, du Lisbonne des années 1950 et 1960 – dont il dresse un tableau pointilliste et saisissant de vérité à partir des souvenirs tenaces de ce qu'il percevait, enfant puis adolescent, de l'air oppressant qu'on y respirait.

Il est vrai que Jorge Valadas a visiblement intégré tout jeune cette tribu d'êtres têtus qui, dès qu'ils les ont entendus et assimilés, habitent « les mots de Liberté et de Révolution » comme pièces essentielles d'un puzzle en construction permanente. Dès lors, dans leurs imaginaires vagabonds, ils sont toujours là, prêts à servir, comme balises inspirantes. Le reste est affaire de ténacité, de culture, de pratique et de quête des lointains. « Les choses – écrit-il – cherch[aient] leur place dans mon esprit. » En 1956, c'est à Budapest que les mots « liberté » et « révolution » prennent forme et sens. Un peuple s'y soulève contre le Parti dit communiste, occupe les usines, crée des conseils ouvriers, ouvre la voie de sa propre émancipation. Les chars de l'Armée rouge la refermeront. Par anticommunisme, le pouvoir salazariste soutient les Hongrois. Le petit Jorge a onze ans quand il se rend, en compagnie de son père, un homme d'ordre et de morale plutôt favorable au régime, à sa première manifestation. Pour protester contre la tuerie de Budapest, précisément. C'est l'idée de « Liberté » – avec majuscule – qui anime le gamin, cette liberté que les chars russes ont écrasée. Cela dit, au fond de lui-même, il sent bien que les salazaristes qui ont organisé ce rassemblement, et qui se veulent, par anticommunisme, les porte-voix des insurgés, n'ont, en matière de liberté, aucune leçon à donner à personne. Son père semble le penser aussi, mais en silence.


De chapitre en chapitre, la plume alerte de Jorge Valadas nous entraîne dans un voyage au long cours relevant tout à la fois du parcours d'apprentissage, de la pérégrination esthétique, de l'aventure humaine, de l'expérimentation politique et de l'appel du large. Tout cela, avec la claire volonté de faire en sorte que ce road movie existentiel échappe aux effets négatifs du passage du temps, dont le plus ravageur est sans soute de figer l'ancienne mémoire dans le poncif, le convenu ou le nostalgique. Ce pari, car c'en est un, Jorge Valadas le tient du début à la fin de ces Itinéraires, ce qui ne l'empêche pas, au gré des pages, de manier la mélancolie comme elle doit l'être, c'est-à-dire comme un sentiment qui pense… À ce pèlerinage de Fatima, par exemple, où, enfant, il s'est senti « immergé dans un monde laid, terrible, méchant », un univers de « peur » forgeant à jamais en lui un « refus définitif des situations de masse, de cette dissolution de l'individu dans la foule, de l'irrationnel devenu force collective », mais aussi la conviction que cette « peur » majuscule de la religiosité ne pouvait « se surmonter que par le travail de l'imaginaire ». Il n'en manque pas d'imagination, le jeune Jorge. Il s'exerce à l'aiguiser lors de ses séjours d'été sur l'île d'Abódora (du Potiron), dans l'Algarve. Ce « temps d'un présent immobile où le futur n'a pas encore sa place », il le vit dans le bonheur de la découverte et du saisissement du sentiment du désir, mais aussi dans la lecture de livres d'histoire, forcément avalisés par la censure salazariste, où toujours le gamin s'identifie aux « infidèles pourchassés » plutôt qu'aux « chevaliers chrétiens » qui les traquent. Le pli est pris, en somme. « Hors des normes », et pour longtemps.


« Le sens de la vraie vie, note Jorge Valadas en se remémorant la sienne propre, est dans le pas de côté ». C'en est un, et comment, de s'inscrire, en septembre 1963, à l'École navale d'Alfeite, sur l'autre rive du Tage. L'appel du large, là encore. L'expérience tient pourtant de l'épreuve, du moins au début : bizutage, humiliations, l'infâme panoplie de vexations dont sait faire preuve la gente militaire. Le jeune homme en tire une leçon : faire le « maximum du minimum » pour éviter de se faire remarquer. Utile principe de survie, il est vrai, quand on a compris « qu'en face nous avons des nuls et des lâches ». Mais la résistance à la bêtise galonnée exige parfois un pas de plus, collectif cette fois, pour marquer la frontière. Il se fait, au cours d'un exercice militaire stupidement ordinaire, dans un acte d'insubordination caractérisée : un refus de crapahuter, un sit-in dans la nuit et une réponse toute prête, décidée collectivement, pour l'aube qui vient toujours : « Arrêtez-nous, menottez-nous ! Nous refusons de jouer le jeu. » Les gradés n'en feront pas un plat. La résistance est donc possible. Plus tard, mi-janvier 1966, c'est la découverte de l'Afrique. Amarrage au port de Bissau – en Guinée « portugaise », comme disent les officiels. Une semaine – le temps de découvrir l'horreur de la guerre coloniale – et une image traumatisante : un groupe d'hommes à moitié nus, couchés à même le sol, le regard vide ; « des terroristes », dit l'officier de service ; ils viennent d'être torturés, détruits. « Jusqu'à ce moment précis, écrit l'auteur, la guerre coloniale était fondue dans le paysage, tenue à distance, masquée par la végétation luxuriante. À partir de ce moment, elle fait une entrée concrète dans nos vies. Je pense à Joseph Conrad, nous étions au cœur des ténèbres. » Ce qui se noue chez lui à cet instant précis, c'est une certitude : refuser cette sale guerre. Sa décision de déserter est prise, irrévocable. Il choisit le chemin de l'exil en juillet 1967.


Mais c'est difficile de partir parce qu'il y a la famille, à qui, pense-t-il, il doit la vérité. Son père s'effondre. Il anticipe les conséquences que l'acte de son fils pourrait avoir sur sa propre carrière de professeur et menace de le dénoncer à la police. « Il n'en est pas question ! », dit la mère. Fermement. Le lendemain, elle accompagne son fils à la gare et, sur le quai, lui murmure cette phrase inoubliable pour lui : « Si c'est pour ton bonheur, alors je veux que tu partes ; n'oublie pas de nous écrire. »

Le cap, c'est Paris. Un petit hôtel à Montmartre ; une connaissance, Françoise, militante anticolonialiste ; une démarche sans succès place Kossuth, siège du PC, pour voir s'il peut être assisté ; des déambulations incessantes dans la Ville-Lumière ; des petits boulots alimentaires ; une découverte renversante : celle de l'excellente revue portugaise d'opposition et d'orientation marxiste anti-autoritaire, Cadernos de circunstáncia, au sous-titre alléchant pour l'exilé qu'il est devenu : « Analyse et documents sur la vie portugaise [1]. Ils compteront beaucoup dans sa vie.


Au ressac de Mai-68, c'est un retour « au temps qui ne fait que passé », comme dit un poème surréaliste. Un tunnel qu'illumine, cela dit, la fierté d'avoir été de l'aventure et d'y avoir tenu sa place dans le maelström d'une vie enfin digne d'être vécue. Le retour à la normale, pour Jorge, c'est d'abord la quête d'un faux passeport – que lui fournira José Hipólito dos Santos, un disciple portugais du génial faussaire Adolfo Kaminsky [2] –, une activité salariée, des cours pour étudiants étrangers à Sciences Po – « un désastre ! » – et la conviction définitivement acquise que Georges Navel avait raison, dans son inoubliable Travaux, de postuler que, tous comptes faits, il valait toujours mieux opter pour « l'apprentissage en autodidacte ».

L'exil, le sentiment de l'exil, sa dimension existentielle sont au centre de ce livre, qui explore toutes les phases par lesquelles passe l'exilé : la fierté d'avoir atteint son but ; la sensation de solitude qu'il génère ; la rage qui en résulte ; la blessure qu'on en retire et que jamais rien ne guérit, pas même le retour à l'étrangère terre première. Car exilé on l'est et on le reste à jamais, pour soi et pour les autres. Un être venu d'ailleurs et dont l'ailleurs est dans la tête. « Se sentir étranger à tout et à tous, note Jorge Valadas, procure une immense fatigue », une fatigue à double entrée en réalité : celle qui émane d'une obligation à fuir et celle qui provient du sentiment que cette fuite obligée a doté l'exilé d'une « richesse intérieure » augmentée. La surmonter, cette fatigue, c'est parvenir à « s'exiler de l'exil » pour retisser un lien possible avec le pays d'origine, en sachant qu'on n'en sera jamais vraiment parce que, quelque part, on se sentira toujours comme étant d'une partance et d'un retour, ou plutôt de ce mouvement, du mouvement. Un homme aux semelles de vent, en somme.

Ça tombe bien parce que Jorge Valadas aime les voyages. C'est ainsi que, doté de son faux-vrai passeport et d'un visa délivré sans problème par l'Ambassade américaine de Paris, il décide, en septembre 1970, accompagné de son amie Jackie, étudiante à l'Université de Pennsylvanie, de traverser l'Atlantique. Sur les conseils de Ngo Van, il y rencontrera, à Boston, le grand Paul Mattick [3], théoricien du communisme de conseils, mais aussi son fils –Paul Jr., digne héritier politique de son père – qui deviendra un ami proche.


L'exil, encore, mais en sens contraire cette fois… Sur le chantier où il travaille comme électricien, Jorge apprend par deux collègues portugais, déserteurs eux aussi, que, ce 25 avril 1974, les jeux sont faits : « Le régime est tombé ; ils viennent de l'annoncer à la radio ». Dès lors, l'appel du retour se fait irrésistible. Le 3 mai, il prend le Sud-Express à Austerlitz, via Lisbonne, accompagné d'un copain du Mouvement du 22 mars de Nanterre. À la frontière, aucune police ne contrôle aucun papier. « Lisbonne vit dans la liesse », écrit-il. Et la liesse, il faut en profiter parce que, généralement, elle s'estompe vite. Ce qui l'enthousiasme, lui, c'est que le mouvement des grèves et occupations prend vite, qu'il s'auto-organise à la base : des comités de travailleurs, d'habitants, de soldats poussent comme mille fleurs dans le printemps lisboète. De quoi avoir le cœur et la tête en liesse, même quand on connaît la capacité des bureaucraties de toutes sortes, mais surtout du Parti communiste, à confisquer à celles et ceux qui les ont acquises, leurs plus belles victoires.

« Un soir, écrit Jorge Valadas, je croise à Lisbonne un copain d'exil de Paris. Il déambule un peu perdu. Le nom des rues, le numéro des trams, la géographie de la ville, il a tout oublié. Lui, qui avait vécu toute sa vie à Lisbonne, erre dans les rues comme s'il avait débarqué à Buenos Aires. Inconsciemment, me dit-il, il avait rayé la ville de sa tête. » Le retour d'exil, c'est toujours comme ça : le cœur balance entre bonheur et tristesse. Et c'est bien normal, le bonheur parce qu'on a été d'un endroit et la tristesse parce qu'on n'en est plus, qu'on est définitivement d'ailleurs. Au mieux on a toujours une tête qui dit quelque chose au bistrotier du coin de sa rue, mais pas davantage. La césure est faite, et elle est définitive. Reste la famille : le visage radieux de sa mère, malade, respire le bonheur en voyant son fils ; son père et sa sœur sont moins expansifs, même si on les sent heureux. Mais rien n'y fait, là encore, on n'est plus d'ici, ni de cet espace, ni de ses anciennes habitudes, ni même de sa chambre. « Ce que je ressens terriblement, écrit Jorge Valadas, est la distance aux autres, une séparation, un mur, un mur infranchissable. » Il lui faudra donc rompre une fois encore, et cette fois-ci avec l'illusion d'un retour au pays de l'enfance. C'est un choix qui rend triste, dit-il, mais qui suscite une sensation apaisante de calme intérieur. « Lisbonne est à nouveau une pensée, une sensation, une lumière très blanche », note-t-il. Un ailleurs, en somme. L'exil, ce sera toujours une absence de lieu et le lieu d'une présence.


On ne fera qu'évoquer, parce qu'on préfère laisser le lecteur les découvrir, les deux chapitres finaux – « La lumière de la vie » et « Réconciliation attendue » – où il est question de la fin de vie de la mère et du père de l'auteur. L'émotion qui s'en dégage y est difficilement communicable tant elle est liée aux mots qui la portent. L'un des chapitres est précédé d'une citation de B. Traven, cet exilé définitif. Elle dit : « Il faut savourer la vie tant qu'elle dure et en tirer le plus possible, car la mort est en nous depuis l'instant de notre naissance. » La vie, elle bruisse à chaque page de ce livre qui s'attache à restaurer, dans un mouvement permanent, la mémoire des douleurs et des plaisirs, intrinsèquement mêlées.

À son auteur, Jorge Valadas, et en hommage à ce que la lecture de ce livre nous offre, cette phrase d'un ami qui résumait sa vie ainsi : « J'ai vécu des jours de merveille que l'inquiétude attisa toujours. » C'est ce que j'ai ressenti, je dois dire, en lisant ces superbes Itinéraires du refus.

Freddy GOMEZ


[1] Cette excellente revue fit paraître sept numéros de novembre 1967 à mars 1970, tous édités à Paris.] » ; des amitiés qui se tissent ; ce Mai-68 qui couve et qu'il ne ratera pas. Quand éclate l'événement, Jorge et son copain Charly – un sosie de Bakounine – travaillent pour une association liée à la mouvance de la gauche laïque dont le siège est rue de Trévise, à deux pas des Folies Bergère qui, une fois occupées par son personnel, deviendront, « dans une ambiance de gaîté et de liberté », leur Quartier Général. Et puis il y a Censier, la fac occupée, une « caverne d'Ali Baba » où l'on croise, au comité étudiants-ouvriers, des « êtres d'une générosité et d'une force exceptionnelle », mais aussi quelques « bolchos bordiguistes » qui font froid dans le dos. C'est là, dans cette agora de la liberté de parole sans rivages, que Jorge rencontre deux personnages essentiels : Ngo Van et Paco Gomez [[Sur Ngo Van, lire, de José Fergo, "L'homme du Mékong et la terre promise » et, sur Paco Gomez, « Portrait d'un homme réservé », toujours de José Fergo).

[2] Sur ce faussaire de génie, nous renvoyons à « Un expert en modestie » (Monica Gruszka).

[3] Lire Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure : des rues de Berlin en révolte aux mouvements radicaux américains (1918-1934), L'échappée, 2013. Cet ouvrage est annoté par Charles Reeve (Jorge Valadas).

31.03.2025 à 10:28

Digression sur la merde ambiante

F.G.

On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et (…)

- Digressions...
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On étouffe, c'est clair qu'on étouffe, chaque jour, chaque matin, au premier jet informationnel qu'on prend dans la gueule. On étouffe de colère, d'indignation. Comme jamais, sans doute. Les doses d'infamie que les médias nous injectent ont un effet paralysant évident. Non seulement, ils nous déforment au lieu de nous informer, mais ils se livrent à leur exercice quotidien de désinformation avec un enthousiasme qui défie la raison. Mollo, entends-je dans les tribunes : « Il y a média et média ! » Tu l'as dit bouffi, mais il y a surtout média et médié. Et le médié subit toujours le média, comme le paysan la loi du Marché des industries de l'empoisonnement de la terre, l'ouvrier celle du « où tu bosses à mes conditions où je te jette », l'étudiant celle du silence académique sur Gaza sous menace – s'il le transgresse – de sanction administrative et l'émigré, l'Autre, notre frère, celle du délit perpétuel de sale gueule. Basta du survol objectivé quand l'abjection nous pète à la gueule et que, chaque matin, l'infocom publique et privée la relaie, sur le ton du proc, du docte, voire du badin, à grands coups d'approximations, de fausses vérités et de sentences de café du commerce. Ras-le-bol de cette mafia de commentateurs tout-terrain qui, depuis une bonne décennie, a transformé l'information en réceptacle à mensonges, en conteneur à bassesses et en piège à cons. Ça déborde de partout.


Moi, mon truc, je l'avoue, c'était plutôt, France-Cul. Parce que je suis service public, que France-Info m'a toujours gonflé et que France-Inter s'est couché, depuis le référendum de 2005 (qu'elle a perdu, comme Sarkozy), devant tous les mirages du néo-libéralisme cannibale et technophile, cette courroie de transmission du trumpisme, du « libertarianisme » et du post-fascisme.

Un temps, France-Cul, m'était donc apparue, dans le domaine de l'information banale, disons, comme une sorte de moindre mal. La chaîne assumait un chouïa de hauteur de vue, une petite différence de ton, un zeste d'impertinence – surtout culturelle. Et puis, comme tout passe et trépasse, Guillaume Erner, l'inamovible responsable de « sa matinale » depuis désormais dix ans, aussi à l'aise dans ses pantoufles que convaincu de son talent d'animateur, a si bien compris ce qu'était le pluralisme que, pour un Rancière invité une fois tous les cinq ans, on s'y tape tous les matins, en style décalé, la Voix de son Maître, que le patron sert avec, disons, constance depuis au moins 2019, date à laquelle le Prince, empêtré dans la « crise des Gilets jaunes », lui avait demandé, excusez du peu, de modérer un « Grand débat des idées » auquel se prêtèrent sans honte soixante-quatre intellectuels de cour (ou de jardin). Et Erner s'exécuta, trop content de coacher le Gotha de l'intellect.

Aujourd'hui, France-Cul., c'est out pour moi ! Même si l'excellent Johann Chapoutot est passé à une de ces récentes « matinales » pour présenter, devant un Erner dubitatif et parfois agacé, son dernier livre, Les Irresponsables [1], où il explique par quels mécanismes, à devoir choisir entre Hitler et le Front populaire, l'extrême centre allemand opta, entre mars 1930 et janvier 1933, pour la croix gammée contre le drapeau rouge. En précisant que, sans cet apport de respectabilité, il n'est pas dit que les nazis aient pu prendre le pouvoir. Ça fait écho, non, à une certaine actualité, disons « glissante » ?


Le thème de cette digression – « la merde ambiante » – m'est venu à la lecture du très touchant texte d'une amie récemment paru sur « Lundi Matin » : Évacuation de la Gaîté lyrique : « la merde ambiante se propage ». Cette merde ambiante, elle nous sature le quotidien. Les usines à vidange du purin informationnel, il faut les chercher du côté des médias déjà fascisés de Bolloré [2], marchand de malheur en Afrique et promoteur de l' « union des droites » en France. Dans le reste du paysage médiatique, public comme privé, de BFM à TF1 et de LCI à France 2, la contagion thématique extrême-droitarde opère jour après jour. Au point que, quand un Apathie rappelle la violence de la France dans la colonisation de l'Algérie, on le dépose sur le champ. Apathie, vous vous rendez compte, ce si fidèle serviteur de l'ordre jupitérien quand les Gilets jaunes le perturbaient ! La merde ambiante, elle est aussi là, dans cette capitulation en rase campagne de la quasi-entièreté d'une profession ramenée à n'être plus que chien couché devant ce cauchemar postfasciste qui monte et qu'elle alimente quotidiennement en se faisant, par exemple, le porte-copie fidèle d'un pathogène Retailleau, le plus sinistre « républicain » qu'on ait jamais connu… depuis Darmanin-la-Matraque. C'est dire si la crapulerie se duplique à grande vitesse.


Dans cette merde ambiante, la « reprise » de la Gaîté lyrique par la police restera un exemple d'ignominie partagée par toutes les composantes de l'Ordre politico-policier-administratif parisien. Résumons sans trahir. Des mômes, mineurs sans papiers ayant dû fuir la misère comme on fuit la mort quand elle menace ; des mômes qui – informés de l'expulsion imminente du théâtre qu'ils occupaient pour exiger de l'État ou de la Mairie de Paris des conditions d'hébergement dignes dans l'attente que leur dossier de reconnaissance comme mineurs isolés soit examiné par l'autorité administrative – ont d'eux-mêmes décidé de vider les lieux ; des mômes, remplis de fierté pour ce qu'ils ont accompli de grand, d'énorme : défier l'autorité sur le plan de la morale publique, des principes et des droits humains, s'auto-organiser en collectif, être capables d'occuper un théâtre et de l'habiter pendant trois mois, à 400, dans des conditions difficiles, le lieu n'étant pas prévu pour cela ; des mômes qui, dans cette nuit froide du 18 mars 2025, au lieu de se disperser, décident, serrés les uns contre les autres sur les marches du théâtre, d'attendre l'arrivée des flics ; des mômes que, dans la nuit, rejoignent leurs nombreux soutiens, celles et ceux qui se sont battus pour eux, et continueront de le faire ; des mômes qui, à 5 h 30 du matin, voient débarquer un demi-millier de flics et cinq camions de pompiers ; des mômes qui, trois heures durant, subissent une nasse très longue dans un silence et un calme impressionnant ; des mômes qui, au lever du soleil, reprennent leurs slogans et font résonner leurs tambours ; des mômes qui, contrairement aux assurances données par la socialiste Hidalgo, édile de la Ville-lumière, voient les flics charger sans sommation, matraquer, gazer à bout portant, viser les yeux ; des mômes livrés à la chasse à l'homme, poussés dans des paniers à salade, là et ailleurs, à Pont-Marie, à l'Hôtel de Ville, à la Bastille, partout où ils ont imaginé des bases de repli possibles ; des mômes malheureux, brisés, livrés à eux-mêmes et à la terrorisation policière, au harcèlement, à la volonté flicarde de leur casser le moral et les côtes et, pour plusieurs d'entre eux, bien atteints, d'être pris en main par les seuls pompiers, mais sans que jamais ne soit donné le moindre ordre de transfert vers un hosto.

Voilà, c'est ça quand la merde déborde parce que toutes les autorités s'y mettent : l'État voyou qui a refusé toute solution de relogement ou même d'hébergement provisoire, renvoyant la balle à la Mairie de Paris ; Hidalgo, faisant de même mais en sens inverse, et qui a menti sur divers plateaux en présentant comme « majeurs » des jeunes que les services autorisés reconnaissent principalement comme mineurs ; Najat Vallaud-Belkacem, enfin, présidente de France terre d'asile, qui se déclare solidaire des mineurs isolés, tout en les soumettant à des procédures éprouvantes et sans espoir d'aboutir.

Le reste est à l'avenant : les jeunes étant en procédure de recours de minorité, les soixante interpellations opérées sont scandaleuses, et illégales les vingt-cinq obligations à quitter le territoire (OQTF, le sigle préféré de Retailleau). Quant à vouloir les expédier à Rouen quand leur dossier est traité en région parisienne, c'est kafkaïen. À moins que la logique administrative française, dont la perversion est avérée depuis belle lurette chaque fois qu'il s'agit d'emmerder un étranger, un émigré, un réfugié ou un apatride, s'applique, dans le cas de ces mineurs isolés, avec assez de lenteur et embrouilles, pour qu'à la fin le mineur devenu majeur rentre enfin dans la case prévue à son endroit : « expulsé ». Avec un coup de tampon rouge !

Aujourd'hui, pour ces mômes, c'est retour à la case départ : la rue, la galère, la traque. Aux dernières nouvelles, Retailleau a ordonné l'évacuation du campement de fortune que certains jeunes avaient établi sur les quais de Seine. Une honte !

Je ne sais pas vous, amis lecteurs, mais moi j'ai un peu le moral dans les chaussettes. Et quand il descend si bas, c'est toujours mauvais signe. Il est vrai que, ces temps-ci, on n'a pas été aidé par le cours des choses, par la marche accélérée du monde vers l'abîme. Bien sûr il faut résister à l'accablement, puiser au passé des anciennes révoltes, garder le cœur chaud et la tête froide, cultiver encore et toujours la flamme d'un possible retournement de situation. Bien sûr…, mais, ce qui résonne en moi, ce soir, sur le point de conclure cette digression, c'est une phrase d'un ami philosophe, Américo Nunes, disparu en 2024 : il disait qu'il fallait être « au cœur des ravages du réel du mensonge pour comprendre en quoi il est toujours déconcertant ». Déconcertant… C'est le qui mot convient le mieux, sans doute, à ce qui pointe un peu partout, à ce qui fait « esprit » du temps, au non-maîtrisable par la raison raisonnante, à la folie ambiante, au réel ravagé d'un monde qui, peut-être, court vers l'abîme. Et nous y pousse.

Il est possible que Trump passe ou trépasse, que Musk soit renversé par l'infini mouvement du Capital quand il sera contrarié par sa déraison patente ou que, lassé de voir ses Tesla cramer et ses actions en bourse chuter, il nous lâche enfin la grappe en réinvestissant son blé dans le segment des nains de jardin, par exemple. Tout est possible, même le moins probable. Mais le plus déconcertant, dans les ravages du réel, c'est la vitesse à laquelle les consciences se corrompent, les réflexes s'amenuisent, les repères se perdent, les repositionnements opèrent, la vie se recroqueville.

C'est sur ce terrain qu'il faut penser, tenir, résister, lutter. Ce terrain, c'est celui de la préfiguration, à nos échelles, d'un autre monde qui serait l'exact contraire de celui, atroce, qui suinte des discours guerriers des Trump, Musk, Poutine, Netanyahu, Van der Leyen ou Macron. Aux docteurs Folamour du Capital et de la Guerre, il faut opposer une détermination fondée sur quelques principes : le refus de la guerre, le rejet de la haine de l'Autre, la refonte d'un monde écologiquement et socialement vivable et, pour y parvenir, la fraternité active, indispensable, entre tous les dépossédés.

D'une certaine manière, dans le froid d'une nuit de fin d'hiver, la lutte exemplaire des « mineurs isolés » parisiens de la Gaîté lyrique a ouvert le chemin. Contre la merde ambiante et tous ses porte-voix, sur tous sujets, et pour ne pas mourir d'asphyxie, il faut l'amplifier, cette résistance.

Freddy GOMEZ


[1] Johann Chapoutot, Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, NRF-Essais, 2025. Le podcast de cette émission est curieusement introuvable sur le site de France-Cul. No comment !

[2] CNews, le JDD, JDNews, Europe 1, Sud Radio, Valeurs actuelles et Frontières sont propriétés de Bolloré.

24.03.2025 à 06:48

Filiations de la nature

F.G.

■ Michel BLAY et Renaud GARCIA LA NATURE EXISTE Par-delà règne machinal et penseurs du vivant L'échappée, 2025, 128 p. C'était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l'Ukraine avec l'occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l'humain, un livre d'Alexis Escudero . Extrait du teaser : « À rebours des (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (3311 mots)

■ Michel BLAY et Renaud GARCIA
LA NATURE EXISTE
Par-delà règne machinal et penseurs du vivant

L'échappée, 2025, 128 p.


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C'était en novembre 2014 à Lyon : quatrième édition du Salon des éditions libertaires. Au menu : stands de bouquins, ateliers de sérigraphie, expos (déjà l'Ukraine avec l'occupation de la place Maïdan), concerts. Et bien sûr des débats dont un, très attendu, sur La reproduction artificielle de l'humain, un livre d'Alexis Escudero [1]. Extrait du teaser : « À rebours des positions tenues par la gauche ces deux dernières années, les partisans de la liberté et de l'émancipation doivent s'opposer à la reproduction artificielle de l'humain, et à ce qu'elle implique inévitablement : eugénisme, marchandisation des corps et du vivant, manipulation génétique des embryons, transhumanisme. La PMA, ni pour les homos, ni pour les hétéros ! » Un tel mot d'ordre avait créé son arc électrique : pour tout le monde c'était le débat à ne pas manquer. Pour tout le monde… sauf moi qui, à l'époque, débarquait de Mars. Le postmodernisme et le ressac européen de la Theory passée à la moulinette des campus US étaient des notions floues, un mouvement d'idées par rapport auquel j'aurais été bien en peine de me situer. La PMA, je voyais ça de loin : trouvaille progressiste filant de l'urticaire aux culs-serrés de la cathosphère. Mais pas que. Dans l'après-midi, une bande d'excités fit irruption dans la grande salle de la Maison des associations. Le dénommé Escudero et son éditeur – Le Monde à l'envers – manquèrent de se prendre leur table de bouquins sur la gueule. Les trublions gueulaient « Escudero on aura ta peau ! ». Ça rimait. C'était surtout grotesque et surjoué. Poignée de LGBT en mode Gros Bras de la Taloche. Je virai colère, rien à mes yeux n'étant plus détestable que l'interdiction de débattre. Surtout dans la maison anar. Dans un souci d'apaisement et de lâcheté collective, le débat fut annulé. Quand je m'approchai du stand du Monde à l'envers mis à l'envers, l'éditrice encore secouée me tendit le dernier exemplaire du fameux brulot : « Lis-le et tu te feras un avis. » Ce que je fis.

J'y découvris tout un continent d'idées et de perspectives historiques. Le texte était solidement charpenté, la langue mordante et ironique. Certaines âmes sensibles s'en étaient offusquées. Ces pudeurs indignées me laissaient perplexe : politiser une question sociale n'impliquait-il pas de s'exposer sur le ring politique ? Si la moindre pique taquine vous terrassait, autant jouer au scrabble – « zygotes », 26 points, sans compter les cases « mot compte double ». PMA, GPA, diagnostics préimplantatoires, je me passionnai pour un sujet qui m'avait toujours laissé tiède. J'essayais de piger ce qu'impliquait cette vertigineuse question de « nature » autour de laquelle beaucoup s'écharpaient. Je parcourais des forums, alimentais d'interminables discussions. De fait, quelque chose se réveillait en moi : sept ans auparavant, j'avais découvert la vérité sur mes origines paternelles. Papa n'était pas papa. C'était un autre. Cette révélation m'avait plongé dans une courte et violente dépression. Je le compris bien plus tard : ma trajectoire biologique heurtait de plein fouet l'embrasement militant. De politique, ma crise vira personnelle. Dans ce fatras existentiel, affects éruptifs et analyses distanciées se brassaient, ce qui ne fait jamais bon mélange. Je devins aussi con que le clan d'en face. Un enragé du gamète. Je me souviens d'une soirée avec un couple d'amis où, à l'heure de l'apéro, je posai frontalement la question : est-ce que, pour vous, donner du sperme ou du sang c'est la même chose ? Il y eut un silence. Les deux nanas finirent par dire oui sans hésiter ; les deux mecs (dont moi) ne surent quoi répondre. Je détestais les pomos pour ça : cette façon de cliver et de réduire des questions fondamentales à des simplifications pauvrement binaires. Chantage victimaire : c'est nous qui souffrons, donc c'est nous qui savons. Les autres, ceux du hors-champ, c'était au choix : avec ou contre nous. La pensée politique perdait sa substance universaliste et s'éparpillait en chapelles doloristes. Côté rentiers en sciences sociales, ce nouveau jackpot permettait de jargonner dans des proportions frôlant l'inintelligibilité ; côté mitan militant, la conflictualité politique se réduisait en un court-bouillon de moraline communautaire.

Le temps passa. Par moment, les choses s'apaisaient ; à d'autres, ça flambait derechef. Il y avait tout un écheveau historique à remonter et à revisiter. Mettre à l'os ces nouveaux discours qui entendaient périmer les vieilles barbes du XIXe et leurs utopies rassembleuses. Naître ou ne pas naître n'était pas la question, mais naître de qui ou de quoi ? Concernant la filiation, mon trauma personnel me permettait de mettre un peu de chair et de trouble dans des agencements théoriques faisant la part belle aux éprouvettes et aux nouvelles parentalités d'intention. La vie humaine ne pouvait se laisser enfermer dans de pareilles combinatoires. Quelque chose d'autre se transmettait dans la procréation qu'un pur bagage génétique ou un patronyme administratif. J'en avais fait l'expérience : quand vous rencontrez votre père biologique à l'âge de trente-cinq ans et que le pater en question a votre visage avec dix kilos de plus, quand vous luttez contre un effondrement intérieur et accueillez un poids d'histoire inédit sur les épaules, vous vous dites deux choses : primo, que la vie est fondamentalement un mystère, un foisonnement vertigineux qui ne se laissera jamais encaserner par les laborantins du Progrès ; deuxio, que les bidouilleurs de chromosomes sont des apprentis sorciers tirant la vie vers un aplatissement in vitro haïssable.

Dégonfler la baudruche à chimères

Le diptyque papa/maman n'est pas qu'un calicot moisi brandi par les calotins de Civitas ; son pendant mâle/femelle, soit l'expression de notre condition de mammifère parlant, vaut plus qu'un jeu de Lego moléculaire. La cellule familiale sera toujours plus qu'une unité économico-patriarcale à flinguer. Le gauchisme et le libéralisme culturels se sont rejoints sur une chose : en libérant les potentiels individuels et en flattant les narcisses, ils ont ringardisé les vieux socles communautaires (de la famille à la classe sociale) pour favoriser les appariements aux artefacts promus par la technocratie triomphante. Pas étonnant que le concept même de « nature » ait viré réac.

Êtres de culture ou de nature, au fond chacun est à même de faire sa propre tambouille ontologique ; ce qui paraît vraisemblable, c'est que nous sommes, inextricablement, les deux. Dès sa sortie des boues primitives, homo est un nœud dialectique : il grimpe et marche, il vit et meurt, il se fortifie et se dégrade ; il communique avec son voisin et lui fracasse le crâne ; il comprend qu'il fait partie d'un tout et pense que de ce tout il peut tout faire. Créature, il se sait aussi créateur. De ses acquis, il fait de l'inné ; de ses individualités, société ; de ses savoirs, des kyrielles de doutes. De la nature, une mécanique divine, bientôt modélisable. Arrive un moment où son propre corps devient terrain de jeu et d'expérimentation. Les choses vont loin. Trop. Dans sa course à la surpuissance et à l'abstraction galopante, quelque chose s'est perdu en cours de route. L'humilité d'un ancrage. Certains voudraient ralentir et dégonfler la baudruche à chimères. Rappeler que, sous la sédimentation sociale, notre part de sensible est peut-être la dernière fragilité à protéger de notre mise en données. Fût-elle à prétention égalitaire.

Parmi ceux qui voudraient braquer les banques de sperme, il y a l'ami Renaud Garcia. En 2015, les éditions L'échappée eurent l'opportune idée de faire paraître son Désert de la critique [2]. C'était un an après le clash lyonnais, autant dire que ce bouquin est devenu un jalon essentiel dans la critique des ésotérismes déconstructeurs. Dix piges plus tard, c'est en compagnie du philosophe et historien des sciences Michel Blay que le camarade philosophe, naturien revendiqué, en remet une couche pour redynamiser un concept de « nature » corrompu par sa genèse occidentalo-centrée. La nature existe est une tentative de réhabilitation et de clarification. Une visée pédagogique sur un sujet bourbeux capable de filer des nœuds au cerveau : que veut dire réfléchir sur ce qui d'abord s'éprouve avec les sens ? Comment isoler le sujet nature, permanence mouvante et immémoriale, totalité aussi écrasante qu'écrasée ? Comment penser sa perte, sa dégradation, se représenter l'équivalent de cinq terrains de football artificialisés par heure en France ? Comment se penser soi dans le vacillement climatique ? Malin et grinçant, La nature existe est un exercice retraçant notre trajectoire commune depuis notre mise en coupe réglée par les gais lurons de l'industrialisme. On nous avait promis un futur de plein épanouissement, on se retrouve avec un présent coincé entre Charybde et Scylla, c'est sûrement que quelque chose a merdé dans le dessein des planificateurs. Renaud Garcia et Michel Blay pensent au contraire que rien n'a merdé. L'ordre du Technique, comme ils l'appellent – soit la « triple alliance du capital, de l'expertise scientifique et de l'ingénierie technologique » – ne pouvait pas accoucher d'autre chose que de la détestable époque dans laquelle nous nous contorsionnons avec anxiété et démesure.

« Du point de vue de la philosophie de la nature, qui emprunte à cette époque [la fin du XVIIIe siècle] quelques motifs romantiques, naître suppose la reconnaissance d'un excès que la réflexion ou la conscience ne peuvent résorber », écrivent les auteurs de La nature existe. « Excès » est un mot important. Car si quelque chose nous excède, c'est qu'elle nous dépasse. Elle ne nous dépasse pas parce qu'elle est plus forte – il faut être quiche comme un bâtisseur pour croire l'humain en concurrence avec la nature – mais par son imprévisibilité. Et face à l'imprévisible, face à ce qui se crée, croît et crève au rythme de cycles qui toujours nous emporteront, l'attitude la plus juste (et soutenable) serait celle d'un minimum de modestie et d'humilité. Autant dire que notre spumescente martialité en est loin. Mais revenons à ce trop-plein de nature, qui n'a rien d'un matériau superflu, puisqu'au contraire toute culture émerge de lui. Ce qui implique une borne universelle : une culture se déploie à l'intérieur de limites. Soit autant de tabous et d'interdits, historiquement et collectivement éprouvés, au-delà desquels on ne va pas fouiner, au risque de mettre en péril, des équilibres qui nous contiennent libres. Libres dans nos limites.

« Humains » et « non-humains »

C'est une évidence qu'il convient de rappeler : « nature » et « naître » partagent la même famille étymologique : « natura » pour le premier, « nascere » pour le second. La nature est ce qui est quand on naît. La nature est ce qui naît quand on vient à la vie. Il y a là un cycle – un temps « spiroïdal », préfèrent Blay et Garcia – sur lequel toute prise semble impossible. Quelque chose qui, immanquablement, échappe. « La nature est sans pourquoi, comme nous. C'est notre essentielle liberté », écrivent encore les duettistes de La nature existe. L'assertion est aussi brutale que reposante. Celle-ci n'est pas mal aussi : « Or, s'il y a de la naissance, il y a, nous le redisons, de l'énigme. De l'immaîtrisable, en somme. » L'hubris en prend un coup sur la carafe. De quoi déprimer tous les Folamour désireux de percer les secrets de la vie et les bio-éthiciens chargés de répondre à cette cauchemardesque question : quel statut aura le fœtus cultivé dans un utérus artificiel ? Allô maman-machine, bobo…

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Si un chapitre est consacré à la « nature, naissance et reproduction artificielle de l'humain », l'ambition de La nature existe dépasse la question, déjà abyssale, de l'engendrement humain confié aux blouses blanches. C'est que la nature, au fil des modes et des agendas politiques, a changé de peau : elle est devenue « environnement », puis « vivant ». On s'interroge : qu'ajoutent ou retranchent à notre compréhension du péril écologiste ces nouveaux mots ? « Environnement », on voit l'idée, on voit surtout qu'elle nous coupe de notre milieu naturel : l'environnement nous entoure, il nous est extérieur et, de ce fait, il offre une prise par laquelle l'améliorer ou le dégrader. Bref rien de neuf sous le soleil des agronomies résilientes ou des épandeurs de bitume. « Vivant », en revanche, est le mot d'ordre écolo à la mode. « Vivant », c'est le contraire de « mort », ce qui questionne car le « vivant » carbure aux cadavres : rien ne fait plus partie du cycle de la vie que le compost et les macchabées appelés à le nourrir. Le vivant mange ses morts, c'est tautologique et physiologique. Mais passons et voyons plus grand. Car le « vivant » est aussi un bazar inclusif qui comprend les rivières, les baobabs, les lémuriens et les deux kilos de bactéries qui folâtrent dans nos intestins. Le vivant c'est la communauté organique des « humains » et des « non-humains » en mode combat contre les agents de la « nécropolitique ». C'est le dépassement de l'anthropocentrisme, la symbiose entre un ingénieur de l'ONF et un chêne sessile. Bref, si l'environnement nous coupe, le vivant nous groupe.

Le problème du « vivant », c'est qu'il liquide deux choses : le vieux dualisme « européocentré » « nature/culture » et la notion de « nature » sur laquelle, pensait-on naïvement, était censée se fonder toute écologie réellement radicale. Là notre esprit commence à buter. Notamment contre ce que notre duo naturien appelle le « descolatourisme », mot-valise embarquant les figures de l'anthropologue Philippe Descola (né en 1949) et du sociologue Bruno Latour (1947-2022) et leurs lignées de disciples. Descola et Latour sont des figures respectables, nul n'en doute. Leurs travaux ont visé à virer les œillères de la modernité pour comprendre ce qui pêchait dans notre approche du péril écologiste. Reste à comprendre à quel prix. Pour Descola, marqué par la mystique des Indiens Achuar, la nature n'existe pas, c'est une « abstraction » occidentale, « une distance entre les humains et les non-humains » issue de vieux brassages entre philosophie grecque, transcendance des monothéismes et ultime décantation scientifique [3]. Quant à Latour, s'il a liquidé la nature vue comme « un boulet que traîne la pensée politique occidentale moderne », c'est pour lui substituer une mystique Gaïa, système autonome sur lequel zonent des « Terrestres » ou des « actants » aux multiples connexions [4]. Dans cette étrange soupe, l'humain rationnel est décloisonné et dissous dans une immense chaîne interrelationnelle allant des minéraux aux machines, y compris technologiques. Un « brouillage entre “humains” et “non-humains” » qui laisse perplexe. Et qui, pour les auteurs de La nature existe, sape les bases de compréhension de ce à quoi on s'affronte : « Dans tous les cas, il y a adaptation (subtile, négociée, diplomatique) à l'innovation technologique tous azimuts, c'est-à-dire à la force qui motorise désormais l'accumulation du capital. Une fois la notion de “nature” mise hors-jeu, un point d'appui critique fait défaut. Celui qui, remontant à l'émergence de l'explication physico-mathématique de la nature au XVIIe siècle, y décèle le principe du recouvrement du monde des qualités sensibles par un monde d'abstractions quantitatives, dont l'accélération des technologies smart marque aujourd'hui le point culminant. »

De manière tout à fait tragique, l'ordre du Technique et le « descolatourisme » partageraient alors une visée complémentaire : la destruction de la nature sous toutes ses formes. Le premier comme équilibre géophysique, le second comme représentation mentale et ressource politique. Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de renvoyer dos-à-dos ces deux dynamiques ; ce serait une ineptie totale. Le ravage du monde se met au crédit du seul capitalisme industriel. L'enjeu est ailleurs : il s'agit de renouer avec les filiations les plus cohérentes et les traditions de pensée les plus solides pour envisager un futur autrement que sous forme de cauchemar dystopique. Il est peut-être là le cœur de la nature humaine, dans ce fil d'histoire, solide et torturé, capable d'attester que nous restons avant tout des « vivants politiques dans un milieu vivant ».

Sébastien NAVARRO


[1] Éd. Le Monde à l'envers, 2014.

[3] Voir Philippe Descola, « La nature, ça n'existe pas », entretien sur Reporterre.

19.03.2025 à 07:49

Sur la situation aux États-Unis

F.G.

■ Nous avons reçu de Larry, un camarade bien informé, ces notes sur les États-Unis. Elle traite des deux premiers mois du mandat de Trump. Par l'importance qu'elles accordent aux contradictions réelles du système étatsunien, mais aussi par le ton qu'elles adoptent, loin de toute grandiloquence militante, elles nous ont paru mériter diffusion.] [C'est à dessein que je laisse de côté, dans ces notes, l'impact de cette nouvelle présidence à l'international, vaste sujet qui méritera un (…)

- En lisière
Texte intégral (2072 mots)

■ Nous avons reçu de Larry, un camarade bien informé, ces notes sur les États-Unis. Elle traite des deux premiers mois du mandat de Trump. Par l'importance qu'elles accordent aux contradictions réelles du système étatsunien, mais aussi par le ton qu'elles adoptent, loin de toute grandiloquence militante, elles nous ont paru mériter diffusion.]



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[C'est à dessein que je laisse de côté, dans ces notes, l'impact de cette nouvelle présidence à l'international, vaste sujet qui méritera un traitement à part.– NdA]

1) C'est une révolution politique (pas sociale ou économique) de grande ampleur que vivent les États-Unis, certainement la plus importante depuis au moins le New Deal. Le régime américain était déjà très présidentiel, mais la concentration actuelle de pouvoir entre les mains de l'exécutif tend à réduire les autres instances – le Congrès, les tribunaux, voire la Cour suprême – à un rôle essentiellement décoratif.

2) Le fameux système des contre-pouvoirs (« checks and balances ») dont les Américains tirent une si grande fierté n'a pas disparu, mais il tourne au ralenti. Il y a quelques procédures de droit en cours qui ont permis d'obtenir des sursis de courte durée à l'exécution de certains licenciements, mais cela ne pèse pas bien lourd. Quant au Congrès, certes dominé par les Républicains, ses membres devraient en théorie défendre leurs prérogatives (par exemple le droit de déterminer l'existence, le rôle et la composition des ministères et autres organismes de l'État fédéral), sauf qu'ils se montrent passifs – ou plutôt complices. Rappelons, par ailleurs, que, contrairement à ce qu'on raconte communément, si les « pères fondateurs » se sont dotés d'un tel système de dispersion/multiplication des instances de pouvoir, ce n'était nullement pour protéger les droits du peuple, mais au contraire pour mettre les institutions de la jeune République à l'abri de soulèvements populaires.

3) Le mariage entre une frange du secteur tech et la droite MAGA (Make America Great Again) a beau paraître saugrenu, il ne l'est pas. Sur le plan de la levée de fonds pour financer les campagnes électorales, les Démocrates ont devancé les Républicains au cours des présidentielles de ces dernières années. On notera, au passage que ce fait, rarement signalé par les médias de gauche, met à mal la thèse d'une oligarchie qui aurait soudain pris le pouvoir sous Trump. Car le Grand Capital, tout comme les couches très aisées de la population, préfèrent en général des élus raisonnables et prévisibles. Cependant, toute une série de problèmes non fondamentaux mais quand même embêtants pour les entreprises – la réglementation du secteur tech, de l'expression sur les réseaux sociaux et sur les DEI [1] – ont conféré à Trump et à son équipe le moyen d'amadouer une partie de ce secteur auparavant fidèle au camp « progressiste ». Le libertarien Peter Thiel, parrain de J. D. Vance et fondateur de PayPal, aura été la figure clé de ce rapprochement.

Ce n'est pas un secteur en crise ni en perte de vitesse, bien au contraire : à la différence de ceux qui ont financé Hitler en Allemagne, ce sont les grands gagnants des transformations de ces dernières décennies qui sont à la manœuvre. Cela fait d'ailleurs apparaître les limites de la comparaison avec l'avènement du nazisme. En revanche, la toile de fond à ne pas sous-estimer, c'est la rivalité avec la Chine, que toutes les grandes figures de la tech américaine ont bien en tête.

4) Ce qui nous amène à Elon Musk, qui a apporté à Trump près de 290 millions de dollars en amont de l'élection. Cela explique en grande partie le tapis rouge qu'il lui déroule. Il n'est pourtant pas typique des grands noms de la Silicon Valley. C'est avant tout un ingénieur universellement reconnu par ses pairs, d'origine plutôt modeste, centré sur la production matérielle (les autres étant majoritairement des « investisseurs » visant à établir des monopoles) et… d'une personnalité, disons assez pathologique. Sa façon de procéder – on casse d'abord, puis on voit ensuite ce que ça donne – est étroitement liée à son expérience d'ingénieur. Et contrairement aux autres, il ne s'intéresse pas spécialement au fric, ce qui le rend quelque part encore plus dangereux. Il est plus mégalo qu'âpre au gain.

5) De l'eau dans le gaz. Tesla est en difficulté, en partie certes parce que les pitreries politiques de Musk (salut nazi, soutien à l'AFD en Allemagne, etc.) ont terni l'image de marque de ses véhicules, mais plus fondamentalement parce que les investisseurs ont de plus en plus de mal à y croire. Le cours de l'action Tesla, après avoir atteint un sommet juste après l'élection de Trump, dégringole à présent, car les comptes de la boîte montrent des pertes. Dans le même temps, son concurrent chinois, BYD, a surpassé de près de 20 % ses prévisions de ventes pour 2024. De plus, Musk, ce champion de la chasse au gaspillage au niveau fédéral, a été arrosé, sous Biden (et au nom de la transition énergétique), de subventions qui vont sauter sous l'influence du courant largement dominant au sein du Parti républicain, à savoir celui qui ne jure que par le pétrole et le gaz naturel.

6) Réel est le risque d'une défaite des Républicains aux élections de mi-mandat (en 2026), notamment si la politique chaotique de licenciement et de désorganisation des services fédéraux menée par le DOGE [2] de Musk continue sans entraves. Dans beaucoup de circonscriptions, les élus républicains doivent déjà répondre, au cours d'assemblées publiques, devant des citoyens en colère. Sont-ils prêts à sacrifier leur siège au nom de la mobilisation idéologique derrière Trump ? À voir…

7) Et les réactions de la population dans tout ça ? Il y en a eu, mais elles me paraissent assez faibles. Rappelons d'abord que contrairement à l'élection de 2016 – que Trump avait gagnée grâce au système du collège électoral, mais sans majorité des suffrages – et à celle de 2020, qu'il avait carrément perdue, ce qui l'avait poussé à tenter un coup d'État déguisé en mouvement de révolte populaire, celle de 2024 lui a apporté la majorité absolue des suffrages. Vu les contributions colossales levées par le Parti démocrate, la foule de procédures à l'encontre de Trump et les mises en garde contre le péril fasciste, sa victoire a donc laissé le camp « progressiste » aphone. D'autant que Trump a fait des scores plutôt respectables auprès des populations que les Démocrates prétendaient protéger contre lui : femmes, Noirs, Latinos… Ce parti, défenseur affiché des intérêts matériels, mais surtout des références culturelles des couches moyennes-supérieures et des couches montantes au sein des « minorités ethniques », s'était raconté que les difficultés économiques éprouvées par 80 % des habitants du pays sous la présidence de Biden et leur peu de goût pour les valeurs woke et les questions identitaires n'auraient aucune incidence sur l'issue de l'élection. Bref, le schéma ouvriers = gauche et bourgeois = droite n'avait pas la moindre pertinence dans un tel contexte.

On est donc loin des grands rassemblements ayant suivi la première victoire de Trump en 2016, sans parler du mouvement contre les violences policières à la suite de la mort de George Floyd, ou même d'Occupy Wall Street (autant de mouvements qui m'avaient laissé sur ma faim, mais c'est une autre affaire). Comme l'a dit Marx dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte au sujet de la paysannerie française, on a plutôt affaire à une société atomisée qui ressemble à un sac de pommes de terre : pas de lien véritable entre les patates qui le composent. Tout de même, voici une liste partielle des actions entreprises : très tôt, des lycéens de Los Angeles sont descendus plusieurs jours d'affilée dans la rue pour protester contre la menace d'expulsion d'immigrés ; le 19 février, un nouveau regroupement syndical, le Federal Unionist Network, a organisé de petits rassemblements dans une trentaine de villes pour « sauver nos services » face au DOGE ; des rassemblements devant des showrooms Tesla ont eu lieu ; un rassemblement de 500 chercheurs médicaux s'est tenu à l'université de Washington ; le 1er mars, enfin, des milliers de personnes se sont rassemblées dans cent-quarante-cinq parcs nationaux pour protester contre des licenciements qui entraînent parfois, pour les concernés, la perte de leur logement. Parmi les renvoyés, on compte des pompiers, des garde-forestier, des biologistes, des botanistes, des ouvriers qualifiés et bien d'autres. La semaine précédente, un rassemblement devant le « capitole » de l'État de Montana a eu lieu pour défendre les terres publiques ; un manifestant y portait une pancarte avec cette inscription : « Ce n'est pas les immigrés qui ont piqué mon boulot, c'est le Président. »

Il est clair que, dans un pays aussi vaste, aussi peuplé et aussi riche, il faudrait de toute évidence passer à un niveau supérieur…

8) Il reste néanmoins un contre-pouvoir redoutable : celui des marchés financiers. Et ils sont à la fois impitoyables et sans préjugés, contrairement aux magistrats, aux élus, aux salariés fédéraux, voire aux militants syndicaux. Si Trump s'obstine à désorganiser les services de l'État fédéral comme l'Autorité de l'aviation civile (avec de nouveaux accidents en perspective), le Service météorologique (dans un pays fréquemment en proie à des ouragans) ou l'Autorité de surveillance des maladies infectieuses et si, en outre, il impose des droits de douane punitifs qui alimenteront l'inflation américaine, Dieu ne le punira pas, le prolétariat révolutionnaire non plus, mais les marchés financiers, si. C'est d'ailleurs l'une de ses obsessions, sauf qu'il ne semble pas y comprendre grand-chose, ce qui fait que, à ce stade, tout est possible…

LARRY


[1] DEI pour « diversité, équité, inclusion ».

[2] Department of Government Efficiency (Département de l'efficacité gouvernementale).

9 / 10

 

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