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28.08.2025 à 12:20

Reprendre, dit-on…

F.G.

Il faut reprendre puisque l'heure est à la rentrée. À la rentrée de quoi, on ne sait pas. D'une perpétuation du même, la merde ambiante qui nous colle aux basques, le génocide à Gaza qui ne cesse pas, la généralisation de la misère sociale, le désastre écologique aux effets permanents – qu'on a ressentis au plus profond de soi, au cours de nos pérégrinations estivales dans un Sud calciné ? D'une motion de censure qui, certes, ne ferait de mal à personne en renvoyant l'aveugle de Bétharram, (…)

- Odradek
Texte intégral (2209 mots)


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Il faut reprendre puisque l'heure est à la rentrée. À la rentrée de quoi, on ne sait pas. D'une perpétuation du même, la merde ambiante qui nous colle aux basques, le génocide à Gaza qui ne cesse pas, la généralisation de la misère sociale, le désastre écologique aux effets permanents – qu'on a ressentis au plus profond de soi, au cours de nos pérégrinations estivales dans un Sud calciné ? D'une motion de censure qui, certes, ne ferait de mal à personne en renvoyant l'aveugle de Bétharram, Premier Rien de ce gouvernement du néant, dans les poubelles de l'Histoire ? D'une hypothétique dissolution de l'Assemblée nationale ? Ou, plus enthousiasmant, d'un blocage du pays, comme semble l'indiquer une voix aux échos multiples et persistants portée, cet été, sur un ton de « retour des Gilets jaunes », par les réseaux dits sociaux ?

Pour sûr, cette hypothèse, apparemment contagieuse, aurait l'avantage d'ouvrir, de nouveau, l'espoir d'une perspective apartidaire offensive dans un paysage politique assez largement verrouillé. Petit rappel : d'un côté, un pouvoir macronien chancelant allié à la droite la plus sinistre qui soit – celle des Retailleau, Darmanin et consorts – qui a fini par devenir sa propre caricature : un corps de petits marquis d'Ancien Régime vivant de ses rapines et coups tordus sur le dos d'un peuple surtaxé, essoré, maltraité, calomnié et réprimé. De l'autre, une « gauche » dite raisonnable, c'est-à-dire sans substance et prête à toutes les compromissions, qui, après avoir pourtant eu l'occasion, à deux reprises – grâce à La France insoumise – de sortir de son impuissance, a démontré qu'elle était incapable de revenir, même minimalement, à des principes, préférant se noyer d'elle-même dans sa propre vase sociale-libérale. Qu'elle y reste ! Enfin, un Rassemblement national, en crise interne à la suite de la décision d'inéligibilité appliquée, en mars dernier et pour cinq ans, à sa cheftaine – en appel –, dont le principal fait d'armes, depuis le hold-up électoral macronien de l'été dernier, aura été de servir systématiquement de bouée de sauvetage à ce régime agonisant.


Tout atteste, dans les profondeurs du pays, d'un double mouvement : d'une part, un découragement profond devant l'ampleur de l'effort que suppose aujourd'hui la mise en branle d'une révolte sociale de grande ampleur contre un ordre policier surarmé et dépourvu de tous scrupules moraux ; de l'autre, largement partagée et contradictoirement exprimée, une colère – logique, froide, désespérée – qu'aucun mot ne peut traduire, mais qui est prête à exploser d'une manière ou d'une autre à la moindre étincelle. Les Gilets jaunes de 2018 étaient partis à l'assaut des Champs-Élysées convaincus qu'ils avaient la capacité d'aller chercher Macron chez lui. Il y avait, chez eux, disons, une certaine ingénuité, mais surtout la conviction qu'ils étaient dans leur droit et que leur cause était juste. Et elle l'était, contre tous les attentistes des avant-gardes d'arrière-garde qui, au mieux, prirent leur temps pour constater, ou pas, qu'un peuple – le peuple – s'était mis en mouvement en s'auto-organisant et sans demander l'avis de personne. Sept ans plus tard, ce qui semble se rejouer, ce qui du moins en prend les apparences, c'est, au crépuscule de ce pouvoir détesté, de ce système à bout de course, dans un monde lui-même fini, non pas un retour du même, mais un pari sur l'intelligence stratégique : tout bloquer, en élargissant le champ de l'action au maximum de compétences pour ce faire.

Déjà les Gilets jaunes de 2018 s'étaient préoccupés d'élargir leurs bases, sans y parvenir vraiment au vu des infamies à haute dose qu'avaient déversées sur eux la caste médiatique, l' « intellectualité » de plateau et bien des « contre-pouvoirs » – notamment liés à la gauche institutionnelle ou à la sphère syndicale. Ce qu'ils parvinrent à faire plus tard, à force de constance, en direction des quartiers populaires des grandes villes notamment. De même, la connivence combattante qu'ils parvinrent à établir, en matière de guérilla urbaine, avec des groupes proches de l'autonomie active, le plus souvent qualifiés par facilité de Black Blocs, attestait d'une capacité évidente de repositionnement tactique en fonction des possibilités qu'offrait l'extension réelle du domaine de la lutte.


Depuis 2018, tout a changé. En pire souvent – une répression policière de haute intensité a laissé beaucoup de monde sur le carreau et instauré un vrai climat de terreur à l'idée de devoir affronter les miliciens de l'Ordre bourgeois en manifestation, ces tueurs assermentés largement couverts par leurs instances et, au-delà, par les commis du mensonge déconcertant que sont devenus les journalistes-flics des médias dominants. Mais, en parallèle, les esprits, en sept ans, se sont aussi modifiés pour le meilleur, car les défaites accumulées – notamment celle du grand mouvement social de 2023 contre la réforme des retraites – ont indiscutablement fait bouger les lignes et les formes d'action. Pas assez sans doute, mais suffisamment pour que l'idée de converger vers des dispositifs d'action originaux, offensifs et partagés, l'ait emporté dans bien des têtes. Si le processus est lent, il s'est construit autour de l'idée de ciblage et d'action directe. Avec quelques succès majeurs, comme le soutien aux blocages actifs des raffineries et aux actions d'auto-réduction des « robins des bois » de l'Énergie, en 2023. Ce qui est né là, c'est indiscutablement une forme de réappropriation à la base de très anciennes formes de luttes dites « sauvages » – c'est-à-dire auto-organisées et libres de toute médiation d'appareil – du mouvement ouvrier des origines, celui d'avant sa domestication.

Dans une claire approche gilet-jaunée, l'appel « Bloquons tout le 10 septembre ! » s'inscrit dans une perspective de confrontation au long cours, offensivement unitaire, libre de toute tutelle et où l'imagination, l'invention, le mouvement devront être au cœur de l'action et la nourrir. Avec pour principale perspective d'épuiser l'ennemi, de le harceler furtivement de toutes parts, de faire apparaître au grand jour le rejet dont il est l'objet. Dans ce dispositif de soulèvement, le budget thatchérien de Bayrou sert – comme, en 2018, le rejet de l'injustissime « taxe carbone » – de point d'accroche à la mobilisation. Et qui pourrait être contre, en vérité, quand tout un chacun sait que l'adoption d'un tel budget antisocial contribuerait automatiquement à accélérer le processus infini de dégradation des conditions de vie des plus pauvres en instaurant le travailler plus pour gagner moins, en gelant drastiquement les prestations sociales et en faisant main basse, au passage, sur deux jours fériés.

Ce qui semble se tisser, dans les profondeurs imaginaires de ce mouvement en gestation, c'est une réappropriation collective des nombreuse colères sociales souterraines qui traversent le pays et qui, isolées, sont incapables, d'elles-mêmes et par elles-mêmes, de se généraliser en s'unifiant et finissent, les unes après les autres , par s'étioler dans le ressentiment, cette matrice du pire qui mène fatalement au pire : la fragmentation, le racisme, le complotisme, la haine de tous et toutes contre toutes et tous. En cela, cet « appel », dont personne ne sait vraiment d'où il vient, est remarquablement salutaire. Parce qu'il remet l'histoire sur ses pieds en rappelant à qui voudra l'entendre qu'il n'est nul autre sauveur suprême que le peuple lui-même, coalisé et agissant, veillant scrupuleusement à ne jamais être dépossédé de ses propres luttes pour l'auto-émancipation.


La condition de la réussite de ce mouvement relève d'une sorte de pari fou dont personne, à ce jour, ne peut prédire s'il sera gagnant ou perdant. Car les conditions de sa réussite, et de sa persistance, sont intrinsèquement liées à ses capacités à brasser large, non pas seulement pour occuper les rues, mais pour agir partout où l'occasion se présentera. Il suppose donc une capacité interne, collectivement assumée et si possible sans culte de l'étiquette à dépasser, sans les nier, les habitus, les cultures, les savoir-faire militants que tout un chacun, et c'est bien normal, tient à défendre et à cultiver. Les Gilets jaunes ont démontré, en leur temps, sur ce point – et chacun s'en souvient ou devrait s'en souvenir – une élasticité de tous les instants. Comme s'ils découvraient d'un coup, et bien plus rapidement que les militants professionnels enfermés dans leurs certitudes, que tout mouvement social d'ampleur auto-organisé est d'abord une agora et une terre d'accueil ouverte à la découverte des êtres qui, prédestinés ou pas, s'y retrouvent et s'y sentent bien. Quelle différence y a-t-il au fond, dans le désastre qui nous accable et nous détruit collectivement, entre un syndicaliste de base, militant de terrain, acquis à son organisation, mais contrarié, au mieux, par ses faiblesses, ses hésitations ou ses capitulations et un Gilet jaune, révolté sans parti, lassé de devoir constater, lutte après lutte, que tout est là pour que l'unité, la fusion opèrent dans la convergence combattante et active d'un peuple qui n'en peut plus. Qu'est-ce qui les sépare quand l'action commune, décidée en commun et votée en assemblée, est applicable dans l'instant et sans attente d'approbation d'aucun appareil de légitimation ? Rien. C'est ce mouvement dans le mouvement qui, s'il prend – en jaune, en rouge, en noir ou en tricolore version Enragés – fera la différence. Et c'est pour cela que, même sans manifester la moindre hostilité pour ceux qui voudront l'accompagner politiquement, il faudra qu'il défende avec force et constance son autonomie de fonctionnement et ses capacités décisionnaires assembléistes.


Bien sûr, personne n'est devin. Personne ne peut savoir ce que donnera cet « appel à tout bloquer à partir du 10 septembre ». On peut même douter qu'il donne quelque chose. Mais le doute ne doit pas être, comme en 2018, matière à déserter par avance un combat essentiel au prétexte, facile, que ce mouvement serait impur ou confus. Ce coup-là, on nous l'a déjà fait quand, vaillants mais isolés, les Gilets jaunes de la première vague appelaient à l'aide et que rares furent finalement les soutiens venus des bases syndicales. L'heure est désormais à la convergence, la vraie, celle qui permettrait tous les dépassements. Ce que craint le pouvoir, c'est précisément cela, ce qui, venant de partout et de nulle part, pourrait faire masse commune dans un mouvement suffisamment désidentifié pour n'être identifiable et corruptible par personne. On ne sait si c'est la recette pour vaincre, mais on croit savoir que, hors celle-là, toutes les autres tentatives, même massives, ont échoué à faire plier ce pouvoir malfaisant et sa police.


« Face aux malheurs qui affligent le monde, écrivit Noam Chomsky, broyer du noir ne sert à rien. Il faut être à l'affût des possibles. »

Et les saisir, ajouterai-je, comme une main qui se tend et qui, de geste en geste, pourrait faire chaîne humaine de résistance à l'abjection.

Freddy GOMEZ

28.07.2025 à 09:25

Le continent Américo

F.G.

■ Américo NUNES ORAGES POUR UN AUTRE RÊVE Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà Conversations avec Yann Martin Édition et avant-propos de Freddy Gomez L'échappée, 2025, 304 p. Sir William Walker est un rhéteur aussi redoutable que fascinant. Face à un aréopage de colons portugais endimanchés, il vient de comparer les avantages pour ces messieurs d'entretenir une mulâtresse « payée à la tâche » plutôt qu'une femme de leur classe sociale au coût nettement plus élevé. Choqués (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2935 mots)


■ Américo NUNES
ORAGES POUR UN AUTRE RÊVE
Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà

Conversations avec Yann Martin
Édition et avant-propos de Freddy Gomez
L'échappée, 2025, 304 p.

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Sir William Walker est un rhéteur aussi redoutable que fascinant. Face à un aréopage de colons portugais endimanchés, il vient de comparer les avantages pour ces messieurs d'entretenir une mulâtresse « payée à la tâche » plutôt qu'une femme de leur classe sociale au coût nettement plus élevé. Choqués et émoustillés, les hommes repus rient. Puis, quittant le terrain du lubrique pour l'économique, Sir William Walker se fait grave et sérieux : « Et alors messieurs, dites-moi, selon vous, quel est le plus rentable : un esclave ou un ouvrier salarié ? »

Nous sommes au début du XIXe siècle à Queimada, île « imaginaire » des Caraïbes exploitée pour sa monoculture de cannes à sucre. Nous sommes dans un film – Queimada – réalisé par Gillo Pontecorvo et sorti sur les écrans français en janvier 1971. Quelques années plus tôt, le même Pontecorvo a réalisé La Bataille d'Alger. La question coloniale le travaille – de même que son corollaire : le mythe de la libération nationale.

Queimada est un film esthétiquement et politiquement brillant [1]. Il met en scène l'intrigant Sir William Walker – incarné par le retors et magnétique Marlon Brando – fomentant une révolution indigène aux seules fins que la Couronne britannique évince l'Empire portugais et fasse main basse sur la ressource sucrière de l'île. Abolir l'esclavage pour désentraver les règles du « libre marché » : le cynisme des fonctionnaires du Capital est sans limites. Ainsi, Walker-Brando expose les termes du deal aux colons : « Alors, qu'est-ce qui vous convient le mieux ? Voulez-vous la domination portugaise avec ses impôts, sa législation et son monopole commercial ou l'indépendance avec un gouvernement, une armée à vous, une administration à vous et la liberté du commerce avec tous, qui obéissent aux seules règles et au seul prix du commerce international ? »

Les colons semblent séduits, et puis l'idée d'être à la tête d'une nation indépendante a de la gueule. L'un d'entre eux se montre cependant hésitant : « Si notre nègre, alors qu'il cessera d'être esclave, au lieu de devenir ouvrier, voulait devenir patron ? » Walker-Brando saisit la perche : il n'est dans l'intérêt ni du business international ni du futur état insulaire que le processus révolutionnaire aille jusqu'à son « extrême conséquence ». Comprendre : les esclaves, futurs ouvriers « émancipés », devront rester à leur juste place. Tout changer pour que rien ne change, l'adage promu par un autre réalisateur italien – Visconti et son Guépard – trouve dans le Queimada de Pontecorvo une énième et froide illustration.

Un funambule mozambicain

Le hasard a bien fait les choses. La veille du soir où je vois Queimada, je viens de finir la lecture d'Orages pour un autre rêve. Empire portugais, question coloniale, libération nationale dévoyée : un même fil historique, les mêmes interrogations traversent ces deux œuvres. Sous-titré « Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà », Orages pour un autre rêve dresse le portrait d'Américo Nunes, né en 1939 dans un Mozambique alors encore sous domination portugaise et mort en janvier 2024 en France. « Américo », pas étonnant qu'avec un blaze pareil la vie du jeune Mozambicain ressemble à un continent ! « Pour lui, le chemin comptait plus que le but », résume Freddy Gomez dans un avant-propos qui tente de dresser le portrait d'un ami incasable, campé sur un socle « marxo-bakouninien » d'une richesse forcément complexe et franchement hétérodoxe.

Il y a pour sûr, un plaisir ineffable à lire un livre qui se présente sous la forme d'un long entretien. Le texte lui-même est porté, il subit une étonnante incarnation : on imagine les voix, les silences, les visages qui soudain s'apaisent, se sourient, complices, ou s'ombrent de concentration. Si la pâte textuelle a fait l'objet d'un long et patient travail d'homogénéisation littéraire, Orages pour un autre rêve conserve le charme spontané de la longue discussion où le temps s'étire et se contracte pour essayer de cerner au plus près la substance d'un parcours balloté par les accélérations de l'Histoire. Il y a des questions qui en annoncent d'autres, des réponses qui nécessitent de longs développements, des échappées contrôlées, des dérives, des points de fuite. Partant de cette dynamique partagée entre les deux locuteurs – Yann Martin en questionneur, Américo Nunes en témoin d'une vie –, le lecteur se prend au jeu ; il s'imagine troisième larron. Guerre froide, luttes anticoloniales, Mai 68, révolution conservatrice : Américo en a traversé des gros temps. Sa mémoire, chirurgicale, gratte avec précision les couches de sédiments historiques, alternant approche subjective et recul globalisant. En équilibre sur un fil ténu, le funambule mozambicain revisite à pas glissés son histoire entre fièvre philosophique et quête de praxis révolutionnaire.

Et si le livre se saisit d'une chronologie c'est à condition de ne pas refroidir, depuis le surplomb d'un regard vieilli ou mandarinal, les braises de ce qui fit « événement ». Le passé est comme la mémoire : en mouvement, toujours ; c'est lui qui habite le présent et le fortifie dans sa volonté transformatrice. D'où cet adage, magnifique, énoncé par Américo : « Tout est à reformuler éternellement et sans remords ».

Du « mal colonial » comme matrice politique

Tout commence donc dans ce morceau d'Afrique australe colonisé par les Portugais durant la seconde moitié du XIXe siècle. Le Mozambique est cette « colonie dépotoir » hautement ségréguée dans laquelle grandit Américo, « fils d'une mère illettrée et d'un père surveillant des douanes ». L'empreinte coloniale ne divise pas seulement les « races » entre elles, elle maintient aussi à l'intérieur du bloc colonisateur les strates sociales issues de la matrice métropolitaine. C'est depuis cette position sociale « inférieure » qu'Américo nourrit une « rancune », voire une « haine » tenace à l'égard des « hautes castes ». Bien des décennies plus tard, il avouera toujours ressentir une « détestation » intacte à l'égard de la bourgeoisie, et ce, quelles que soient les latitudes mondiales où elle sévit. Mais c'est au lycée que sa conscience politique va se cristalliser et se frotter avec « l'éthos colonial ». Alors qu'avec des camarades il accompagne un journaliste dans une plantation de canne à sucre, il découvre l'infamie du travail forcé : « Ce que l'on y vit était affreux : des gens enchaînés, des gamins aux yeux malades couverts de mouches. Nous étions horrifiés, littéralement. Nous savions tout cela mais dans l'abstraction. Là nous avons constaté de visu cette réalité. Et cette vision nous a fait prendre conscience à jamais de l'étendue du “mal” colonial, de son inhumanité foncière et de la torture qu'il inflige à des âmes et à des corps mutilés sans retour. »

Lecteur boulimique, c'est grâce aux livres que le jeune Mozambicain épaissit et fortifie sa culture politique. Américo dévore tout ce qui passe à portée de mains. Le jeune homme a déjà saisi qu'une culture cloisonnée est une culture atrophiée. L'idéologie – « lieu pathologique du pouvoir » – est le piège dans lequel tombent les tronches faites en deux dimensions : le bien/le mal ; les dominants/les dominés ; les Blancs/les Noirs. La pensée binaire est confortable ; elle est aussi feignante, fonctionnant à la manière d'un réflexe pavlovien. Pour Américo, il est hors de question de se laisser enfermer dans un tel appauvrissement de l'esprit. La rencontre avec un livre est toujours promesse de l'expansion du moi intime. Là est la puissance et la jouissance. Sans jamais se complaire dans l'étalage, on devine le plaisir manifeste qu'il éprouve à citer des auteurs fondamentaux ayant balisé sa jeune vie : Roland, Istrati, Kazantzakis, Kafka, Proust, Musil, Malraux, Serge, Babeuf. Aperçu non exhaustif. Le jeune Nunes est marqué par l'acmé fraternelle de la Révolution française. La Communauté des égaux est cet universel qui permet de s'abreuver au « roman de l'utopie ». Ça tombe bien, bientôt viendra la lecture des socialistes dits « utopiques ». Le passé n'est plus une zone grise insaisissable, il est la fresque sur laquelle on grimpe pour jauger le monde et ses multiples possibles. L'utopie, pour y revenir, n'a rien d'un avenir figé en un équilibre parfait. Elle n'est pas cette stase de bonheur partagé – l'autre nom frelaté des futures républiques « socialistes » où l'envers du décor n'est qu'encasernement et purge incessante. Elle est l'effraction qui s'arpente. Le frottement avec l'altérité. Le penser contre. Y compris contre soi-même. Plutôt que leur affrontement, le dépassement des contraires : « Seule la tension entre le vrai et le faux est vraie, car dialectique », théorise encore génialement le Mozambicain.

Et puis quand les bouquins lassent, il y a le Ciné-Club de Beira, « aimant culturel » qui soude une « communauté ». Cinéma français, néoréalisme italien, réalisme soviétique, les films sont en VO et suivis d'un débat. Le jeune Américo découvre le monde mis en images ; il se socialise, discute de sujets qui font société. La cinéphilie ne le quittera plus.

D'Alger à la Commune de Censier

En juillet 1961, le Portugal se trouvant toujours sous la botte de Salazar, Américo refuse le service militaire, le fuit et s'installe en France. Inscrit en propédeutique à la Sorbonne, il lit les philosophes et milite pour l'indépendance du Mozambique. En juillet 1963, attiré par le « chant des sirènes du socialisme autogestionnaire », il traverse la Méditerranée et débarque à Alger. Délivrée de la férule française, l'Algérie fraîchement indépendante entend incarner une troisième voie entre les démocraties libérales et les socialismes autoritaires. Las, Alger, « capitale des révolutions » et phare tiers-mondiste des pays non alignés, cache mal une réalité où le Parti-État se veut hégémonique.

La géographie étant cul par-dessus tête, c'est à Alger qu'il rencontre Cuba. Américo devient traducteur pour l'agence cubaine Prensa Latina. En février 1965, lors de travaux préparatoires pour la Conférence afro-asiatique, il rencontre le Che. Malgré son aura, l'Argentin est déjà « un homme seul ». Le guérillero est celui qui empêche les révolutionnaires de capitaliser sur la révolution, autrement dit de poser leur cul dans leurs nouveaux fauteuils de dirigeants. Américo l'affirme : bien que biberonné au marxisme-léninisme, le Che doute de plus en plus du processus révolutionnaire cubain. Pire : il sait le « caractère mercantile et “impérialiste” de l'“aide” soviétique à Cuba ». Mais le Che a beau piger que la guerre froide est ce glacis qui empêche toute révolution réellement autonome d'émerger, il s'enferre dans sa visée révolutionnaire en Amérique du sud. Un entêtement qui causera sa perte et sa future transformation en icône. Chez Américo, la conscience se fait de plus en plus nette que quelque chose déconne dans le beau rêve de libération nationale : comme si, à peine décolonisés, les peuples changeaient juste d'oppresseurs. Inépuisable sentence du Guépard. Plus largement, c'est le processus révolutionnaire qui montre ses limites et le Pouvoir sa nature fondamentalement conservatrice et corruptrice. « La tragédie des révolutions, pointe-t-il avec justesse, c'est que, une fois épuisé leur moment auroral et romantique, cette parenthèse où elles s'articulent au sensible, au monde humain du sensible, au sensible du monde humain, elles se retournent contre elles-mêmes et finissent par s'autodétruire. »

Quelques mois après le coup d'État de Boumédiène de juin 1965, Américo quitte l'Algérie et revient en France. Deux ans plus tard, la mort du Che signe la fin de son « attirance pour le “donquichottisme” révolutionnaire tiers-mondiste » qui, in fine, fait toujours le jeu des États-nations et des oligarchies – qu'elles soient impérialistes ou patriotes. À Paris, Américo fréquente la librairie « La Vieille Taupe », « véritable cave à trésors » (on est bien avant la dérive négationniste de son taulier). Il rejoint « Pouvoir ouvrier », une scission de « Socialisme ou barbarie » et cœur galactique de ce qu'il appelle le « communisme de gauche ». Parallèlement à son militantisme, il s'inscrit à l'École pratique des hautes études et rédige un mémoire sur Ricardo Flores Magón [2] et la révolution sociale au Mexique. Autant dire que, quand pète Mai 68, l'homme de vingt-neuf ans qu'il est se révèle relativement « armé » pour exiger l'impossible avec les dépaveurs.

Mai 68 est une constellation. À l'intérieur, la Commune de Censier est un des astres incandescents autour duquel gravite Américo. Censier est le « contre-exemple de la Sorbonne qui baignait dans le Spectacle révolutionnaire ». Censier veut tenir à distance les sectes gauchistes et les idéologues à petits pieds. Censier se fout des programmatiques et des figures tutélaires. « C'était un espace en mouvement dans lequel nous cherchions à poétiser nos vies, nos existences en devenir vers des relations interindividuelles et inter-collectives inédites ». « Poétiser, poursuit Américo, pour le cas, ça voulait dire augmenter chacune de nos vies à travers toutes les autres, par des discussions sans a priori idéologique, par des débats où chacun pouvait exposer sans contrainte d'aucune sorte ce qu'il ressentait à propos du mouvement, de la camaraderie, de la vérité humaine, de notre propre vérité en action qui, au fond, ne pouvait se réaliser que dans le rapport aux autres. »

Orages pour un autre rêve est plus qu'un entretien dans lequel se dévoile un homme et son parcours. C'est un legs. Un continent. Une expérience partagée à l'aune de laquelle on mesure ce qui s'est perdu en cours de route, ce non-transmis de pratiques et de savoirs. Un héritage, une pensée avec lesquels l'urgence commande de renouer afin de faire mentir les oracles cyniques de Queimada et du Guépard. Histoire qu'enfin tout change pour que, réellement, tout change.

Sébastien NAVARRO

● On trouvera, en téléchargement, sur Radio libertaire, à l'adresse https://trousnoirs-radio-libertaire.org/trous_noirs/accueil.php, l'émission que « Trous noirs » a consacrée le 16 juin 2025, en présence de Freddy Gomez, au livre d'Américo Nunes, Orages pour un autre rêve.

● Par ailleurs, cet ouvrage fera l'objet d'une présentation, toujours par Freddy Gomez, le mercredi 13 août prochain, à 17 h, aux « Rencontres du Maquis de l'Émancipation », Commune du Maquis, Bois-Bas, 34210 Minerve.



[1] Un grand merci à l'ami Suno, de la Commune du Maquis à Minerve (Hérault), pour m'avoir fait découvrir cette pépite. Par ailleurs, j'ai appris, tout récemment, avec plaisir rqu'Américo Nunes, grand cinéphile, appréciait ce film.

[2] Américo Nunes, Ricardo Flores Magón : une utopie libertaire dans les révolutions du Mexique, Ab irato, 2019. Voir la recension de Freddy Gomez : « Ricardo Flores Magón, le rêveur en éveil ».

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