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08.12.2026 à 11:59

On aime #119

L'Autre Quotidien
A ceux qui se taisent : ”Un jour tu auras droit à la parole. Que feras-tu de l'énorme cadavre du silence ?” Chawki Abdelamir (Irak, 1949)
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L'image qui nous parle

At the Cafe. 3 March 2015 © Farshid Tighehsaz

L'air du temps

James Blake - My Willing Heart

Le haïku de dés

さてどちらへ行かう
風が吹く

et maintenant
de quel côté aller ?
le vent souffle

Santoka

L'éternel proverbe

La maison où manque la mère, même si la lampe l'éclaire, il y fait nuit.

Proverbe kabyle

Les mots qui parlent

Un jour tu auras droit à la parole.
Que feras-tu de l'énorme cadavre du silence ?

Chawki Abdelamir (Irak, 1949; poète et traducteur en français de Adonis)

16.12.2025 à 11:43

L'art et le dilemme de la photographie de rue selon Jeff Schewe : la vérité dans la rue

L'Autre Quotidien
Chaque portrait, demandé ou pris au passage, est un témoignage de la présence humaine, un instantané d'une histoire qui, sans cela, pourrait être oubliée.
Texte intégral (1848 mots)

Chaque portrait, demandé ou pris au passage, est un témoignage de la présence humaine, un instantané d'une histoire qui, sans cela, pourrait être oubliée.

En tant que photographe de rue, je suis attiré par l'énergie brute et spontanée des gens réels qui se déplacent dans des espaces réels. Les portraits de rue sont ma façon de documenter la vie telle qu'elle se déroule, et au fil des ans, j'ai appris que photographier avec ou sans permission entraînait des conséquences différentes. Lorsque je demande la permission, la dynamique change. Le sujet prend conscience de l'appareil photo et ajuste souvent sa posture, son expression ou son attitude. Dans ces moments-là, l'image devient une collaboration. Le portrait gagne en intimité et le sujet peut se sentir valorisé en participant au processus. Cet effort de coopération conduit souvent à des portraits riches en émotions et consciemment expressifs, même si cela se fait parfois au détriment de la spontanéité.

D'un autre côté, photographier sans permission préserve l'authenticité de la scène. La personne est simplement elle-même, inconsciente de l'objectif. Cette approche candide apporte une vérité documentaire à l'image : honnête, sans filtre et pleine de vie. Ces moments sont souvent les plus puissants, car ils ne sont pas mis en scène.

Je marche constamment sur la ligne entre le respect et l'impulsion artistique. En fin de compte, le portrait de rue est un exercice d'équilibre entre la connexion et l'observation. Que je m'engage avec mon sujet ou que je capture tranquillement le moment à distance, mon objectif reste le même : refléter l'esprit de la rue et la beauté du quotidien. Chaque portrait, demandé ou pris au passage, est un témoignage de la présence humaine, un instantané d'une histoire qui, sans cela, pourrait être oubliée.

Jeff Schewe est un photographe renommé et primé basé à Chicago, dans l'Illinois, qui compte près de 50 ans d'expérience dans la photographie commerciale et artistique. Après avoir suivi une formation de peintre, Schewe s'est tourné vers la photographie, apportant une sensibilité picturale à ses images et apportant une contribution significative à l'imagerie numérique et à l'impression artistique.

John Agfa le 16/12/2025
Jeff Schewe : la vérité dans la rue

16.12.2025 à 11:30

Taiaida Silvania : des fourmis dans le fromage brésilien

L'Autre Quotidien
Après les fromages qui coulent, ceux qui sentent trop fort et même ceux qui coûtent une petite fortune, voici une nouveauté croustillante tout droit venue du Brésil : le fromage aux fourmis. Oui, oui, des fourmis. Dans le fromage. Et contre toute attente, ce produit audacieux ne fait pas fuir les consommateurs… il les séduit. Bienvenue dans l’univers gustatif du Taiada Silvania, le fromage aux fourmis qui bouscule les papilles et les idées reçues.
Texte intégral (1049 mots)

Après les fromages qui coulent, ceux qui sentent trop fort et même ceux qui coûtent une petite fortune, voici une nouveauté croustillante tout droit venue du Brésil : le fromage aux fourmis. Oui, oui, des fourmis. Dans le fromage. Et contre toute attente, ce produit audacieux ne fait pas fuir les consommateurs… il les séduit. Bienvenue dans l’univers gustatif du Taiada Silvania, le fromage aux fourmis qui bouscule les papilles et les idées reçues.

Une tradition indigène transformée en succès gastronomique

Tout commence dans la ferme Estância Silvânia, au cœur de l’État de São Paulo. Camila Almeida, la propriétaire, voulait créer un produit unique qui raconte une histoire locale. Elle s’est alors inspirée d’une tradition culinaire indigène ancienne : la dégustation des fourmis içá (Atta laevigata), de grandes fourmis coupe-feuille récoltées une fois par an et très appréciées pour leur goût délicat rappelant l’amande et la châtaigne. Ces insectes sont parfois surnommés « le caviar brésilien » tant ils sont recherchés.

Plutôt que de les servir seules comme en-cas, Camila a décidé de les intégrer à un fromage fermier au lait cru A2, fabriqué à partir de vaches Gir nourries à l’herbe. Le résultat est à la fois surprenant et raffiné : une pâte douce et souple ponctuée de petites fourmis grillées, qui apportent une touche croquante et un parfum unique, entre noisette et fenouil sauvage.

Le fromage aux fourmis : une innovation médaillée

Présenté en 2021 au prestigieux Mondial du Fromage et des Produits Laitiers, à Tours, le Taiada Silvania – c’est le nom de ce fameux fromage aux fourmis – a décroché une médaille de bronze. Pas mal pour un fromage parsemé d’insectes !
Le jury a salué l’équilibre entre originalité et qualité gustative. Ce succès a ouvert à Camila les portes du Salon du Fromage à Paris, où son produit a continué à étonner les visiteurs, aussi bien les gastronomes que les simples curieux.

Cette réussite rappelle que l’univers culinaire adore les mélanges inattendus. Après tout, qui aurait parié sur le succès du café aux excréments de jacú, une autre spécialité brésilienne née d’une idée improbable ? Ou sur la notoriété planétaire du pule, le fromage le plus cher du monde ?

Un goût unique qui bouscule les habitudes

Le secret de ce fromage aux fourmis ne réside pas dans une recette complexe, mais dans le moment précis où les fourmis grillées sont incorporées au caillé. En les ajoutant au moulage, elles conservent leur texture croustillante et libèrent des arômes délicats lorsqu’on croque dedans. Le contraste entre la douceur lactée et le petit “pop” croquant sous la dent est assez déroutant au début, mais la subtilité des saveurs finit souvent par convaincre.

Ce mélange entre tradition et innovation n’est pas sans rappeler d’autres curiosités culinaires qui jouent avec les frontières du goût. Les amateurs de fromages étonnants connaissent peut-être déjà le Milbenkäse, ce fromage allemand aux acariens, oui, aux acariens vivants.

Un fromage qui interpelle autant qu’il intrigue

Si le fromage aux fourmis séduit autant, c’est parce qu’il coche plusieurs cases à la fois. Il raconte une histoire profondément ancrée dans la culture locale tout en proposant une expérience sensorielle inédite. Ce n’est pas seulement un produit “bizarre” pour réseaux sociaux en quête de buzz : c’est un vrai fromage, artisanal et travaillé avec soin, qui a su convaincre un jury international.

Bien sûr, ce type de produit bouscule nos repères culinaires. Certains hésiteront sans doute à croquer dans une fourmi – même bien grillée. D’autres seront freinés par le prix, plus élevé qu’un fromage ordinaire, en raison de la récolte saisonnière des fourmis et de la production limitée. Mais pour les curieux, l’expérience est mémorable. En savoir plus : ici et

Tom de Savoie, le 16/12/2025
Taiaida Silvania : c

16.12.2025 à 11:07

Fred Again envoie "USB002", à la fois clé de dj et coupe dans le son de 2025

L'Autre Quotidien
À la base, USB002 n’est pas un “album” classique : c’est une série de morceaux pensés pour la clé USB que Fred trimballe de club en festival. L’idée est simple et géniale : 10 titres, 10 raves, 10 semaines, avec des tracks qui naissent sur la route, évoluent au fil des concerts, puis se figent sur disque. Ce double vinyle vient capter ce moment où les IDs mythiques deviennent enfin des morceaux à part entière.
Texte intégral (760 mots)

À la base, USB002 n’est pas un “album” classique : c’est une série de morceaux pensés pour la clé USB que Fred trimballe de club en festival. L’idée est simple et géniale : 10 titres, 10 raves, 10 semaines, avec des tracks qui naissent sur la route, évoluent au fil des concerts, puis se figent sur disque. Ce double vinyle vient capter ce moment où les IDs mythiques deviennent enfin des morceaux à part entière.

Dans la lignée d’USB001 et de la Compilation USB Vol. 1, USB002 mélange edits maison, collabs et remixes, mais en poussant encore plus loin le curseur club : kicks plus durs, basses plus sales, moments de tension pensés pour les tunnels de 5 heures de set. Sur platine, tu as littéralement l’impression de poser l’aiguille au milieu d’un warehouse à 3 h du matin. Et si tu as un ampli costaud et des enceints qui assurent, tu peux te faire une rave maison… 

Là où la série Actual Life et l’album ten days racontent surtout la vie intime de Fred Again.. (voix de proches, notes vocales, fragments de vie), le projet USB a toujours été tourné vers la scène. USB002 pousse la logique au maximum : c’est le Fred Again du dancefloor, sans filtre, celui qu’on voit sauter derrière ses machines en faisant hurler la foule.

Musicalement, on navigue entre house émotionnelle, UK garage, techno, hard drum, voire touches de hardstyle sur certains drops. Les premiers retours de la presse électronique et des fans sont clairs : USB002 est en train de devenir le versant le plus radical de sa discographie, celui dont on parlera comme de la bande-son d’une génération de raves post-pandémie.

Sur vinyle, cette énergie se ressent encore plus : la dynamique des kicks, les basses qui poussent vraiment les enceintes, le grain des voix pitchées… USB002 gagne une dimension physique qui complète parfaitement les versions streaming et les lives captés sur radio ou plateformes. Mais surtout, on y entend un monde pris des turbulences qui fluctue et se renouvelle sansz cesse. La bande-son de Noyel - et même après. L’album qui pousse, et pouse encore, de quoi oublier les cuves à pisse qui interdisent les raves autorisées. La fête cheza vous, pour vous De quoi clôturer une annéen forte en désillusions, patronée par un crétin orange en pleine crise de sénilité; quand ici on a un vide au sourire de veau qui a déjà gagné les élections pour la galaxie bol à raie… Enjoy !

Jean-Pierre Simard, le 16/12/2026
Fred Again - USB002 -
Atlantic / East West Records UK.

16.12.2025 à 10:50

En route avec des abeilles, des choses et des fleurs pour Maude Maris

L'Autre Quotidien
Quand bien même on aurait pris le temps de détailler chacune des fleurs, il manquerait encore quelque chose, l’impression d’ensemble, les nécessaires intrications du vivant. Peindre un pré n’est pas chose facile. Francis Ponge pensait que la tâche n’était envisageable que du seul point de vue du langage. Maude Maris l’a envisagé dans la continuité d’un travail de la toile qui propose de regarder entre les choses.
Texte intégral (1249 mots)

Quand bien même on aurait pris le temps de détailler chacune des fleurs, il manquerait encore quelque chose, l’impression d’ensemble, les nécessaires intrications du vivant. Peindre un pré n’est pas chose facile. Francis Ponge pensait que la tâche n’était envisageable que du seul point de vue du langage. Maude Maris l’a envisagé dans la continuité d’un travail de la toile qui propose de regarder entre les choses.

Maude Maris, Still, 2024 — Huile sur toile, 24 x 33 cm

Prendre un tube de vert, l’étaler sur la page, Ce n’est pas faire un pré.”
Le Pré, Francis Ponge

Entre la forme et la contreforme, la pierre et la sculpture, l’artiste a longtemps abordé la question du sujet de biais ; il s’agissait de traiter de la représentation elle-même, de la façon dont différents systèmes de classification, de catégorisation reposent sur l’œil et l’observation.

Progressivement, des formes animales sont arrivées, présences fossiles, totems évocateurs, jusqu’à la silhouette d’un cheval, la toison d’un mouton, la tête d’une vache. Un ensemble de plus en plus mouvant, un cadre de représentation qui devient celui d’une rencontre. Pour l’artiste, l’animal est une figure de l’altérité la plus absolue. Sa présence s’impose en même temps qu’une manière d’être au monde fondamentalement différente. Une seconde ne passe pas de la même manière pour un humain ou une libellule ; un mouvement lent peut être perçu dans un autre champ de vision comme un geste brusque.

En prenant pour centre de son travail depuis 2022, une maison normande, Maude Maris avance la peinture par la marche. Il faut aller contre l’habitude de la domesticité, regarder les animaux au pré. Le travail à l’huile avec sa multitude de couches permet à l’artiste d’atteindre la bonne heure, le bon moment.

Une toile représentant une cavalcade à l’horizon, prend d’abord les teintes de l’aube avant de s’assombrir et d’atteindre à la tombée de la nuit. D’une couche à l’autre, c’est un travail des contraires qui amène l’artiste à sans cesse préciser son attention. La touche haptique rend palpable d’une toile à l’autre la neige, la paille, un certain climat.

L’artiste s’attache comme au travers de la statuaire à rendre le poids des choses, à leur donner une place. Autant que les ombres, chères à l’artiste Susan Rothenberg qui retrouvent une énergie pariétale dans ses toiles, c’est le souffle qui donne au cheval sa forme. Les contrastes sont présents : la légèreté d’une fleur qui ploie au vent, la pesanteur d’un corps capable de s’émouvoir.

Il s’agit pour l’artiste, comme l’y invitait le philosophe Jean Grenier dans Les îles, de redevenir proche par la répétition quotidienne des arbres, du ciel, des animaux, par les constantes physiques et naturelles. La part de terre et de ciel est toujours dans les tableaux en perpétuelle négociation. Le point de vue est mouvant. Deux chiens ancrés dans le sol semblent les gardiens d’un repos qui n’appartient qu’à eux. Leur façon d’occuper l’espace, leur permet pour ainsi dire d’entrer en discussion avec l’herbe, avec le soleil, les formes se répondent, les mouvements du pinceau y invitent.

Tout bruisse dans le pré, même ce que l’on n’y discerne pas.

Henri Guette, le 16/12/2025
Maude Maris — Just bees, and things, and flowers ->4:2:2026
Les Jardiniers de Montrouge 9/11, rue Paul Bert 92120 Montrouge

16.12.2025 à 10:24

« J’aime beaucoup quand les récits personnels font écho avec la grande histoire » Interview de Jérémie Dres pour “Les fantômes de la rue Freta”

L'Autre Quotidien
Depuis 15 ans et son premier livre, “Nous n’irons pas voir Auschwitz”, Jérémie Dres questionne son histoire familiale — ou met en image les souvenirs des autres — pour creuser notre histoire commune à travers les fils rouges des individus. Avec “Les fantômes de la rue Freta”, c’est une enquête sur plusieurs continents, interrogeant plusieurs époques que le dessinateur déroule sous nos yeux, et c’est un morceau d’histoire qui se dévoile à partir d’une simple carte postale.
Texte intégral (11910 mots)

Depuis 15 ans et son premier livre, “Nous n’irons pas voir Auschwitz”, Jérémie Dres questionne son histoire familiale — ou met en image les souvenirs des autres — pour creuser notre histoire commune à travers les fils rouges des individus. Avec “Les fantômes de la rue Freta”, c’est une enquête sur plusieurs continents, interrogeant plusieurs époques que le dessinateur déroule sous nos yeux, et c’est un morceau d’histoire qui se dévoile à partir d’une simple carte postale.

Sur 380 pages, Jérémie Dres dévoile sous forme de reportage dessiné, insérant documents, photos et objets dans les planches même. Un travail documenté, ponctué de rencontres clefs et d’échanges familiaux pour comprendre les mystères d’une carte postale envoyée depuis le ghetto de Varsovie par une de ses grandes tantes. 

Sa quête prend forme au fil des chapitres alternant entre questionnements, fausses pistes et révélations, l’auteur restitue 4 ans de travail, de recherches historiques, de généalogie et d’archives avec une lisibilité qui nous fait dévorer le livre d’une traite malgré la densité. 

Et pour mieux en comprendre les coulisses, ses méthodes de travail et ce pont entre Nous n’irons pas voir Auschwitz & Les fantômes de la rue Freta je vous propose un entretien copieux avec Jérémie Dres pour passer tous ces sujets en revue.

Tu repars pour une enquête, un documentaire autobiographique qui prend la suite de Nous n’irons pas voir Auschwitz, après avoir réalisé d’autres projets, c’est une recherche que tu menais en parallèle de tes autres albums ? 

Jérémie Dres : L’origine de ce livre c’est la découverte de cette carte postale du ghetto de Varsovie dans les affaires de ma grand-mère, et cette découverte je la fais à peu près en 2019. J’étais en train d’écrire Le Jour où j’ai rencontré Ben Laden —le T1 je crois— et ça a mis un peu de temps à infuser. Entre le moment où j’ai fait cette découverte —qui est un truc assez incroyable— et le moment où je me dis il faut que j’en fasse quelque chose, il s’est passé 2 ans. C’est beaucoup.

Et comme je le raconte dans le livre, quand j’ai fait Nous n’irons pas voir Auschwitz je n’avais pas été jusqu’au bout. C’était un livre qui avait été nécessaire à l’époque où je le faisais, suite au décès de ma grand-mère en 2009. C’est la première fois qu’on va en Pologne avec mon frère en 2010 —le livre sort en 2011— et avec toutes nos appréhensions, il y avait vraiment une volonté à cette époque-là de se reconnecter avec nos racines. De retrouver un peu de ma grand-mère dans ce pays. 

Comme le titre l’indiquait, il y avait l’idée d’évacuer très clairement toute la question des 5 années d’anéantissement, la Shoah. Mais après coup, ce livre qui me paraissait très bien était imparfait dans le sens où je ne traitais pas du tout cette question-là dans ma propre famille. Et je le raconte dans ce nouveau livre, parfois, quand je faisais des rencontres avec le public : les gens se disaient  « super, au final, vous avez eu de la chance ». Et je me rends compte que je n’avais pas été juste. 

Et la découverte de cette carte postale à la fois révèle cette culpabilité de ne pas avoir du tout honoré la mémoire des disparus de ma famille ; et en même temps elle me dit que c’est peut-être le moment que j’attendais pour avoir un traitement plus juste de ce sujet. Ce livre était vraiment nécessaire, après avoir fait le premier.

Photo de Jérémie Dres en dédicace à Saint Malo, 2025 ©DR

Tu parles de planification dans l’album, comment tu te prépares pour une enquête comme ça ? Pour ces voyages ? 

J.D. : Ça s’est fait au fur et à mesure. On pourrait dire que c’est comme une pelote de laine avec un fil que j’ai déroulé petit à petit. 

La première chose, c’est que j’ai cette carte postale écrite par la sœur de ma grand-mère, cette grande tante dont je n’avais quasiment jamais entendu parler. D’un coup, je me rends compte qu’il y avait de la famille à Varsovie, alors que je pensais que tout le monde était parti. Mon premier réflexe a été d’aller sur place pour essayer de voir si on pouvait trouver des choses sur elle et sa famille —son mari et ses deux enfants.  Donc, on va dans le lieu consacré, qui est le Jewish Historical Institute de Varsovie où, a priori, c’est là qu’ils ont rassemblé toutes les archives sur la communauté juive de la ville.

Quand je vois la généalogiste au début, je tombe un peu de haut parce que je pensais lui avoir envoyé suffisamment d’éléments : il y avait cette carte postale, des photos, des noms… et elle me dit « je n’ai rien ». Ah bon ! En fait, ce sera quand même elle qui a, d’une certaine manière, déroulé tout mon livre. 

Elle m’a dit — parce qu’elle a l’habitude du rien— que les archives de la ville ont été quasiment toutes détruites, surtout pour ce qui est de la communauté juive. Donc, il faut trouver des manières, il faut trouver des voies parallèles pour réussir à reconnecter les morceaux. 

Elle connaît ces voies parallèles et ce sont les voies que je vais entreprendre par la suite. Comme par exemple Ellis Island où je me rends compte que quand je parlais de la famille qui avait quitté la Pologne, les premiers partent aux États-Unis et ensuite les autres vont aller à Paris. Et ma grand-mère, c’est limite, la dernière à partir.

Mais du coup mes premiers ancêtres qui partent à New York ont laissé des traces, parce qu’ils étaient obligés quand ils remplissaient les listes de passagers des bateaux. C’est toute cette histoire qui est fascinante et qu’on connaît assez bien, finalement, cette arrivée à Ellis Island. 

Comme les formulaires étaient assez précis —personne à contacter dans le pays d’origine, personne à contacter sur place— d’un coup ça fait des liens entre les uns et les autres et ça permet de reconnecter, de rassembler des morceaux. Ça, c’était une voie. 

Il y avait une autre voix, qui était le mémorial Yad Vashem de Jérusalem où on demande aux survivants —je crois depuis la création du mémorial— de remplir des feuilles de témoignage sur les disparus : quel est le lien avec cette personne-là, son métier, sa dernière adresse, son adresse pendant la guerre… 

Ma grand-mère en avait rempli justement une pour sa sœur. En fait, si je n’avais pas rencontré cette généalogiste, l’enquête n’aurait pas eu l’ampleur qu’elle a eue. Cette dame m’a ouvert les portes et j’ai continué à dérouler la pelote de laine. 

Tu vas voyager dans plusieurs pays entre 2021 et aujourd’hui, combien de temps tu as mis pour accumuler, trier la documentation avant de dessiner les planches ? 

J.D. : C’est intéressant parce que c’est vrai qu’il y a un moment où on se dit ok, c’est bon. Et quand c‘est bon, c’est quand on sait qu’on a suffisamment de matière pour le livre. Je l’ai quand même su assez vite. 

On n’a pas encore tout à fait parlé de cette carte postale du ghetto de Varsovie, mais pour la plupart des gens —comme pour moi— le ghetto de Varsovie c’est un lieu clos. Et le fait d’y avoir une correspondance me paraissait invraisemblable, mais ça existait ! Et dans cette carte elle raconte dans les premières phrases : « Je te remercie de m’avoir envoyé des colis. » Et d’un coup on se dit qu’il y avait quand même des échanges. Il y a un côté assez fascinant. Quand on imagine que la ville a été complètement détruite, que toute cette population a été anéantie, d’avoir pu conserver cette archive-là, c’est presque un trésor. En tout cas du point de vue d’un petit archiviste amateur. 

Après, il y a ce premier voyage, cette rencontre avec la généalogiste qui m’ouvre toutes les portes. Ensuite je suis allé à New York, à Ellis Island, mais aussi pour rencontrer un grand historien, Samuel D. Kassow, qui a travaillé sur les archives secrètes du ghetto de Varsovie. 

J’ai quand même fait aussi un voyage en Israël, à Yad Vashem pour retrouver ces feuilles de témoignage. J’ai fait ces choses-là par sûreté, on va dire, pour être certain que ça le faisait en sachant que j’avais le point de départ, mais je n’avais pas forcément le point d’arrivée. C’est-à-dire, est-ce que je vais trouver des choses ?

Les deux grosses questions posées étaient : pourquoi était-elle restée ? Et, est-ce que cette carte postale était la dernière trace d’elle, son dernier signe de vie ? Même quand j’ai fait ces deux voyages, je ne savais pas encore mais j’avais accumulé suffisamment de matière pour me dire que c’était bon, que je pouvais démarrer l’écriture du livre. J’étais peut-être à 100-200 pages crayonnées que je n’avais toujours pas ma fin. J’espérais toujours trouver des choses. 

Alors j’ai trouvé des choses : j’ai trouvé la raison pour laquelle elle était restée là-bas, j’ai trouvé pas mal de choses sur sa vie à cette époque. Ce que j’ai tenté de faire dans le livre, c’était regarder avec les yeux du passé, j’ai vraiment essayé de comprendre ce qu’elle vivait : ça faisait un an que le mur venait d’être scellé dans le quartier dit juif de la ville. Un an que le ghetto juif été scellé et qu’elle vivait dans cet enfer avec ces deux filles qui étaient malades d’après ce qu’elle raconte dans la lettre. J’ai vraiment essayé de comprendre ce qu’avait pu être sa vie.

Mais il y avait plusieurs inconnues, elle parle de ses enfants, mais pas de son mari, qu’est-ce qu’il est devenu ? Et bien sûr qu’est-ce qu’ils sont devenus après la lettre ? C’était vraiment un mystère que j’ai essayé de creuser, creuser, creuser. 

J’y apporte des réponses parce qu’on bascule à chaque fois entre mémoire familiale et mémoire collective : par exemple septembre 1941, qu’est ce que ça représente ? Je me rends compte que deux ans plus tard, elle a dû déménager d’immeuble parce que sa rue donnait carrément sur le mur du ghetto et les Allemands modifiaient les frontières du ghetto de façon assez arbitraire. Et là où elle n’avait pas eu à déménager, ce qui avait été une grande chance pour elle, elle doit déménager 2 mois après la lettre et on se dit qu’à priori son destin est scellé, mais je n’en ai pas la preuve. Et moi, je travaille comme un journaliste, dans le sens où il me faut les preuves. 

Il y a eu des actes de décès. En octobre 1940, le ghetto de Varsovie est créé sur un quartier où il n’y avait pas que des juifs, pas du tout, et les juifs étaient dans tous les alentours, mais les Allemands décident de les regrouper. Les juifs qui habitaient hors de ce quartier sont forcés de déménager du jour au lendemain et les Polonais non juifs qui habitaient là sont forcés de partir, il y a un échange de population. Et déménager avait des effets très dommageables pour leur survie.

Et au début, je crois qu’elle aussi a été obligée de déménager parce que j’ai un petit doute sur l’adresse, mais je me rends compte que non, elle a heureusement pu rester sur ce temps-là. Et tout ça, c’est vraiment dans l’enquête, au fur et à mesure que je rassemble des pièces. 

Entre 1940 et 1942, il y a, je crois, bien 20% de la population qui meurt de famine ou de typhus. Et ça m’a beaucoup surpris, mais pendant toute cette période il y avait un historien qui vivait dans le ghetto : Emanuel Ringelblum. Il était à la tête d’une organisation Oyneg Shabbos et a commencé à rassembler au maximum tout ce qu’il y avait : les affiches nazies, les tracts, des témoignages de personnes à différents postes : la personne qui faisait la soupe populaire, le facteur… 

Et j’ai repris les chroniques du facteur, parce que tu te rends compte vraiment de la vie qui continue à exister dans le ghetto. C’est fascinant, c’est vraiment très différent de ce qu’on pouvait imaginer jusqu’à ce qu’on redécouvre ces archives —qu’on a appelé les archives secrètes— jusque là on pensait que le ghettos ce n’était que l’image qu’en avaient donné les nazis avec des visages émaciés par la famine, l’absence de solidarité, la misère… Ils avaient leur vision, c’était de la propagande pure. Emanuel Ringelblum a contribué à donner un autre regard, un autre angle sur le ghetto en y apportant un peu cette vie. 

Et parmi ce qu’il a récolté, il a récolté des actes de décès. Un nombre restreint par rapport au nombre de gens qui sont morts. On a retrouvé des fosses communes, plus tard, dans le cimetière de Varsovie —et ça a été même filmé par les nazis, il existe un film. Je me suis intéressé à ces actes de décès, je me suis dit que j’allais peut-être retrouver son nom dans les actes de décès, j’ai retrouvé sa voisine de palier avec l’adresse, mais pas elle. Jusqu’au bout, j’ai cherché la preuve. 

Finalement je n’ai pas trouvé, mais j’ai fait ce que je raconte à la fin du livre, qui m’a beaucoup marqué : les pavés de mémoire. C’est une démarche d’un artiste allemand Gunter Demnig, qui s’appelle les Stolpersteine, et ce sont des pavés en mémoire des disparus qui sont posés à leur dernière adresse. Je vivais à Hambourg à cette époque-là, la deuxième ville d’Allemagne où il y a le plus de Stolpersteine après Berlin. J’ai vécu un an là-bas et quand je marchais dans la rue je voyais ces Stolpersteine partout et à un moment donné je me suis dit, c’est ça ma fin ! 

Sur internet, sur Twitter, je vois que la première Stolpersteine a été posée à Varsovie. Il faut imaginer, Varsovie c’est la ville qui comptait le plus de juifs d’Europe avant la Deuxième Guerre mondiale et la première Stolpersteine posée : 2023. Pour la pose des Stolpersteine, ça dépend des municipalités, à Paris par exemple ou à Munich, ils ne veulent pas en mettre. 

Mais Varsovie, ils veulent bien et j’ai entamé les démarches. Ça a été très, très long. Parce qu’ ils veulent bien, mais tu dois passer par quelqu’un qui parle la langue, pour communiquer avec la municipalité, parce que ce sont des fonctionnaires polonais qui ne vont pas s’embêter à parler anglais avec toi. Tout se fait en langue polonaise, heureusement, j’ai été beaucoup aidé.

En plus, il s’avère que cette adresse, 27 rue Freta, est en plein dans le vieux quartier piéton —qui s’appelle le vieux quartier, mais c’est un quartier qui a été reconstruit ensuite— donc les règles sont plus strictes. Et ça a pris plus de temps, mais au final j’y suis arrivé et ça a été une grande fierté pour moi de poser ces pavés.

Le livre a un impact sur le monde…

Oui, c’était le but de la démarche. Ça permettait d’avoir quelque chose de physique, en plus du livre, je me suis complètement retrouvé dans la démarche de cet artiste. Je me suis dit « c’est exactement ça ». Et quand j’ai découvert les Stolpersteine, mes interlocuteurs étaient une personne de la fondation des Stolpersteine, allemande, et la personne qui gérait toute l’administration pour la municipalité de Varsovie, donc polonaise. Et petit à petit, j’ai découvert les choses, mais à la base, je ne connaissais pas du tout cet univers-là et j’ai compris ensuite qu’il y avait effectivement ces cérémonies-là avec des discours. 

Bon du coup, c’est à moi de faire le discours [rires], il n’y a rien de formel, mais c’est l’usage. La chance que  j’ai eue pour le livre, mais aussi personnellement c’est d’avoir eu des représentants de l’ambassade d’Allemagne qui sont venus à la cérémonie et ça faisait sens : j’avais baigné pendant toutes ces années d’enquête sur les mauvais traitements qui étaient infligés par les nazis allemands à la population. C’était juste horrible. Et là deux représentants de l’ambassade d’Allemagne, en costumes, qui déposent une gerbe, ça a été hyper fort. 

La ville a beau avoir été reconstruite, elle est quand même marquée, d’un coup, tu ressens vraiment la puissance du passé. Surtout que l’endroit précis, c’était l’endroit où se tenait un mur. C’est un moment tellement magique, tellement puissant que c’était un vrai enjeu de le raconter. 

Dans ces deux albums, il y a ton frère puis ton père, ta sœur et ta fille qui t’accompagnent, est-ce qu’au moment de la réalisation tu leur fais relire ? Est-ce qu’ils ont apporté des changements suite à ce qu’ils ont pu lire de leur mise en scène ? 

J.D. : C’est une bonne question, mais je la joue très journaliste dans le sens où j’essaye le moins possible de me brider. Et du coup, je vis avec la peur, je vis avec l’angoisse de me dire : ils ne vont pas aimer.

Tu as des vraies personnes et tu en fais des personnages de BD, ce ne sont pas des caricatures, mais pas loin : tu vas pousser certains traits de leur personnalité parce qu’il faut en faire des personnages. S’ils sont trop insipides, trop neutres, c’est chiant pour le lecteur donc, il faut pousser les traits. 

Ma fille elle donne le change en termes d’enfance et de naïveté. Quand elle me pose la question « c’est quoi un ghetto, papa ? » —et elle me l’a vraiment posée— tu te demandes comment un jour, les humains se sont dits on va créer ça ; et tu dois le raconter à ta fille. C’est quelque chose d’incroyable.

Mon père, j’en fais un peu un complotiste entre guillemets [rires] ; pour ma sœur j’avais un peu peur parce que, effectivement, à la fois, elle peut poser des questions hyper pertinentes, mais parfois elle est à la cool, très contente d’être là. Et moi je suis dans le rythme du journaliste reporter qui a besoin de récolter les choses et forcément ça crée un peu des petites tensions avec quelqu’un à la cool. Mais j’avais envie qu’on puisse sentir un peu ça.

Donc je ne le fais pas lire, mais après coup, j’ai un peu les chocottes en me disant « comment ils vont le prendre ». Mais jusqu’à présent tout le monde le prend bien. Typiquement, au lancement, il y avait pas mal de gens de ma famille présents —notamment ma sœur, mon frère, mon père— et ils voient ça d’un bon œil. Ils me font confiance. Mais ça reste toujours bienveillant, je pousse les traits, mais au final, ils connaissent bien l’intention, et en vrai ça ne va pas ternir leur réputation [rires].

Généralement, j’ai de la chance pour ça, quand tu prends Le Jour où j’ai rencontré Ben Laden, qui n’a rien à voir, j’ai interrogé Mourad et Nizar, mais je ne leur ai pas fait lire avant. Mourad et Nizar ont découvert l’album avant que je l’envoie en impression et Mourad n’était pas du tout d’accord avec le titre, en rejet total. Et puis, quand il a commencé à lire, il a dit « OK, ce n’était pas un piège». J’ai raconté leur version.

Moi ce qui m’intéressait, c’était de donner un contexte historique à l’expérience qu’ils avaient vécue et ils ont apprécié la démarche et m’ont suivi dans la promo après. Donc ça va jusqu’à maintenant, je touche du bois, je n’ai pas eu de personnes qui se fâchent après coup. 

Dans tes documentaires, tu vas à la rencontre d’historiens, écrivains ou spécialistes, comment tu sélectionnes ce que tu gardes dans le livre, on imagine que tu as à chaque rencontre une quantité d’infos, de dialogues. 

J.D. : Quand tu regardes Nous n’irons pas voir Auschwitz où il y a beaucoup de blocs de texte. C’était mon premier livre et j’avais rencontré deux personnages que je trouvais incroyables, ils étaient à la tête d’une association juive communiste —qui datait de l’époque où la Pologne était sous giron soviétique et cette association avait perduré— et ces deux personnages étaient complètement intemporels et drôles. Pur humour juif ! Ils m’avaient fait rire pendant 4-5h et je me suis dit que j’allais tout raconter : et le chapitre faisait 50 pages [rires]. 

J’ai beaucoup changé, mes livres sont beaucoup plus concis et je vais beaucoup plus à l’essentiel. Il y a pas mal de personnages dans mon nouveau livre —et j’ai essayé d’en mettre le moins possible, malgré tout— mais il y a des experts, historiens, archivistes, généalogistes. Il y en a que je n’ai même pas mis parce que ce n’était plus pertinent après 4 ans d’enquête. 

Par exemple, je vais à Arolsen qui est le plus grand fonds de documentation des archives nazies, je me déplace et je rencontre l’archiviste. Il y a une discussion qui dure de 2-3h sur une ville chargée d’histoire : Arolsen est devenue une sorte de QG des alliés franco-britannique-US, la ville a une histoire particulière pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et je n’en fais qu’une page. 

Mais j’apprécie de plus en plus ça. J’avais lu Retour à Lemberg, une bande dessinée adaptée du livre de Philippe Sands et lui fait ça aussi. Il rencontre une personne importante : une case, une bulle. Pour moi c’est vers ça qu’il faut tendre dans une enquête, il ne faut pas trop dériver, il faut aller à l’essentiel.

Pour tout ce qui touche au ghetto de Varsovie, j’ai lu énormément sur ce sujet. J’étais fasciné par l’insurrection du ghetto, et il faut voir qu’après la grande liquidation de l’été 1942 il reste encore 5-10% de la population juive dans le ghetto et ils commencent à créer des bunkers sous terre ou dans les appartements pour préparer l’insurrection. Cette période, je l’ai trouvé fascinante, mais je n’ai pas trop pu en parler.

Au fil des livres, je crois qu’il faut aller là où on a besoin. Tout à l’heure, j’ai parlé du facteur qui s’appelle Peretz Opoczynski, c’était pour moi très pertinent de raconter ça. Parce qu’il avait fait à la fois une chronique sur son métier de facteur qui s’est retrouvée dans les archives secrètes : il raconte d’où venaient les colis. Les colis, c’était une chance de survie, ça permettait à certaines familles de se maintenir 2-3 semaines de plus. 

Mais il raconte aussi la contrebande là où vivait ma tante —c’était fascinant pour moi— et sa chronique date d’un mois après la lettre de ma tante. L’enquête, c’est pour moi l’idée d’être le plus précis et le plus proche. Et ces chroniques étaient parfaitement pertinentes par rapport à l’enquête que je menais. J’ai lu beaucoup de témoignages en travaillant sur cette période-là, mais  si je voulais apporter du fond sur le parcours de ma tante, il fallait recentrer un maximum autour d’elle, de son quartier, dans la période où je savais qu’elle était encore en vie. C’est un vrai travail de tri et de sélection, mais ça rend les choses plus fortes.

Tu proposes aussi ton processus de réflexion, des fausses-pistes, des moments de doutes en regard de l’enquête qui avance, comment tu scénarises ces parties-là ? Comment tu rythmes ton récit ? 

J.D. : Je ne sais pas si tu fais référence à ça, mais son mari, c’est un mystère. Parce que dans la lettre, elle parle de l’état de ses enfants — qui sont dans un état vraiment très difficile— elle dit qu’elle a dû vendre son manteau, alors que l’hiver approche, pour acheter du pain. On sent qu’elle est vraiment dans une position délicate, mais elle ne parle pas de son mari, elle signe avec son nom de jeune fille, alors qu’elle est mariée depuis presque 10 ans. C’est interpellant, même s’il était mort, elle pourrait continuer à signer de son nom de femme mariée. 

Du coup, j’ai essayé de m’intéresser au parcours du mari pour essayer de voir si je trouvais des choses sur lui. Malheureusement, le nom de famille du mari, Berliner, est un nom très commun : Berliner c’est comme Dupont. Berliner ça désigne un habitant de Berlin. Tu démarres avec ça, gros handicap. Et son prénom écrit à la polonaise “Heniek”, en hébreu “Hersz”, en yiddish, “Herschel”, un prénom juif de l’époque assez classique. 

J’avais plus ou moins son année de naissance grâce à la fiche de témoignage que ma grand-mère avait rempli à Yad Vashem. Et je me suis rendu compte le nombre de Hersz & Herschel Berliner qui étaient nés entre 1902 et 1910, dans ces cas-là tu te permets d’être flou, parce que tu veux essayer de trouver le maximum de profils correspondants. Je me suis retrouvé devant 5-7 profils qui correspondaient et j’ai trouvé que c’était intéressant de le montrer. 

C’est pour ça que j’ai choisi d’intégrer les archives au récit, c’est de montrer l’état de mes recherches avec l’idée d’inviter aussi les lecteurs à m’accompagner là-dedans —ce qui est déjà une grande chose en soi— mais aussi de peut-être les poursuivre. De voir les pistes que j’ai essayé d’explorer, mais pourquoi pas pour des gens un peu plus érudits, qui lisent le yiddish, qui lisent l’hébreu, qui lisent le polonais, de se dire est-ce que je ne pourrais pas essayer de trouver des choses ? Ces fausses pistes sont aussi un petit clin d’œil au lecteur pour lui dire : voilà ce que j’ai trouvé. 

Plutôt que de mettre un cahier documentaire à la fin, tu intègres directement les documents dans tes planches, encapsulées dans des dessins, dans la mise en page, l’idée est arrivée à quel moment ?  

J.D. : Petit à petit, parce qu’habituellement dans mes livres, je démarre avec des vrais principes graphiques et là je me suis cassé les dents. Ça ne fonctionnait pas parce qu’ il y avait une vraie ambition.

La carte postale avec la calligraphie de ma grand-tante —cette écriture qui a pris la pluie, qui a pris le temps, qui est jaunie, qui est très marquée—  elle voulait dire beaucoup de choses. La reproduire seule n’avait aucun sens, donc très tôt, je me suis dit que l’inclure au récit était plus pertinent. 

Et quand j’ai retrouvé le visage de ma grand-tante et sa famille, de ma grand-mère quand elle arrive en France dans les années 30, à 20 ans. Et toutes ces images, toutes ces archives sont tellement précieuses, tellement belles. J’adore les archives anciennes comme ça. Et petit à petit ça faisait complètement sens qu’elles soient incluses dans le récit.

Ça se fait peu en bande dessinée, j’ai essayé de trouver d’autres BD comme ça : je pourrais citer Heimat : Loin de mon pays de Nora Krug qui est pas mal là-dedans, mais j’ai eu du mal à en trouver d’autres. Ce n’est pas du tout courant et pourtant c’est un enjeu : il faut que tu t’y retrouves graphiquement, que ça ne fasse pas un patchwork indigeste. C’est un défi que j’ai relevé et je crois que ça fonctionne : j’ai travaillé là-dessus pour faire en sorte que ça puisse être le plus harmonieux possible. 

Et ça rejoint ce que je disais sur le côté où le lecteur m’accompagne dans l’enquête, c’est pour ça que j’avais envie qu’on puisse lire l’écriture des ancêtres, de pouvoir consulter à la fois des photos de l’histoire collective, des photos d’histoire familiale —même s’il y a plus de photos d’histoire familiale— mais pour cette richesse graphique que ça pouvait apporter.

C’est vrai qu’ il y a eu beaucoup de défis dans le livre : il y a également l’idée de mélanger le présent au passé. Comment tu traites le passé, comment tu traites le présent ? Il y a eu aussi un défi assez particulier qui a été de comment représenter les habitants du ghetto de Varsovie, parce que la plupart des sources photographiques qu’on a, ce sont celles des nazis : soit des photos de propagande avec des mises en scène, soit celles des soldats nazis qui faisaient plus ou moins du tourisme sur place et qu’on a retrouvé plus tard comme celles de Willy Georg, un des photographes qui a pris des photos dans le ghetto un peu clandestinement, dont je parle dans le livre. D’ailleurs, il s’est fait confisquer certaines de ses bobines, mais son fils en a ressorti dans les années 90. 

Il faut prendre en compte cette dimension-là : dans le ghetto dès qu’un Allemand passait les Juifs devaient courber la tête, limite enlever leur chapeau. Il y avait une volonté très claire de soumission et quand tu regardes tous ces visages, ce n’est pas naturel : il faut prendre ça en compte.

On a fait croire que c’était naturel parce que c’est ces photos, on les connaît —tu tapes ghetto de Varsovie et on les trouve— mais il manque ce contexte. Et je n’avais absolument pas envie de faire comme si ce contexte n’avait pas eu lieu : ce sont des sujets qui sont pris à leur insu. Il y a pas de consentement, on a des visages fuyants pour la plupart et qui se font prendre en photo sans l’avoir choisi. 

Et ça, pour moi, c’était important : c’est ce qui fait que je n’ai pas voulu leur donner de visage. Ce sont des fantômes, voilà d’où vient le titre Les fantômes de la rue Freta. J’aurais pu les dessiner comme je travaille beaucoup avec des archives photographiques anciennes, mais j’ai vraiment souhaité ne pas le faire, c’était impossible de les traiter comme n’importe quelle archive photographique. 

Et côté graphique justement, comment tu travailles, quels sont tes outils ? 

J.D. : Jusqu’à maintenant j’ai toujours tout fait à la main sauf les couleurs que je bosse sur ordi. 

Pour ce livre, je voulais me mettre à l’iPad et j’ai commencé à faire tous mes crayonnés sur la tablette : 380 pages, c’est colossal. Et entre temps, un magazine m’avait demandé un petit reportage de 10 pages et j’essayais de me familiariser à l’outil, de choisir des brushs mais en imprimant je trouve que c’est trop gros. Et le plaisir n’était pas au rendez-vous —j’ai déjà fait 7 bouquins, avec le même outil— alors j’ai rebasculé en traditionnel. 

J’ai repris mes crayonnés quand même, je n’ai pas bossé pour rien, mais l’encrage a été fait avec mon stylo habituel. Même si le côté relou là dedans, c’est le scan. Scanner 300 et quelques pages, ça prend un temps inouï. Mais ce n’est pas grave par rapport au plaisir du dessin. Je suis peut-être un peu à l’ancienne, mais le plaisir de la page, du stylo, de l’encre qui sèche c’est des trucs que tu n’as pas sur un iPad. Et sur un iPad tu peux tellement revenir sur un dessin qu’il perd presque de son sens. 

Je n’ai pas encore trouvé la solution, et pour les prochains projets je vais rester en traditionnel. Après j’ai beau tout faire à la main, j’utilise aussi l’ordi, par exemple dans les planches qui sont dans le passé, je passe mon trait noir avec une teinte et ça donne un graphisme intéressant. J’aime bien jouer quand même avec tout ça en partant d’une base à la main. 

Et tu parlais des enjeux graphiques, au tout début tu intègres une séquence de légende familiale sans avertissement, est-ce que c’est une manière de dire attention la transmission, ce sont aussi des histoires qu’on ne peut pas vérifier dans un bouquin où tout est axé sur la recherche de la vérité ? 

J.D. : Quand j’ai commencé à explorer tout ce sujet-là, je suis revenu loin en arrière. Je suis revenu aux parents de Sonia, donc aux parents de ma grand-mère, mes arrière-grands-parents — qui sont d’ailleurs dans le cimetière de Varsovie, c’est leur tombe que je retrouve dans mon premier livre de Nous n’irons pas voir Auschwitz.

C’est une histoire ancienne, et comme toute histoire elle a un peu sa mythologie avant de pouvoir se retrouver dans des archives. Pour certaines familles aristocrates, on trouve des archives qui remontent à 1400, ce n’est pas mon cas. Mais, par exemple, pour cet arrière-grand-père, Moszek, on a quand même retrouvé des choses dans l’histoire de la ville de Varsovie. Très peu, la plupart des archives ont été détruites et lui est mort avant la guerre, en 1915, je crois.

Il y a une mythologie autour de lui —une mythologie parce que ce sont des on-dit— j’ai le souvenir que ma grand-mère m’a dit ça, mon père aussi, mais on n’est plus très sûr de l’exactitude des faits. On sait qu’il est mort en 1915 à Varsovie, et qu’il venait d’un petit village. 

C’est probablement dans son village qu’il a été poursuivi par cet ours, mais est-ce que c’est vrai ? Pour ce projet il y a une ambition de saga, d’aller au plus loin, d’inscrire le récit dans tout le XXème siècle. Ça commence forcément par une anecdote un peu floue, de l’ordre de la légende.

Est-ce que tu peux nous parler de la conception de la couverture ? J’ai remarqué que sur les couvertures de tes BD documentaires, il a toujours ton alter ego au 1er plan avec un document à la main et un décor en fond.

J.D. : Oui, tu n’as pas tort. L’idée, c’est toujours de mettre le personnage principal dans le feu de l’action —je reprends les codes de la BD, je n’invente pas— et là il s’avère que c’est moi. 

Après, il y a parfois eu des constructions : dans Dispersés dans Babylone, j’ai voulu construire un décor fait de plusieurs de mes voyages, avec plusieurs plans et arrière-plans. 

Pour Les fantômes de la rue Freta, ici ça faisait complètement sens qu’on se retrouve dans la rue Freta parce que c’était là que ça s’est passé, c’est là qu’elle a écrit la lettre. En fouillant, je me suis rendu compte que sa fenêtre donnait sur le mur, sa dernière demeure connue —c’est des informations tellement incroyables— et la couverture rassemble un peu tout ça.

Mon personnage est entre le touriste et le reporter, avec la carte du ghetto : il fallait souligner qu’on parlait de l’histoire du ghetto parce qu’effectivement, le titre était moins évocateur que Nous n’irons pas voir Auschwitz qui tout de suite te renvoie à la Deuxième Guerre mondiale. Là, Les fantômes de la rue Freta, ça peut être tout et rien —même un titre de livre pour enfants, presque— donc il fallait  bien placer l’histoire du ghetto de Varsovie. 

C’est un travail avec l’éditeur. Souvent, c’est moi qui insuffle l’idée, qui dessine un peu et on discute. À la base, je n’avais pas spécialement envie qu’on mette l’étoile de David sur ces silhouettes qui s’apparentent à ma tante et ses enfants, même s’il y a un doute. Je me suis d’ailleurs inspiré des photos du photographe nazi, Willy Georg pour ces personnes-là. Mais je n’avais pas envie d’insérer l’étoile de David, j’aime bien quand la couverture suggère sans tomber dans les gros symboles comme la croix gammée et autres mais je comprends qu’il faut également une identification immédiate au sujet. D’où les mots « ghetto de Varsovie » pour attirer l’œil.

J’essaie de trouver le bon moment de l’action —Varsovie, clairement— et de rassembler les moments les plus forts de l’intrigue. Même si ça reste obscur ou à découvrir pour la personne qui ne l’a pas lue j’ai envie qu’elle puisse avoir une deuxième lecture. Typiquement la fenêtre au fond à droite, elle est éclairée : j’imagine que c’est ma grand-tante qui est en train d’écrire sa lettre. J’aime bien l’idée que le lecteur puisse reprendre la couverture et la réinterpréter.

Dernière question, à la fin, il y a une sorte de point final, est-ce que tu as terminé un cycle ? 

J.D. : C’est une bonne question, je me la suis posée en écrivant. Cette période-là m’a beaucoup inspiré. Je ne sais pas encore. Peut-être que j’y reviendrai dans quelques années.

C’est vrai que c’est un cycle et qu’il m’a fallu du temps entre Nous n’irons pas voir Auschwitz et ce dernier livre —presque 15 ans— et entre ces deux-là, j’ai exploré d’autres thématiques. J’aime beaucoup quand les récits personnels font écho avec la grande histoire, c’est vraiment mon truc. J’ai exploré d’autres thématiques dans d’autres livres et dans dans des reportages plus courts pour des magazines. Je n’en ai pas terminé, mais ce ne sera pas le prochain. 

Ce sont des livres qui demandent de la maturation, et ça me va, de me donner le temps pour ce type de livre, qui sont quand même assez chargés, avec une grosse bibliographie… Il faut savoir les aborder avec originalité, justesse, apporter des choses nouvelles aussi. Il ne faut pas se précipiter sur ces sujets donc pourquoi pas y revenir un jour ou l’autre, mais pas tout de suite.

Je vous invite à aller lire Les fantômes de la rue Freta & Nous n’irons pas voir Auschwitz à la suite pour apprécier ce diptyque informel même si vous pouvez les lire de manière indépendante. Puis de jeter un oeil sur Le jour où j’ai rencontré Ben Laden (notre coup de coeur) qui nous surprend sur un tout autre sujet. 


x Jérémie Dres, - Est-ce que tu peux nous parler de la conception de la couverture ? J’ai remarqué que sur les couvertures de tes BD documentaires, il a toujours ton alter ego au 1er plan avec un document à la main et un décor en fond.

J.D. : Oui, tu n’as pas tort. L’idée, c’est toujours de mettre le personnage principal dans le feu de l’action —je reprends les codes de la BD, je n’invente pas— et là il s’avère que c’est moi. 

Après, il y a parfois eu des constructions : dans Dispersés dans Babylone, j’ai voulu construire un décor fait de plusieurs de mes voyages, avec plusieurs plans et arrière-plans. 

Pour Les fantômes de la rue Freta, ici ça faisait complètement sens qu’on se retrouve dans la rue Freta parce que c’était là que ça s’est passé, c’est là qu’elle a écrit la lettre. En fouillant, je me suis rendu compte que sa fenêtre donnait sur le mur, sa dernière demeure connue —c’est des informations tellement incroyables— et la couverture rassemble un peu tout ça.

Mon personnage est entre le touriste et le reporter, avec la carte du ghetto : il fallait souligner qu’on parlait de l’histoire du ghetto parce qu’effectivement, le titre était moins évocateur que Nous n’irons pas voir Auschwitz qui tout de suite te renvoie à la Deuxième Guerre mondiale. Là, Les fantômes de la rue Freta, ça peut être tout et rien —même un titre de livre pour enfants, presque— donc il fallait  bien placer l’histoire du ghetto de Varsovie. 

C’est un travail avec l’éditeur. Souvent, c’est moi qui insuffle l’idée, qui dessine un peu et on discute. À la base, je n’avais pas spécialement envie qu’on mette l’étoile de David sur ces silhouettes qui s’apparentent à ma tante et ses enfants, même s’il y a un doute. Je me suis d’ailleurs inspiré des photos du photographe nazi, Willy Georg pour ces personnes-là. Mais je n’avais pas envie d’insérer l’étoile de David, j’aime bien quand la couverture suggère sans tomber dans les gros symboles comme la croix gammée et autres mais je comprends qu’il faut également une identification immédiate au sujet. D’où les mots « ghetto de Varsovie » pour attirer l’œil.

J’essaie de trouver le bon moment de l’action —Varsovie, clairement— et de rassembler les moments les plus forts de l’intrigue. Même si ça reste obscur ou à découvrir pour la personne qui ne l’a pas lue j’ai envie qu’elle puisse avoir une deuxième lecture. Typiquement la fenêtre au fond à droite, elle est éclairée : j’imagine que c’est ma grand-tante qui est en train d’écrire sa lettre. J’aime bien l’idée que le lecteur puisse reprendre la couverture et la réinterpréter.

Dernière question, à la fin, il y a une sorte de point final, est-ce que tu as terminé un cycle ? 

J.D. : C’est une bonne question, je me la suis posée en écrivant. Cette période-là m’a beaucoup inspiré. Je ne sais pas encore. Peut-être que j’y reviendrai dans quelques années.

C’est vrai que c’est un cycle et qu’il m’a fallu du temps entre Nous n’irons pas voir Auschwitz et ce dernier livre —presque 15 ans— et entre ces deux-là, j’ai exploré d’autres thématiques. J’aime beaucoup quand les récits personnels font écho avec la grande histoire, c’est vraiment mon truc. J’ai exploré d’autres thématiques dans d’autres livres et dans dans des reportages plus courts pour des magazines. Je n’en ai pas terminé, mais ce ne sera pas le prochain. 

Ce sont des livres qui demandent de la maturation, et ça me va, de me donner le temps pour ce type de livre, qui sont quand même assez chargés, avec une grosse bibliographie… Il faut savoir les aborder avec originalité, justesse, apporter des choses nouvelles aussi. Il ne faut pas se précipiter sur ces sujets donc pourquoi pas y revenir un jour ou l’autre, mais pas tout de suite.

Je vous invite à aller lire Les fantômes de la rue Freta & Nous n’irons pas voir Auschwitz à la suite pour apprécier ce diptyque informel même si vous pouvez les lire de manière indépendante. Puis de jeter un oeil sur Le jour où j’ai rencontré Ben Laden (notre coup de coeur) qui nous surprend sur un tout autre sujet. 

Thomas Mourier, le 16/12/2025
Jérémie Dres - Les fantômes de la rue Freta - Bayard graphic

Tous les visuels sont © Jérémie Dres / Bayard graphic

-> les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les œuvres évoquées

16.12.2025 à 10:11

Quelque chose de la poussière de Lune Vuillemin (balaye la famille)

L'Autre Quotidien
Nature sauvage et hantée, cercle familial rapporté et bizarre, quête imprécise et fabuleuse : un extraordinaire roman court de l’intime transfiguré en drame aussi séculaire que spécifique.
Texte intégral (4018 mots)

Nature sauvage et hantée, cercle familial rapporté et bizarre, quête imprécise et fabuleuse : un extraordinaire roman court de l’intime transfiguré en drame aussi séculaire que spécifique.

On marche toute la nuit, la vieille ne veut pas parler. Lorsqu’elle sent que je vais briser son silence, elle siffle. Comme les serpents. La nuit, moi, ça m’angoisse. Dans le bois, surtout. Les arbres se changent en ourses aux ongles longs qui marchent sur nos pas. Ce sont des masses noires aux museaux humides et fumants. Je me tords la cheville sur quelques branches et quand j’ai trop peur je caresse ma boîte d’allumettes. Si une de nous meurt un jour en forêt, ce sera moi. La vieille a ses esprits qui la protègent. Dans le bois, surtout, elle leur parle tout bas. Mais je l’entends, j’ai compris, c’est bien pour ça qu’elle veut mon silence. Qu’elle veut le silence de tout. Elle pleure aussi, elle renifle et s’essuie les joues avec le poing. Je ne sais pas comment elle fait pour pleurer la nuit dans le bois, on dit que les larmes attirent les couguars orphelins. Ceux qui cherchent leurs mères, qui savent le goût de l’abandon.
Pas étonnant qu’on lui ait donné le nom d’un arbre qui pleure.
Lorsqu’on entend l’océan, c’est un grand soulagement. Au-dessus de l’eau : la lumière de la lune, fatiguée et fade, derrière les immenses pins. Encore un jour prêt à se lever. Les vagues se jettent désespérément sur la plage, elles sont belles quand elles se retirent. Il n’y a rien que le calme et nos peurs. J’inspire profondément l’iode et l’air qui goûte le large. La vieille ramasse du bois flotté, je la regarde se pencher. J’ai envie de grimper sur son dos, faire craquer ses vertèbres capricieuses. Elle devient toute petite tellement elle se penche sur les choses, sur les gens, sur la plage. Elle étreint les troncs d’arbres morts comme si ça ressentait la tendresse un tronc d’arbre mort, comme si ça avait du sens. Je n’ai plus le goût de dormir, d’ailleurs la lune déchante. Quelques mouettes cassent l’horizon et viennent brailler au-dessus de nous. J’ai froid et mon dos frissonne. Il faut faire du feu et préparer le café, il faut qu’il soit fort, qu’il soit noir. L’eau est froide, pourtant la vieille se déshabille et marche lentement vers elle. Le ciel est violet, bleu aussi. Les corbeaux se réveillent au-dessus de la vieille. J’imagine le sel qui dégouline dans les ravins de ses rides qui contournent ses gros seins en forme de goutte de pluie. J’imagine qu’elle sourit, maintenant que personne ne la voit. Elle se donne entière à l’océan, ses cuisses molles claquent comme des portes. On doit se sentir jeune dans les vagues du matin, et la vie doit perdre son sens. J’aimerais peut-être qu’elle ne revienne pas, qu’elle reste dans l’eau, qu’elle se change en phoque à la peau lisse, même si j’ai peur de retourner dans le bois toute seule. La marée ramène à terre toutes sortes de trésors venus du continent. Une chaussure, des bouteilles et des canettes de bière où sont mortes des balanes. Il n’en reste que leur volcan poreux que j’aime caresser du bout des doigts. Des filets de pêche abandonnés et des contenants en plastique. Les ratons laveurs s’aventurent sur la plage à coups de griffes, leurs queues hésitantes balayent le sable et le café est prêt. Un pygargue survole notre déjeuner, j’enfonce mes orteils profondément dans le sable. La vieille bâille doucement et ses yeux bleus semblent fragiles comme des fossiles. Une légère brume s’installe sur la cime des arbres quand enfin elle ferme les paupières. J’aime quand elle dort, mais ça ne dure jamais longtemps. Je regarde le duvet gris au-dessus de sa lèvre, celle qui disparaît. Je regarde ses rêves agités dans le froncement de ses sourcils. Je regarde ses doigts qui tremblent sous une joue écrasée. Je regarde un grain de sable sur son menton. Je regarde la vieille qui dort. Elle ressemble à un monstre marin, qui somnole dans des eaux sombres. Il fait encore froid et je sais qu’il nous faudra nous émanciper de l’océan. Je sais qu’il nous faudra affronter la terre. Nous sommes venues dire au revoir au jour qui pointe sur notre plage.

C’est une nouvelle terre pour nous, quelque chose de la poussière et de l’absence de sel. Pourtant, vite retrouver les étendues de pins majestueux, les trembles fins et gracieux et le passage des cervidés sur la route. La neige nous attendra bientôt, et notre silence est accablant de douleur. Nous perdrons la tête, c’est sûr. Nous ne sommes pas prêtes pour le monde. La vieille s’arrête sur le bord pour uriner et j’aimerais me glisser à sa place, empoigner le volant et démarrer en trombes. Partir sans elle, la laisser penaude dans le fossé. Mais je sais qu’elle gardera son calme et qu’elle me retrouvera.
Il n’y a plus d’océan, c’est la terre des grands lacs qui sont pour nous comme de misérables flaques d’eau. Des buses se retournent sur notre passage, et bientôt : les hommes forts qui coupent les arbres dans leurs bottes à cap d’acier. La vieille me tire par la manche. Abandonné le pick-up dans la boue du chemin, seuls les grumiers ont le droit de passage. On est bien plus libre à pied. L’un des bûcherons nous insulte, nous apostrophe, nous traite de chair fraîche. La vieille fait semblant de rire et je lui fais voir mon plus beau doigt d’honneur. Je ne suis pas de la pâtée pour chat sauvage, monsieur. Je suis en colère parce que j’ai peur. Parce que la vieille m’entraîne toujours dans les bois à la tombée du jour, et qu’elle ne peut plus me défendre. J’aurais voulu qu’on reste dans nos bois sauvages, ceux dans la maison qui n’existe plus ou ceux autour que nous connaissons si bien.
Je sens comme une respiration chaude qui nous enveloppe, des esprits sans doute appelés par la vieille pour nous guider. La voilà qui s’immobilise devant moi. La vieille fait volte face. La vieille a peur. Je comprends, derrière nous.
Peut-être l’animal nous suit depuis les roues du pick-up embourbées dans la gadoue. C’est un couguar, il est beau et je ne peux regarder que sa gueule brune massive. Il a le regard sévère. On dit qu’il ne faut jamais tourner le dos à un couguar, qu’il vous écrase les omoplates à l’instant même où vous pensez vous retourner pour courir. Que les os tremblent, et qu’on ne sent rien. La vieille déjà se calme. Elle cherche à s’asseoir à terre et je sais que la fuite n’est pas envisageable. Plier les genoux devant l’animal ? Se soumettre ? Je ne sais pas quoi faire devant le ventre chaud et les pattes extraordinaires qui se dressent devant moi. C’est une femelle, une mère qui arpente la montagne, les mamelons gorgés de lait.
Je ne sais plus qui regarder, la vieille ou le sol, la mâchoire ou la queue. Sent-on comment on meurt si l’on s’endort avant ? Je comprends derrière mes oreilles et un peu au-dessus comme des dents peuvent serrer très fort. Pourtant sa gueule est bien fermée, droite. La vieille porte son menton haut comme une tour, et je décide de lever la tête. Me tenir droite, moi aussi, comme les deux autres qui m’entourent. Je déroule ma colonne, elles le voient tout de suite, tous les yeux sont sur moi. J’ai le dos droit mais pas de mur pour m’y adosser, et ça ne dure pas. Je n’ai pas l’étoffe d’un prédateur, mes vertèbres ne tiennent pas dans leur verticalité.
Comment fait-elle, avec son squelette qui a vécu des centaines d’années, pour ignorer la fourmilière dans ses mollets ? Je prends appui sur mes coudes, ils sont fragiles. Je vais chercher de l’air dans les recoins de mon corps, c’est hésitant. Au moment très précis où l’angoisse est née, le couguar tourne un peu son museau vers moi. Et la vieille de relâcher la pression. Son dos se courbe un peu, je sais qu’elle va bientôt pouvoir dormir. Ma peur va nourrir la bête, elle s’en léchera les babines. La vieille m’abandonne dans l’éveil. Il n’y a plus que l’animal et moi. Je voudrais pleurer, j’ai chaud sous les bras et dans le bas du dos. J’aimerais qu’un chasseur perdu apparaisse derrière moi et m’enlace. Mais personne ne vient, la vieille s’endort et je pleure. Peut-être cette nuit, je mourrai dans les bras du couguar.

Publié en 2019, le premier roman (court, 87 pages) de Lune Vuillemin est magnifiquement rehaussé par les illustrations de Benjamin Défossez, dans le cadre de ce dialogue permanent entre littérature et arts plastiques que pratiquent les éditions du Chemin de Fer (on garde par exemple encore un souvenir puissant, intact et ému, du « Tryggve Kottar » de Benjamin Haegel illustré par Marie Boralevi).

Si son décor évoque d’abord les confins sauvages familiers aux lectrices et aux lecteurs de David Vann ou de Pete Fromm, mais aussi à celles et ceux de Bérengère Cournut, pour cette capacité à y saisir une intimité évoluant sous contraintes rituelles et (quasiment) cosmogoniques, « Quelque chose de la poussière » dévoile rapidement, puis plus sourdement et secrètement, ses propres miracles. Lune Vuillemin, s’appuyant sur les méandres secrets évoluant à l’intérieur des crânes humains comme sur les sentiers cachés au cœur des forêts et des taillis, invente sa propre langue et sa propre tonalité. Joliment retorse face aux attentes créées par les premiers jalons qu’elle dissémine avec précision dans sa narration croisée, elle manie avec un sauvage entrain les silex à frapper pour donner naissance à d’éventuels feux ravageurs, comme à des braises et à des cendres subtilement inattendues. Et c’est ainsi que naît chez nous l’impression de plus en plus tenace d’assister ici à la naissance d’une grande écriture.

En arrivant au bord du lac, les filles se tressent les cheveux. La blonde saute dans la benne et fait glisser le canot vers la bleue qui transpire déjà. Ses joues se gonflent et luisent mais elle est aussi athlétique que l’autre. Je roule une cigarette, l’air est humide et trempe le tabac, le transformant en algue noire. Le canot en frêne était celui de ton père. Ce grand-père que je n’ai jamais connu. Tu me parlais de ses mains formidables et des veines sur son front qui saillaient lorsqu’il jouait de l’harmonica. L’odeur de tabac à pipe, de ses bottes crottées, du café de chaga et du canot. Lorsque tu as eu treize ans, il t’a choisie toi, l’aînée de ses deux filles pour être celle qui chasserait le castor.
Tu ne m’as jamais raconté ce premier jour au lac, mais je me souviens du mien. Mon initiation au piège à ressort, il pleuvait aussi, tu avais disparu sous ta capuche et m’apprenais des nœuds. Nous savions où étaient les huttes, passions des journées entières à faire le tour du lac à la recherche de coulées. Il suffisait de poser les pièges devant une entrée de hutte, et revenir quelques jours plus tard. On retrouvait les bouées plus loin, où personne n’a pied. Les castors mouraient sur le coup, entraînés par la bouée. Je regardais tes doigts et la corde qui relierait le piège à la bouée jaune. En voyant la grosse bague de métal couler dans l’eau noire, j’ai pensé à mon propre corps et mes os en miettes dans la mâchoire du piège. Pour la première fois, j’ai pensé à ma mort.
“Maintenant, rejoins l’autre rive, nous allons voir si un castor a mordu”, m’avais-tu dit.
Je pagayais timidement et lentement, faisant des zigzags pour retarder notre arrivée au niveau de l’autre bouée. Et j’ai su, quand tu as tenté de la soulever, qu’un castor avait mordu.
C’est ta petite-fille qui s’occupe du lac désormais. À bord du canot de grand-père, elle pagaie le dos bien droit, avec agilité et vitesse. Je reste à terre, je n’ai plus l’âme à initier qui que ce soit. Dans mes jumelles, je vois les joues rondes de la bleue, si belle sur le lac, entourée des Douglas majestueux et sombres. J’aurais aimé qu’elle soit ma fille, pour ses épaules musclées et son silence. Pour qu’elle me porte sur son dos et se taise, pour que jamais je ne cesse de partir en forêt. Sa présence ne me gêne pas, avec elle je suis seule. Elle n’a aucune énergie, aucun charisme. Ma fille, elle, scintille et cogne. Son corps s’impose dans l’espace et prend toute la place. Marcher en forêt avec elle c’est épuiser les prédateurs, faire fuir les insectes et assécher les ruisseaux.
Là voilà déjà qui tire sur la corde. L’animal doit être lourd, mort noyé. La blonde hisse la carcasse trempée à bord. Le cœur de la bleue bat dans ses joues. Je regarde la blonde et j’imagine qu’elle lui explique ce qu’on en fera. Soudain, la bleue lui saute à la gueule. Le canot manque de se retourner, la bleue serre ses mains autour du cou de la blonde. Ma fille ne panique pas, je la vois tenter d’inspirer le plus d’air dont elle est capable. Elle sait survivre. La bleue lâche prise, la gifle et hurle comme une louve. Une joue rouge et une joue blanche, ma blonde déboussolée sous la poigne de la géante. Les deux se lèvent et à leurs pieds gît le mammifère trempé de vase. La bleue mord la blonde à l’épaule. La blonde en croche-pied et l’autre qui tombe dans le canot qui tangue de plus en plus. Un coup de poing fend l’air, j’entends un cri. La bleue soudain, le nez écarlate, plonge dans le lac et disparaît.
Un plongeon huard pousse sa longue plainte. La blonde paraît si petite sur le lac, insignifiante. Elle sursaute dans la brume en entendant la bleue reprendre son souffle derrière elle. Elle attrape une pagaie et menace de la frapper au crâne. Sans attendre, la bleue se hisse sur le canot de tout son poids et, lentement, fait pencher l’embarcation. Elle s’arrêtera à temps, je le sais. Ce n’est qu’un jeu. Ce ne sont que des enfants. Une dispute entre sœurs. Mais elle ne s’arrête pas, la blonde hurle. La barque se referme sur les deux filles comme une bouche. Je pousse un cri, moi aussi, mais aucun son ne sort de ma gorge sèche. Ma voix semble s’être évanouie elle aussi dans les eaux troubles du lac. Mon cri dans les profondeurs, et l’image de leurs corps lourds qui luttent. La blonde, la bleue et le castor.
Elle ne sait pas nager.

Hugues Charybde, le 16/12/2025
Lune Vuillemin et Benjamoin de Fossez - Quelque chose de la poussière - éditions Chemin de Fer

l’acheter chez Charybde, ici

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09.12.2025 à 12:34

La sand castle university de Janel Hawkins a comme un grain

L'Autre Quotidien
Sur une plage, on s’attend à croiser des parasols, des mouettes kleptomanes et, parfois, un château de sable vaguement cubiste fait par un enfant très confiant. Et puis il y a l’autre scénario : vous tombez sur une façade détaillée, avec arches, corniches, escaliers et proportions d’architecte. Pas un décor de cinéma. Juste du sable. Bienvenue dans l’univers de Janel Hawkins, sculptrice professionnelle et fondatrice de Sand Castle University .
Texte intégral (1855 mots)

Sur une plage, on s’attend à croiser des parasols, des mouettes kleptomanes et, parfois, un château de sable vaguement cubiste fait par un enfant très confiant. Et puis il y a l’autre scénario : vous tombez sur une façade détaillée, avec arches, corniches, escaliers et proportions d’architecte. Pas un décor de cinéma. Juste du sable. Bienvenue dans l’univers de Janel Hawkins, sculptrice professionnelle et fondatrice de Sand Castle University.

Hawkins a transformé ce qui ressemblait à un job improbable en véritable entreprise : Sand Castle University fonctionne comme une structure mobile, entre sculptures sur commande, animations d’événements et cours pour apprendre à bâtir “proprement” sur le sable. L’autre carburant, ce sont les réseaux : filmer la construction, montrer les détails, et donner l’impression qu’un mini-palais pousse tout seul au rythme des marées.

Et parfois, elle joue carrément la carte “pop-culture”, parce que le sable adore les symboles reconnaissables : si vous aimez quand l’imaginaire devient une architecture grandeur nature, vous allez forcément sourire devant Poudlard en château de sable (vidéo). Même magie, aucune autorisation de lancer des sorts sur la marée.

Son secret technique est … capillaire

Pourquoi le sable humide tient-il debout alors que le sable sec s’écroule comme un soufflé vexé ? Parce que l’eau crée de minuscules ponts capillaires entre les grains : ces micro-ménisques génèrent des forces qui augmentent la cohésion du matériau. Et c’est là qu’arrive la règle d’or des châteaux solides : ni trop sec, ni trop mouillé. Trop peu d’eau : pas assez de ponts. Trop d’eau : l’effet “cohésion” s’effondre et tout devient pâteux.

Dans la pratique, les pros recherchent un sable à granulométrie “coopérative”, compactent par couches (pour éviter les poches d’air), puis sculptent par retraits successifs : on enlève de la matière au lieu d’empiler des détails fragiles. Si vous voulez rester dans l’univers “sculpture hyper réaliste qui fait oublier le matériau”, vous pouvez d’ailleurs enchaîner avec les fantastiques sculptures de sable de Guy-Olivier Deveau : même obsession du détail, même talent pour donner au sable un air beaucoup trop sérieux pour être honnête.

Autre détail savoureux : Hawkins n’utilise pas seulement des outils “de plage”. Elle pioche aussi dans la maçonnerie, la construction, la poterie… parfois même des petits outils de finition qui servent surtout à lisser, araser, nettoyer. Parce que oui : la haute couture du sable passe par des gestes de précision. Le château de sable, version pro, c’est moins “pelle + seau” et plus “atelier de sculpteur sous contrainte météo”.

Pourquoi ses œuvres finissent-elles détruites ?

Le retournement de scénario, c’est la fin : beaucoup de séquences populaires montrent Hawkins démolir ses propres sculptures. Ça paraît cruel, mais il y a une logique : selon les plages et les périodes, les consignes de sécurité (y compris pour la faune) imposent de laisser le sable “plat” et d’éviter les obstacles. En clair : ce qui est superbe à 18h peut devenir un problème à 2h du matin, quand la plage appartient à d’autres habitants. Sur la côte du Golfe, la saison de nidification/éclosion des tortues marines en Alabama est généralement donnée du 1er mai au 31 octobre, et il faut limiter les risques pour les tortues et les bébés en route vers la mer.

Et au fond, c’est aussi ça qui rend ce médium fascinant : le sable n’est jamais “acquis”. Il peut être architecture, sculpture, décor… mais il reste un matériau de passage, fait pour bouger.

En savoir plus :

• Le site web de l’artiste ici
• Son compte Instagram là
US Fish & Wildlife Service
Scientific American

Eric Deloizeau, le 9/12/2025
La sand castle university de Janel Hawkins

09.12.2025 à 12:22

Se faire mordre par La Rat est une excellente expérience

L'Autre Quotidien
Avant d'entendre La Rat, vous n'aviez probablement pas réfléchi à quel point vous aviez besoin d'un rappeur néerlandais psychédélique, à la voix d'hélium et au thème des rongeurs. Né de l'imagination des musiciens amstellodamois Goya van der Heijden et Tobias Jansen, le projet éponyme du duo rappelle le pseudonyme Quasimoto de Madlib, qui rencontre le génie encyclopédique du cut-and-paste de Steinski.
Texte intégral (661 mots)

Avant d'entendre La Rat, vous n'aviez probablement pas réfléchi à quel point vous aviez besoin d'un rappeur néerlandais psychédélique, à la voix d'hélium et au thème des rongeurs. Né de l'imagination des musiciens amstellodamois Goya van der Heijden et Tobias Jansen, le projet éponyme du duo rappelle le pseudonyme Quasimoto de Madlib, qui rencontre le génie encyclopédique du cut-and-paste de Steinski.

Joyeusement décalé, le très immersif La Rat, composé de huit titres, est alimenté par des boucles imprégnées de funk et des percussions sombres et graves : « Crab Dish » combine une basse floue et roulante et des parasites crépitants avec une philosophie des fruits de mer qui rappelle les Beastie Boys de l'époque Paul's Boutique ; « Problems » est un mélange sonore de respirations lourdes et effrayantes, de distorsions radio et de percussions délicieusement syncopées ; et « Puppet Show » est fièrement étrange, avec un riff de violon bancale et déformé et une voix déjantée qui décrit en détail un défilé cérémoniel qui semble impliquer de la fumée de cigarette et beaucoup de chiens. La version vinyle de l'album étant déjà épuisée, La Rat semble destiné à devenir un véritable classique culte pour les collectionneurs.

La Rat s'avance vers le centre du cercle avec une collection de boucles et de mesures imprégnées de funk et de soul, bandes sonores d'une virée nocturne à travers une ville pluvieuse. L'esthétique de La Rat s'étend plus loin qu'un cycliste ivre sur un canal bondé, ripostant au statu quo à travers huit titres, avec des clins d'œil à la psychédélique, au blues, au jazz et à la musique latine. Les collages rythmiques qui en résultent ont ensuite jeté les bases d'une rafale de raps hors normes, issus de l'esprit d'un parolier adeptes du copier-coller. Le duo collaboratif s'inspire de sources aussi variées que Georgia O'Keeffe, MC Hellshit et DJ Carhouse, Pauline Oliveros et Rammellzee, et finit par se réapproprier une partie de l'univers survolté du hip-hop. Si avec cette introduction vous n’êtes pas alléchés, écoutez les sornettes de Brigitte micron !

Phil Spectro le 9/12/2025
La Rat - La Rat - South of North

09.12.2025 à 12:02

L'Europass photographique de Victor Sira méduse

L'Autre Quotidien
Dans son catalogue d'exposition/nouveau livre Europass, publié par sa maison d'édition bookdummypress, Victor Sira examine un thème récurrent dans la photographie de voyage. Le livre s'appuie sur une série de voyages effectués par l'artiste vénézuélien en Europe entre 2001 et 2006, période qui a coïncidé avec le passage de l'utilisation omniprésente de la photographie analogique et des appareils photo compacts au téléphone comme appareil photographique principal.
Texte intégral (2808 mots)

Dans son catalogue d'exposition/nouveau livre Europass, publié par sa maison d'édition bookdummypress, Victor Sira examine un thème récurrent dans la photographie de voyage. Le livre s'appuie sur une série de voyages effectués par l'artiste vénézuélien en Europe entre 2001 et 2006, période qui a coïncidé avec le passage de l'utilisation omniprésente de la photographie analogique et des appareils photo compacts au téléphone comme appareil photographique principal.

Notes for a Ritual of Photography Gone Extinct

Il est essentiel de réfléchir au rituel de la photographie analogique et à la manière dont elle constituait un processus éditorial sélectif. Il y avait un prix à payer, et le délai entre la prise de vue et la production de l'image pouvait être de plusieurs semaines, selon la rapidité avec laquelle on déposait son film et récupérait ses tirages en pharmacie. Il était très rare que les films, en particulier les films couleur, soient développés pendant le voyage.

Le nombre d'images par rouleau était compris entre 24 et 36, ce qui est un nombre minimal de photographies pouvant être prises par rouleau ; cela obligeait donc le photographe à être sélectif, contrairement à notre utilisation des téléphones. Entre les moments et les mauvais angles, il y a une expérience, et même si les photographes amateurs pouvaient être désinvoltes avec la photographie analogique, il y avait davantage de rituel, de peur que la production d'images ne soit jetée. En fait, avec un budget limité, il fallait faire attention à la façon dont on cadrait et exposait le film pour obtenir les résultats souhaités tout en respectant le budget. Dans ce sens, les photos étaient pensées de manière plus intense, et la recherche de bonnes images était aussi vitale pour l'amateur que pour l'artiste ou le semi-professionnel. Il y avait également le temps entre la prise de vue et le développement qui permettait de réfléchir aux images, de partager l'essentiel dans des albums et de les partager avec des amis et des membres de la famille qui n'avaient peut-être pas fait le voyage. Cela donnait au photographe le temps de réfléchir et de repenser ce qu'il voulait partager lorsqu'il feuilletait les épreuves de ses négatifs.

Pour les photographes ou les artistes les plus soucieux, le délai et le rituel du développement des pellicules permettaient également de réfléchir au matériel et au contexte dans lequel il pourrait être utile. Les artistes prennent des photos partout où ils voyagent, par habitude. Pourtant, il y a souvent du matériel qui pourrait être utilisé pour un album personnel plutôt que pour une exposition ou un livre. Il y a matière à chevauchement. On peut penser à la photo de Mary et des enfants de Robert Frank dans la voiture en Amérique comme un exemple flexible où cela fonctionne le mieux. Je pense également aux relations et aux voyages de Seiichi Furya et Christine Furuya-Gössler, tels qu'on les trouve dans leurs livres plus récents publiés par Chose Commune. Leur dernier voyage à Venise est gravé dans ma mémoire à la fois comme un document familial et une expérience artistique. Le livre The Open Road, de David Campany, documente de manière exhaustive le phénomène du road trip, et plusieurs ouvrages ont été consacrés aux voyages en train à travers l'Europe, en particulier une série de titres moins connus sur le Transsibérien. Les phénomènes du road trip et du voyage en train se marient bien avec la photographie.

Quant à Europass et Victor, j'ai découvert ce travail avant de l'interviewer pour Nearest Truth et avant cela, j'avais découvert son incroyable production de maquettes, de maquettes et de livres photo et d'objets livres uniques. Je reste un fan de sa production et de son caractère excessivement généreux. Il connaît également très bien les livres photo et la communauté qui les considère comme un média à part entière. Notre conversation a porté sur son parcours, du Venezuela à New York, et sur la façon dont la photographie continue de l'intéresser après des décennies passées à produire des livres, sans hommage ni fanfare. Victor est à la fois passionné et pragmatique. Son parcours est remarquable, et j'ai sauté sur l'occasion de chroniquer ce livre, poursuivant ainsi mon admiration pour son travail. Bien qu'Europass soit techniquement un catalogue de son exposition récente au Japon, le livre fonctionne comme un livre photo à part entière, avec des images de la série présentées dans la première partie et son maquette originale imprimée à la fin, mettant en lumière les photos et son processus de création, mais aussi avec une note parfaite expliquant le fonctionnement de ses maquettes.

Les images contenues dans le livre offrent un magnifique aperçu du voyage de Victor. L'œuvre donne l'impression d'un petit documentaire filmé à la caméra. J'ai cette sensation dans certains livres de Bertien van Manen, et je la retrouve ici avec précision. Elle met en lumière le voyage de Victor, permettant de ressentir le temps qui passe à travers les différents arrêts de train et l'intérieur des wagons eux-mêmes, avec un clin d'œil aux clichés de Stephen Shore ou Guido Guidi représentant respectivement de la nourriture ou des fruits. Il y a un peu de mélancolie, mais franchement, après avoir vécu deux décennies en Europe, je commence à penser que c'est simplement la situation d'après-guerre ici, alors que les décennies succombent au changement. Les années 2001-2006 ont également été marquantes pour le monde entier, avec de multiples fronts de guerre et les séquelles du 11 septembre encore très présentes, une période difficile. Je crois que Victor était à New York lors des attentats, alors peut-être qu'il a emporté un peu de cela avec lui outre-mer. Je sais que c'était mon cas.

Je trouve que c'est un livre fantastique, et j'encourage tout le monde à découvrir les photographies et les livres de Victor. Je pense qu'il a un excellent modèle pour l'avenir de la production, alors que les économies vacillent et que les prix montent en flèche. Victor n'est pas près d'arrêter sa production.

Brad Feuerhelm le 9/12/2025
Victor Sira - Europass - Bookdummy Press

09.12.2025 à 11:56

On aime #120

L'Autre Quotidien
La vraie sagesse se trouve loin des gens dans la grande solitude. Proverbe eskimo
Texte intégral (573 mots)

L’image sage

Photo Neva Hirve

La jeune photographe indienne Neva Hirve a suivi une communauté d'une trentaine d'Européens installée dans le Tamil Nadu, près d'Auroville, la "ville de l'aurore" inspirée de Sri Aurobindo (« Il doit exister sur Terre un endroit inaliénable, un endroit qui n'appartiendrait à aucune nation, un lieu où tous les êtres de bonne volonté, sincères dans leurs aspirations, pourraient vivre librement comme citoyens du monde ») et conçue par l'architecte français Roger Anger en 1968. Plus de deux millions d'arbres et d'arbustes y ont été plantés en quatre décennies dans ce qui était un désert. Un travail que poursuit aujourd'hui cette communauté nommée qui s'est nommée Sadhana Forest, et vit dans une forêt mal en point qu'elle essaie de régénérer.

L'air du temps

Kurt Vile - Loading Zones

Le haïku sur la tête

nuage de moustiques –
ce serait vide
sans eux

Issa

L'éternel proverbe

La vraie sagesse se trouve loin des gens dans la grande solitude.

Proverbe eskimo

La phrase qui parle

L'erreur, la faiblesse tout au moins, c'est peut-être de vouloir savoir de quoi on parle. À définir la littérature, à sa satisfaction, même brève, où est le gain, même bref ? De l'armure que tout ça, pour un combat exécrable. 

Lettre de Samuel Beckett à Georges Duthuit, 11 août 1948

09.12.2025 à 11:52

Équerre 2025, bal champêtre au pays des nains. Zéro mort !

L'Autre Quotidien
L’équerre 2025, comme les années précédentes, propose un condensé d’écologie à la petite semaine. Par là même, ces prix réduisent le champ de l’excellence. Au détriment des lauréats eux-mêmes ?
Texte intégral (1818 mots)

L’équerre 2025, comme les années précédentes, propose un condensé d’écologie à la petite semaine. Par là même, ces prix réduisent le champ de l’excellence. Au détriment des lauréats eux-mêmes ?

Kunstsilo, Kristiansand (Norvège). Mendoza Partida+Bax Studio + Mestres Wage (2024) @Alan Williams

Les différents prix de l’Équerre d’argent ont été attribués le 24 novembre 2025 à la Maison de la Radio à Paris. L’Équerre d’argent est la plus haute distinction française annuelle pour un projet d’architecture. Il y a bien un Grand Prix National d’architecture – qui récompense l’œuvre d’un homme de l’art mais encore jamais une femme de l’art – et pléthore de prix catégoriels selon les matériaux – bois, acier, paille, etc. – ou la typologie, de type Pyramide d’or, mais l’Équerre, à l’échelle du pays, demeure le prix le plus prestigieux des prix d’architecture en France. Cela est plus du fait de son histoire sinon, désormais, de son impact puisque les limites de ce prix sont chaque année toujours plus évidentes.

La première est son échantillon puisqu’il se résume à environ 300 projets dont les agences sont suffisamment sûres d’elles-mêmes pour payer la cotisation. Comme un sondage sur internet, entre les architectes et maîtres d’ouvrage qui ne veulent surtout pas participer et la grande majorité qui s’en fout, ces 300 projets ne sont pas véritablement représentatifs de ce qu’est l’architecture en France.

Par exemple, parmi les lauréats 2025, aucune de ces gares du Grand Paris pourtant acclamées dans le monde entier. Pour autant voilà des réalisations qui sont amenées à être exploitées pendant un siècle au moins et, du fait du transport en commun de millions de gens, soit autant de bagnoles en moins, d’un bilan carbone imbattable à l’échelle du siècle justement. Parmi les lauréats, pas un musée non plus, ou un théâtre, pas un stade, pas un aéroport… Aucun nom connu hors nos frontières, aucune grosse agence. L’Equerre est devenue un bal champêtre au pays des nains.

D’ailleurs l’Equerre 2025, comme les années précédentes et de plus en plus d’ailleurs, propose un catalogue de petites choses plus ou moins bien serties. Surtout, en prônant encore et toujours, ad nauseam, les vertus du bois et des matériaux biosourcés, ces prix présentent un condensé d’écologie à la petite semaine et par là même réduisent le champ de l’excellence, comme si l’architecture était une histoire de matériaux et de bouts de ficelle. Ce n’est pas parce que le groupe scolaire Simone-Veil, à Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis) de l’agence Le Penhuel & associés a été réalisé « en pierre, terre crue et bois » qu’il mériterait l’Équerre mais peut-être parce que l’agence depuis longtemps travaille les sujets de l’école et de la mutualisation des espaces, au point d’en écrire un « Manuel de pratiques vertueuses pour penser et construire les écoles du futur » (Park Book, 2024).

Idem avec le prix de la première œuvre attribué à l’agence Hemaa. Ce ne sont pas les sempiternels matériaux bois et biosourcés qui en font l’intérêt mais la composition autour d’une cour ouverte et protectrice, l’élévation qui lui confère solennité et statut public, et la connexion avec le stade et la forêt avoisinants. Dans les deux cas, les matériaux de ces projets sont anecdotiques. Penser autrement est réduire le travail et l’intelligence des ouvrages à une juxtaposition astucieuse de produits, comme si le talent de Picasso était lié à sa marque de peinture. Gagner pour ces raisons en est presque désobligeant pour les architectes.

Limitation plus problématique, dans la Catégorie Habitat de l’Équerre 2025 avons-nous « Réhabilitation d’un îlot en 14 logements sociaux à Aurillac (Cantal) » qui coche toutes les cases merveilleuses : un travail propre, une belle histoire en patois, une restructuration astucieuse, des circuits courts. Pour autant, le pays connaît une spectaculaire crise du logement et notre meilleur projet de l’année ce sont 14 logements à Aurillac (Cantal) ? Il s’agit sans conteste d’un projet formidable, sensible comme tout, mais si dans ce domaine les lauréats de l’Équerre sont censés représenter ce qui se fait de mieux en France, je n’ose dire l’élite, ce projet ne peut jamais concourir dans la même division, voire le même stade, que des lauréats dans d’autres concours à l’étranger sur le même thème du logement. Est-ce ce projet-là que vous voulez pour représenter le pays aux Oscars ? Ce serait comme envoyer ma petite sœur sur le ring face à Mike Tyson.

Et encore s’agit-il d’une réhabilitation, pratique aujourd’hui mise en exergue ! Voyons par exemple, s’il est question de réhabilitation, le projet Kunstsilo, réalisé à Kristiansand en Norvège par les agences Mendoza Partida+Bax Studio + Mestres Wage. Il est non seulement parmi les nommés du Prix Versailles 2025 des plus beaux musées du monde mais également Prix d’architecture espagnol (décerné par l’équivalent du CNOA). Il s’agit de la transformation d’un immense grenier industriel portuaire – vaste bâtiment de 3 300 m² construit en 1935, réparti sur trois étages et composé de 30 silos à grains – devenu depuis mai 2024 le plus grand musée du sud de la Norvège.

La rénovation préserve la structure et les matériaux du silo, ouvre le rez-de-chaussée au public et ajoute une terrasse panoramique sur le toit. Son intégration avec l’Opéra de Kilden et l’École de Culture renforce son rôle de pôle culturel. Telle une cathédrale de béton, le lieu inspire un sentiment de grandeur et de poésie ; ce que l’escalier vertigineux amplifie au fil d’une ascension propice à la méditation avec au sommet une vue panoramique sur le littoral. Toutefois, l’aspect le plus spectaculaire de l’édifice demeure ces gigantesques silos de béton qui soulignent l’échelle monumentale de l’ouvrage.

« Le projet répond à des exigences élevées en matière de développement durable grâce à l’optimisation de l’inertie thermique du béton, à la mise en œuvre de stratégies d’éclairage passif et à la priorité accordée à l’efficacité énergétique », soulignent ses auteurs. Qui précisent : « Kunstsilo est une référence en matière de régénération urbaine et de développement durable, conciliant conservation du patrimoine, innovation architecturale et inclusion sociale ». Tous les éléments de langage dont nous avons coutume sont bien là !

Alors, en termes de réhabilitation, ma petite sœur ou Mike Tyson ?

Il est vrai cependant que, comme toutes les gares du Grand Paris, autres cathédrales contemporaines en leur nom propre, le Kunstsilo est une ode au béton. Ceci expliquant peut-être cela.

De fait, combien de ces Équerres tiennent la route ? Nous savons de quelques bâtiments célébrés cinq minutes qui vieillissent vite et mal. Peut-être faudrait-il que ces prix soient attribués dans chaque catégorie à des bâtiments de plus de 10 ans, de plus de 25 ans et de plus de 50 ans. Là, les modes passées, il sera bien question, au-delà des matériaux, d’architecture !

Car, à la fin, si l’Équerre est à chaque fois plus décevante, c’est sans doute qu’on aurait envie d’audace, de prise de risque, de pied de nez aux marchands de bonheur. Qu’on aurait envie d’être surpris par le souffle de projets d’envergure qu’assurément on soutiendrait alors jusqu’aux Oscars. Au moins jusqu’à l’Eurovision.

Christophe Leray, le 9/12/2025
Equerre 2025

Le palmarès 2025 :
Équerre d’argent 2025 : Groupe scolaire à Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis)
Architectes : Le Penhuel & Associés ;
– Habitat : Réhabilitation d’un îlot en 14 logements sociaux à Aurillac (Cantal)
Architectes : Boris Bouchet
– Culture, jeunesse et sport : Aménagement du château de Foix (Ariège)
Architecte : Cros & Leclercq
Architecte associé : Antoine Dufour
– Lieux d’activité : Bureaux et logements à Nantes (Loire-Atlantique)
Architecte : Alexandre Chemetoff – Bureau des paysages
– Espaces publics et paysagers : Parc sportif et paysager à Elancourt (Yvelines)
Maîtrise d’œuvre : D’ici là
– Infrastructures et ouvrages d’art : Passerelle cyclo-piétonne à Cormoranche-sur-Saône (Ain)
Maîtrise d’œuvre : Atelier Tropisme Mécanique

09.12.2025 à 11:41

Les connexions énergétiques d'Alexandra Jabre

L'Autre Quotidien
Analix Forever a le plaisir de présenter la première exposition personnelle d’Alexandra Jabre (après un duo en 2024 à Drawing Now et plusieurs expositions collectives) sur le thème « Connexions », une notion qui traverse profondément l’œuvre et l’âme de l’artiste.
Texte intégral (935 mots)

Analix Forever a le plaisir de présenter la première exposition personnelle d’Alexandra Jabre (après un duo en 2024 à Drawing Now et plusieurs expositions collectives) sur le thème « Connexions », une notion qui traverse profondément l’œuvre et l’âme de l’artiste.

Alexandra Jabre, Life Cycle of a Split Soul (1-5) — 26 x 36cm — Watercolour on paper © Alexandra Jabre

Jusqu’ici, Analix Forever n’avait pas encore exploré les représentations artistiques de la spiritualité, la télépathie ou des relations avec l’au-delà. Aujourd’hui, le temps semble propice à cette recherche que mènent les artistes sur les réalités humaines, naturelles et surnaturelles, sur leurs ondes, auras et karmas. Parmi celles qui empruntent ce chemin, déjà largement exploré, entre autres, par les surréalistes, on pense à Janet Biggs, Rachel Labastie ou Mimiko Türkkan.

© Alexandra Jabre

À quelques mètres seulement de ses enfants et de son conjoint, dans son atelier londonien, Alexandra Jabre accueille sur ses toiles et son papier les forces cosmiques et leurs chutes, qu’elle traduit en formes, corps et beautés grâce à sa maîtrise virtuose de l’aquarelle. Si l’énergie cosmique se manifeste le plus souvent chez l’être humain sous forme d’énergie sexuelle, les œuvres d’Alexandra Jabre la transforment en une rencontre corporelle, avec soi, avec autrui et avec le monde. L’art d’Alexandra Jabre, à la fois puissant et délicat, mature et sensuel, capte notre regard, éveille nos émotions et fait surgir les sentiments souvent enfouis que nous éprouvons vis-à-vis de notre place dans le monde et l’au-delà.

Phil Spectro, le 9/12/2025
Alexandra Jjabre - Connexions -> 14/02/2026

Galerie Analix Forever 10 rue du Gothard 1225 Chêne-Bourg (Suisse)

09.12.2025 à 11:31

15e édition du SoBD : Anne Simon & Lucie Servin invitées d’honneur & focus sur la BD Chilienne

L'Autre Quotidien
Du vendredi 5 au dimanche 7 décembre 2025, vous aviez rendez-vous au festival SoBD à Paris pour un week-end de bande dessinée autour de la bande dessinée chilienne, pays invité avec une délégation d’artistes et de spécialistes chilien.ne.s ainsi que 8 expositions, des tables rondes, ateliers et rencontres.
Texte intégral (3020 mots)

Du vendredi 5 au dimanche 7 décembre 2025, vous aviez rendez-vous au festival SoBD à Paris pour un week-end de bande dessinée autour de la bande dessinée chilienne, pays invité avec une délégation d’artistes et de spécialistes chilien.ne.s ainsi que 8 expositions, des tables rondes, ateliers et rencontres.

En plein cœur de Paris, chaque début décembre, vous pouvez retrouver la plus grande proposition d’ouvrages sur la bande dessinée, essais, beaux livres et revues ; mais aussi des expositions thématiques dans le cadre de la programmation ou monographiques autour des invité.e.s.   

Anne Simon & Lucie Servin invitées d’honneur

Cette année, ce sont Anne Simon, autrice, & Lucie Servin, journaliste, qui sont à l’honneur avec une série de table rondes, masterclass et expo. Une occasion de les rencontrer et de découvrir leur travail sous plusieurs facettes. 

Pour Lucie Servin vous pouvez la retrouver dans la conférence des invitées d’honneur le samedi (15h – 15h50) et dans la rencontre Lucie Servin : portrait, parcours, engagements (dimanche de 14h15 – 14h50).

Pour Anne Simon, en plus de la conférence des invitées d’honneur, vous pouvez découvrir ses planches dans l’exposition le musée éphémère d’Anne Simon ou la rencontrer en signature le dimanche 7 décembre à partir de 15h ou encore assister à sa Master class vendredi 5 décembre 16h30

Focus sur la bande dessinée Chilienne

L’autre point d’orgue de cette 15e édition du SoBD, c’est le moment de la BD chilienne à paris avec 23 invité.e.s dont des auteurices, des spécialistes et des professionnels du livre au Chili. 

Les artistes Antonia Bañados, Sol Díaz, Rodrigo Elgueta, Sofía Flores Garabito, Germán Gabler, Alberto Montt, Panchulei, Maliki, Oficinisma, Félix Vega Encina seront présents tout le week-end en dédicace et tables ronde. La plupart des artistes ont des traductions françaises de certains de leurs livres à retrouver sur le salon et une librairie chilienne est également installée pour découvrir toutes leurs publications. 

Vous pourrez retrouver leurs travaux dans l’exposition Bande dessinée chilienne contemporaine au cœur du salon avec des planches des invité.es.s mais également les rencontrer lors des tables rondes thématiques tout le week-end [tout le programme est dispo ici]. 

En plus de la délégation d’artistes, le salon invite deux éditeurs Claudio Álvarez (Acción Cómics) & Daniel Olave Miranda ( Reservoir Books (Penguin Random House)) ; ainsi que des spécialistes Claudio Aguilera Álvarez (Responsable des archives graphiques à la Bibliothèque nationale du Chili) & Paloma del Pilar Domínguez Jeria ( Directrice du diplôme Bande dessinée de l’Université Diego Portales) 

Les expositions 

En plus des expositions déjà mentionnées : le musée éphémère d’Anne Simon & Bande dessinée chilienne contemporaine ; vous pouvez découvrir les expo :

Artima, un grand éditeur populaire du milieu du xxe siècle
Infos 

Les belles gravures du SoBD
Infos 

Jeunes talents étudiants 
Expo hors les murs 
Infos 

Déconfetti, l’aventure déconfinée
Expo hors les murs 
Infos 

Ateliers & Masterclass

Ce vendredi 5 décembre, vous pouvez assister à deux master class (payantes) :

Raconter et dessiner : la façon d’Anne Simon
16h30 -19h

Mettre une séquence en images avec Mezzo
14h – 16h15 

Mais également des ateliers gratuits : Création de fanzines, Gravure sur brique de lait, Linogravure, Le dessin BD et ses styles, Charadesign avec le Webtoon Café, Crowdfunding, Initiation au webtoon.

Toutes les infos ici. 

Les rencontres 

De nombreuses rencontres sont proposées pendant tout le week-end, voici une sélection : 

Dessiner aujourd’hui : deux parcours croisés Anne Simon & Delphine Panique
Samedi 14h – 14h50

Les éditeurs bd et le crowdfunding avec Laurent Lerner (Delirium) et Thomas Dassance (iLatina)
Samedi 14h – 15h30

Conférence des invitées d’honneur : Anne Simon & Lucie Servin
Samedi 15h – 15h50

L’utopie dystopique avec Anne Simon, Lucie Servin et Lauren Triou
Samedi 16h – 16h50

Rire du désastre : l’humour dans la BD chilienne avec Sol Diáz, Alberto Montt et Claudio Aguilera
Dimanche 14h30 – 15h20

Qu’est-ce que la critique de bande dessinée ? avec Lucie Servin, Irène Le Roy Ladurie et Christian Rosset
Dimanche 15h – 15h50

« Brigida » et la Polola : deux initiatives féminines chiliennes avec Maliki, Sol Diáz et Paloma Domínguez
Dimanche 16h30 – 17h20

Fiction et non-fiction dans la BD chilienne avec Antonia Bañados, Félix Vega et Paloma Domínguez
Dimanche 17h30 – 18h20

Toutes les infos sur les rencontres ici 

Toutes les infos sur SoBD sur leur site

💡 Et les infos pratiques

SoBD 2025 est en accès libre et gratuit (sauf pour les master class)
Une inscription préalable est demandée pour assister aux rencontres, tables rondes et ateliers. Pour vous inscrire gratuitement : sobd2025.com

Accès au salon : 48 rue vieille-du-temple 75004 paris

Horaires 
Vendredi 5 décembre : 16 h – 20 h
Samedi 6 décembre : 11 h – 19 h 
Dimanche 7 décembre : 11 h – 19 h

Bonus : Bubble éditions en dédicace 

Rien à voir avec la programmation du festival cette fois mais je voulais absolument vous informer que pour la dernière dédicace de l’année, on a réuni 5 auteurices de Bubble éditions, c’est la première fois qu’ils/elle sont toustes réuni.e.s. 

Souky, Yoann Kavege, Anne Masse, Nicolas Bazin & Thomas Mourier

Vous pouvez venir discuter avec nous, vous faire signer des livres au stand S5.

Thomas Mourier, le 9/12/2025
SoBD 15e

09.12.2025 à 11:21

Envisager Lady Hunt d'Hélène Frappat comme gothique et neurologique

L'Autre Quotidien
Entre plaine Monceau parisienne et pays de Galles aux accents de Tennyson, une formidable réécriture contemporaine du roman gothique classique, à l’ombre inquiétante d’une maladie neurologique héréditaire et incurable.
Texte intégral (2982 mots)

Entre plaine Monceau parisienne et pays de Galles aux accents de Tennyson, une formidable réécriture contemporaine du roman gothique classique, à l’ombre inquiétante d’une maladie neurologique héréditaire et incurable.

Depuis plusieurs mois, mes nuits sont troublées par l’irruption d’un rêve étrange. Une maison s’introduit dans mon sommeil, accapare mes rêves.
Un visage inconnu, dans une fête, au fond d’une pièce noire de monde, me fixe avec une inexplicable insistance. Intriguée par ce regard qui me lance un appel muet, je me fraie un chemin dans la foule. Mais l’inconnu a disparu. Personne ne se souvient de lui, à croire que j’ai inventé sa présence.
Le rêve a fait son apparition au début de l’automne, quelques jours après mon embauche dans l’agence immobilière Geoffroy de Birague, place des Ternes.
Le plus souvent, ça commence comme ça… Un lieu que je n’ai jamais vu m’emplit d’inquiétude et d’apaisement. J’ignore si l’écho que le lieu suscite en moi (trop faible pour se transformer en souvenir) résonne comme une sonnette d’alarme. Quand le rêve s’achève, je voudrais retourner devant la demeure où mes nuits trop courtes m’empêchent d’entrer. En fermant les yeux, chaque soir, j’attends et redoute le retour du rêve.
J’hésite à inviter un homme dans mon lit, de crainte que le rêve, au contact de l’intrus, ne s’évapore.
Après sa visite, je sombre dans le sommeil lourd de l’aube, d’où j’émerge, certains jours, en ayant raté mes rendez-vous matinaux.
Quelque part sur le trottoir d’une avenue du 17e ou du 8e arrondissement (l’agence est spécialisée dans les transactions haut de gamme du « triangle d’or »), un homme d’affaires américain ou anglais attend, en vain, une négociatrice bilingue dont le téléphone sonne dans le vide.

Laura Kern est une jeune agente immobilière parisienne, spécialisée dans les biens de luxe du Triangle d’Or et de la Plaine Monceau. Elle est aussi aux prises depuis quelque temps avec un rêve aussi inquiétant que récurrent, dans lequel une mystérieuse demeure se fait envahissante et oppressante. Lorsque lors de la visite apparemment anodine d’un grand appartement aux pièces en enfilade, l’enfant du couple d’acquéreurs potentiels disparaît – fût-ce brièvement – de manière totalement inexplicable, la jeune femme, comme la lectrice ou le lecteur, éprouve un intense vacillement entre la possibilité du fantastique, contre toute raison, et celle, hélas plus crédible en apparence, de la folie pure et simple, entre psychose hallucinatoire et possibles premiers symptômes de la maladie de Huntington, héréditaire et incurable, qui a précisément conduit son propre père vers la démence relativement précoce. En quête d’une clé qui expliquerait ou dénouerait la montée du danger, Laura entreprend de fait une étrange quête mémorielle – mais aussi physique, sensible et localisée -, quête dans laquelle les secrets ne sont pas nécessairement ce qu’ils semblent.

e 31 avenue des Ternes est un immeuble haussmannien situé à l’angle des avenues Niel et Mac-Mahon. Il fait partie des biens qui séduisent notre clientèle familiale – vieille bourgeoisie ou parvenus désireux de s’établir dans la Plaine-Monceau -, les autres clients, souvent américains, exigeant des appartements d’exception au cœur du Triangle d’Or. Comme je parle couramment anglais, c’est à eux que j’ai affaire, mais les Américains se font plus rares ces derniers temps.
Depuis mes premières visites, jamais aucun client ne m’a identifiée. J’ai beau arpenter, dossier dans une main, cigarette dans l’autre, le porche où nous avons rendez-vous, le client me demande souvent du feu avant de s’éloigner pour me téléphoner, inquiet du retard de la négociatrice qui se tient en face de lui. Est-ce ma chevelure rousse, impossible à discipliner ? Ou le Burberry trop grand, hérité de mon père, dans lequel je me sens protégée comme par une vieille couverture ?
Ce matin-là, le père de famille qui remonte l’avenue des Ternes à grands pas, sa femme et son fils trottinant derrière lui, se dirige sans aucune hésitation dans ma direction et me tend une main ferme. Bouleversée qu’il me reconnaisse avant même de m’adresser la parole, je laisse tomber ma cigarette. Le gamin qui nous a rejoints éclate de rire. (La fiche transmise par l’agence précise que le couple vient de faire un bel héritage, et recherche un appartement familial dans le style haussmannien de la Plaine-Monceau. Nos clients apprécient les enfilades tristes de pièces peuplées, à l’identique, de parquets, moulures, miroirs, cheminées.)
Le père de famille me laisse seule avec sa femme devant l’ascenseur, une cage grillagée antique suspendue au-dessus du vide. Entre chaque étage, le petit garçon (sa mère l’appelle Arthur) nous adresse de grands gestes enthousiastes. Il doit avoir sept ou huit ans. Lui et son père s’adorent. La mère se tient en retrait.
Une fois franchie la porte d’entrée majestueuse, le produit est sans surprise. Réceptions parquetées au point de Hongrie, cheminées en marbre blanc, rose et gris, miroirs, trumeaux, peu de lumière en provenance de la cour, en dépit du cinquième étage.
Les plafonds sont si hauts que la voix aiguë du petit garçon résonne en écho.

Publié en 2013 chez Actes Sud, le cinquième roman d’Hélène Frappat, après « Sous réserve » (2004), « L’agent de liaison » (2007), « Par effraction » (2009) et « Inverno » (2011), propose un chemin inédit et dérangeant, riche en ruse fantastique et en spéculation médicale intime, vers les abîmes de mensonge conscient et inconscient que secrète la mémoire – contre nous-mêmes.

Dans sa réécriture audacieuse du roman gothique que l’on dirait d’abord « classique », sous le signe obsédant d’Alfred Tennyson et de son célèbre poème « La Dame de Shalott » (1833), elle crée discrètement des atmosphères troubles et fondamentalement inquiétantes, dignes de spécialistes telles que Mélanie Fazi ou Lisa Tuttle, pour entraîner et briser les grands appartements bourgeois de la plaine Monceau dans un voyage géographique et mémoriel joliment insensé, aux pays des landes, galloise ou bretonne.

Nourri en profondeur de la confrontation chez l’autrice du matériau échangé lors d’une résidence d’écriture dans le service de psychopathologie de l’enfant de l’hôpital Avicenne à Bobigny (coïncidence de lectures, le lieu était lui-même récemment au centre du bouleversant « Les colonies intérieures » de Denis Lemasson) et d’une histoire familiale tout à fait personnelle – même si une distance romanesque salutaire exclut tout aspect autobiographique ou autofictif -, « Lady Hunt » utilise savamment le carburant du shining cher à Stephen King comme celui des comptines enfantines à significations multiples et pas toujours recommandables, pour nous offrir une ronde éminemment diabolique, et parfaitement inattendue.

Dans l’appartement sans électricité, il fait noir. En hiver la nuit tombe vite. Personne ne m’a vue emprunter les clés. je vais devoir retrouver le trousseau manquant à tâtons. Les miroirs renvoient des ombres menaçantes. Le défilé de nuages d’un ciel d’orage. Au-dessus de la cheminée, je sursaute en apercevant la lueur rouge de mes cheveux.
Les pièces vides sont immobiles. Même les arbres de l’avenue des Ternes se tiennent droit. Leur cime nue a cessé de se balancer dans le vent. L’appartement retient son souffle. La cabine de phare m’attend.
J’ai caressé le marbre des cheminées, le relief des moulures, les lames rugueuses du parquet. Sur la paume de mes mains, je sens la morsure de petites échardes.
Les portes des trois chambres sont fermées. J’étais sûre de les avoir laissées ouvertes dans ma fuite. L’une après l’autre, j’ouvre chaque porte brutalement. Le choc du bois résonne plus fort dans le noir.
Une chose me serre le cœur. Un sentiment informe, une grosse ombre grise à l’intérieur de moi, une vibration. Ce n’est pas l’obscurité, le vide, ma solitude dérisoire en ces pièces trop hautes, trop grandes. Une radio dévoilerait la tache qui obscurcit peu à peu mes organes.
Et ma voix. Je lance un appel vague :
Oh hé…
Il me revient en écho. Le cri rend un son voilé. En sourdine. Des mains invisibles ont tendu, en mon absence, les murs de feutre.
Oh hé…
Les deux syllabes rebondissent vers la porte de la dernière chambre, la cabine de phare. Le trou noir qui a englouti l’enfant. La chambre secrète. Le dépôt obscur de toutes mes peurs.
Derrière la porte, je ferme les yeux. Une force invisible m’entraîne doucement. Mais dans quoi ? Une chambre d’enfants rêvée, ou la faille du temps ?
Une présence me guide ici comme le chien d’un aveugle. Sans faire un geste, j’ai le vertige. La force tourbillonne autour de moi. Elle voudrait me connaître, me défier. Brusquement, il ne fait plus froid.
J’ai ouvert les yeux, juste à temps pour voir le trousseau de clés s’abattre devant mes pieds. Quand il atterrit sur les lames du parquet, l’entrelacs de clés métalliques ne fait aucun bruit en heurtant le sol.

Hugues Charybde, le 9/12/2025
Hélène Frappat - Lady Hunt - éditions Actes Sud

l’acheter chez Charybde, ici

09.12.2025 à 11:14

Le monde est devenu céleste (mais le ciel est devenu mortel)

L'Autre Quotidien
Le Clavier Cannibale a depuis longtemps un faible pour les éditions La Lettre volée. Grâce à elles, j'ai pu découvrir l'œuvre ardente et cabossée de Bernard Desportes (cf. Brève histoire de la poésie par temps de barbarie ), ou faire plus ample connaissance avec le travail de Laure Gauthier (avec kaspar de pierre), ainsi que celui de La Sainte-Victoire de trois-quarts, d'Olivier Domerg ou les Art Poems de Stéphane Lambert. C'est aujourd'hui le tour du texte de Rachel M. Cholz, Trois pour cent sauvages, paru en septembre dernier.
Texte intégral (933 mots)

Le Clavier Cannibale a depuis longtemps un faible pour les éditions La Lettre volée. Grâce à elles, j'ai pu découvrir l'œuvre ardente et cabossée de Bernard Desportes (cf. Brève histoire de la poésie par temps de barbarie), ou faire plus ample connaissance avec le travail de Laure Gauthier (avec kaspar de pierre), ainsi que celui de La Sainte-Victoire de trois-quarts, d'Olivier Domerg ou les Art Poems de Stéphane Lambert. C'est aujourd'hui le tour du texte de Rachel M. Cholz, Trois pour cent sauvages, paru en septembre dernier.

Poème séditieux, partition cadencée ou texte appelé à être mis en scène : qu'importe la forme puisque tel il est donné ici, dans son déroulement brutalement serein, où page après page une esquisse de récit nous est présentée/livrée sur la vague carrière d'un prétendu Belhomme – "avec un grand A", A comme Anonyme ou juste comme se-croyant-premier – un individu dit aussi "petit animal", et qui semble destiné à n'être répertorié dans ce monde-ci que par des pourcentages et des attributs, tant son "cerveau intérieur cuir" n'est disposé qu'aux calculs qui permettent de tenir à distance l'infinie et floue tribu des "Etc". Belhomme est le contraire du Plume de Michaux: un être pesable et pourcentable qui aborde le monde comme un fichier tristement excell, avec matelas à l'avenant. Un éventuel et banal winner, comme il en pleut, et dont on ne pleurera pas l'inéluctable épuisement dans le vide acide de sa vie.

Pour lui, "prendre un café une douche un sac de riz un stylo" est un héritage venu d'un quasi préhistorique passé, son but qui est une cible s'étant détaché de cette histoire et rêvant de choses qui ne sont plus des rêves, juste des parts de camember. Il préfère "imagine[r] tous les probables", tel un baladin d'un monde hyper occidentalisé, "surdimensionné", autant dire "une vie sans échelles".

Que dit le texte de Cholz? À coups de moins de dix lignes-flèches par page, comme autant de portraitures brisées, Trois pour cent sauvages met en scène le hiatus entre celui-qui-croit-savoir et ceux-qui-font, entre celui qui sait de quel côté dormir et ceux qui ont compris depuis longtemps que fructifier "son destin sur le destin de l'autre" est acte inique. Le texte de Cholz, par ses légers écarts, ses redites soignées, sa presque narration aux subtiles découpes, trace une saine logomachie entre ce Belhomme rivé aux bourses des valeurs et les "petites choses" qu'absorbe le quotidien des anonymes dits"Etc" – que piétinent, froides, ces valeurs.

Sous la langue faussement encalminée, bat un tempo, net, imparable. Nul besoin pour Cholz de monter dans les tours ou de fracasser les remparts: il lui suffit de fragmenter son Belhomme en ses pathétiques parties pour qu'on sente monter l'impensé de la violence sociétale. Mais: lisez, c'est toujours mieux:::

"Le corps de Belhomme n'a pas de contours / pas de limites et trop de place / Il s'étale tellement sur le globe qu'en se parcourant / il peut se dire bonjour / chaque fois / quand il passe// Se reconnaît à l'horizon / Un événement à lui seul // Prend sa mesure de taille / savoir ce qu'il pèse / un poids vif sans le reste / le reste n'a pas d'importance / le reste c'est le poids de caracasse qu'on retrouve chez les porCs."

Claro, le 9/12/2025
Rachel M. Cholz, Trois pour cent sauvages, éd. La Lettre volée

02.12.2025 à 15:07

En voie de disparition, créer de nouvelles œuvres à partir de fragments ratés

L'Autre Quotidien
Une boîte récupérée contenant des images « ratées » devient la matière première de nouvelles compositions en grille, transformant des fragments jetés en nouvelles histoires racontées à travers des traces, des objets et des connexions visuelles inattendues.
Texte intégral (2020 mots)

Une boîte récupérée contenant des images « ratées » devient la matière première de nouvelles compositions en grille, transformant des fragments jetés en nouvelles histoires racontées à travers des traces, des objets et des connexions visuelles inattendues.

Lunar Eclipse and Sailor. Cyanotype on Paper, unique image © Cynthia Katz

Les segments d'images de ces œuvres ont été sélectionnés dans une boîte d'échecs destinés à être déchirés ou jetés au feu. Mais en tant que recycleuse, je ne pouvais pas me résoudre à jeter les parties que j'aimais, et j'ai commencé à découper des fragments, transformant ce qui était des « déchets » en compositions soigneusement sélectionnées. Les moments qui traversent la surface des grilles créent des liens, ralentissant le regard du spectateur pour lui permettre d'apprécier les formes qui racontent des histoires à travers des traces, des objets et de nouveaux liens visuels.

Cynthia Katz

Blue Moons. Cyanotype on Paper, unique image © Cynthia Katz

Blue Lightening. Cyanotype on Paper, unique image © Cynthia Katz

Quadrants. Cyanotype and thread on Paper, unique image © Cynthia Katz

Found. Cyanotype and thread on Paper, unique image © Cynthia Katz

Cynthia Katz, le 2/12/2025
De nouvelles œuvres à partir de fragments ratés

02.12.2025 à 11:59

On aime #118

L'Autre Quotidien
“Si je ne sentais pas ma misère, comment pourrais-je sentir ma joie qui est fille aînée de ma misère et qui lui ressemble à faire peur ?” Léon Bloy - Le mendiant ingrat
Texte intégral (687 mots)

Father and Son Watching a Parade, West End, Newcastle; UK, 1980 © Chris Killip

L'air dans la tête

Agnes Obel - Broken Sleep

 Le haïku de cœur

De temps en temps
Les nuages nous reposent
De tant regarder la lune.

Matsuo Bashõ

L'éternel proverbe

Le monde est une mer, notre cœur en est le rivage.

Proverbe chinois

Les mots qui parlent

“Si je ne sentais pas ma misère, comment pourrais-je sentir ma joie qui est fille aînée de ma misère et qui lui ressemble à faire peur ?”

Léon Bloy - Le mendiant ingrat

01.12.2025 à 12:25

“Desire” de Tuxedomoon revient encore plus surprenant avec 45 ans au compteur

L'Autre Quotidien
Après la pochette proto-papier peint rose 60’s de Half Mute, le premier Tuxedomoon, celle de Desire anticipait les visions de David Lynch avec sa forêt violette et un son inouï pour l’époque qui mixait, l’air de rien, jazz et cabaret, électro et avant-garde. Inutile de dire qu’on l’a usé, cherchant, au volant, à trouver des correspondances entre paysages ruraux français et envolées inconnues. Un parfait décalage qui absorbait le passéisme de sons radio hexagonaux en offrant une autre leçon de géographie sonore. Il revient remixé et augmenté. Super !
Texte intégral (1051 mots)

Après la pochette proto-papier peint rose 60’s de Half Mute, le premier Tuxedomoon, celle de Desire anticipait les visions de David Lynch avec sa forêt violette et un son inouï pour l’époque qui mixait, l’air de rien, jazz et cabaret, électro et avant-garde. Inutile de dire qu’on l’a usé, cherchant, au volant, à trouver des correspondances entre paysages ruraux français et envolées inconnues. Un parfait décalage qui absorbait le passéisme de sons radio hexagonaux en offrant une autre leçon de géographie sonore. Il revient remixé et augmenté. Super !

Un album qui créait son propre paysage. Et tellement prenant qu’on en a fait un classique instantané, sur lequel on revenait de loin en loin, y trouvant un trait d’union entre un Hexagone soulevant le joug de la Giscardie à l’accordéon et pas encore au fait des radios libres à venir. Comme une brise issue du label des Residents ( Ralph Records) et soufflant fort sur une musique en pleine évolution avec MX 80, Yello ou Snakefinger. Quelque chose d’autre, quelque chose qui venant d’ailleurs avait l’attrait de la nouveauté, et qui s’éloignait du post-punk et de la new wave anglaise ; avec pour seule correspondances Wire ou Joy Division. Pas mal quand même …

DESIRE - 45th Anniversary Edition a été remasterisé à partir des bandes originales et comprend trois titres inédits, deux morceaux rares, des versions live (voir la liste des titres ci-dessous) et des souvenirs écrits par Steven Brown, Gareth Jones (ingénieur et coproducteur), John Foxx (qui a participé au processus d'enregistrement), ainsi que des notes écrites par Blaine Reininger et Peter Principle en 2015, des photos et d'autres souvenirs.

Étape importante dans l'expérimentation post-punk, Desire capture Tuxedomoon à son apogée cinématographique et atmosphérique. Son ambiance romantique hantée et son mélange musical qui défie les catégories lui ont permis de rester influent parmi des générations de musiciens explorant les intersections entre le rock, la musique électronique, le cabaret, le minimalisme, le jazz et la musique classique.

Desire a été écrit juste avant le déménagement du groupe de San Francisco vers l'Europe. Il a été enregistré au Royaume-Uni et sorti en 1981 sur Ralph Records, le label des Residents, avant d'être réédité en 1987 sur CramBoy, le label créé par Crammed Discs pour accueillir la production du groupe. Et, en parlant de post-punk on découvre le clip de No Tears.

Vues d’ailleurs quelques échos de l’importance du groupe :

L'œuvre considérable de Tuxedomoon (16 albums à ce jour, avec un nouvel album en préparation) reste unique et toujours aussi pertinente aujourd'hui, grâce à la capacité visionnaire du groupe à transcender les genres et à l'esprit romantique, rebelle et imaginatif qui illumine leur musique.

  • Ils ont été une anomalie dès le début. La plupart de leurs œuvres semblaient être des bandes originales de films noirs inexistants. Parfois, ils semblaient distants et étrangers, parfois ils créaient des mélodies d'une grande chaleur et d'une grande sophistication. Mais quoi qu'ils fassent, c'était toujours intelligent, beau et provocateur. Glenn O'Brien (dans le magazine Interview d'Andy Warhol, 1982)

  • Un paysage de tension cinématographique, de mélancolie de musique de chambre et de pulsations électroniques enfumées. Desire n'a pas tant été enregistré qu'évoqué, à partir de souvenirs fragmentaires et de signaux radio lointains. Desire donne l'impression d'un rêve fiévreux capturé sur bande magnétique, une carte postale d'un groupe en pleine évolution, traversant les continents et les genres pour trouver son propre langage. Gareth Jones (coproducteur, 2025)

  • Nous étions jeunes et stupides, intrépides et convaincus de notre immortalité. Nous avons cet album classique pour le prouver. Blaine L. Reininger (2015)

  • TuxedoWorld est urbain et spectral. On y trouve des trajets en métro dignes d'un opéra et des chansons brisées provenant de voitures qui passent. C'est romantique, déchiré et magnifiquement dérangeant. C'est une musique qui évolue dans une strate qui lui est propre, avec toute la magie abîmée d'un film retrouvé. C'est ce qui la rend merveilleuse. John Foxx (2025)

Jean-Pierre Simard, le 2/12/2025
Tuxedomoon - Desire 45th Anniversary edition - Crammed Disc

28.11.2025 à 13:58

L’autrice italienne Elena Mistrello empêchée de venir à un festival BD en France par la Police nationale

L'Autre Quotidien
Vendredi 21 novembre, Elena Mistrello a été sommée de remonter dans un avion en arrivant à l’aéroport de Toulouse où elle s’apprêtait à se rendre au festival BD Colomiers invitée par sa maison d’édition Presque Lune pour dédicacer son album “Syndrome Italie”, réalisé avec Tiziana Francesca Vaccaro.
Texte intégral (4234 mots)

Vendredi 21 novembre, Elena Mistrello a été sommée de remonter dans un avion en arrivant à l’aéroport de Toulouse où elle s’apprêtait à se rendre au festival BD Colomiers invitée par sa maison d’édition Presque Lune pour dédicacer son album “Syndrome Italie”, réalisé avec Tiziana Francesca Vaccaro.

💡 Mise à jour le 25 novembre 2025 à 16h34, avec l’ajout d’une Lettre ouverte du Groupement des Auteurs de Bande dessinée (SNAC) au ministre de l’Intérieur, reproduite en intégralité en fin d’article.

Ce livre publié cette année en France par Presque Lune a reçu le prix du Meilleur Scénario au Treviso Comic Book Festival et le prix du Meilleur Premier Ouvrage au Napoli Comicon en 2022 (année de sa sortie en Italie), et l’autrice venait présenter Syndrome Italie au public français pour la première fois, à BD Colomiers [lire l’interview Amandine Doche, directrice artistique du festival BD Colomiers].

Cet album raconte l’histoire de Vasilica, une Roumaine venue travailler comme aide à domicile en Italie ; et à travers son histoire les autrices abordent les thématiques des travailleurs migrants, de l’impact économique et social liés aux métiers d’aide à la personne dans une fiction inspirée des recherches de sa co-autrice Tiziana Francesca Vaccaro.

Elle raconte dans une chronique [reproduite en fin d’article dans son intégralité] sa mésaventure à l’aéroport ; le peu d’informations qu’elle a obtenu sur ce refus de pouvoir entrer sur le sol français faisant l’objet d’une « mesure d’interdiction d’entrée » sans plus de précisions autres qu’elle constituerait « une menace grave pour l’ordre public français » ; et la menace de l’envoyer dans un Centre de rétention administrative pour migrants (CRA) en cas de refus. 

Dans son texte, Elena Mistrello s’interroge sur les raisons qui ont pu conduire à être qualifiée de « menace grave pour l’ordre public français » via son travail ou ses prises de position personnelles, tout en remettant cet événement en perspective : comment en Europe, en 2025, peut-on être interdit de circulation et de séjour sur le sol français sans explications claires ; comment des individus peuvent être intimidés par les forces de l’ordre, d’arrestation, de détention sans précisions, Elena Mistrello n’apprendra qu’une fois dans l’avion du retour, après ces menaces, être l’objet d’une « mesure d’interdiction d’entrée », en lisant le procès-verbal de rapatriement. 

Elle écrit : « je tiens à souligner la gravité de ce qui s’est passé : si, d’une part, je pense que la dérive autoritaire et répressive des États européens à l’encontre des militants et des activistes politiques est désormais évidente pour tous, d’autre part, je constate une dérive arbitraire croissante de la part des forces de police, qui peuvent décider sans explication de vous renvoyer chez vous simplement parce que vous êtes « indésirable », créant ainsi un système de contrôle et de surveillance basé non pas sur des faits, mais sur les opinions et les fréquentations des personnes.

J’ai pensé que cela ne pouvait pas rester une simple « mauvaise expérience » personnelle, mais qu’il était judicieux de la partager, afin de contribuer, dans la mesure du possible, à démanteler des mécanismes destinés à empirer s’ils ne sont pas combattus de toute urgence. »

En juin dernier, nous évoquions, l’arrestation l’autrice cinéaste et militante féministe franco-kurde Kudret Günes en Turquie, inquiétée pour son travail et ses prises de postions. En soutien à  Kudret Günes, le militant associatif et poète Amar Benhamouche rappelait que « Les régimes autoritaires ont peur des artistes ». De son côté, Elena Mistrello, s’interroge encore sur l’absence de faits ou de justifications sur place, et de l’attitude menaçante de la police qui l’a empêchée de venir au festival et de défendre son album.

✍️ Petite chronique d’un refus forcé, Toulouse 2025.
Elena Mistrello

« Ce week-end (21-23 novembre 2025), j’aurais dû assister au festival de bande dessinée BD COLOMIERS (https://www.bdcolomiers.com/), auquel j’ai été invitée suite à la publication en traduction française de mon livre  « Sindrome Italia » par les éditions PresqueLune (https://www.presquelune.com/syndrome-italie).

La maison d’édition avait organisé mon voyage, mon hébergement ainsi que deux jours de dédicaces pour la sortie du livre. Inutile de dire que j’étais impatiente : c’est un très beau festival, où j’aurais pu rencontrer de nombreux collègues, une occasion importante pour mon travail.

Vendredi soir. Le vol Francfort-Toulouse atterrit à 18 heures et, dès que je descends de l’avion, je trouve trois agents de la Police nationale (la police française) qui m’attendent. Ils m’arrêtent et me mettent au courant du fait que je ne peux pas mettre les pieds en France, qu’ils ne savent pas exactement pourquoi, mais qu’il existe un signalement du ministère de l’Intérieur concernant le danger que je représenterais. Je reste interdite, mais après un premier moment de surprise mêlée de panique, j’explique tout d’abord que je n’ai jamais eu de problèmes avec la justice française et je montre la lettre d’invitation du festival, en précisant que je suis là pour mon travail. Ils ne m’écoutent pas, ils sont inflexibles.

On me dit que je dois immédiatement remonter dans l’avion et retourner à Milan : ils ont reçu l’ordre de me rapatrier et si je refuse, « ce sera pire pour moi », ils seront obligés de m’arrêter et, probablement, de me transférer dans un CRA (Centre de rétention administrative pour migrants). Tout cela dure 15 minutes, je me sens acculée et je décide de remonter dans l’avion.

Dans l’avion, on me remet une sorte de procès-verbal de rapatriement dans lequel il est précisé que je n’ai pas pu entrer en France car je constituerais « une menace grave pour l’ordre public français » et qu’en conséquence, je fais l’objet d’une « mesure d’interdiction d’entrée ». En cherchant une explication à cela, je me souviens du mois de juin 2023, lorsque j’ai participé aux journées d’assemblées, de concerts et de manifestations publiques organisées à Paris à l’occasion du dixième anniversaire du meurtre de Clément Méric, un jeune antifasciste tué en 2013 à Paris à l’âge de 18 ans par trois extrémistes de droite. Bien que ces initiatives se soient déroulées sans aucune tension, en présence de milliers de personnes venues à Paris de toute l’Europe, j’ai appris que certains de mes compagnons de voyage italiens avaient eu des problèmes aux frontières dans les mois qui ont suivi, avec quelques questions supplémentaires de la part de la police sur les raisons de leurs déplacements, mais personne n’a jamais été bloqué ou refoulé. 

Il y a donc encore quelque chose qui m’échappe et je vais certainement devoir me faire aider par des personnes plus compétentes en matière de jurisprudence française pour clarifier les aspects juridiques de cette affaire.

Cela dit, je tiens à partager quelques brèves réflexions.

Mon travail de dessinatrice de bandes dessinées m’amène souvent à voyager : découvrir le monde, parler aux gens, m’informer pour écrire et dessiner ce qui se passe autour de moi, tout cela fait partie de ma vie. Tout comme être active politiquement, participer à des initiatives, des manifestations et des assemblées : tout cela se mélange et se reflète également dans ce que je dessine. Face à tout cela, je ne suis donc pas surprise de pouvoir faire l’objet d’une « attention » particulière de la part des forces de police, étant donné que désormais, l’activisme politique, même modéré et au grand jour, constitue un motif de profilage de la part de l’État. C’est pourquoi j’ai toujours pris en compte les responsabilités et les conséquences que cela implique, tout comme je suis consciente que ce que j’écris peut ne pas plaire à tout le monde.

Mais être rapatriée de force avec ce genre de justification a vraiment dépassé mon imagination et m’oblige à écrire ces lignes pour donner une explication au festival, à la maison d’édition et aux personnes qui seraient venues me rendre visite au stand, à la fois pour les remercier de leur compréhension et pour m’excuser de la situation dans laquelle je les ai mises.

Mais surtout, je tiens à souligner la gravité de ce qui s’est passé : si, d’une part, je pense que la dérive autoritaire et répressive des États européens à l’encontre des militants et des activistes politiques est désormais évidente pour tous, d’autre part, je constate une dérive arbitraire croissante de la part des forces de police, qui peuvent décider sans explication de vous renvoyer chez vous simplement parce que vous êtes « indésirable », créant ainsi un système de contrôle et de surveillance basé non pas sur des faits, mais sur les opinions et les fréquentations des personnes.

J’ai pensé que cela ne pouvait pas rester une simple « mauvaise expérience » personnelle, mais qu’il était judicieux de la partager, afin de contribuer, dans la mesure du possible, à démanteler des mécanismes destinés à empirer s’ils ne sont pas combattus de toute urgence. »

✍️ Petite chronique d’un refus forcé, Toulouse 2025.
Elena Mistrello

« Ce week-end (21-23 novembre 2025), j’aurais dû assister au festival de bande dessinée BD COLOMIERS (https://www.bdcolomiers.com/), auquel j’ai été invitée suite à la publication en traduction française de mon livre  « Sindrome Italia » par les éditions PresqueLune (https://www.presquelune.com/syndrome-italie).

La maison d’édition avait organisé mon voyage, mon hébergement ainsi que deux jours de dédicaces pour la sortie du livre. Inutile de dire que j’étais impatiente : c’est un très beau festival, où j’aurais pu rencontrer de nombreux collègues, une occasion importante pour mon travail.

Vendredi soir. Le vol Francfort-Toulouse atterrit à 18 heures et, dès que je descends de l’avion, je trouve trois agents de la Police nationale (la police française) qui m’attendent. Ils m’arrêtent et me mettent au courant du fait que je ne peux pas mettre les pieds en France, qu’ils ne savent pas exactement pourquoi, mais qu’il existe un signalement du ministère de l’Intérieur concernant le danger que je représenterais. Je reste interdite, mais après un premier moment de surprise mêlée de panique, j’explique tout d’abord que je n’ai jamais eu de problèmes avec la justice française et je montre la lettre d’invitation du festival, en précisant que je suis là pour mon travail. Ils ne m’écoutent pas, ils sont inflexibles.

On me dit que je dois immédiatement remonter dans l’avion et retourner à Milan : ils ont reçu l’ordre de me rapatrier et si je refuse, « ce sera pire pour moi », ils seront obligés de m’arrêter et, probablement, de me transférer dans un CRA (Centre de rétention administrative pour migrants). Tout cela dure 15 minutes, je me sens acculée et je décide de remonter dans l’avion.

Dans l’avion, on me remet une sorte de procès-verbal de rapatriement dans lequel il est précisé que je n’ai pas pu entrer en France car je constituerais « une menace grave pour l’ordre public français » et qu’en conséquence, je fais l’objet d’une « mesure d’interdiction d’entrée ». En cherchant une explication à cela, je me souviens du mois de juin 2023, lorsque j’ai participé aux journées d’assemblées, de concerts et de manifestations publiques organisées à Paris à l’occasion du dixième anniversaire du meurtre de Clément Méric, un jeune antifasciste tué en 2013 à Paris à l’âge de 18 ans par trois extrémistes de droite. Bien que ces initiatives se soient déroulées sans aucune tension, en présence de milliers de personnes venues à Paris de toute l’Europe, j’ai appris que certains de mes compagnons de voyage italiens avaient eu des problèmes aux frontières dans les mois qui ont suivi, avec quelques questions supplémentaires de la part de la police sur les raisons de leurs déplacements, mais personne n’a jamais été bloqué ou refoulé. 

Il y a donc encore quelque chose qui m’échappe et je vais certainement devoir me faire aider par des personnes plus compétentes en matière de jurisprudence française pour clarifier les aspects juridiques de cette affaire.

Cela dit, je tiens à partager quelques brèves réflexions.

Mon travail de dessinatrice de bandes dessinées m’amène souvent à voyager : découvrir le monde, parler aux gens, m’informer pour écrire et dessiner ce qui se passe autour de moi, tout cela fait partie de ma vie. Tout comme être active politiquement, participer à des initiatives, des manifestations et des assemblées : tout cela se mélange et se reflète également dans ce que je dessine. Face à tout cela, je ne suis donc pas surprise de pouvoir faire l’objet d’une « attention » particulière de la part des forces de police, étant donné que désormais, l’activisme politique, même modéré et au grand jour, constitue un motif de profilage de la part de l’État. C’est pourquoi j’ai toujours pris en compte les responsabilités et les conséquences que cela implique, tout comme je suis consciente que ce que j’écris peut ne pas plaire à tout le monde.

Mais être rapatriée de force avec ce genre de justification a vraiment dépassé mon imagination et m’oblige à écrire ces lignes pour donner une explication au festival, à la maison d’édition et aux personnes qui seraient venues me rendre visite au stand, à la fois pour les remercier de leur compréhension et pour m’excuser de la situation dans laquelle je les ai mises.

Mais surtout, je tiens à souligner la gravité de ce qui s’est passé : si, d’une part, je pense que la dérive autoritaire et répressive des États européens à l’encontre des militants et des activistes politiques est désormais évidente pour tous, d’autre part, je constate une dérive arbitraire croissante de la part des forces de police, qui peuvent décider sans explication de vous renvoyer chez vous simplement parce que vous êtes « indésirable », créant ainsi un système de contrôle et de surveillance basé non pas sur des faits, mais sur les opinions et les fréquentations des personnes.

J’ai pensé que cela ne pouvait pas rester une simple « mauvaise expérience » personnelle, mais qu’il était judicieux de la partager, afin de contribuer, dans la mesure du possible, à démanteler des mécanismes destinés à empirer s’ils ne sont pas combattus de toute urgence. »

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📨 Lettre ouverte du Groupement des Auteurs de Bande dessinée (SNAC) à Monsieur Laurent Nuñez, ministre de l’Intérieur
Paris, le 25 novembre 2025

« Monsieur le ministre,

Nous venons à vous, mu·es par une profonde perplexité pour ne pas dire sidération, après avoir appris ce week-end l’interdiction d’entrée sur le territoire français d’une collègue italienne. En effet, l’autrice de bande dessinée, Elena Mistrello, s’est vu signifier son renvoi dans son pays depuis le tarmac lors de son arrivée à l’aéroport de Toulouse Blagnac, alors même qu’elle était invitée par le festival de Colomiers à dédicacer son album Syndrome Italie aux Editions Presque Lune.

Pour rappel, le nouvel ouvrage de l’autrice à la carrière affirmée et solide, traite du sort réservé aux femmes migrantes arrivant dans son pays.

Monsieur le Ministre, nous ne pouvons que souligner l’ironie d’une telle situation…

Si nous nous adressons à vous aujourd’hui, c’est afin de comprendre les motivations de vos services. En effet, nous sommes dans l’ignorance la plus complète, aucune raison n’ayant été fournie à notre collègue, si ce n’est – nous citons -, qu’elle représenterait « une grave menace pour l’ordre public français ».

Cette personne n’ayant commis à notre connaissance, aucun crime ou délit, ou tout acte susceptible de mettre en péril la sécurité publique, notre incompréhension est totale. Elle l’est d’autant plus que nous nous permettons de rappeler à qui lirait ce courrier, que dans la hiérarchie des normes, et ce depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, le principe de liberté est supérieur à celui d’une éventuelle « anticipation » d’atteinte à la sécurité. Nous renvoyons pour cela, outre le texte de 1789, au préambule de la Constitution de 1946, à la Constitution de la Ve République – norme suprême de notre nation depuis 1958 -, ou enfin, si cela ne suffisait pas, à quelques décisions du Conseil constitutionnel prises ces dernières années, dans le cadre strict de Questions Prioritaires de Constitutionnalité.

En outre, de par les règles établies au sein de l’Union européenne et de l’espace Schengen dont nos deux pays (France et Italie) font partie des membres fondateurs, souhaitez-vous faire valoir qu’écrire ou dessiner des livres pourrait dorénavant motiver de tels actes d’autoritarisme, c’est-à-dire d’empêcher la liberté de déplacement des citoyen·nes européen·nes ? L’actualité est pourtant brûlante sur ce sujet ces dernières semaines et ont donné lieu à de vives tensions internationales…. Nous sommes sans voix, Monsieur le ministre, vis-à-vis de ce deux poids deux mesures et cette singulière incohérence…Rajoutons encore une fois la thématique spécifique de l’ouvrage : dénonciation des mauvais traitements réservés à d’autres êtres humains. Les artistes ayant pour motivation de défendre par leurs œuvres les personnes en migration, se retrouveraient-ielles désormais non grata en France ?

De telles mesures, Monsieur le ministre, ne font qu’entériner des soupçons pointés et soulevés, et nous inquiètent à juste titre, quant à une dérive illibérale de certaines fonctions régaliennes dans notre pays.

Pour l’ensemble de ces raisons, nous ne pouvons que considérer cette expulsion comme une fâcheuse erreur administrative, du zèle dans les ordres transmis à vos services, ou encore une initiative malheureuse d’un échelon hiérarchique ayant échappé à votre regard. Comprenez toutefois notre émoi. Nous sommes honteux.ses d’être associé·es à de tels faits qui méritent réparations et excuses.

Nous ajoutons qu’il nous semble incontestable qu’une enquête doit être diligentée, afin de saisir la mécanique des dysfonctionnements qui se sont donnés lieu pour arriver à une telle situation à tout le moins déplorable.

Certain·es que le bien-fondé de ces demandes ne manquera pas de vous sauter au visage, nous vous prions, Monsieur le ministre, d’agréer nos sincères salutations.

Le Conseil Syndical du Snac »

Thomas Mourier , le 2/12/2025

Illustration principale : planches de l’album Syndrome Italie © Elena Mistrello / Tiziana Francesca Vaccaro / Presque Lune

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