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16.12.2025 à 10:24

« J’aime beaucoup quand les récits personnels font écho avec la grande histoire » Interview de Jérémie Dres pour “Les fantômes de la rue Freta”

L'Autre Quotidien
Depuis 15 ans et son premier livre, “Nous n’irons pas voir Auschwitz”, Jérémie Dres questionne son histoire familiale — ou met en image les souvenirs des autres — pour creuser notre histoire commune à travers les fils rouges des individus. Avec “Les fantômes de la rue Freta”, c’est une enquête sur plusieurs continents, interrogeant plusieurs époques que le dessinateur déroule sous nos yeux, et c’est un morceau d’histoire qui se dévoile à partir d’une simple carte postale.
Texte intégral (11910 mots)

Depuis 15 ans et son premier livre, “Nous n’irons pas voir Auschwitz”, Jérémie Dres questionne son histoire familiale — ou met en image les souvenirs des autres — pour creuser notre histoire commune à travers les fils rouges des individus. Avec “Les fantômes de la rue Freta”, c’est une enquête sur plusieurs continents, interrogeant plusieurs époques que le dessinateur déroule sous nos yeux, et c’est un morceau d’histoire qui se dévoile à partir d’une simple carte postale.

Sur 380 pages, Jérémie Dres dévoile sous forme de reportage dessiné, insérant documents, photos et objets dans les planches même. Un travail documenté, ponctué de rencontres clefs et d’échanges familiaux pour comprendre les mystères d’une carte postale envoyée depuis le ghetto de Varsovie par une de ses grandes tantes. 

Sa quête prend forme au fil des chapitres alternant entre questionnements, fausses pistes et révélations, l’auteur restitue 4 ans de travail, de recherches historiques, de généalogie et d’archives avec une lisibilité qui nous fait dévorer le livre d’une traite malgré la densité. 

Et pour mieux en comprendre les coulisses, ses méthodes de travail et ce pont entre Nous n’irons pas voir Auschwitz & Les fantômes de la rue Freta je vous propose un entretien copieux avec Jérémie Dres pour passer tous ces sujets en revue.

Tu repars pour une enquête, un documentaire autobiographique qui prend la suite de Nous n’irons pas voir Auschwitz, après avoir réalisé d’autres projets, c’est une recherche que tu menais en parallèle de tes autres albums ? 

Jérémie Dres : L’origine de ce livre c’est la découverte de cette carte postale du ghetto de Varsovie dans les affaires de ma grand-mère, et cette découverte je la fais à peu près en 2019. J’étais en train d’écrire Le Jour où j’ai rencontré Ben Laden —le T1 je crois— et ça a mis un peu de temps à infuser. Entre le moment où j’ai fait cette découverte —qui est un truc assez incroyable— et le moment où je me dis il faut que j’en fasse quelque chose, il s’est passé 2 ans. C’est beaucoup.

Et comme je le raconte dans le livre, quand j’ai fait Nous n’irons pas voir Auschwitz je n’avais pas été jusqu’au bout. C’était un livre qui avait été nécessaire à l’époque où je le faisais, suite au décès de ma grand-mère en 2009. C’est la première fois qu’on va en Pologne avec mon frère en 2010 —le livre sort en 2011— et avec toutes nos appréhensions, il y avait vraiment une volonté à cette époque-là de se reconnecter avec nos racines. De retrouver un peu de ma grand-mère dans ce pays. 

Comme le titre l’indiquait, il y avait l’idée d’évacuer très clairement toute la question des 5 années d’anéantissement, la Shoah. Mais après coup, ce livre qui me paraissait très bien était imparfait dans le sens où je ne traitais pas du tout cette question-là dans ma propre famille. Et je le raconte dans ce nouveau livre, parfois, quand je faisais des rencontres avec le public : les gens se disaient  « super, au final, vous avez eu de la chance ». Et je me rends compte que je n’avais pas été juste. 

Et la découverte de cette carte postale à la fois révèle cette culpabilité de ne pas avoir du tout honoré la mémoire des disparus de ma famille ; et en même temps elle me dit que c’est peut-être le moment que j’attendais pour avoir un traitement plus juste de ce sujet. Ce livre était vraiment nécessaire, après avoir fait le premier.

Photo de Jérémie Dres en dédicace à Saint Malo, 2025 ©DR

Tu parles de planification dans l’album, comment tu te prépares pour une enquête comme ça ? Pour ces voyages ? 

J.D. : Ça s’est fait au fur et à mesure. On pourrait dire que c’est comme une pelote de laine avec un fil que j’ai déroulé petit à petit. 

La première chose, c’est que j’ai cette carte postale écrite par la sœur de ma grand-mère, cette grande tante dont je n’avais quasiment jamais entendu parler. D’un coup, je me rends compte qu’il y avait de la famille à Varsovie, alors que je pensais que tout le monde était parti. Mon premier réflexe a été d’aller sur place pour essayer de voir si on pouvait trouver des choses sur elle et sa famille —son mari et ses deux enfants.  Donc, on va dans le lieu consacré, qui est le Jewish Historical Institute de Varsovie où, a priori, c’est là qu’ils ont rassemblé toutes les archives sur la communauté juive de la ville.

Quand je vois la généalogiste au début, je tombe un peu de haut parce que je pensais lui avoir envoyé suffisamment d’éléments : il y avait cette carte postale, des photos, des noms… et elle me dit « je n’ai rien ». Ah bon ! En fait, ce sera quand même elle qui a, d’une certaine manière, déroulé tout mon livre. 

Elle m’a dit — parce qu’elle a l’habitude du rien— que les archives de la ville ont été quasiment toutes détruites, surtout pour ce qui est de la communauté juive. Donc, il faut trouver des manières, il faut trouver des voies parallèles pour réussir à reconnecter les morceaux. 

Elle connaît ces voies parallèles et ce sont les voies que je vais entreprendre par la suite. Comme par exemple Ellis Island où je me rends compte que quand je parlais de la famille qui avait quitté la Pologne, les premiers partent aux États-Unis et ensuite les autres vont aller à Paris. Et ma grand-mère, c’est limite, la dernière à partir.

Mais du coup mes premiers ancêtres qui partent à New York ont laissé des traces, parce qu’ils étaient obligés quand ils remplissaient les listes de passagers des bateaux. C’est toute cette histoire qui est fascinante et qu’on connaît assez bien, finalement, cette arrivée à Ellis Island. 

Comme les formulaires étaient assez précis —personne à contacter dans le pays d’origine, personne à contacter sur place— d’un coup ça fait des liens entre les uns et les autres et ça permet de reconnecter, de rassembler des morceaux. Ça, c’était une voie. 

Il y avait une autre voix, qui était le mémorial Yad Vashem de Jérusalem où on demande aux survivants —je crois depuis la création du mémorial— de remplir des feuilles de témoignage sur les disparus : quel est le lien avec cette personne-là, son métier, sa dernière adresse, son adresse pendant la guerre… 

Ma grand-mère en avait rempli justement une pour sa sœur. En fait, si je n’avais pas rencontré cette généalogiste, l’enquête n’aurait pas eu l’ampleur qu’elle a eue. Cette dame m’a ouvert les portes et j’ai continué à dérouler la pelote de laine. 

Tu vas voyager dans plusieurs pays entre 2021 et aujourd’hui, combien de temps tu as mis pour accumuler, trier la documentation avant de dessiner les planches ? 

J.D. : C’est intéressant parce que c’est vrai qu’il y a un moment où on se dit ok, c’est bon. Et quand c‘est bon, c’est quand on sait qu’on a suffisamment de matière pour le livre. Je l’ai quand même su assez vite. 

On n’a pas encore tout à fait parlé de cette carte postale du ghetto de Varsovie, mais pour la plupart des gens —comme pour moi— le ghetto de Varsovie c’est un lieu clos. Et le fait d’y avoir une correspondance me paraissait invraisemblable, mais ça existait ! Et dans cette carte elle raconte dans les premières phrases : « Je te remercie de m’avoir envoyé des colis. » Et d’un coup on se dit qu’il y avait quand même des échanges. Il y a un côté assez fascinant. Quand on imagine que la ville a été complètement détruite, que toute cette population a été anéantie, d’avoir pu conserver cette archive-là, c’est presque un trésor. En tout cas du point de vue d’un petit archiviste amateur. 

Après, il y a ce premier voyage, cette rencontre avec la généalogiste qui m’ouvre toutes les portes. Ensuite je suis allé à New York, à Ellis Island, mais aussi pour rencontrer un grand historien, Samuel D. Kassow, qui a travaillé sur les archives secrètes du ghetto de Varsovie. 

J’ai quand même fait aussi un voyage en Israël, à Yad Vashem pour retrouver ces feuilles de témoignage. J’ai fait ces choses-là par sûreté, on va dire, pour être certain que ça le faisait en sachant que j’avais le point de départ, mais je n’avais pas forcément le point d’arrivée. C’est-à-dire, est-ce que je vais trouver des choses ?

Les deux grosses questions posées étaient : pourquoi était-elle restée ? Et, est-ce que cette carte postale était la dernière trace d’elle, son dernier signe de vie ? Même quand j’ai fait ces deux voyages, je ne savais pas encore mais j’avais accumulé suffisamment de matière pour me dire que c’était bon, que je pouvais démarrer l’écriture du livre. J’étais peut-être à 100-200 pages crayonnées que je n’avais toujours pas ma fin. J’espérais toujours trouver des choses. 

Alors j’ai trouvé des choses : j’ai trouvé la raison pour laquelle elle était restée là-bas, j’ai trouvé pas mal de choses sur sa vie à cette époque. Ce que j’ai tenté de faire dans le livre, c’était regarder avec les yeux du passé, j’ai vraiment essayé de comprendre ce qu’elle vivait : ça faisait un an que le mur venait d’être scellé dans le quartier dit juif de la ville. Un an que le ghetto juif été scellé et qu’elle vivait dans cet enfer avec ces deux filles qui étaient malades d’après ce qu’elle raconte dans la lettre. J’ai vraiment essayé de comprendre ce qu’avait pu être sa vie.

Mais il y avait plusieurs inconnues, elle parle de ses enfants, mais pas de son mari, qu’est-ce qu’il est devenu ? Et bien sûr qu’est-ce qu’ils sont devenus après la lettre ? C’était vraiment un mystère que j’ai essayé de creuser, creuser, creuser. 

J’y apporte des réponses parce qu’on bascule à chaque fois entre mémoire familiale et mémoire collective : par exemple septembre 1941, qu’est ce que ça représente ? Je me rends compte que deux ans plus tard, elle a dû déménager d’immeuble parce que sa rue donnait carrément sur le mur du ghetto et les Allemands modifiaient les frontières du ghetto de façon assez arbitraire. Et là où elle n’avait pas eu à déménager, ce qui avait été une grande chance pour elle, elle doit déménager 2 mois après la lettre et on se dit qu’à priori son destin est scellé, mais je n’en ai pas la preuve. Et moi, je travaille comme un journaliste, dans le sens où il me faut les preuves. 

Il y a eu des actes de décès. En octobre 1940, le ghetto de Varsovie est créé sur un quartier où il n’y avait pas que des juifs, pas du tout, et les juifs étaient dans tous les alentours, mais les Allemands décident de les regrouper. Les juifs qui habitaient hors de ce quartier sont forcés de déménager du jour au lendemain et les Polonais non juifs qui habitaient là sont forcés de partir, il y a un échange de population. Et déménager avait des effets très dommageables pour leur survie.

Et au début, je crois qu’elle aussi a été obligée de déménager parce que j’ai un petit doute sur l’adresse, mais je me rends compte que non, elle a heureusement pu rester sur ce temps-là. Et tout ça, c’est vraiment dans l’enquête, au fur et à mesure que je rassemble des pièces. 

Entre 1940 et 1942, il y a, je crois, bien 20% de la population qui meurt de famine ou de typhus. Et ça m’a beaucoup surpris, mais pendant toute cette période il y avait un historien qui vivait dans le ghetto : Emanuel Ringelblum. Il était à la tête d’une organisation Oyneg Shabbos et a commencé à rassembler au maximum tout ce qu’il y avait : les affiches nazies, les tracts, des témoignages de personnes à différents postes : la personne qui faisait la soupe populaire, le facteur… 

Et j’ai repris les chroniques du facteur, parce que tu te rends compte vraiment de la vie qui continue à exister dans le ghetto. C’est fascinant, c’est vraiment très différent de ce qu’on pouvait imaginer jusqu’à ce qu’on redécouvre ces archives —qu’on a appelé les archives secrètes— jusque là on pensait que le ghettos ce n’était que l’image qu’en avaient donné les nazis avec des visages émaciés par la famine, l’absence de solidarité, la misère… Ils avaient leur vision, c’était de la propagande pure. Emanuel Ringelblum a contribué à donner un autre regard, un autre angle sur le ghetto en y apportant un peu cette vie. 

Et parmi ce qu’il a récolté, il a récolté des actes de décès. Un nombre restreint par rapport au nombre de gens qui sont morts. On a retrouvé des fosses communes, plus tard, dans le cimetière de Varsovie —et ça a été même filmé par les nazis, il existe un film. Je me suis intéressé à ces actes de décès, je me suis dit que j’allais peut-être retrouver son nom dans les actes de décès, j’ai retrouvé sa voisine de palier avec l’adresse, mais pas elle. Jusqu’au bout, j’ai cherché la preuve. 

Finalement je n’ai pas trouvé, mais j’ai fait ce que je raconte à la fin du livre, qui m’a beaucoup marqué : les pavés de mémoire. C’est une démarche d’un artiste allemand Gunter Demnig, qui s’appelle les Stolpersteine, et ce sont des pavés en mémoire des disparus qui sont posés à leur dernière adresse. Je vivais à Hambourg à cette époque-là, la deuxième ville d’Allemagne où il y a le plus de Stolpersteine après Berlin. J’ai vécu un an là-bas et quand je marchais dans la rue je voyais ces Stolpersteine partout et à un moment donné je me suis dit, c’est ça ma fin ! 

Sur internet, sur Twitter, je vois que la première Stolpersteine a été posée à Varsovie. Il faut imaginer, Varsovie c’est la ville qui comptait le plus de juifs d’Europe avant la Deuxième Guerre mondiale et la première Stolpersteine posée : 2023. Pour la pose des Stolpersteine, ça dépend des municipalités, à Paris par exemple ou à Munich, ils ne veulent pas en mettre. 

Mais Varsovie, ils veulent bien et j’ai entamé les démarches. Ça a été très, très long. Parce qu’ ils veulent bien, mais tu dois passer par quelqu’un qui parle la langue, pour communiquer avec la municipalité, parce que ce sont des fonctionnaires polonais qui ne vont pas s’embêter à parler anglais avec toi. Tout se fait en langue polonaise, heureusement, j’ai été beaucoup aidé.

En plus, il s’avère que cette adresse, 27 rue Freta, est en plein dans le vieux quartier piéton —qui s’appelle le vieux quartier, mais c’est un quartier qui a été reconstruit ensuite— donc les règles sont plus strictes. Et ça a pris plus de temps, mais au final j’y suis arrivé et ça a été une grande fierté pour moi de poser ces pavés.

Le livre a un impact sur le monde…

Oui, c’était le but de la démarche. Ça permettait d’avoir quelque chose de physique, en plus du livre, je me suis complètement retrouvé dans la démarche de cet artiste. Je me suis dit « c’est exactement ça ». Et quand j’ai découvert les Stolpersteine, mes interlocuteurs étaient une personne de la fondation des Stolpersteine, allemande, et la personne qui gérait toute l’administration pour la municipalité de Varsovie, donc polonaise. Et petit à petit, j’ai découvert les choses, mais à la base, je ne connaissais pas du tout cet univers-là et j’ai compris ensuite qu’il y avait effectivement ces cérémonies-là avec des discours. 

Bon du coup, c’est à moi de faire le discours [rires], il n’y a rien de formel, mais c’est l’usage. La chance que  j’ai eue pour le livre, mais aussi personnellement c’est d’avoir eu des représentants de l’ambassade d’Allemagne qui sont venus à la cérémonie et ça faisait sens : j’avais baigné pendant toutes ces années d’enquête sur les mauvais traitements qui étaient infligés par les nazis allemands à la population. C’était juste horrible. Et là deux représentants de l’ambassade d’Allemagne, en costumes, qui déposent une gerbe, ça a été hyper fort. 

La ville a beau avoir été reconstruite, elle est quand même marquée, d’un coup, tu ressens vraiment la puissance du passé. Surtout que l’endroit précis, c’était l’endroit où se tenait un mur. C’est un moment tellement magique, tellement puissant que c’était un vrai enjeu de le raconter. 

Dans ces deux albums, il y a ton frère puis ton père, ta sœur et ta fille qui t’accompagnent, est-ce qu’au moment de la réalisation tu leur fais relire ? Est-ce qu’ils ont apporté des changements suite à ce qu’ils ont pu lire de leur mise en scène ? 

J.D. : C’est une bonne question, mais je la joue très journaliste dans le sens où j’essaye le moins possible de me brider. Et du coup, je vis avec la peur, je vis avec l’angoisse de me dire : ils ne vont pas aimer.

Tu as des vraies personnes et tu en fais des personnages de BD, ce ne sont pas des caricatures, mais pas loin : tu vas pousser certains traits de leur personnalité parce qu’il faut en faire des personnages. S’ils sont trop insipides, trop neutres, c’est chiant pour le lecteur donc, il faut pousser les traits. 

Ma fille elle donne le change en termes d’enfance et de naïveté. Quand elle me pose la question « c’est quoi un ghetto, papa ? » —et elle me l’a vraiment posée— tu te demandes comment un jour, les humains se sont dits on va créer ça ; et tu dois le raconter à ta fille. C’est quelque chose d’incroyable.

Mon père, j’en fais un peu un complotiste entre guillemets [rires] ; pour ma sœur j’avais un peu peur parce que, effectivement, à la fois, elle peut poser des questions hyper pertinentes, mais parfois elle est à la cool, très contente d’être là. Et moi je suis dans le rythme du journaliste reporter qui a besoin de récolter les choses et forcément ça crée un peu des petites tensions avec quelqu’un à la cool. Mais j’avais envie qu’on puisse sentir un peu ça.

Donc je ne le fais pas lire, mais après coup, j’ai un peu les chocottes en me disant « comment ils vont le prendre ». Mais jusqu’à présent tout le monde le prend bien. Typiquement, au lancement, il y avait pas mal de gens de ma famille présents —notamment ma sœur, mon frère, mon père— et ils voient ça d’un bon œil. Ils me font confiance. Mais ça reste toujours bienveillant, je pousse les traits, mais au final, ils connaissent bien l’intention, et en vrai ça ne va pas ternir leur réputation [rires].

Généralement, j’ai de la chance pour ça, quand tu prends Le Jour où j’ai rencontré Ben Laden, qui n’a rien à voir, j’ai interrogé Mourad et Nizar, mais je ne leur ai pas fait lire avant. Mourad et Nizar ont découvert l’album avant que je l’envoie en impression et Mourad n’était pas du tout d’accord avec le titre, en rejet total. Et puis, quand il a commencé à lire, il a dit « OK, ce n’était pas un piège». J’ai raconté leur version.

Moi ce qui m’intéressait, c’était de donner un contexte historique à l’expérience qu’ils avaient vécue et ils ont apprécié la démarche et m’ont suivi dans la promo après. Donc ça va jusqu’à maintenant, je touche du bois, je n’ai pas eu de personnes qui se fâchent après coup. 

Dans tes documentaires, tu vas à la rencontre d’historiens, écrivains ou spécialistes, comment tu sélectionnes ce que tu gardes dans le livre, on imagine que tu as à chaque rencontre une quantité d’infos, de dialogues. 

J.D. : Quand tu regardes Nous n’irons pas voir Auschwitz où il y a beaucoup de blocs de texte. C’était mon premier livre et j’avais rencontré deux personnages que je trouvais incroyables, ils étaient à la tête d’une association juive communiste —qui datait de l’époque où la Pologne était sous giron soviétique et cette association avait perduré— et ces deux personnages étaient complètement intemporels et drôles. Pur humour juif ! Ils m’avaient fait rire pendant 4-5h et je me suis dit que j’allais tout raconter : et le chapitre faisait 50 pages [rires]. 

J’ai beaucoup changé, mes livres sont beaucoup plus concis et je vais beaucoup plus à l’essentiel. Il y a pas mal de personnages dans mon nouveau livre —et j’ai essayé d’en mettre le moins possible, malgré tout— mais il y a des experts, historiens, archivistes, généalogistes. Il y en a que je n’ai même pas mis parce que ce n’était plus pertinent après 4 ans d’enquête. 

Par exemple, je vais à Arolsen qui est le plus grand fonds de documentation des archives nazies, je me déplace et je rencontre l’archiviste. Il y a une discussion qui dure de 2-3h sur une ville chargée d’histoire : Arolsen est devenue une sorte de QG des alliés franco-britannique-US, la ville a une histoire particulière pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et je n’en fais qu’une page. 

Mais j’apprécie de plus en plus ça. J’avais lu Retour à Lemberg, une bande dessinée adaptée du livre de Philippe Sands et lui fait ça aussi. Il rencontre une personne importante : une case, une bulle. Pour moi c’est vers ça qu’il faut tendre dans une enquête, il ne faut pas trop dériver, il faut aller à l’essentiel.

Pour tout ce qui touche au ghetto de Varsovie, j’ai lu énormément sur ce sujet. J’étais fasciné par l’insurrection du ghetto, et il faut voir qu’après la grande liquidation de l’été 1942 il reste encore 5-10% de la population juive dans le ghetto et ils commencent à créer des bunkers sous terre ou dans les appartements pour préparer l’insurrection. Cette période, je l’ai trouvé fascinante, mais je n’ai pas trop pu en parler.

Au fil des livres, je crois qu’il faut aller là où on a besoin. Tout à l’heure, j’ai parlé du facteur qui s’appelle Peretz Opoczynski, c’était pour moi très pertinent de raconter ça. Parce qu’il avait fait à la fois une chronique sur son métier de facteur qui s’est retrouvée dans les archives secrètes : il raconte d’où venaient les colis. Les colis, c’était une chance de survie, ça permettait à certaines familles de se maintenir 2-3 semaines de plus. 

Mais il raconte aussi la contrebande là où vivait ma tante —c’était fascinant pour moi— et sa chronique date d’un mois après la lettre de ma tante. L’enquête, c’est pour moi l’idée d’être le plus précis et le plus proche. Et ces chroniques étaient parfaitement pertinentes par rapport à l’enquête que je menais. J’ai lu beaucoup de témoignages en travaillant sur cette période-là, mais  si je voulais apporter du fond sur le parcours de ma tante, il fallait recentrer un maximum autour d’elle, de son quartier, dans la période où je savais qu’elle était encore en vie. C’est un vrai travail de tri et de sélection, mais ça rend les choses plus fortes.

Tu proposes aussi ton processus de réflexion, des fausses-pistes, des moments de doutes en regard de l’enquête qui avance, comment tu scénarises ces parties-là ? Comment tu rythmes ton récit ? 

J.D. : Je ne sais pas si tu fais référence à ça, mais son mari, c’est un mystère. Parce que dans la lettre, elle parle de l’état de ses enfants — qui sont dans un état vraiment très difficile— elle dit qu’elle a dû vendre son manteau, alors que l’hiver approche, pour acheter du pain. On sent qu’elle est vraiment dans une position délicate, mais elle ne parle pas de son mari, elle signe avec son nom de jeune fille, alors qu’elle est mariée depuis presque 10 ans. C’est interpellant, même s’il était mort, elle pourrait continuer à signer de son nom de femme mariée. 

Du coup, j’ai essayé de m’intéresser au parcours du mari pour essayer de voir si je trouvais des choses sur lui. Malheureusement, le nom de famille du mari, Berliner, est un nom très commun : Berliner c’est comme Dupont. Berliner ça désigne un habitant de Berlin. Tu démarres avec ça, gros handicap. Et son prénom écrit à la polonaise “Heniek”, en hébreu “Hersz”, en yiddish, “Herschel”, un prénom juif de l’époque assez classique. 

J’avais plus ou moins son année de naissance grâce à la fiche de témoignage que ma grand-mère avait rempli à Yad Vashem. Et je me suis rendu compte le nombre de Hersz & Herschel Berliner qui étaient nés entre 1902 et 1910, dans ces cas-là tu te permets d’être flou, parce que tu veux essayer de trouver le maximum de profils correspondants. Je me suis retrouvé devant 5-7 profils qui correspondaient et j’ai trouvé que c’était intéressant de le montrer. 

C’est pour ça que j’ai choisi d’intégrer les archives au récit, c’est de montrer l’état de mes recherches avec l’idée d’inviter aussi les lecteurs à m’accompagner là-dedans —ce qui est déjà une grande chose en soi— mais aussi de peut-être les poursuivre. De voir les pistes que j’ai essayé d’explorer, mais pourquoi pas pour des gens un peu plus érudits, qui lisent le yiddish, qui lisent l’hébreu, qui lisent le polonais, de se dire est-ce que je ne pourrais pas essayer de trouver des choses ? Ces fausses pistes sont aussi un petit clin d’œil au lecteur pour lui dire : voilà ce que j’ai trouvé. 

Plutôt que de mettre un cahier documentaire à la fin, tu intègres directement les documents dans tes planches, encapsulées dans des dessins, dans la mise en page, l’idée est arrivée à quel moment ?  

J.D. : Petit à petit, parce qu’habituellement dans mes livres, je démarre avec des vrais principes graphiques et là je me suis cassé les dents. Ça ne fonctionnait pas parce qu’ il y avait une vraie ambition.

La carte postale avec la calligraphie de ma grand-tante —cette écriture qui a pris la pluie, qui a pris le temps, qui est jaunie, qui est très marquée—  elle voulait dire beaucoup de choses. La reproduire seule n’avait aucun sens, donc très tôt, je me suis dit que l’inclure au récit était plus pertinent. 

Et quand j’ai retrouvé le visage de ma grand-tante et sa famille, de ma grand-mère quand elle arrive en France dans les années 30, à 20 ans. Et toutes ces images, toutes ces archives sont tellement précieuses, tellement belles. J’adore les archives anciennes comme ça. Et petit à petit ça faisait complètement sens qu’elles soient incluses dans le récit.

Ça se fait peu en bande dessinée, j’ai essayé de trouver d’autres BD comme ça : je pourrais citer Heimat : Loin de mon pays de Nora Krug qui est pas mal là-dedans, mais j’ai eu du mal à en trouver d’autres. Ce n’est pas du tout courant et pourtant c’est un enjeu : il faut que tu t’y retrouves graphiquement, que ça ne fasse pas un patchwork indigeste. C’est un défi que j’ai relevé et je crois que ça fonctionne : j’ai travaillé là-dessus pour faire en sorte que ça puisse être le plus harmonieux possible. 

Et ça rejoint ce que je disais sur le côté où le lecteur m’accompagne dans l’enquête, c’est pour ça que j’avais envie qu’on puisse lire l’écriture des ancêtres, de pouvoir consulter à la fois des photos de l’histoire collective, des photos d’histoire familiale —même s’il y a plus de photos d’histoire familiale— mais pour cette richesse graphique que ça pouvait apporter.

C’est vrai qu’ il y a eu beaucoup de défis dans le livre : il y a également l’idée de mélanger le présent au passé. Comment tu traites le passé, comment tu traites le présent ? Il y a eu aussi un défi assez particulier qui a été de comment représenter les habitants du ghetto de Varsovie, parce que la plupart des sources photographiques qu’on a, ce sont celles des nazis : soit des photos de propagande avec des mises en scène, soit celles des soldats nazis qui faisaient plus ou moins du tourisme sur place et qu’on a retrouvé plus tard comme celles de Willy Georg, un des photographes qui a pris des photos dans le ghetto un peu clandestinement, dont je parle dans le livre. D’ailleurs, il s’est fait confisquer certaines de ses bobines, mais son fils en a ressorti dans les années 90. 

Il faut prendre en compte cette dimension-là : dans le ghetto dès qu’un Allemand passait les Juifs devaient courber la tête, limite enlever leur chapeau. Il y avait une volonté très claire de soumission et quand tu regardes tous ces visages, ce n’est pas naturel : il faut prendre ça en compte.

On a fait croire que c’était naturel parce que c’est ces photos, on les connaît —tu tapes ghetto de Varsovie et on les trouve— mais il manque ce contexte. Et je n’avais absolument pas envie de faire comme si ce contexte n’avait pas eu lieu : ce sont des sujets qui sont pris à leur insu. Il y a pas de consentement, on a des visages fuyants pour la plupart et qui se font prendre en photo sans l’avoir choisi. 

Et ça, pour moi, c’était important : c’est ce qui fait que je n’ai pas voulu leur donner de visage. Ce sont des fantômes, voilà d’où vient le titre Les fantômes de la rue Freta. J’aurais pu les dessiner comme je travaille beaucoup avec des archives photographiques anciennes, mais j’ai vraiment souhaité ne pas le faire, c’était impossible de les traiter comme n’importe quelle archive photographique. 

Et côté graphique justement, comment tu travailles, quels sont tes outils ? 

J.D. : Jusqu’à maintenant j’ai toujours tout fait à la main sauf les couleurs que je bosse sur ordi. 

Pour ce livre, je voulais me mettre à l’iPad et j’ai commencé à faire tous mes crayonnés sur la tablette : 380 pages, c’est colossal. Et entre temps, un magazine m’avait demandé un petit reportage de 10 pages et j’essayais de me familiariser à l’outil, de choisir des brushs mais en imprimant je trouve que c’est trop gros. Et le plaisir n’était pas au rendez-vous —j’ai déjà fait 7 bouquins, avec le même outil— alors j’ai rebasculé en traditionnel. 

J’ai repris mes crayonnés quand même, je n’ai pas bossé pour rien, mais l’encrage a été fait avec mon stylo habituel. Même si le côté relou là dedans, c’est le scan. Scanner 300 et quelques pages, ça prend un temps inouï. Mais ce n’est pas grave par rapport au plaisir du dessin. Je suis peut-être un peu à l’ancienne, mais le plaisir de la page, du stylo, de l’encre qui sèche c’est des trucs que tu n’as pas sur un iPad. Et sur un iPad tu peux tellement revenir sur un dessin qu’il perd presque de son sens. 

Je n’ai pas encore trouvé la solution, et pour les prochains projets je vais rester en traditionnel. Après j’ai beau tout faire à la main, j’utilise aussi l’ordi, par exemple dans les planches qui sont dans le passé, je passe mon trait noir avec une teinte et ça donne un graphisme intéressant. J’aime bien jouer quand même avec tout ça en partant d’une base à la main. 

Et tu parlais des enjeux graphiques, au tout début tu intègres une séquence de légende familiale sans avertissement, est-ce que c’est une manière de dire attention la transmission, ce sont aussi des histoires qu’on ne peut pas vérifier dans un bouquin où tout est axé sur la recherche de la vérité ? 

J.D. : Quand j’ai commencé à explorer tout ce sujet-là, je suis revenu loin en arrière. Je suis revenu aux parents de Sonia, donc aux parents de ma grand-mère, mes arrière-grands-parents — qui sont d’ailleurs dans le cimetière de Varsovie, c’est leur tombe que je retrouve dans mon premier livre de Nous n’irons pas voir Auschwitz.

C’est une histoire ancienne, et comme toute histoire elle a un peu sa mythologie avant de pouvoir se retrouver dans des archives. Pour certaines familles aristocrates, on trouve des archives qui remontent à 1400, ce n’est pas mon cas. Mais, par exemple, pour cet arrière-grand-père, Moszek, on a quand même retrouvé des choses dans l’histoire de la ville de Varsovie. Très peu, la plupart des archives ont été détruites et lui est mort avant la guerre, en 1915, je crois.

Il y a une mythologie autour de lui —une mythologie parce que ce sont des on-dit— j’ai le souvenir que ma grand-mère m’a dit ça, mon père aussi, mais on n’est plus très sûr de l’exactitude des faits. On sait qu’il est mort en 1915 à Varsovie, et qu’il venait d’un petit village. 

C’est probablement dans son village qu’il a été poursuivi par cet ours, mais est-ce que c’est vrai ? Pour ce projet il y a une ambition de saga, d’aller au plus loin, d’inscrire le récit dans tout le XXème siècle. Ça commence forcément par une anecdote un peu floue, de l’ordre de la légende.

Est-ce que tu peux nous parler de la conception de la couverture ? J’ai remarqué que sur les couvertures de tes BD documentaires, il a toujours ton alter ego au 1er plan avec un document à la main et un décor en fond.

J.D. : Oui, tu n’as pas tort. L’idée, c’est toujours de mettre le personnage principal dans le feu de l’action —je reprends les codes de la BD, je n’invente pas— et là il s’avère que c’est moi. 

Après, il y a parfois eu des constructions : dans Dispersés dans Babylone, j’ai voulu construire un décor fait de plusieurs de mes voyages, avec plusieurs plans et arrière-plans. 

Pour Les fantômes de la rue Freta, ici ça faisait complètement sens qu’on se retrouve dans la rue Freta parce que c’était là que ça s’est passé, c’est là qu’elle a écrit la lettre. En fouillant, je me suis rendu compte que sa fenêtre donnait sur le mur, sa dernière demeure connue —c’est des informations tellement incroyables— et la couverture rassemble un peu tout ça.

Mon personnage est entre le touriste et le reporter, avec la carte du ghetto : il fallait souligner qu’on parlait de l’histoire du ghetto parce qu’effectivement, le titre était moins évocateur que Nous n’irons pas voir Auschwitz qui tout de suite te renvoie à la Deuxième Guerre mondiale. Là, Les fantômes de la rue Freta, ça peut être tout et rien —même un titre de livre pour enfants, presque— donc il fallait  bien placer l’histoire du ghetto de Varsovie. 

C’est un travail avec l’éditeur. Souvent, c’est moi qui insuffle l’idée, qui dessine un peu et on discute. À la base, je n’avais pas spécialement envie qu’on mette l’étoile de David sur ces silhouettes qui s’apparentent à ma tante et ses enfants, même s’il y a un doute. Je me suis d’ailleurs inspiré des photos du photographe nazi, Willy Georg pour ces personnes-là. Mais je n’avais pas envie d’insérer l’étoile de David, j’aime bien quand la couverture suggère sans tomber dans les gros symboles comme la croix gammée et autres mais je comprends qu’il faut également une identification immédiate au sujet. D’où les mots « ghetto de Varsovie » pour attirer l’œil.

J’essaie de trouver le bon moment de l’action —Varsovie, clairement— et de rassembler les moments les plus forts de l’intrigue. Même si ça reste obscur ou à découvrir pour la personne qui ne l’a pas lue j’ai envie qu’elle puisse avoir une deuxième lecture. Typiquement la fenêtre au fond à droite, elle est éclairée : j’imagine que c’est ma grand-tante qui est en train d’écrire sa lettre. J’aime bien l’idée que le lecteur puisse reprendre la couverture et la réinterpréter.

Dernière question, à la fin, il y a une sorte de point final, est-ce que tu as terminé un cycle ? 

J.D. : C’est une bonne question, je me la suis posée en écrivant. Cette période-là m’a beaucoup inspiré. Je ne sais pas encore. Peut-être que j’y reviendrai dans quelques années.

C’est vrai que c’est un cycle et qu’il m’a fallu du temps entre Nous n’irons pas voir Auschwitz et ce dernier livre —presque 15 ans— et entre ces deux-là, j’ai exploré d’autres thématiques. J’aime beaucoup quand les récits personnels font écho avec la grande histoire, c’est vraiment mon truc. J’ai exploré d’autres thématiques dans d’autres livres et dans dans des reportages plus courts pour des magazines. Je n’en ai pas terminé, mais ce ne sera pas le prochain. 

Ce sont des livres qui demandent de la maturation, et ça me va, de me donner le temps pour ce type de livre, qui sont quand même assez chargés, avec une grosse bibliographie… Il faut savoir les aborder avec originalité, justesse, apporter des choses nouvelles aussi. Il ne faut pas se précipiter sur ces sujets donc pourquoi pas y revenir un jour ou l’autre, mais pas tout de suite.

Je vous invite à aller lire Les fantômes de la rue Freta & Nous n’irons pas voir Auschwitz à la suite pour apprécier ce diptyque informel même si vous pouvez les lire de manière indépendante. Puis de jeter un oeil sur Le jour où j’ai rencontré Ben Laden (notre coup de coeur) qui nous surprend sur un tout autre sujet. 


x Jérémie Dres, - Est-ce que tu peux nous parler de la conception de la couverture ? J’ai remarqué que sur les couvertures de tes BD documentaires, il a toujours ton alter ego au 1er plan avec un document à la main et un décor en fond.

J.D. : Oui, tu n’as pas tort. L’idée, c’est toujours de mettre le personnage principal dans le feu de l’action —je reprends les codes de la BD, je n’invente pas— et là il s’avère que c’est moi. 

Après, il y a parfois eu des constructions : dans Dispersés dans Babylone, j’ai voulu construire un décor fait de plusieurs de mes voyages, avec plusieurs plans et arrière-plans. 

Pour Les fantômes de la rue Freta, ici ça faisait complètement sens qu’on se retrouve dans la rue Freta parce que c’était là que ça s’est passé, c’est là qu’elle a écrit la lettre. En fouillant, je me suis rendu compte que sa fenêtre donnait sur le mur, sa dernière demeure connue —c’est des informations tellement incroyables— et la couverture rassemble un peu tout ça.

Mon personnage est entre le touriste et le reporter, avec la carte du ghetto : il fallait souligner qu’on parlait de l’histoire du ghetto parce qu’effectivement, le titre était moins évocateur que Nous n’irons pas voir Auschwitz qui tout de suite te renvoie à la Deuxième Guerre mondiale. Là, Les fantômes de la rue Freta, ça peut être tout et rien —même un titre de livre pour enfants, presque— donc il fallait  bien placer l’histoire du ghetto de Varsovie. 

C’est un travail avec l’éditeur. Souvent, c’est moi qui insuffle l’idée, qui dessine un peu et on discute. À la base, je n’avais pas spécialement envie qu’on mette l’étoile de David sur ces silhouettes qui s’apparentent à ma tante et ses enfants, même s’il y a un doute. Je me suis d’ailleurs inspiré des photos du photographe nazi, Willy Georg pour ces personnes-là. Mais je n’avais pas envie d’insérer l’étoile de David, j’aime bien quand la couverture suggère sans tomber dans les gros symboles comme la croix gammée et autres mais je comprends qu’il faut également une identification immédiate au sujet. D’où les mots « ghetto de Varsovie » pour attirer l’œil.

J’essaie de trouver le bon moment de l’action —Varsovie, clairement— et de rassembler les moments les plus forts de l’intrigue. Même si ça reste obscur ou à découvrir pour la personne qui ne l’a pas lue j’ai envie qu’elle puisse avoir une deuxième lecture. Typiquement la fenêtre au fond à droite, elle est éclairée : j’imagine que c’est ma grand-tante qui est en train d’écrire sa lettre. J’aime bien l’idée que le lecteur puisse reprendre la couverture et la réinterpréter.

Dernière question, à la fin, il y a une sorte de point final, est-ce que tu as terminé un cycle ? 

J.D. : C’est une bonne question, je me la suis posée en écrivant. Cette période-là m’a beaucoup inspiré. Je ne sais pas encore. Peut-être que j’y reviendrai dans quelques années.

C’est vrai que c’est un cycle et qu’il m’a fallu du temps entre Nous n’irons pas voir Auschwitz et ce dernier livre —presque 15 ans— et entre ces deux-là, j’ai exploré d’autres thématiques. J’aime beaucoup quand les récits personnels font écho avec la grande histoire, c’est vraiment mon truc. J’ai exploré d’autres thématiques dans d’autres livres et dans dans des reportages plus courts pour des magazines. Je n’en ai pas terminé, mais ce ne sera pas le prochain. 

Ce sont des livres qui demandent de la maturation, et ça me va, de me donner le temps pour ce type de livre, qui sont quand même assez chargés, avec une grosse bibliographie… Il faut savoir les aborder avec originalité, justesse, apporter des choses nouvelles aussi. Il ne faut pas se précipiter sur ces sujets donc pourquoi pas y revenir un jour ou l’autre, mais pas tout de suite.

Je vous invite à aller lire Les fantômes de la rue Freta & Nous n’irons pas voir Auschwitz à la suite pour apprécier ce diptyque informel même si vous pouvez les lire de manière indépendante. Puis de jeter un oeil sur Le jour où j’ai rencontré Ben Laden (notre coup de coeur) qui nous surprend sur un tout autre sujet. 

Thomas Mourier, le 16/12/2025
Jérémie Dres - Les fantômes de la rue Freta - Bayard graphic

Tous les visuels sont © Jérémie Dres / Bayard graphic

-> les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les œuvres évoquées

16.12.2025 à 10:11

Quelque chose de la poussière de Lune Vuillemin (balaye la famille)

L'Autre Quotidien
Nature sauvage et hantée, cercle familial rapporté et bizarre, quête imprécise et fabuleuse : un extraordinaire roman court de l’intime transfiguré en drame aussi séculaire que spécifique.
Texte intégral (4018 mots)

Nature sauvage et hantée, cercle familial rapporté et bizarre, quête imprécise et fabuleuse : un extraordinaire roman court de l’intime transfiguré en drame aussi séculaire que spécifique.

On marche toute la nuit, la vieille ne veut pas parler. Lorsqu’elle sent que je vais briser son silence, elle siffle. Comme les serpents. La nuit, moi, ça m’angoisse. Dans le bois, surtout. Les arbres se changent en ourses aux ongles longs qui marchent sur nos pas. Ce sont des masses noires aux museaux humides et fumants. Je me tords la cheville sur quelques branches et quand j’ai trop peur je caresse ma boîte d’allumettes. Si une de nous meurt un jour en forêt, ce sera moi. La vieille a ses esprits qui la protègent. Dans le bois, surtout, elle leur parle tout bas. Mais je l’entends, j’ai compris, c’est bien pour ça qu’elle veut mon silence. Qu’elle veut le silence de tout. Elle pleure aussi, elle renifle et s’essuie les joues avec le poing. Je ne sais pas comment elle fait pour pleurer la nuit dans le bois, on dit que les larmes attirent les couguars orphelins. Ceux qui cherchent leurs mères, qui savent le goût de l’abandon.
Pas étonnant qu’on lui ait donné le nom d’un arbre qui pleure.
Lorsqu’on entend l’océan, c’est un grand soulagement. Au-dessus de l’eau : la lumière de la lune, fatiguée et fade, derrière les immenses pins. Encore un jour prêt à se lever. Les vagues se jettent désespérément sur la plage, elles sont belles quand elles se retirent. Il n’y a rien que le calme et nos peurs. J’inspire profondément l’iode et l’air qui goûte le large. La vieille ramasse du bois flotté, je la regarde se pencher. J’ai envie de grimper sur son dos, faire craquer ses vertèbres capricieuses. Elle devient toute petite tellement elle se penche sur les choses, sur les gens, sur la plage. Elle étreint les troncs d’arbres morts comme si ça ressentait la tendresse un tronc d’arbre mort, comme si ça avait du sens. Je n’ai plus le goût de dormir, d’ailleurs la lune déchante. Quelques mouettes cassent l’horizon et viennent brailler au-dessus de nous. J’ai froid et mon dos frissonne. Il faut faire du feu et préparer le café, il faut qu’il soit fort, qu’il soit noir. L’eau est froide, pourtant la vieille se déshabille et marche lentement vers elle. Le ciel est violet, bleu aussi. Les corbeaux se réveillent au-dessus de la vieille. J’imagine le sel qui dégouline dans les ravins de ses rides qui contournent ses gros seins en forme de goutte de pluie. J’imagine qu’elle sourit, maintenant que personne ne la voit. Elle se donne entière à l’océan, ses cuisses molles claquent comme des portes. On doit se sentir jeune dans les vagues du matin, et la vie doit perdre son sens. J’aimerais peut-être qu’elle ne revienne pas, qu’elle reste dans l’eau, qu’elle se change en phoque à la peau lisse, même si j’ai peur de retourner dans le bois toute seule. La marée ramène à terre toutes sortes de trésors venus du continent. Une chaussure, des bouteilles et des canettes de bière où sont mortes des balanes. Il n’en reste que leur volcan poreux que j’aime caresser du bout des doigts. Des filets de pêche abandonnés et des contenants en plastique. Les ratons laveurs s’aventurent sur la plage à coups de griffes, leurs queues hésitantes balayent le sable et le café est prêt. Un pygargue survole notre déjeuner, j’enfonce mes orteils profondément dans le sable. La vieille bâille doucement et ses yeux bleus semblent fragiles comme des fossiles. Une légère brume s’installe sur la cime des arbres quand enfin elle ferme les paupières. J’aime quand elle dort, mais ça ne dure jamais longtemps. Je regarde le duvet gris au-dessus de sa lèvre, celle qui disparaît. Je regarde ses rêves agités dans le froncement de ses sourcils. Je regarde ses doigts qui tremblent sous une joue écrasée. Je regarde un grain de sable sur son menton. Je regarde la vieille qui dort. Elle ressemble à un monstre marin, qui somnole dans des eaux sombres. Il fait encore froid et je sais qu’il nous faudra nous émanciper de l’océan. Je sais qu’il nous faudra affronter la terre. Nous sommes venues dire au revoir au jour qui pointe sur notre plage.

C’est une nouvelle terre pour nous, quelque chose de la poussière et de l’absence de sel. Pourtant, vite retrouver les étendues de pins majestueux, les trembles fins et gracieux et le passage des cervidés sur la route. La neige nous attendra bientôt, et notre silence est accablant de douleur. Nous perdrons la tête, c’est sûr. Nous ne sommes pas prêtes pour le monde. La vieille s’arrête sur le bord pour uriner et j’aimerais me glisser à sa place, empoigner le volant et démarrer en trombes. Partir sans elle, la laisser penaude dans le fossé. Mais je sais qu’elle gardera son calme et qu’elle me retrouvera.
Il n’y a plus d’océan, c’est la terre des grands lacs qui sont pour nous comme de misérables flaques d’eau. Des buses se retournent sur notre passage, et bientôt : les hommes forts qui coupent les arbres dans leurs bottes à cap d’acier. La vieille me tire par la manche. Abandonné le pick-up dans la boue du chemin, seuls les grumiers ont le droit de passage. On est bien plus libre à pied. L’un des bûcherons nous insulte, nous apostrophe, nous traite de chair fraîche. La vieille fait semblant de rire et je lui fais voir mon plus beau doigt d’honneur. Je ne suis pas de la pâtée pour chat sauvage, monsieur. Je suis en colère parce que j’ai peur. Parce que la vieille m’entraîne toujours dans les bois à la tombée du jour, et qu’elle ne peut plus me défendre. J’aurais voulu qu’on reste dans nos bois sauvages, ceux dans la maison qui n’existe plus ou ceux autour que nous connaissons si bien.
Je sens comme une respiration chaude qui nous enveloppe, des esprits sans doute appelés par la vieille pour nous guider. La voilà qui s’immobilise devant moi. La vieille fait volte face. La vieille a peur. Je comprends, derrière nous.
Peut-être l’animal nous suit depuis les roues du pick-up embourbées dans la gadoue. C’est un couguar, il est beau et je ne peux regarder que sa gueule brune massive. Il a le regard sévère. On dit qu’il ne faut jamais tourner le dos à un couguar, qu’il vous écrase les omoplates à l’instant même où vous pensez vous retourner pour courir. Que les os tremblent, et qu’on ne sent rien. La vieille déjà se calme. Elle cherche à s’asseoir à terre et je sais que la fuite n’est pas envisageable. Plier les genoux devant l’animal ? Se soumettre ? Je ne sais pas quoi faire devant le ventre chaud et les pattes extraordinaires qui se dressent devant moi. C’est une femelle, une mère qui arpente la montagne, les mamelons gorgés de lait.
Je ne sais plus qui regarder, la vieille ou le sol, la mâchoire ou la queue. Sent-on comment on meurt si l’on s’endort avant ? Je comprends derrière mes oreilles et un peu au-dessus comme des dents peuvent serrer très fort. Pourtant sa gueule est bien fermée, droite. La vieille porte son menton haut comme une tour, et je décide de lever la tête. Me tenir droite, moi aussi, comme les deux autres qui m’entourent. Je déroule ma colonne, elles le voient tout de suite, tous les yeux sont sur moi. J’ai le dos droit mais pas de mur pour m’y adosser, et ça ne dure pas. Je n’ai pas l’étoffe d’un prédateur, mes vertèbres ne tiennent pas dans leur verticalité.
Comment fait-elle, avec son squelette qui a vécu des centaines d’années, pour ignorer la fourmilière dans ses mollets ? Je prends appui sur mes coudes, ils sont fragiles. Je vais chercher de l’air dans les recoins de mon corps, c’est hésitant. Au moment très précis où l’angoisse est née, le couguar tourne un peu son museau vers moi. Et la vieille de relâcher la pression. Son dos se courbe un peu, je sais qu’elle va bientôt pouvoir dormir. Ma peur va nourrir la bête, elle s’en léchera les babines. La vieille m’abandonne dans l’éveil. Il n’y a plus que l’animal et moi. Je voudrais pleurer, j’ai chaud sous les bras et dans le bas du dos. J’aimerais qu’un chasseur perdu apparaisse derrière moi et m’enlace. Mais personne ne vient, la vieille s’endort et je pleure. Peut-être cette nuit, je mourrai dans les bras du couguar.

Publié en 2019, le premier roman (court, 87 pages) de Lune Vuillemin est magnifiquement rehaussé par les illustrations de Benjamin Défossez, dans le cadre de ce dialogue permanent entre littérature et arts plastiques que pratiquent les éditions du Chemin de Fer (on garde par exemple encore un souvenir puissant, intact et ému, du « Tryggve Kottar » de Benjamin Haegel illustré par Marie Boralevi).

Si son décor évoque d’abord les confins sauvages familiers aux lectrices et aux lecteurs de David Vann ou de Pete Fromm, mais aussi à celles et ceux de Bérengère Cournut, pour cette capacité à y saisir une intimité évoluant sous contraintes rituelles et (quasiment) cosmogoniques, « Quelque chose de la poussière » dévoile rapidement, puis plus sourdement et secrètement, ses propres miracles. Lune Vuillemin, s’appuyant sur les méandres secrets évoluant à l’intérieur des crânes humains comme sur les sentiers cachés au cœur des forêts et des taillis, invente sa propre langue et sa propre tonalité. Joliment retorse face aux attentes créées par les premiers jalons qu’elle dissémine avec précision dans sa narration croisée, elle manie avec un sauvage entrain les silex à frapper pour donner naissance à d’éventuels feux ravageurs, comme à des braises et à des cendres subtilement inattendues. Et c’est ainsi que naît chez nous l’impression de plus en plus tenace d’assister ici à la naissance d’une grande écriture.

En arrivant au bord du lac, les filles se tressent les cheveux. La blonde saute dans la benne et fait glisser le canot vers la bleue qui transpire déjà. Ses joues se gonflent et luisent mais elle est aussi athlétique que l’autre. Je roule une cigarette, l’air est humide et trempe le tabac, le transformant en algue noire. Le canot en frêne était celui de ton père. Ce grand-père que je n’ai jamais connu. Tu me parlais de ses mains formidables et des veines sur son front qui saillaient lorsqu’il jouait de l’harmonica. L’odeur de tabac à pipe, de ses bottes crottées, du café de chaga et du canot. Lorsque tu as eu treize ans, il t’a choisie toi, l’aînée de ses deux filles pour être celle qui chasserait le castor.
Tu ne m’as jamais raconté ce premier jour au lac, mais je me souviens du mien. Mon initiation au piège à ressort, il pleuvait aussi, tu avais disparu sous ta capuche et m’apprenais des nœuds. Nous savions où étaient les huttes, passions des journées entières à faire le tour du lac à la recherche de coulées. Il suffisait de poser les pièges devant une entrée de hutte, et revenir quelques jours plus tard. On retrouvait les bouées plus loin, où personne n’a pied. Les castors mouraient sur le coup, entraînés par la bouée. Je regardais tes doigts et la corde qui relierait le piège à la bouée jaune. En voyant la grosse bague de métal couler dans l’eau noire, j’ai pensé à mon propre corps et mes os en miettes dans la mâchoire du piège. Pour la première fois, j’ai pensé à ma mort.
“Maintenant, rejoins l’autre rive, nous allons voir si un castor a mordu”, m’avais-tu dit.
Je pagayais timidement et lentement, faisant des zigzags pour retarder notre arrivée au niveau de l’autre bouée. Et j’ai su, quand tu as tenté de la soulever, qu’un castor avait mordu.
C’est ta petite-fille qui s’occupe du lac désormais. À bord du canot de grand-père, elle pagaie le dos bien droit, avec agilité et vitesse. Je reste à terre, je n’ai plus l’âme à initier qui que ce soit. Dans mes jumelles, je vois les joues rondes de la bleue, si belle sur le lac, entourée des Douglas majestueux et sombres. J’aurais aimé qu’elle soit ma fille, pour ses épaules musclées et son silence. Pour qu’elle me porte sur son dos et se taise, pour que jamais je ne cesse de partir en forêt. Sa présence ne me gêne pas, avec elle je suis seule. Elle n’a aucune énergie, aucun charisme. Ma fille, elle, scintille et cogne. Son corps s’impose dans l’espace et prend toute la place. Marcher en forêt avec elle c’est épuiser les prédateurs, faire fuir les insectes et assécher les ruisseaux.
Là voilà déjà qui tire sur la corde. L’animal doit être lourd, mort noyé. La blonde hisse la carcasse trempée à bord. Le cœur de la bleue bat dans ses joues. Je regarde la blonde et j’imagine qu’elle lui explique ce qu’on en fera. Soudain, la bleue lui saute à la gueule. Le canot manque de se retourner, la bleue serre ses mains autour du cou de la blonde. Ma fille ne panique pas, je la vois tenter d’inspirer le plus d’air dont elle est capable. Elle sait survivre. La bleue lâche prise, la gifle et hurle comme une louve. Une joue rouge et une joue blanche, ma blonde déboussolée sous la poigne de la géante. Les deux se lèvent et à leurs pieds gît le mammifère trempé de vase. La bleue mord la blonde à l’épaule. La blonde en croche-pied et l’autre qui tombe dans le canot qui tangue de plus en plus. Un coup de poing fend l’air, j’entends un cri. La bleue soudain, le nez écarlate, plonge dans le lac et disparaît.
Un plongeon huard pousse sa longue plainte. La blonde paraît si petite sur le lac, insignifiante. Elle sursaute dans la brume en entendant la bleue reprendre son souffle derrière elle. Elle attrape une pagaie et menace de la frapper au crâne. Sans attendre, la bleue se hisse sur le canot de tout son poids et, lentement, fait pencher l’embarcation. Elle s’arrêtera à temps, je le sais. Ce n’est qu’un jeu. Ce ne sont que des enfants. Une dispute entre sœurs. Mais elle ne s’arrête pas, la blonde hurle. La barque se referme sur les deux filles comme une bouche. Je pousse un cri, moi aussi, mais aucun son ne sort de ma gorge sèche. Ma voix semble s’être évanouie elle aussi dans les eaux troubles du lac. Mon cri dans les profondeurs, et l’image de leurs corps lourds qui luttent. La blonde, la bleue et le castor.
Elle ne sait pas nager.

Hugues Charybde, le 16/12/2025
Lune Vuillemin et Benjamoin de Fossez - Quelque chose de la poussière - éditions Chemin de Fer

l’acheter chez Charybde, ici

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09.12.2025 à 12:34

La sand castle university de Janel Hawkins a comme un grain

L'Autre Quotidien
Sur une plage, on s’attend à croiser des parasols, des mouettes kleptomanes et, parfois, un château de sable vaguement cubiste fait par un enfant très confiant. Et puis il y a l’autre scénario : vous tombez sur une façade détaillée, avec arches, corniches, escaliers et proportions d’architecte. Pas un décor de cinéma. Juste du sable. Bienvenue dans l’univers de Janel Hawkins, sculptrice professionnelle et fondatrice de Sand Castle University .
Texte intégral (1855 mots)

Sur une plage, on s’attend à croiser des parasols, des mouettes kleptomanes et, parfois, un château de sable vaguement cubiste fait par un enfant très confiant. Et puis il y a l’autre scénario : vous tombez sur une façade détaillée, avec arches, corniches, escaliers et proportions d’architecte. Pas un décor de cinéma. Juste du sable. Bienvenue dans l’univers de Janel Hawkins, sculptrice professionnelle et fondatrice de Sand Castle University.

Hawkins a transformé ce qui ressemblait à un job improbable en véritable entreprise : Sand Castle University fonctionne comme une structure mobile, entre sculptures sur commande, animations d’événements et cours pour apprendre à bâtir “proprement” sur le sable. L’autre carburant, ce sont les réseaux : filmer la construction, montrer les détails, et donner l’impression qu’un mini-palais pousse tout seul au rythme des marées.

Et parfois, elle joue carrément la carte “pop-culture”, parce que le sable adore les symboles reconnaissables : si vous aimez quand l’imaginaire devient une architecture grandeur nature, vous allez forcément sourire devant Poudlard en château de sable (vidéo). Même magie, aucune autorisation de lancer des sorts sur la marée.

Son secret technique est … capillaire

Pourquoi le sable humide tient-il debout alors que le sable sec s’écroule comme un soufflé vexé ? Parce que l’eau crée de minuscules ponts capillaires entre les grains : ces micro-ménisques génèrent des forces qui augmentent la cohésion du matériau. Et c’est là qu’arrive la règle d’or des châteaux solides : ni trop sec, ni trop mouillé. Trop peu d’eau : pas assez de ponts. Trop d’eau : l’effet “cohésion” s’effondre et tout devient pâteux.

Dans la pratique, les pros recherchent un sable à granulométrie “coopérative”, compactent par couches (pour éviter les poches d’air), puis sculptent par retraits successifs : on enlève de la matière au lieu d’empiler des détails fragiles. Si vous voulez rester dans l’univers “sculpture hyper réaliste qui fait oublier le matériau”, vous pouvez d’ailleurs enchaîner avec les fantastiques sculptures de sable de Guy-Olivier Deveau : même obsession du détail, même talent pour donner au sable un air beaucoup trop sérieux pour être honnête.

Autre détail savoureux : Hawkins n’utilise pas seulement des outils “de plage”. Elle pioche aussi dans la maçonnerie, la construction, la poterie… parfois même des petits outils de finition qui servent surtout à lisser, araser, nettoyer. Parce que oui : la haute couture du sable passe par des gestes de précision. Le château de sable, version pro, c’est moins “pelle + seau” et plus “atelier de sculpteur sous contrainte météo”.

Pourquoi ses œuvres finissent-elles détruites ?

Le retournement de scénario, c’est la fin : beaucoup de séquences populaires montrent Hawkins démolir ses propres sculptures. Ça paraît cruel, mais il y a une logique : selon les plages et les périodes, les consignes de sécurité (y compris pour la faune) imposent de laisser le sable “plat” et d’éviter les obstacles. En clair : ce qui est superbe à 18h peut devenir un problème à 2h du matin, quand la plage appartient à d’autres habitants. Sur la côte du Golfe, la saison de nidification/éclosion des tortues marines en Alabama est généralement donnée du 1er mai au 31 octobre, et il faut limiter les risques pour les tortues et les bébés en route vers la mer.

Et au fond, c’est aussi ça qui rend ce médium fascinant : le sable n’est jamais “acquis”. Il peut être architecture, sculpture, décor… mais il reste un matériau de passage, fait pour bouger.

En savoir plus :

• Le site web de l’artiste ici
• Son compte Instagram là
US Fish & Wildlife Service
Scientific American

Eric Deloizeau, le 9/12/2025
La sand castle university de Janel Hawkins

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