Alors que l’idée d’une droitisation généralisée de la société est omniprésente dans la parole médiatique et politique, l’ouvrage de Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités défend une toute autre thèse : non, les Français ne se sont pas droitisés. Ils sont même de plus en plus tolérants et alignés sur les valeurs de la gauche.
En revanche, il y a bien une droitisation à l’œuvre dans la société : celle des élites politiques, intellectuelles et médiatiques. Si cette droitisation « par en haut » ne reflète pas les aspirations « d’en bas », elle se traduit pourtant dans une certaine mesure dans les urnes, avec la progression du Rassemblement national. C’est ce que Vincent Tiberj appelle le « paradoxe français », qu’il explique notamment par la prégnance de l’abstention et son inégale répartition dans la société.
Texte intégral (4697 mots)
Recension de l’ouvrage de Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités, Paris, Éditions PUF, septembre 2024.
Vincent Tiberj est professeur en sociologie politique à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim depuis 2015. Il est spécialiste des comportements électoraux et politiques, notamment des valeurs et de l’immigration et fait partie de l’équipe de recherche qui travaille au « baromètre racisme » de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme.
Les Français sont-ils devenus de droite ? Prenant le contrepied de l’ensemble du discours politique et médiatique ambiant, Vincent Tiberj réfute cette analyse simpliste et erronée des préférences culturelles et politiques françaises. Comme le montre le sociologue, le peuple français est même bien plus ouvert et tolérant qu’auparavant. Ce phénomène est encore accentué par l’élévation du niveau de diplôme. En revanche, il y a bien une droitisation à l’œuvre en France. C’est celle de la classe médiatique, intellectuelle et politique, qui épouse et tente d’imposer au reste de la France un agenda politique de plus en plus à droite : rétablissement de l’ordre et de l’autorité, rejet de l’immigration et du multiculturalisme, etc.
Cette droitisation « par le haut » est loin d’être le miroir parfait d’une évolution parallèle des aspirations populaires. Pourtant, elle s’observe aussi dans une certaine mesure dans les urnes, notamment avec la progression du Rassemblement national, constante jusqu’à son coup d’arrêt de juin 2024. L’ouvrage de Vincent Tiberj vise à expliquer ce paradoxe français, indiquant « en creux » des pistes pour le dépasser. Par quoi ce découplage est-il permis – et pour combien de temps – et que dit-il de notre système politique ? Le mouvement de droitisation de la classe politico-médiatique peut-il être renversé par un surgissement populaire des aspirations répandues à la tolérance et à l’égalité ?
Cette recension de l’Institut La Boétie revient, à partir des analyses et des conclusions de Vincent Tiberj, sur la distinction entre le phénomène fantasmé de droitisation « par le bas » et celui, bien réel, d’une droitisation « par le haut » ainsi que sur les conséquences d’un tel phénomène, pour mieux discerner quelles peuvent être les conditions d’une victoire des idées de la gauche.
« Je postule que la droitisation est simultanément une réalité, par en haut, et un mythe, par en bas. »
I) Non, le peuple français n’est pas de plus en plus de droite
Le peuple français n’est pas devenu de droite. Difficile à croire si l’on regarde l’immense quantité de sondages et d’enquêtes d’opinions commentés quotidiennement par la classe politico-médiatique pour présenter de manière artificielle une opinion publique nécessairement réactionnaire. Et pourtant, si l’on prend la peine, comme Vincent Tiberj, d’analyser sérieusement les différentes données d’opinion disponibles, le constat est sans appel : les Français sont tendanciellement plus alignés sur des valeurs et des demandes de gauche, tant sur les questions socio-économiques que culturelles.
C’est ce que montre l’évolution sur le temps long des trois « indices longitudinaux de préférences » mobilisés par Vincent Tiberj, qui agrègent les attitudes et croyances des Français dans trois champs : les questions socio-économiques, les questions culturelles, et la tolérance à l’égard de l’immigration et des minorités ethniques. Les deux moteurs principaux de cette nouvelle donne résident dans le renouvellement générationnel et l’élévation générale du niveau de diplôme depuis les années 1980.
Graphique extrait du livre, page 47
Les préjugés sont résiduels : ils diminuent et changent de forme
Il y a d’abord une réduction massive des préjugés et une acceptation de plus en plus grande de la diversité culturelle : diversité d’origine, de religion, de genre, d’orientation sexuelle, etc. La tendance est à l’ouverture depuis 1980. Sur le temps long, on note à la fois que « le recul du racisme biologique est incontestable » et que « la tolérance pour les juifs a très fortement augmenté », explique Tiberj.
Les préjugés persistent bien sûr dans la société, mais ils se transforment. Ils passent ainsi d’une forme explicite et flagrante à une forme plus implicite, se déployant à visage couvert, en mobilisant des « principes » et des « valeurs » valorisées dans le débat public, tels que la laïcité, pour stigmatiser in fine des groupes de personnes. Vincent Tiberj montre par exemple l’existence d’un « cadrage musulman » de la diversité, qui « permet de cacher certains préjugés derrière les arguments républicains tout à fait légitimes et de diviser le camp antiraciste ». Dans un même temps donc, les préjugés reculent chez les Français en général mais trouvent toujours à s’exprimer, notamment dans les médias, à travers ces formes retravaillées politiquement, intellectuellement et médiatiquement pour les rendre plus acceptables.
Les questions socio-économiques continuent de polariser la société selon la classe sociale
Du point de vue des préférences économiques et sociales des Français, il n’y a pas non plus eu d’uniformisation en faveur du libéralisme. Malgré un discours néolibéral qui se propage de plus en plus – la dette ne serait plus soutenable, le niveau des prestations sociales et des services publics non plus, etc. –, les Français ne rêvent pas unanimement d’une politique de droite. Au contraire, la demande de redistribution et de services publics demeure élevée, et a même augmenté depuis 2016. Les préférences socio-économiques sont en fait toujours polarisées selon l’appartenance de classe et les intérêts sociaux. En 2024 encore, les ouvriers et les employés demandent de la redistribution, tandis que les cadres et les indépendants s’y opposent.
Bien sûr, les transformations du monde social ces dernières décennies ont entraîné une reconfiguration des rapports des citoyens à la politique et à l’économie : le travail et les formes d’emploi se sont précarisés et le recul du syndicalisme a entraîné la généralisation d’un discours individualisé sur les inégalités et un affaiblissement de la conscience de classe chez les couches populaires. Pour autant, contrairement à l’idée largement répandue, ces bouleversements n’ont pas endigué les aspirations des Français à plus de justice sociale et à des mesures économiques de gauche. Une illustration récente : en 2021, l’enquête Harris Interactive a testé les principales propositions de la France insoumise (retraite à 60 ans, augmentation du SMIC, réouverture massive de lits hospitaliers, etc.). Résultat : un soutien massif dans la population, avec entre80 et 85 % des Français soutenant ces mesures économiques et sociales. Bien loin d’une droitisation généralisée donc.
Manifestation contre la réforme des retraites le 15 mars 2023, Paris
II) La droitisation de la société s’opère « par le haut » – Un conservatisme d’atmosphère
Malgré une société plus ouverte, plus tolérante, et un libéralisme culturel en progression, la France est bel et bien le théâtre d’une progression des idées de droite et d’extrême droite. La cause de cet apparent paradoxe ? Le conservatisme d’atmosphère généré par une classe politique et médiatique de plus en plus (extrême-)droitisée, et qui réussit à imposer son propre cadrage du débat public. « C’est par les luttes pour l’agenda politique et par la manière dont on en parle sur la scène politique et médiatique que la droitisation s’impose », résume Vincent Tiberj.
Marine Le Pen, Éric Zemmour et Jordan Bardella
La droitisation du champ politico-médiatique
Si les citoyens ne sont pas largement convertis à une vision de droite de la société, ce sont les élites politiques, intellectuelles et médiatiques françaises qui portent ce processus : d’où l’expression d’une « droitisation par le haut ». L’espace intellectuel et l’espace médiatique en particulier ont évolué de pair pour faire émerger de nouvelles voix de la droitisation en développant un terrain fertile. La nouveauté de notre époque ne réside pas dans les thèmes portés par la droite et l’extrême droite, mais dans leur prégnance et le caractère d’évidence qu’ils ont réussi à acquérir dans une grande partie de la scène politico-médiatique.
D’une part, les voix portant la droitisation se sont multipliées et ont réussi à imposer leur agenda. Les intellectuels conservateurs et de nouveaux éditorialistes d’(extrême) droite – Éric Zemmour, Eugénie Bastié, Geoffroy Lejeune, etc. – ont su manipuler la « fenêtre d’Overton »[1] à leur avantage et ont fait de leurs concepts des incontournables du débat public, y compris lorsqu’ils ne sont absolument pas partagés par les citoyens. C’est le cas de la théorie du « grand remplacement ». Un autre de ces mécanismes habiles consiste en la réappropriation et le dévoiement de certains concepts centraux du débat public, historiquement de gauche (République, laïcité, etc.) au service d’une mise au ban de l’islam et des musulmans.
D’autre part, la restructuration du champ médiatique et les nouvelles pratiques des citoyens ont facilité cette droitisation par le haut. La polarisation politique se retranscrit désormais dans l’offre médiatique, entraînant une fragmentation des audiences. Autrement dit, la multiplication des canaux d’informations (TNT, réseaux sociaux, etc.) rend désormais possible un phénomène de renforcement idéologique. La chaîne CNEWS en est l’exemple le plus emblématique. Les citoyens peuvent désormais s’informer uniquement par une chaîne qui ne les expose qu’à leurs propres idées, un phénomène renforcé par une montée en puissance des médias d’opinions qui ne s’embarrassent plus autant qu’auparavant du pluralisme et de la confrontation d’opinions.
Figure 2.1. La politisation des publics des chaînes de télévision (page 97)
Un effet relatif sur les citoyens
La capacité de maîtriser l’agenda et le cadrage du débat public a des conséquences massives sur la vie politique française. Car si les médias ne disent pas toujours quoi penser, ils disent toujours, implicitement, à quoi penser et sous quel angle le penser. Par ailleurs, « ces dynamiques par en haut, dans les champs médiatique et intellectuel, ont des effets chez les citoyens, à la fois la cible de ces voix et la figure silencieuse de la légitimité de leurs arguments », explique Tiberj. Autrement dit, c’est toujours « les Français » et « l’opinion publique » que la classe politico-médiatique invoque pour justifier des angles et des sujets traités. Une prophétie autoréalisatrice des désirs de la société française.
Toutefois, cette influence des élites médiatiques et politiques droitisées sur les citoyens est à relativiser. Il n’y a pas de connexion directe entre la sphère médiatique et les Français. Les effets des messages médiatiques et de l’agenda politique sur les individus sont toujours relatifs, entrant en compétition avec d’autres acteurs et d’autres facteurs : manque d’attention, protection des réseaux amicaux et familiaux, filtre de valeurs, concurrence avec d’autres discours, etc. C’est d’autant plus le cas que l’autonomie de la pensée augmente avec l’élévation du niveau de diplôme.
Il n’y a donc pas de décalque automatique des préoccupations du « haut » de la société vers le « bas ». C’est la bonne nouvelle de Vincent Tiberj : les citoyens « résistent » à cette droitisation par le haut. Reste à savoir jusqu’à quel point et sous quelles conditions cette résistance peut perdurer. Quels outils sont les plus efficaces pour contrer l’infusion du discours médiatique dans les esprits ? Aux lecteurs de s’employer à les trouver. Mais l’analyse de Vincent Tiberj apporte un élément précieux à cet édifice : la construction de récits alternatifs des faits de société est possible, et peut, sous certaines conditions, réussir à concurrencer la doxa médiatique mainstream.
Affiche d’Acrimed et VISA (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes) “Médias et extrême droite : halte à la banalisation. Journée d’information et de débats”, Février 2022.
III) La « grande démission démocratique » ou comment les urnes ne reflètent plus les préférences des citoyens
Pourquoi, s’il y a seulement une droitisation de la sphère politico-médiatique et non pas des citoyens, les urnes se droitisent-elles ? Comment le Rassemblement national a-t-il pu arriver en tête du premier tour des élections législatives anticipées de 2024, après avoir recueilli 31,37 % des suffrages aux élections européennes du 9 juin ?
C’est précisément ce que Vincent Tiberj appelle le paradoxe français. Il l’explique simplement : les résultats électoraux reflètent de moins en moins les choix et les envies des citoyens car l’abstention est grandissante, et les choix politiques sont de plus en plus contraints.
La thèse de la droitisation ne prend pas en compte l’abstention
L’objection de Vincent Tiberj sur les processus électoraux est simple, mais puissante : il est impossible de conclure à une droitisation de la société française uniquement à partir des résultats électoraux quand l’abstention est aussi conséquente et significative qu’aujourd’hui. Les abstentionnistes ne sont pas des « sans avis » mais des « déçus », à la fois par l’offre politique, et par notre système représentatif : ils ont un avis, des valeurs, ils se positionnent. Or, ces « citoyens distants » sont de plus en plus nombreux, et ce notamment depuis les mandats de François Hollande et d’Emmanuel Macron.
Surtout, l’abstention est inégalement distribuée : elle est de plus en plus marquée chez les catégories populaires et chez les nouvelles générations (post-baby boom et millenials), laissant davantage de poids électoral aux boomers,aux cadres, aux fractions aisées,etc. soutenant rarement la redistribution et l’ouverture culturelle. Avec l’évolution démographique, ce mouvement est amené à s’amplifier, rendant les résultats des urnes toujours moins représentatifs de la population. De nombreuses catégories de la population vont voir leur poids démographique s’accentuer (par exemple, les employés nés en 1980, 1990 et 2000), mais leur poids électoral reculer, et vice versa. Les élus ont donc un problème croissant de représentativité et de légitimité ; et leur seule élection ne peut conduire à conclure à une droitisation généralisée.
Un écart de plus en plus grand entre les préférences socioculturelles des Français et le résultat des urnes : modifications du rapport au vote et dysfonctionnement du système représentatif
« S’il y a autant d’écart entre les valeurs des citoyens et les votes des électeurs, c’est que nombre d’entre eux ne s’expriment plus. Cette dimension, qui se manifeste à travers l’intermittence du vote et le refus de s’aligner face aux partis, fausse doublement les voix et donc les urnes. »
Au-delà de l’abstention, c’est aussi toute une transformation du rapport au vote des citoyens, et même une transformation de leur« culture civique », écrit Tiberj. Depuis 2002, le « vote négatif », « faute de mieux », s’est massivement développé. Tandis que les boomers conservent un lien stable au vote, le vote par intermittence se développe massivement chez les plus jeunes. Parmi les millenials, seuls 28 % des diplômés du supérieur ont un vote constant – soit le même niveau que les diplômés du primaire dans les générations de 1961-1981. Par ailleurs, le nombre de citoyens se considérant « non-alignés » à un parti politique explose : non par incompétence ou incompréhension du monde politique, mais par refus délibéré de prendre part à notre système représentatif jugé dysfonctionnel. C’est d’ailleurs sous le quinquennat Hollande que le découplage entre l’appartenance aux classes populaires et l’identification à la gauche partisane s’est accéléré.
Graphique issu du livre, page 207
D’autre part, quand les citoyens votent, ils votent différemment qu’autrefois. Concernant les facteurs de vote, on est passé d’un système politique où le socio-économique domine, à un système dit des « deux axes », dans lequel les valeurs culturelles gagnent de l’importance, grâce à ce que Vincent Tiberj appelle une « politisation des valeurs », accentuée par le cadrage des campagnes électorales.
Sur les dernières élections en 2024, Vincent Tiberj montre également que la montée de l’extrême droite ne s’explique pas par de nouveaux succès auprès d’électeurs non positionnés ou positionnés à gauche, mais qu’elle est plutôt le fruit d’une « droitisation des électeurs de droite ». Ce sont les électeurs LR – et certains électeurs Ensemble – qui ont fait le choix direct ou indirect du Rassemblement national.
En résumé, la droitisation dans les urnes doit être largement relativisée : elle ne reflète l’avis que d’une partie des citoyens, qui expriment d’ailleurs cet avis de manière de plus en plus contrainte. Un peuple de gauche et des urnes de droite : c’est « une démocratie qui ne représente pas son propre peuple », conclut Vincent Tiberj.
« La classe politique ressemble à une tête qui perd la connexion avec le reste du corps des citoyens. »
IV) Face à la droite d’en haut, quel espace pour la gauche d’en bas ?
Le constat est donc clair : il n’y a pas de droitisation des citoyens mais une droitisation des élites politiques, intellectuelles et médiatiques, qui ne se retrouve pas au sein de la population. Pourtant, aussi artificielle que soit cette droitisation, elle se reflète dans les urnes. La question, pour la gauche, reste alors de comprendre comment inverser cette tendance et dépasser ce paradoxe : comment traduire les majorités culturelles de la gauche dans la société française en majorité dans les institutions ? En cela, les analyses fournies par Tiberj sont essentielles pour penser les enjeux stratégiques actuels à gauche.
Au-delà des recommandations d’améliorations institutionnelles qu’esquisse Vincent Tiberj (développement de référendums, conventions citoyennes, etc.), son travail amène surtout à s’interroger sur les stratégiespolitiques en capacité de transformer la « gauchisation » de la société française en réelle mobilisation aboutissant à la mise en œuvre de politiques de rupture. Autrement dit, transcrire les valeurs majoritairement de gauche des citoyens en une majorité politique et électorale. Avant même la bataille électorale, la transmission de contre-récits pour ne pas laisser l’espace politique et médiatique aux mains de la droite apparaît essentielle. Il s’agit de comprendre comment utiliser les failles mises en avant par Vincent Tiberj (l’absence de transmission automatique des discours droitisés des médias envers les citoyens) pour transmettre plus efficacement un contre-récit politique de gauche. La description des mécanismes de résistance des individus, ancrés dans leurs relations sociales de proximité, au discours médiatique est une source d’inspiration pour le patient travail d’enracinement militant.
Électoralement, le principal enseignement des analyses de Vincent Tiberj est la nécessité de s’emparer pleinement de la question de l’abstention et d’en faire le cheval de bataille pour un (re)surgissement politique du peuple. Ses conclusions résonnent en ce sens avec les analyses récentes du politiste Tristan Haute, mais aussi avec la stratégie de la « conquête du quatrième bloc » théorisée par la France insoumise. Face à l’abstention, « la réponse de trop nombreux élus reste de “faire avec”, de se contenter de gagner des élections sans quorum de participation et d’attendre la prochaine présidentielle ». Pour gagner, la gauche doit au contraire tenter de « faire mieux » plutôt que de se contenter de « faire avec ». Si retourner la tendance de l’abstention n’est pas une mince affaire, elle est essentielle. La grande démission démocratique n’est « ni générale, ni inéluctable », souligne Tiberj.
Porte-à-porte pour l’inscription sur les listes électorales, mai 2024
Il ressort aussi clairement de l’ouvrage, au vu des analyses avancées, que toute stratégie à gauche qui se fondrait sur la thèse erronée d’une droitisation des citoyens et tenterait d’y répondre – notamment par un ajustement programmatique ou discursif – serait condamnée à l’échec. Sans diagnostic clair, pas de traitement efficace : les valeurs de gauche sont majoritaires dans le pays, il s’agit de les convertir en vote ; et non de capitaliser sur des valeurs de droite minoritaires.
Loin des appels incantatoires, l’ouvrage de Vincent Tiberj nous enjoint plutôt à articuler une stratégie concrète et ambitieuse pour rendre la gauche majoritaire politiquement et électoralement.
« L’absence de droitisation par en bas n’aura plus beaucoup d’importance face à ce qui pourrait arriver au pouvoir. »
Pour aller plus loin :
– TIBERJ, Vincent, Les citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, Paris, Éditions PUF, 2017.
– DÉZÉ, Alexandre, 10 leçons sur les sondages politiques, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2022.
– BOURDIEU, Pierre, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps Modernes, janvier 1973, no 318, pp. 1292-1309.
– PERRENOT, Pauline, « Médias et extrême droite : de la banalisation à la promotion », dans Ugo PALHETA (dir.), Extrême droite : la résistible ascension, Paris, Éditions Amsterdam, 2024, pp. 189-202.
« Extrême droite : la résistible ascension » : le premier livre de l'Institut La Boétie aux éditions Amsterdam !
Coordonné par le sociologue Ugo Palheta, le livre réunit 18 contributrices et contributeurs parmi les plus grands noms des sciences sociales françaises sur le sujet, avec une préface de l’historien du nazisme Johann Chapoutot et une postface de la co-présidente de l’Institut, Clémence Guetté.
Un livre plus que jamais d’actualité, qui vise à fournir des armes intellectuelles pour décrypter le processus d’extrême-droitisation du champ politique et médiatique français et mieux le combattre.
Texte intégral (670 mots)
Pour son premier livre collectif, l’Institut La Boétie s’attaque à l’extrême droite ! Extrême droite : la résistible ascension réunit, sous la coordination du sociologue Ugo Palheta, 18 contributrices et contributeurs, parmi les plus grands noms des sciences sociales françaises sur le sujet. L’historien du nazisme reconnu internationalement Johann Chapoutot en signe la préface, et la co-présidente de l’Institut, Clémence Guetté, la postface.
Ce livre, plus que jamais d’actualité, vise à fournir des armes intellectuelles pour analyser, comprendre et décrypter le processus d’extrême-droitisation à l’œuvre dans le champ politique français afin de mieux le combattre. Il s’inscrit dans la suite d’un travail ouvert par l’Institut La Boétie en octobre 2023 avec son colloque Extrême droite : le dessous des cartes.
Pour cela, il commence par s’attarder sur les dynamiques électorales de l’extrême droite, tant en termes de progression que de convergence avec la droite libérale.
Ensuite, il décrypte les nouveaux combats culturels de l’extrême droite et la façon dont ils imprègnent la société, notamment grâce à l’utilisation des mécanismes qui gouvernent le monde de la production médiatique contemporaine.
Enfin, le livre explore les réseaux patiemment tissés par l’extrême droite dans différents cercles élitaires, bourgeois et oligarchiques, et sur lesquels elle s’appuie pour gagner du terrain.
La thèse dont nous vous proposons la recension offre une relecture de l’histoire de l’Union européenne à partir de la place de l’Europe de l’Ouest dans les relations mondiales.
Celle-ci permet de rompre avec le mythe d’une Union européenne qui serait née et aurait évolué uniquement sous l’action des instigateurs du « projet européen » en dehors du contexte géopolitique.
Texte intégral (5005 mots)
Note de lecture de la thèse deMarlène Rosano-Grange, Revisiter l’histoire de la construction européenne : le poids des structures et des conjonctures internationales, Paris, Sciences Po, 2022.
Marlène Rosano-Grange est docteure en relations internationales de l’Institut d’études politiques de Paris. Elle y mène actuellement ses recherches sur l’évolution de la conflictualité dans la mondialisation de l’économie.
La construction européenne : une histoire mondiale
Partant d’une démarche de sociologie historique des relations internationales, ce travail redéfinit le temps et l’échelle d’analyse de l’intégration européenne. En la situant dans l’histoire mondiale, il montre qu’elle est un processus mettant en mouvement non seulement des forces européennes, mais aussi extra-européennes, et ce, de manière inégale.
Les apports de la sociologie historique des relations internationales
La thèse part d’abord du constat que les analyses de l’intégration européenne sous-estiment le poids des rapports de forces mondiaux dans l’histoire de ce processus. Cet angle permet de démystifier le récit officiel sur « l’exceptionnalité » supposée du destin européen, porté notamment par les théories dites « libérales » et « réalistes » en relations internationales.
Pour ce faire, l’étude mobilise la démarche dite de « sociologie historique ». Celle-ci est particulièrement féconde pour analyser les processus sociaux sur la « longue durée », comme la formation des États en Europe de l’Ouest qu’ont étudiée, parmi d’autres, les sociologues Charles Tilly, Norbert Elias ou encore l’historien Benedict Anderson.
Mais cette approche a été critiquée, à juste titre, pour son eurocentrisme. Selon le chercheur Bertrand Badie, ce biais est inhérent aux approches macrosociologiques, c’est-à-dire à l’observation de processus collectifs larges comme « l’État », « le capitalisme » ou « la nation » sur plusieurs siècles[1]. Cette thèse relève le défi posé par Badie : elle adopte un regard décentré, en connectant l’histoire de l’intégration régionale à celle des sociétés non européennes, sans toutefois renoncer à l’analyse macroscopique, c’est-à-dire du système international à long terme.
Une périodisation mondiale de l’intégration européenne
En proposant une redéfinition de la hiérarchie des acteurs et des espaces de décision de la construction européenne, cette thèse replace la construction européenne dans une périodisation mondiale, divisée en trois grandes époques.
La première court de la première crise de la mondialisation capitaliste, avant la Première Guerre mondiale, à la crise du fordisme, au milieu des années 1960. C’est l’époque des « médiations européennes de l’hégémonie américaine post-1945 ». Le projet européen y évolue sous l’influence des rivalités entre impérialismes, et notamment entre les empires coloniaux européens « classiques » et la puissance étasunienne en pleine expansion.
Au sortir du second conflit mondial qui a permis aux États-Unis d’installer leur domination, la construction européenne est le lieu de négociation entre les pays d’Europe de l’Ouest et la nouvelle hyperpuissance. Les États-Unis garantissent, officiellement, aux Européens « prospérité » (à travers le plan Marshall) et « sécurité » (au sein de l’OTAN[2]). Ils assurent ainsi le consentement des bourgeoisies d’Europe de l’Ouest à l’ordre libéral international, fondé sur le libre-échange, dans les institutions de Bretton Woods[3], et la paix, en théorie garantie par l’ONU[4]. En échange, les États européens acceptent de s’organiser au sein du Marché commun et écartent les projets alternatifs d’une Europe construite sur une union des colonies ou sur une base communiste.
Ce contexte, dans lequel naît l’intégration européenne, éclaire particulièrement les raisons de l’échec des tentatives, au cours de cette période, de construction d’une Europe capable d’être un acteur indépendant sur la scène mondiale. On peut penser par exemple au rejet par l’Allemagne, au début des années 1960, de concert avec les États-Unis, du « plan Fouchet » proposé par De Gaulle dans l’espoir de bâtir une « Europe puissance » capable d’agir dans les affaires du monde en négociant avec les deux superpuissances, ou indépendamment d’elles quand des intérêts spécifiques de la France étaient en jeu.
La deuxième séquence se situe pendant la crise des années 1970. C’est le temps de « la différenciation ordolibérale[5] dans la compétition financière mondiale ». Au cours de la vague révolutionnaire mondiale, les conditions semblent réunies pour construire une « Europe sociale ». Pourtant, ce projet va, au contraire, être battu en brèche par les partisans de la doctrine néolibérale, qui prônent la nécessité pour la puissance publique et les institutions internationales d’organiser et de protéger la libre concurrence contre les dérives de la main invisible vantée par les libéraux classiques.
Mobilisation de Mai 68 en Allemagne de l’Ouest (Wolfgang Kunz)
Ainsi, la victoire du projet néolibéral s’explique notamment par le fait que les institutions européennes sont restées relativement imperméables aux mouvements sociaux, agissant principalement à l’échelle nationale.
Dans cette période, les seules mesures progressistes développées au niveau européen concernent la politique de développement à l’égard des pays du Sud. Les gouvernements européens n’ont en effet pas d’autre choix que de négocier avec ces États pour continuer d’importer des matières premières et d’exporter des produits transformés, face à la double pression qu’ils subissent : externe, avec le choc pétrolier et les politiques protectionnistes aux États-Unis, et interne, avec l’impossibilité d’imposer des baisses de salaires, du fait de la combativité des syndicats et de la crainte qu’une politique trop défavorable aux travailleurs ne serve la propagande soviétique.
À partir du milieu des années 1970, les partisans du néolibéralisme s’organisent à l’échelle transatlantique dans des forums ad hoc, comme le G7. Ces forums sont construits pour contourner à la fois les États gouvernés par des forces sociales-démocrates et les organisations internationales, comme la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), où les pays du Sud ont développé un rapport de force pour rééquilibrer les échanges. Les décisions néolibérales prises dans ces négociations informelles – privatisation de la monnaie et changes flottants, libre circulation des capitaux – sont ensuite entérinées et mises en place dans les institutions financières internationales.
La relance « ordolibérale », sous impulsion de l’Allemagne, fait de l’intégration européenne le principal vecteur du néolibéralisme en Europe. Elle atteste par ailleurs de la relation spéciale entre la République fédérale d’Allemagne[6] et les États-Unis à partir du milieu des années 1980.
Enfin, la troisième période se déroule après la chute de l’URSS. Elle est marquée par la négociation d’une marge de manœuvre politique limitée de l’Union européenne, dans le contexte d’après-guerre froide. La thèse identifie cette période comme celle de « l’autonomisation relative d’une sphère d’intérêts européenne post-guerre froide ».
Alors que les forces sociales-démocrates européennes, minoritaires, étaient intéressées par la définition d’un ordre européen incluant la Russie dans le cadre de la Conférence pour la sécurité et la coopération européenne (CSCE), les États-Unis s’y opposent fermement, accompagnés des fractions néolibérales des États membres. S’ensuivront une redéfinition des missions de l’OTAN et surtout son extension sur le continent.
En échange, pour contenter les oppositions et la volonté de rivaliser avec les Etats-Unis, sont négociés les attributs dits « régaliens » de l’État à l’échelle européenne : une monnaie unique et une politique étrangère commune. Pourtant, dans les faits, ces deux évolutions sont largement soumises à une coopération transatlantique renforcée, à travers l’intégration économique, et notamment financière, avec les États-Unis, et l’intégration politique au sein de l’OTAN.
Par la suite, ces attributs sont mobilisés dans le contexte de l’affaiblissement de l’hégémonie des États-Unis, qui se traduit par des mesures unilatérales de coercition comme les guerres au Kosovo et en Irak. Mais au lieu de se donner les moyens d’une autonomie à même d’imposer un rapport de force avec les États-Unis, la majorité des gouvernements européens leur demande avant tout de revenir à une coopération multilatérale dont les termes empêchent, de fait, toute émergence de l’Union européenne en tant que puissance autonome.
Timbre commémoratif du 5e anniversaire de l’OTAN au Kosovo (2004).
Une intégration inégale
En définitive, la thèse propose un récit alternatif à celui d’une Europe construite sur la paix libérale, et à la théorie du transnationalisme en relations internationales.
Selon le récit de la paix libérale, également appelée le « doux commerce », l’intégration économique homogénéiserait le développement et pacifierait les relations entre États. Selon celui du transnationalisme, l’intégration économique conduirait à la disparition des États, et donc de la guerre.
La thèse montre, à l’inverse, que si l’intégration économique produit un intérêt commun entre États amenés à négocier des solutions à leurs problèmes, la construction européenne s’insère surtout dans une coopération transatlantique inégale, à la faveur des États-Unis.
Charles de Gaulle s’exprime à propos de l’Europe lors de la conférence de presse tenue au palais de l’Élysée, le 15 mai 1962 :
« Il est vrai que, dans cette Europe “intégrée” comme on dit, il n’y aurait peut-être pas de politique du tout. Cela simplifierait beaucoup les choses […] Mais alors, peut-être, tout ce monde se mettrait à la suite de quelqu’un du dehors, et qui, lui, en aurait une. Il y aurait peut-être un fédérateur, mais il ne serait pas européen, et ça ne serait pas l’Europe intégrée. »
Le processus d’intégration régional ne produit pas de développement homogène. Par exemple, chaque année, à travers les désalignements des taux de change induits par l’euro, les pays « périphériques » comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal versent entre 5 et 10 % de leur PIB aux pays du « centre » comme l’Allemagne. Inversement, l’Allemagne reçoit chaque année une subvention de 8 % de son PIB[7].
Cette intégration inégale est susceptible de produire de fortes tensions sociales, comme lors de la crise grecque, voire des guerres. On pense ici à l’utilisation géopolitique du commerce par l’Union européenne, avec d’autres, pour créer des blocs commerciaux contre des pays précis, comme le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement en cours de renégociation contre la Chine.
Enfin, si les États ne disparaissent pas, c’est aussi parce qu’ils restent l’horizon politique des mouvements sociaux, qui peinent à s’organiser à l’échelle transnationale. Là encore, le développement inégal produit des luttes sociales peu coordonnées et avec des temporalités différentes, ce qui contribue à l’absence de politique progressiste à l’échelle européenne. Pendant la période de révolution mondiale des années 1970, Willy Brandt, du Parti social-démocrate allemand, remporte les élections en 1969, Harold Wilson, du Labour britannique,en 1974 et François Mitterrand, du Parti socialiste français, en 1981.
Dans ces conditions, il semble difficile, pour les dirigeants nationaux, de porter simultanément une politique sociale à l’échelle européenne. Mais si les intérêts des travailleurs ne sont pas coordonnés au niveau transnational, tel n’est pas le cas des intérêts des patronats. En 1983 est ainsi fondée la Table ronde des industriels européens, dont les propositions sont directement reprises par la Commission européenne et par les négociateurs des traités, au moins depuis l’Acte unique de 1986. Il en résulte une intégration différenciée des patronats et des classes laborieuses, à l’échelle européenne et internationale.
Deux exemples, celui de la monnaie et celui de l’introuvable Europe de la défense, mettent plus particulièrement en lumière les apports de cette thèse.
II) Monnaie et défense : deux illustrations de l’évolution historique du facteur transatlantique dans l’intégration européenne
La monnaie unique : un outil d’accumulation financière transatlantique
En 1987, le gouverneur de l’époque de la Banque de France, Renaud de La Genière, déclarait devant un parterre d’inspecteurs des finances convaincus : « la monnaie n’est pas un moyen de la politique économique : c’en est une contrainte ». À cette époque, la France fait déjà partie du Système monétaire européen (SME), qu’elle a rejoint depuis sa mise en place en 1979. Le SME est bâti au service de la libre concurrence des capitaux.
Timbre « Session du Parlement européen, Strasbourg 13.03.1979 – Entrée en vigueur effective du Système Monétaire Européen (S.M.E.) / European Currency Unit (E.C.U.) – sur l’initiative de MM. Giscard d’Estaing (Président de la République française) et Helmut Schmidt (Chancelier allemand) ».
Selon le « triangle d’incompatibilités » développé par les économistes Robert Mundell et Marcus Fleming, les gouvernements qui font le choix de la libéralisation des capitaux et d’un système de change fixe doivent renoncer à la monnaie comme « moyen de la politique économique »[8]. À l’époque où De La Genière prononce ces paroles, comme aujourd’hui, la majorité des élites politiques et économiques européennes défend vigoureusement ces priorités lors des négociations autour de l’euro.
Le principal État bénéficiaire de cette conception de la monnaie, la RFA, est pourtant sceptique. Le gouvernement allemand partage alors les doutes de l’administration étasunienne quant à la capacité de ses homologues à respecter les conditions fixées, et surtout la liberté irrévocable de circulation des capitaux qui permet aux acteurs de la finance, notamment situés à Wall Street, de prospérer en Europe. Dans cette conjoncture, Washington appuie Berlin en menaçant de recourir à des mesures de rétorsion – prévues à la section 301 de la loi étasunienne sur le commerce extérieur[9] – afin de s’assurer que la libéralisation des capitaux ait lieu sur un mode élargi, c’est-à-dire qu’elle concerne aussi les acteurs extra-européens, à commencer par les investisseurs étasuniens.
La mise en place de l’euro est donc conditionnée à l’entrée de la finance étasunienne sur le territoire européen. Elle compromet la possibilité de bâtir un système de financement alternatif, qui ne soit pas basé sur la spéculation mais sur des projets écologiques et sociaux.
Alors que la fin de la guerre froide se précise, la négociation de la monnaie unique acquiert une dimension diplomatique. Les États membres, à commencer par la France, craignent la domination de l’Allemagne réunifiée et sa relation spéciale avec Washington. Contraints, ils négocient avec ces deux pays la monnaie unique, en échange de leur consentement au maintien de l’OTAN et à l’absorption des États de l’Est, y compris de la République démocratique allemande (RDA)[10] en son sein.[11] Par là même, ils renoncent à l’alternative portée par le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev de « maison commune », laquelle impliquait la fin des alliances militaires et leur remplacement par les institutions de la CSCE. Ainsi, outre la libéralisation élargie des capitaux, la création de la monnaie unique est conditionnée à la présence de l’OTAN sur le continent européen.
Dans son allocution à Berlin en décembre 1989, le secrétaire d’État étasunien James Baker déclare : « Alors que l’Europe avance vers son objectif de marché intérieur commun, et que ses institutions de coopération politique et sécuritaire évoluent, le lien entre les États-Unis et la Communauté européenne deviendra encore plus important. »[12]
Trente ans plus tard, ces prévisions se vérifient. L’euro ne représente que 20 % des réserves allouées et 30 % des opérations de change[13]. Entre 1982 et 2020, la part de l’investissement direct étasunien à destination de l’Europe croît de 44 % à 59 %, alors qu’il stagne vers les autres régions depuis la crise de 2008[14]. L’intégration financière transatlantique est telle que, lorsque la faillite de la banque d’investissement étasunienne Lehman Brothers déclenche l’étincelle de la grande récession de 2008, c’est ensuite l’espace européen qui s’embrase.
Ainsi, la thèse démontre le lien profond entre intégration monétaire européenne et coopération transatlantique financière. Il en est de même à propos des questions de défense.
L’introuvable « Europe de la défense »
Le discours dominant présente l’Europe de la défense comme la volonté des États européens, après la fin de la guerre froide, de développer une politique étrangère autonome par rapport aux États-Unis.
En réalité, la tentation de l’autonomisation date plutôt de la période révolutionnaire mondiale des années 1970, où certains pays européens se placent en opposition à l’alignement étasunien.
Tandis que le gouvernement de Richard Nixon met fin aux Accords de Bretton Woods et adopte une politique isolationniste, les gouvernements sociaux-démocrates, élus dans la foulée des mobilisations de 1968, soumis à la pression inflationniste consécutive au choc pétrolier de 1973 et à la combativité des mouvements sociaux pour des hausses de salaires, rejettent la politique de confrontation étasunienne à l’égard de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et des pays du Sud. Ils appuient les revendications du « Nouvel ordre économique international »[15] : fin de l’échange inégal entre pays du Nord et ceux du Sud, à travers un moratoire généralisé sur la dette des pays du Sud, indexation des prix des matières premières sur ceux des produits manufacturés, transfert de nouvelles technologies vers le monde en développement et réduction des barrières tarifaires au Nord.
Cet appui se traduit aussi par la condamnation du soutien étasunien à la politique d’Israël lors de la guerre du Kippour. Dans la déclaration commune des gouvernements sur la situation au Proche-Orient du 6 novembre 1973, ceux-ci « estiment qu’un accord de paix doit être fondé notamment sur les points suivants : 1) l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force ; 2) la nécessité pour Israël de mettre fin à l’occupation territoriale qu’elle maintient depuis le conflit de 1967 ; 3) le respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de chaque État de la région et leur droit de vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues ; 4) la reconnaissance que, dans l’établissement d’une paix juste et durable, il devra être tenu compte des droits légitimes des Palestiniens »[16].
Trente ans après cette déclaration, l’autonomie des États membres par rapport aux États-Unis s’est en réalité largement restreinte, à rebours du discours mainstream qui présente la guerre en Irak de 2003 comme l’acte de naissance de l’Europe de la défense. En effet, la fraction transatlantique européenne est clairement en retrait par rapport à l’opposition qui s’exprime dans la rue, mais aussi dans les secteurs de la bourgeoisie industrielle qui perdent les contrats d’exploitation du pétrole, et chez certaines élites politiques.
Lors du sommet d’avril 2003 réunissant la France, l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, ces gouvernements proclament notamment la création d’un quartier général autonome de planification militaire et le développement de « champions industriels franco-allemands ». Ils craignent en effet que « l’industrie européenne puisse être réduite au statut de sous-traitante des principaux entrepreneurs américains, tandis que le savoir-faire-clé est réservé aux entreprises américaines »[17].
Vue générale de la réunion de l’OTAN du 28 novembre 2023.
Pourtant, la tendance atlantiste, alors majoritaire dans les pays qui défendent la guerre des États-Unis en Irak (République tchèque, Espagne, Portugal, Italie, Grande-Bretagne, Hongrie, Pologne, Danemark) et minoritaire au sein des gouvernements réfractaires (France, Allemagne, Belgique et Luxembourg), s’exprime dans les négociations d’une défense européenne. Par exemple, elle ouvre à la concurrence mondiale, et donc à l’entrée de capitaux étasuniens, la construction de l’Airbus militaire A400M et l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr – agence qui gère les grands programmes d’armements). Elle inscrit la stratégie européenne de sécurité dans une étroite collaboration avec l’OTAN.
Cette tendance sera d’ailleurs de nouveau hégémonique à partir du second mandat de George W. Bush en 2005, au cours duquel il renouvelle la coopération transatlantique. Ce tournant coopératif des États-Unis se manifeste notamment par l’ordre 39 de l’Autorité provisoire de la coalition en Irak, qui privatise les entreprises irakiennes sans aucune discrimination de nationalité. Le fait que la majorité des contrats de reconstruction est gagnée par des multinationales étasuniennes conduit certes à un certain mécontentement chez les élites européennes, mais ne se traduit pas dans la construction d’une Europe de la défense autonome des États-Unis.
III) Repenser et dé-essentialiser les institutions européennes avec la pensée de Nicos Poulantzas
À partir de ce constat empirique, la thèse formule des propositions théoriques pour mieux penser la réalité de l’Union européenne. Elle fait notamment appel à la sociologie matérialiste, inspirée des travaux du philosophe marxiste grec Nicos Poulantzas. D’après lui, l’État est « une condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et fractions de classe »[18], sous l’hégémonie de l’une d’entre elles.
Transposée à l’échelon européen, cette sociologie permet de penser les institutions supranationales, en particulier européennes, comme une médiation d’intérêts sociaux divergents, voire opposés. D’un côté, une fraction atlantiste hégémonique, globalement dépendante de ses relations avec les États-Unis ; de l’autre, les intérêts minoritaires, qu’ils soient ceux des bourgeoisies lésées par l’imbrication entre économies européennes et étasunienne ou des acteurs des mobilisations sociales. Quand la fraction transatlantique est en recul, du fait notamment de l’unilatéralisme des États-Unis, les seconds profitent d’une autonomie d’action très relative et provisoire pour avancer leurs positions. Néanmoins, toujours sans changer les fondements de la construction européenne. Preuve en est l’incapacité de l’Union européenne à bâtir une véritable autonomie stratégique, en dépit de l’augmentation des appels en ce sens depuis la pandémie et le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Extrait du film Adults in the Room de Costa-Gavras (2019).
Pour aller plus loin
Sophie Meunier et Kalypso Nicolaidis, « The Geopoliticization of European Trade and Investment Policy », JCMS, 2019, vol. 57, p. 107.
Benjamin Bürbaumer, « TNC Competitiveness in the Formation of the Single Market: The Role of European Business Revisited », New Political Economy, 2020, p. 631-645.
Cédric Durand et Razmig Keucheyan, « Financial hegemony and the unachieved European state », Competition & Change, 2015.
Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978.
Costa-Gavras, Adults in the room, Grèce/France, 2019, 124 minutes.