28.04.2025 à 20:39
Gouverner le système énergétique par les besoins
Nous proposons une autre méthode : celle de la planification. Autrement dit, gouverner le système énergétique à partir des besoins, et en respectant les limites planétaires. Sobriété, réindustrialisation, mix énergétique...
« Les énergies fossiles sont désormais devenues le levier général de la production de survaleur » – Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, p. 122).
INTRODUCTION
L’humanité est face à un défi énergétique jamais relevé. Il s’agit de passer, par une action consciente, d’un système énergétique basé sur des énergies fossiles à un système basé sur des énergies renouvelables (EnR). Contrairement aux transitions énergétiques intervenues précédemment dans l’histoire, celle-ci implique d’arrêter définitivement certaines sources énergétiques, et donc de diminuer notre consommation énergétique globale.
Cette tâche est indispensable pour préserver le seul écosystème compatible avec la vie humaine et en particulier pour contenir le réchauffement climatique dans des limites acceptables pour elle. Pourtant, tous les programmes politiques en présence dans le débat public ne l’intègrent pas. Et pour ceux qui l’intègrent, rares sont ceux qui en tirent toutes les conséquences. La décroissance de notre consommation d’énergie requiert de sortir certains secteurs de la logique capitaliste du « toujours plus », de dé-marchandiser et de répartir autrement les ressources. Passer d’un système à l’autre demande aussi un haut niveau de planification.
Nous sommes un groupe d’ingénieur·es et de professionnel·les de l’énergie. Pour ces raisons, nous pensons que les programmes présentés par la gauche de rupture – L’Avenir en commun, le programme partagé de la NUPES et le programme du Nouveau Front populaire (NFP) – sont les seuls à prendre en compte pleinement ces objectifs. C’est pourquoi nous avons voulu dans cette note, avec notre expertise, et en s’appuyant sur un certain nombre de travaux menés par des collègues du secteur (rapports RTE, ADEME, Négawatt, Shift Project), détailler les chemins possibles pour la bifurcation énergétique proposée dans ces programmes. Nous exposons dans les pages qui suivent des options techniques et leurs conditions politiques de réalisation dans une optique de justice sociale et environnementale. Ces lignes n’ont bien entendu pas vocation à remplacer le travail politique mené par les militants, les élus, les citoyens à travers leurs choix souverains. Elles sont simplement une contribution, une pierre à l’édifice de la planification écologique à mettre en œuvre le plus rapidement possible. En aucun cas, ce travail ne peut remplacer celui d’un programme politique. Il s’agit plutôt ici de présenter un univers des possibles, dans le cadre d’un objectif et de contraintes. Les choix énergétiques sont politiques et aucune technocratie, même éclairée, ne pourra jamais s’affranchir de ce fait.
Relever le défi de la rupture
1. Pourquoi faut-il planifier ?
Notre civilisation matérielle repose sur une énergie abondante, abordable et disponible tout le temps, partout. Cette énergie, avant tout fossile (charbon, pétrole, gaz) est au cœur des activités humaines. En deux siècles, la consommation énergétique mondiale a été multipliée d’un facteur 20. L’énergie abondante a permis l’intensification sans précédent des échanges, l’accroissement de la production et l’accumulation de valeurs et de patrimoine (industriel, immobilier, commercial).
Figure 1 – Consommation mondiale d’énergie primaire* directe, en térawattheure (TWh), de 1800 à 2023

Note de lecture : La consommation d’énergie dans le monde a longtemps reposé sur la biomasse traditionnelle, notamment le bois et la tourbe, en rouge sur le graphique. Elle connaît depuis 1950 une explosion, notamment tirée par le charbon (en gris), le pétrole (en bleu) et le gaz (en violet). Les énergies renouvelables correspondent à une partie minoritaire de l’énergie primaire consommée.
Source : Energy Institute, Our World in Data, 2023, URL : https://ourworldindata.org/grapher/global-primary-energy
L’activité humaine, décuplée par les énergies fossiles, a un impact critique sur l’environnement, sur les sols, sur les matériaux, sur le vivant et sur les équilibres chimiques qui composent le climat. Parmi ces impacts, l’emballement climatique met en danger les conditions d’existence des sociétés humaines et des écosystèmes. Cet emballement climatique est causé à 80 % par les énergies fossiles, dont la combustion produit des gaz à effet de serre (GES). Pour limiter l’emballement climatique, il faut atteindre au plus vite la neutralité climatique, consistant à ne pas émettre plus d’émissions de GES que les écosystèmes ne sont capables d’en absorber chaque année.
Cela implique l’arrêt de l’utilisation des énergies fossiles, ce qui passe par la réduction de certaines activités humaines et le remplacement des énergies fossiles par d’autres sources d’énergie. Cette transition est urgente, et si les conséquences recherchées sont internationales, la France doit prendre sa part. Elle exige une quantité d’efforts humains dans un laps de temps réduit, donc des moyens importants positionnés de manière stratégique. La planification de ces efforts est une condition du succès de cette transition.
Les Nations unies se sont donné par conséquent des objectifs pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et contenir le changement climatique dans le siècle qui vient sous des seuils tolérables. C’est ainsi qu’en 2015 fut signé lors de la 21e Conférence des parties (COP21) l’accord de Paris sur le climat. Cet accord fixe des objectifs de réduction du réchauffement global pour « contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivre l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels ». La France et l’Union européenne sont signataires de l’accord de Paris sur le climat qui est un accord juridiquement contraignant[1] en droit international. Ses objectifs globaux doivent donc être traduits dans leurs droits nationaux respectifs. C’est le cas pour l’Union européenne qui vise zéro émissions nettes en 2050 et une baisse des émissions de gaz à effet de serre de 55 % en 2030 par rapport à 1990.
La France fixe dans sa Stratégie française énergie climat (SFEC) l’objectif de réduction des émissions brutes de 50 % en 2030 par rapport à 1990. Cet objectif est censé être traduit dans la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC*), qui fixe des plafonds d’émissions par secteur à ne pas dépasser pour les trois prochaines périodes de 5 ans, définit des trajectoires cibles de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour chaque grand secteur émetteur (Transports, Agriculture, Bâtiments, Industrie, Énergie, Déchets) et une trajectoire cible d’absorption des émissions pour le secteur des sols et des forêts. En parallèle, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) fixe les grandes orientations pour la production énergétique (électricité, chaleur, bio-énergies…) des deux prochaines périodes de 5 ans. Pour la première fois, une loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) devait être votée au Parlement avant le 1er juillet 2023 pour fixer les grands objectifs de la Nation en matière de programmation énergétique pour les 5 années à venir : une obligation législative depuis la loi climat-énergie du 8 novembre 2019.
Pourtant, après avoir reculé à plusieurs reprises ces dernières années, le gouvernement a fini par l’abandonner purement et simplement, en annonçant le 10 avril 2024 son souhait de ne pas légiférer sur la programmation. L’avenir énergétique du pays sera décidé par décret, sans l’aval de la représentation nationale. Le Haut conseil pour le climat (HCC) avait d’ailleurs adressé un courrier au Premier ministre[2] pour déplorer l’absence de la loi de programmation, pourtant essentielle à la mise en œuvre de la bifurcation écologique de la France.
Ainsi, les projets de SNBC et de PPE mis en concertation en novembre 2024 ont été élaborés sans consulter le Parlement ; et le gouvernement s’apprête à mettre en œuvre la nouvelle feuille de route énergétique de la France par décret d’ici l’été 2025.
De son côté, le Sénat adoptait en octobre 2024 sa propre « loi de programmation nationale et simplification normative dans le secteur économique de l’énergie », une sorte de LPEC au rabais, qui renforce la place du nucléaire, ne prévoit pas de développer les EnR ni même de réduire nos émissions de 55 % d’ici 20230 comme le veut notre objectif européen. Pourtant, après le débat (sans vote) sur la souveraineté énergétique prévu le 28 avril, c’est cette proposition de loi que le gouvernement envisage de mettre à l’ordre du jour à l’Assemblée nationale en juin pour venir éventuellement compléter sa feuille de route.
Bref, si la planification écologique a bien été récupérée un temps par le pouvoir comme expression, les travaux pratiques, eux, ne sont jamais venus. Il y aurait beaucoup à faire pour construire une trajectoire de sortie des énergies fossiles. Pour piloter et prévoir une si grande bifurcation d’un système aussi complexe que l’est le système énergétique, on ne peut laisser le marché guider à l’aveugle. Il faut planifier.
2. Le système énergétique français dépend encore des énergies fossiles
En France, les énergies fossiles représentent les deux tiers de l’énergie consommée. C’est donc en cohérence que les dernières lois énergétiques ont cherché à associer les objectifs énergétiques et climatiques, avant l’abandon du projet de loi de programmation sur l’énergie et le climat.
La France consomme en moyenne près de 1 500 TWh d’énergie finale*. En 2023, cette consommation était de 1 496 TWh d’énergie servant principalement pour les bâtiments résidentiels et tertiaires (44 %), le transport (34 %) et l’industrie (19 %). Elle est alimentée aux ⅔ à partir d’énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), à 19 % de nucléaire et à 20,3 %[3] d’énergies renouvelables électriques et thermiques. En 2022, ces dernières sont constituées principalement de bois-énergie (31 %), des barrages hydrauliques (14 %), de la chaleur extraite de l’environnement par les pompes à chaleur (13 %), de l’éolien (13,6 %), des biocarburants (10,4 %) et pour le reste (18 %) du biogaz et du photovoltaïque. Ainsi, les énergies renouvelables électriques ne représentent qu’un tiers des énergies renouvelables, et ne couvrent que 3 % du besoin énergétique final français.
C’est l’emploi massif d’énergies fossiles, principalement dans les transports (pétrole) et pour les besoins de chaleur (chauffage, eau chaude sanitaire et processus industriels, qui nécessitent notamment du gaz), qui est responsable de l’essentiel des émissions de gaz à effet de serre sur le territoire national. À ces émissions s’ajoutent celles de l’agriculture (responsable de 19 % des émissions territoriales) liées notamment au changement d’affectation des terres et au méthane émis par l’élevage, donc des émissions non liées à l’utilisation d’énergie.
Si les émissions produites sur le territoire national font l’objet de certains textes (la Stratégie nationale bas-carbone et programmation pluriannuelle de l’énergie par exemple), une large partie des émissions générées par la consommation française n’ont pas lieu sur le territoire français mais sont dites « importées ». On appelle émissions « importées » les émissions nécessaires à la production et au transport des objets que nous consommons mais ne produisons pas (voitures, informatique, vêtements, certains matériaux de construction, produits chimiques, médicaments, etc.). Celles-ci sont environ égales à nos émissions territoriales et constituent avec elles, une fois déduites nos exportations, ce qu’on appelle « l’empreinte carbone » de la France (51 % d’émissions territoriales et 49 % importées en 2019[4]). Pourtant, elles constituent un angle mort majeur de la politique climatique française. Le HCC, organisme indépendant chargé d’évaluer l’action climat du gouvernement, note que « la SNBC actuelle n’indique cependant pas d’objectif quantifié de réduction des émissions importées ni d’horizon temporel ». Le HCC propose, lui, de viser pour 2050 « une diminution de 65 % des émissions importées » et de « 27 % à l’horizon 2030 ». Cela pourrait constituer un premier combat parlementaire, d’autant plus que la loi énergie climat de 2019 impose des objectifs indicatifs en empreinte dans les stratégies bas-carbone publiées après 2022[5].
Figure 2 – Évolution de l’empreinte carbone (en mégatonne d’équivalent CO2 et en tonne d’équivalent CO2 par habitant) de la France depuis 1990

Note de lecture : En 2021, les émissions intérieures en France, hors exportations, étaient de 303 MtCO2e au total. Les émissions importées étaient de 363 MtCO2e en tout. L’empreinte carbone par habitant est passée de 12,8 tCO2e/hab en 1990 à près de 14 tCO2e/hab en 2008, et est estimée provisoirement à 9,4 tCO2e/hab en 2023.
Source : SDES-Insee, 2024, « Estimation de l’empreinte carbone de la France entre 1990 et 2023 », URL : https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/emissions-de-gaz-effet-de-serre-et-empreinte-carbone-de-la-france-une-baisse-significative-en-2023
La mesure précise des émissions importées fait encore l’objet de débats méthodologiques et statistiques concernant son mode de calcul. C’est le fait du manque de transparence des entreprises sur les émissions le long de leurs chaînes de production et d’approvisionnement, du manque de connaissance et de transparence sur les lieux de production situés à l’étranger, et de la faible lisibilité des données douanières, accompagnée de fraudes à la déclaration massives (notamment dans l’e-commerce).
Pour autant, il existe des leviers importants de réduction des émissions importées. Le plus évident est la réduction de la consommation de biens importés. Le second est la relocalisation ciblée de certaines productions, qui, en plus de les rendre le plus souvent moins polluantes sur le territoire français qu’à l’étranger, permettra de répondre pleinement à nos objectifs sociaux et de souveraineté. La seule suppression du transport international ne peut être un argument suffisant pour une relocalisation à but écologique. Des outils comme la taxe carbone aux frontières peuvent être des stratégies de choix pour diminuer la consommation de biens importés, encourager les relocalisations, ou inciter les entreprises étrangères à baisser l’empreinte carbone de leurs produits. Mais le problème fondamental de la taxe carbone est qu’elle peut constituer un droit à polluer pour ceux qui peuvent la payer.
Ainsi, que ce soit sur son territoire ou via les émissions importées, la France est encore très dépendante des énergies fossiles, et cela a des conséquences sur sa capacité à respecter les objectifs de baisse d’émissions. Le constat sur l’action des gouvernements successifs contre le changement climatique est limpide : elle n’a pas été à la hauteur, que ce soit en matière d’ambitions, de moyens financiers et humains et en conséquence de résultats. Plusieurs promesses-phares du mandat Macron n’ont pas été mises en place : reconversion des centrales à charbon françaises, interdiction des vols intérieurs pour lesquels une alternative ferroviaire de moins de 4 h 30 existe…[6]Les mesures élaborées par la Convention citoyenne pour le climat en juin 2020 n’ont pour la plupart pas été reprises par le gouvernement.
L’objectif de 2020 d’atteindre 23 % d’énergies renouvelables thermiques et électriques dans la consommation d’énergie finale n’a toujours pas été atteint en 2022 (20,7 %) et la France est loin de l’objectif de 42,5 % fixé par la Commission européenne pour 2030. D’après le Haut conseil pour le climat[7], seules 6 des 25 orientations sectorielles de la SNBC « bénéficient de mesures au niveau requis pour l’atteinte des budgets carbone »[8]. L’État a été condamné en 2021 pour ne pas avoir respecté le premier budget carbone (2015-2018). Le budget suivant (2019-2023), établi lors de la SNBC 1, n’a pas non plus été respecté, mais il a été rehaussé lors de la SNBC 2. Cette manœuvre technique permet à l’État de paraître en ligne avec les objectifs carbone, mais le respect du dernier budget carbone est notamment lié à la crise conjoncturelle du Covid-19. Pour respecter les prochains budgets carbone, jalons nécessaires vers le zéro émissions nettes, le rythme annuel de baisse des émissions de gaz à effet de serre doit atteindre en moyenne -4,7 %[9] sur la prochaine décennie, alors qu’il n’a été que de -1,7 % sur la dernière décennie.
Figure 3 – Émissions de gaz à effet de serre en France (hors secteur des terres et des forêts) en mégatonnes d’équivalent C02

Note de lecture : En 2022, les émissions de gaz à effet de serre en France (hors forêts et terres) sont estimées à 404 mégatonnes d’équivalent CO2 (MtCO2e). Ce montant respecte le nouveau budget carbone de la SNBC 2, mais pas le précédent décidé dans la SNBC 1.
Source : ministère de la Transition énergétique, 07/2022, Ajustement technique des budgets carbone, URL : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/Ajustement%20technique%20des%20budgets%20carbone-1.pdf
3. L’impasse des politiques néolibérales productivistes
Cette incapacité majeure à prendre à bras-le-corps le défi climatique n’est pas uniquement le fruit d’une incompétence politique, elle est la conséquence directe de l’affrontement violent entre les logiques néolibérales capitalistes et les limites planétaires. Le triptyque mondialisation-concurrence-croissance et la recherche de profit comme moteur principal du fonctionnement des entreprises, sont profondément incompatibles avec les ambitions climatiques. Pire encore, ils aggravent les inégalités et renforcent les tensions entre groupes sociaux, ethniques ou de genre dans la compétition pour l’accès aux gains permis par la croissance.
Cette situation n’est pas le fruit d’un hasard, mais la conséquence même de l’intrication entre les logiques capitalistes, l’emploi massif d’énergies fossiles et plus globalement le « pillage de la nature ». Chez les sociologues John Bellamy Foster et Brett Clark (2022)[10], le mode de production capitaliste repose sur des conditions de reproduction d’ordre écologique et social, des forces gratuites comme la nature ou le travail reproductif et domestique. Elles sont indispensables pour perpétuer le processus d’accumulation. Les auteurs postulent l’existence d’une contradiction fondamentale entre la logique d’accumulation du capital et la préservation de ses conditions de reproduction écologiques et sociales.
La tradition écomarxiste formule aussi l’hypothèse que le capitalisme sape ses propres fondations. James O’Connor (1992)[11] détaillait comment « la logique du profit conduit le capital à refuser d’assumer les coûts de reproduction de ses « conditions de production » : force de travail, infrastructures, aménagement et planification, environnement ». Pour revenir à Marx, « le capital épuise les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur [12] ».
Pour Foster et Clark (2022), le capital se distingue par sa « tentative nécessaire et persistante de transcender ou de réajuster ses limites eu égard à ses conditions externes de production, afin de renforcer le processus d’accumulation ». Ainsi, lorsque le capitalisme se heurte à des limites, il met en œuvre toute une série de mécanismes et de déplacements pour continuer cette accumulation coûte que coûte : utilisation de nouvelles ressources, de nouvelles réserves minérales, en changeant le lieu de production ou en développant de nouvelles technologies. Ces déplacements permanents créent de nouvelles frontières d’exploitation et de nouveaux lieux ou mécanismes de domination, de destruction, afin de perpétuer le processus d’accumulation.
En cela, les auteurs rejoignent aussi l’analyse formulée par Andreas Malm[13], qui explique que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ».
Les politiques publiques tablant uniquement sur les technologies vertes et les incitations économiques ne sont pas suffisantes pour permettre la transition. Par exemple, l’énergie produite de manière renouvelable ne vient pas se substituer mais s’additionner aux énergies fossiles. Les subventions publiques à la rénovation peinent à trouver des projets de rénovation complète faute d’investissement dans les filières d’éducation et les chaînes de matériaux. Face aux obligations normatives sur les véhicules individuels, l’industrie automobile développe des SUV pour des ventes chères mais peu nombreuses, incapables de répondre au besoin de massification.
C’est pourquoi nous soutenons la nécessité d’un changement de paradigme économique et politique.
4. Objectifs de la note
Cette note vise à présenter de manière ciblée plusieurs enjeux stratégiques pour la gauche de rupture au cours des discussions à venir. De nombreux choix de transition relèvent avant tout des prérogatives des décideurs publics et du politique. Ce travail ne vise pas à choisir à leur place, mais de présenter le champ de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas.
Il serait prétentieux de vouloir tout résumer dans les quelques pages qui vont suivre. Nous tenterons de présenter, de « faire sentir », les grands équilibres qui régissent la question énergétique et climatique. Le système énergétique est un système complexe, où l’ensemble des secteurs sont profondément interconnectés, et pour lequel une approche systémique est indispensable.
Nous essayerons de présenter, pour les grands enjeux identifiés, les principaux leviers dont dispose le législateur, ainsi que les conséquences sectorielles de l’activation de chaque levier. Nous tâcherons à chaque fois de rendre visibles les équilibres entre les leviers humains (sobriété, justice, démocratie) et les leviers technologiques (maturité, perspectives, risques). De brefs rappels techniques pourront être apportés. Enfin, des pistes de réflexion législatives et politiques sont suggérées.
Nous renverrons à chaque fois que c’est nécessaire, pertinent et possible vers les travaux scientifiques et intellectuels les plus récents pour étayer et compléter nos propos. Nous nous appuierons notamment sur trois travaux prospectifs d’ampleur :
- les scénarios « Futurs énergétiques 2050 » de RTE* (novembre 2020)[14] pour ce qui concerne le mix électrique ;
- les scénarios « Transition(s) 2050 » de l’ADEME* (janvier 2021)[15] concernant l’atteinte du zéro émissions nettes ;
- les scénarios des think tanks The Shift Project (Plan de transformation de l’économie française, février 2022[16]) ou négaWatt* (négaWatt 2022, janvier 2022[17]), auxquels s’ajoutent des scénarios sectoriels ou à dimension internationale.
Ces travaux ont pour certains été commentés, analysés, traduits par plusieurs laboratoires de réflexion de notre écosystème (Intérêt général, Institut Rousseau, Institut la Boétie, Fondation Jean Jaurès, etc.).
Notre raisonnement part des émissions liées à la composition actuelle du mix énergétique français, qui est encore très fortement dépendant des énergies fossiles (près des deux tiers). Notre empreinte climatique repose aussi en bonne partie sur nos émissions importées, pour lesquelles aucun objectif contraignant n’existe à l’heure actuelle et qui constitue par là même un impensé de notre politique climatique. Le retard pris dans la sortie des énergies fossiles du pays s’explique en premier lieu par des décennies de politiques néolibérales sans réelle planification cohérente ni moyens suffisants. Un changement de paradigme nous semble indispensable pour mettre un terme à l’accumulation capitaliste et l’extension et l’intensification mortifère de l’exploitation des populations et des ressources.
Il nous semble en effet essentiel, à rebours des politiques énergétiques précédentes qui cherchent à répondre à la consommation quelle qu’elle soit, de questionner les besoins à pourvoir avant de décider du déploiement d’infrastructures énergétiques. Le premier enjeu clef identifié est donc celui de la détermination d’une cible de consommation énergétique sans carbone à l’horizon 2050 qui correspondrait à la société appelée par des programmes de gauche de rupture. Pour nous appuyer sur des exemples concrets, nous avons pris comme exemples de programmes de rupture pour la France : L’Avenir en commun, placé en tête de la gauche par les électeurs en 2017 et en 2022, le programme partagé de la NUPES en 2022 ou encore le programme du NFP ayant remporté les élections législatives en 2024. Ces trois documents programmatiques sont issus d’intenses discussions avec les forces vives du pays : mouvement social, associations, ONG, scientifiques, partis politiques.
Nous nous efforcerons donc dans cette note d’expliciter, de décrire et de détailler les implications de tels programmes sur la planification énergétique de la Nation. Cette ambition demande d’étudier avec attention deux questions : jusqu’où la sobriété est-elle possible et souhaitable ? Et, jusqu’où réindustrialiser notre pays ? Cette première étape consiste à identifier nos besoins pour déterminer une cible de consommation d’énergie (Enjeu n° 1). Elle constitue les fondations qui permettront de gouverner le système énergétique par les besoins, secteur par secteur.
Cette base permet d’établir des objectifs et des stratégies dans les différents secteurs énergétiques au sein de quatre principaux défis : sortir du tout-pétrole (Enjeu n° 2), sortir du tout-gaz (Enjeu n° 3), sélectionner le mix électrique capable de répondre aux besoins identifiés en minimisant l’impact environnemental et les risques (Enjeu n° 4) et replacer la question de la biomasse et de la gestion des sols à vocation agricole et forestière au cœur du débat énergétique (Enjeu n° 5). La question du nucléaire est aussi évoquée plusieurs fois dans le document. Le gouvernement a voulu focaliser le débat énergétique uniquement là-dessus, à tort selon nous. Le corpus que représentent L’Avenir en commun et le programme partagé de la NUPES proposent la sortie du nucléaire, le second précisant la possibilité de « laisser ce point à la sagesse du Parlement ». Le contrat de législature du NFP, lui, ne prévoit pas de décisions nouvelles sur les centrales pendant la législature. Cette note se situe dans l’épure générale de ces différents programmes.
L’atteinte des objectifs sectoriels identifiés dans ces sections repose sur des conditions de possibilité démocratiques, industrielles, géopolitiques et financières que nous présenterons par la suite. Ces enjeux transverses se déploient dans chaque secteur et doivent être interrogés de manière systématique. Ils seront approfondis dans une prochaine note du département de planification écologique de l’Institut La Boétie. Pour les lister, il s’agit des questions de souveraineté industrielle, des questions géopolitiques et des mécanismes de financement.
À retenir : ➔La France consomme chaque année environ 1 500 TWh d’énergie finale, dont deux tiers sont des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon). Le nucléaire représente 19 % de l’énergie consommée, et les EnR* (électriques et thermiques) en représentent 20 %. C’est l’usage massif d’énergies fossiles qui est responsable de l’essentiel des émissions de gaz à effet de serre sur le territoire national. ➔ Les émissions importées (= issues d’importations) sont presque égales aux émissions territoriales (= sur le territoire français). Bien que compris dans la loi énergie et climat de 2019, les textes programmatiques ne se sont pas encore emparés de ce sujet (ni la Stratégie nationale bas-carbone, ni le projet de loi souveraineté énergétique) : il s’agit d’un angle mort majeur de la politique d’atténuation du changement climatique. ➔ Le rythme de baisse des émissions de gaz à effet de serre est trop faible par rapport à l’urgence : celles-ci ont diminué en moyenne de 1,7 %/an sur la dernière décennie, alors qu’il faudrait atteindre 4,7 %/an sur la décennie à venir pour suivre les objectifs de la SNBC. Cela est le reflet d’une volonté politique absente (moyens humains et financiers grandement insuffisants) mais également d’un affrontement violent entre les logiques néolibérales capitalistes et les limites planétaires. ➔ Le gouvernement a repoussé aux calendes grecques l’adoption d’une véritable loi de programmation sur l’énergie et le climat par laquelle le Parlement pourrait débattre de la planification énergétique du pays. Quelques pistes de propositions législatives : ➔ Inscrire dans la loi un objectif de diminution de 27 % des émissions importées en 2030 et de 65 % en 2050 (Haut conseil pour le climat). ➔ Inscrire dans la loi un dispositif systématique d’évaluation de l’impact climatique des lois, afin de vérifier leur conformité avec nos engagements climatiques (Haut conseil pour le climat). |
Première partie — Partir des besoins pour déterminer une cible de consommation d’énergie (Enjeu n° 1)
Produire toujours plus, mais pour quoi faire ? Tout choix énergétique doit se faire au regard des besoins réels de la société, secteur par secteur. Le système économique capitaliste actuel commence par produire sans s’interroger sur la finalité de la production. De ce fait, il encourage toujours davantage de consommation, rencontre régulièrement des crises de débouchés et dépasse les limites planétaires.
Il en allait de même jusqu’ici en matière énergétique. Le développement capitaliste allait de pair avec une construction sans cesse accélérée de nouveaux moyens de production et de canaux d’approvisionnement, sans poser la question de leur finalité. Cette approche rencontre aujourd’hui une triple impasse écologique, économique et sociale, qui nous oblige à baisser notre consommation d’énergie.
La méthode doit donc changer. Bâtir le mix énergétique de demain doit se faire en regardant précisément ce qui est nécessaire et ce que notre environnement peut supporter. Autrement dit, il est nécessaire de gouverner le système énergétique par les besoins. Cette première section se livre à un exercice prospectif, visant à identifier, à partir des scénarios existants, ce qui pourrait être la cible de consommation énergétique de la société de 2050 en accord avec les programmes de rupture avec le néolibéralisme et le respect de la règle verte*. L’estimation des besoins dans cette note se concentre sur deux thématiques : le niveau de sobriété souhaitable et atteignable, et l’ampleur de la réindustrialisation jugée nécessaire. Une cible de consommation énergétique et électrique sera proposée, à partir de grandes hypothèses structurantes.
1. Quels besoins pour quelle sobriété ?
a. L’indispensable sobriété
Remplacer l’intégralité des ⅔ d’énergies fossiles de la consommation actuelle d’énergie en France n’est pas possible techniquement compte tenu de ce que l’on connaît. Pour accélérer la sortie des énergies fossiles, il est donc indispensable de réduire notre consommation d’énergie, a minima jusqu’au développement massif d’autres sources d’énergie. Deux grands leviers peuvent être utilisés dans ce but :
- la sobriété, c’est-à-dire des renoncements délibérés à des usages consommateurs d’énergie, correspondant à un premier levier humain ;
- l’efficacité énergétique, qui permet de baisser la consommation d’énergie à service et confort constant, à travers des leviers techniques et technologiques.
Ces deux leviers n’ont pas la même fiabilité. La sobriété apporte mécaniquement une baisse de consommation énergétique. L’efficacité, elle, peut être suivie d’un effet rebond, par lequel les gains d’efficacité sont compensés par une hausse des usages d’énergie. Par exemple, en isolant son logement on peut chauffer davantage qu’avant en gardant une facture constante). La sobriété est donc le premier pilier, avant l’efficacité énergétique : rien ne sert de rendre plus efficaces des processus dont on pourrait se passer.
L’Institut la Boétie s’était déjà penché sur cette question en décembre 2022, dans une note[18] analysant la faiblesse du plan de sobriété gouvernemental, aveugle aux inégalités sociales dans l’accès à l’énergie. Il avait alors proposé dix mesures à court terme et dix à long terme pour baisser les consommations. Dans cette première partie, nous élargissons la focale par rapport à cette précédente note : nous nous intéresserons à ce que veut dire la sobriété sur nos modes de vie et sur les outils de la puissance publique pour la mettre en œuvre.
b. Jusqu’où peut-on activer les leviers structurels de sobriété dans la justice ?
Pour obtenir des ordres de grandeur des économies d’énergie obtenues par différents scénarios de sobriété, nous avons basé notre analyse sur l’étude « Transition 2050 » de l’Agence de la transition écologique (ADEME). Son travail très complet[19] détaille quatre scénarios menant à l’atteinte du zéro émissions nettes en 2050 et au respect des limites planétaires. Ils reposent sur différents paris politiques, sociaux et technologiques. Parmi ces scénarios, seul le dernier appelé S4 ne recourt pas ou peu à la sobriété dans l’évolution des modes de vie. Il est fondé sur une forme de solutionnisme technologique, c’est-à-dire qu’il ne compte quasiment que sur la technologie de capture et de stockage du carbone pour faire face au dérèglement climatique.
Figure 4 – Présentation des quatre scénarios de « Transition 2050 » de l’ADEME

Note de lecture : Chaque scénario de l’ADEME propose une façon différente d’atteindre zéro émissions nettes. Le scénario S4 comporte le moins de changement de comportements et s’en remet lourdement aux technologies de captage et de stockage de CO2. À l’autre bout du spectre, le scénario S1 opère des changements fondamentaux dans les modes de vie.
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
En dehors de ce pari, risqué, l’ensemble des autres scénarios font appel à des leviers de sobriété. Nous proposons de regarder en détail les principaux leviers structurels mobilisés par l’ADEME :
- Levier structurel n° 1 : une baisse de -30 % à -70 % de la consommation de viande
L’alimentation est responsable de 25 % de l’empreinte carbone française[20] et doit donc fortement évoluer pour respecter nos engagements climatiques. En la matière, le scénario le plus ambitieux (intitulé « génération frugale », S1) prévoit une diminution de -70 % de la consommation de viande avec 30 % de végétariens et 30 % de flexitariens en 2050. Le scénario S2 prévoit, lui, 40 % de végétariens et de personnes qui réduisent leur consommation de viande. Ainsi, l’évolution des régimes alimentaires permet bien de diminuer l’impact écologique de notre alimentation en diminuant l’empreinte carbone (émissions de GES*), l’empreinte énergie (consommation d’énergie) et l’empreinte sol (surface utilisée). Il permet aussi de rationaliser l’usage de l’eau. Ce levier est donc crucial mais n’est pas directement lié à la question de l’énergie, puisque ces émissions émanent des cheptels et des changements d’affectation des sols.
Figure 5 – Proportion de chaque régime alimentaire (omnivore, flexitarien et végétarien) dans la population actuelle, selon chaque scénario

Note de lecture : Dans le scénario S2, 50 % de la population mange 45 g de viande par jour ou plus, 30 % en mangent entre 1 et 30 grammes, et le reste est végétarien, et notamment nouvellement végétarien par rapport à aujourd’hui.
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
Figure 6 – Évolution des empreintes énergie, sol et GES en fonction de la consommation de viande, par rapport à leur niveau actuel, selon chaque scénario

Note de lecture : La première ligne montre les objectifs de réduction de consommation de viande pour 2050 selon chaque scénario. Ensuite, l’empreinte énergie, l’empreinte sol et l’empreinte de GES sont exprimées pour chaque nouveau seuil de consommation. Par exemple, selon le scénario S2 avec une baisse de -50 % de la consommation de viande, on voit que l’empreinte énergie baisse de -21 %, l’empreinte de GES de -32 % et l’empreinte sol de -29 %.
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
- Levier structurel n° 2 : une baisse de la construction neuve
Le secteur résidentiel et tertiaire est responsable de 47 % des consommations énergétiques et de 22 % des émissions de GES. De plus, les besoins en matériaux pour la construction représentent une part importante des consommations énergétiques du secteur industriel. L’ADEME table notamment sur la baisse du nombre de résidences secondaires et de la construction de nouvelles maisons individuelles, ainsi que sur la rénovation thermique des bâtiments.
Figure 7 – Parc de résidences principales en 2050 dans chaque scénario
Note de lecture : Chaque bâton vertical représente un scénario pour 2050. Les couleurs ensuite représentent chacune un type de logement (existant, neuf individuel et neuf collectif) en millions. Par exemple, dans le scénario S2, 27 millions de logements correspondent à ceux existants aujourd’hui (violet), 2 millions à des logements neufs individuels (gris) et 3 millions à des logements neufs collectifs (bleu clair).
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
Figure 8 – Parc immobilier du secteur tertiaire en 2050 dans chaque scénario
Note de lecture : Chaque bâton vertical représente un scénario pour 2050. Les couleurs représentent un type de bâtiment (existant ou neuf) occupé par le secteur des services publics et du commerce, en millions. Par exemple, dans le scénario S2, 702 millions de m² de bâtiments du secteur tertiaire restent par rapport à ceux existants aujourd’hui (en violet), et les 130 millions m² (en gris) correspondent à des bâtiments neufs.
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
Figure 9 – Occupation et type des logements en 2050 selon chaque scénario
2015 Tendanciel S1 S2 S3 S4 Nombre de personnes par logement 2,23 2,02 2,12 2,12 2,02 2,02 Part de résidences secondaires 9,5 % 9,1 % 2,5 % 5 % 9,1 % 9,1 % Part des maisons individuelles dans nouvelles constructions 45 % 45 % 15 % 15 % 25 % 45 % Part des logements ayant atteint le niveau BBC / 16 % 79 % 81 % 20 % 40 % TERTIAIRE – surface construite (Millions de mètres carrés chauffés) / 261 130 132 166 261 Note de lecture : La première ligne du tableau indique le nombre de personnes par logement en 2050 en fonction de chaque scénario (colonnes). Par exemple, dans le scénario S2, il est prévu d’atteindre 2,12 personnes par logement en moyenne. Les lignes suivantes montrent pour chaque scénario le pourcentage de résidences secondaires, de maisons individuelles et de logements dits basse consommation (BBC). La dernière ligne indique la surface construite pour le secteur tertiaire dans chaque scénario.
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
- Levier structurel n° 3 : la diminution du nombre de kilomètres parcourus par personne et par an
Dans le scénario S2 de l’ADEME, il est par exemple prévu une réduction de -17 % de la distance parcourue par personne et par an (elle serait de -32 % dans le scénario S1, basé sur le plus de sobriété). Afin d’atteindre cette diminution, différentes politiques publiques doivent être portées : politiques de proximité entre le domicile et le travail (par exemple par un meilleur aménagement du territoire ou la mise en place de bourse à l’emploi pour échanger son poste au sein d’une même entreprise, en favorisant les tiers-lieux ou le télétravail pour ceux qui le peuvent, ou en soutenant les déménagements pour se rapprocher de l’emploi), aménagement du territoire qui facilite la ville du quart d’heure*, réouverture des services publics ou recherche de tourisme local. - Levier structurel n° 4 : la mise en œuvre d’une société de la réparation, du réemploi et du recyclage, avec une baisse des consommations de biens manufacturés neufs et jetables
Dans les deux scénarios de l’ADEME recourant le plus à la sobriété, entre 70 % et 80 % de l’acier, de l’aluminium, du verre, du papier-carton et des plastiques devraient provenir du recyclage en 2050. La réparation et le réemploi des objets doivent augmenter massivement. Cela correspond aux leviers proposés par des programmes comme L’Avenir en commun et le programme du NFP de lutte contre l’obsolescence programmée, en imposant une obligation de disponibilité des pièces de rechange et en garantissant l’accès à la réparation et le réemploi. - Levier structurel n° 5 : un développement de la mutualisation d’équipements
Chacun des leviers de sobriété repose en partie sur des mutualisations qui vont à l’encontre des dynamiques d’individualisation observées dans les dernières décennies. Il faut pour cela développer le covoiturage, mutualiser certains espaces (buanderies, terrasses, chambres d’amis, résidences secondaires) ou favoriser le prêt d’équipements entre voisins.
Ces 5 grands leviers de sobriété vont définir le niveau de sobriété global. Il va de soi que chaque levier de sobriété ne doit pas être sollicité avec la même ampleur selon le revenu et le capital des ménages concernés. Les leviers évoqués ci-dessus seront d’autant plus justes et efficaces s’ils s’appliquent aux usages les plus privilégiés. La mise en sobriété forcée des consommations ostentatoires des plus aisés peut constituer sur chaque levier un bon début, politiquement mobilisateur.
c. Pour éviter la pénurie, une sobriété démocratiquement décidée est nécessaire
Ces modifications de mode de vie sont conséquentes, mais nécessaires. En effet, l’ampleur des changements climatiques en cours et la sortie des énergies fossiles augmentent les risques de désorganisation des chaînes de production, d’accès aux ressources stratégiques et les risques de renchérissement de biens. Depuis quelques années, des pénuries se multiplient : médicaments et matériel médical, matières premières lors de la reprise économique, gaz suite à la guerre en Ukraine ou insécurité d’approvisionnement en électricité à l’hiver 2022-2023. Elles ont fait l’objet de mesures d’urgence presque systématiquement socialement injustes.
Dans la gestion des crises de pénurie par le marché, les populations les plus pauvres sont exclues de l’accès à des consommations essentielles du fait de l’accroissement des prix : se nourrir sainement, se déplacer, se loger dignement et se chauffer à des prix abordables… Par exemple, la baisse de la consommation d’électricité observée depuis l’hiver 2022 était la conséquence des prix élevés[21] (baisse des températures notamment dans les parcs sociaux) bien plus que celle d’un effort équitablement réparti dans le cadre du plan de sobriété gouvernemental. De même, le renchérissement du carburant ou des prix de l’alimentaire touche avant tout les plus précaires. La hausse de 21 % en 2 ans des prix de l’alimentaire conduit notamment à ce qu’un tiers des Français ne puissent se procurer une alimentation saine en quantité suffisante pour manger trois repas par jour[22].
Il s’agit d’injustices dans l’accès à l’énergie et dans la protection face aux crises. Les plus aisés et les plus grosses entreprises peuvent se permettre de faire face aux pénuries, si ce n’est même d’en bénéficier[23]. Pour les autres, de réelles politiques publiques de gestion de la pénurie sont nécessaires. La détermination démocratique des conditions d’accès aux ressources essentielles en période de crise est alors essentielle. La sobriété doit donc être planifiée et une vraie réflexion sur les outils de politiques publiques, qu’ils soient économiques ou réglementaires, doit être menée.
d. Comment mettre en œuvre la sobriété de manière juste : à rebours du signal-prix, le rôle des tarifications progressives et des quotas
Le principe du « signal-prix » est d’augmenter le prix de certains biens ou services pour en dissuader l’achat. Lorsqu’un gouvernement cherche à mettre en place un signal-prix, il le fait le plus souvent via une taxe. Le principal problème de ce système est son injustice sociale : la consommation des ménages les moins riches est davantage impactée que celle des ménages les plus riches.
En plus de l’interdiction à la marge de certains usages énergétiques démesurés, nous discuterons ici de deux types d’outils complémentaires qui s’opposent au signal-prix, et qui doivent intégrer la réflexion : les tarifications progressives et les quotas.
L’interdiction de certains usages énergétiques, déterminée démocratiquement
La question se pose de l’interdiction de certaines consommations énergétiques jugées collectivement inutiles afin de privilégier d’autres usages jugés utiles ou essentiels. La question se pose par exemple pour les normes téléphoniques de demain comme la 6G, très consommatrices d’énergie, et pour des usages de luxe émergents, comme les yachts géants, les avions de luxe et plus généralement toute technologie intensive en énergie. Il est essentiel que la décision de ce qui est utile et de qui ne l’est pas soit prise démocratiquement, et que les filières et salariés soient accompagnés dans leur reconversion.
Les tarifications progressives
Fonctionnant de manière similaire à l’impôt progressif sur le revenu, la tarification progressive sur les consommations énergétiques (carburants, gaz, électricité) ou sur l’eau peut contribuer à l’atteinte d’objectifs de sobriété. Le principe est simple : les petits consommateurs paient petit et les grands consommateurs paient gros. Cette tarification progressive sur les quantités d’usage peut être couplée avec une gratuité des premières quantités indispensables à une vie digne, garantissant ainsi l’ouverture d’un nouveau droit.
L’utilisation de tranches fortement progressives permet ensuite d’encourager fortement à la sobriété. Certes, l’outil repose sur le pilotage des consommations par les prix. Mais la détermination démocratique des tranches, des niveaux de prix associés et des cibles de sobriété visées en fait un outil de planification intéressant et permettant de réduire les inégalités d’accès à l’énergie. Toutefois, comme pour l’impôt, son efficacité repose sur la requête d’information quant à la composition du foyer ou l’isolation de son logement, ainsi que sur une adaptation des barèmes appliqués.
La logique des quotas
Les tarifications progressives comportent une limite : il reste possible pour les plus riches de consommer encore très largement. La logique des quotas permet alors d’assurer simultanément le suivi de l’objectif global tout en garantissant aux plus modestes un socle minimal de consommations. Dans ce cas, la « garantie d’une consommation minimum pour chacun passe directement par une limitation en quantité des consommations des plus riches[24]. » De nombreuses propositions d’outils existent pour mettre en oeuvre des formes de quotas, à l’image de la proposition d’une carte carbone[25]. Cette proposition se heurte à de nombreux obstacles techniques, économiques et de mise en œuvre et est critiquable sur sa dimension individualisante. À l’heure actuelle, il est plus raisonnable d’envisager des quotas de consommation pour des secteurs très difficiles à sortir du carbone et pour lesquels une forme de décroissance est nécessaire, comme le trafic aérien.
Une logique de quotas peut en réalité s’apparenter à une redistribution, en donnant accès à des quantités minimales (droit de tirage) à des ménages, qui en étaient privés auparavant à cause de leur prix. Une étude britannique[26] avait par exemple mis en évidence que l’introduction d’une carte carbone globale serait bénéficiaire à 71 % des ménages britanniques. Ainsi, la chercheuse Mathilde Szuba note qu’une politique énergétique peut, grâce aux quotas et au rationnement, être source de progrès en instaurant une régulation par les quantités et non par les prix.
Le principal enjeu repose alors sur la détermination démocratique de ce qui correspond au socle de besoins, de l’effort collectif auquel chacun peut contribuer et de ce qui relève de l’accessoire, de la consommation ostentatoire. Ce travail ne peut se limiter à une décision unilatérale d’un pouvoir politique basé sur des avis d’experts : il s’agit d’une recherche de décision démocratique qui aboutirait à l’établissement de quotas par foyer ou par personne.
Ce type de décision nécessite un débat particulièrement attentif, car les besoins diffèrent selon les profils. Par exemple, dans quelle mesure appliquer des quotas de voyages en avion pour les bi-nationaux, les résidents ayant de la famille proche à l’étranger ou les Français des territoires dits ultra-marins ?
À partir de là, deux possibilités existent en matière d’instauration de quotas carbone :
- le quota d’émission général portant sur l’ensemble des consommations d’un individu ou d’un foyer. S’il permet d’assurer l’atteinte globale des objectifs et permet à chaque individu de répartir son effort comme il le souhaite, sa mise en place se heurte pour l’instant à d’importants obstacles techniques (mode de calcul) et politiques (justice).
- la mise en place de quotas sectoriels. Ils permettent de garantir le suivi de trajectoire pour des consommations facilement mesurables et identifiables. Les quotas permettraient alors d’assurer une décroissance démocratiquement et socialement juste du secteur concerné, aboutissant même à des droits nouveaux pour les couches populaires. Nous parlons ici de quotas sans marché secondaire pour les échanger. Ces derniers créent de nombreux effets pervers comme le montrent les cas des rachats de quotas de pêche et du marché des quotas carbone, permettant aux acteurs disposant de moyens financiers conséquents d’acheter des quotas supplémentaires pour continuer à polluer.
Pour chaque restriction, ouvrir un nouveau droit en favorisant une sobriété juste
La justice des mesures visant à réduire certaines consommations est favorisée en les associant à l’ouverture de nouveaux droits[27] : gratuité des premières quantités indispensables, droit pour chacun à un nombre minimum de voyages long-courriers, droit à de la nourriture moins carnée mais de qualité, soutien progressif à la rénovation… La régulation par les quantités permet alors d’assurer un réel progrès social.
Une illustration parlante est celle de l’instauration de quotas pour le secteur aérien. À moyen terme au moins, l’aviation va devoir fortement réduire son volume de trajets. En effet, aucune solution de décarbonation n’est en mesure de garantir le maintien du nombre de vols actuel et encore moins sa tendance vers une très forte augmentation. Le Shift Project a par exemple émis la proposition d’introduire un quota maximum de voyages en avion et de kilomètres parcourus pour chaque citoyen sur l’ensemble de sa vie[28]. Une telle mesure permet de fait d’instaurer un nouveau droit à voyager, en offrant à chaque citoyen un certain nombre de billets gratuits au cours de sa vie. Concernant l’aviation, en France, les 20 % les ménages les plus aisés sont responsables de 50 % des vols effectués[29], rendant cette mesure très égalitaire et progressive de fait, en contraignant principalement les plus aisés. Certaines difficultés de mise en œuvre existent encore concernant les possibilités de revente ou une forme de récompense de la non-utilisation.
Exemple de mesure de réduction de consommation | Proposition de nouveau droit ouvert |
Limitation du trafic aérien[30] | Offrir à chaque Français un nombre minimal de voyages au cours de sa vie, fixé à 3 ou 4 par exemple. Ajouter des droits à voyager supplémentaires pour les personnes issues des territoires dits ultra-marins, qui ont de la famille à l’étranger ou d’autres raisons impérieuses à voyager pour satisfaire leur droit fondamental à une vie privée et familiale |
Tarification progressive pour les grosses consommations d’énergie et d’eau par foyer | Gratuité des premières quantités indispensables |
Baisse structurelle de la production de viande en agissant sur l’offre (fermeture des élevages industriels, renforcement des normes de bien-être animal) | Encadrement et régulation des prix de la viande « restante » pour en garantir l’accès à tous |
Obligation de rénovation complète des logements d’ici 2050 | Zéro reste à charge pour les 20 % des foyers les plus pauvres et appui progressif avec soutien moyen de 70 % pour 90 % des foyers |
Limitation de la taille et du poids des véhicules | Gratuité du permis de conduire, droit à un vélo par personne et grand plan ferroviaire |
Interdiction des lignes d’avion nationales | Mise en place de prix réduits sur les grandes lignes ferroviaires, accompagnées si nécessaire d’un nombre de billets gratuits chaque année |
Source : Proposition des auteur·ices
2. Quelle trajectoire de relocalisation et de réindustrialisation ?
a. Des besoins énergétiques industriels amenés à décroître, et ce même en présence de relocalisations massives ?
Les objectifs de réindustrialisation poussent mécaniquement les besoins énergétiques futurs à la hausse. Pourtant, réindustrialiser vient répondre à deux ambitions stratégiques dans la sortie des énergies fossiles de notre énergie. D’une part, relocaliser notre production nous permet d’avoir les mains libres pour la sortir des énergies fossiles et de réduire notre dépendance aux émissions importées. D’autre part, cela nous permet de renforcer notre souveraineté industrielle et donc notre capacité à maîtriser les processus de production dont nous avons besoin pour changer nos infrastructures de transport et d’énergie, rénover les logements, mettre en place des filières de recyclage et de réparation, etc.
Certaines études de prospective énergétique, et tout particulièrement les travaux de RTE, concluent que cette dynamique engendrerait une hausse des besoins électriques globaux d’environ + 100 TWh d’ici 2050 en cas de réindustrialisation profonde. Ainsi, cela rendrait la construction d’un mix électrique 100 % renouvelable plus difficilement accessible. Toutefois, d’autres travaux, comme ceux de l’ADEME[31] ou de négaWatt, tablent eux sur une baisse globale des besoins de l’industrie et donc de ses besoins électriques, car ils combinent leurs prévisions de réindustrialisation avec des prévisions de sobriété, notamment pour la construction neuve, les transports et les emballages.
Les consommations énergétiques de l’industrie (et les émissions de CO₂) sont en effet concentrées dans un nombre restreint de secteurs. Tout particulièrement, l’évolution de la construction neuve guide fortement les besoins de matériaux fabriqués par l’industrie. 9 secteurs concentrent 60 % des consommations énergétiques de l’industrie : sidérurgie, cimenterie, industries chimiques de l’éthylène, de l’ammoniac et du dichlore, papier-carton, productions de sucre, verre et aluminium.
L’estimation des besoins énergétiques et électriques industriels futurs liés à la mise en oeuvre des programmes de gauche de rupture comme L’Avenir en commun ou le programme du NFP peut se faire avec la méthodologie suivante :
Estimer l’évolution de la tendance globale de la demande domestique en matériaux, au regard des choix en matière de sobriétéEstimer l’effet lié aux relocalisations stratégiques et essentielles et à la création de nouvelles industries écologiquesProposer une amélioration réaliste de l’efficacité énergétique dans les secteurs industrielsEnfin, les besoins ainsi estimés peuvent être pourvus par différents vecteurs énergétiques : électricité, hydrogène, biomasse (en partie sous forme de gaz sans carbone, ou biogaz). |
b. Le scénario S2 de l’ADEME semble être, dans sa logique, le plus proche des programmes de rupture
L’étude « Transitions 2050 » de l’ADEME propose dans chacun de ses scénarios une évolution différente de la dynamique industrielle. L’application de la règle verte, le recours accru à la sobriété et la volonté de relocaliser des filières stratégiques pour améliorer la souveraineté stratégique et la balance industrielle pointeraient plutôt vers le second scénario dit de « Coopérations territoriales » de l’ADEME. En plusieurs points, ce scénario se rapproche fortement des lignes directrices portées par les programmes de gauche de rupture. Néanmoins, comme expliqué ci-dessus, une politique volontariste en matière de relocalisation et de réindustrialisation pourrait entraîner une hausse plus ou moins forte de la consommation énergétique. C’est au pouvoir politique de déterminer, l’heure venue, où placer le curseur entre les objectifs de sobriété et de réindustrialisation : cette note à elle seule ne peut donc déterminer précisément à l’avance la teneur des besoins énergétiques industriels. Mais il est certain que l’application d’un programme de rupture nécessite de regagner une certaine indépendance et des marges de manœuvre en matière de production. Raison pour laquelle il a dans ses objectifs une vague de relocalisation industrielle. Pour l’heure, nous nous plaçons donc ici dans la perspective d’un « S2 + », reprenant à son compte la logique du S2 de l’ADEME tout en laissant ouverte la possibilité d’un ajustement plus souple des objectifs de sobriété en matière industrielle.
Pour donner à voir concrètement ce à quoi pourrait ressembler une bifurcation énergétique ambitieuse, les points suivants présentent quelques projections fondées sur ce scénario n° 2 de l’ADEME. Elles ne sont que des indications de ce qu’une gauche de rupture pourrait viser, et non pas le seul chemin viable en matière énergétique pour le pays. D’autres cibles chiffrées pourraient être décidées par le pouvoir politique.
Figure 10 – Leviers de transformation de l’industrie dans les scénarios de « Transitions 2050 »

Note de lecture : Ce tableau indique l’intensité du développement des différents leviers de transformation de l’industrie selon les scénarios. Plus la couleur de la case est foncée, plus le niveau de développement doit être important. MPR = Matières premières de recyclage
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
- Une baisse globale de la demande en matériaux
L’atteinte du zéro émissions nettes nécessite une baisse majeure de la demande en matériaux, particulièrement dans plusieurs industries fortement consommatrices. Ainsi, la baisse des émissions du secteur de la construction et des bâtiments ainsi que le respect du zéro artificialisation nette nécessitent une baisse des nouvelles constructions (-85 % d’ici 2050 dans le S2 de l’ADEME). Par ailleurs, celles-ci devraient être réalisées d’abord avec de nouveaux matériaux (bois, terre, paille) ou issus de filières de recyclage. De même, le développement des filières de recyclage et de valorisation limite les besoins en matériaux neufs. Finalement, l’ADEME table sur une diminution par 7 des besoins de matériaux pour le résidentiel et par 4 pour le tertiaire. 80 % de l’acier, mais aussi de l’aluminium, du verre, du papier-carton et des plastiques viendraient du recyclage. Ceci entraîne une diminution de près de 50 TWh (2015) à 12 TWh (2050) des besoins énergétiques industriels pour fabriquer ces matériaux.
Figure 11 – La baisse tendancielle de la demande en matériaux d’ici à 2050, selon le scénario S2 de l’ADEME

Note de lecture : La demande de matériaux est étudiée pour l’aluminium, l’acier, le ciment et le verre sur trois dates : 2014, 2030 et 2050. Les projections sont réalisées à partir du scénario S2 de l’ADEME. On voit que même en présence de nombreuses relocalisations stratégiques, la demande en matériaux finit par baisser fortement. Par exemple, pour le ciment, la demande passe de près de 14 mégatonnes, à 6 mégatonnes en 2030 et finalement moins de 4 mégatonnes en 2050.
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
Dans le domaine des transports, les ventes de véhicules particuliers et les trajets aériens sont amenés à diminuer (sous l’effet notamment du report modal*, du co-voiturage ou de la diminution du poids des véhicules). Cela se répercute sur l’ensemble de la chaîne de valeur des industries de véhicules, ayant un gros effet sur la demande en acier (-45 %) et en plastiques (-62 % pour l’éthylène). Le rythme de construction de nouvelles infrastructures routières diminue fortement aussi. De même, l’interdiction complète des plastiques à usage unique (hors usages médicaux) conduit à une baisse drastique de la production de plastiques à usage unique. Enfin, la transformation de l’agriculture diminue fortement le recours aux engrais de synthèse (-55 %), dont les industries sont fortement consommatrices.
- Une relocalisation de secteurs clefs, un protectionnisme stratégique et un renforcement de l’efficacité énergétique soutenu par l’État
La scénarisation de l’ADEME prévoit un retour du protectionnisme économique couplé à un soutien de l’État à des branches stratégiques, qui aurait pour conséquence le retour à un solde commercial global positif. Les relocalisations proposées se font principalement dans le secteur des transports, des métaux, des plastiques, du verre, du textile, de l’engrais et du papier-carton.
Les besoins énergétiques liés à la réindustrialisation dans le scénario S2 sont limités grâce à un fort niveau d’interventionnisme de l’État dans l’efficacité énergétique et notamment la récupération de chaleur fatale* sur les sites industriels. L’électrification des procédés permet aussi d’éviter les pertes des machines à énergie fossile. Enfin, ce scénario propose une hausse de la production d’hydrogène vert (à partir d’électricité) pour atteindre une consommation d’hydrogène de 24 TWh en 2050 (voir encadré « Quel rôle pour l’hydrogène dans la transition énergétique ? », troisième partie). Celui-ci serait notamment destiné à la nouvelle filière de réduction directe d’acier pour remplacer les hauts-fourneaux.
- Les besoins énergétiques industriels qui en découlent
Ainsi, ce scénario prévoit une baisse globale de 47 % de la consommation énergétique du secteur industriel entre 2014 et 2050, soit de 438 à 230 TWh. Les 133 TWh de gaz actuels sont divisés par 2, remplacés par de la biomasse (41 TWh), de la récupération de chaleur fatale et une baisse des besoins en matériaux. Le charbon utilisé pour la production d’acier dans les hauts-fourneaux disparaît, remplacé par de l’hydrogène. Les besoins électriques diminuent quant à eux de 35 %. Toutefois, des besoins électriques supplémentaires seraient nécessaires pour la production d’hydrogène par électrolyse*[32] (environ 34 TWh supplémentaires) : au total, les besoins électriques totaux seraient estimés à près de 110 TWh, soit une consommation électrique globalement stable en 2050 par rapport à 2019.
Ainsi, une dynamique de réindustrialisation poussée et couplée à des efforts importants de sobriété ne ferait pas exploser les besoins énergétiques et électriques à l’horizon 2050. Elle laisserait des marges de manœuvre plus amples (rythmes de développement des EnR, calendrier de fermeture du nucléaire…) que dans le scénario de réindustrialisation de RTE, qui réclamerait une quantité d’énergie un peu plus importante.
Figure 12 – Comparaison de la consommation d’énergie totale en 2050, par scénario

Note de lecture : La consommation d’énergie de l’industrie est de 438 TWh, la tendance actuelle mènerait à un total de 373 TWh par an en 2050. Les scénarios S1, S2 et S3 de l’ADEME prévoient une baisse significative de la consommation d’énergie de l’industrie en 2050 : par exemple, le scénario S2 prévoir une consommation de 230 TWh, notamment via l’électricité (74 TWh), le gaz renouvelable de réseau (58 TWh) et la biomasse (41 TWh).
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
3. Quelle cible de consommation énergétique finale pour appliquer un programme de rupture ?
a. Évolutions et tendances sectorielles
Il nous reste, dans cette section, à établir les besoins énergétiques totaux atteignables en 2050. Pour cela, nous pouvons reprendre nos conclusions des parties précédentes sur les différents leviers de sobriété dans la consommation et sur la réindustrialisation. Avec d’autres variables d’efficacité énergétique du bâti notamment, nous serons alors capables de quantifier les besoins de consommation énergétique finale en 2050 dans le cadre de l’application d’un programme de rupture et d’une réelle bifurcation écologique.
Sur le bâti résidentiel
La rénovation complète de 700 000 logements par an proposée dans L’Avenir en commun conduirait à rénover 16 millions de logements entre 2027 et 2050, entraînant une économie que l’on peut estimer entre approximativement 100 (scénario bas) à 200 TWh (scénario idéal)[33]. C’est notamment le cas si l’on cible prioritairement les passoires thermiques (G et F) et puis les étiquettes D et E, permettant de mobiliser des gisements d’économie importants, en commençant par les 5,2 millions de passoires thermiques. On passerait alors de 488 à 285 TWh. Là encore, cette trajectoire serait assez proche de ce que prévoit le scénario S2 de l’ADEME qui estime que les consommations du résidentiel (uniquement sur les résidences principales) permettraient de passer de 442 à 243 TWh, soit une baisse de 199 TWh.
Sur le bâti tertiaire (bureaux et commerces)
Un effort similaire de rénovation énergétique sur le tertiaire avec le respect du décret tertiaire – qui impose aux entreprises de réaliser des économies d’énergie dans les bâtiments à usage tertiaire de plus de 1 000 m² –, les obligations de rénovation, et la baisse globale de surfaces dédiées conduirait à une baisse de 42 % des besoins énergétiques. Le tertiaire passerait alors d’une consommation de 260 TWh à 150 TWh[34].
Sur les transports
L’analyse de l’évolution des besoins énergétiques des transports est complexe : elle est détaillée dans notre section « Enjeu n° 2 : sortir du tout-pétrole ». De nombreux arbitrages sectoriels sur le choix des technologies retenues (véhicules électriques, ampleur du déploiement des transports en commun, rôle de l’hydrogène et du biogaz) y sont présentés. Toutefois, le scénario S2 de l’ADEME est proche de la politique de transports portée par les programmes de la gauche de rupture et permet de donner un ordre de grandeur de l’évolution des besoins énergétiques dans ce secteur. L’ampleur de la sobriété dans ce scénario correspond à une baisse de 17 % des kilomètres parcourus par personne, un développement massif du vélo et des transports en commun, un doublement de la part du train et un recours accru au covoiturage et à la mutualisation des déplacements. Pour sortir la mobilité individuelle des énergies fossiles, un certain équilibre est proposé dans le scénario S2, avec le convertissement de la moitié du parc automobile en électrique, une partie restant en carburants liquides et une minorité en gaz et hydrogène. L’autre levier majeur est la réduction forte de la taille moyenne des véhicules. Globalement, la demande énergétique des transports diminuerait significativement, pour passer d’environ 500 TWh à 150 TWh en 2050. Cette baisse bénéficie notamment de l’électrification massive de la mobilité qui permet de bénéficier de meilleurs rendements énergétiques (85-90 % pour le véhicule électrique contre au maximum 35-40 % pour un thermique).
Sur l’industrie
Comme analysé dans la partie précédente, le scénario S2 de l’ADEME prévoit une baisse de -47 % des besoins énergétiques industriels entre 2014 et 2050, soit une baisse de 200 TWh. Dans l’hypothèse d’un « S2+ » avec une plus forte dose de réindustrialisation, cette diminution pourrait être légèrement plus faible.
Figure 13 – Résumé des principales évolutions concernant les transports dans le scénario S2

Note de lecture : Le scénario S2 prévoit une baisse des émissions liées au transport de voyageurs de 95 % entre 2015 et 2050. Elle est issue d’une baisse de 84 % de l’intensité carbone de l’énergie grâce notamment à l’électrification, d’une une baisse de 55 % de l’intensité énergétique des véhicules notamment au travers du poids des voitures, du report modal grâce au train et au vélo, et d’une baisse de la demande de transports.
Source : Aurélien Bigo, Les transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement, 11/2020, thèse de doctorat de l’Institut Polytechnique de Paris, URL : http://www.chair-energy-prosperity.org/wp-content/uploads/2019/01/These-Aurelien-Bigo.pdf
Sur l’agriculture
Les consommations énergétiques de l’agriculture sont moins structurantes (50 TWh, principalement en carburants) du point de vue de la baisse des besoins énergétiques. Des gisements significatifs peuvent permettre, selon les scénarios de l’ADEME, de baisser à 20-30 TWh les besoins énergétiques pour le secteur.
Besoins énergétiques globaux
Au regard de ces économies d’énergies sectorielles, on aboutit à une forte baisse des besoins énergétiques du pays, en premier lieu grâce à la planification de la sobriété et des investissements. Mises bout à bout, les analyses sectorielles permettent d’estimer un passage d’environ 1496 TWh de consommation d’énergie finale actuelle à environ 800-850 TWh, et ce même en recourant à une réindustrialisation[35].
b. Des besoins électriques maîtrisés
La sobriété et l’efficacité dans tous les secteurs couplées à des logiques de relocalisations industrielles conduisent à une demande électrique maîtrisée. Ce résultat élargit sensiblement le champ des possibles pour le mix énergétique, qui plus est pour le mix électrique : rythmes de déploiement des renouvelables, construction, baisse et sortie du nucléaire, besoins de flexibilité…
Figure 14 – Consommation annuelle d’électricité par type d’usage selon les 4 scénarios

Note de lecture : Chaque tableau présente l’évolution dans le temps de la consommation d’électricité pour un scénario de l’ADEME, avec la décomposition par usage. Par exemple, dans le scénario 2, la consommation en 2040 est inférieure à 500 TWh, et est utilisée principalement par le chauffage par les pompes à chaleurs (PAC), par l’eau chaude sanitaire (ECS) et l’électroménager (« produits blancs »), par l’industrie, et par les électrolyseurs qui produisent l’hydrogène vert.
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
La mobilisation massive des leviers structurants de sobriété évoqués précédemment limite globalement les besoins électriques et la nécessité de prévoir massivement des moyens de stockage, ou permettant de rendre la production plus flexible pour qu’elle corresponde à l’instant T à la consommation. En matière électrique, le scénario S2 de l’ADEME propose :
- d’un côté une augmentation des besoins électriques pour les pompes à chaleur, le déploiement des véhicules électriques et la production d’hydrogène par électrolyseurs* pour décarboner l’industrie lourde, les transports lourds et le gaz de réseau ;
- de l’autre une baisse des besoins pour l’industrie malgré des dynamiques de relocalisation, et une baisse des besoins pour le chauffage électrique et l’eau chaude sanitaire grâce à la sobriété et au déploiement d’énergies renouvelables thermiques alternatives (voir « Enjeu n° 3 : sortir du tout-gaz et développer la chaleur renouvelable »).
Avec nos hypothèses, les besoins électriques augmenteraient donc légèrement, en passant d’environ 500 TWh à 550 TWh (pertes comprises) d’ici 2050. C’est proche de ce que prévoit le S2 de l’ADEME qui arrive à une cible de 535 TWh en 2050, proche de la variante sobriété de RTE[36]. Dans d’autres scénarios impliquant une plus forte réindustrialisation, dont le scénario central de RTE et son scénario de réindustrialisation profonde, les besoins montent respectivement à 650 TWh et 750 TWh.
Si le premier cas de figure rend le pilotage et l’équilibrage du réseau électrique moins complexe que dans le deuxième, nous rappelons là aussi que c’est la décision politique qui tranchera in fine en fonction de la priorisation des différents objectifs. Une réindustrialisation plus forte du fait d’objectifs ambitieux de relocalisation de la production pourrait conduire à dépasser plus que cela le scénario S2, tout en restant en deçà du scénario maximal de RTE.
Figure 15 – Consommation d’électricité par secteur selon les scénarios

Note de lecture : Dans le scénario S2, en 2050 la consommation totale d’électricité est de 535 TWh, un peu supérieure à aujourd’hui mais inférieure à ce que prévoit la prolongation de la tendance actuelle. Elle servirait de manière équilibrée à l’industrie, le résidentiel, le tertiaire et les transports. Une part importante serait réservée pour la production d’hydrogène (H2) par électrolyse.
Source : ADEME, « Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat », 2022, URL : https://librairie.ademe.fr/recherche-et-innovation/5072-prospective-transitions-2050-rapport.html
Cette première partie nous a permis de formuler de premières hypothèses et orientations concernant les besoins énergétiques d’un programme de rupture, alliant recours marqué à la sobriété et relocalisation d’activités industrielles stratégiques. On peut donc chiffrer une proposition de trajectoire des besoins énergétiques de la manière suivante : passer, d’ici 2050, de 1496 TWh à 850 à 800 TWh de consommation finale dont environ 550 TWh d’électricité.
L’application sectorielle de ces orientations est ensuite discutée dans la partie suivante. Nous avons choisi de le faire par le prisme de quatre enjeux cruciaux : comment sortir du tout-pétrole (enjeu n° 2), comment sortir du tout-gaz (enjeu n° 3), quelles clefs de lecture pour sélectionner le mix électrique de demain (enjeu n° 4) et quel rôle pour la biomasse dans l’atteinte du zéro émissions nettes (enjeu n° 5).
À retenir : ➔ Un recours massif à la sobriété est un des piliers du respect de nos engagements climatiques. ➔ La sobriété, tout en s’appliquant aux consommations ostentatoires, devra nécessairement mobiliser des leviers structurels concernant la consommation de viande, les kilomètres parcourus ou encore la consommation d’espace et le nombre de constructions neuves. Ces leviers ne pourront être activés que par des politiques ambitieuses de planification et d’investissements. ➔ La sobriété doit être juste, c’est-à-dire régulée par la décision collective plutôt que par les prix, avec des outils comme les tarifications progressives, les quotas dans certains secteurs cibles et l’ouverture de nouveaux droits universels. ➔ Dans le scénario S2 de l’ADEME, proche de ce qui est décrit dans les programmes de rupture, une dynamique de réindustrialisation, même poussée, ne semble pas faire exploser les besoins énergétiques et électriques en présence d’une réelle planification de la sobriété à l’horizon 2050. Ce scénario laisse de la marge pour une réindustrialisation plus forte, ce qui pourrait s’avérer nécessaire en cohérence avec des objectifs ambitieux de relocalisation. ➔ Un bouclage global des besoins de ces programmes, en suivant une logique proche du S2 de l’ADEME, mène à des besoins énergétiques totaux en 2050 de l’ordre de 800 à 850 TWh, dont 500 à 550 TWh de besoins électriques (pertes comprises). Quelques pistes de propositions législatives : ➔ Généraliser la logique d’ouverture d’un nouveau droit en compensation de toute politique de sobriété et faire des propositions législatives dans ce sens. ➔ Inscrire la logique de sobriété au cœur de la future loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) et proposer des cibles sectorielles de sobriété. ➔ Renforcer la législation sur la réparabilité, le réemploi et le recyclage des produits, à l’image de ce qui était proposé dans L’Avenir en commun et le contrat de législature du NFP. ➔ Commander un rapport détaillé, filière par filière, des besoins et possibilités de relocalisations stratégiques, afin d’estimer précisément les besoins énergétiques et électriques qui en émergent. |
Seconde partie : Dégager les enjeux majeurs pour sortir des énergies fossiles
Dans la première partie, nous avons étudié les besoins énergétiques du pays en cas de réelle bifurcation des modes de production, d’échange et de consommation. Sobriété, redistribution et réindustrialisation nous amènent à des besoins énergétiques de l’ordre de 800 à 850 TWh en 2050 contre 1496 TWh aujourd’hui.
Dans cette seconde partie, nous allons parler de la production de cette énergie. Pour atteindre zéro émissions nettes et respecter nos engagements internationaux, il faut à la fois sortir du tout pétrole (enjeu n° 2) et sortir du tout-gaz (enjeu n° 3). Nous détaillerons donc les choix de planification à faire pour cela, notamment concernant deux grands piliers de la bifurcation énergétique que sont l’élaboration d’un mix électrique approprié (enjeu n° 4) et une utilisation raisonnée de la biomasse (enjeu n° 5).
Enjeu n° 2 : Sortir du tout-pétrole
a. Un constat : le pétrole est utilisé aux deux tiers dans les transports, mais également dans le bâtiment, l’agriculture et l’industrie
En 2023, la France a importé 61 mégatonnes de produits pétroliers, soit environ 711 TWh (source : SDES). Environ 700 TWh sont consommés sur le territoire français, le reste étant utilisé dans le transport international. Cette consommation est principalement répartie dans les secteurs suivants :
- Transports (60 % de la consommation) : utilisé comme carburant (essence, diesel, kérosène) pour le transport routier, maritime et aérien.
- Résidentiel, tertiaire (9 %) : utilisé pour chauffer, sous la forme de fioul.
- Agriculture, pêche (5 %) : utilisé comme carburant pour alimenter les engins de récolte, les navires de pêche, etc.
- Consommation non énergétique dans l’industrie lourde (17 %) : le pétrole n’est pas qu’un combustible, il est également utilisé comme matière première, par exemple pour la pétrochimie (ex : plastiques, engrais, textiles, médicaments) ou pour le BTP (ex : fabrication du bitume).
Figure 16 – Évolution de la consommation de pétrole raffiné (hors biocarburants et transport international) par secteur économique en mégatonnes d’équivalent pétrole et en milliards d’euros

Note de lecture : Ce graphique montre combien chaque secteur économique (production d’électricité, transports routiers, etc.) consomme de pétrole chaque année. Par exemple, en 2013, les transports routiers représentent 30 milliards d’euros de consommation de pétrole, pour un total de 97 milliards d’euros de pétrole consommé tous secteurs confondus.
Source : ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, 2021, Chiffres clés de l’énergie édition 2021 – Pétrole, URL : https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-energie-2021/13-petrole
Il est nécessaire d’envisager la transition énergétique de l’ensemble de ces secteurs. Cependant, nous allons nous consacrer dans cette note aux secteurs responsables de l’immense majorité de la consommation de pétrole en France (90 %) : les transports, l’industrie lourde et le bâtiment.
b. Pour sortir du pétrole dans les transports, il faut mobiliser l’ensemble des leviers du triptyque : sobriété, report modal, c’est-à-dire report d’un mode de transport à un autre, et énergie renouvelable
Tout d’abord, rappelons comment se répartissent les émissions de gaz à effet de serre liées au secteur des transports en France, hors transport aérien international (source : CITEPA, 2022) :
Figure 17 – Évolution des émissions dans l’air de CO2 du secteur des transports par type de transport en millions de tonnes d’équivalent CO2

Note de lecture : Sur la période de 1990 à 2019, le transport routier représente la grande majorité des émissions de CO2 du secteur de transport, avec plus de 120 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an (hors crise Covid en 2020). La voiture particulière représente dans le transport routier plus de la moitié des émissions de CO2.
Source : Notre environnement, Les émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports, 02/2021, URL : https://www.notre-environnement.gouv.fr/themes/climat/les-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-et-l-empreinte-carbone-ressources/article/les-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-du-secteur-des-transports
L’enjeu principal est de sortir le transport routier des énergies fossiles (véhicules particuliers, utilitaires, camions, bus, cars, etc.). Mais le transport aérien doit également être sorti des énergies fossiles, d’autant plus qu’il est fortement inégalitaire. Rappelons enfin que le secteur des transports est le seul secteur parmi les principaux secteurs émetteurs de gaz à effet de serre dont les émissions ont augmenté entre 1990 et 2019, à hauteur de 9 %. Malgré une baisse conséquente en 2020 due à la crise du Covid-19, les émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports sont remontées aux alentours de 120 mégatonnes d’équivalent CO2 (MtCO₂eq) en 2021. De plus, selon la Stratégie nationale bas-carbone, même si la trajectoire d’augmentation des émissions est en légère baisse depuis 2005, il faudrait multiplier par 5 jusqu’à 2050 le rythme moyen de cette diminution annuelle des émissions des transports pour sortir le secteur des énergies fossiles.
La sortie de la dépendance au tout-pétrole dans les transports nécessite de réaliser la « transition modale », l’équivalent d’une rupture totale pour le secteur. La direction prise par les politiques publiques en matière de transport de marchandise est la première chose à inverser. La part du fret ferroviaire dans le transport de marchandise a été divisée par 2 entre 2006 et 2019, passant de 20 % à 10 %, suite à la libéralisation de cette activité autrefois exercée par un monopole public. C’est la part du transport de marchandise par la route qui a bénéficié de ce détricotage des capacités du rail en la matière. La moitié des lignes utilisées pour le transport de marchandises en 1950 sont désormais fermées, jusqu’à la fermeture en 2019 de la ligne Perpignan-Rungis. Entre 1990 et 2015, 70 % des investissements publics dans les infrastructures de transport l’ont été pour le réseau routier et autoroutier contre 20 % pour le réseau ferré et 10 % pour le réseau routier urbain. C’est d’abord cela qu’il faut changer. Sans bifurcation majeure dans le domaine du transport des marchandises, il sera impossible de le faire dans celui des voyageurs.
La transition modale repose sur trois piliers qui ne sont pas substituables entre eux et doivent s’additionner afin qu’elle soit complète :
- D’abord, la sobriété de la demande de transport, alors que cette demande a été multipliée par plus de 4 depuis 1960. Il s’agit en particulier de la sobriété des modes carbonés de transport (avion, voiture individuelle). Au-delà de la demande, la sobriété concerne par exemple le taux de remplissage des véhicules en nombre d’utilisateurs (sobriété par mutualisation des usages) et le poids des véhicules (sobriété dimensionnelle) ;
- Ensuite, le report modal vers les modes vertueux de transport (transports en commun, vélo, marche à pied) en utilisant tous les leviers pouvant le rendre possible : densification de l’offre de modes vertueux, régénération (renouvellement des rails, routes, voies de transport utilisées par les modes vertueux), construction de nouvelles infrastructures, changement de comportements ;
- Enfin, la décarbonation énergétique des modes polluants restants (qui représenteront toujours plus de 50 % des parts modales kilométriques en 2050 dans tous les scénarios, même les plus optimistes), soit notamment la voiture et l’avion. Pour l’essentiel, cela repose sur l’électrification pour les modes routiers ou sur une combinaison de carburants et en particulier de l’emploi de l’hydrogène (train, avion, bateau).
La même approche est également applicable au fret (transport de marchandises) mais nous concentrerons nos illustrations sur le transport de voyageurs pour les besoins de l’exercice.
Notons par ailleurs qu’une autre grille de lecture peut être utilisée pour analyser la transition modale des transports, basée sur l’équation de Kaya* et ses 5 leviers : demande de transports, report modal, taux de remplissage, efficacité énergétique des véhicules, intensité carbone de l’énergie. Cette analyse mènerait aux mêmes constats, aux mêmes conclusions et aux mêmes politiques à mener pour permettre cette transition modale.
La sobriété de la demande de transport est un enjeu majeur que les libéraux ne veulent pas voir, et dont on ne pourra pas s’extraire.
La demande de transports est en forte croissance depuis 1960. Dans ce graphique issu de la thèse d’Aurélien Bigo intitulée « Les transports face aux défis de la transition énergétique »[37] soutenue en novembre 2020, nous pouvons constater que malgré une amélioration visible de l’efficacité énergétique des véhicules et de l’intensité carbone fournie par l’énergie, les émissions de gaz à effet de serre liées au transport de voyageurs ont été multipliées par 4,4 entre 1960 et 2015, et ce essentiellement à cause de la croissance de la demande.
Figure 18 – Évolution des émissions de C02 liées au transport de voyageur

Note de lecture : D’après l’équation de Kaya, on peut décomposer les émissions des transports selon 5 facteurs : demande de transport (DT), report modal (RM) (c’est-à-dire le changement d’un mode de transport à l’autre pour un même trajet), taux de remplissage des véhicules (TR), efficacité énergétique des véhicules (EE), intensité carbone de l’énergie utilisée (IC). On prend pour base 1 pour chacun de ces facteurs, c’est-à-dire qu’on fait comme s’ils étaient tous équivalents à la première date du graphique, en 1960, et on voit comment chacun a évolué depuis. Grâce à cela, on voit que les émissions augmentent essentiellement à cause de la demande. Le taux de remplissage et le report modal ont légèrement empiré (on est un peu moins par véhicule, et on utilise plus souvent la voiture qu’un autre mode, donc les facteurs augmentent). Cependant, l’efficacité énergétique et l’intensité carbone de l’énergie ont contribué à diminuer les émissions (essentiellement grâce à une meilleure efficacité énergétique des véhicules).
Source : Aurélien Bigo, Les transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement, 11/2020, Thèse de doctorat de l’Institut Polytechnique de Paris, URL : http://www.chair-energy-prosperity.org/wp-content/uploads/2019/01/These-Aurelien-Bigo.pdf
Cette augmentation de la demande s’est généralisée à l’ensemble des modes pour le transport de voyageurs : voiture personnelle, ferroviaire, transports en commun, avion. Par rapport à 1999, un Français parcourt en moyenne aujourd’hui 1 000 km de plus annuellement, bien que cette moyenne cache de fortes inégalités. Et malgré un certain développement du rail et des transports en commun, la part des kilomètres réalisés en voiture personnelle reste constante, légèrement au-dessus de 80 %. On peut penser que le sous-investissement gouvernemental dans les petites lignes ferroviaires et la privatisation des lignes de bus à la campagne contribuent largement à ce mauvais résultat. Le même constat peut être dressé pour le transport de marchandises, dont la demande en kilomètres parcourus a été multipliée par 3,4 depuis 1960.
Ainsi, il est nécessaire d’enclencher des politiques de sobriété pour limiter la hausse de cette demande, ou même la réduire :
- D’une part sur la demande de véhicule personnel et de transport routier en général pour combattre le gros des émissions : plus de 90 % des émissions du secteur des transports en France proviennent de la route (cf. graphique CITEPA plus haut) ;
- D’autre part sur la demande de déplacement en avion pour des raisons de justice : l’aviation représente peu d’émissions, mais concentrées sur très peu de bénéficiaires (moins de 1 % de la population mondiale est responsable de 50 % des émissions de l’aviation commerciale). Également, en cas de démocratisation accrue de l’usage de l’avion grâce à des tarifs attractifs, ces émissions exploseraient.
Pour la réduction des kilomètres parcourus en véhicule personnel, le principal levier est les politiques d’aménagement du territoire, afin de réduire les distances parcourues entre le domicile, le travail, les commerces et les services.Certaines mesures peuvent d’ores et déjà être considérées : application du zéro artificialisation nette (ZAN) des sols, interdiction de l’implantation de nouvelles zones commerciales excentrées, limitation des déplacements professionnels, obligation pour les employeurs de proposer du télétravail aux salariés qui le peuvent, soutien au rapprochement des chaînes de production, réouverture de services publics de proximité, etc.
En ce qui concerne l’aviation commerciale, il est nécessaire de rappeler la répartition des motifs de voyage : 30 % sont pour retrouver des proches, 30 % sont du loisir pur et 40 % sont professionnels.
- Les motifs de loisir pur pourraient être limités par un signal-prix (par exemple, fixer un tarif minimal pour les voyages en France et à l’international, pour attaquer le modèle de l’aviation low cost).
- D’autres leviers, plus contraignants, pourraient être activés : par exemple, la mise en place de quotas, à la fois pour les déplacements professionnels et pour les déplacements de loisir. Cependant, il est nécessaire de prendre en compte les situations spécifiques, comme les DROM et les COM français, ou encore les personnes issues de l’immigration de pays inaccessibles en train, pour qui les déplacements en avion sont plus légitimes.
- L’interdiction des jets privés pourrait être une mesure symbolique et de justice au regard des efforts demandés à chacun.
Les transports en commun – qui représentent actuellement 14% du transport en France – ne sont pas en mesure de répondre aux besoins de mobilité des Français aujourd’hui ; ils sont souvent mal organisés et toujours sous-dimensionnés.
Pour nous positionner dans un scénario de rupture, nous devons dépasser les scénarios les plus volontaristes de sortie des énergies fossiles du secteur des transports et fixer un objectif de part modale du véhicule particulier de 50 % en 2050, en kilomètres parcourus. Cet objectif doit être la boussole de nos politiques de transports. Cela signifie, en d’autres termes, de tripler l’usage des transports en commun et des modes actifs (marche, vélo…) pour amener leur part modale de 14 %[38] aujourd’hui à 45 %. De ce constat, on peut tirer trois enseignements :
- L’inaction climatique du gouvernement ne permet pas de mettre la France dans la bonne trajectoire en vue de cet objectif.
- Il s’agit d’un chantier gigantesque, qui nécessitera à la fois modernisation d’anciennes infrastructures et développement de nouvelles à un rythme très intense. Si la sobriété présentée précédemment est indispensable, elle ne pourra pas non plus se substituer à la création d’infrastructures vertueuses (pistes cyclables, voies ferrées, ouvrages d’art, tunnels…).
- La voiture ne disparaîtra pas à moyen et même long terme, et réduire sa part modale à 50 % d’ici 2050 constitue déjà une ambition révolutionnaire. Il s’agit de la part modale privilégiée dans le scénario négaWatt, très ambitieux, alors que la Stratégie nationale bas-carbone vise par exemple une part modale de 72 %. Il est donc nécessaire de s’emparer de la question de la place de la voiture dans la société future et de sa sortie des énergies fossiles, car aucun scénario ne mise sur sa disparition.
Les leviers de report modal ne seront pas tous détaillés ici car ils doivent faire l’objet d’une politique spécifique de transports. En effet, la politique du transport n’est pas simplement une sous-catégorie de la politique de l’environnement, contrairement à ce que les libéraux souhaitent nous faire croire depuis le Grenelle de l’environnement de 2009. Toutefois, quelques principes structurants peuvent inspirer une véritable politique de transport :
- Arrêter la construction de nouvelles infrastructures routières, et surtout autoroutières : à la place, chercher à maintenir l’existant ou à développer d’autres modes.
- Améliorer grandement l’offre de transports en commun, à la fois via de nouvelles infrastructures mais également via une augmentation de la fréquence, de la cohérence des correspondances et du maillage du territoire.
- Mettre en place des politiques de tarification incitatives : billets de transports en commun simples et attractifs, aide à l’achat de vélo, etc.
- Concentrer l’usage du véhicule personnel sur des trajets non substituables (trajets ne pouvant être remplacés par un autre mode de transport) : absence de lignes de transport en commun, distances trop longues pour les modes doux, etc. Pour les distances inférieures, il est nécessaire de favoriser l’usage du vélo et de la marche.
- Limiter l’usage du véhicule personnel au profit des autres modes : attribuer davantage de la chaussée aux modes de transport alternatifs, pénurie de stationnement, couloirs de bus, pistes cyclables, services express métropolitains, etc.
Des réflexions similaires doivent également être menées pour le transport de marchandises : la part modale du fret ferroviaire a chuté depuis les années 2000, pour atteindre seulement 10 % aujourd’hui, au profit du fret routier. Celle-ci doit être grandement augmentée. Il faudrait notamment adapter 3 000 petites gares et réouvrir 8 000 km de lignes pour rattraper les dégâts depuis 1980, dont le Perpignan-Rungis mis à l’arrêt par Macron en 2019.
Sortir du pétrole les modes de transport thermiques subsistants, majoritairement par l’électrique.
Tout d’abord, il est nécessaire de lever quelques idées reçues en dressant quatre constats :
- La voiture ne disparaîtra pas à long terme, ce n’est le cas dans aucun scénario de bifurcation énergétique.
- Il n’est ni possible, ni souhaitable, de se passer à 100 % des apports de l’aviation civile.
- Le train n’est pas encore tout à fait sans carbone : près de 20 % du trafic est réalisé en traction thermique (diesel), principalement sur des petites lignes.
- Les émissions supplémentaires dues à la fabrication d’un véhicule électrique seraient compensées au cours de son cycle de vie selon l’ADEME[39], d’autant plus si le véhicule est léger (50 000 km pour un véhicule compact, 100 000 km pour un SUV, etc.). Il reste donc moins émetteur au total qu’un véhicule thermique même si les questions de la rareté des ressources pour le construire et l’origine de l’électricité avec lequel il fonctionne restent entières.
L’électrification du parc automobile est donc une nécessité, qui doit être favorisée et accompagnée par l’État. Cette électrification doit être doublée d’une recherche d’efficacité énergétique (diminuer l’énergie consommée par kilomètre parcouru) en faisant des véhicules plus petits, légers, aérodynamiques, ou en bannissant les SUV par exemple.
Toutefois, des facteurs limitant le développement du véhicule électrique justifient le fait que la décarbonation des transports ne peut se limiter à l’électrification du parc automobile, comme l’espèrent pourtant les libéraux. Il faut en effet intégrer :
- la rareté des ressources : malgré la volonté de concevoir des véhicules économes en matière et de faciliter leur recyclage, les ressources nécessaires pour les construire (surtout en ce qui concerne leur batterie) restent limitées, et les tensions s’accroîtront sur leur usage.
- le besoin d’électricité : le passage à l’électrique de l’ensemble du parc automobile français (40 millions de véhicules) nécessiterait d’augmenter considérablement la production d’électricité en France, de l’ordre de 70 TWh/an pour les véhicules légers uniquement, et nécessiterait d’éviter les recharges aux « heures de pointe » d’utilisation du réseau électrique. Notons tout de même qu’il existe une technologie appelée « power-to-grid » ou « vehicle-to-grid* » (littéralement « du véhicule au réseau ») qui pourrait contribuer à résoudre ce problème d’approvisionnement en soulageant le réseau (voir Enjeu n° 4, Le déploiement massif des renouvelables […]).
La question de l’usage de l’hydrogène dans les transports sera abordée dans une partie ultérieure, suite à l’enjeu n° 3, notamment pour l’aérien et le maritime.
En somme, des politiques de transports globales, territorialisées, sociales et déployées sur le temps long sont nécessaires.
Comme nous l’avons montré au cours de ce chapitre, une politique cohérente de transports nécessite d’être globale, d’autant plus qu’elle doit être débattue démocratiquement. Rappelons quelques caractéristiques essentielles des futures politiques à porter :
- Une action conjuguée sur l’ensemble des trois piliers (sobriété, report modal, sortie des énergies fossiles). Les politiques publiques de sortie des énergies fossiles des transports doivent chercher à activer l’ensemble de ces trois piliers dans des proportions ambitieuses à déterminer démocratiquement. Il faudra en parallèle favoriser le passage aux véhicules électriques, engranger la recherche de sobriété des déplacements, limiter le poids des véhicules, développer l’offre de transports en commun, construire de nouvelles infrastructures de transport et renforcer le covoiturage.
- Des déclinaisons territorialisées d’une politique de transport globale et nationale. Les politiques doivent s’adapter au territoire au travers d’études socio-économico-environnementales détaillées : volumes de flux quotidiens, localisation des pôles économiques et des logements, temps de trajet, préexistence d’infrastructures de transport, géographie, dynamiques démographiques, etc. Notamment, le compromis entre la construction de nouvelles infrastructures et la protection de l’environnement (eau, biodiversité) doit être finement analysé, car il varie localement.
- La justice sociale doit être centrale : les transports sont un sujet important du quotidien de nos concitoyens. Il ne peut être mené sans délibération démocratique à toutes les échelles. À ce titre, l’erreur commise sur les véhicules diésels est significative : ceux-ci ont été très valorisés par les discours officiels et économiques pendant les années 2000 pour finalement être interdits progressivement aujourd’hui (entre 2024 et 2030 selon les métropoles dans le cadre des ZFE, les zones à faible émission visant toujours en premier les foyers populaires). Il est également indispensable d’intégrer pleinement les enjeux sociaux d’accès aux transports, notamment par le biais de subventions. À titre d’exemple, les foyers les plus éloignés des grands pôles économiques, parfois très précaires, devront recourir à un véhicule électrique (plutôt qu’au report modal), qui reste aujourd’hui très cher à l’achat.
- Des politiques de temps long : les infrastructures de transport mettent au moins une décennie entre la décision de les construire et leur mise en service. Elles sont généralement prévues pour être exploitées a minima pendant une cinquantaine d’années. Un parc automobile se renouvelle, lui, en une quinzaine d’années environ, rythme lui-même freiné par la montée des prix des véhicules. Ainsi, des politiques ambitieuses de transports doivent être décidées dès aujourd’hui, au regard des réalités actuelles mais également du monde tel qu’il sera demain. Cela implique notamment d’avoir un cap à suivre consistant dans le temps, avec des actions cohérentes à court, moyen et long terme. Ainsi, toute nouvelle infrastructure à destination des modes routiers installée aujourd’hui (autoroute, aéroport) enferme tout un bassin économique et social dans des habitudes de long terme sur lesquelles il sera difficile de revenir ensuite.
Au total, réussir la sortie du tout-pétrole en matière de transport nécessite bien de se trouver dans le cadre d’une planification démocratique et écologique.
c. L’industrie lourde et notamment la chimie sont difficiles à affranchir du pétrole
Le pétrole dans l’industrie est peu utilisé comme carburant, on lui préfère le gaz, voire dans certains cas le charbon. Le pétrole est en revanche utilisé dans le secteur de la chimie comme matière première.
Il sert notamment à la fabrication de matières plastiques (emballages, objets de grande consommation, matériaux de construction, pièces automobiles), d’engrais de synthèse (urée, sels d’ammonium) ou de médicaments. Il s’agit de produits clés de notre société, et les alternatives à l’usage du pétrole dans ces procédés sont encore balbutiantes (ex : plastiques biosourcés, à partir d’intrants organiques, plutôt que pétrosourcés).
La demande en pétrole pour la pétrochimie est en forte croissance et continuera d’augmenter dans les années à venir. À titre d’exemple, la production de matières plastique a doublé entre 2000 et 2019, de 234 à 460 mégatonnes[40], et sans volonté politique forte, la tendance n’est pas prête de s’inverser. Cette hausse de la demande causera trois principaux problèmes environnementaux :
- L’approvisionnement en pétrole risque d’être une cause de tensions à moyen terme.
- Si en France l’industrie pétrochimique a initié sa décarbonation, c’est loin d’être le cas ailleurs : on estime qu’à l’échelle mondiale les émissions de gaz à effet de serre dues à ce secteur vont croître de 30 % d’ici 2050[41].
- La pétrochimie a de nombreux autres impacts environnementaux : pollution plastique, pollution azotée, etc.
Face à ces défis, une réduction de l’usage des produits de la pétrochimie doit être envisagée, grâce à deux leviers principaux[42] :
- Par la réglementation des usages du plastique (baisser de 70 % de production de plastique jetable à horizon 2050) et le développement du recyclage (atteindre 90 % de plastique recyclé en 2050, contre 25 % aujourd’hui), qui permettront in fine de réduire la production de matières plastiques vierges.
- Par le changement des pratiques agricoles, qui permettront de réduire de 80 % la production d’engrais azotés en 2050 en développant de manière très intense l’utilisation circulaire des nutriments, en favorisant le retour à la terre comme fertilisants des déchets agricoles.
Au-delà du secteur de la pétrochimie, les mêmes réflexions peuvent être appliquées à la production des matériaux de construction à base de pétrole, comme le bitume des routes.
d. Pour sortir du pétrole dans le bâtiment, la priorité doit être l’arrêt du chauffage au fioul
La consommation de pétrole dans le secteur du bâtiment est essentiellement liée au chauffage au fioul. En effet, en 2023, 10,5 % de la France métropolitaine se chauffe encore au fioul, chiffre qui bondit en zone rurale et chez les personnes âgées[43]. Il convient donc de faire évoluer le système de chauffage de ces foyers, par exemple par l’installation de pompes à chaleur. Cette problématique est commune avec celle des chaudières à gaz et sera étudiée plus finement dans l’enjeu suivant.
À retenir : ➔ Le pétrole est utilisé à 63 % dans le domaine des transports et à 10 % dans le bâtiment, en tant que carburant et comme chauffage. Il est également utilisé à 17 % par l’industrie lourde en tant que matière première (où il n’est donc pas brûlé, ce qui ne produit pas d’émissions de gaz à effet de serre, mais qui pose des problèmes de pollution des écosystèmes et de souveraineté industrielle). ➔ La priorité est la sortie des énergies fossiles des transports, qui nécessite des politiques d’ampleur à l’échelle nationale et locale. Pour cela, les trois leviers à manier conjointement sont : • La sobriété, à la fois en termes de demande de transport mais également au niveau du taux de remplissage et du poids des véhicules. La réduction de l’usage de l’avion aura un faible impact sur les émissions de GES liées au transport en France, mais reste fortement symbolique dans une logique d’équité. Il est aussi nécessaire d’en maîtriser la demande, qui risque d’augmenter grâce à des prix attractifs. • Le report modal vers les modes vertueux (transports en commun, vélo, modes actifs) grâce à une densification de l’offre, la régénération ou la construction d’infrastructures et une tarification attractive pour favoriser le changement des comportements. Cela implique donc de réaliser de forts investissements publics, notamment pour la création de nouvelles infrastructures (ferroviaires, cyclables). • La sortie des énergies fossiles pour les modes de transports polluants résiduels. Le transport par voiture et avion représentera toujours plus de 50 % des déplacements en distance parcourue. Si elle n’est pas une solution magique, la voiture électrique aura un rôle clef à jouer pour limiter l’impact négatif de ces déplacements, et son essor doit être favorisé par l‘État (via des aides par exemple). On peut fixer un objectif de 50 % des déplacements par véhicule individuel contre 80 % aujourd’hui. C’est un objectif très ambitieux. ➔ L’action conjuguée de ces trois leviers sera nécessaire pour sortir des énergies fossiles les transports. Cette politique est, de plus, intimement liée avec celle de l’aménagement du territoire, dont elle partage la notion de temps long : ces deux enjeux sont indissociables. Un changement aussi ambitieux ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une planification écologique démocratique. ➔ Pour l’industrie lourde (pétrochimie, fabrication de bitume, etc.), l’enjeu est de maintenir l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cependant, la demande en pétrole est en pleine explosion dans le monde, ce qui risque de causer des tensions : il est donc nécessaire de renforcer le recyclage du plastique, d’en réduire radicalement l’usage et de changer les pratiques agricoles pour s’extraire des besoins en engrais azotés. ➔ Pour le bâtiment, le principal levier est celui du remplacement du chauffage au fioul par d’autres modes de chauffage moins émissifs. Quelques pistes de propositions législatives : ➔ Soutenir le financement des infrastructures ferroviaires et cyclables, à la fois pour moderniser l’existant et développer de nouveaux tracés. ➔ Taxer les véhicules de plus de 1 400 kg. ➔ Soutenir l’achat de véhicules électriques légers pour les foyers les plus dans le besoin et qui ne peuvent recourir à d’autres moyens de transport (mobilité douce, transport collectif). ➔ Développer les transports en commun et les infrastructures nécessaires aux mobilités douces. ➔ Imposer la réouverture de services publics (guichets physiques), interdire la construction de nouvelles zones commerciales périphériques, inciter au rapprochement des lieux de vie et lieux de travail. ➔ Durcir les politiques de recyclage des plastiques. ➔ Soutenir le remplacement des chauffages au fioul par des chauffages moins émissifs (ex : pompe à chaleur). |
Enjeu n° 3 : Sortir du tout-gaz et développer la chaleur renouvelable
a. Le gaz naturel est majoritairement utilisé pour produire de la chaleur pour les bâtiments et l’industrie
Définition : Le gaz naturel (ou « gaz fossile », ou tout simplement « gaz ») est une énergie fossile (comme le pétrole) provenant de gisements souterrains. Composé d’un mélange d’hydrocarbures gazeux (pour l’essentiel de méthane : 1 atome de carbone et 4 atomes d’hydrogène), le gaz naturel provient de la transformation naturelle de matières organiques. |
En 2023, la France a importé 532 TWh de gaz naturel, dont le transport et la combustion sont responsables d’environ 20 % des émissions territoriales françaises. C’est principalement sa combustion qui pèse dans les émissions de gaz à effet de serre. Le gaz naturel est utilisé majoritairement dans 3 secteurs :
- les bâtiments résidentiels et tertiaires (50 % des usages), très majoritairement pour la production de chauffage et d’eau chaude et minoritairement pour la cuisson.
- l’industrie (27 %) où il est utilisé d’une part pour des besoins de chaleur et d’autre part comme matière première, notamment dans les domaines de la pétrochimie et du raffinage. Il entre notamment dans la fabrication d’engrais agricoles et d’hydrogène.
- la production d’énergie (17 %) dont les deux tiers dans des centrales à gaz pour produire de l’électricité et le reste pour produire de la chaleur (réseaux de chaleur)[44].
Figure 19 – Consommation totale de gaz naturel (hors pertes) par secteur de 1990 à 2023 en TWh PCS

Note de lecture : Ce graphique montre combien chaque secteur économique consomme de gaz naturel en TWH PCS (en suivant l’axe vertical de gauche). Le PCS, ou pouvoir calorifique inférieur, est la quantité de chaleur libérée au moment de la combustion. Par exemple, en 2012, la consommation française de gaz naturel était d’environ 500 TWh PCS, dont plus de 100 pour l’industrie (en rouge), et plus de 50 TWh PCS pour la production d’électricité et de chaleur (en jaune).
Source : ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, 2024, Chiffres clés de l’énergie édition 2024 – Avant-propos, URL : https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-energie-2024/pdf/Chiffres-cles-energie-2024.pdf
Ainsi, le gaz est principalement utilisé pour des besoins de chaleur. Ces besoins de chaleur sont pour 75 % d’entre eux à basse température, 15 % à moyenne température et 10 % à haute température. À chaque type de besoin correspondent des pistes de décarbonation différentes. La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) prévoit de réduire d’environ 100 TWh la consommation de gaz fossile en 2028 par rapport à 2021. Il est à l’heure actuelle difficile d’estimer si nous nous trouvons sur la bonne trajectoire.
Diminuer structurellement la consommation de gaz nécessite de mobiliser les trois leviers :
- La sobriété, c’est-à-dire la diminution des usages nécessitant une consommation de gaz (baisse de la température de chauffe, transformation des pratiques agricoles) ;
- L’efficacité des usages indispensables, afin de répondre aux mêmes besoins tout en diminuant la consommation d’énergie (isolation des logements, amélioration des procédés industriels) ;
- L’électrification et le déploiement d’énergies renouvelables (notamment le biogaz)pour sortir du carbone les consommations résiduelles.
Pour ce qui concerne les usages du gaz à des fins de production électrique, leur diminution nécessite de finir la sortie des énergies fossiles du mix électrique, dont il sera question dans le cadre de l’enjeu n° 4, spécifique au mix électrique.
Le gaz naturel pour véhicules (GNV), une fausse bonne idée ? Le gaz naturel pour véhicules était encore considéré il y a quelques années comme une « énergie de transition » pour les véhicules en attendant la maturité de technologies bas carbone comme les véhicules électriques. Aujourd’hui, l’utilisation de gaz pour les véhicules semble de moins en moins pertinente pour la sortie des énergies fossiles des transports. En effet, le récent et rapide développement du véhicule électrique, tant au niveau des véhicules légers que des véhicules lourds, rend les gains du GNV en termes d’émissions de gaz à effet de serre et de polluants atmosphériques inintéressants. En comparant ces gains avec ceux permis par les véhicules électriques, ils sont entre -20 % et -30 % inférieurs pour un véhicule GNV par rapport à un équivalent diesel sur l’ensemble du cycle de vie contre environ -70 % et -80 % inférieurs pour un véhicule électrique, en fonction du type de véhicule[45]. D’ailleurs, au vu des récents progrès technologiques du véhicule électrique et des nouvelles règles européennes (paquet « Fit for 55 »), les principaux constructeurs européens de poids lourds ont arrêté ou fortement ralenti leur construction de véhicules roulant au GNV (IDDRI, 2023). Le biogaz, dont le bilan carbone est plus avantageux – même s’il reste loin de celui des véhicules électriques – pourrait éventuellement faire rouler quelques catégories de véhicules, en particuliers certains véhicules lourds pour lesquels l’électrification sera difficile. Il restera néanmoins une ressource rare et convoitée par de nombreux secteurs (dont l’industrie, cf. ci-dessous), et son utilisation ne pourra donc être que limitée. |
b. En plus d’actions de sobriété et d’isolation des bâtiments, la résorption du retard dans le développement des énergies renouvelables et de récupération* thermique constitue le levier majeur de sortie du gaz pour le résidentiel et le tertiaire
Pour le secteur résidentiel et tertiaire, le déploiement de sources thermiques et de gaz de réseau renouvelables doit s’accompagner de mesures structurelles de sobriété sur les usages de chauffage (baisse de la température, mutualisation d’espaces) et d’eau chaude sanitaire. Ces mesures doivent être couplées avec des mesures d’efficacité énergétique pour diminuer les consommations à besoin constant (isolation thermique des bâtiments, remplacement des chaudières, amélioration des procédés).
Figure 20 – Comparaison du total de consommation de sources de chaleur renouvelables en France en 2020 et en 2028 (scénario ADEME selon la programmation pluriannuelle de l’énergie)

Note de lecture : Sur ce graphique, on peut voir quelles sources de chaleur renouvelable sont utilisées en 2020 par type de chaleur et au total, et celles qui devraient l’être en 2028 selon la dernière PPE. On voit que la consommation de chaleur renouvelable doit augmenter de 65 % d’ici 2028. Par exemple, les pompes à chaleur (PAC) géothermiques devront passer de 34 TWh à 45 TWh.
Source : « Transport routier : quelles motorisations alternatives pour le climat ? », Carbone4, 11/2020, URL : https://www.carbone4.com/files/wp-content/uploads/2020/12/Transport-Routier-Motorisations-Alternatives-Publication-Carbone-4.pdf
Pour ce qui concerne les besoins en basse-température (typiquement, le chauffage des bâtiments), les énergies renouvelables thermiques permettent de produire de la chaleur via plusieurs technologies permettant de se passer de gaz :
- Les pompes à chaleur (PAC) géothermiques et aérothermiques puisent leur énergie dans le milieu extérieur (sol ou air) pour le restituer au milieu intérieur, et fonctionnent à l’électricité. Leur bilan carbone dépend donc du mix électrique utilisé. L’ensemble des scénarios table sur une très forte augmentation de leur utilisation, pour finalement chauffer par exemple entre 60 % et 80 % des bureaux tertiaires dans les quatre scénarios de l’ADEME. Les PAC se développent très rapidement depuis quelques années (+31 % de logements équipés de PAC air/eau entre 2021 et 2022), selon une trajectoire compatible avec les objectifs fixés dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (cf. figure).
- Les panneaux solaires thermiques, dont la croissance est actuellement loin des objectifs de la programmation pluriannuelle de l’énergie.
- La géothermie de surface et en profondeur, qui se sert de la chaleur du sol, et dont la croissance devrait presque tripler pour atteindre les objectifs 2028 de la PPE (cf. figure).
- La biomasse, c’est-à-dire principalement l’utilisation de bois, dont le taux de croissance 2018-2020 doit doubler pour atteindre l’objectif 2028 de la PPE. Ce vecteur sera fortement limité par la disponibilité de la ressource en biomasse, d’autant plus que d’autres secteurs comptent sur la biomasse pour se décarboner. L’usage du chauffage au bois pose par ailleurs de graves problèmes sanitaires, le chauffage au bois étant le premier émetteur de particules fines en France (CITEPA – rapport SECTEN 2022), polluant de l’air responsable de 40 000 décès prématurés chaque année. Si le remplacement des vieux moyens de chauffage au bois par des moyens de chauffage au bois plus récents permet la réduction de ces émissions, même un poêle à bois récent et efficace reste plus émetteur de particules fines qu’un vieux chauffage au fioul. Son développement doit donc être très soigneusement maîtrisé, particulièrement en zones urbaines et périurbaines. En effet, le chauffage au bois est beaucoup moins dangereux pour la santé lorsqu’il passe par des réseaux de chaleur urbain. Les objectifs de développement de la PPE devront probablement être revus à la baisse, mais la biomasse et le bois joueront quoi qu’il arrive un rôle important dans le mix énergétique de demain (voir enjeu n° 5).
Une part non négligeable des besoins en chaleur continuera à être fournie via le gaz, notamment en milieu urbain, lorsque le raccordement à un réseau de chaleur* n’est pas possible (petits immeubles, chaudières individuelles). Environ un tiers des consommations de gaz actuelles[46] (120-140 TWh), ne pourront être remplacées par d’autres vecteurs, et devront être remplacées par du gaz de réseau renouvelable. La production de gaz renouvelable pourra s’effectuer principalement via la méthanisation*, qui consiste à produire un mélange de gaz appelé biogaz par digestion anaérobie (en absence d’air) de matières organiques fermentescibles à partir de sources de biomasse : effluents d’élevage, résidus de cultures, boues de stations d’épuration des eaux usées, déchets des industries agroalimentaires… Aujourd’hui, la production de biométhane injectée reste encore faible avec une capacité de production installée de 7,6 TWh par an au 30 juin 2022, mais connaît un développement dynamique avec une filière qui dépassera l’objectif fixé par la programmation pluriannuelle de l’énergie pour l’année 2023 (6 TWh par an). Cependant, comme le soulignent les scénarios de l’ADEME, les capacités de production de biométhane seront limitées et d’autres filières en auront besoin, à commencer par de nombreuses filières industrielles (voir partie suivante). Cette solution ne pourra donc pas être utilisée pour remplacer l’ensemble du gaz de réseau utilisé actuellement dans les bâtiments. Il y a beaucoup de conditions à mettre à la production de biogaz comme le méthane, sur la sécurité des installations, la conversion dangereuse de modèles d’agricultures vivrière à une agriculture énergétique, ou la taille des méthaniseurs. Nous détaillons toutes ces objections dans l’enjeu n° 5.
Actuellement, 23 % de la chaleur en France (dont la chaleur produite par le gaz) est produite à partir d’énergies renouvelables. L’atteinte de l’objectif fixé par la programmation pluriannuelle de l’énergie de 38 % de consommation d’énergie finale en 2030 semble pour l’instant fortement compromise. Les rythmes de progression actuels de chacune des filières renouvelables, hormis les PAC aérothermiques, sont largement insuffisants (cf. figure 20). Pourtant, les filières renouvelables semblent en mesure de répondre à la grande majorité des besoins en basse température. De plus, les systèmes renouvelables permettent de diminuer les émissions de 75 % à 95 % par rapport à leurs équivalents fossiles. Enfin, ces solutions renouvelables deviennent économiquement compétitives, comme le montre l’analyse de l’ADEME dans son rapport sur les « coûts des énergies renouvelables et de récupération ».
c. Dans l’industrie : l’électrification, l’hydrogène et la biomasse, des solutions à la hiérarchie incertaine pour répondre aux besoins couverts aujourd’hui par le gaz naturel
Pour l’industrie, les pistes de sortie du gaz dépendent fortement du secteur considéré. Cependant, la typologie des leviers à activer et leur priorisation sont communes à l’ensemble des secteurs industriels :
D’abord, une baisse de la demande via l’efficacité et la sobriété :
- Baisse des besoins : comme rappelé dans l’enjeu n° 1, les actions de sobriété, à l’échelle individuelle mais surtout à l’échelle collective (organiser la société de manière à diminuer ses besoins énergétiques, par exemple via l’allongement de la durée de vie des produits), seront indispensables pour atteindre les objectifs énergétiques et climatiques, et a fortiori pour diminuer la consommation de gaz.
- Efficacité énergétique : de nombreux secteurs ont aujourd’hui des procédés proches des limites physiques d’efficacité énergétique ; néanmoins, des efforts devront être faits partout où cela est encore possible.
- Recyclage : certains secteurs, comme la métallurgie, peuvent se réorienter massivement vers la production de matériaux recyclés, à condition que soient mises en place les conditions de déploiement de la filière (collecte des matériaux, infrastructures…).
Ensuite, la substitution technologique :
- Innovation dans les procédés : certains secteurs industriels pourraient bénéficier d’innovations de procédés dans les prochaines années. Par exemple, l’acier, produit aujourd’hui majoritairement à partir de minerai de fer et de charbon dans des hauts-fourneaux et également grand consommateur de gaz, pourrait être fabriqué à partir d’hydrogène et via les fours électriques (pour le recyclage de ferrailles), au prix d’investissements importants mais aussi en comptant des pertes potentielles en qualité pour certains usages spécifiques.
- Production de chaleur sans carbone : une fois les logiques de sobriété, d’efficacité et de recyclage mises en place, l’électricité pourra dans certains cas remplacer le gaz utilisé pour produire de la chaleur. Là où le réseau électrique ne sera pas en mesure de produire des quantités d’énergie suffisantes à l’instant t, le gaz pourra parfois être remplacé par du biogaz ou de l’hydrogène, ou par la combustion de biomasse. Cependant, ces ressources seront limitées et ne pourront être utilisées dans tous les secteurs.
- Relocalisation : pour contrôler la production et ses transformations indispensables à la sortie du carbone du secteur, ainsi que pour garantir l’utilisation d’électricité au maximum sans carbone, la relocalisation des activités permettra d’agir fortement sur l’empreinte carbone française (voir enjeu n° 6).
- Capture et stockage de carbone : enfin, là où le gaz ne pourra pas être supprimé, et en tout dernier recours, les technologies de capture et stockage de carbone pourront éventuellement permettre d’éviter les émissions de gaz à effet de serre. Cependant, ces technologies ne sont pas encore matures techniquement, et leurs perspectives de déploiement sont limitées, il serait donc très risqué de compter fortement sur elles pour la sortie des énergies fossiles dans l’industrie. D’autant plus que la recherche, pour l’instant balbutiante, sur ces technologies est instrumentalisée à des fins de propagande pour défendre l’inaction climatique.
Une fois ces leviers et leur hiérarchisation fixés, il est important de réfléchir secteur par secteur aux solutions les plus adaptées. Pour certains secteurs, il peut d’ailleurs même être pertinent de raisonner au niveau du site, parce que les procédés et les environnements, et donc les solutions adaptées de sortie des énergies fossiles, peuvent être très différents d’un site à l’autre. Cela est d’autant plus vrai si ces sites industriels sont dénombrables et identifiables (21 sucreries dans l’Hexagone, 27 sites de production de clinker, 2 sites de production d’aluminium primaire…).
Figure 21 – Principaux sites industriels émetteurs de CO2 en 2019

Source : Cartographie Opendata à partir du Registre des émissions polluantes.
Voici quelques exemples de leviers adaptés pour certains secteurs :
- l’industrie du sucre devra pousser son efficacité énergétique et l’utilisation de biomasse au maximum pour réduire voire remplacer l’utilisation de gaz[47] ;
- la production d’engrais azotés sans carbone devra s’appuyer en grande partie sur l’hydrogène pour fabriquer de l’ammoniac à partir d’H2 propre ;
- la sidérurgie devra coupler la production de fer sous forme de DRI* à partir d’hydrogène propre, et remplacer les hauts-fourneaux par des fours électriques (à condition de disposer de production d’électricité renouvelable)
- la production d’aluminium mise sur des ruptures technologiques fortes pour sa production sans carbone, ainsi que par le remplacement du gaz par du biogaz ou de l’hydrogène et l’électrification de sa production.
Quel rôle pour l’hydrogène dans la transition énergétique ? Le terme hydrogène désigne abusivement la molécule de dihydrogène H2, qui est un vecteur énergétique (comme l’électricité), c’est-à-dire qu’on ne le trouve essentiellement pas dans la nature, mais qu’on le produit à partir de sources d’énergie primaires. Aujourd’hui, l’humanité utilise 2,5 % de l’énergie fossile (6 % du gaz et 2 % du charbon) pour produire de l’hydrogène fossile, dit « gris », dont la production est fortement émettrice de CO₂. Aujourd’hui, cet hydrogène sale est produit au sein de l’industrie pétro-chimique. C’est un gaz industriel principalement utilisé (40 %) dans le raffinage de pétrole, et en second lieu (35 %) pour la synthèse d’ammoniac (NH3), précurseur chimique de tous les engrais azotés et de quelques autres molécules (explosifs par exemple). Des changements majeurs guettent la production et les usages de l’hydrogène, qui pourrait être amené à jouer un rôle important dans la transition énergétique, en complément de l’électrification directe. Par exemple, dans le scénario Net Zero 2050 de l’Agence internationale de l’énergie[48], l’hydrogène couvrirait 10 % des usages énergétiques finaux mondiaux et sa production mobiliserait environ 15 % de l’énergie primaire. Pour produire de l’hydrogène propre, la principale méthode maîtrisée depuis le XIXe siècle est l’électrolyse, qui, en injectant de l’électricité, casse les molécules d’eau H2O en hydrogène H2 et oxygène O2. Si l’électricité est basse en carbone, l’hydrogène le sera aussi, seulement un peu moins. Cette technologie de production d’hydrogène dit « vert » (quand l’électricité est renouvelable) a dominé la production d’engrais des années 1920 aux années 1960 environ, à partir d’hydroélectricité jusqu’à l’arrivée massive du gaz. Ces dernières années, la production industrielle d’hydrogène vert est à nouveau devenue envisageable économiquement grâce aux spectaculaires baisses de coûts de l’électricité solaire et éolienne et à leurs grands potentiels. Il pourrait donc ne pas coûter beaucoup plus cher à produire que l’hydrogène fossile. L’autre méthode pour produire de l’hydrogène propre consiste à équiper les technologies actuelles fossiles de capture et séquestration du CO₂ (CCS). Cette piste est controversée et bénéficie d’un soutien logique de la part des industriels gaziers, mais les ONG environnementales dénoncent des technologies immatures, dont les modalités logistiques et de gouvernance sont incertaines, voire problématiques. Elles critiquent cette technologie notamment pour sa tendance à inciter au contournement du problème de réduction des émissions et les risques de pollutions inhérents au stockage du carbone. Dans les scénarios de l’Agence internationale de l’énergie, l’hydrogène dit « bleu », à base de fossiles avec capture et séquestration du CO₂ (CCS), représenterait environ un tiers de la production en 2050. La deuxième évolution expliquant le récent regain d’intérêt de l’hydrogène, voire le boom (ou la bulle), concerne ses utilisations. Plusieurs usages énergétiques aujourd’hui couverts par des fossiles sont difficiles voire impossibles à électrifier, et nécessitent donc des combustibles sans carbone. C’est le cas dans le transport lourd (aviation, maritime, camions) et l’industrie (sidérurgie, industrie chimique), mais aussi pour l’équilibrage des réseaux électriques de plus en plus pénétrés de sources renouvelables variables, qui nécessitent le déploiement de centrales pilotables. Dans le transport, l’hydrogène est une solution technologique majeure pour la décarbonation de l’aviation, surtout longue distance. Cependant, à cause du besoin de haute densité énergétique que l’hydrogène n’a pas, il pourrait être plutôt utilisé sous forme de kérosène de synthèse qui serait obtenu par combinaison avec du CO₂. Notons que pour remplacer la consommation de kérosène actuelle par du e-kérosène à base de H2 renouvelable, il faudrait utiliser un tiers de la production électrique globale actuelle… Ainsi, l’hydrogène ne nous dispense pas d’une forte baisse du transport aérien. Pour le transport maritime lourd, c’est sous forme d’ammoniac bas carbone qu’il représenterait la solution la plus avantageuse, pouvant être brûlé dans des moteurs thermiques adaptés. Dans le transport routier, l’hydrogène permet une autonomie plus grande que l’électrification par batteries, il pourrait donc équiper quelques flottes de camions lourds, comme cela commence à être fait en Suisse par exemple. Cependant, la compétition avec les véhicules électriques à batteries est difficile à cause d’une efficacité environ 2,5 plus faible : la quantité d’énergie nécessaire pour alimenter un véhicule sur la même distance est 2,5 fois plus élevée que dans une voiture électrique. C’est pourquoi l’hydrogène n’est pas a priori une solution pertinente pour la mobilité légère (notamment voitures) pour lesquelles les batteries nécessaires sont petites et abordables. Dans l’industrie, l’hydrogène sans carbone est bien positionné pour remplacer une partie du charbon dans la sidérurgie (qui émet 10 % du CO₂ global), notamment dans la production d’acier primaire. Des procédés alternatifs utilisant l’électricité sont aussi en cours d’exploration, comme l’électrolyse directe du minerai. L’hydrogène vert est aussi appelé naturellement à remplacer l’hydrogène gris pour la production d’ammoniac, ce qui concerne quelques usines d’engrais en France. Pour le raffinage du pétrole, plusieurs des plus gros projets d’hydrogène vert de France y sont aujourd’hui dédiés (H2V Normandie, Dunkerque). Mais pour les engrais comme pour le raffinage de pétrole, le développement de l’agri-écologie et la sortie du pétrole rendent le déploiement de l’hydrogène vert dans ces secteurs moins prioritaires. Concernant les réseaux en France, l’hydrogène pourrait jouer à moyen-long terme un rôle d’équilibrage électrique, mais peu dans les réseaux de gaz pour le chauffage, du fait du rendement bien supérieur (facteur 3 à 5) obtenu par l’électrification (pompes à chaleur) et les alternatives bois et biogaz. De manière générale, l’hydrogène est un gaz cher, pour l’instant disponible uniquement sur des sites industriels. Il est difficile et coûteux à transporter, stocker et utiliser du fait de sa très faible densité (c’est la molécule la plus légère à égalité avec l’hélium), et les chaînes de valeur utilisant l’hydrogène impliquent en général des pertes importantes, causant des consommations massives d’électricité en amont. Pour ces raisons, il ne faut pas idéaliser les solutions hydrogène et prévoir d’y recourir avec parcimonie et judicieusement, là où cela est approprié, et inévitable. Au stade actuel, le soutien politique à la filière est globalement pertinent mais il faut se méfier des effets de bulle et de l’absence de vision d’ensemble. Une meilleure hiérarchisation et mise en cohérence des objectifs est nécessaire. |
À retenir : ➔ La France importe chaque année 500 TWh de gaz qui servent principalement dans le résidentiel et le tertiaire (50 %), l’industrie (27 %) et la production d’énergie (17 %). ➔ Diminuer structurellement la consommation de gaz nécessite de mobiliser les trois leviers : sobriété, efficacité des usages indispensables (isolation, amélioration des procédés industriels) et électrification et déploiement d’énergies renouvelables (notamment le biogaz) pour sortir du carbone les consommations résiduelles. ➔ La résorption du retard dans le développement des énergies renouvelables et de récupération thermiques constitue un levier majeur de sortie du gaz pour le résidentiel et le tertiaire. ➔ Pour l’industrie : l’électrification, le biogaz, l’hydrogène et la biomasse sont des solutions pertinentes pour répondre aux besoins de décarbonation des usages du gaz dans l’industrie, mais aux disponibilités limitées. ➔ Le recours à l’hydrogène vert peut s’avérer pertinent pour certains usages précis (production d’acier, transport maritime lourd et fret routier) mais il reste un gaz cher et difficile à transporter. Il ne constitue dès lors pas une solution miracle pour de nombreux usages. Quelques pistes de propositions législatives : ➔ Doter le fonds chaleur à la hauteur des enjeux en matière de chaleur renouvelable. ➔ Augmenter le niveau d’aide à l’installation du solaire thermique et des pompes à chaleur, la rendre progressive. ➔ Diminuer le recours aux engrais et développer l’agro-écologie. ➔ Planifier le déploiement de la chaleur renouvelable et de l’hydrogène et planifier l’exploitation de la ressource géothermale partout où c’est possible. ➔ Financer la rénovation thermique des bâtiments. |
Enjeu n° 4 : Sélectionner le mix électrique capable de répondre aux besoins identifiés
La question du mix électrique est un pan non négligeable de la politique énergétique française. Pour rappel, 25 % des usages énergétiques sur le territoire français sont alimentés par l’électricité. Ce secteur comporte des spécificités techniques, notamment autour de l’équilibre du réseau électrique, et donc des enjeux uniques.
La question du choix du mix électrique optimal[49] est source de nombreuses controverses. Faut-il prolonger le parc nucléaire existant ? Le programme de nouveau nucléaire est-il pertinent et réalisable ? Quels types de filières renouvelables faut-il privilégier : quelle part de photovoltaïque au sol ou sur toiture, d’éolien terrestre ou en mer, quelle part pour la biomasse, etc. ? Quelles sont les conditions de possibilité d’un mix 100 % énergies renouvelables ? L’objectif de cette partie n’est pas de trancher entre les scénarios existants et élaborés notamment par RTE, l’ADEME ou négaWatt car pour cela, une réflexion démocratique nous paraît nécessaire. Il s’agit pour nous d’éclairer ce choix.
Dans cette partie, nous tenterons de donner à voir les grands invariants des scénarios d’évolution du mix électrique et nous tenterons de mettre en évidence les enjeux importants du secteur. Nous essaierons de fixer les limites de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas, au regard des derniers travaux scientifiques en date[50]. Le principal enjeu que nous explorons ici est l’effet ciseaux entre d’une part la hausse de la demande d’électricité et d’autre part l’incertitude sur les moyens de production dans les années à venir.
a. L’électrification des usages, notamment le transport et l’industrie, conduit à une hausse du besoin en électricité
Il existe peu de scénarios réalistes dans lesquels les besoins en électricité n’augmentent pas. Dans les scénarios étudiés ici, le scénario S2 de l’ADEME prévoit une augmentation de 460 à 500-550 TWh en 2050 par rapport à 2022[51] (soit entre 9 et 19 % d’augmentation). Le dernier scénario de RTE basé sur le paquet « Fit for 55 » prévoit quant à lui entre 25 % et 40 % de consommation supplémentaire en 2030 par rapport à 2022, en comptant une réindustrialisation lourde. Les précédents scénarios RTE « Futurs énergétiques 2050 » prévoyaient, eux, un minimum de 7 % d’augmentation en 2035 par rapport à 2022.
Cette hausse des besoins s’explique par une électrification venant remplacer des usages d’énergies fossiles (chauffage, transport, industrie…), qui est un levier central du respect des objectifs climatiques.
Figure 22 – Évolution de la consommation totale d’électricité dans la trajectoire de référence et décomposition actuelle

Source : Futurs énergétiques, RTE, 2022
Par exemple, comme le montre le graphique ci-dessus, malgré une baisse de la consommation dans le secteur résidentiel et tertiaire (zone bleue et verte), la décarbonation des transports et de l’industrie engendrera une hausse de la consommation électrique (zones rose foncé et orange clair). Une sobriété accrue sur les consommations électriques actuelles, notamment domestiques, a peu de chance d’être suffisamment importante pour compenser l’électrification dans les autres secteurs.
b. L’indispensable déploiement massif des énergies renouvelables pour faire face à la hausse des besoins et à la fin de vie des centrales nucléaires
En 2023, la production d’électricité en France (494 TWh) a été alimentée principalement par l’industrie nucléaire (65 %), par les barrages hydrauliques (12 %), par l’éolien terrestre et en mer (10 %) et par les centrales à gaz (6 %). Les énergies renouvelables représentaient en 2022 au total 27 % du mix électrique, dont 14,8 % d’éolien et de solaire.
Figure 23 – Production d’électricité en France en 2023 par filière de production

Note de lecture : En 2023, la production d’électricité en France est de 494,7 TWh, dont 320,4 produits par la filière nucléaire, 141,6 TWH des filières renouvelables, et 32,5 TWH des filières fossiles.
Source : « Bilan électrique 2023 », RTE, 09/2024, URL https://assets.rte-france.com/prod/public/2024-05/Bilan-electrique-2023-synthese-mai-2024.pdf
Or, quels que soient les scénarios, la production renouvelable doit au moins doubler d’ici 2035 et être multipliée par un facteur compris entre 5 et 10 d’ici 2050. En effet, à l’horizon 2035, à l’exception de Flamanville, aucun nouveau réacteur nucléaire ne sera mis sur le réseau. En raison des incertitudes et des délais de construction très importants sur la filière nucléaire, les énergies renouvelables seront donc les seules capables de pouvoir répondre à la hausse de la demande ou à d’autres fermetures de moyens de production sur cet intervalle de temps.
Par ailleurs, à l’horizon 2050, même en prolongeant les réacteurs mis en service entre 1977 et 1987, une grande partie du parc sera mise à l’arrêt dans tous les cas. Ceci implique qu’en plus de permettre une hausse de la consommation électrique, les énergies renouvelables devront pallier la mise à l’arrêt quasi consécutive d’une grande partie du parc nucléaire historique. Le graphique ci-dessous, issu d’un rapport de la Cour des comptes[52] montre que la puissance nucléaire sera nécessairement en forte chute à horizon 2050, quel que soit le scénario.
Figure 24 – Évolution de la puissance des réacteurs de deuxième génération (hors EPR) selon différents scénarios de fermeture des réacteurs (MW)

Note de lecture : En fonction des scénarios de prolongement de leur vie, les arrêts des réacteurs de deuxième génération, actuellement seuls en service, arrivent à des délais différents, mais toujours dans un laps de temps réduit. Par exemple, selon le scénario VD6 de la Cour des comptes, la puissance produite par les réacteurs de deuxième génération est divisée par 12 entre 2024 et 2060.
Source : « Les choix de production électrique : anticiper et maîtriser les risques technologiques, techniques et financiers », Cour des comptes, 11/2021, URL : https://www.ccomptes.fr/fr/documents/57738
Ainsi, quel que soit le scénario retenu pour la composition du mix électrique, il sera nécessaire de déployer massivement des capacités de production d’énergies renouvelables : photovoltaïque, éolien terrestre, éolien en mer.
C’est pourquoi les différents scénarios de mix électrique à horizon 2050 montrent tous l’ampleur que prendra le parc renouvelable à cet horizon, notamment les scénarios comme le scénario 2 de l’ADEME ou le M0 de RTE (variante sobriété) présentant des niveaux de consommation électrique comparables :
Scénarios/Moyens de production | fin 2022 | S2 ADEME | M0 RTE (variante sobriété) |
Photovoltaïque (GW) | 15,7 | 92 | 178 |
Éolien terrestre (GW) | 20,7 | 63 | 68 |
Éolien en mer (GW) | 0,5 | 24 | 52 |
Hydraulique (GW) | 25,9 | 25 | 22 |
Nucléaire (GW) | 61,4 | 12 | 0 |
Thermique fossile (GW) | 17,7 | 0 | 0 |
La principale différence entre ces deux scénarios tient au maintien d’une part de nucléaire « historique » dans le scénario S2 de l’ADEME.
Les programmes de rupture, comme L’Avenir en Commun par exemple, visent une sortie à moyen terme du nucléaire, du fait des risques associés aux installations nucléaires, aux conditions de travail de plus en plus dégradées en leur sein, du coût des installations, de la complexité de la gestion des déchets à vie longue, et des conditions d’extraction dans des pays du Sud global. Cette note choisit d’explorer ci-dessous les possibilités et les conditions d’un scénario 100 % renouvelable.
c. Le scénario 100 % renouvelable implique des rythmes de déploiement extrêmement importants
Les rythmes de déploiement moyens en énergies renouvelables (photovoltaïque, éolien terrestre ou en mer) attendus dans les prochaines années pour parvenir aux objectifs fixés dans ces deux scénarios sont très ambitieux. Ainsi, pour le photovoltaïque, dans le cas du scénario 100 % renouvelable, le rythme d’installation moyen annuel devrait être semblable au rythme maximum observé en Allemagne et en Italie au cours des 15 dernières années, ce qui surpasse largement la vitesse de déploiement observée aujourd’hui en France. D’ici 2030, pour atteindre les objectifs de la programmation pluriannuelle de l’énergie, la filière électrique[53] estime que 34 000 emplois devront être créés dans la production et l’installation de renouvelables, et 9 000 pour le renforcement du réseau électrique.
Par ailleurs, même les scénarios incluant la construction de nouveaux réacteurs nucléaires parient sur l’accélération du déploiement de photovoltaïque et d’éolien offshore. Or, ces trois sources d’énergie (photovoltaïque, éolien terrestre et offshore) concentrent la majeure partie du potentiel renouvelable. Dans les scénarios de l’ADEME, ils devront représenter entre 38 % et 88 % du mix électrique à l’horizon 2050, contre environ 11 % aujourd’hui. Les autres énergies renouvelables comme l’hydraulique, faute de potentiel existant, seront stables en part dans le mix et les énergies marines ou la biomasse ont pour l’instant un potentiel de développement limité[54] faute de gisement ou à cause de concurrences d’usages.
Figure 25 – Rythmes de déploiement moyen projeté sur 2020-2050 en photovoltaïque (à gauche) et éolien en mer (à droite) pour atteindre différents scénarios de mix électrique

Note de lecture : Chaque barre représente un des 6 scénarios de RTE sur la puissance installée par an en GW pour le photovoltaïque et l’éolien offshore. Ces rythmes d’installation permettent d’atteindre des objectifs différents selon les scénarios. Par exemple, pour le scénario M23, il faut que l’éolien offshore augmente de 2 gigawatts par an d’ici 2050 pour atteindre les objectifs de ce scénario. Quel que soit le scénario, les rythmes d’installation nécessaires sont supérieurs aux rythmes observés jusqu’à présent en France.
Source : « Futurs énergétiques 2050 », RTE, 02/2022, URL :https://rte-futursenergetiques2050.com/
Ainsi, quel que soit le scénario, réussir la transition du mix électrique implique l’augmentation drastique du rythme de déploiement des énergies électriques renouvelables (photovoltaïque, éolien terrestre et offshore) qui répondront à l’essentiel de la croissance de la consommation électrique.
Le gisement des énergies marines renouvelables Un domaine particulièrement prometteur pour le développement des énergies renouvelables sur le territoire français est celui des énergies marines. En effet, la France possède le deuxième domaine maritime du monde et de grandes façades maritimes dans la mer du Nord, la Manche, l’océan Atlantique et la Méditerranée en ce qui concerne l’Hexagone et les océans Atlantique, Pacifique et Indien pour les territoires dits ultra-marins. Onze projets de parcs éoliens (posés) en mer sont en construction ou en projet en France. La complétion de l’ensemble des projets de parc à vocation commerciale devrait doter la France d’une capacité installée de production de 5,2 GW en 2028 pour un total de 447 éoliennes en mer. C’est peu par rapport aux objectifs que nous pourrions nous fixer. Le scénario négaWatt 2022 prévoyait 800 éoliennes installées en mer d’ici 2030, dont 50 éoliennes flottantes. France énergie éoliennes proposait un objectif de 10 GW installés d’ici 2030, soit le double de l’objectif actuel et un objectif de 50 GW à l’horizon 2050. Ici, nous parlons uniquement de l’éolien en mer. D’autres technologies sont prometteuses mais en développement comme l’utilisation de l’énergie houlomotrice (l’énergie de la houle), marémotrice (l’énergie des marées) ou la conversion de l’énergie thermique des océans. La France dispose pour ces techniques de dispositifs expérimentaux comme l’usine marémotrice EDF de La Rance ou la digue houlomotrice installée par l’Ifremer dans le Finistère. À noter également que l’hôpital de Papeete utilise le système SWAC pour climatiser, qui utilise l’eau profonde de l’océan à proximité. |
d. Le déploiement massif des renouvelables nécessite des solutions nouvelles de flexibilité
Le système électrique est un système particulier dans le système énergétique : la production doit à tout instant répondre exactement à la consommation, et ce sur l’ensemble du réseau électrique européen interconnecté. Ainsi, en théorie, le démarrage d’un appareil électrique quelque part sur le réseau électrique européen nécessite l’intensification de la production d’électricité autre part sur ce même réseau, au même moment. L’enjeu de l’électricité n’est donc pas uniquement un enjeu de production de volume d’électricité, mais un enjeu de débit de production, notamment aux heures de haute consommation (dites « pointes »). Par exemple, si la France consomme (en volume) en moyenne 480 TWh d’électricité par an avant la crise du Covid-19, et 450 TWh en 2022, la consommation (en débit) varie surtout :
- selon la saison : en janvier 2022, la puissance maximum appelée par les consommateurs français était proche de 75 GW, pour moins de 45 GW en août 2022 (valeur moyenne hebdomadaire sur les jours ouvrés[55]), soit 40 % de moins en été qu’en hiver ;
- selon l’heure : 49 GW le 6 janvier 2024 à 5 heures, contre 62 GW le même jour à 19 heures[56].
Cet enjeu devient une difficulté aujourd’hui avec la suppression de moyens de production électrique pilotables utilisant de l’énergie fossile (gaz, charbon), utilisés jusqu’à présent pour soutenir la production pendant les heures de forte consommation. La variabilité des énergies électriques renouvelables est également un défi pour l’équilibre du réseau. En effet, la production renouvelable éolienne et solaire présente plusieurs caractéristiques :
- elle varie dans le temps en fonction des conditions météorologiques telles que la présence de soleil, de vent, la couverture nuageuse (ou « nébulosité ») et la température (le rendement des panneaux photovoltaïques diminue par exemple lorsque la température augmente) ;
- elle est incertaine en raison de l’imprévisibilité des conditions météorologiques, ce qui crée un écart entre les prévisions de rendement et la production réelle ;
- elle dépend du lieu de production.
Pour pallier ces propriétés, et notamment la variabilité, la première solution est de compléter le parc électrique renouvelable avec des capacités pilotables, nécessairement sans carbone pour respecter nos engagements climatiques. Les principales solutions technologiques existantes sont aujourd’hui :
- le nucléaire, notamment les EPR, capables d’adapter leur production en temps réel pour s’adapter aux fluctuations de la consommation, mais dans une perspective claire de décroissance et de sortie pour toutes les raisons évoquées plus haut ;
- les barrages hydrauliques, dont les capacités de développement sont cependant limitées en France par le manque de disponibilité géographique ;
- les stations de transfert d’énergie par pompage (STEP), barrages hydrauliques particuliers qui pompent l’eau en amont dans des retenues d’eau lorsque l’électricité est abondante, puis l’utilisent pour faire tourner des turbines lors des pointes. Les gisements géographiques sont plus nombreux que pour les barrages historiques ;
- les centrales thermiques sans carbone (notamment à l’hydrogène, au méthane ou à l’ammoniaque) présentent l’intérêt d’être très flexibles et donc rapidement mobilisables sur le réseau. Mais leur rendement sur toute la chaîne de conversion est faible, c’est-à-dire que la production d’hydrogène par électrolyse, ou d’ammoniac, occasionne beaucoup de pertes. Par ailleurs, ce moyen de flexibilité repose sur des paris industriels importants, notamment concernant la requalification du réseau de gaz actuel en réseau capable de transporter l’hydrogène sans fuites, et concernant la difficulté en Europe de l’Ouest de disposer de suffisamment de cavités salines* pour stocker ce gaz.
- la biomasse, mais dont l’intérêt pour la production électrique est réduit à cause des conflits d’usages autour de la ressource forestière.
Il est également possible de profiter des surplus produits par les énergies renouvelables lorsque la consommation est faible. Dès lors, plutôt qu’une source d’électricité alternative, il est possible d’encourager le stockage de ce surplus pour préparer les pointes, quelques heures ou quelques jours en avance, avec :
- les batteries stationnaires, dont le coût financier et environnemental est important voire prohibitif à grande échelle ;
- le développement du « vehicle-to-grid » (véhicule au réseau) pourrait permettre au parc automobile de contribuer au soutien du réseau en période de forte tension. Dans les scénarios RTE, son potentiel estimé est de pouvoir apporter 1,7 GW en période de pointe sur le réseau. Son principe est simple : les véhicules électriques, branchés sur le réseau électrique et dont la batterie est relativement chargée, pourraient être mobilisés comme batteries d’appoint. Lors de pénuries temporaires, elles pourraient alors injecter de l’électricité sur le réseau. Ce moyen nécessite cependant la mise en place de bornes de recharge adaptées à même de pouvoir charger et décharger les batteries des véhicules. Un cadre juridique et technico-économique adéquat est également indispensable pour compenser financièrement l’usure rapide des batteries sur-sollicitées, ainsi qu’un dimensionnement adapté du réseau.
Toutes ces modifications des modes de production doivent s’accompagner d’investissements conséquents dans l’adaptation du réseau de transport et de distribution d’électricité afin de le rendre plus résilient face au changement climatique. Un renforcement du réseau est également un atout pour faire profiter le réseau du foisonnement des énergies électriques renouvelables dans toute l’Europe : un manque de vent dans une région peut être compensé par un surplus de soleil dans un autre territoire, et inversement.
Au-delà de ces leviers qui permettent de faire correspondre la production d’électricité à la consommation, il est également possible et nécessaire de faire l’inverse, c’est-à-dire d’adapter la consommation aux variations de la production. Plusieurs leviers sont envisageables :
- le développement de la recharge « intelligente » des véhicules électriques. Dans le cas le plus immédiat, cela signifie limiter les appels de puissance sur le réseau en étalant la recharge du parc pendant la nuit (lorsque la consommation est relativement basse) ou en milieu de journée (lorsque la production photovoltaïque est plus importante) par exemple.
- le décalage des usages des appareils électriques par la mise en place d’outils de flexibilisation en réduisant les appels de puissance causés par certains appareils. Ce type de solution existe depuis longtemps et s’accompagne d’offres qui incitent les consommateurs à s’adapter. Quand l’électricité dépendait encore d’un monopole public, la France était précurseure dans ce domaine avec les tarifs EJP (Effacement jour de pointe). Le tarif heures pleines/heures creuses d’EDF en est l’héritier actuel, tout comme le nouveau tarif TEMPO. Des tarifs de ce type existaient également pour les plus grands consommateurs, notamment les industriels, avec jusqu’à 8 niveaux de tarif selon les périodes, et des contrats spécifiques avec des consommateurs électro-intensifs. Mais ils pouvaient parfois avoir des effets pervers, par exemple le recours à des groupes électrogènes très polluants. Si le développement de la flexibilité est souvent mis en avant comme un apport du marché (ou de la concurrence), le marché a en réalité beaucoup complexifié sa mise en œuvre, faisant intervenir des acteurs trop nombreux (RTE, fournisseurs, opérateurs d’effacement…). Il a également beaucoup diminué l’efficacité de la flexibilité, puisqu’elle est désormais utilisée dans un objectif de rentabilité des acteurs plutôt que d’optimisation de l’équilibre offre-demande.
- le décalage peut être poussé jusqu’à « l’effacement », un mécanisme dans lequel le fournisseur d’électricité et un client très consommateur s’accordent autour d’un contrat. D’un côté, le fournisseur offre un tarif d’électricité réduit, en échange de la garantie que le client cesse immédiatement sa consommation en cas de pénurie. Ce type de contrat existe notamment entre RTE et des clients industriels via des appels d’offres annuels, et concerne aujourd’hui des puissances de plusieurs GW au total.
Ainsi, il existe une vraie marge pour faciliter l’adaptation de la demande à l’offre. Toutefois, le développement de ces outils devrait faire l’objet d’un service public de la flexibilité de la demande, confié à RTE, et non être soumis à des logiques de concurrence entre opérateurs privés qui ensuite se feraient rémunérer pour leur contribution à la flexibilisation du réseau.
Ainsi, tous les scénarios énergétiques tablent sur la hausse de la consommation électrique, liée à l’électrification des besoins, et recommandent un déploiement massif des énergies renouvelables. En complément peuvent être mobilisés d’autres moyens de production pilotables (nucléaire, hydraulique, centrales thermiques renouvelables), des moyens de stockage de l’électricité produite (batterie, « vehicle-to-grid »), et des moyens de flexibilisation de la demande (décalage des consommations, « effacement »).
Il est essentiel de faire les bons choix politiques dès maintenant : un déséquilibre durable entre la production et la consommation électrique aurait des conséquences lourdes sur le plan social, économique et écologique en conduisant à des pénuries et à des recours en urgence aux combustibles fossiles. Dans ces conditions, il paraît nécessaire à la fois de maîtriser la consommation électrique via des politiques de sobriété énergétique collectives, justes et concernant l’ensemble de la population, et de maximiser la production d’électricité sans carbone. Ce dernier point paraît d’autant plus urgent qu’à l’heure actuelle, les discours hostiles aux énergies éoliennes et solaires sont nombreux dans le débat public.
À retenir : ➔ La consommation électrique est amenée à croître à l’horizon 2030-2035. ➔ Pour faire face à cette hausse, ainsi qu’à la fermeture programmée d’une partie des capacités nucléaires, le déploiement massif d’énergies renouvelables est indispensable autour du triptyque photovoltaïque, éolien en mer et éolien terrestre. ➔ Le scénario 100 % renouvelable dans le cadre du scénario de consommation issu de programmes de rupture (besoins électriques estimés à 550 TWh en 2050) repose sur des conditions de succès exigeantes : planification forte de la sobriété, capacités industrielles importantes, paris technologiques sur le stockage et la gestion de la flexibilité et déploiement de filières de formation entre autres. ➔ Des moyens de flexibilité devront être construits, et ceux-ci seront d’autant plus importants que la part des énergies renouvelables sera grande : flexibilisation de la demande, par exemple sur les véhicules électriques, capacités de production sans carbone et pilotables à base d‘hydrogène ou de biomasse. ➔ L’option d’une relance du nucléaire offre certains atouts pour assurer l’équilibre offre-demande et la souveraineté énergétique. Cependant, le nucléaire présente des défis industriels, organisationnels et sécuritaires trop importants : capacité à maintenir sur les prochaines décennies un savoir-faire de haut niveau, maintien d’une stabilité géopolitique forte de l’Europe, aléa sur la capacité à construire de nouveaux réacteurs, gestion des déchets, coût… Quelques pistes de propositions législatives : ➔ Développer et massifier la production de panneaux photovoltaïques et d’éoliennes sur le territoire national en misant sur des technologies établies et pas seulement sur des innovations de pointe, notamment en planifiant le développement des énergies renouvelables sous maîtrise publique. ➔ Renforcer les effectifs des services instructeurs de projets EnR et la programmation énergétique de manière à atteindre un rythme de déploiement des nouveaux parcs de 6 GW/an pour le photovoltaïque, 2 GW/an pour l’éolien en mer et 2 GW/an pour l’éolien terrestre, en plus du renouvellement des capacités existantes. ➔ Planifier rapidement l’installation d’au moins 1 GW d’hydrolien puis aller vers 5 GW, et poursuivre la recherche-développement sur les autres énergies renouvelables marines. Refuser la mise en concurrence des installations hydro-électriques et garantir leur maîtrise publique au service de l’équilibre du réseau et de la gestion durable de l’eau. ➔ Développer une filière publique, avec ses centres de formation, de fabrication et d’installation de moyens de production d’électricité renouvelable. ➔ Accroître la flexibilité de la demande d’électricité chez les consommateurs tertiaires, résidentiels et industriels de manière juste et démocratique en proposant des outils alternatifs à ceux offerts aujourd’hui par le marché de l’électricité. |
Enjeu n° 5 : La biomasse, l’autre pierre angulaire de la transition énergétique
Définition : Étymologiquement, la biomasse se réfère à la masse totale des organismes vivants, soit à l’ensemble des matières organiques, d’origine végétale ou animale. Plus précisément, le Code de l’énergie la définit comme « la fraction biodégradable des produits, déchets et résidus de l’agriculture, y compris les substances végétales et animales provenant de la terre et de la mer, de la sylviculture et des industries connexes, ainsi que la fraction biodégradable des déchets industriels et ménagers ». |
Dans la transition écologique, la biomasse peut permettre de réduire l’utilisation de ressources géologiques non renouvelables, en se substituant à d’autres matériaux (acier, ciment) ou énergies émettrices de carbone fossile (charbon, pétrole, gaz).
Mais toute activité fondée sur l’utilisation de la biomasse requiert un prélèvement qui exerce une pression sur les écosystèmes, à commencer par l’alimentation. L’exploitation et l’usage de la biomasse ne doivent pas se faire au détriment des usages alimentaires de la biomasse. Elle doit aussi s’assurer de la préservation des fonctions écologiques, comme la biodiversité et le stockage naturel de carbone, grâce à une approche globale. Dans un contexte de changement climatique qui affecte déjà les écosystèmes et pèsera de manière croissante sur leur santé, limiter la pression directe des activités humaines est plus que jamais essentiel.
Cette section interroge les enjeux de hiérarchisation de l’usage de cette ressource limitée.
La biomasse se situe à la croisée de plusieurs secteurs (agriculture, forêt, construction, production énergétique) et sa production et son utilisation recoupent au moins les problématiques suivantes :
- assurer l’approvisionnement alimentaire d’une population nationale en augmentation ;
- produire des ressources renouvelables pour décarboner la production d’énergie et de matériaux ;
- lutter contre l’artificialisation des terres agricoles ;
- préserver la biodiversité et reconstituer les écosystèmes pour augmenter leur capacité de « puits de carbone* » naturels ;
- adapter les agrosystèmes et la forêt aux changements climatiques ;
- reconquérir la qualité de nos ressources en eau.
Une politique d’exploitation et d’usage de la biomasse durable doit donc planifier l’évolution cohérente de l’ensemble des politiques associées à ces différents enjeux.
a. L’utilisation actuelle de la biomasse
Il existe trois principaux gisements de biomasse. Selon le type de gisement, la biomasse résultante peut être sèche ou humide, et les utilisations possibles sont différentes en fonction de cela. On retrouve ainsi :
- la biomasse forestière : elle est issue des écosystèmes forestiers qui couvraient à eux seuls environ 17 millions d’hectares en 2019, soit 31 % de l’Hexagone. Le bois à vocation énergétique correspond à près de 40 % des prélèvements totaux, le reste étant utilisé en tant que bois d’œuvre (40 %) ou bois d’industrie (20 %).
- la biomasse agricole : elle recoupe l’ensemble des matières organiques provenant des systèmes agricoles : cultures, zones herbeuses, résidus de cultures, effluents d’élevage, etc. La production agricole est principalement destinée à l’alimentation humaine et animale mais répond également à d’autres besoins : matériaux, énergies, litière/paillage, etc.
- la biomasse relative aux déchets : elle est composée des déchets verts urbains, des boues de stations d’épuration, des biodéchets provenant des ménages et de la restauration ainsi que des résidus de l’industrie agroalimentaire.
Figure 26 – Schéma de l’utilisation de biomasse (au milieu et à droite) en fonction de son origine (à gauche) sur le territoire national, en millions de tonnes de matière sèche (MtMS)

Note de lecture : Le schéma se lit de gauche à droite. On peut voir par exemple que 215 millions de tonnes de matière sèche sont issues de biomasse agricole (en vert clair à gauche), dont 105 millions de tonnes de matière sèche seront utilisées dans l’élevage (en orange au milieu), dont une partie retournera au sol.
Source : Graphique produit pour cette note avec les données du Secrétariat général à la Planification écologique, données 2019.
Ces gisements de biomasse connaissent ensuite de multiples canaux de valorisation, dans l’alimentaire bien sûr (humain et animal), l’agronomique (retour au sol), mais aussi l’énergétique (chaleur, biogaz, électricité), le chimique (molécules, etc.) ou les biomatériaux (bâtiment, textile, industrie). Son utilisation dépend d’abord des caractéristiques du gisement. Ainsi, à chaque gisement de biomasse correspondent des valorisations différentes : par exemple, les cultures annuelles sont principalement utilisées pour des usages alimentaires, mais elles peuvent aussi servir à produire des biocarburants et du biogaz, générant alors un conflit d’usage.
Tous les scénarios proposés par l’ADEME[57] envisagent au moins une multiplication par deux de la biomasse pour des usages non alimentaires. Ne pas augmenter la pression sur les écosystèmes réclame donc de libérer de la ressource actuellement utilisée.
Figure 27 – Utilisation actuelle de la biomasse en France pour la production de bioénergie

Note de lecture : Chaque bâton vertical correspond à un usage de la biomasse dans la production d’énergie : bois énergie, biocarburants et biogaz/biométhane. Ensuite, il est décomposé selon son origine. Par exemple pour les biocarburants il provient d’abord de l’importation (gris, à hauteur de 20 térawatts-heure), puis de culture dédiée (jaune, moins de 20 térawatts-heure) et enfin de déchets (en orange, 2 térawatts-heure environ).
Source : Graphique produit pour cette note avec les données du Secrétariat général à la Planification écologique.
b. Quelle évolution de la ressource en biomasse d’ici 2050 ?
Des leviers permettent d’augmenter durablement la production de biomasse.
La réduction de la consommation de viande
70 % des surfaces agricoles dédiées à notre alimentation sont aujourd’hui dédiées à l’élevage. La baisse de la consommation de produits d’origine animale, ainsi que l’évolution des modes d’élevage vers des systèmes plus extensifs (par exemple avec une baisse de la concentration du bétail) pourront libérer de nombreuses surfaces pouvant être affectées à la production de biomasse. De plus, cela permettrait d’affecter plus de terres agricoles, compensant ainsi les moindres rendements de l’agro-écologie. En effet, l’agriculture biologique, de conservation et l’agroforesterie ont des rendements de production plus faibles par rapport à l’agriculture conventionnelle[58].
Au-delà de l’impact sur le gisement de biomasse, ces changements importants dans les pratiques agricoles participent fortement à une baisse de la consommation d’énergie et des émissions de gaz à effet de serre (voir enjeu n° 1).
La valorisation des effluents d’élevage et des déchets pour le biogaz
Les déchets et coproduits organiques des exploitations d’élevage sont constitués de fumier (forme solide) et de lisier (liquide). La nature et les quantités d’effluents d’élevage sont liées au type d’animal, au type de logement du bétail et au temps de séjour en étable. L’évolution de ce gisement sera directement liée aux choix qui seront réalisés pour la réduction de la consommation de viande. Néanmoins, cela constitue dans tous les cas une source à valoriser.
La promotion des cultures intermédiaires pour le biogaz
Implantées dans les sols dans l’intervalle entre la fin d’une culture et le début de la suivante, les cultures intermédiaires ont une vocation énergétique, en plus de leur utilité agronomique et environnementale. Les cultures intermédiaires présentent un fort potentiel de mobilisation sur le long terme à condition d’éviter le piège de la spécialisation de régions entières et la transformation d’agricultures alimentaires en agricultures énergétiques. En effet, leur implantation pourrait ouvrir la voie à un développement considérable de la production de biogaz.
Dans le dernier scénario Afterres*/négaWatt[59], le potentiel des cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE)* est estimé à 40-50 TWh. L’herbe représente un potentiel évalué à 25-30 TWh. C’est ainsi la moitié de notre production de biogaz qui serait couverte par ces productions agricoles.
Les haies
Les pratiques agroforestières qui combinent arbres, cultures ou bétail sur une même parcelle créent des haies et alignements d’arbres dont on peut tirer du bois. Il s’agit d’un gisement encore limité mais à fort potentiel. D’ici à 2030, les surfaces de haies (linéaires) pourraient atteindre jusqu’à 2,4 millions d’hectares, contre près d’1 million actuellement. Ainsi, cela pourrait être utilisé pour la production d’énergie ou plus marginalement pour du paillage, de la litière ou du retour au sol en vue de réduire les intrants* et d’augmenter le stockage du carbone.
La méthanisation : pour quels usages ?
En France, la méthanisation est la seule technique actuellement mature pour produire du biogaz ou du biométhane. Il existe 2 autres procédés permettant la production de biométhane : la pyrogazéification* et le power-to-gaz*. Ces procédés ne sont actuellement pas matures en France.
La méthanisation consiste en une fermentation anaérobique des « déchets » agricoles afin de produire d’un côté, du digestat* valorisable sous forme d’engrais et de l’autre, du biogaz. Ce biogaz, à ne pas confondre avec le biométhane, peut être soit directement brûlé dans des centrales pour produire de la chaleur et de l’électricité, soit épuré pour en faire du biométhane rejoignant le réseau de gaz naturel.
Sur l’ensemble du cycle de vie, la production d’énergie via la valorisation de biométhane permet de réduire d’environ 80 % les émissions de CO₂ en comparaison avec le gaz naturel fossile.
Néanmoins, les secteurs à privilégier pour l’utilisation du biométhane méritent d’être questionnés au regard des gisements limités en biomasse méthanisable. Même avec de nouvelles technologies, aujourd’hui peu matures (pyrogazéification ou méthanation d’hydrogène vert), un volume de 150 TWh de gaz bas carbone à l’horizon 2050 semble déjà ambitieux. À titre de comparaison, 381 TWh de gaz naturel ont été consommés en 2023. Le biométhane n’est pas en mesure de compenser la sortie du gaz dans l’horizon temporel analysé dans cette note. Comme mentionné dans l’enjeu n° 3, les usages du gaz doivent être en priorité diminués ou électrifiés.
Pour les usages résiduels, un développement de la méthanisation est donc souhaitable. Toutefois, son développement ne doit pas être dévoyé en faveur d’une recherche de profit à court terme, susceptible de déséquilibrer le modèle agricole des exploitations en y dédiant des sols pour une production délibérée de déchets aux dépens de notre souveraineté alimentaire. La méthanisation doit participer prioritairement à un objectif d’autonomie énergétique des exploitations agricoles, et doit être adaptée et dimensionnée à la ferme et à la quantité de déchets valorisables à proximité. La pratique doit également être fortement contrôlée, car les digestats non hygiénisés peuvent être encore chargés de bactéries, spores, parasites mais aussi de résidus médicamenteux administrés aux élevages dont les effluents sont utilisés dans la méthanisation. L’infiltration de digestats non hygiénisés dans les sols et les eaux peut conduire à ce que l’eau cesse d’être potable dans certaines régions. Ce fut le cas par exemple en août 2022 à Châteaulin en Bretagne, lorsque le déversement de 400 m3 de digestat de méthanisation dans l’Aulne avait provoqué une coupure d’eau potable pour 180 000 personnes pendant plusieurs jours, et avait gravement endommagé les écosystèmes. La qualité des équipements est également essentielle pour éviter les fuites de méthane.
Toutefois, des facteurs limitent le potentiel de mobilisation de biomasse.
Les bouleversements climatiques auront des effets inévitables sur la quantité et le type de biomasse disponible. Certaines pratiques peuvent faire la différence.
Le climat influence directement les écosystèmes, à l’image du stress hydrique* et des incendies de végétation de 2022. De plus, l’atteinte à l’intégrité des écosystèmes affecte à son tour les flux d’énergie, d’eau et de gaz à effet de serre échangés avec l’atmosphère et donc le climat. Le réchauffement climatique et la sécheresse réduisent donc l’efficacité du processus naturel d’absorption du CO₂ par les arbres et la végétation, et donc la croissance de ces derniers. Le coût pour la transition énergétique est double : moins de biomasse est disponible pour les activités humaines, et moins de carbone est stocké sous forme organique dans les écosystèmes forestiers et dans les sols, aggravant le réchauffement climatique.
La forêt est particulièrement mise à mal par le changement climatique, en particulier par les épisodes de sécheresses qui ne feront que se multiplier et s’intensifier dans les décennies à venir. Les processus d’adaptation naturelle des espèces par migration ou sélection génétique sont trop lents face au changement climatique. Le « puits de carbone » forestier s’est déjà effondré au cours de la décennie, au point d’être aujourd’hui de 60 % inférieur à ce qu’avait anticipé la SNBC de 2015[60]. Ainsi, les dernières données officielles[61] estiment que la forêt française a absorbé en 2021 deux fois moins de tonnes de CO₂ que dix ans plus tôt. En dépit des efforts qui pourront être portés en matière de reforestation ou d’adaptation de la forêt au changement climatique, les futures stratégies nationales ne peuvent pas compter sur une hausse significative de la biomasse forestière.
Le changement climatique réduit également les rendements agricoles. Les années de crises se multiplient face à des évènements climatiques extrêmes (grêles, gelées tardives, sécheresses, etc.) plus fréquents et plus intenses. Structurellement, le climat français se méditerranéeise : les températures seront plus importantes, les précipitations moins fréquentes, mais plus intenses. Bien que difficiles à évaluer, ces évolutions climatiques risquent de tirer les rendements agricoles à la baisse.
Trois principes doivent être suivis pour adapter nos écosystèmes : favoriser l’hétérogénéité à toutes les échelles (habitats, communautés, diversité des espèces et diversité génétique), diminuer les pressions humaines et enfin préserver et connecter les espaces à fort enjeu de biodiversité[62].
L’exploitation forestière doit également compter sur une main-d’œuvre compétente plus nombreuse et des moyens de transformation locaux (scieries). Ce d’autant plus que des pratiques plus respectueuses des sols et des écosystèmes seront adoptées, et qu’elles sont plus intensives en main-d’œuvre. Des éléments qui ne sont pas acquis au regard de la dynamique de la filière forêt-bois[63].
Une préoccupation pour la pollution de l’air
- Bois énergie
Si l’usage de bois énergie, par exemple pour le chauffage, peut être vu comme un moyen de sortie des énergies fossiles, l’usage du chauffage au bois est une des principales sources de pollution de l’air en France. L’usage de chauffage au bois dans les logements est à lui seul responsable de 70 % d’émissions de particules fines en France, tous secteurs confondus[64]. Ces mêmes particules fines sont responsables en France métropolitaine de 40 000 décès chaque année, soit 7 % des décès[65]. Si les moyens de chauffage au bois récents sont nettement moins émetteurs que des cheminées ouvertes ou des foyers fermés[66],ils restent très émetteurs de particules fines et plus encore que du chauffage au fioul. Il ne sera donc pas possible de réduire la pollution de l’air sous les seuils recommandés par l’Organisation mondiale de la santé en matière de qualité de l’air en étendant l’usage du chauffage au bois dans les logements, mêmes récents.
Paradoxalement, les centrales au bois, de taille et de consommation plus importantes, sont plus contrôlées et peuvent plus facilement mettre en place des systèmes de dépollution. Par unité d’énergie produite, elles sont donc bien moins nuisibles pour la santé que du chauffage individuel, notamment dans le cadre de réseaux de chaleur urbains.
- Biogaz
Le gaz renouvelable, tout comme le gaz fossile, a longtemps été promu dans le secteur du transport routier pour des raisons d’amélioration de la qualité de l’air : ses émissions de particules fines sont bien moindres, par kilomètre parcouru, que des véhicules diesels ou essence. Mais une étude récente de l’ONG Transport et environnement[67] tend à montrer que les véhicules au gaz émettent sensiblement autant de particules ultrafines par kilomètre parcouru que les autres véhicules thermiques.
Du strict point de vue strict de la pollution de l’air et donc de la santé, l’usage de moyens de production de chaleur et de déplacements basés sur de l’électricité produite par des moyens bas carbone (éolien, solaire, hydraulique ou nucléaire) est donc systématiquement préférable. En effet, ces sources fonctionnent sans combustion, qui émet des polluants dans l’air.
Cas pratique – En Guyane, une utilisation de la biomasse qui questionne Les Outre-mer sont des cas d’étude riches en apprentissages sur le délicat développement de la biomasse. La Guyane par exemple, avec ses 8 millions d’hectares de forêt, dispose d’un potentiel important. Les quatre centrales biomasse actuellement en activité consomment en tout 180 000 tonnes de bois par an[68]. Cependant, ces forêts sont l’habitat naturel d’une biodiversité riche, et les Amérindiens et les Bushinengués qui y vivent sont particulièrement inquiets de la menace que représente le développement de la biomasse sur le territoire. Il est essentiel que l’approvisionnement des biométhaniseurs soit fait en partenariat avec les scieries, pour privilégier les résidus et copeaux des coupes, et non directement les grumes (troncs). Le projet Triton en Guyane envisage une méthode différente : utiliser le bois immergé dans le lac du barrage du Petit-Saut. Ce modèle inédit a alerté l’Office français de la biodiversité (OFB). En effet, les arbres immergés attirent des bactéries qui participent grandement à l’oxygénation du lac. Le retrait des arbres vient également mettre en danger la préservation de l’espèce protégée des loutres géantes, dont 10 % des individus se trouvent dans le lac. Il s’agit donc de faire des choix délicats entre préservation des puits de carbone que sont les lacs et les forêts, préservation de la biodiversité, respect des populations autochtones, et développement des sources d’énergie utilisant la biomasse. |
c. Une ressource finie dont l’usage doit faire l’objet d’une stricte hiérarchisation
Des besoins croissants en biomasse qui butent sur le potentiel de ressource mobilisable.
Sans même revenir sur les usages non-énergétiques de la biomasse, nombreux sont les secteurs à anticiper une hausse de leur consommation de biomasse afin de sortir des énergies fossiles leur consommation d’énergie :
- pour la biomasse liquide principalement le transport routier, le transport maritime international, la bio-chimie, l’agriculture et la production électrique des territoires dits ultra-marins ;
- pour la biomasse solide principalement l’industrie, la sortie des énergies fossiles des réseaux de chaleur, la production d’électricité et le résidentiel ;
- pour la biomasse gazeuse principalement la chaleur haute intensité dans l’industrie, le bâtiment, les réseaux de chaleur et la production d’électricité.
La Stratégie nationale bas-carbone 2 prévoyait de mobiliser 430 TWh de ressources de biomasse à des fins énergétiques d’ici à 2050 contre environ 180 TWh en 2016 (parmi lesquels 100 TWh de combustibles liquides, 220 TWh de combustibles gazeux et plus de 110 TWh de combustibles solides).
Pour les bioénergies, le gouvernement anticipe lui-même un manque de biomasse dès l’horizon 2030 si les feuilles de route des différents secteurs de l’économie ne sont pas revues[69]. La France dépend déjà des importations pour assurer sa consommation de biomasse liquide ou pour sa consommation de bois. Dans une optique de souveraineté nationale, autant que pour réduire les pressions extractivistes de notre économie sur le reste du monde, l’accroissement des importations ne peut constituer une solution.
Ainsi, un besoin de régulation et de pilotage émerge pour allouer les ressources aux différentes filières et assurer leur coordination. Se contenter de la ressource nationale contraint à un exercice d’autant plus strict de hiérarchisation des usages.
Hiérarchiser les usages : un changement de paradigme à élaborer démocratiquement.
Les critères de hiérarchisation de l’usage de la biomasse esquissés dans la suite de ce chapitre ont vocation à nourrir la nécessaire délibération démocratique, non à s’y substituer. Cette hiérarchisation des usages doit être fonction de leur pertinence technique et de leur utilité sociale. Face à la forte contrainte sur la biomasse, l’existence d’une alternative viable à l’usage nous poussera à toujours la privilégier. Prenons un seul exemple, proposé par l’association négaWatt, pour illustrer l’importance de l’éclairage technique de la délibération politique : « si une partie du chauffage urbain peut être assurée par l’usage de biomasse, cette énergie trouve une utilité plus importante dans l’industrie, qui requiert un apport de chaleur à haute température. Un réseau de chauffage urbain, dont les besoins en température peuvent se limiter à 60 °C, peut alors être alimenté par la récupération de chaleur fatale provenant des chaudières industrielles[70] ».
La proximité géographique entre la ressource et l’usage constitue également un critère à articuler avec la hiérarchie nationale des usages. La biomasse est marquée par une dimension territoriale inhérente. La sortie des énergies fossiles nous invite de surcroît à limiter le recours au transport de marchandise. Ce souci d’un usage prioritairement local de la biomasse est par ailleurs propice à limiter l’extractivisme et à développer une gestion en commun des ressources locales.
Esquisses d’une hiérarchisation des usages de la biomasse.
La pérennité de la ressource étant une condition sine qua non de son exploitation, il faudra définir la part de biomasse devant retourner à la terre. C’est ainsi que pourront être assurés la fertilité des sols et des niveaux d’exploitation du bois qui assurent la résilience des écosystèmes forestiers.
L’alimentation humaine et animale constitue un poste essentiel à placer en haut de la hiérarchie des usages. Toutefois, une transition dynamique vers une alimentation plus végétale libérera d’importantes marges de manœuvre pour d’autres secteurs sans amputer notre sécurité alimentaire. Ajoutons ici l’enjeu des exportations alimentaires : il devra faire l’objet d’une réflexion stratégique approfondie pour déterminer dans quelle mesure il est possible de les réduire.
Tous les secteurs qui, du fait d’alternatives insatisfaisantes, doivent compter sur la biomasse devront en minimiser leur consommation par des gains d’efficacité, mais aussi des efforts de sobriété. Toute réduction de la demande dans un secteur (par exemple, moins de construction de logements en priorisant la construction de logement social et la mise à disposition du parc actuel) libérera de la marge de manœuvre pour les usages énergétiques ou pour limiter l’exploitation des écosystèmes et y stocker davantage de carbone (voir enjeu n° 1).
La priorité devrait donc être donnée aux usages de la biomasse comme matériau dans des produits à longue durée de vie dans la construction et l’industrie, en particulier dans la rénovation énergétique. Cette priorisation permet d’augmenter le puits de carbone (grâce au stock croissant de carbone stocké dans des matériaux) et n’exclut pas une valorisation en fin de vie du produit via le recyclage ou la production d’énergie.
Ensuite, viennent les consommations énergétiques dans des secteurs essentiels sans alternatives viables. C’est le cas des industries consommant de la chaleur à haute température, des réseaux de chaleur pour lesquels aucune alternative géothermique ou de récupération de chaleur fatale n’est possible[71], ou de la consommation d’énergie dans le secteur agricole. L’aviation et le transport maritime international ne disposent pas aujourd’hui d’alternative viable aux énergies fossiles. L’usage de la biomasse sous forme de biométhane dans ces secteurs peut donc apparaître pertinent mais nécessite de s’interroger sur leur évolution à long terme et sur leurs efforts de sobriété.
Viennent enfin un grand nombre de secteurs aujourd’hui consommateurs de biomasse, mais pour lesquels des alternatives viables existent. On y trouve les transports (véhicules particuliers, poids lourds, bus et cars), la production de chaleur basse température dans l’industrie, le chauffage et l’eau chaude dans le résidentiel et le tertiaire, la production d’électricité dans les territoires dits ultramarins et en hexagone. Dans ces secteurs, l’usage de la biomasse mérite d’être interrogé. Il s’agira a priori de limiter la hausse de la demande pour ces usages en limitant les subventions, voire en restreignant réglementairement les nouveaux équipements.
À retenir : ➔ La priorité est de limiter l’exploitation des écosystèmes à des fins de production de biomasse afin d’améliorer leur résilience. Il faut : • contenir la hausse des prélèvements de biomasse et s’assurer d’un retour à la terre suffisant pour garantir la fertilité des sols ; • améliorer les pratiques d’exploitation afin de les rendre plus respectueuses des écosystèmes ; • développer les productions durables de biomasse (biodéchets, CIVE, haies, etc.). ➔ Inscrire dans la loi les usages prioritaires des différentes formes de biomasse permet de restreindre le risque de conflits d’usage. Il faut : • enclencher un travail avec l’ensemble des filières consommatrices (ou potentiellement consommatrices) de biomasse afin d’établir une hiérarchie des usages fondée sur un diagnostic inter-filières partagé ; • pour les filières prioritaires, adopter des politiques favorisant le développement rapide des filières et leur stabilisation ; • pour les filières non prioritaires, adopter des politiques publiques favorisant le non-recours à la biomasse ou la baisse de la consommation de biomasse (sobriété et substitution). Quelques pistes de propositions législatives : ➔ Renforcement des mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) du second pilier de la PAC, et tout particulièrement des mesures visant à protéger les haies et éco-systèmes. ➔ Ouvrir une concertation en vue d’établir une hiérarchie des usages des différents types de biomasse. ➔ Adaptation de la forêt au changement climatique (renforcement des moyens de l’ONF, plan de lutte contre les incendies) et réglementation des pratiques d’exploitation pour favoriser la résilience des écosystèmes. ➔ Renforcement du stockage dans les produits bois, en renforçant par la loi l’usage massif du bois dans les constructions et en garantissant un allongement de la durée de vie des produits-bois. |
Conclusion
Dans cette note, nous avons pris le temps de décrire, sans choisir, les chemins possibles pour notre système énergétique afin de prendre au sérieux nos objectifs internationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. À notre avis d’ingénieur·es et expert·es spécialistes des questions énergétiques, cette perspective n’est crédible que dans le cadre d’un programme de rupture. D’abord, toute trajectoire aboutissant à zéro émissions nettes en 2050 nécessite une redéfinition de nos besoins énergétiques et donc de nos besoins eux-mêmes.
Cette discussion doit avoir lieu dans la société, très largement. Elle ne peut en aucun cas être préemptée par des ingénieur·es. Mais pour exister, cette discussion doit au moins être extraite du marché. Le sacro-saint équilibre entre l’offre et la demande, à partir de produits mis sur le marché par des entreprises capitalistes en concurrence entre elles pour le profit maximal, ne peut servir de méthode efficace pour définir une politique juste de sobriété. Laisser le marché gérer une décroissance, inévitable, des consommations énergétiques, c’est à coup sûr augmenter dramatiquement les inégalités. À l’inverse, aborder la question des besoins en énergie à travers une planification démocratique peut aboutir à des droits sociaux d’un type nouveau. Bien sûr, cette planification, cette nouvelle méthode de gouvernement par les besoins ne peut se faire sans changement institutionnel majeur dans le sens d’un approfondissement démocratique à toutes les échelles.
Ce que nous avons présenté, au fil des cinq enjeux détaillés dans les parties de cette note, constitue des tâches de très grande ampleur. Il faut ouvrir, de front et aussi vite que possible de nombreux chantiers, et les mener à bien très rapidement. Là encore, cela ne peut s’envisager que dans un cadre macroéconomique totalement refondé. Pour chacun des secteurs évoqués dans cette note, l’impasse du marché néolibéral a été mise en évidence. Les signaux-prix ne permettent pas l’atteinte des objectifs climatiques et engendrent des inégalités souvent insoutenables socialement. Ils ne peuvent être utilisés qu’à la marge, en complément de politiques publiques fortes. Atteindre les objectifs sectoriels ne pourra se faire qu’en substituant à la « main invisible » du marché une coordination explicite, intentionnelle et démocratique des échanges. L’État et les collectivités sont amenés à jouer un rôle central de décision et de pilotage, et leurs moyens nécessitent d’être renforcés au même titre que les investissements qu’ils doivent gérer devront être augmentés. Cette immense bifurcation nécessite par ailleurs de reconstruire de manière volontaire des filières industrielles nationales et de les substituer aux chaînes de valeur et d’approvisionnement entièrement mondialisées. Enfin, se pose également la question des circuits de financement à mettre en place. La finance privée de marché, construction institutionnelle du néolibéralisme, est totalement inapte à mobiliser de telles sommes pour les orienter vers les bons secteurs.
L’ensemble de ces questions, ici rapidement esquissées, forment un ensemble de conditions de possibilité encadrant la bifurcation écologique : sortie du marché, souveraineté industrielle, financement. Le département de planification écologique pourra les aborder dans une note ultérieure, en forme de second tome sur la planification énergétique.
Cette note a été rédigée par un collectif d’ingénieur·es et expert·es spécialistes des questions énergétiques, coordonné par Jean-Baptiste Grenier : GSA, SLAV, NFO, NBR, ARU, MSA, SLAM, CRI, JHU, MNM, JAN, EC, JAR
Glossaire
ADEME : l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie est une agence nationale dont la mission est fixée par le Code de l’environnement, et dont le financement est majoritairement public. Elle évalue la mise en œuvre et les impacts des programmes et des stratégies de politiques environnementales et énergétiques, et émet des recommandations.
Afterres2050 : scénario produit en 2016 par l’association Solagro sur le secteur agro-alimentaire. Il table sur une consommation plus végétale, plus de « bio », une réduction de la surconsommation et du gaspillage, des engrais de synthèse et des pesticides, et une diversification des cultures.
cavité saline : cavité géologique artificielle, construite pour stocker des fluides. Elle est généralement construite sous des strates de sel gemme (ou halite), qui se comporte comme un dôme isolant au-dessus de la cavité, d’où l’adjectif « saline ».
chaleur fatale : la chaleur fatale, ou chaleur de récupération, est l’énergie thermique émise par un procédé dont elle n’est pas la finalité. Il peut s’agir de la chaleur présente dans les eaux de refroidissement des centrales thermiques (nucléaire, gaz, biomasse), des systèmes de climatisation, de l’incinération des déchets, des moteurs de voiture, des serveurs de données, des eaux usées (eaux chaudes des douches, vaisselles ou lessives).
CIVE : les cultures intermédiaires à vocation énergétique sont des cultures implantées entre deux cultures principales, et sont destinées à un méthaniseur ou à l’alimentation animale par exemple.
digestat : résidus restant après la méthanisation de déchets organiques. Un digestat est constitué de bactéries excédentaires, matières organiques non dégradées et matières minéralisées. Après traitement, ou « hygiénisation », il peut être utilisé comme compost.
DRI : le Direct Reduced Iron est un minerai de fer traité par réduction directe. La réduction directe consiste à exposer du minerai de fer à l’action réductrice d’un gaz à haute température (plus de 900 °C) composé de monoxyde de carbone et de dihydrogène. Cette technologie diffère du procédé classique qui utilise des hauts-fourneaux, donc du charbon pour la fonte et la réduction du fer.
électrolyse : méthode qui permet de séparer des éléments chimiques les uns des autres grâce à un courant électrique. Elle est généralement utilisée pour produire du chlore ou l’ozone, pour le plaquage métallique, pour isoler l’aluminium, le cuivre ou le nickel. L’électrolyse de l’eau décompose l’eau (H2O) en dioxygène et dihydrogène.
électrolyseur : appareil qui se compose d’une alimentation électrique, d’une anode (charge positive) et d’une cathode (charge négative). Plongées dans un fluide chimique, l’anode et la cathode « attirent » chacune des éléments spécifiques sous l’effet du courant électrique. Dans le cas de l’électrolyse de l’eau (H2O), l’anode « attire » l’oxygène (O2), et la cathode le dihydrogène (2H2).
énergie primaire, énergie secondaire, énergie finale, énergie utile : termes conventionnels qui permettent de mesure des quantités d’énergie en fonction d’où on se place dans le processus de production d’énergie. L’énergie primaire correspond au potentiel énergétique disponible dans la source d’énergie lors de son extraction. L’énergie secondaire est égale à l’énergie primaire moins les pertes dues à la transformation (lors du raffinage ou de la transformation de la chaleur de la réaction nucléaire en électricité, par exemple). L’énergie finale est égale à l’énergie secondaire moins l’énergie dépensée par le transport de l’énergie jusqu’à son lieu de consommation (les pertes sur le réseau électrique, ou le carburant utilisé pour transporter des bouteilles de gaz). L’énergie utile est égale à l’énergie finale moins les pertes de l’équipement d’utilisation (la chaleur fatale dans le moteur d’une voiture thermique, ou dans une ampoule à incandescence). En fonction de l’énergie observée, la répartition des énergies diffère fortement. Par exemple, le nucléaire représente 40 % de l’énergie primaire en France, mais 17 % de l’énergie finale, du fait du rendement relativement faible des centrales nucléaires (33 %). Pour cette même raison, les énergies fossiles représentent 46 % de l’énergie primaire en France, mais plus des ⅔ de l’énergie finale. Du fait du faible rendement des moteurs à essence par rapport aux moteurs électriques, leur part dans l’énergie utile est inférieure. Cette note choisit de considérer l’énergie finale, du fait du peu des données disponibles sur l’énergie utile, et pour correspondre au mieux à l’approche à partir des besoins.
EnR : les énergies renouvelables sont les énergies qui se renouvellent plus vite qu’on ne les consomme. Il s’agit donc de la lumière du soleil, du vent, de la chaleur de la terre, des chutes d’eau, des marées et des mouvements de la mer.
EnR&R : les énergies renouvelables et de récupération sont les énergies renouvelables, auxquelles on ajoute la chaleur de récupération (ou chaleur fatale).
équation de Kaya : équation qui lie le PIB aux émissions de CO2. Ainsi, CO2 = population x (PIB/population) x (énergie/PIB) x (CO2/énergie). Elle a été développée par l’économiste japonais Yoichi Kaya en 1993.
GES : les gaz à effet de serre sont des gaz présents dans l’atmosphère qui absorbent, sous forme de rayonnement infrarouge, une partie de la chaleur reçue par le soleil. Les principaux GES sont le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4), le protoxyde d’azote (N20) et les gaz fluorés (SF6, HFC, PFC et NF3). Avec la vapeur d’eau, ils sont responsables de l’effet de serre, lui-même contributeur principal du réchauffement climatique.
intrants agricoles : apports ajoutés à une parcelle agricole pour en augmenter ses rendements, comme les pesticides, les fongicides et les insecticides. Ils peuvent être d’origine naturelle ou industrielle.
intrants de méthanisation : matières organiques utilisées comme matières premières dans la méthanisation.
méthanisation : procédé dans lequel on fait fermenter en absence d’air des matières organiques naturelles (fermentation anaérobique). Pour cela, on chauffe et on brasse les intrants pendant 1 à 2 mois. Cette fermentation produit un gaz semblable au gaz naturel, et un digestat qui peut servir d’engrais s’il est « hygiénisé ». Le gaz peut être brûlé directement ou épuré et transformé en biométhane pour l’injecter sur le réseau de gaz naturel fossile. Il est appelé biogaz, et sa combustion est considérée comme 80 % moins émettrice que le gaz naturel fossile. En effet, le CO2 que le biogaz émet a été auparavant capturé par les intrants organiques, il utilise du CO2 déjà présent dans l’atmosphère. Au contraire, le gaz naturel vient des réserves fossiles souterraines et ses émissions de CO2 viennent s’ajouter à l’atmosphère.
mix énergétique : répartition des différentes énergies primaires (pétrole, gaz charbon, uranium, solaire, éolien, hydraulique, biomasse…) dans la production d’énergie (électricité, chaleur…).
négawatt 2022 : scénario énergétique pour 2050, produit par l’association négaWatt en 2022 qui vise à répondre aux 17 objectifs de développement durable définis par l’ONU. Il table sur une sobriété des besoins (isolation des logements, report modal, recyclage, baisse de la demande de produits), sur la relocalisation de l’industrie, sur l’agro-écologie, et sur un mix énergétique 100 % renouvelable.
power-to-gaz : procédé qui convertit l’électricité en hydrogène en utilisant l’électrolyse.
PPE : les programmations pluriannuelles de l’énergie sont définies par la loi et expriment les orientations et priorités d’action pour l’action publique sur la stratégie énergétique. La première PPE concerne la période 2016-2023, la dernière la période 2019-2028.
pyrogazéification : procédé qui consiste à chauffer des matières organiques à plus de 1 000°C en présence d’une faible quantité d’oxygène. Il entraîne une décomposition des matériaux en gaz, liquide et en déchets résiduels secs comme du charbon. C’est l’un des 3 procédés permettant la production de biométhane, avec la méthanisation et le power-to-gaz. La pyrogazéification correspond à la 2e génération de production de biométhane.
puits de carbone : réservoir de carbone (naturel ou artificiel) qui absorbe du carbone depuis l’atmosphère et le séquestre pour une durée longue. Les océans sont les principaux puits de carbone, ils absorbent chimiquement le CO2 dans l’eau. Viennent ensuite le vivant via la flore (forêt, tourbière, prairie, phytoplancton), qui absorbe le CO2 par photosynthèse, la faune, et les sols (humus).
règle verte : principe selon lequel les humains ne doivent pas prélever sur la nature plus de ressources renouvelables que ce qu’elle peut reconstituer, ni produire plus de pollution et de déchets que ce qu’elle peut supporter.
réseau de chaleur : système de distribution de chaleur produite de façon centralisée. Une chaufferie principale chauffe de l’eau à une température élevée, et envoie cette eau dans un circuit fermé qui relie différents bâtiments à chauffer. L’eau revient en fin de circuit à la chaufferie, pour être chauffée de nouveau.
report modal : transfert d’une partie du flux associé à un mode de transport spécifique vers un autre type de transport.
RTE : le Réseau de transport d’électricité est le gestionnaire du réseau de transport d’électricité haute tension en France métropolitaine continentale. Cette société est détenue à 100 % par l’État français et le réseau de transport d’électricité est public. Elle travaille en coopération avec ses homologues européens pour desservir l’ensemble du territoire européen.
scénarios ADEME « Transition(s) 2050 » : quatre scénarios élaborés par l’ADEME en 2022 qui proposent différentes stratégies pour atteindre zéro émissions nettes en 2050. Le scénario S1, « Génération frugale », prévoit une transition basée sur une sobriété contrainte. Le scénario S2, « Coopérations territoriales », prévoit une transition basée sur la gouvernance partagée des villes et des territoires. Le scénario S3, « Technologies vertes », prévoit une transition basée sur l’innovation. Le scénario S4, « Pari réparateur » prévoit une transition basée sur les systèmes de captation de CO2.
scénarios RTE « Futurs énergétiques 2050 » : six scénarios élaborés par RTE en 2022 qui proposent différentes stratégies pour le système électrique pour atteindre zéro émissions nettes en 2050. Le scénario M0 prévoit un mix 100 % renouvelable en 2050. Le scénario M1 prévoit une sortie presque accomplie du nucléaire en 2050, compensée par les énergies renouvelables diffuses sur le territoire. Le scénario M23 est similaire, mais les énergies renouvelables sont concentrées dans des grands parcs éoliens et solaires centralisés. Les scénarios N1 et N2 prévoient une relance de la filière nucléaire plus ou moins importante (respectivement +8 et +14 réacteurs en 2050). Enfin, le scénario N03 prévoit un mix énergétique composé à 50 % de nucléaire et 50 % d’énergies renouvelables en 2050. Dans tous ces scénarios, le photovoltaïque et l’éolien ont vocation à être déployés massivement. L’électricité produite par bioénergies ne dépasse pas les 2 % dans tous les scénarios.
SNBC : la Stratégie nationale bas-carbone est la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique. Elle donne des orientations pour la réduction des émissions de GES jusqu’à 2050 et fixe des budgets carbone à moyen terme. Adoptée pour la première fois en 2015, elle a été révisée en 2018-2019.
stress hydrique : situation critique dans laquelle les ressources en eau disponibles sont inférieures à la demande, ou bien dans laquelle la qualité de l’eau nécessite d’en limiter l’usage (eau non potable polluée par exemple).
vehicle-to-grid : principe selon lequel les véhicules électriques, branchés sur le réseau électrique et dont la batterie est chargée au-delà d’un seuil, pourraient être mobilisés comme batteries d’appoint lors des pénuries temporaires d’électricité. Lors de pénuries temporaires, ces batteries pourraient alors injecter de l’électricité sur le réseau. Ce moyen nécessite cependant la mise en place de bornes de recharge adaptées à même de pouvoir charger et décharger les batteries des véhicules. Un cadre juridique et technico-économique adéquat est également indispensable pour compenser financièrement l’usure rapide des batteries sur-sollicitées, ainsi qu’un dimensionnement adapté du réseau.
ville du quart d’heure : modèle de ville où tous les services essentiels sont à une distance d’un quart d’heure à pied ou en vélo. Ce concept a été relancé sous cette dénomination en 2015 par Carlos Moreno.
Bibliographie
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ADEME, « EnR’Choix », URL : https://www.enrchoix.idf.ademe.fr/
25.04.2025 à 19:13
Point de conjoncture #5 – Avril 2025
Un décryptage précieux de la situation économique et sociale, qui révèle une économie en panne, mise en péril par le retour de l'inflation et par la menace du chômage de masse.
La note revient sur les prélèvements obligatoires et les dépenses de protection sociale en France, pour montrer que la Sécurité sociale est bien plus efficace et bien moins coûteuse que le marché privé.
Texte intégral (8357 mots)
Cette note est la cinquième édition du « point de conjoncture » de l’Institut La Boétie.
Le département d’économie vous propose régulièrement, dans ces points de conjoncture, une lecture critique pour décrypter et mettre en perspective l’actualité économique. Dans chaque note, vous découvrirez un focus spécifique sur une question économique d’actualité.
Vue d’ensemble : une économie mondiale en panne et menacée par le retour de l’inflation
Les observations à l’échelle internationale confortent l’hypothèse avancée dans notre point de conjoncture de novembre 2024 : l’inflation persiste et rebondit, dans un contexte de ralentissement économique. C’est le spectre d’une stagflation durable[1] qui devient chaque jour plus probable.
Les hausses spectaculaires des droits de douane annoncées par Donald Trump en avril vont alimenter ce scénario puisqu’elles vont faire augmenter les prix et vont freiner le commerce.
Dans un premier temps, Trump a annoncé le 2 avril des hausses spectaculaires des droits de douane, portant le taux moyen à 24 %, contre 2 % avant son arrivée à la Maison-Blanche. Ce taux a été porté à 21 % pour l’Union européenne, soit une hausse de 20 points, et à 64 % pour la Chine, soit une hausse de 54 points. Puis, suite à la dégringolade des marchés financiers, Trump a annoncé le 9 avril une suspension pour 90 jours, laissant tout de même un taux uniforme de 10 % partout… sauf pour la Chine où le taux est porté à 145 % !
Aux États-Unis, après une croissance soutenue de 2,8 % en 2024, le ralentissement devrait être prononcé en 2025. La banque centrale (la Federal Reserve ou Fed) a réduit ses prévisions de croissance pour le premier trimestre 2025 de 2,1 % à 1,7 %. La Réserve fédérale d’Atlanta[2] prévoit même une baisse du produit intérieur brut (PIB).
Le déficit commercial[3] s’est envolé au début de l’année, avec une hausse significative des importations : les entreprises états-uniennes ont anticipé leurs achats à l’étranger pour éviter d’être impactées par les hausses de droits de douane, qui font augmenter les prix des biens importés. Dans le même temps, les prévisions d’inflation ont été revues à la hausse pour 2025, avant même les annonces de Trump sur les droits de douane : elles s’élèvent désormais à 2,7 % en moyenne annuelle, contre 2,4 % selon les prévisions de septembre 2024. L’inflation est alimentée par la hausse des prix alimentaires et des prix de l’énergie.
En raison de ce contexte inflationniste, la banque centrale a pris la décision, contre la volonté de Donald Trump, d’interrompre sa politique de baisse de taux d’intérêt[4], ce qui va avoir pour conséquence de freiner l’investissement[5] et d’augmenter le risque d’une crise financière en raison de la déconnexion entre la bulle financière et les profits réels[6].
Donald Trump accentue la pression sur la banque centrale pour imposer une politique monétaire favorable aux marchés financiers. Il installe un capitalisme de plus en plus mafieux, cherchant à satisfaire les spéculateurs au mépris des besoins de la population. L’administration multiplie ainsi les dérégulations et les baisses d’impôts pour doper les cours boursiers et ceux des cryptomonnaies[7]. Si Trump exige aujourd’hui une baisse des taux d’intérêt, c’est en réalité pour amortir l’impact de sa guerre commerciale sur l’économie réelle, mais surtout sur les marchés financiers. Malgré ses efforts, l’inquiétude gagne les marchés.
Au Royaume-Uni, la croissance déjà très faible stagne et l’inflation repart à la hausse : 3 % en janvier 2025 contre 1,7 % en septembre 2024. La banque centrale prévoyait, avant l’annonce de la hausse des droits de douane par Donald Trump, une inflation de 3,7 % en fin d’année et une croissance inférieure à 1 %.
En Allemagne, le PIB a baissé de 0,2 % au 4e trimestre 2024. Fait extrêmement rare pour l’économie allemande : la croissance recule pour la deuxième année consécutive, en raison d’une profonde crise industrielle[8].
La production industrielle a reculé de 4,5 % en 2024, notamment dans les secteurs qui constituent le point fort de l’Allemagne : l’automobile et les biens d’investissement, notamment les machines-outils. Dans le même temps, l’inflation a augmenté, passant de 1,8 % en septembre 2024 à 2,6 % en février 2025. La consommation populaire reste donc faible et se concentre essentiellement sur les dépenses contraintes[9].
La future coalition gouvernementale a annoncé un plan de réarmement massif, impliquant de modifier la Constitution pour lever le « frein à l’endettement » et allouer à la défense des fonds colossaux d’environ 900 milliards d’euros[10]. Cela devrait avoir un impact positif sur la croissance, puisque l’activité de l’industrie de l’armement va augmenter significativement[11], mais la baisse marquée du taux de profit en Allemagne, malgré une baisse importante des salaires réels pendant l’épisode inflationniste, empêche un véritable redémarrage de la croissance[12].
Avec une croissance de 3,2 % en 2024, l’Espagne continue à afficher des performances économiques largement supérieures à celles de ses voisins européens. Mais cette bonne santé économique est fragile car la croissance espagnole est essentiellement tirée par l’économie du tourisme de masse. Or, il s’agit d’un secteur à faible productivité, aux conditions de travail dégradées, et qui contribue par ailleurs à accentuer la crise du logement dont souffre la population espagnole. En parallèle, la consommation populaire a diminué en proportion du PIB au cours des cinq dernières années et l’investissement demeure largement inférieur à son niveau de 2007[13].
C’est la faiblesse persistante des gains de productivité[14] au niveau mondial qui est à l’origine de la stagnation économique combinée à la reprise de l’inflation (« stagflation »). Dans un tel contexte, les capitalistes cherchent à imposer une hausse des prix, malgré la faiblesse de la demande, pour maintenir leurs marges.
La guerre commerciale lancée par Donald Trump dans le triple but d’exercer une pression politique, d’accroître les recettes fiscales de l’État fédéral et de réindustrialiser le pays, va alimenter cette stagflation. Car cette guerre est loin d’être un jeu à somme nulle. Les taxes douanières vont frapper la consommation et se répercuter directement sur la population états-unienne, et en priorité sur les ménages les plus précaires[15].
Quel que soit leur comportement, les consommateurs seront pénalisés. Soit ils continueront d’acheter des biens importés et ils paieront alors plus cher, puisque les droits de douane feront mécaniquement augmenter les prix ; soit ils se tourneront vers les biens produits aux États-Unis, mais ils paieront aussi plus cher car la production locale sera plus coûteuse.
Au final, Donald Trump va importer… de l’inflation. De plus, les États-Unis ne bénéficieront pas de la guerre commerciale car même s’ils parviennent à « forcer » certaines entreprises à rapatrier leur production sur leur sol[16], ils resteront dépendants aux importations[17] : les multinationales états-uniennes sont elles aussi insérées dans les réseaux de production internationaux où la production et l’assemblage des biens sont fragmentés et répartis entre plusieurs pays et aires du monde.
Croissance atone en France
Après une légère baisse du PIB en fin d’année 2024, la croissance resterait atone début 2025 selon l’Insee[18] : + 0,1 % au premier trimestre et + 0,2 % au deuxième trimestre.
D’ores et déjà, l’objectif du gouvernement de 0,9 % de croissance en 2025 est caduc. Pour l’atteindre, il faudrait une croissance très dynamique de l’ordre de 0,6 % aux troisième et quatrième trimestres, ce qui semble impossible. La Banque de France a d’ailleurs enterré cet objectif en prévoyant, avant l’annonce de la hausse des droits de douane de Trump, une croissance de 0,7 % pour l’année 2025[19]. La croissance pourrait même en réalité être proche de zéro en incluant l’effet de la hausse des droits de douane, puisque François Bayrou a indiqué qu’elle pourrait avoir un impact négatif de « plus de 0,5 % » en 2025.
C’est du côté de l’investissement que la situation est la plus mauvaise. L’investissement des entreprises a connu une baisse de 2,8 % en cumulé entre le troisième trimestre 2023 et le quatrième trimestre 2024. L’investissement des ménages, c’est-à-dire l’achat de logements, s’est lui aussi effondré : – 19 % entre le deuxième trimestre 2021 et fin 2024. Le seul investissement qui résistait jusqu’au premier semestre 2024 était l’investissement des administrations publiques, mais il a fléchi à la fin de l’année du fait de la pression massive sur les finances publiques.
Le commerce extérieur et les dépenses publiques formaient les deux moteurs du peu de croissance de ces derniers trimestres. Ils vont s’enrayer en 2025. D’une part, les hausses des droits de douane imposées par Trump risquent de freiner le commerce mondial. Les exportations françaises vers les États-Unis pourraient ralentir, notamment dans les secteurs de l’aéronautique, des vins et spiritueux, de l’industrie chimique et des produits laitiers. Les exportations vers l’Allemagne seraient également concernées, puisque l’Allemagne assemble des composants produits en France avant de vendre les produits finaux sur le marché états-unien. Le déficit du commerce extérieur français devrait donc se détériorer, alors qu’il tendait justement à se réduire ces derniers mois en raison d’une diminution des importations[20].
D’autre part, la diminution drastique de la dépense publique nuit lourdement à l’activité économique. Le blocage des crédits publics, imposé par le gouvernement au prétexte de la censure du gouvernement de Michel Barnier, a mis un coup d’arrêt à la consommation des administrations publiques[21]. Le budget d’austérité que François Bayrou a fait adopter par 49.3 en février dernier va à son tour fortement limiter la contribution des dépenses publiques à la croissance tout au long de l’année 2025.
Dans ce contexte, aucune perspective de dynamisme ne se dégage. L’investissement productif des entreprises devrait continuer à baisser. Et la consommation des ménages ne sera pas le moteur de la croissance, compte tenu des prévisions de stagnation du pouvoir d’achat.
Pour espérer une croissance positive, il faudrait donc compter sur une baisse du taux d’épargne[22]. En effet, la fin de la crise Covid, durant laquelle la consommation des ménages a été empêchée, n’a pas marqué un retour à la normale en matière d’épargne. Il y a toujours au contraire une « surépargne » : le taux d’épargne demeure supérieur à la tendance de la décennie pré-Covid. Si l’inflation et le contexte d’incertitude ont pu pousser certains ménages à épargner davantage préventivement, la « surépargne » s’explique surtout par un accroissement de l’épargne financière des ménages les plus riches, qui font fructifier leur argent en le plaçant plutôt que de consommer et investir[23].
Il n’y a rien à attendre non plus du côté de la production industrielle. La crise de l’industrie s’approfondit. La « réindustrialisation » annoncée par Emmanuel Macron est un mirage. Les plans de licenciements se succèdent, dans la filière automobile notamment mais aussi dans le secteur de la chimie, avec récemment le cas de Vencorex.
Les délocalisations menacent en cascade les fournisseurs et les sous-traitants : sur un an, près de 200 000 emplois industriels seraient directement et indirectement mis en danger[24]. La valeur ajoutée[25] dans l’industrie manufacturière[26] a baissé tout au long de l’année 2024, et cela devrait continuer début 2025, avec une baisse de – 0,4 % au premier trimestre puis de – 0,1 % au deuxième trimestre. Au total, entre fin 2023 et mi-2025, la baisse de la valeur ajoutée dégagée par l’industrie manufacturière serait de – 2,5 % !
Stagnation du pouvoir d’achat
Sur l’ensemble de l’année 2024, le pouvoir d’achat[27] moyen des ménages a augmenté en moyenne annuelle de presque 2 %. C’est l’indexation sur l’inflation de l’année précédente des pensions de retraite, conséquence de la censure du gouvernement Barnier, ainsi que des prestations sociales, qui a tiré le revenu des ménages vers le haut[28], car la hausse des prix avait été plus forte en 2023 qu’en 2024.
En réalité, la hausse du pouvoir d’achat en 2024 est loin de bénéficier à tout le monde. C’est une moyenne, qui est calculée en intégrant indistinctement l’évolution des salaires réels[29], qui ont stagné, et celle des revenus du patrimoine, qui ont eux beaucoup augmenté.
L’explosion des revenus du patrimoine dope donc superficiellement les chiffres du pouvoir d’achat. Car dans le même temps, la grande pauvreté, soit le manque d’accès aux biens et services fondamentaux, a progressé. En 2024, plus de 1,2 million de foyers n’ont ainsi pas pu payer leur facture et ont subi des coupures ou réductions de puissance d’électricité : c’est 24 % de plus que l’an dernier, et 85 % de plus qu’en 2019.
Le pouvoir d’achat moyen a cessé d’augmenter : il a stagné au dernier trimestre 2024 et devrait légèrement baisser au premier semestre 2025. Sur l’ensemble de l’année 2025, il devrait diminuer de 0,4 point à cause des coupes budgétaires et de l’obsession austéritaire du gouvernement, qui auront pour effet de ralentir la consommation et l’investissement.
En 2025, les salaires devraient progresser légèrement, au rythme annuel de 1,1 %. Mais ce chiffre pourrait être revu à la baisse, car les précédentes prévisions de hausses de salaires se sont quasiment toutes révélées trop optimistes[30]. Parallèlement, les revenus du patrimoine, qui ont tiré vers le haut le pouvoir d’achat moyen ces derniers mois, devraient ralentir. Après plusieurs trimestres d’euphorie, les rendements des placements (livret A, livret d’épargne populaire…) devraient baisser en lien avec la baisse des taux d’intérêt de la Banque centrale européenne[31]. Les versements de dividendes ralentiraient en raison de profits moins élevés en 2024 et du fait de la hausse ponctuelle de l’impôt sur les sociétés sur les grands groupes, décidée uniquement pour 2025.
Destructions d’emplois et hausse du chômage
C’est dans ce contexte que les annonces de « plans sociaux » se multiplient partout en France. Au quatrième trimestre 2024, les suppressions d’emplois salariés ont surpris par leur ampleur : 90 100, dont 68 000 dans le privé et 22 100 dans le public[32]. Et ces suppressions devraient se poursuivre en 2025, avec au minimum plus de 100 000 emplois salariés détruits[33].
Les défaillances d’entreprises[34] sont au plus haut : 65 844 en cumul sur 12 mois en janvier 2025, contre 59 000 en moyenne dans les années 2010.
Habituellement, ces chiffres sont gonflés par les échecs et les abandons des auto-entrepreneurs, qui surviennent peu de temps après le lancement de leur activité. Mais en 2024, ce sont les défaillances d’entreprises de grande taille, avec plus de 250 salariés, qui ont été importantes[35]. Elles sont aujourd’hui deux fois plus nombreuses que dans les années 2010[36].
Au total, 260 000 emplois sont concernés par une procédure judiciaire, sans même compter les incidences potentielles sur l’emploi pour les fournisseurs des entreprises défaillantes[37].
Le taux de chômage officiel va progresser tout au long de l’année 2025. De 7,3 % fin 2024, il devrait atteindre 7,6 % au deuxième trimestre[38] et même 7,8 % au quatrième trimestre[39].
Seuls les emplois à faible productivité[40] des micro-entrepreneurs, c’est-à-dire des emplois non-salariés de travailleurs indépendants, devraient continuer à progresser en 2025. Le nombre de créations de micro-entreprises a augmenté de 7,3 % sur la seule année 2024[41]. Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à recourir à l’externalisation de missions auprès de travailleurs indépendants, qui gagnent en moyenne 800 € par mois et dont un tiers est obligé de cumuler son activité avec un emploi salarié pour joindre les deux bouts[42]. Ainsi, plus d’une micro-entreprise sur dix est créée à la demande d’une entreprise qui recherche une alternative à l’embauche d’un salarié, y compris en intérim[43].
Encadré : Bilan de 7 ans de macronisme : deux quinquennats d’inégalités
Les résultats de la politique économique d’Emmanuel Macron sont édifiants. Les inégalités ont explosé, sur fond d’appauvrissement général de l’essentiel de la population.
Figure 1 : Évolution de quelques indicateurs économiques et sociaux entre 2017 et 2024
Évolutions entre le deuxième trimestre 2017 et le quatrième trimestre 2024[44] | |
Salaire horaire réel (secteur marchand) | – 3,5 % |
Salaire par tête réel (secteur marchand) | – 2,7 % |
Dividendes réels | + 79,8 % |
Productivité horaire | – 1,7 % |
Profits réels des sociétés non financières (SNF) | + 12,4 % |
Prélèvements nets des subventions[45] pour les SNF | – 0,8 % |
Taux de marge des SNF | + 1,1 point |
Consommation de produits alimentaires en volume | – 8,0 % |
Taux de privation matérielle et sociale (2017-2023) | + 1,7 point (+ 1,2 million de personnes) |
Taux de pauvreté monétaire (2017-2022) | + 2,0 points (+ 1,4 million de personnes) |
Lecture : Entre le deuxième trimestre 2017 et le quatrième trimestre 2024, les salaires ont diminué de 3,5 % en moyenne et la consommation de produits alimentaires de 8 %. Sur la même période les profits des entreprises ont augmenté de 12,4 %.
Les salaires réels ont fortement baissé : environ – 3 % en l’espace de sept ans. C’est un phénomène inédit sur une période aussi longue depuis la Seconde Guerre mondiale. Ils ont d’abord stagné entre 2017 et 2021, avant de chuter d’environ 4 % entre fin 2021 et fin 2023 pendant la période de forte inflation. Depuis, ils progressent très modestement : mais la hausse récente d’environ 1 % est très loin de compenser la baisse qui précède. Dans le même temps, les dividendes réels perçus par les ménages les plus riches se sont envolés, eux, d’environ 80 %.
L’inflation sur les produits alimentaires a frappé de plein fouet la population. La précarité alimentaire a ainsi connu une forte hausse. Depuis 2017, la consommation alimentaire a baissé de 8 %. Aujourd’hui, les ménages se privent toujours de nourriture, sautent des repas ou se replient vers des produits de moins bonne qualité.L’industrie agroalimentaire est la première responsable de cette situation : elle a sciemment alimenté l’inflation sur fond de guerre en Ukraine afin d’augmenter ses marges.
Avec l’explosion des inégalités, la pauvreté a progressé de façon importante. Le taux de pauvreté monétaire, qui mesure la part des ménages dans la population ayant un niveau de vie inférieur à 60 % du niveau de vie médian[46], a augmenté de 2 points en cinq ans. Il est passé de 13,4 % à 15,4 % de la population entre 2017 et 2022, dernière année où cet indicateur est connu. Cela représente 1,4 million de personnes supplémentaires qui sont tombées dans la pauvreté.
La part des personnes en situation de « privation matérielle et sociale », c’est-à-dire qui disposent d’un logement mais ne parviennent pas à couvrir certaines dépenses de la vie courante nécessaires pour avoir un niveau de vie acceptable, a augmenté dans des proportions identiques : elle est passée de 11,4 % de la population en 2017 à 13,1 % en 2023 – soit 1,2 million de personnes en plus dans cette situation.
Sept années de macronisme ont profondément accentué le rapport de forces en faveur du capital à un niveau inégalé. Alors que la productivité horaire a diminué de 2 % depuis 2017, le taux de marge[47] des entreprises a lui augmenté de 1 % et les profits de 12 %. C’est absolument inédit.
Dans les années 1970, le ralentissement des gains de productivité, dont l’ampleur était bien moindre que la situation actuelle, s’était répercuté de façon négative sur le niveau des profits : si l’on produit moins de richesses tout en employant la même quantité de travail, alors on dégage logiquement moins de marges. À l’inverse, aujourd’hui les entreprises parviennent aujourd’hui à préserver leurs profits : elles s’enrichissent quel que soit l’état de l’économie réelle. Ce sont donc bien des mécanismes artificiels qui dopent leurs profits :
- d’une part, les entreprises ont imposé avec succès des hausses de prix supérieures aux hausses de salaires nominaux.
- d’autre part, elles ont bénéficié de mesures socio-fiscales très avantageuses qui maintiennent leurs profits à flot : subventions sans restrictions, crédits d’impôts, exonérations fiscales. Ainsi, malgré une hausse conséquente des profits, les prélèvements nets des subventions des entreprises ont quand même baissé…
Trois secteurs économiques ont particulièrement bien tiré leur épingle du jeu (voir figure 2) : d’abord, le secteur de l’énergie, de l’eau et des déchets, où le taux de marge a explosé de 20 points alors que la productivité a diminué de 12,3 %. Deuxièmement, le secteur des industries agroalimentaires ; et troisièmement, celui des services de transports.
Dans ces trois secteurs économiques, non seulement les salaires réels ont fortement baissé, mais les prix ont augmenté bien plus que l’inflation moyenne : comme les grands groupes de ces secteurs sont en situation d’oligopole, ils ont la possibilité d’agir fortement sur les prix pour générer de juteux profits sur le dos des consommateurs. Dans ces secteurs, les profits contribuent ainsi fortement à la hausse des prix de production, bien au-delà de leur poids dans le prix de production.
On voit ainsi se dégager une « boucle prix-profits » : c’est la volonté des entreprises de maintenir leurs marges menacées qui est le premier facteur d’augmentation des prix. Cela infirme la thèse libérale sans cesse évoquée par les économistes mainstream d’une « boucle salaire-prix », selon laquelle la hausse des salaires entraînerait un cercle vicieux d’inflation.
Figure 2 : Secteurs qui ont profité de la crise inflationniste. Évolutions entre le deuxième trimestre 2017 et le quatrième trimestre 2024
Énergie, eau et déchets | Industries agroalimentaires | Services de transports | |
Taux de marge | +19,4 points | +7,1 points | +6,5 points |
Productivité horaire | – 12,3 % | – 11,3 % | – 9,3 % |
Salaire horaire | – 6,8 % | – 4,6 % | – 5,1 % |
Profits | + 168,6 % | + 40,1 % | + 31,4 % |
Hausse des prix de production | + 81,6 % | + 32,7 % | + 25,6 % |
Poids des profits dans les prix de production en 2017 | 17,4 % | 8,8 % | 14,1 % |
Contribution des profits à la hausse des prix de production | 47,4 % | 20,3 % | 20,7 % |
Lecture : Entre le deuxième trimestre 2017 et le quatrième trimestre 2024, le taux de marge a augmenté de 19,4 % dans le secteur de l’énergie, de l’eau et des déchets, de 7,1 % dans l’industrie agroalimentaire et de 6,5 % dans les services de transports.
FOCUS – La France, championne du monde des prélèvements obligatoires ?
La France est le pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui a le taux de « prélèvements obligatoires » le plus élevé, en pourcentage du PIB[48]. Cette situation est souvent décriée et présentée par les institutions patronales, les éditorialistes et les représentants politiques du bloc libéral et du bloc d’extrême droite comme une tare qui frapperait lourdement l’économie française.
Cela relève d’abord d’un présupposé négatif très idéologique contre la dépense publique et le système de protection sociale[49].
Mais surtout, il s’agit d’une instrumentalisation malhonnête des comparaisons internationales : l’expression de « prélèvements obligatoires » amalgame en effet tous les paiements faits à des services collectifs, tout en ignorant totalement les prélèvements privés, comme si ceux-ci ne pouvaient par nature être « obligatoires ».
Encadré : Les « prélèvements obligatoires »
Les prélèvements obligatoires sont les impôts et cotisations sociales prélevés par les administrations publiques et par les institutions européennes.
On en distingue trois types :
- Les impôts, qui sont prélevés sur l’ensemble des contribuables sans contrepartie, dans le but de financer les dépenses de l’État. On dit des impôts qu’ils sont « sans contrepartie » parce que les prestations fournies par les administrations au contribuable ne sont pas proportionnelles à la quantité d’impôts versés.
- Les cotisations sociales, qui s’ajoutent au salaire net et sont versées aux organismes de protection sociale.
- Les taxes fiscales, qui sont versées par les usagers d’un service, par exemple la taxe d’enlèvement des ordures ménagères.
Comprendre les écarts de taux de « prélèvements obligatoires »
Le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) et l’OCDE suggèrent d’ailleurs eux-mêmes de manier les comparaisons internationales avec précaution[50]. Les pays peuvent en effet utiliser des conventions de mesure différentes pour comptabiliser leurs prélèvements obligatoires dans la richesse nationale, ainsi que leur PIB. À cela peuvent s’ajouter des imprécisions dans les calculs. De quoi entraîner au total des écarts de taux de prélèvements obligatoires entre pays allant jusqu’à deux points, faussant considérablement les comparaisons.
Mais surtout, constater un écart de prélèvements obligatoires entre deux pays ne signifie absolument rien en soi : pour l’interpréter, il est indispensable de regarder de plus près de quels prélèvements on parle et quelles sont leurs fonctions.
La Sécurité sociale, une spécificité française
Les écarts de taux de prélèvements obligatoires entre les pays s’expliquent avant tout par le fait que la santé et/ou la protection sociale relèvent d’un financement public dans certains pays, et d’un financement privé pour d’autres[51].
Dans certains pays, les besoins de santé sont pris en charge en très grande partie par les administrations publiques (État, collectivités locales ou Sécurité sociale), à partir des cotisations sociales ou des impôts.
Ainsi, en Suède ou en Finlande, ce sont principalement l’État et les collectivités locales qui financent les besoins de santé grâce aux impôts. Dans d’autres pays comme la France, c’est la Sécurité sociale qui finance ces besoins à partir des cotisations sociales mais aussi, et de plus en plus, à partir de l’impôt, avec la fiscalisation croissante des ressources de la Sécurité sociale[52].
Dans d’autres pays encore, la couverture des besoins de santé laisse une grande place au marché privé. Dans ce cas, le système n’est pas financé principalement par les cotisations et les impôts : ce sont les ménages qui souscrivent par leurs propres moyens des contrats auprès d’assurances privées, généralement à but lucratif[53].
C’est notamment le cas aux États-Unis, où près d’une personne sur deux y est couverte par une compagnie d’assurance-santé dans le cadre de son emploi[54], et où 8 % de la population n’est pas assurée du tout, y compris par une base minimale de protection publique : essentiellement les Latino-américains et les Afro-américains, auto-entrepreneurs, ou privés d’emplois[55].
Figure 3 : Taux de prélèvements obligatoires, en points de PIB, 2022

Lecture : Le taux de prélèvements obligatoires en France s’élève à 46 % du PIB, contre 43 % en Autriche, en Finlande et en Italie. La part des prélèvements obligatoires consacrés au financement de la Sécurité sociale représente près de 24 % du PIB en France, contre environ 12 % en Autriche.
Par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE, la structure de la fiscalité en France se caractérise par une part des impôts faible[56] et une part des cotisations élevée (figure 4). Un tiers des prélèvements obligatoires correspond ainsi à des cotisations sociales.
Figure 4 : Structures fiscales en 2021 (en pourcentage du total des recettes fiscales)

Lecture : En Australie, les impôts sur le revenu des personnes physiques représentent près de 40 % du total des recettes fiscales du pays, tandis qu’en France ils s’élèvent à environ 20 % des recettes fiscales totales. En France, les cotisations de Sécurité sociale représentent environ 30 % des recettes fiscales totales, soit la contribution la plus importante aux recettes publiques.
Si le niveau de prélèvements obligatoires est un peu plus important en France que dans d’autres pays ayant un niveau de vie comparable, c’est donc essentiellement parce que la France a fait le choix de mutualiser un certain nombre de risques sociaux. Le choix de développer un système de protection sociale où sont socialisés à la fois le système de retraites et de santé implique que les cotisations sociales sont comptabilisées dans les prélèvements obligatoires en France.
Dans des pays qui n’ont pas fait ce choix, les dépenses des ménages pour financer leur santé ou leur retraite ne sont tout simplement pas comptabilisées dans les prélèvements obligatoires. Mais c’est une réalité avant tout comptable : dans la vie réelle, les ménages doivent s’acquitter de ces prélèvements, qu’ils aillent à un organisme de sécurité sociale, ou à une assurance privée. S’ils ne le font pas, ils en payent un prix beaucoup plus cher au final.
Figure 5 : Tendances des ratios impôts/PIB, 1965-2022 (en pourcentage du PIB)[57]

Lecture : Les recettes fiscales dans les pays de l’OCDE sont passées d’une moyenne de 25 % du PIB moyen de l’OCDE en 1965 à plus de 30 % en 2022.
Pour l’ensemble des pays de l’OCDE, le taux de prélèvements obligatoires a tendance à augmenter sur le long terme. C’est la conséquence du vieillissement de la population, qui exige une forte hausse des dépenses de santé et de retraite. Mais c’est aussi la conséquence du fait que ces besoins croissants sont en grande partie couverts par des dépenses socialisées, ce dont on peut se féliciter !
Surtout, les pays avec les plus forts taux de prélèvements obligatoires sont aussi ceux avec les taux de pauvreté monétaire les plus faibles ! Le fait d’avoir des « prélèvements obligatoires » élevés réduit en réalité la pauvreté. C’est logique, puisque ces prélèvements servent généralement à financer des prestations sociales qui réduisent les inégalités et sortent des personnes de la pauvreté.
Si l’on intégrait au revenu des ménages le bénéfice des services publics (éducation, hôpitaux…), on observerait d’ailleurs une corrélation encore plus négative entre taux de prélèvements obligatoires et taux de pauvreté !
Figure 6 : Corrélation entre taux de pauvreté et taux de prélèvements obligatoires (en pourcentage du PIB et en pourcentage de la population)

Lecture : La Norvège a un taux de prélèvements obligatoires qui s’élève à 41,5 % du PIB et un taux de pauvreté monétaire de 11,5 % de la population. À l’inverse, en Roumanie, le taux de prélèvements obligatoires correspond à 27 % du PIB et le taux de pauvreté monétaire atteint 21 % de la population.
Des dépenses sociales « collectives » plus efficaces
L’efficacité d’un système de santé se mesure d’abord par le poids de ses dépenses de gestion[58] : plus ce poids est faible, plus le système est efficace, puisque les dépenses de santé financent directement les actes médicaux pour la population. Les organismes publics de santé se révèlent à ce titre beaucoup plus performants que les organismes privés.
En France en 2023, les frais de gestion de la Sécurité sociale et de l’État pour la santé sont moins importants que ceux des organismes complémentaires, c’est-à-dire les mutuelles, assurances, et institutions de prévoyance : ils s’élèvent à 7,8 milliards d’euros, contre 8,3 milliards d’euros pour le privé[59]. Et ce alors même que les organismes publics prennent en charge une proportion bien plus importante des dépenses de santé : 78 %, contre 12 % seulement pour les organismes privés[60]. Si les organismes privés consacrent autant d’argent aux dépenses de gouvernance, c’est notamment parce que, pour survivre dans un marché compétitif, elles doivent payer des dépenses supplémentaires comme la publicité.
Mieux encore, les organismes publics continuent à gagner en efficacité, tandis que l’efficacité des organismes privés ne fait que se dégrader ! En effet, les dépenses de gestion des organismes complémentaires ont augmenté de 1,9 milliard d’euros en dix ans, alors que celles de la Sécurité sociale ont baissé dans le même temps de 700 millions[61].
Au niveau international, la présence importante d’assurances privées dans le système de santé tend aussi à faire baisser l’efficacité du système, en augmentant les dépenses de gestion. Moins il y a d’organismes publics, et plus il y a de dépenses de fonctionnement.
Aux États-Unis, où la part des organismes publics dans les dépenses de santé est de 53 %, les dépenses de gouvernance représentent 8 % des dépenses totales de santé. En France, elle n’est que de 5 %, pour une prise en charge des frais de santé à 78 % par le public. Et en Suède, elle est de 2 % seulement, pour une prise en charge des frais de santé à 86 % par le public[62].
En outre, lorsque la part des organismes publics est faible, la part des dépenses de santé dans le PIB tend à être importante pour des résultats médiocres.
Aux États-Unis, les dépenses de santé représentent 16,5 % du PIB, contre 11,8 % pour la France[63]. Les prix des produits de santé sont pourtant 2,4 fois plus élevés aux États-Unis qu’en France et l’accès aux soins est significativement dégradé : il y a 272 médecins pour 100 000 habitants, contre 340 en France[64]. Enfin, l’espérance de vie aux États-Unis est inférieure de quatre années à celle en France[65].
Ainsi, non seulement n’y a-t-il pas de sens à décrier le taux élevé de prélèvements obligatoires en France, mais il conviendrait plutôt de s’en féliciter : notre modèle de Sécurité sociale, financé par ces prélèvements obligatoires, est plus efficace, et moins coûteux pour une meilleure qualité de service, que le système de santé états-unien. Cette spécificité française représente un bien commun et un bénéfice net pour la santé de la population.
Conclusion
Les méfaits de l’organisation néolibérale de l’économie continuent de s’amplifier, sur fond de guerre commerciale. L’économie est aujourd’hui engluée dans une spirale qui mêle inflation, ralentissement de l’activité et destruction des emplois.
L’inflation repart à la hausse et menace le pouvoir d’achat des ménages, déjà durablement affaibli par l’explosion des prix endurée ces deux dernières années. Le capital continue de préserver son taux de profit par la hausse des prix. Et la hausse brutale des droits de douane va agir comme une taxe à la consommation dont la population sera la première victime. En conséquence, la consommation populaire stagne, ce qui prive la croissance économique de son principal moteur.
La menace du chômage de masse refait son apparition. Les destructions d’emplois connaissent une intensité alarmante. L’emploi indépendant précarisé semble être la norme sous le néolibéralisme.
Huit années de macronisme ont fait exploser les inégalités et fortement fragilisé l’économie française. D’un côté, les profits n’ont fait qu’augmenter, essentiellement grâce à la hausse des prix et aux aides publiques. De l’autre, les moyens de subsistance de la population se sont considérablement réduits : les salaires réels ont baissé, la précarité alimentaire et la pauvreté ont augmenté.
C’est le tableau d’une économie incapable d’assurer les besoins du plus grand nombre, mais pleinement disposée à semer le chaos pour enrichir le capital. La prochaine cible principale de ce capitalisme prédateur est ainsi la protection sociale, discréditée dans les discours et attaquée par des coupes budgétaires massives que le gouvernement compte intensifier.
Pourtant, la prise en charge collective des besoins fait ses preuves et se révèle même bien plus performante en termes économiques que l’organisation par le marché. Souvent présentée à tort comme championne des prélèvements obligatoires, sur la base d’instrumentalisation de comparaisons internationales, la France garantit une mutualisation des risques qui assure à chacun un accès à la santé. La Sécurité sociale coûte en réalité moins cher que les organismes de santé privé et elle diminue le coût des dépenses de santé.
03.03.2025 à 19:42
Rapport – Face à la crise industrielle : un plan de production pour répondre aux besoins
Texte intégral (10776 mots)
Ce rapport est le premier publié par l’Institut La Boétie. Il est coordonné par le département d’économie.
Les rapports ont vocation à fournir un état des lieux des secteurs et des composantes clés de la société, en proposant des perspectives de transformation tournées vers l’action. Ils mettent à contribution chercheur·ses et forces vives de la société, notamment à travers des auditions.
Introduction
En détruisant toute la politique du libre échange mondial d’abord imposée par son pays, Donald Trump cherche par des droits de douane à restaurer la base industrielle productive des États-Unis. Si condamnable que soit un tel changement avec des méthodes et des buts impériaux, cette orientation a sa rationalité. Elle montre qu’une limite est atteinte pour les pays hier dominants quand ils acceptent de sacrifier au profit financier leur capacité productive concrète. De fait, les décisions de Trump vont évidemment couper des chaînes d’approvisionnement car il s’agit bien d’un choix délibéré de défragmentation globale de la division internationale du travail. En France il n’y a ni réflexion ni stratégie gouvernementale concernant la nécessaire reconstruction de la base productive industrielle de notre pays. La logique financière reste au poste de commande. L’aberrante délocalisation massive des capacités productives vers l’est de l’Europe continue. Notre propos est de montrer comment et pourquoi cette politique a été mise en place, pourquoi elle mène à la ruine du pays et comment en sortir. L’actualité se charge hélas de vérifier nos pronostics. La fin d’année 2024 a vu l’industrie faire son retour dans les gros titres de l’actualité, à la faveur de la nette accélération de la fréquence des plans de licenciements. La liquidation spectaculaire de la filière automobile et les plans sociaux dans quelques entreprises emblématiques comme Michelin ont éclipsé des dizaines de fermetures et réductions d’activités touchant tout le territoire et des secteurs très variés. Sur un an, la CGT estime à 200 000 le nombre d’emplois directement et indirectement menacés[1].
Cette nouvelle crise de l’industrie interpelle à plus d’un titre.
Cette nouvelle crise de l’industrie est d’autant plus insupportable qu’elle ne coïncide pas, dans de nombreux cas, avec une baisse des bénéfices. En effet, alors que les grands groupes moteurs de l’industrie française dégagent de larges bénéfices, les fermetures de sites industriels et les suppressions de postes s’enchaînent dans le même temps. En revanche, les petites et moyennes entreprises (PME) sous traitantes font face à de véritables difficultés économiques, car elles sont dépendantes de donneurs d’ordre qui choisissent de se fournir à l’étranger.
Ensuite, l’ampleur de cette crise peut étonner au vu des niveaux déjà faibles de la production et de l’emploi industriels. En portant un nouveau coup significatif à ces secteurs, déjà au plus bas après cinquante années de désindustrialisation, cet épisode pourrait être un coup fatal ou au moins obscurcir pour longtemps toute possibilité de rebâtir une industrie répondant aux besoins du pays et adaptée à la bifurcation écologique.
Le gouvernement renonce à toute forme de réaction politique. L’incarnation de cet abandon revient au ministre délégué chargé de l’Industrie, Marc Ferracci, quand il affirme avec résignation que les suppressions d’emplois se poursuivront dans les prochains mois[2].
Ces nouveaux coups portés à l’industrie française doivent au contraire susciter une réaction à la hauteur des enjeux pour qui veut poser les bases d’un renouveau de la production pour répondre aux besoins du pays, gagner en emploi et savoir-faire et augmenter l’indépendance productive de la France..
Pour ce faire, l’Institut La Boétie propose dans ce rapport d’éclairer la crise actuelle à la lueur de la longue désindustrialisation dans laquelle le pays est plongé, pour en identifier les causes. Ces analyses permettent à la fois de dégager des pistes de politiques industrielles nouvelles qui s’attaquent à l’urgence actuelle et à la nécessaire transformation de long terme de notre production, mais aussi de réfléchir à la finalité de la politique industrielle et aux objectifs qu’elle doit poursuivre.
Il s’agit de dire comment produire plus en France, mais avant tout quoi produire et pour qui. Autrement dit, de proposer les bases d’un plan de production industrielle pour le pays, qui n’a aucunement été envisagé par les gouvernements successifs, celui d’Emmanuel Macron, comme ceux qui l’ont précédé.
Ce rapport a été élaboré avec le concours des chercheurs en économie de l’Institut La Boétie, à partir de la production d’instituts de recherche, de syndicats, mais aussi de personnalités et associations spécialisées auditionnées en amont de la rédaction du rapport[3].
Enfin, il a été enrichi des débats économiques contradictoires qui ont eu lieu dans le cadre des Journées économiques 2025 de l’Institut La Boétie, consacrées à la question « Que faire de l’entreprise ? », notamment lors des deux tables rondes « Comment mener à bien la transformation écologique des entreprises ? Le cas de l’industrie automobile » et « Quel rôle pour l’État dans le financement et la régulation des entreprises ? »[4].
I- Le bilan de la désindustrialisation et ses causes
L’ampleur de la désindustrialisation
La désindustrialisation n’est pas un phénomène nouveau. L’universitaire spécialiste de l’industrie Nadine Levratto fixe l’apogée de l’industrie française en 1975, lorsque l’industrie atteint son plus grand nombre d’emplois. Depuis, la désindustrialisation est amorcée. La part de l’industrie dans la valeur ajoutée[5] est passée de 25 % à son maximum à moins de 10 % aujourd’hui. Plus significatif encore que ces chiffres qui dépendent du développement des autres secteurs, la valeur ajoutée est, en termes absolus, plus faible qu’avant la crise du Covid, et au même niveau qu’à la veille de la crise de 2008.
Graphique n°1 : Évolution de la valeur ajoutée dans les branches industrielles[6]

Lecture : La valeur ajoutée annuelle dans le secteur de la métallurgie est passée de 26 milliards d’euros en 2000 à 22,9 milliards d’euros en 2023.
Les emplois industriels représentent aujourd’hui moins de 10 % des emplois salariés totaux, suite à la perte de 2 millions d’emplois en 40 ans, soit plus d’un tiers des effectifs.
Graphique n°2 : Part de l’emploi industriel dans l’emploi total

Lecture : En 1949, près de 23 % de l’ensemble des emplois étaient des emplois industriels, soit presque un emploi sur quatre. En 2023, les emplois industriels représentent 9 % de l’emploi total, soit moins d’un emploi sur dix.
Graphique n°3 : Évolution de l’emploi dans les branches industrielles

Lecture : Dans le secteur du textile, le nombre d’emplois s’est effondré, passant de 1,2 millions en 1949 à 118 000 en 2022. Sur la même période, le nombre d’emplois industriels total, toutes branches industrielles confondues, est passé de 4,4 millions en 1949 à 2,7 millions en 2023, avec un pic à 5,2 millions d’emplois en 1974.
La perte des emplois industriels est une tendance observée dans une certaine mesure par d’autres pays figurant parmi les plus riches au monde, particulièrement en Europe de l’Ouest et du Sud. Elle s’explique en partie par l’externalisation d’activités de services[7], comme le nettoyage, et par les gains de productivité réalisés[8]. Ces deux facteurs sont à l’origine de la moitié environ des pertes d’emplois entre 1980 et 2007[9].
Mais ces explications ne suffisent pas à comprendre le décrochage massif de l’industrie dans la valeur ajoutée, et surtout l’écart avec d’autres pays pourtant comparables. La désindustrialisation est beaucoup plus forte en France que dans les pays voisins : l’industrie manufacturière compte encore pour plus de 16 à 17 % du PIB en Italie et en Allemagne[10] par exemple, contre 9,7 % seulement en France.
L’antagonisme entre financiarisation et industrie
Comment expliquer cette singularité hexagonale ? Nous pouvons tout d’abord souligner l’objectif, partagé par les industriels comme par de nombreux élus, d’engager une politique volontariste de désindustrialisation. Les uns défendaient « l’entreprise sans usine[11] » quand les autres faisaient de la tertiarisation de l’économie une priorité.
Cette politique suit en réalité les mutations du capitalisme français. Sous l’impulsion des grandes mesures de déréglementation financière de la fin du 20e siècle, il est passé d’une forme dite rhénane à un capitalisme financiarisé sur le modèle anglo-saxon[12]. La France a suivi le modèle britannique qui a abouti à une désindustrialisation rapide et profonde.
La financiarisation de l’économie[13] est lourde de conséquence pour l’industrie. Pressés par leurs actionnaires, les grands groupes déploient des stratégies de maximisation de la rentabilité du capital qui mettent sur la touche des sites français rentables mais insuffisamment rémunérateurs aux yeux des propriétaires. Les conséquences sur le reste de l’économie sont d’autant plus importantes en France, où le tissu industriel est constitué avant tout de nombreuses PME dépendantes d’une poignée de grands champions, sans échelon intermédiaire à la gestion plus long-termiste.
La financiarisation et ses effets délétères sont rendus possibles par le libre échange, qui organise la mise en concurrence entre sites internationaux. C’est d’abord le cas à l’échelle mondiale : l’Union européenne (UE) multiplie les signatures de traités commerciaux et continue de jouer la « bonne élève » du commerce international en refusant de protéger sérieusement son industrie face au dumping de pays comme la Chine.
Mais c’est aussi le cas au sein de l’Union européenne, qui abrite des pays de production à bas coût, où les conditions de travail et de rémunération sont dégradées par rapport aux standards à l’ouest de l’Europe. L’UE applique une politique de concurrence interne, déconnectée des enjeux industriels, notamment en favorisant jusqu’ici les groupes allemands qui utilisent l’Europe de l’Est comme arrière-cour industrielle.
L’UE est ainsi le premier ennemi de l’industrie française, puisque que c’est en son sein que se font la majorité des délocalisations [14].
La délégation de la conduite des industries françaises à des acteurs financiers, notamment des gestionnaires d’actifs anglo-saxons, éclaire les décisions prises par plusieurs groupes ces derniers mois. Pour l’automobile par exemple, la situation des constructeurs est plutôt bonne et ne justifie absolument pas la vague de plans sociaux qui ont des conséquences sur toute la filière. Alors que certaines années ont effectivement donné lieu à des pertes (PSA en 2012, Renault en 2020, etc.), les constructeurs dégagent aujourd’hui des bénéfices importants, comme le souligne l’économiste spécialiste du secteur Bernard Jullien.
Le secteur automobile connaît actuellement un simple retour à la normale après une parenthèse dorée. L’industrie automobile a en effet connu un âge d’or au tournant des années 2020. Plusieurs facteurs ont fait bondir la rentabilité du secteur automobile au-delà de 10 %.
D’abord, les pénuries de semi-conducteurs ont raréfié l’offre de véhicules et fait augmenter les prix : le prix d’achat moyen d’une voiture neuve est ainsi passé de 24 000 à 30 000 euros sur la période. Paradoxalement, la pénurie a donné aux constructeurs un certain pouvoir sur les prix. Ensuite, les constructeurs ont également récolté les fruits financiers de leur stratégie de montée en gamme, consistant à privilégier la production de modèles de véhicule à forte marge comme les SUV[15] plutôt que des petits modèles. Enfin, le chômage partiel financé par l’État durant la crise sanitaire a permis aux constructeurs de maintenir leur rentabilité alors même qu’ils faisaient le choix d’arrêter leur production.
Ces facteurs conjugués ont permis une rentabilité exceptionnelle pour les actionnaires, mais par nature temporaire. Depuis, le secteur automobile a finalement retrouvé les marges standards autour de 6 ou 7 % du chiffre d’affaires. Or, c’est désormais insuffisant aux yeux des actionnaires qui se sont vu promettre et expliquer par les dirigeants des entreprises automobiles que la rentabilité à deux chiffres durerait encore longtemps.
Dans le cas de Michelin, qui a dégagé 3,6 milliards d’euros de résultat d’exploitation en 2023, le groupe fixe dans sa stratégie des objectifs toujours plus élevés en faveur des actionnaires, composés pour deux tiers de fonds d’investissement et de gestionnaires d’actifs étrangers[16]. La rentabilité du capital est ainsi passée de 10 % en 2019 à 11,4 % en 2023. Alors que le groupe reversait 21 % de son bénéfice aux actionnaires en 2019, cette proportion atteint 49 % en 2023, à un point de la cible de 50 % poursuivie par Michelin. Pourtant, malgré cette rentabilité grandissante, le groupe a annoncé la fermeture du site de Cholet, dont la production sera notamment redéployée en Pologne.
Ainsi, nous ne faisons pas face à des industriels désemparés par une situation économique difficile, mais bien à des stratégies d’optimisation de la rentabilité du capital incompatibles avec le maintien d’emplois en France. L’État ne fait rien pour empêcher cela. Bien au contraire, la loi El Khomri de 2016 a assoupli largement la définition du licenciement économique pour permettre aux industriels de licencier même si le groupe fait des bénéfices.
La doctrine d’Emmanuel Macron est impuissante
Ces travers de l’industrie française ont été renforcés par Emmanuel Macron depuis son arrivée au ministère de l’Économie en 2014. Sa politique industrielle s’est en effet résumée à une politique d’attractivité débridée dont le seul but est d’attirer n’importe qui, peu importe le secteur et la pertinence de l’investissement au regard des besoins du pays.
La politique d’Emmanuel Macron a consisté à tenter de capter des investissements étrangers en diminuant la fiscalité des entreprises, en intensifiant les subventions sans contrepartie et en laissant faire les opérations de rachat et les fusions d’industries françaises par, ou avec, des groupes étrangers, quelles qu’en soient les conséquences.
L’État et les institutions publiques chargées de la politique industrielle se sont alignés sur les intérêts privés. Plusieurs personnes auditionnées s’accordent ainsi à dire que l’État et la Banque publique d’investissement (BPI), présents au capital de nombreuses entreprises industrielles, se comportent comme des actionnaires classiques, avant tout préoccupés par la rentabilité et le niveau de dividendes et qu’ils ne défendent pas de stratégie industrielle. Le néolibéralisme imprègne ainsi les agents de l’État et les hauts fonctionnaires, qui intériorisent l’illégitimité de l’action publique sur la production : ils sont de ce fait convaincus que l’État ne doit pas s’immiscer dans les mécanismes de marché capitalistique.
Les résultats sont jusqu’ici peu probants. La France est en voie de désindustrialisation[17]. Après une forme de pause dans la désindustrialisation sur les deux premières années de mandat d’Emmanuel Macron, la tendance a repris après la crise du Covid. En décembre 2024, la production manufacturière était 6 % inférieure à celle d’avant-crise sanitaire[18]. Nadine Levratto parle par conséquent d’une « décroissance industrielle » en cours.
Le nouveau budget austéritaire de 2025 va amplifier cette désindustrialisation. La baisse des dépenses publiques plombe à la fois la demande intérieure et les investissements publics, qui à leur tour se répercutent négativement sur les carnets de commande des industries françaises[19].
Le recul de l’industrie française prend des formes différentes en fonction des filières, qui font chacune face à des enjeux industriels et commerciaux singuliers. Le Réseau Action Climat (RAC) s’est par exemple intéressé aux filières de l’industrie dite « verte ». Dans le photovoltaïque, c’est avant tout l’abondant dumping chinois, couplé à l’absence de véritable réaction de l’Union européenne et des États membres, qui a conduit à la quasi liquidation de la filière. Les secteurs de l’éolien offshore et des pompes à chaleur illustrent tous deux l’absence de planification publique. Le premier secteur se trouve dans un creux entre deux vagues de commandes de parcs ; le second est échaudé après avoir investi sur les bases d’un développement rapide, prévu dans la loi de programmation pluriannuelle de l’énergie, tandis que dans le même temps l’État réduit massivement la rénovation thermique.
Les boucs émissaires de la désindustrialisation Une partie des industriels et des économistes libéraux attribuent à la désindustrialisation des causes qui servent plus leur agenda qu’elles ne collent à la réalité. Or, les politiques industrielles sont le plus souvent menées sur la base de ces diagnostics erronés. N° 1 : Le « coût du travail » Première cible du patronat et des libéraux : le déficit de compétitivité dû à un « coût du travail » qui serait trop élevé. S’il est évident qu’une heure de travail est davantage rémunérée en France qu’en Europe de l’Est ou en Asie, l’argument reste un peu court. Premièrement, des pays avec un « coût du travail » similaire ont une industrie bien plus performante. C’est le cas de l’Allemagne, souvent érigée en exemple, où l’heure de travail dans l’industrie des biens est plus chère qu’en France[20], sans que cela ne l’empêche d’être la 4e puissance industrielle mondiale. La baisse de 3 % des salaires réels[21] depuis la réélection d’Emmanuel Macron n’a pas amélioré notre performance industrielle. Deuxièmement, la course à la baisse du « coût du travail » a conduit à un enfermement dans des productions à faible valeur ajoutée. La politique de compétitivité-prix[22] qui cible des exonérations de cotisations sur les bas salaires est totalement contradictoire avec les injonctions à l’innovation et à la montée en gamme. Enfin, le déficit de compétitivité est un choix. La production française pourrait devenir compétitive dans de nombreux domaines si des protections étaient apportées. À défaut, nous continuerons à mener une course absurde au moins-disant social avec des concurrents hors d’atteinte : ce qui revient à acter la fin de l’industrie française dans la plupart des productions. N° 2 : Les normes et la transition écologique Les industriels pointent le rôle des normes et surtout celui de la réglementation environnementale. La crise de l’industrie automobile serait ainsi causée par l’électrification imposée du parc de véhicules. Or, le Réseau action climat (RAC) rappelle que 100 000 emplois avaient déjà été supprimés en France entre 2010 et 2020, soit avant les contraintes d’électrification. Les normes et réglementations, si leur pertinence peut être interrogée au cas par cas, visent à assurer une production de qualité, compatible avec la bifurcation écologique et effectuée en sécurité. De même que diminuer le coût du travail pour s’aligner sur les pays low cost est absurde, revenir sur des réglementations environnementales ne permettrait pas de rivaliser avec des pays où elles sont inexistantes et dégraderait également la qualité de la production. Le problème est donc le même : on ne peut pas exiger que des productions respectant des conditions sociales et environnementales d’un certain standard concurrencent d’autres productions qui en sont loin. Par ailleurs, les normes peuvent être utilisées comme des éléments de protection de la production industrielle domestique, mais aussi, comme c’est le cas pour la Chine, comme des outils de stimulation de l’innovation. Enfin, la bifurcation écologique ne signifie pas inévitablement une saignée des emplois industriels. Le RAC s’appuie sur les plans de transitions sectoriels des industries lourdes de l’Agence de la transition écologique (l’ADEME), qui chiffrent l’impact emploi de la bifurcation écologique sur l’industrie entre – 10 et + 10 %. N° 3 : Le coût de l’énergie Une des particularités de la nouvelle vague de désindustrialisation est qu’elle se propage à l’échelle européenne, notamment en raison de l’augmentation brutale du prix de l’énergie ces dernières années. En ce qui concerne le gaz, le prix est 3 à 5 fois plus élevé en Europe qu’aux États-Unis. L’Europe paie son électricité trois fois plus cher que la Chine. L’industrie de la chimie risque de perdre 15 000 emplois d’ici à trois ans pour cette seule raison[23]. Le premier responsable de cette situation est l’absurde marché européen de l’énergie qui pousse les prix à la hausse en marchandisant un bien essentiel et en alignant les prix sur les centrales les plus chères. Il faut revenir sur ce système pour privilégier un prix fondé sur les coûts de production[24]. L’Espagne et le Portugal ont fait un pas en ce sens, obtenant un plafonnement du prix du gaz utilisé pour la production d’électricité, avec à la clé une baisse des prix de 15 à 20 %. La France doit également faire un effort massif dans le développement des énergies renouvelables ainsi que dans la substitution de l’électricité aux énergies fossiles, notamment au gaz. Le bouquet énergétique de l’industrie est en effet composé à 36 % de gaz et à 10 % de pétrole[25]. En plus d’être un impératif écologique, cela permettrait d’être plus indépendant des prix de marché du gaz. Mais le prix de l’énergie ne doit pas être utilisé comme un prétexte justifiant l’intégralité des plans sociaux. D’abord, les industries les plus électro-intensives bénéficient en France d’un dispositif de soutien spécifique par l’État. Ensuite, tous les secteurs ne sont pas énergivores, et certains sont donc moins sensibles à la variation des prix, notamment lorsqu’ils bénéficient de contrats pluriannuels. |
Que fabriquons-nous encore ?
Que reste-il donc de l’industrie française après des décennies d’effondrement et une nouvelle vague de fermetures d’usines ces derniers mois ?
Le « made in France » fait face à une hécatombe[26]. Aujourd’hui, seuls 38 % des biens manufacturés consommés en France viennent de France, contre 50 % en Allemagne et en Italie : en l’espace de cinquante ans, la production française de biens manufacturés a été divisée par deux.
Les laboratoires d’idées Intérêt général et X-Alternative ont récemment proposé de s’appuyer sur l’indicateur du taux de couverture des besoins[27]. Cet indicateur permet de poser la question dans les termes suivants : produisons-nous, exportations comprises, plus ou moins que ce que nous consommons ? Ou autrement dit, dans quelle mesure la production nationale industrielle est-elle capable de répondre à la demande intérieure. Il donne ainsi une indication de la couverture des besoins du pays par la production sur le territoire national.
Selon cet indicateur, seules quatre branches sur treize (produits chimiques, pharmaceutiques, agroalimentaires et transport) y sont définies comme « résilientes », c’est-à-dire ayant un taux de couverture qui dépasse 100 %. Quatre branches sont dites « contractées » (métallurgie, bois/papier, réparation/installation d’équipements, caoutchouc/plastique) : elles bénéficiaient d’une relative bonne santé dans les années 1980 et parviennent tant bien que mal aujourd’hui à maintenir un taux de couverture entre 80 % et 100 %. Enfin, cinq branches sont « déficientes » et se situent sous les 80 % : machines et équipement, cokéfaction/raffinage, équipements électriques, textile et produits électroniques. En comparaison, en 1980, huit branches dépassaient les 100 % et aucune ne se trouvait en dessous de 80 %.
Le taux de couverture demeure un indicateur imparfait. D’une part, il ne permet pas d’entrer dans les dynamiques internes aux branches. Et d’autre part, il prend en compte les productions selon leur valeur monétaire. Cela peut cacher des pénuries sur certains produits. Les articles pharmaceutiques, par exemple, sont selon cet indicateur en apparence produits en quantité suffisante : or, en réalité, nous importons les médicaments essentiels et compensons cela par des exportations de produits pharmaceutiques plus chers.
Ajoutons que le déclin de certaines industries menace des branches encore porteuses. Ainsi, la fermeture de la quasi-totalité des fonderies françaises, la Fonderie de Bretagne étant la dernière en date[28], et les difficultés de la sidérurgie et de la métallurgie posent aujourd’hui problème pour la fabrication des matériels de transport et des équipements d’énergies renouvelables.
En somme, quand on ne fabrique pas les ingrédients de base, que les profits générés ne sont pas réinjectés dans la production française et que la production est exportée avant de répondre à la demande nationale, il ne peut pas y avoir de tissu productif durable. Nous sommes ainsi réduits à une organisation de l’économie réelle qui laisse sa gouvernance aux financiers et qui déconnecte les lieux de production et de consommation.
II- Quoi produire et comment : gouverner par les besoins
De nouveaux indicateurs pour mesurer les besoins
La désindustrialisation massive est à la fois un facteur aggravant et aggravé par l’ère de l’incertitude écologique dans laquelle nous sommes entrés.
Facteur aggravant, car les externalités négatives provoquées par les délocalisations, par l’abaissement des normes sociales et environnementales et par l’obsolescence programmée concourent à la destruction des écosystèmes et au réchauffement climatique.
Aggravée, car les conséquences du réchauffement climatique nuisent déjà concrètement à la production, à l’instar des centrales nucléaires mises à l’arrêt en période d’extrêmes chaleurs.
Produire pour produire, sans fin ni principe et au bénéfice de quelques-uns, appartient à une époque révolue. L’objectif de notre appareil productif doit désormais avoir pour cap de satisfaire les besoins essentiels du plus grand nombre, dans les limites de notre planète. Garantir les conditions collectives et individuelles d’existence suppose de faire coïncider les rythmes de nos productions avec les rythmes de la nature elle-même. C’est le sens même du terme « planification ».
Gouverner par les besoins nécessite d’abord d’élaborer de nouveaux indicateurs.
D’une part, nous avons besoin d’indicateurs pour connaître l’état de notre production et déterminer sa capacité ou non à couvrir les besoins de la population. Identifier les lacunes et les priorités est un préalable pour fonder une nouvelle politique, ce que le taux de couverture ne permet pas parfaitement. D’autre part, comme la production repose sur l’utilisation et la transformation de ressources naturelles, il est essentiel d’intégrer matériellement les écosystèmes dans les indicateurs de production.
Il faut passer à un raisonnement en « nature »[29]. Il s’agit de disposer d’un inventaire de la nature en termes physiques, et non financiers, et de quantifier nos besoins également en termes naturels. En effet, si certains indicateurs économiques doivent être pris en compte, il convient d’y associer des indicateurs physiques qui fixent le niveau du besoin : par exemple, plutôt qu’un nombre de voitures, un nombre de tonnes d’acier. André Vanoli suggère d’élaborer une « comptabilité développée des actifs d’écosystèmes (comptes du capital naturel) en termes physiques, avec la recherche d’une unité non monétaire de valeur écologique »[30], qui serait alors nécessaire pour mesurer constamment l’état des écosystèmes.
Cette nouvelle organisation de l’économie au service de l’intérêt général implique de fixer des objectifs, de développer des filières et d’anticiper les métiers dont nous avons besoin.
Les conditions d’une réindustrialisation écologique
La planification de la réindustrialisation écologique doit permettre de faire bifurquer l’appareil productif existant par la mise au point de procédés moins polluants, de matériaux plus durables, de gestes métiers adaptés aux nouvelles technologies et le raccourcissement des chaînes d’interdépendance économique par la relocalisation des activités. Des milliers d’emplois sont à la clé de cette nouvelle approche, fondée sur une économie régénérative.
La réorientation des productions doit être guidée par les grands chantiers visant à la fois à s’adapter à la part irréversible du changement climatique et à tout mettre en œuvre pour ne pas l’aggraver : rénovation des canalisations, infrastructures ferroviaires et transports collectifs en nombre suffisant, isolation thermique des bâtiments, modèle 100 % renouvelables…
Comme préconisé par le RAC et X-Alternative, cela suppose de développer une approche par filière pour concentrer les aides en priorité dans les secteurs les plus stratégiques. Mais il s’agit de penser des dispositifs qui donnent de la visibilité aux industriels, assurent la solidarité de filières entre les donneurs d’ordres et les sous-traitants et indexent la politique industrielle sur un double objectif de décarbonation et de recherche de scénarios favorables en emplois.
La décarbonation, trompe-l’œil de la réindustrialisation verte ? La décarbonation de l’industrie française est loin d’être achevée. Même si les émissions de l’industrie diminuent tendanciellement depuis les années 1990, il demeure un déficit d’investissements total de l’ordre de 21 milliards d’euros[31]. Il faut aussi prendre garde aux faux-semblants : la baisse de 7,8 % des émissions de CO₂ entre 2022 et 2023 est en réalité due pour moitié à la baisse de la production de ciment et d’acier. Surtout, il faut se demander de quelle décarbonation nous parlons. Le Réseau Action Climat (RAC) alerte sur la mise en place d’une stratégie de décarbonation techno-solutionniste, qui privilégie le recours subventionné à l’hydrogène et aux technologies de captage et de stockage du carbone, au détriment des leviers principaux de la décarbonation que sont l’évolution des procédés et la sobriété. En clair, la décarbonation doit être appréciée qualitativement. De la même façon, son impact sur les emplois et les compétences reste actuellement un angle mort et doit être mieux anticipé. Enfin, la décarbonation ne doit pas être le seul objectif écologique assigné à l’industrie. Les enjeux de pollution des sols et des eaux ou encore d’impact sur la biodiversité sont aussi prégnants. |
Ce à quoi il faut s’atteler : redresser et relocaliser
Certains secteurs en déclin sont à redresser d’urgence : ceux de pointe comme le numérique (des câbles aux logiciels), mais aussi ceux fournissant les matières premières (acier, chimie) ou encore les machines-outils qui ont un effet d’entraînement important sur la chaîne industrielle. D’autres secteurs sont à développer : véhicules électriques et ferroviaires, énergies renouvelables (dont les énergies marines), approvisionnement en métaux stratégiques.
Dans les secteurs à redresser et à transformer (acier, chimie, ciment), la priorité est de conditionner les aides publiques au respect d’une trajectoire de décarbonation et de la loi climat et résilience. Pour ce faire, les contrats de transition écologique[32] ne sont pas un outil obsolète : l’État doit en être l’acteur principal de suivi. L’autre priorité est de prendre des mesures de protection pour soutenir les filières nécessaires à la transition écologique.
Dans les secteurs à développer massivement, tel celui des énergies renouvelables, l’État doit structurer les filières, soutenir l’offre mais aussi directement créer la demande par la commande publique. Le déploiement des parcs éoliens offshore doit permettre en priorité de remplir les carnets de commandes du tissu industriel national. C’est aussi le cas dans le secteur de l’automobile, où la flotte de véhicules d’entreprise peut être remplacée par des véhicules électriques produits en France[33].
La relocalisation des activités industrielles renforce notre souveraineté économique mais elle a aussi des vertus importantes pour l’économie[34]. Il y a un intérêt majeur en termes de PIB, d’emplois et d’écologie à relocaliser la production manufacturière, en particulier dans les filières de l’automobile et de l’agro-alimentaire.
Ainsi, si un établissement s’installe en France plutôt qu’à l’étranger, le coefficient multiplicateur de valeur ajoutée[35] est égal à 2,6 dans l’industrie agro-alimentaire et l’industrie automobile, et 2,2 dans l’industrie du bois et du papier.
Enfin, l’effet multiplicateur est aussi écologique, l’Insee établissant que « si l’activité manufacturière était rehaussée en France de 1 point de PIB en substitution de production ailleurs, les émissions mondiales baisseraient de 15 MtCO et l’empreinte carbone de la France baisserait d’environ 8 MtCO[36] ».
En tout état de cause, ce coefficient multiplicateur peut être un indicateur clé permettant d’identifier les secteurs à relocaliser en priorité.
III – Perspectives et mesures pour une réindustrialisation écologique
1 – Mettre en place une planification nationale de l’industrie
Les personnes auditionnées ont unanimement relevé la contradiction entre la multiplicité de leviers aux mains de l’État pour mener une politique industrielle et leur très faible utilisation. Pourtant, ce sont autant d’outils permettant de mettre fin au désordre dans les orientations industrielles actuelles au profit d’une coordination nationale de la politique industrielle et d’un ciblage affiné des filières de production stratégiques pour répondre à nos besoins face à la crise écologique. La planification industrielle nécessite un État stratège, qui à la fois s’empare de ces outils et en développe de nouveaux.
➝ Réinvestir les comités stratégiques de filières (CSF), où l’État, les industriels et les syndicats concernés sont chargés de piloter les projets structurants de la filière. Les CSF forment un embryon de concertation intéressant, dont l’ambition a été largement dévoyée, notamment avec la nomination d’entreprises étrangères à la présidence de certains d’entre eux. S’ils étaient élargis et réinvestis par l’État avec un but planificateur, ils pourraient fonder les réflexions sur la planification par filière.
➝ Créer une Agence nationale pour la relocalisation, destinée à planifier à l’échelle nationale la transformation de l’industrie française. En lien étroit avec le Conseil national de l’industrie et avec les CSF, elle associerait les différents services de l’État et mettrait à contribution les syndicalistes, les industriels, les chercheurs, les associations ainsi qu’une portion de citoyens tirés au sort.
➝ Conditionner les aides publiques à des contrats de bifurcation écologique. Aujourd’hui, l’État consent des soutiens massifs à l’industrie, de l’ordre de 27 milliards d’euros par an sur les dernières années[37] tout en laissant aux seules entreprises le soin de définir la politique industrielle.
Pour mettre fin à cette logique d’aide inconditionnelle, des contrats de bifurcation écologique pourraient être mis en place, sur le modèle des contrats de transition écologique passés en 2023 entre l’État et les 50 sites industriels les plus émetteurs en carbone, mais avec cette fois-ci un caractère contraignant. Les industriels établissent une feuille de route qui détaille leurs orientations en ce qui concerne la transformation écologique de leur activité selon un calendrier précis et ils reçoivent sur cette base des aides publiques adaptées à leurs besoins. En cas de non-respect des engagements pris, l’accompagnement financier de l’État est interrompu et les entreprises concernées sont dans l’obligation de rendre des comptes.
➝ Garantir l’emploi et la souveraineté stratégique pour les filières industrielles renouvelables. L’urgence climatique et la crise internationale de l’énergie rendent essentielle la conquête de la souveraineté énergétique par le développement des énergies renouvelables. Il est donc impératif de structurer et de développer les filières industrielles.
Cela passe premièrement par un plus grand partenariat entre monde de la recherche et industriels. Le financement des laboratoires publics de pointe dans le photovoltaïque doit être pérennisé. Des appels à projet annuels par filière de production d’énergie pourraient être lancés, afin de favoriser la recherche et les innovations de pointe liées aux énergies renouvelables mais aussi afin de soutenir la massification des technologies mises au point.
Cela passe ensuite par une plus grande planification du développement des énergies renouvelables. Un comité de l’emploi et des compétences liées aux énergies renouvelables pourrait être créé, à l’échelle nationale mais aussi régionale, dans le but d’anticiper les besoins en matière de main-d’œuvre et de coordonner la gestion des parcours professionnels. Un comité départemental de l’énergie, associant l’État, les communes et les établissements publics, pourrait aussi être chargé d’élaborer un plan climat-air-énergie départemental[38].
➝ Abroger l’ordonnance de 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique (EDF, Airbus, Renault, Naval Group, Safran). Cette ordonnance vise à faire de l’État un actionnaire standard, aligné sur les règles des milieux financiers, possédant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les actionnaires financiers alors même qu’il représente l’intérêt général et la collectivité. Ces dispositions ouvrent notamment la possibilité pour l’État d’être représenté au conseil d’administration par des personnalités issues du monde de l’entreprise, et non plus par des fonctionnaires.
➝ Construire un pôle public industriel puissant, où l’État pèse en faveur de stratégies justes socialement et écologiquement. Dans les entreprises publiques et dans les entreprises où l’État possède des participations, via l’Agence des participations de l’État et via la Banque publique d’investissement (BPI) ou la Caisse des Dépôts et Consignations, l’État doit s’opposer systématiquement à tout ce qui va à l’encontre des intérêts de la bifurcation écologique. Par exemple, ne plus laisser EDF, dont l’État détient à lui seul 36 % des droits de vote, faire du lobbying pour les chaudières à gaz et continuer à développer des usines à charbon.
➝ Présenter chaque année devant le Parlement la stratégie industrielle globale des administrateurs de l’État, avec un débat en hémicycle suivi d’un vote.
➝ Auditionner une fois par an devant la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale les représentants de l’État dans les conseils d’administrations des entreprises à participation publique.
➝ Développer des pôles territoriaux industriels, conçus comme des écosystèmes spécialisés, regroupant des secteurs complémentaires au sens large. Ces dispositifs accroissent la dépendance des sites et des entreprises entre eux et, ce faisant, rendent plus difficile leur délocalisation.
Des exemples peuvent être trouvés dans l’économie régénérative. C’est le cas en Isère où les savoir-faire existants pourraient être le creuset de la dépollution chimique. Il en est de même pour le nucléaire : avec un parc de centrales nucléaires vieillissant, la France a tout intérêt à se spécialiser dans les activités liées au démantèlement des centrales. Le dispositif « Territoires d’industrie », mis en place en 2018 pourrait avoir pour mission principale le déploiement de cette ambition stratégique, si l’État l’investissait comme une instance de planification industrielle et en assurait un financement pérenne.
2 – Définanciariser l’industrie
La bifurcation des modes de production ne peut être opérée sans rupture avec le capitalisme financier. En effet, la recherche du profit à court terme et l’abaissement continu des coûts sociaux et environnementaux, deux des facteurs principaux de la désindustrialisation massive, sont incompatibles avec le respect des limites planétaires. Le sort de l’industrie française ne doit plus être soumis à l’appétit de quelques actionnaires qui ont une emprise sur les orientations industrielles et contrôlent la gestion de la production. Définanciariser l’industrie permet de reprendre la main sur la production et d’organiser démocratiquement celle-ci.
➝ Interdire les licenciements boursiers. Un groupe qui fait des bénéfices, et donc verserait des dividendes à ses actionnaires, ou encore qui bénéficierait d’aides publiques destinées à soutenir son activité, ne doit pas pouvoir se séparer de ses salariés. Pour cela, la loi El Khomri, qui a significativement assoupli le droit du travail pour permettre les licenciements boursiers, doit être abrogée.
➝ Interdire les rachats par LBO[39]. L’acquisition d’une entreprise industrielle doit s’accompagner de garanties claires d’investissements.
➝ Étendre et renforcer la responsabilité des donneurs d’ordre sur les sous-traitants[40]. Le devoir de vigilance sanitaire et environnementale auxquels les donneurs d’ordre sont astreints sur toute leur chaîne de fournisseurs doit être étendu aux risques sociaux et économiques qu’ils font peser. La relation qui unit les donneurs d’ordre et les sous-traitants est en effet structurellement asymétrique et nécessite des garanties importantes.
Premièrement, les sous-traitants doivent être intégrés au comité de groupe du donneur d’ordre et prendre part aux discussions stratégiques. Deuxièmement, des contrats types de sous-traitance doivent être négociés dans chaque filière : ils reposent sur le principe de faveur et doivent donc assurer aux sous-traitants des dispositions plus favorables que celles prévues dans la loi. Troisièmement, la loi doit contraindre le donneur d’ordre à assumer ses responsabilités en cas de restructuration de l’activité et des licenciements pour motif économique que ses décisions peuvent provoquer chez les sous-traitants : le donneur d’ordre a l’obligation de contribuer à la création d’activités et d’atténuer les effets de ses décisions sur l’ensemble de la chaîne de valeur.
➝ Renforcer le pouvoir des salariés dans les entreprises. Premièrement, obliger à une représentation significative des salariés dans les conseils d’administration et garantir leur participation aux discussions sur la stratégie de l’entreprise. En tant que premiers concernés, les salariés doivent également bénéficier d’un droit de veto sur les plans de licenciements via le comité social et économique (CSE). Deuxièmement, accompagner, notamment par des prêts d’État, le développement de modèles alternatifs au modèle actionnarial.
Les coopératives sont un exemple intéressant d’un autre régime de propriété de l’entreprise et de répartition de la valeur en faveur des salariés. La Scop Acome, fabricante de câbles pour la télécommunication, l’automobile et le bâtiment, est un exemple de réussite : elle réunit ainsi plus de 1 000 associés et figure parmi les plus grandes coopératives du pays. L’échelle des salaires y varie de 1 à 10[41]. Un droit général de préemption des salariés doit être imposé en cas de difficultés de l’entreprise, afin qu’elle puisse être transformée en coopérative.
3 – Mettre en place une politique de la demande industrielle
L’obsession des derniers gouvernements pour la politique de l’offre[42], confectionnée sur mesure pour les intérêts du capital et des actionnaires, a fait oublier qu’une politique industrielle est aussi une politique de demande. En effet, à quoi bon produire si personne n’a la possibilité d’acheter ou si tout le monde préfère acheter chez les concurrents internationaux ?
Il est essentiel d’assurer aux industriels des débouchés, en échange de garanties. La visibilité dans le carnet de commandes et l’anticipation d’une consommation soutenue et pérenne des entreprises et des ménages favorisent l’investissement et l’emploi. La politique de la demande est ainsi à l’origine d’un cercle vertueux économique, qui se traduit notamment par une augmentation de la compétitivité des entreprises.
➝ Garantir une commande publique stabilisée en échange d’engagements des industriels : dans les énergies renouvelables, le modèle des pactes entre l’État et les filières doit être développé et généralisé aux autres champs de l’industrie.
Le pacte éolien en mer entre l’État et la filière illustre cette logique de contrepartie mutuelle : la puissance publique garantit des appels d’offre réguliers en échange de la création d’emplois. Bernard Jullien préconise une contractualisation similaire avec la filière automobile en Europe. En contrepartie d’une hausse de la production locale et le développement de petits véhicules électriques abordables[43], l’État pourrait s’engager à assurer une commande publique importante.
➝ Guider la demande et la commande privée par les normes écologiques. Le recours à la norme, pourtant si décrié par les tenants de la dérégulation néolibérale, est un moyen d’orienter la demande, notamment celle des entreprises.
Par exemple, dans le secteur automobile, on pourrait assurer un débouché massif aux constructeurs automobiles en obligeant les entreprises à rouler en électrique. En 2024, les 3 700 grands groupes qui possèdent une « grande flotte » de véhicules, c’est-à-dire plus de 100 véhicules, ont représenté 66 % des voitures et utilitaires mis en circulation[44]. Ces entreprises représentent donc un véritable débouché stratégique, d’autant plus qu’elles revendent très rapidement leurs véhicules sur le marché de l’occasion, où se fournissent plus de 8 particuliers sur 10 en France.
La loi les oblige désormais à respecter des quotas de véhicules électriques, mais trois quarts d’entre elles ne la respectent pas : la moitié n’ont même pas acheté un seul véhicule électrique sur toute l’année 2024[45]. L’État pourrait sanctionner financièrement les manquements à la loi et approfondir la réglementation sur l’achat des voitures par les entreprises afin d’imposer une plus grande proportion obligatoire de véhicules électriques[46], fabriqués et assemblés localement, dans le renouvellement des flottes d’entreprise.
Dans un tout autre secteur, celui très polluant de la construction, de nouvelles normes pourraient encourager l’utilisation de matériaux à faible empreinte carbone, comme le ciment bas carbone et inciter au recyclage et à la réutilisation des matériaux.
➝ Solvabiliser la demande grâce à une politique d’aide publique à l’achat. La politique sociale est l’une des composantes essentielles d’une politique de la demande cohérente : elle est garante d’une transformation écologique populaire.
Le bonus écologique à l’achat de véhicules électriques est aujourd’hui l’un des principaux outils de la politique d’aide à l’achat. Il faut le protéger de la menace austéritaire du budget de François Bayrou et le développer afin qu’il bénéficie en priorité aux ménages aux faibles revenus. D’autre part, on pourrait abaisser le plafond d’éligibilité des véhicules au bonus écologique : si seules les voitures électriques plus petites et plus légères, et donc moins chères, permettaient de bénéficier du bonus écologique, les constructeurs seraient incités à en produire davantage[47].
➝ Augmenter les salaires pour relancer la consommation populaire. La population doit pouvoir s’offrir les produits fabriqués localement et qui présentent un intérêt écologique. Pour cela, il est bien sûr nécessaire d’encourager les industriels à baisser les prix en rognant les marges des actionnaires, comme l’a fait le gouvernement chinois sur les véhicules électriques.
Mais il est surtout primordial de rémunérer dignement les salariés. Il faut revenir sur la politique de modération salariale : la baisse des salaires au nom de la concurrence avec des pays sans salaire minimum légal a des conséquences contre-productives pour les industriels eux-mêmes, puisqu’elle fait diminuer la consommation populaire. La politique industrielle est ainsi indissociable d’une politique sociale.
4 – Instaurer un protectionnisme solidaire et raisonné
La production française engagée dans la bifurcation écologique sera par définition plus chère que dans les pays où la production ne respecte aucun standard social et écologique. Dans ces conditions, la concurrence sur le marché international est absurde : non seulement parce qu’elle est structurellement déséquilibrée mais surtout parce qu’elle menace nos besoins.
Il est donc essentiel de mettre en place des protections ciblées et évolutives à l’échelle nationale. C’est tout le sens du « protectionnisme éducateur »[48], dont l’ambition est de protéger les industries naissantes face à une concurrence internationale débridée. Cette logique de sauvegarde pourrait être appliquée aux industries qui font un effort pour bifurquer dans le cadre de la transformation écologique des activités, et qui contribuent en cela à un regain de souveraineté en matière industrielle.
➝ Plaider pour le rétablissement de barrières douanières aux frontières européennes. Aujourd’hui, la concurrence internationale expose la production européenne à des offensives économiques violentes.
Dans le secteur de l’automobile, il est urgent d’instaurer une politique protectionniste coordonnée, pragmatique, coopérative vis-à-vis des constructeurs automobiles asiatiques mais aussi vis-à-vis des équipementiers et des fabricants de batteries électriques étrangers, qui mènent actuellement une guerre des prix dans le but d’empêcher le développement des sites de production de batteries européens.
Cette urgence est renforcée par la politique commerciale et douanière agressive de Donald Trump depuis son retour à la Maison Blanche. Des droits de douane renforcés et étendus à l’ensemble des composants des véhicules doivent être mis en place afin de protéger l’ensemble de la chaîne de valeur en France. Si ces mesures de sauvegarde vitales rompent avec la logique libre-échangiste qui domine le champ économique, elles peuvent être mobilisées en conformité avec les traités et l’Organisation mondiale du commerce, qui ménagent des possibilités de protection face au dumping.
➝ Rétablir des protections sur le territoire national pour donner la priorité aux productions nationales. Ces protections passent (i) par la préférence pour des produits français dans les marchés publics, (ii) par le conditionnement des aides publiques au maintien de l’emploi et de la production en France, s’agissant de l’entreprise aidée comme de ses sous-traitants, (iii) éventuellement, par l’obligation d’un prix minimum ou d’un minimum de contenu en produits locaux pour la vente de produits finis (comme l’a imposé l’Inde pour les voitures).
Certaines de ces mesures peuvent être justifiées par la décarbonation et reposer sur un éco-score construit de façon pertinente pour prendre en compte le contenu carbone des importations (cas du secteur automobile). Elles pourront néanmoins nécessiter de désobéir aux traités européens.
5 – Développer la politique de formation
Contrairement aux idées reçues et aux discours qui opposent écologie et emploi, la bifurcation écologique ne nuit pas à l’emploi à une échelle globale. Selon le RAC, entre 150 000 et 500 000 emplois supplémentaires sont attendus d’ici à 2030[49]. Le Secrétariat général à la planification écologique évalue à 2,8 millions le nombre de personnes à former dans les secteurs prioritaires d’ici 2030[50].
Si dans certains secteurs la transition permet une création nette d’emplois, les secteurs polluants, voués à évoluer, pourront bénéficier d’un accompagnement à la reconversion. Il faut agir en conséquence sur tous les fronts : formation initiale et continue, insertion, reconversion. Les compétences techniques et savoir-faire indispensables doivent être remis au centre : écoles d’ingénieurs, écoles de techniciens supérieurs. Cela suppose également une revalorisation de l’image des emplois de la transition écologique. Le tout dans une logique de transition juste des emplois telle que définie par l’Organisation internationale du travail (OIT) et l’ADEME[51]. Il nous faut rebâtir un enseignement professionnel public à la hauteur des besoins.
➝ Ouvrir des lycées professionnels. Depuis 2010, plus de 130 lycées professionnels ont fermé. Il faut inverser cette tendance pour former à l’acquisition de qualifications essentielles. Cela suppose de rompre avec la logique du « tout apprentissage », en privilégiant l’investissement dans les lycées professionnels plutôt que le versement de subventions aux entreprises pour l’embauche d’apprentis.
➝ Rétablir le baccalauréat professionnel en 4 ans. Emmanuel Macron avait diminué la durée de formation à 3 ans pour des raisons budgétaires, tout en transformant la première année en « année de formation ». En réalité, quatre années sont nécessaires pour l’acquisition des savoirs de haut niveau permettant de répondre aux exigences face à la crise écologique.
➝ Revenir sur la libéralisation des centres de formation d’apprentis (CFA) de 2018, qui a eu pour effet de concentrer la formation sur les requêtes de court terme des entreprises en dehors de toute logique de planification.
➝ Entreprendre une révision générale des « diplômes » délivrés par les centres de formation privés et vérifier le niveau de qualification qu’ils prétendent certifier.
➝ Création dans chaque département d’au moins un centre polytechnique professionnel, c’est-à-dire d’un pôle de formation professionnelle, réunissant sur un même site tous les cursus : lycées professionnels, brevet de technicien supérieur (BTS), licences professionnelles, écoles d’ingénieurs, formation continue.
Auditions réalisées
- Bernard JULLIEN, économiste spécialiste du secteur automobile.
- Réseau Action Climat (RAC)
- Antoine DURAND, responsable transition écologique et emploi au RAC.
- Aurélie BRUNSTEIN, responsable industrie lourde au RAC.
- Bastien CUQ, responsable énergie au RAC, chargé du suivi des filières renouvelables.
- Nadine LEVRATTO, économiste au CNRS, directrice d’EconomiX.
- Groupe de travail sur l’industrie de X-Alternative.
- Intérêt général.
Pour en savoir plus, retrouvez les détails de la méthodologie de cette note, téléchargez l’annexe méthodologique
03.03.2025 à 18:02
Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? – Livre de Cédric Durand
Ce livre s'attaque à un sujet d'actualité : le capitalisme numérique et son caractère à la fois dominant et prédateur qu'incarne Elon Musk. Il nous invite à dépasser l’anxiété provoquée par ces nouveaux maîtres du numérique pour leur opposer une alternative : une lutte rude mais nécessaire, car il est possible de mobiliser ces technologies pour construire une société émancipée et résoudre la crise écologique.
Texte intégral (597 mots)
Le 14 mars 2025, l’Institut La Boétie publiera le deuxième ouvrage de sa collection aux éditions Amsterdam : Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? de Cédric Durand. Vous pouvez d’ores et déjà le précommander ici.
Ce livre est issu des conférences données par Cédric Durand, économiste et spécialiste de renommée internationale des mutations du capitalisme contemporain, pour l’Institut La Boétie.
Il s’attaque à un sujet d’actualité : le capitalisme numérique et son caractère à la fois dominant et prédateur, qu’Elon Musk incarne bien aujourd’hui. Il s’agit de montrer comment, au-delà du personnage, il y a bien un système – le « techno-féodalisme » – que Cédric Durand décrit et décortique avec beaucoup de pédagogie.
L’enjeu est de taille au moment où s’engage une course entre les géants de la tech à propos de « l’intelligence artificielle », une course de laquelle la France et l’Europe semblent être hors-jeu. Le livre aborde ainsi l’enjeu crucial de la souveraineté numérique, c’est-à-dire de la capacité à rester autonome vis-à-vis de grands groupes états-uniens ou chinois, à la fois sur les plans théoriques et des propositions concrètes.
Mais l’originalité de cet ouvrage réside aussi dans le fait qu’il défend un usage progressiste du numérique. Sans ignorer la critique écologique des technologies de l’information et de la communication, l’auteur tente de dessiner les contours de ce qu’il qualifie lui-même comme une « voie étroite » : le « cyber-écosocialisme ».
Faut-il en finir avec le numérique pour sauver la planète ? est donc à la fois une analyse critique du capitalisme numérique, mais aussi une base pour construire un projet de réappropriation démocratique de la technologie.
C’est le premier livre en français consacré au capitalisme numérique accessible, facile à lire, court (168 pages) et d’une écriture fluide et directe. Ainsi, il met à la disposition du grand public les secrets de la puissance des seigneurs de la tech.
À retrouvez dès maintenant en pré-commande et dès le 14 mars 2025 en librairies.
Et notez nos événements autour du livre et du thème de l’IA et du numérique :
08.01.2025 à 19:16
Quand les fonds d’investissement font la loi
Texte intégral (4719 mots)
Note de lecture du livre de Benjamin Lemoine, Chasseurs d’États : les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté, Éditions La Découverte, 2024. |
Benjamin Lemoine est chercheur en sociologie politique au CNRS, affecté au Centre Maurice Halbwachs (ENS). Médaillé de bronze du CNRS (2018), il a enquêté sur la financiarisation des États à travers le cas de la dette publique et des transactions auxquelles celle-ci donne lieu. Son travail actuel porte sur le pouvoir de la finance privée, l’extraterritorialité du droit des États-Unis et les dettes du Sud global. Il a publié aux Éditions La Découverte L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché (2016, réédité en 2022) et La démocratie disciplinée par la dette (2022). Il est membre du conseil scientifique de l’Institut La Boétie. |
Les fonds d’investissements font-ils désormais la loi ? Le livre de Benjamin Lemoine nous montre qu’en tout cas, ils savent particulièrement bien s’en servir à leur avantage pour générer des profits sur le dos des États.
C’est particulièrement le cas des « fonds vautours », ou fonds procéduriers, une catégorie spécifique de fonds d’investissements privés. Apparus dans les années 1980, ces fonds entendent tirer profit des États endettés en défaut de paiement en rachetant leurs créances à bas coût avant d’entamer des poursuites judiciaires pour leur soutirer un remboursement au prix fort. Ils agissent particulièrement auprès des États du Sud – en Amérique latine et/ou issus de la décolonisation –, car ils ont pour particularité d’émettre leur dette en droit américain.
Dans Chasseurs d’États : les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté, Benjamin Lemoine décrypte les mécanismes qui ont mené à l’essor de ces fonds, notamment l’évolution du droit américain en faveur des intérêts de la finance privée. Il remonte minutieusement le fil des événements pour montrer comment des États souverains sont devenus vulnérables face au pouvoir de la finance new-yorkaise. On y découvre ainsi la manière dont les États sont poursuivis par les créanciers et la variété de leurs tactiques pour les soumettre à la discipline de marché.
Le département de sociologie de l’Institut La Boétie vous propose un aperçu de cette enquête sociologique.
I. La dette, un champ de bataille : du règne des États au règne des Contrats
Depuis les années 1950, la restriction progressive de l’immunité souveraine, principe selon lequel un État ne peut être poursuivi devant les tribunaux d’un autre État sans son consentement, est à l’origine de l’essor des fonds vautours. Leur développement s’inscrit dans le cadre d’un ordre juridique international de plus en plus dominé par le droit américain, lequel privilégie les droits des créanciers sur la souveraineté des États.

© Nick Youngson, CC BY-SA 3.0/Pix4Free
La longue bataille pour la levée de l’immunité souveraine
Plutôt réticente initialement à rendre justiciables les États étrangers devant les tribunaux américains, l’administration américaine a progressivement revu sa position sous la pression des financiers privés et à mesure que les intérêts financiers étatsuniens se heurtaient aux expropriations étrangères. À partir des années 1950-1960, le département d’État, l’équivalent du ministère des Affaires étrangères, et le Trésor américain, tous deux favorables à ce que le pouvoir exécutif conserve le droit de juger de l’immunité souveraine des États étrangers, vont être confrontés à la pression des associations de financiers privés, telles que le Rule of Law Committee, lobby juridique extra-puissant soutenu par l’industrie pétrolière. Celles-ci défendent ardemment la possibilité de soumettre les États étrangers souverains au droit des contrats américain, afin de protéger, voire d’augmenter, leurs profits.
La Cour suprême étatsunienne va progressivement adopter une théorie restrictive de l’immunité des États, dans le sillon du département d’État en 1952. Elle va décider de séparer les « actes publics » d’un État de ses « actes privés », dont les actes commerciaux. L’immunité souveraine s’appliquerait ainsi pour les actes publics, mais pas pour les actes privés. Une distinction aux frontières pas toujours très claire entre « souverain » et « commercial » qui sera critiquée par certaines voix dissonantes à l’international[1], sans beaucoup d’écho.
Le premier électrochoc intervient en 1960, lorsque le dirigeant de la république de Cuba, Fidel Castro, nationalise 36 sucreries, raffineries de pétrole, compagnies d’électricité et de téléphone, trois banques et 19 entreprises américaines. À la surprise générale, en 1964, la Cour suprême statue en faveur de Cuba au motif dela « doctrine de l’acte de l’État », principe de droit international selon lequel les actes d’un État, accomplis sur son propre territoire, ne peuvent être contestés par les juridictions nationales d’un autre État – dans la même logique que l’immunité souveraineté.
La décision va enflammer la scène judiciaire, financière et politique américaine. La bataille pour décider qui des États ou des juridictions américaines auront le dernier mot s’intensifie, d’autant que l’enjeu devient de plus en plus important face à la multiplication des expropriations décidées par des États au Pérou, au Venezuela, au Congo, en Zambie ou en Libye…

© Granma Archives
Vers la fin des années 1960, le quasi-monopole des États-Unis sur le pétrole s’effondre suite aux vagues de nationalisations et à la constitution de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP)[2]. Les administrations Nixon (1969-1974) puis Ford (1974-1977) veulent mettre un coup d’arrêt à ces nations émergentes, souvent issues de la décolonisation, qui décident de reprendre en main leurs actifs stratégiques et revendiquent même un « nouvel ordre économique international ». Elles vont ainsi s’atteler à modifier profondément le cadre juridique en place.
Soumettre la raison diplomatique à la raison financière : l’adoption du Foreign Sovereign Immunities Act en 1976
L’objectif des acteurs financiers américains est clair : il faut faciliter la poursuite devant la justice des États étrangers pour que cesse l’hémorragie. Pour les milieux de pouvoir étatsuniens, où se mêlent professionnels du droit, de la finance et bureaucrates de haut niveau, il faut absolument déposséder la puissance diplomatique du droit d’interférer dans les affaires commerciales entre États étrangers et créanciers privés.
En 1976, sous l’influence des lobbys financiers et mû par la volonté de préserver l’hégémonie américaine, le président Ford consacre la protection de la propriété privée des investisseurs en adoptant le Foreign Sovereign Immunities Act (FSIA), en français « loi sur les immunités des États étrangers ».
Dorénavant, le département d’État n’a plus son mot à dire sur la décision d’attribution de l’immunité à un souverain étranger : c’est au Tribunal fédéral du district Sud de New York de statuer. Cela signifie qu’il devient formellement possible pour une personne de droit privé (par exemple, un fonds d’investissement) de poursuivre un État devant le tribunal pour exiger le recouvrement de ses créances.
C’est l’exact inverse du « droit absolu de de nationaliser des pays décolonisés » proclamé par l’Assemblée générale des Nations Unies le 1er mai 1974 à l’instigation des pays non-alignés.

© UN Photo/x
Le Sud global face au dilemme de la dette
Contrairement aux principaux États de la finance mondiale (France, Allemagne, États-Unis…), les États du Sud global contractent en grande majorité leurs emprunts en droit new-yorkais. Ils sont donc visés en première ligne par ce changement de paradigme.
Pour résister à cette nouvelle réalité juridique, il faudrait s’extraire du système bancaire et financier international. À l’heure du libéralisme triomphant des années 1980, le prix à payer pour contester ces les impéralistes du droit international est trop important : mieux vaut désormais s’y soumettre.
Exit la souveraineté populaire et la raison diplomatique : l’enjeu pour les États doit être désormais de sécuriser coûte que coûte l’accès aux marchés de capitaux privés et se conformer aux attentes des riches créanciers mondiaux. C’est l’heure de la chasse aux actifs.
« Le modèle d’État-souverain dominant – au centre comme à la périphérie – se donne pour devoir prioritaire de sécuriser la finance, d’en être la terre d’accueil, de lui fournir des actifs sans risques, de lui garantir la Rule of Law et d’exécuter ses contrats à domicile comme à l’étranger, au détriment du reste de la population et des engagements sociaux, qui laissent peu de recours judiciaires aux bénéficiaires. » (p. 329) |
Les conséquences de ce nouvel ordre juridico-financier : le cas de l’Argentine
Les conséquences du nouveau cadre juridique instauré par le FSIA sont immédiates. Au début des années 1980, l’Argentine est fortement touchée par l’augmentation des taux d’intérêts américains. En difficulté pour rembourser ses dettes en dollars, le Trésor argentin émet des obligations, libellées en dollars, pour permettre le paiement de créanciers étrangers. En 1986, face à une nouvelle pénurie de dollars, l’État argentin décide de prolonger unilatéralement l’échéance de remboursement. Trois créanciers étrangers refusent cette modification et portent plainte auprès du Tribunal fédéral du district sud de New York pour exiger le remboursement complet et immédiat. L’affaire marquera un tournant en matière de justiciabilité des États.
C’est finalement la Cour suprême des États-Unis qui tranche le litige. Elle est confrontée à une question capitale, qui se retrouve en filigrane dans toutes les affaires liées aux fonds vautours : les activités de la Banque centrale d’Argentine, destinées à soutenir la politique monétaire du pays, relèvent-elles d’une fonction régalienne ou d’un acte commercial ? L’Argentine plaide, logiquement, pour une activité souveraine. Le juge Antonin Scalia choisira, lui, de regarder plutôt la nature commerciale des instruments financiers utilisés, écartant les arguments fondés sur la finalité politique.
En affirmant que les États qui agissent avec des outils de marché doivent être considérés comme des acteurs commerciaux, conformément à la loi FSIA, la Cour consacre la justiciabilité des dettes souveraines et élargit la portée extraterritoriale de la juridiction de New York.

Sur les murs de Buenos Aires, le président Macri, critiqué pour ses positions trop indulgentes vis-à-vis du régime militaire qui avait pris le pouvoir 40 ans plus tôt, est figuré en marionnette manipulée par les vautours et les grands groupes industriels, bancaires et médiatiques (Clarín, Barrick, Shell, JP Morgan et Monsanto).
La fresque est signée par les syndicats des travailleurs de l’État (ATE).
II) L’offensive des vautours. Une chasse mondiale aux actifs souverains
En étendant son règne au-delà de ses frontières nationales, le droit des contrats américain a donc révolutionné le rapport des États à leurs créances. Désormais, tous les États endettés vivent sous le risque permanent de se voir attaqués en justice par des fonds d’investissements qui jugeraient leur solvabilité défaillante. Cette évolution a permis aux fonds vautours de développer leur activité de façon exponentielle à partir des années 1990. Résultat : une aggravation des difficultés des pays du Sud endettés, et une érosion certaine de leur souveraineté.
Plan Brady : la chasse aux actifs est ouverte
Le phénomène des fonds vautours prend toute son ampleur à partir de 1989, grâce aux opportunités ouvertes par l’adoption du Plan Brady. Initié par le secrétaire du Trésor des États-Unis, Nicholas Brady, le plan consiste en un allègement partiel de la dette des États emprunteurs du Sud afin d’éviter qu’ils fassent totalement défaut. Pour cela, les États-Unis émettent des obligations garanties par le Trésor américain, qui sont censées stabiliser la valeur des actifs financiers du pays emprunteur, et lui permettre ainsi de continuer à se financer sur les marchés de capitaux. Mais pour pouvoir bénéficier de cet « allègement », les pays du Sud (Mexique, Pérou…) sont contraints de privatiser des pans entiers de l’économie et de réduire les déficits publics.

© Wallpaperflare. Montage Financial Times
Le plan Brady va stimuler d’une manière inouïe le marché secondaire de la dette des pays en voie de développement, qui augmente de 4 000 % entre 1989 et 1995. Concrètement, cela signifie que la structure de la dette souveraine devient plus diffuse : autrefois détenue par une dizaine de grandes banques et une centaine d’autres plus petites, on passe maintenant à une centaine de milliers de créanciers qui peuvent à tout moment se débarrasser de leurs titres de dette en les revendant sur le marché. Un véritable business s’ouvre alors pour les fonds vautours : ils vont pouvoir spéculer sur ce marché secondaire et traquer les États déficients.
À noter : Depuis 2010, la part de la dette publique extérieure détenue par des créanciers privés a augmenté dans toutes les régions du monde : elle représentait 61 % de la dette extérieure totale des pays dits en développement en 2022. |
Ces nouveaux acteurs excellent dans l’art des procès et des pressions sur les gouvernements. Plus question de soutenir des procédures de conciliation entre États emprunteurs et créanciers : la volonté de profit maximal est pleinement assumée.
Plus largement, le directeur de l’association des marchés de dette secondaires des pays émergents (EMTA), Michael Chamberlin, résume les exigences de ces oiseaux de proie : « Le maintien de la stabilité dans les marchés émergents nécessitera une dose régulière de discipline de marché, ainsi que le soutien du secteur public ». Entendre : si vous refusez de vous soumettre à cette « discipline de marché », alors les marchés de capitaux ne voudront plus vous prêter. Si vous n’avez plus de capitaux, vous faites faillite, et le gouvernement en place perd le pouvoir.
Pour ces États dits émergents, c’est la possibilité pour la population de se soigner, d’étudier et de bien vivre qui est menacée en cas de non-respect de ces injonctions. La nouvelle logique des marchés secondaires, co-construite par les pouvoirs publics des États-Unis, est semblable à celle du FMI ou de la Troïka dans le cas de la Grèce : imposer l’austérité en conditionnant systématiquement toute aide à des plans d’austérité. L’âge de la prospérité des vautours est déclaré : le consensus de Wall Street[3] est né.

© Radio France – Giv Anquetil
Dépouiller le Pérou pour une plus-value de 400 % : la recette magique des fonds vautours
L’exemple péruvien illustre la voracité de ces fonds d’investissements. En 1983, le Pérou fait face à l’incapacité de payer sa dette extérieure. Le pays entame alors des négociations infructueuses, accumulant des dettes auprès d’institutions internationales et de créanciers privés. En 1995, sous la présidence d’Alberto Fujimori, le pays applique le plan Brady pour restructurer sa dette, émettant des obligations dont la valeur se déprécie progressivement.
Profitant de la situation, le fonds spéculatif Elliott Associates rachète, pour 11,4 millions de dollars, des obligations valant initialement 20,7 millions. Faisant preuve d’une capacité d’agressivité hors pair, en 2000, Elliott Associates attaque le Pérou en justice à New York pour exiger le remboursement intégral de la dette, des intérêts et des frais de justice. En usant de saisies ciblées, le fonds bloque ainsi les paiements internationaux destinés aux créanciers ayant accepté la restructuration de la dette. Acculé, le Pérou finit par accepter un règlement à l’amiable pour 58,45 millions de dollars, offrant à Elliott une plus-value de 400 % par rapport au prix d’achat initial des obligations en défaut !

© afp.com/THOS ROBINSON
Une recette encore plus sophistiquée est pourtant en train d’être concoctée dans les arrière-cuisines des chasseurs de dette souveraine pour augmenter encore la plus-value possible :
- Acheter la dette d’un pays près du défaut de paiement à bas prix.
- Attendre le plan de restructuration : malgré la garantie des obligations par le Trésor, il est certain qu’alors la valeur des actifs se dépreciera.
- Exiger alors que le pays rembourse intégralement sa dette en le poursuivant en justice !
Si l’opération est complexe et risquée, la plus-value attendue en vaut la chandelle : le montant total inclut non seulement la somme qui aurait dû être remboursée, mais aussi, les intérêts dus sur cette somme et les « intérêts sur les intérêts », c’est-à-dire ceux représentant la valeur des gains potentiels perdus du fait du retard de paiement.
L’extension des techniques des fonds vautours
Progressivement, les fonds vautours vont développer des techniques toujours plus pernicieuses. Ainsi, en pleine crise de la dette argentine dans les années 2010, les fonds vautours, comme NML ou Elliott Associates (toujours) s’illustrent par une nouvelle tactique de harcèlement envers l’État argentin : ils obtiennent en 2014, grâce à une nouvelle décision de la Cour suprême des États-Unis, l’autorisation d’une procédure dite de « discovery » qui permet aux créanciers de demander des informations sur les actifs souverains à l’étranger. Ainsi, il devient possible de localiser facilement les biens de l’Argentine pour mieux les saisir.
Cette décision donne un puissant levier aux créanciers du monde entier. Surtout, elle transforme les tribunaux américains en de grands intermédiaires financiers mondiaux pour les groupes financiers américains, localisant et saisissant pour leur compte les actifs d’États souverains.
Ainsi, de 2017 à 2019, les enquêteurs de la société américaine Kroll, spécialisée dans le renseignement privé, vont cibler la compagnie pétrolière nationale du Venezuela, Petrо́leos de Venezuela SA (PDVSA) pour récupérer des créances via l’identification de ses biens saisissables – notamment des ports commerciaux. Le Venezuela, la République du Congo, l’Équateur et la Tanzanie – pour ne citer qu’eux – subiront ensuite les mêmes traques sans relâche.
Conclusion
Les fonds vautours ont ainsi pu se développer grâce à la transformation du système juridique étatsunien opérée à partir des années 1970. Celui-ci a progressivement priorisé, sous la pression des lobbys financiers et des politiques, les intérêts des créanciers privés face à ceux des États souverains, en leur permettant de poursuivre judiciairement des États endettés pour exiger remboursement.
Alors que la majorité des États du Sud contractent leurs emprunts en devises et en droit américain, ces évolutions juridiques ont très fortement contribué à renforcer l’hégémonie étasunienne sur la finance internationale. Jusqu’à mettre en péril la souveraineté de ces États, ou du moins à redéfinir profondément les contours de cette notion.
Ce qu’il faut également retenir de cette longue enquête que nous propose Benjamin Lemoine, c’est le caractère contingent du développement des fonds vautours. Car les États ne sont pas des entités monolithiques, pas plus que le milieu de la finance ne constitue un bloc homogène. Ces espaces sont des champs de bataille, travaillés par des contradictions entre des fractions de la classe dominante, dont les intérêts ne s’harmonisent pas automatiquement. Ce sont ainsi les compromis trouvés entre les acteurs de l’hégémonie étatsunienne (le Trésor américain, le département d’État, le Tribunal fédéral du district sud de New York et les fonds vautours), au cas par cas, avec les États endettés, qui participent à redéfinir les règles de la finance globale.
La construction globale du droit hégémonique des États-Unis s’est ainsi faite au détriment d’une régulation internationale des dettes publiques. Mais les choses auraient pu être différentes, et des visions distinctes s’affrontent au cœur même de l’appareil d’État américain quant à la meilleure façon de défendre les intérêts du pays autour de cette question financière. D’ailleurs, c’est aujourd’hui à New York que des voix dissidentes s’élèvent pour tenter de réajuster les règles du jeu de la finance globale au profit des États du Sud[4].
Enfin, il ne s’agit pas d’affirmer que les États-Unis et ses créanciers privés sont les seuls maîtres de la finance globale ad vitam aeternam. La Chine devient aujourd’hui un concurrent de taille : elle est désormais le premier créancier bilatéral des pays en développement. Au point de modifier en profondeur les règles du jeu au niveau mondial ? Rien n’est moins sûr pour l’instant. Car pour en finir réellement avec la « loi de New York », nous aurons surtout besoin du retour de l’outil diplomatique et d’un renforcement des prérogatives d’institutions internationales, comme l’ONU, essentielles pour encadrer les procédures de restructuration des dettes des États du Sud.
On comprend ainsi, grâce à l’ouvrage de Benjamin Lemoine, que désarmer les chasseurs d’États et réguler la finance globale seront des passages indispensables à la réalisation des grandes bifurcations politiques nécessaires à notre époque. Avec pour horizon la construction d’un ordre de la dette juste, écologique et résolument non-aligné.