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10.05.2025 à 00:20

Ralentir la saignée

Loïc

Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ? « Bon, on a eu la réu avec le chef d'établissement, la DHG [Dotation heure globale] est pourrie ! » amorce la collègue de la CGT qui préside l'heure d'info syndicale à laquelle se (…)

- CQFD n°241 (mai 2025) /
Texte intégral (676 mots)

Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?

« Bon, on a eu la réu avec le chef d'établissement, la DHG [Dotation heure globale] est pourrie ! » amorce la collègue de la CGT qui préside l'heure d'info syndicale à laquelle se pointe une cinquantaine de profs une fois par mois. C'est là qu'on discute des couacs du lycée, des relations avec la direction, les parents d'élèves... et qu'on analyse les effets foireux des réformes en cours pour tenter, comme on peut, d'y résister. « La DHG c'est l'enveloppe d'heures globale que nous file la Dasen [Direction académique des services de l'Éducation nationale] pour qu'on assure les cours chaque année dans chaque matière. L'an prochain, ils font sauter des heures pour les classes de langue. » Résultats : des postes de contractuel·les en suspend et des classes de langue plus chargées. On n'arrête pas les saignées. Du coin de la salle, la collègue d'histoire explique : « C'est pour les filer à la cité éducative [un programme national gazeux censé assurer la continuité éducative extrascolaire, ndlr] ils en ouvrent une à la rentrée dans un quartier privilégié du centre. Ils piquent des heures de langues aux gamins des quartiers pour les filer aux gosses de riches ! » À l'unanimité on vote contre – la Dasen en sera informée via le proviseur, espérant que les décideurs en tiennent compte.

En première ligne, à charge des profs et personnels d'essuyer les plâtres de choix éducatifs anxiogènes de la start-up nation.

Hop, autre sujet : les intrusions dans le lycée, toujours plus fréquentes. Des jeunes qui rôdent pour vendre du shit dans les couloirs ? Nope, un parent d'élève qui aurait réussi à entrer dans l'établissement pour protester contre un 0/20 reçu par son fils. Les flics l'ont évacué. « Ça arrive de plus en plus les coups de pression des parents. C'est pas normal ! » s'insurge un collègue. Un autre répond : « C'est surtout qu'avec leur Parcoursup à la con et le contrôle continu, les parents et les élèves pètent les plombs ! » En première ligne, à charge des profs et personnels d'essuyer les plâtres de choix éducatifs anxiogènes de la start-up nation. Wissam Xelka, youtubeur décolonial, calé sur les questions scolaires, résumait : « Plus le climat social se tend, plus les relations profs-élèves se tendent. On n'améliore l'école qu'en luttant contre les inégalités. En changeant la société ! »

Responsables de la dégradation de l'Éduc' nat', les profs ? Nombre d'entre elleux passent leur temps à colmater les brèches. Avant que la réu se termine, la syndicaliste ajoute : « J'oubliais ! À la rentrée prochaine, la Région veut supprimer le remboursement des EPI [Équipement de protection individuelle] aux élèves non boursiers – les chaussures de sécu, casques, bleus de travail –, faudra qu'on se mobilise là-dessus avant la fin de l'année. » Qu'on ne se trompe pas d'ennemi·es.

LoÏc

10.05.2025 à 00:10

« Décoloniser nos organisations militantes »

Inès Atek, Livia Stahl

Les militants de gauche se désespèrent, à coups de discours incantatoires, de parvenir un jour à « unifier » la classe ouvrière sous une même bannière. Le sociologue Saïd Bouamama leur donne un tips : commencer par s'intéresser aux dynamiques qui hiérarchisent notre camp avant d'appeler à le fédérer. Ces mois-ci, à l'Assemblée nationale et au Sénat, les dingueries législatives vont bon train. Restriction de l'accès à la nationalité française par le droit du sol à Mayotte, interdiction de (…)

- CQFD n°241 (mai 2025) /
Texte intégral (3476 mots)

Les militants de gauche se désespèrent, à coups de discours incantatoires, de parvenir un jour à « unifier » la classe ouvrière sous une même bannière. Le sociologue Saïd Bouamama leur donne un tips : commencer par s'intéresser aux dynamiques qui hiérarchisent notre camp avant d'appeler à le fédérer.

Ces mois-ci, à l'Assemblée nationale et au Sénat, les dingueries législatives vont bon train. Restriction de l'accès à la nationalité française par le droit du sol à Mayotte, interdiction de mariage aux personnes sans titre de séjour valide, interdiction de signes religieux (mais surtout du foulard) dans le sport… À gauche, peu de réactions, encore moins d'organisation. Dans les milieux militants, on appelle régulièrement à la convergence des luttes avec les providentiels « habitants des quartiers », comme une formule magique qui, à force d'être répétée, ferait un jour effet.

« La gauche homogénéise la classe ouvrière, ce qui l'amène à fermer les yeux sur toutes les contradictions internes qui s'y exercent »

Pendant ce temps, les discours décoloniaux viennent bousculer le débat en rappelant l'impact encore très actuel et destructeur de l'histoire de l'Empire colonial français. Au centre de leurs analyses : la racialisation de notre société qui hiérarchise les travailleurs entre eux, quitte à mettre parfois de côté la notion de classe sociale, chère aux militants de gauche. C'est que la méfiance envers eux reste vive parmi les décoloniaux. Et comment le leur reprocher ? Les cadres de luttes traditionnels de gauche ont régulièrement tendance à reléguer la question coloniale dans le placard du déni. Pour expliquer cette fracture et peut-être trouver à l'enjamber, on a discuté avec Saïd Bouamama, sociologue des dominations, qui a travaillé sur la place des personnes issues de l'immigration des quartiers populaires et ouvriers dans la société française. Pour lui, la clef de l'unification des travailleurs, toutes origines confondues, réside dans la capacité de la gauche à comprendre l'impact que le colonialisme a eu sur nos imaginaires, nos traditions communautaires et dans nos organisations politiques.

Face aux attaques racistes et islamophobes de la majorité gouvernementale, les forces de gauche, politiques et syndicales, peinent à lui opposer un discours clair et uni. Elles se divisaient déjà sur la question de la laïcité lors de l'affaire du foulard et la loi l'interdisant à l'école en 2004. Qu'en est-il aujourd'hui ?

« Oui, à cette époque déjà, de façon très intelligente, l'extrême droite et le pouvoir en place avaient agité la question du voile pour produire du clivage dans la société, en réactivant le vieux combat entre défense de la laïcité et religion, y compris à gauche. Dans nos cadres syndicaux et politiques, on parlait encore peu d'islamophobie et certains niaient même son existence. Au mieux, la question était considérée comme secondaire par rapport à la lutte des classes. De même, il était difficile de parler de violences policières systémiques dans les quartiers populaires : on nous disait qu'on exagérait. Aujourd'hui, c'est différent. Ces attaques, que l'État réservait aux personnes racisées, se sont élargies à d'autres catégories sociales. Les violences policières se sont exercées sur les Gilets jaunes, sur les manifestants contre la réforme des retraites, sur les mouvements écolos. Les “menaces à notre civilisation, notre culture, notre modèle social” sont maintenant aussi attribuées aux “wokistes”. Des leaders politiques et syndicaux qui prennent position pour la Palestine sont taxés d'antisémites. Cette généralisation de la répression, qui touche désormais aussi la gauche, a permis une prise de conscience chez les militants “blancs” : il existe aujourd'hui un terrain commun pour en débattre. On a fait un grand pas en avant. Mais nous ne sommes qu'à mi-chemin. Le racisme et l'islamophobie sont encore considérés comme des questions sociétales, liées aux individus, décorrélées de la lutte des classes, qui reste la priorité des militants de gauche. Comme s'il y avait la lutte des classes d'un côté, et les luttes contre les oppressions spécifiques de l'autre. »

Au contraire, vous dites que les oppressions spécifiques, comme le racisme ou le sexisme, structurent et hiérarchisent les travailleurs entre eux et qu'elles ne peuvent pas être écartées de l'analyse de classe…

« La classe ouvrière est quasiment une “classe immigrée” »

« En effet, malgré un certain nombre de précautions orales, de nombreux militants partent du postulat que la classe ouvrière est “homogène”. Ce faisant, ils produisent des discours politiques hors-sol, abstraits pour toute une partie des gens qui vivent le racisme dans leur vie et au travail, où leur origine supposée les assigne à des postes moins reconnus, moins bien payés. Si les cadres de lutte de gauche sous-estiment cette surexploitation, pourquoi voudriez-vous qu'ils les rejoignent ? Pour fédérer notre classe, il faut comprendre les dynamiques qui la traversent. Et l'“ethnicisation” de la société, qui hiérarchise les travailleurs entre eux, en fait partie. L'unité de la classe ouvrière, toutes tendances confondues, toutes origines et confessions confondues, n'est pas un point de départ. C'est un objectif. Il faut que la gauche arrête de se méfier des mouvements qui dénoncent ces oppressions spécifiques, de les voir comme concurrentiels et dangereux pour l'unité de notre camp. Au contraire, elle doit aller vers eux. Pour comprendre le racisme en France, il faut poser la question de la place des populations issues de l'immigration à l'intérieur de la classe ouvrière française. »

Dans une table ronde à laquelle vous avez participé « L'antiracisme politique et la classe », vous dites que « pour comprendre la classe, il faut passer par la race ». Quelle est cette analyse, notamment défendue par certains mouvements dits « décoloniaux », que les militants de gauche peinent à comprendre ?

« De manière provocante, je dirais que la classe ouvrière est quasiment une “classe immigrée”. Il faut comprendre comment le capitalisme se met en place et selon quelle logique. La loi de la concurrence le pousse à s'étendre constamment pour conquérir de nouveaux marchés, et rester compétitif. Le colonialisme est ainsi consubstantiel au capitalisme industriel, parce qu'il lui permet de s'exercer sur de nouveaux territoires et d'en extraire les capitaux nécessaires. Pour s'imposer, le mode de production capitaliste doit remplacer les modes de subsistance communautaire qui y existent (famille, village, tribu…) Il ne s'agit pas seulement de remplacer un mode de production économique par un autre. Pour les détruire, le capitalisme doit nécessairement s'attaquer aux “modes d'être communautaires”, aux liens de solidarité entre les individus, aux cultures populaires, aux traditions régionales, au rapport à la terre, à quelque chose qui est de l'ordre de l'intime, jusque dans leur psyché (ainsi que l'analysait Franz Fanon). Il doit déraciner l'individu, jusqu'à créer une impossibilité de vivre au pays, qui se traduit notamment par l'émigration. Le coût est énorme. Le plus visible et le plus important est celui mis en évidence par les peuples colonisés qui ont montré l'ampleur de l'horreur coloniale. Mais ce qu'il faut également voir, c'est que ce véritable “rouleau compresseur idéologique”, les États impérialistes l'ont d'abord exercé à l'intérieur de leurs propres frontières nationales. L'État trace les frontières des départements en scindant les bassins de vie (comme seront ensuite tracées les frontières des colonies africaines), ou diabolise les traditions et les langues maternelles régionales en les présentant comme “contraire à l'unité nationale”. Les Bretons devaient “s'intégrer” comme plus tard ont dû l'être les Algériens. »

Ce rouleau compresseur était-il nécessaire ?

« Bien sûr. Chaque fois que le capitalisme commence à imposer son mode d'exploitation des travailleurs, il fait face à des résistances. Et particulièrement en France, où la radicalité du mouvement ouvrier commence très tôt, et où les révolutions sont fréquentes : celle de 1789, de 1830, de 1848, la Commune de Paris en 1871, le Front populaire de 1936, Mai 68… La bourgeoisie émerge en ayant immédiatement peur des conflits de classe. Pour casser ces solidarités traditionnelles et régionales entre les travailleurs, elle va créer un imaginaire concurrent, celui de la “nation”, comme seul espace d'appartenance et de solidarité légitime. Pire, la nation devient une sorte d'intérêt commun entre la bourgeoisie et les travailleurs, qui dépasserait les classes sociales, et justifierait d'étouffer les révoltes.

« Le colonialisme ­universalise le capitalisme, et avec lui les hiérarchies raciales »

Mais cette campagne idéologique va aussi permettre de diviser les travailleurs en les hiérarchisant selon leur degré d'intégration à cette nation. Ainsi, la bourgeoisie va créer plusieurs marchés du travail, où les derniers arrivés, au prétexte qu'ils ne sont pas assez “intégrés”, sont assignés à des postes de surexploitation. C'est ce qu'ont d'abord vécu les Bretons et les Auvergnats, puis les Portugais, les Espagnols et les Italiens, et c'est ce que vivent aujourd'hui les Maghrébins ou les Africains subsahariens. Cette “ethnicisation” de la classe ouvrière permet ainsi à la bourgeoisie de distribuer des miettes aux travailleurs ainsi “nationalisés”, et de justifier la surexploitation des autres. Très tôt, la race devient donc un mode de gestion de la classe, pour éviter son unité. Et ce que la France a fait sur son territoire, elle l'a reproduit dans ses colonies. La première fonction du colonialisme, c'était d'universaliser les rapports capitalistes, et avec eux les hiérarchies raciales. L'imaginaire colonial qui va se mettre en place pour assigner l'indigène à des situations de non-droit sera ensuite recyclé, dans les années 1960, pour justifier la surexploitation des travailleurs issus de l'immigration. »

Mais pourquoi la gauche rechigne-t-elle à intégrer cette ethnicisation à son analyse de lutte de classes ?

« C'est un sujet qui me travaille depuis 50 ans… La conclusion à laquelle j'en suis arrivé, c'est que si la gauche entretient encore aujourd'hui cette conception homogène – et erronée – de la classe ouvrière, c'est qu'elle s'est construite en reproduisant l'essentialisation bourgeoise de la “nation”, mais pour façonner sa propre classe. Ce faisant, la gauche homogénéise la classe ouvrière. Ce qui l'amène à fermer les yeux sur toutes les contradictions internes qui s'y exercent, et la hiérarchise. »

Mais il y a aussi une véritable trahison de la gauche vis-à-vis des travailleurs immigrés. Comme en 1981 lorsque George Marchais, alors secrétaire général du PCF déclarait qu'il fallait « stopper l'immigration officielle et clandestine »…

« 30 % des classes populaires sont issues des immigrations coloniales : il faut un minimum d'organisation commune »

« En réalité, le débat est antérieur à Georges Marchais. De 1921 à 1936, le monde ouvrier se divise en deux camps, notamment sur la question migratoire. D'un côté, la CGT et la SFIO revendiquent la protection des travailleurs français et la fermeture des frontières. De l'autre, la CGTU et le PCF défendent l'égalité des droits de tous les travailleurs et la libre circulation. À cette période donc, des générations d'immigrés ont vu qu'elles avaient leur place à prendre dans ces organisations dissidentes. Mais en 1981, ce discours de Marchais acte la rupture du PCF avec ces positions que son parti avait pourtant défendues. Cet abandon de la position internationaliste conduit petit à petit à une distanciation entre travailleurs immigrés et mouvement ouvrier. C'est comme cela que se créent les premières organisations autonomes, comme le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) en 1972, qui revendique son ancrage dans la classe ouvrière, mais aussi son oppression spécifique. En 1973, il appelle par exemple à une “grève générale des travailleurs arabes” dans les usines pour protester contre une vague d'agressions racistes. »

La situation s'aggrave encore dans la décennie 1980, avec par exemple la grève de l'usine automobile Talbot de Poissy en 1983, où le patronat, les médias et le gouvernement socialiste vont développer un discours racialisant des ouvriers en grève…

« Exactement. À cette époque, le patronat veut restructurer et licencier en masse dans le secteur de l'automobile, où la main-d'œuvre est majoritairement issue de l'immigration. Il y a des grèves, soutenues notamment par des militants de gauche de la Marche pour l'égalité et contre le racisme de 1983. Mais ces derniers se prennent des gros coups de pression du parti socialiste au pouvoir qui les accuse de trahison, pendant que le PCF et la CGT les ignorent. Parallèlement se développe tout un discours politico-médiatique, dont le fameux discours du Premier ministre Pierre Mauroy sur “ces migrants […] agités par des groupes religieux et politiques qui manipulent la grève”. Ou en 1984, quand son successeur Laurent Fabius estime que l'extrême droite “donne de mauvaises réponses à de bonnes questions”. Comme si le racisme venait d'en bas, spontanément. »

L'abandon par la gauche des travailleurs immigrés a fini par les éloigner de ses cadres de lutte et a donné naissance à de nouveaux mouvements autonomes, comme les décoloniaux. Que défendent-ils ?

« Les décoloniaux regroupent de nombreuses tendances. Mais il est vrai qu'une bonne partie d'entre elles a développé une allergie à poser la question de la classe, lui préférant l'analyse d'une structuration de la société selon la race. J'étais de ceux qui militaient pour toujours lier l'analyse de la racialisation à celle de la classe. Parce que si vous ne la reliez pas à la logique économique dominante, vous risquez d'avoir un débat affreux, fondé sur les oppositions raciales entre les Noirs et les Blancs, à tendance libérale. Il y a donc des “décoloniaux libéraux” et d'autres qui ne le sont pas. Aujourd'hui, chez les décoloniaux, la notion de classe progresse, de la même manière qu'à gauche, la notion de race est de plus en plus débattue et intégrée aux réflexions. La tendance est au rapprochement, même s'il ne faut pas idéaliser. »

En rejetant la notion d'universalisme, largement dévoyée par la bourgeoisie, les décoloniaux rejettent-ils également celle d'internationalisme ouvrier, très implantée dans les milieux de gauche ?

« Universalisme et internationalisme sont absolument à restaurer si l'on veut imaginer une organisation commune de notre camp. Mais d'abord, il nous faut dénoncer l'utilisation de la notion d'“universalisme” par la bourgeoisie qui s'en est servi pour justifier sa fameuse “mission civilisatrice” coloniale et le principe d'“assimilation culturelle” qui va avec. Comme si défendre l'universalisme, c'était défendre une homogénéisation des cultures et des religions, une standardisation chère au capitalisme. Pour Aimé Césaire, cet universalisme impérialiste est à opposer à l'universalisme prolétarien, riche de toutes ses particularités culturelles, et qui se concentre sur les intérêts communs à tous les peuples. Il nous faut nous réapproprier collectivement cet héritage marxiste. Et sa traduction sur le champ politique international, qui est l'internationalisme. »

Cette réunification des travailleurs vous semble-t-elle possible aujourd'hui ? Dans quels cadres ?

« Les différentes fractions de la classe ouvrière sont inévitablement liées : il n'y aura pas d'abolition réelle des systèmes de domination dans ce pays s'il n'y a pas un minimum d'organisation commune. Selon les chiffres de l'Insee, j'estime que 30 % des classes populaires (ouvriers, employés, etc.) sont issues des immigrations coloniales. Ils ne peuvent pas l'emporter sans la classe ouvrière blanche, et inversement. Il ne suffit pas cependant de décréter que désormais, nos organisations politiques sont représentatives de tous les intérêts spécifiques de notre classe, pour qu'elles le soient. Lorsque nous aurons une réelle diversité de profils à leurs têtes, alors les conditions seront peut-être réunies. En attendant, il nous faut le revendiquer. Décoloniser la société, mais aussi nos organisations qui, en parlant au nom de la classe ouvrière, ont fait beaucoup de dégâts, et insufflé trop de dégoût à toute une partie de la population. Admettre qu'on évolue dans une société marquée par cinq siècles d'histoire de violence et d'idéologie raciste qu'on a tous intériorisée dans nos imaginaires. Travailler nos comportements, et nous en libérer collectivement. »

Propos recueillis par Inès Atek et Livia Stahl

NB : Les positions de Saïd Bouamama sur Bachar al-Assad ne sont pas partagées par la rédac, voir « Le moindre mal pour le pire », CQFD no238 (février 2025).

Révolte portuaire

Après la Seconde Guerre mondiale, Marseille est ravagée. À peine libérée, la France s'engage dans la guerre d'Indochine (1945-1954). Alors que l'Empire veut mater la rébellion d'Hô Chi Minh et avec elle ses velléités d'indépendance, c'est du port de la cité phocéenne que la logistique offensive s'organise. Là, des milliers de dockers se chargent de remplir les bateaux de matériel de guerre en partance vers l'Est. Ils sont les principaux témoins d'une danse macabre : quand les munitions quittent le port, ce sont des cadavres qui reviennent. Une solidarité spontanée avec les Vietnamiens naît de cet effarement. Les premières manifestations ont lieu entre 1946 et 1947 sur le Vieux-Port. De l'automne 1949 à l'hiver 1950, les protestations s'intensifient. Les ouvriers du port, encartés à la CGT et au PCF (majoritaire à l'époque) se mettent en grève. La flotte de guerre est bloquée à quai et lorsqu'elle parvient à partir, c'est avec une cargaison défectueuse et des tracts militants à destination de Saïgon contre la “sale guerre”.

Contre-expo coloniale

Le 23 septembre 1931 fut inaugurée à Paris la contre-exposition anti-impérialiste, concoctée par le PCF, la CGTU et des surréalistes comme Aragon ou Paul Eluard, en réaction à l'Exposition coloniale internationale à Vincennes, de mai à novembre 1931. L'internationalisme anticolonial est revendiqué, prenant le contre-pied de la promotion impériale. À l'origine de cette campagne de protestation, des militants venus de mouvements de libération nationale et raciale différents : Nguyen Van Tao (communiste vietnamien, membre du comité central du PCF), Tiemoko Garan Kouyaté (militant au PCF et cofondateur de la Ligue de défense de la race nègre) Abdelkader Hadj Ali (membre du PCF et président de l'Étoile nord-africaine) pour ne citer qu'eux. Si elle ne rencontra pas le succès attendu, cette contre-expo a au moins eu le mérite de présenter des photographies et caricatures dénonçant les conditions de vie des colonisés. Et pour citer l'historien Alain Ruscio à ce sujet : « L'internationalisme, dans le mouvement ouvrier et démocratique français, ne fut jamais, au grand jamais un acquis, mais un combat permanent, toujours renouvelé, une greffe en état de menace de rejet à tout moment. »1


1 Alain Ruscio, « Communistes et surréalistes contre la « grande foire coloniale » de 1931 : convergences et initiatives séparées », Cahiers d'histoire, Revue d'histoire critique, n° 159 (2024).

05.05.2025 à 01:54

Ambiance

Un dessin de Rémy Cattelain

- CQFD n°241 (mai 2025) / ,
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Un dessin de Rémy Cattelain

05.05.2025 à 01:45

Vivian vs Elon : 1-0 pour la Gen Z

Constance Vilanova

Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droit où règnent appât du gain, désinformation et innovations flinguées. Ce mois-ci, notre reporter plonge dans la guerre ouverte que mène Vivian Jenna Wilson contre son père toxique Elon Musk. Vivian Jenna Wilson ressemble à n'importe quelle jeune femme américaine de la Gen Z (les mômes nés entre 1997 et 2010 environ). Passionnée du télécrochet « Drag Race », amoureuse de l'idole de la pop Chappell Roan et (…)

- CQFD n°241 (mai 2025) / ,
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Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droit où règnent appât du gain, désinformation et innovations flinguées. Ce mois-ci, notre reporter plonge dans la guerre ouverte que mène Vivian Jenna Wilson contre son père toxique Elon Musk.

Céleste Maurel

Vivian Jenna Wilson ressemble à n'importe quelle jeune femme américaine de la Gen Z (les mômes nés entre 1997 et 2010 environ). Passionnée du télécrochet « Drag Race »1, amoureuse de l'idole de la pop Chappell Roan et capable d'arriver deux bonnes heures en retard à son entretien pour le média mode Teen Vogue en mars dernier. Sauf que Vivian n'est pas tout à fait « n'importe qui » : elle est suivie par 1,4 million d'abonnés sur TikTok et portait jusqu'à peu un nom de famille qui lui colle encore à la peau… Musk.

Vivian est la fille de l'homme le plus riche du monde, Elon Musk, devenu en quelques années le visage le plus flippant du technofascime américain. Elle raconte un père de quatorze enfants, moqueur et absent. L'étudiante ne veut pas être une « nepo baby », « une fille de » de plus. Elle a choisi la rupture.

Née en 2004 dans un corps de garçon, elle entame sa transition de genre à seize ans, avec le soutien de sa mère, l'actrice Justine Wilson. Deux ans plus tard, elle raye définitivement le nom de « Musk » de son état civil et chope le patronyme de la daronne. Elle refuse tout ce qui provient du patriarche, notamment sa thune.

Quand Musk radote ses fake news, Vivian démonte, ironise, recadre.

Depuis, la guerre est ouverte. Elon Musk multiplie les tweets transphobes sur son réseau social, X. Il affirme que le « virus woke » a tué son « fils » et se plaint d'avoir été contraint de signer des papiers pour son traitement hormonal. Il relocalise ses entreprises au Texas après que son État d'origine, la Californie, a promulgué une loi protégeant les droits des élèves transgenres, et déroule tranquillement sa route vers l'extrême droite, bras dessus bras dessous avec Donald Trump.

Alors Vivian riposte. Sur Threads, Bluesky, TikTok – bref, sur tous les réseaux concurrents que son père rêve d'enterrer. Quand Musk radote ses fake news, Vivian démonte, ironise, recadre. Dans son interview pour Teen Vogue, elle explique n'avoir plus aucun contact avec lui depuis 2020 : « Le salut nazi de l'investiture, c'était de la folie furieuse, appelons un chat un chat. Cette merde était bien un salut nazi. » Vivian brise également le storytelling qu'on avait construit autour d'elle. Selon des « experts », c'est sa transition de genre qui aurait impulsé le virage à droite de son père, autrefois démocrate. Un narratif absurde. On ne devient pas néonazi parce que son enfant vit sa vérité.

Quelques heures après la publication de l'interview, Elon Musk repart à l'assaut, partageant une énième théorie transphobe sur X. Selon l'oligarque en plein délire, la majorité des incendies volontaires de Tesla qui émaillent les États-Unis seraient signés de la communauté LGBT. Vivian, à l'aaaaaaide.

Constance Vilanova

1 Concours de drag queens au cours duquel est sélectionnée la « prochaine superstar du drag des États-Unis ».

05.05.2025 à 01:39

À Orgosolo, les murs fédèrent

Étienne Jallot

Niché dans les montagnes de la Barbagia, région centre de la Sardaigne, le village d'Orgosolo est couvert de peintures murales. Elles rendent hommage aux habitant·es et à la lutte victorieuse qu'iels menèrent contre l'implantation d'un camp militaire de l'Otan en 1969. Et délivrent des messages d'humanité et de soutien aux peuples en lutte du monde entier. 12 avril 2025. Sur le parvis de l'église d'Orgosolo, village de la région de Barbagia, au centre de la Sardaigne, des journalistes (…)

- CQFD n°241 (mai 2025)
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Niché dans les montagnes de la Barbagia, région centre de la Sardaigne, le village d'Orgosolo est couvert de peintures murales. Elles rendent hommage aux habitant·es et à la lutte victorieuse qu'iels menèrent contre l'implantation d'un camp militaire de l'Otan en 1969. Et délivrent des messages d'humanité et de soutien aux peuples en lutte du monde entier.

12 avril 2025. Sur le parvis de l'église d'Orgosolo, village de la région de Barbagia, au centre de la Sardaigne, des journalistes filment de loin le cercueil de Graziano Mesina porté par des croquemorts. Ce célèbre bandit sarde, natif du coin et adepte du trafic de drogue international, vient de casser sa pipe à 83 ans. Dans ces montagnes reculées, les types comme lui sont nombreux à avoir fait courir les carabineros et effrayer les grands propriétaires terriens.

Les bandits n'ont jamais été les seuls à s'opposer aux puissants

Un jeu du gendarme et du voleur qui dure au moins depuis que les colons espagnols, autrichiens, savoyards ou encore piémontais ont tour à tour tenté d'imposer leur loi en Barbagia. Mais dans cette région, les bandits n'ont jamais été les seuls à s'opposer aux puissants. En 1969, les habitant·es d'Orgosolo ont mené une lutte contre un projet de camp militaire de l'Otan près de leur village qui a laissé des traces, et pas des moindres. Partout dans la ville, des peintures murales (i murales) témoignent de cette histoire. Elles mettent aussi à l'honneur la culture locale, les soulèvements et les résistances des peuples face à l'exploitation, au fascisme ou aux guerres… Un lieu de mémoire, de recueillement et d'espoir révolutionnaire à l'heure où les États impérialistes chargent leurs canons.

Dehors l'État militaire !

Au milieu des klaxons de pick-up de bergers qui traversent le centre-ville d'Orgosolo, des familles de touristes bullent devant les murales qui recouvrent les maisons et les commerces. À l'angle d'une rue, on tombe sur la première murale qui représente une femme, allégorie de la justice. Vêtue d'une ceinture tricolore italienne et d'un chapeau aux couleurs du drapeau américain, elle porte une balance penchant du côté des capitalistes au détriment des paysans. Peinte en juillet 1969 par un groupe d'anars milanais Dioniso, elle est une référence directe à la lutte contre l'implantation d'une base militaire de l'Otan à Pratobello, une dizaine de kilomètres au sud d'Orgosolo. À l'époque, dans l'effervescence soixante-huitarde encore très vibrante, des gauchistes d'ici et d'ailleurs viennent prêter main forte aux bergers et paysans du coin pour faire couler ce projet qui menace de les exproprier. Plusieurs jours durant, 3 000 personnes occupent Pratobello. Face à la mobilisation, l'État envoie les gendarmes avant de jeter l'éponge devant la détermination des occupant·es.

Elles représentent les luttes pour l'émancipation de l'humanité tout entière

Partout, des fresques font échos à cette lutte mémorable. Là, une foule mécontente ­d'habitant·es est accompagnée d'un message de soutien du romancier et homme politique sarde Emilio Lassu « ce qui arrive à Pratobello contre les bergers et agriculteurs c'est de la provocation colonialiste qui nous ramène aux périodes fascistes ! ». Au-dessus, d'anciennes affiches d'époque reproduites en peinture où on peut lire « Pâturages libres des canons et des patrons ! », « Des engrais, pas des balles ! » Plus loin, des grand-mères sardes tiennent tête aux militaires italiens en criant « Dehors l'État militaire ! ». D'autres murales font gloire à la culture locale : on croise des bergers jouant de la flûte et des femmes en train de coudre. Au-dessus de la mairie est reproduite l'affiche du célèbre film Banditi a Orgosolo (1961) qui a consacré le mythe du bandit sarde dans la culture italienne.

Peintures révolutionnaires

La pratique des murales naît véritablement au milieu des années 1970, quand Francesco Del Casino, le prof de dessin d'Orgosolo, prend l'habitude de peindre des fresques engagées avec l'aide de ses élèves et des habitant·es du coin. La pâte gauchiste est évidente, et les peintures à la gloire de la culture et de la résistance locales se mêlent à celles qui représentent les luttes pour l'émancipation de l'humanité tout entière. En montant sur les hauteurs du village, une immense fresque inspirée du célèbre tableau de Delacroix La liberté guidant le peuple représente, à côté de la Marianne révolutionnaire, un jeune palestinien qui s'élance, pierre à la main. Plus loin, des réfugié·es sur un bateau devant une Amérique fortifiée sont accompagné·es du bandeau : « Nous sommes tous des clandestins. »

On traverse aussi l'histoire à travers des évènements connus et moins connus qui donnent parfois le tournis : l'incendie volontaire d'une entreprise new-yorkaise où 129 ouvrières ont perdu la vie en 1908, la Première Guerre mondiale et les vies italiennes fauchées, les grèves et occupations turinoises de 1920 vaincues par les fascistes, un hommage aux partisan·es tombé·es contre Mussolini, la seconde intifada à Gaza en 2000, la guerre d'Irak en 2003 et même les émeutes des banlieues en 2005 en France. Si les peintures appellent à la paix, elles n'oublient jamais de pointer les responsables : un portrait coloré d'Allende est sobrement légendé « 11 septembre 1973 : coup d'État des militaires fascistes chiliens avec l'aide de la CIA ». Non loin de là, le logo de l'Otan est détourné pour former une croix gammée sur fond bleu – de quoi faire sauter au plafond nos plateaux télé et radios nationales.

Tourists welcome !

Aujourd'hui encore, la pratique des murales est encouragée par les locaux et est une étape obligatoire pour les voyageurs de la région. Quitte à devenir trop touristique ? « Ça fait longtemps que ça l'est », raconte le vendeur de la boutique de souvenirs peinte en mémoire de la chute de Franco. « Mon père a ouvert cette boutique en 1978. Entre l'attrait mystérieux pour les bandits sardes et les murales, il a eu le flair, et ça fait tourner l'économie et empêche le village et ceux des alentours de se vider. » C'est que dans la région, peu industrialisée et touchée par l'exode de sa jeunesse, l'économie agricole et pastorale peinent à joindre les deux bouts. « Les peintures sont importantes pour les habitant·es, poursuit-il, pour en faire, il faut déposer une demande à l'asso qui gère pour qu'elle vérifie si vous respectez bien l'identité des murales ». La dernière murale date de 2022 et représente Julian Assange, muselé par le drapeau américain. Mais que dire de la police qui, visiblement gagnée par cet élan artistique, a aussi peint sa devanture, ornée d'un odieux « Nous sommes là pour assurer la paix » ? !

Alors que l'on quitte le village, on s'arrête devant une dernière murale. On y voit un vieil homme en premier plan et, derrière, des soldats blessés revenant du front. Au-dessus est écrit « Heureux un peuple qui n'a pas besoin de héros » – sagesse murale.

Étienne Jallot
7 / 10

 

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