02.08.2025 à 00:04
L'amour ne meurt jamais
Dans La montagne entre nous, Marcel Shorjian et Jeanne Sterkers racontent les retrouvailles de deux femmes queers dans un village de montagne. Une BD pudique et sensible sur l'exil, les silences et l'amour qui persiste malgré les années. Tout commence dans un train. Le paysage de montagne défile par la fenêtre. Marcia rentre au village, après quarante ans d'absence. Elle revient pour un enterrement et s'occuper de sa mère malade – ou peut-être pour autre chose. C'est un retour au pays, au (…)
- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / BouquinTexte intégral (658 mots)
Dans La montagne entre nous, Marcel Shorjian et Jeanne Sterkers racontent les retrouvailles de deux femmes queers dans un village de montagne. Une BD pudique et sensible sur l'exil, les silences et l'amour qui persiste malgré les années.
Tout commence dans un train. Le paysage de montagne défile par la fenêtre. Marcia rentre au village, après quarante ans d'absence. Elle revient pour un enterrement et s'occuper de sa mère malade – ou peut-être pour autre chose. C'est un retour au pays, au silence, aux souvenirs, aux fantômes. Et à Florence aussi. Dans La montagne entre nous (Sarbacane, 2025), Marcel Shorjian et Jeanne Sterkers racontent les retrouvailles de deux femmes. Marcia, partie mener sa vie à la capitale a pu vivre sa sexualité avec une certaine liberté. Florence, elle, est restée au village, s'est mariée. Entre elles, une histoire d'amour de jeunesse jamais vraiment dite, jamais vraiment oubliée.
À travers ces deux trajectoires, l'exode urbain et la vie au village, la BD interroge : que veut dire aimer quand on est lesbienne à la cambrousse ? Pourquoi est-ce que la ville paraît si souvent être le seul refuge possible ? Et les départs ? Ne sont-ils pas une forme de survie ? « Comment les gens naissent et meurent au même endroit ? » se demande Marcia. On sent l'exil forcé, le poids des regards. « Passer son enfance dans l'austérité, ça donne des envies de fête », confie-t-elle à Florence. Tout est dit. Le dessin, en aquarelles pastel, aux traits fins presque tremblants, épouse cette atmosphère d'intimité et de non-dits. Les planches varient le rythme, six cases, trois, parfois une pleine page, pour laisser respirer les émotions, les paysages, les silences. Parfois plusieurs pages se tournent sans un mot. Les images parlent d'elles-mêmes. Le traitement des temporalités est subtil : chaque époque a sa palette, mais toutes sont baignées d'une même douceur mélancolique. Cette pudeur graphique contraste parfois avec la dureté de ce qui est évoqué : les souvenirs de violences familiales et sociales, le jugement d'une aide-soignante, les tensions gelées dans les rues désertes du village. L'un des moments les plus forts de l'album est aussi l'un des plus rares en bande dessinée (et en fiction en général) : une scène d'amour entre deux femmes de plus de cinquante ans. Leurs corps nus, marqués par le passage du temps, sont montrés sans fard, avec délicatesse et vérité. Dans un paysage éditorial saturé d'amours jeunes et minces, cette représentation a la force d'un manifeste doux. Oui, le désir et la tendresse n'ont pas d'âge. Après quarante ans à se cacher, à se conformer à un moule, à des normes, Florence prouve qu'il est toujours possible de vivre ses rêves. Et l'amour.
En filigrane, une autre histoire se dessine. Celle de la mère de Marcia, qui porte également ses secrets : une guerre, un amour, une tonte. « Des choses dont plus personne ne parle. » Le silence, encore. Sur les ondes d'une radio, les débats sur le mariage pour tous, les manifs de droite, viennent rappeler que ces histoires interdites ne font pas uniquement partie du passé. Dans ces paysages de montagne, ces ciels étoilés, les deux auteur·ices livrent une bande dessinée qui célèbre la vie et l'amour.
02.08.2025 à 00:03
Les Beaux Mets : obéir et servir
La prison des Baumettes à Marseille se distingue par son nombre record de suicides en détention mais aussi, depuis 2022, par le fait d'accueillir le premier restaurant ouvert au public. Aux Beaux Mets, une poignée de détenus servent des plats gastronomiques aux cols blancs dans un décorum qui fait oublier les rats et les cafards. Pas un papier par terre, pas une voiture gênante, pas un yoyo dans les airs : place nette a été faite autour du centre pénitencier des Baumettes ce 8 novembre (…)
- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / Caroline Sury, Le dossierTexte intégral (1183 mots)

La prison des Baumettes à Marseille se distingue par son nombre record de suicides en détention mais aussi, depuis 2022, par le fait d'accueillir le premier restaurant ouvert au public. Aux Beaux Mets, une poignée de détenus servent des plats gastronomiques aux cols blancs dans un décorum qui fait oublier les rats et les cafards.
Pas un papier par terre, pas une voiture gênante, pas un yoyo dans les airs : place nette a été faite autour du centre pénitencier des Baumettes ce 8 novembre 2024. Un mois plus tôt, un jeune homme en détention provisoire y a été égorgé par son codétenu, ses demandes de transfert ayant été ignorées par l'administration. Pourtant, c'est la lutte contre le narcotrafic qui amène aujourd'hui le garde des Sceaux en visite officielle à Marseille. Il fait une pause gastronomique aux Beaux Mets. Dans ce restaurant, situé à l'intérieur du mur d'enceinte, ce sont les détenus qui cuisinent et servent à manger aux clients extérieurs. En deux ans d'existence, le chantier d'insertion est une réussite d'après les chiffres : près de 80 % des personnes incarcérées qui y sont passées ont trouvé du travail ou une formation à l'issue de leur peine, dans un pays où le taux de récidive à un an atteint les 50 %. Une vitrine où l'on met les petits plats dans les grands pour accueillir le public dans la troisième prison française, réputée pour ses conditions de détention inhumaines.
Les heureux élus gagnent un peu plus de 5 euros de l'heure, contre 5 à 3 euros pour les boulots classiques de maintenance proposés en prison
« Vous vous rendez compte, des détenus manipulant des couteaux à proximité de civils ! On nous a ri au nez quand on a proposé d'ouvrir ce restaurant. » La surveillante qui nous accueille insiste sur le caractère unique et courageux du lieu. Dans le préfabriqué réservé à l'attente des clients, l'ambiance est protocolaire : casier judiciaire vérifié lors de la réservation sur internet, contrôle des papiers d'identité, portable et tout autre objet proscrit mis sous clef, passage par des portiques de sécurité. Affables dans leurs uniformes, talkies-walkies à la main, ce sont les matonnes qui sont chargées de faire passer le « message social » : il ne s'agit pas d'une visite au zoo. Les places de commis en salle ou en cuisine sont chères – une petite quinzaine – pour rejoindre la brigade d'une cheffe sortie d'un restaurant multi étoilé. Les heureux élus gagnent un peu plus de 5 euros de l'heure, contre 5 à 3 euros pour les boulots classiques de maintenance proposés en prison. 45 % du Smic : c'est le meilleur revenu auquel puisse prétendre un détenu en France et le travail carcéral le mieux payé des Baumettes. « Ça leur apprend un métier qui recrute et la discipline. Même s'il y a des ratés hein, c'est pas des anges non plus, commente la surveillante. Mais les détenus vous le diront eux-mêmes, c'est mieux que de rester à rien faire en cellule. » La dignité par le travail, de préférence sans droits, plutôt que des activités socioculturelles. Amen.
D'élégants rideaux beiges calfeutrent les fenêtres du restaurant, une salle de 45 couverts rénovée par un cabinet d'architectes d'intérieur dans le dernier bâtiment historique de la prison. Pas de panorama sur les nouveaux baraquements qui ressemblent à s'y méprendre à des abattoirs. Une équipe de Télématin fait un reportage pour promouvoir le projet mais elle n'ira pas faire l'état des lieux des cellules toujours surpeuplées, infestées de rats et de cafards dans lesquelles vivent les employés. Un jeune détenu, K., veston, chemise blanche et pantalon noir de rigueur, nous tend un menu digne des meilleures tables : produits bios et locaux certifiés. Le maître d'hôtel règne en parfait animateur : « Il ne faut pas hésiter à poser toutes les questions que vous voulez, nous sommes-là pour ça, n'est-ce pas K. ? » Un ange passe. Le serveur, occupé à prendre la commande, s'excuse : ça n'est que son troisième service. « C'est pas facile, mais les gens sont gentils en général », abrège-t-il dans un sourire plein de trac. Pour les détenus, il ne s'agit pas seulement de savoir cuisiner et servir, mais aussi d'être les acteurs d'une publicité pour la réinsertion made in Beaux Mets. Dans le va-et-vient des assiettes et des cameramen, le cliquetis des trousseaux des matonnes rappelle à intervalles réguliers ce que cette mise en scène vise à faire oublier.
Ministres, magistrats, préfet, agents d'insertion et de probation, avocats… Ce sont tous les cols blancs du système judiciaire qui s'attablent
Le repas terminé – 50 euros par tête –, le maître d'hôtel nous invite à écrire un mot dans le livre d'or et à parler de l'expérience autour de nous : venir manger ici, c'est accomplir une œuvre sociale. « Certains viennent fêter leur anniversaire ou la Saint-Valentin. Récemment, on a privatisé pour un comité de cadres d'une grande banque française. » L'après-midi touche à sa fin, c'est l'heure de rentrer en cellule. « Vous savez, les gens ont peur des voyous, mais eux, ils ont encore plus peur du regard que les gens portent sur eux. Ils stressent comme des gamins à l'idée de leur servir à manger », confie une surveillante. Ministres, magistrats, préfet, agents d'insertion et de probation, avocats… Ce sont tous les cols blancs du système judiciaire qui s'attablent. Pour l'inauguration des Beaux Mets, les riverains du collectif Les voisins des Baumettes avaient même été invités. Ceux-là mêmes qui ont fait installer des pare-vues et des fenêtres antibruit sur tout ce qui dépasse du mur d'enceinte ou appellent la directrice pour dénoncer un yoyo entre deux cellules. Un savoureux mélange de violences systémique et symbolique.
02.08.2025 à 00:02
Qu'ils mangent de la brioche du pain-pizza
Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ? « Monsieur, vous venez manger pain-pizza ce midi ? » Interloqué je demande : « C 'est pas déjà du pain, la pizza ? » – « Non monsieur, c'est pas juste une pizza ! C'est un sandwich (…)
- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / Le dossier, Mona LobertTexte intégral (683 mots)

Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
« Monsieur, vous venez manger pain-pizza ce midi ? » Interloqué je demande : « C 'est pas déjà du pain, la pizza ? » – « Non monsieur, c'est pas juste une pizza ! C'est un sandwich avec une part de pizza fromage à l'intérieur ! C'est trop bon ! » « C'est seulement 2 euros monsieur, on a pas beaucoup d'argent, et le pain-pizza ça remplit » rétorque un autre, moins convaincu par la prouesse culinaire. Le manque de thunes des élèves apparaît fort lorsqu'il s'agit de grailler. Lors du traditionnel goûter de pré-vacances certain·es élèves n'ont pas les moyens de ramener à manger ou à boire. « Monsieur, Akim, il va apporter l'eau ! » se moquent ses camarades, pas beaucoup plus riches que lui. À la cafèt', certains ne se permettent qu'une part de pizza et un soda pour le repas. En même temps, l'offre se limite à des sandwichs peu garnis, des salades industrielles, quelques viennoiseries et, depuis peu, des fruits ! « Ils les avaient enlevés il y a quelques années, sous prétexte que ça ne rapportait pas. Mais une banane ou une pomme ne coûtent que 15 centimes, raconte une collègue syndicaliste. J'ai dû batailler pour les réintroduire ! La cafèt' ne doit pas être une entreprise privée ! »
Et manger à la cantine, qu'on vante souvent pour ses repas équilibrés, ne serait-ce pas une meilleure option ? Dans leur bouquin Les Cuisines de la Nation (WildProject, 2025), les sociologues Geneviève Zoïa et Laurent Visier en décortiquent le fonctionnement. Ils décrivent une organisation calquée sur le modèle industriel où la production est rationalisée autour des Unités de production culinaire (UPC) : sortes de cuisines-usines (publiques ou privées) qui produisent à la chaîne des repas livrés ensuite aux écoles. Sur place, les élèves peuvent se délecter de plats réchauffés mais « traditionnels » de la cuisine française, soi-disant gages d'une alimentation saine. La diversité culinaire est limitée et le végé ou le hallal sont combattus au nom de l'unité de la nation dans l'assiette. Autant de raisons qui poussent les élèves hors des cantines, comme le raconte un élève :« J'y vais pas, on peut pas manger de viandes hallal et l'omelette qu'ils mettent à la place, c'est du plastique ! »
Sur le site de l'Éducation nationale, on apprend que l'école serait l'espace où les « enfants acquièrent leurs premières habitudes alimentaires », reniant comme à son habitude la place des parents dans l'éducation. Car ce sont bien les plats familiaux qui réveillent l'appétit des élèves lorsqu'on parle de popotte : le pilao comorien, le borëk turc ou les gâteaux marocains des mamans que l'on déguste pour échapper quelques instants à l'univers aseptisé de la salle de classe. « Monsieur, il faudrait vraiment que vous veniez manger chez nous, vous verrez ce que c'est la vraie cuisine ! »
02.08.2025 à 00:01
La recette empoisonnée des réseaux sociaux
Sur les réseaux sociaux, la cuisine a la cote. Iels sont nombreux·ses à proposer leurs recettes les plus gourmandes ou les plus rapides à exécuter. Mais derrière d'innocentes lasagnes, se cache un monde cruel, prêt à tous·tes nous mettre dans la sauce… Photographier son plat ou filmer un mukbang pour le poster sur ses réseaux sociaux n'est jamais neutre. La chercheuse en sciences de l'information et de la communication Clémentine Hugol-Gential a travaillé sur cette question, et son essai (…)
- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / Philémon Collafarina, Le dossierTexte intégral (2096 mots)

Sur les réseaux sociaux, la cuisine a la cote. Iels sont nombreux·ses à proposer leurs recettes les plus gourmandes ou les plus rapides à exécuter. Mais derrière d'innocentes lasagnes, se cache un monde cruel, prêt à tous·tes nous mettre dans la sauce…
Photographier son plat ou filmer un mukbang1 pour le poster sur ses réseaux sociaux n'est jamais neutre. La chercheuse en sciences de l'information et de la communication Clémentine Hugol-Gential a travaillé sur cette question, et son essai Corps, alimentation et réseaux sociaux incite à réinterroger cette évidence qu'elle endosse en l'appliquant à l'ère numérique : « notre assiette est politique ». Sur TikTok ou Instagram, une assiette ne se montre jamais seule : elle est le miroir d'un mode de vie, d'un corps acceptable, d'un statut social désirable.
Aux yeux des Gafam, nous ne sommes jamais qu'à un clic d'un nouvel achat en ligne qui les engraissera un peu plus. Leurs algorithmes, toujours avides de nouveaux contenus, raffolent particulièrement des vidéos de bouffe. Sur ce credo, les créateur·ices ne se limitent généralement pas à donner leurs recettes. La tendance ? Le lifestyle healthy (du mode de vie sain) qui va souvent de pair avec la vente de tout un attirail bien-être : programmes sportifs, compléments alimentaires, vêtements sportswear, retraites zen... Certain·es vont même plus loin. Tibo InShape, le coach sportif le plus célèbre de l'Hexagone aux presque 27 millions d'abonnés sur YouTube, ne s'arrête pas aux conseils pour la salle de sport. À part n'en avoir « rien à foutre »2 de notre dépression, le mordu de sport a lancé sa propre marque de compléments alimentaires. Miam les bonnes poudres protéinées.
Dans un autre genre, l'influenceur aux millions de vues Thierry Casasnovas vante les mérites du crudivorisme et du jeûne pour guérir le cancer – dont il questionne en même temps l'existence, posant doctement que, comme le sida, ce serait une invention de Big Pharma. En parallèle, le créateur de contenus sans formation médicale vend un tas de produits miracles3 : extracteur de jus, stage, huile de ricin, herbes à visée thérapeutique...
« Pour être visibilisé·e sur les réseaux sociaux en train de manger ou de cuisiner, il vaut mieux avoir un corps hégémonique normé »
Face à la prolifération de conseils santé et nutrition sur les plateformes, Clémentine Hugol-Gential évoque un « continuum qui se tend entre nutritionnalisation [la réduction de l'alimentation à sa fonction biologique] et médicalisation des pratiques à des fins de minceur ». Ce type de contenu culpabilise les individus en apportant des réponses simplistes sans jamais pointer les causes systémiques de troubles médicaux en pleine expansion, tels que l'obésité ou le diabète. En parallèle, les troubles du comportement alimentaire explosent : l'anorexie mentale est l'une des premières causes de mortalité prématurée chez les 15-24 ans. Quant à la pratique des sports collectifs, elle est en berne, phagocytée par le culte de la performance individuelle sur les réseaux sociaux. En 2024, seuls 31 % des Français pratiquent un sport en équipe, contre 60 % en individuel.
« Pour être visibilisé·e sur les réseaux sociaux en train de manger ou de cuisiner, il vaut mieux avoir un corps hégémonique normé », explique Clémentine Hugol-Gential. Les algorithmes favorisent les physiques minces, blancs, valides. En effet, si deux tendances opposées dominent le contenu food, le healthy (alimentation saine) versus le foodporn (alimentation grasse ou sucrée), tout le monde ne peut pas s'en emparer comme il ou elle l'entend. Seules les personnes collant aux standards de beauté hégémoniques peuvent s'afficher, sans avoir peur d'être jugées, en train de croquer à pleine dent dans un burger dégoulinant de cheddar fondu. Et on ne compte plus non plus le nombre de mannequins qui shootent leur plat de pâtes pour le poster sur les réseaux, élevant au rang de « cool » un repas bon marché que les classes populaires mangent par nécessité. Si vous êtes en surpoids ou prolo, c'est tout de suite moins chic.
Sur les réseaux sociaux, comme dans n'importe quelle pub, le corps féminin fait vendre
Autre problématique cuisante, les réseaux sociaux deviennent les outils d'une surveillance sociale accrue : on se regarde, on se juge, on se commente. « On est en train de moraliser l'alimentation », affirme Clémentine Hugol-Gential. Dans l'imaginaire collectif, un corps mince respire la bonne santé, un corps gros serait malsain, malade. Être gros, ce serait peser sur la société. Et sur la planète ultralibérale, charge à chacun·e de ne pas grossir. Exit, la dimension systémique et politique.
Pas la peine de scroller longtemps sur Insta pour comprendre que sur les réseaux, la nourriture se savoure avant tout avec la rétine. Ce qui marche ? Pas les recettes mijotées de grand-mère, mais des plats à l'esthétique léchée, au cadrage parfait et aux couleurs vives. Il faut que ce soit beau, attirant, sexy. Le goût passe après. Et quoi de mieux qu'une femme pour attiser le désir ? Sur les réseaux sociaux, comme dans n'importe quelle pub, le corps féminin fait vendre. D'après un rapport du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes de 2023, 30 % des contenus food sur Instagram présentent une nudité féminine partielle ou complète.
Pourtant, si on déroule le fil des réseaux jusqu'au bout, le vernis de la « modernité » craquelle et laisse place aux vieux modèles qu'on croyait périmés. Ces derniers temps, un mouvement a pris une ampleur inquiétante : celui des tradwives. Loin d'être anecdotique, cette tendance s'inscrit dans un courant réactionnaire mêlant nostalgie des années 1950, rejet du féminisme et retour assumé aux rôles de genre. Ces épouses traditionnelles 2.0 partagent leurs recettes dans des vidéos à l'esthétique parfaitement maîtrisée. Toujours tirées à quatre épingles, arborant robe de couturier, brushing on fleek4 et makeup full face5 elles défendent un mode de vie à rebours de la girl boss6 : celui où la femme attend sagement son mari à la maison pour lui servir de bons plats mijotés… avant de passer elle-même à la casserole.
La scène gastronomique in real life : moins de 10 % des chefs étoilés au Guide Michelin sont des femmes.
Mais, tradwives ou non, la majeure partie des femmes qui parlent de cuisine sur les réseaux sociaux se posent en expertes du foyer. Leur credo ? Les trucs et astuces pour mitonner des petits plats rapides, à moindre coût. Les hommes qui prennent place dans la bulle food sur les réseaux sociaux, eux, le font davantage en tant que chefs professionnels. Les injonctions lifestyle que subissent les femmes ne semblent pas même les effleurer. Une répartition binaire qui colle tristement à la scène gastronomique in real life : moins de 10 % des chefs étoilés au Guide Michelin sont des femmes. Heureusement, au milieu du tumulte algorithmique, certaines voix proposent une autre manière de parler de bouffe. Chloé Charles, cheffe engagée, remet l'assiette dans le bon sens : zéro gaspi, circuits courts, respect des saisons. De son côté, Éva Gaillot du compte « The french coconut » mêle alimentation végétale, réflexions antispécistes et lifestyle sans culpabilisation. Même esprit chez Julia (« Les cookines ») et Charlotte (« mangeuse d'herbe »), qui cassent les codes du contenu cuisine en valorisant la créativité, la bienveillance et l'écologie, loin de l'injonction au corps parfait ou aux barres protéinées aseptisées. Ici, on cuisine pour se faire du bien, pas pour rentrer dans un moule. En attendant, une assiette, ça se déguste en vrai, pas sur un écran. Donc on pose son tél… et à table !
1 Pratique consistant à se gaver de fast food en quantités astronomiques devant une caméra.
2 Clip de « motivation » tristement célèbre en faveur de la musculation que l'influenceur avait publié sur Tiktok en juin 2022. Son propos a entraîné une polémique, poussant le youtubeur à faire un mea culpa.
3 En mars 2023, Thierry Casasnovas a été mis en examen pour exercice illégale de la médecine, abus de confiance, de faiblesse, faux et usage de faux.
4 Expression utilisée par les influenceuses beauté pour dire « parfait ».
5 Maquillage entier du visage : il comprend beaucoup de produits différents et demande du temps de réalisation. C'est le type de maquillage qu'on fait aux présentatrices télé, ou aux actrices lors des tapis rouges.
6 Une figure mythique né sur les réseaux sociaux : une femme émancipée qui a absorbée les normes du capitalisme et qui gère avec perfection tous les aspects de sa vie. La girl boss réussit dans son travail, a des responsabilités et est une épouse et une mère modèle.
26.07.2025 à 10:20
Tais-toi et mange
Entre le repas du dimanche ou les grandes tablées de fin d'année, se retrouver pour manger ensemble est une tradition à laquelle il est dur d'échapper. Derrière l'image d'un moment convivial, se cachent souvent des rapports de pouvoir : classe, genre, race… À table, il ne s'agit pas seulement de se nourrir : il faut aussi performer. « Le repas est un fait social total », écrivait Marcel Mauss. Ce rituel raconte nos règles de civilité, notre hiérarchie sociale et notre manière d'être (…)
- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / Djaber, Le dossierTexte intégral (1211 mots)

Entre le repas du dimanche ou les grandes tablées de fin d'année, se retrouver pour manger ensemble est une tradition à laquelle il est dur d'échapper. Derrière l'image d'un moment convivial, se cachent souvent des rapports de pouvoir : classe, genre, race… À table, il ne s'agit pas seulement de se nourrir : il faut aussi performer.
« Le repas est un fait social total », écrivait Marcel Mauss. Ce rituel raconte nos règles de civilité, notre hiérarchie sociale et notre manière d'être ensemble. Les « bonnes manières » ne tombent pas du ciel, elles se transmettent dans le milieu social dans lequel nous évoluons. « Les autres mangeaient, mais moi je travaillais. J'apprenais un nouveau corps » raconte Édouard Louis, dans Changer : Méthode (Seuil, 2021) à propos de repas chez sa meilleure amie, appartenant à la petite bourgeoisie de province. Transfuge de classe, il doit renier les gestes de son enfance. Le dîner devient le théâtre d'une culture légitime qu'il n'ose contester. « Le goût, en matière de nourriture comme ailleurs, fonctionne comme un marqueur social : il classe celui qui mange autant que ce qui est mangé » disait Pierre Bourdieu dans La Distinction. Nombreuses sont celles et ceux pour qui un simple repas prend des allures de terrain miné...
Dans les pubs à la télé, l'image véhiculée – un papa, une maman, deux enfants et un poulet rôti – laisse peu de place aux autres récits. Théo, 34 ans, a grandi seul avec sa mère. « On mangeait souvent sur le canap', devant la télé. » Au lycée, invité chez sa copine, il a l'impression de débarquer sur une autre planète : plats « aux graines », rituels qu'il ne comprend pas, complicité à laquelle il reste extérieur. « Je me sentais comme un explorateur dans un monde inconnu. » Comme l'écrit le sociologue Claude Fischler, « les conduites individuelles sont encadrées par un code implicite ou explicite d'usages ». Ce code dicte tout : qui se sert en premier, où l'on s'assoit, qui parle et qui écoute. Manger ensemble, c'est rester à sa place... Ou se rendre compte qu'on n'y est pas. Joseph, 31 ans, architecte, se rappelle un dîner dans une « famille très tradi : Je ne connaissais pas l'ordre des couverts, j'ai passé le repas à copier les autres en espérant que ça ne se voie pas. » Mathilde, journaliste de 32 ans, se souvient du « hoquet de surprise » de sa grand-mère « bourgeoise » lorsqu'elle lui a présenté son petit ami lors d'un dîner et que celui-ci s'est mis renifler le contenu de son assiette. À table, certains gestes trahissent une inadaptation aux codes.
Le malaise peut aussi venir du porte-monnaie. Laura, 25 ans, fraîchement diplômée et au chômage, raconte les repas au resto où « certains amis commandent sans regarder les prix », tandis qu'elle calcule en silence. Max, stagiaire à 22 ans dans un studio de graphisme parisien, n'avait que 536 euros par mois pour vivre : « Je mangeais des plats surgelés à 2 euros sous les jugements de mes collègues, pendant qu'eux allaient au resto. » Justine, illustratrice, 33 ans, vit une pression similaire : « Dans mon atelier partagé, on me juge parce que j'achète mon déjeuner au Franprix au lieu de me préparer des petits plats. Je trouve ça élitiste : on n'a pas tous le temps et le réflexe ! »
À table, les injonctions sexistes vont également bon train. Laura, qui souffre de troubles du comportement alimentaire, confie : « J'ai peur qu'on me juge de trop manger. » Elle pointe une pression particulièrement forte sur les femmes : manger sain, sans trop se resservir. Mathilde l'observe aussi : « À table, on sert toujours les plus grosses parts aux hommes, alors que toi aussi t'as une faim de fou ! Mais c'est réflexe : les hommes “ça a besoin de beaucoup manger”. » Julia, 26 ans, étudiante en pharmacie, ajoute : « Pendant la saison des barbecues, les hommes qui ne savent pas cuire un œuf le reste du temps se sentent soudain une âme de chef. » Les clichés sexistes s'impriment jusque dans les verres. Claire, 38 ans, remarque : « Ça m'est déjà arrivé de me resservir du vin et de sentir que c'était mal vu. Alors que je buvais au même rythme que les hommes qui m'entouraient ! » Tandis que Romain, 32 ans, se rappelle : « Petit, l'une de mes grand-mères refusait que je boive du thé : ce n'était pas pour les garçons. »
Le racisme s'invite, lui aussi, à table. Thanh-Bao, 33 ans, infirmier d'origine vietnamienne, doit régulièrement faire face à des préjugés : « Quand on me sert des plats asiatiques, on me dit souvent : “bah tu connais ça toi”. Mais je ne connais pas toute la culture culinaire asiatique ! » Luna, animatrice de 26 ans, se souvient d'un incident choquant. Lors d'un repas dans une école privée, une mère accompagnatrice révèle à un enfant musulman qu'il mange du porc. Le garçon de six ans fond en larmes. Alors qu'on lui propose du poisson à la place, les enseignantes renvoient le plat. « Il ne restait plus que du riz blanc dans l'assiette... », raconte Luna. Pour Sofiane qui a grandi en Algérie, les repas à rallonge où l'on parle durant des heures constituent une tradition bien française. « Nous, on mange. On parle après ! » Une autre copine rétorque que l'art de la discussion, à table, c'est plutôt « un truc de bourges ». Difficile de savoir, parfois, si le décalage provient de dominations culturelles, de genres ou de classes, mais quand on n'est pas à sa place, ça fait souvent mal au cul. « La table, c'est souvent un endroit duquel tu ne peux pas t'échapper », résume Camille, 29 ans, conducteur de train. Alors on se tait, on observe, on apprend les codes en silence. À table, mieux vaut parfois se faire discret·e… quitte à avaler bien plus que ce qu'il y a dans l'assiette.