05.05.2025 à 01:30
« Il faut que la société consente à cette histoire »
Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l'Algérie s'intensifient, la question du déni colonial français refait surface, exacerbant les différends historiques. Entretien avec l'historien Benjamin Stora. L'énième crise diplomatique entre l'Algérie et la France est l'occasion, pour certains de nos responsables politiques, de réinvestir le lexique et la posture coloniale de nos aïeux. Au hasard, octobre 2024 : alors que Jean-Noël Barrot, ministre des Affaires étrangères, se (…)
- CQFD n°241 (mai 2025) / Le dossier, DjaberTexte intégral (1735 mots)
Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l'Algérie s'intensifient, la question du déni colonial français refait surface, exacerbant les différends historiques. Entretien avec l'historien Benjamin Stora.
L'énième crise diplomatique entre l'Algérie et la France est l'occasion, pour certains de nos responsables politiques, de réinvestir le lexique et la posture coloniale de nos aïeux. Au hasard, octobre 2024 : alors que Jean-Noël Barrot, ministre des Affaires étrangères, se félicite que la France ait reconnu le Sahara occidental comme étant marocain (pomme de discorde avec le voisin algérien), il croit bon de préciser vouloir « accroître [son] action consulaire et culturelle sur ce territoire ». Ou encore, janvier 2025 : les médias français défendent comme un Voltaire Boualem Sansal, dissident du régime algérien et arrêté par ce dernier pour avoir entre autres expliqué au magazine d'extrême droite Frontières qu'il « est facile de coloniser des petits trucs qui n'ont pas d'histoire ». Plus récemment, le 16 avril dernier : pendant que sur CNews, le bandeau d'actualité annonce « Algérie : enfin de la fermeté », sur Europe 1, le ministre de la Justice Gérald Darmanin précise que « le passé est le passé et la France n'a pas à s'en excuser », avant de proposer de baisser les visas accordés aux Algériens et d'augmenter le nombre des OQTF. Sans parler de la posture infecte de surplomb du président Macron lui-même à Mayotte et en Kanaky.
Derrière nous le déni colonial ? Franchement non. On en parle avec Benjamin Stora, historien, spécialiste des questions mémorielles franco-algériennes.
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Après la décolonisation, l'Algérie comme la France ont construit, chacun de son côté, un récit national. Sur quels imaginaires ?
« De nombreux pays en Europe, comme l'Allemagne ou l'Italie, ont cherché au XIXe siècle à se légitimer comme États-nations1. La France et l'Algérie n'échappent pas à cette règle. Le récit national français s'est construit autour d'un certain nombre de principes universalistes hérités de la Révolution de 1789, comme ceux de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Mais il s'est aussi construit sur la mise en valeur de son empire colonial, qui a repoussé les frontières de son espace géographique.
« Bruno Retailleau s'arroge tous les droits qu'avait un ministre régalien à l'époque de l'Algérie française »
Du côté de l'Algérie, le récit national s'est fabriqué autour de la libération du joug de la France coloniale. Sans regretter l'Empire ottoman auquel elle a jadis appartenu, l'Algérie contemporaine construit son roman national autour de la repossession d'une souveraineté perdue. Nous avons donc, d'un côté, un imaginaire français empreint d'une nostalgie de l'Empire, et de l'autre, un imaginaire algérien dont le point de départ est la guerre de libération nationale qui aboutit à l'Indépendance de 1962. Le récit algérien s'appuie sur une valorisation extrême d'une culture de la guerre au détriment d'une culture politique démocratique. »
Quand Bruno Retailleau dit que « rien ne donne le droit à l'Algérie d'offenser la France », quels concepts mobilise-t-il ?
« La question est surtout “qui parle ?”. Ici, c'est un ministre de l'Intérieur qui s'exprime et non pas un ministre des Affaires étrangères. Or, pendant 130 ans, l'Algérie était considérée comme un département français, géré par le ministre de l'Intérieur – pas par le ministre des Colonies, encore moins par celui des Affaires étrangères. Cela fait donc ressurgir le souvenir d'une gestion de l'Algérie comme un territoire français. Cette résurgence d'une domination ancienne est plus problématique que tout le reste : Bruno Retailleau s'arroge tous les droits qu'avait un ministre régalien à l'époque de l'Algérie française. »
Le journaliste Jean-Michel Aphatie a déclaré fin février :« Nous avons fait des centaines d'Oradour-sur-Glane en Algérie », comparant ce massacre d'un village entier par une division SS, le 10 juin 1944, à ceux d'Algériens commis par la France coloniale, ce qui a suscité un tollé énorme. On peut parler de déni ?
« Dans mon livre La Gangrène et l'oubli, sorti en 1991, j'expliquais que le récit national français a longtemps été basé sur une occultation du passé colonial, et tout particulièrement de la guerre d'Algérie. Il a fallu forcer le blocus de l'amnésie générale en travaillant sur cette guerre et la réhabiliter. Ce n'est qu'au début des années 2000 qu'on a commencé à tirer le fil de cette mémoire pour tenter de la retrouver. Mais le problème c'est qu'on ne peut pas comprendre la fin d'un film si on n'en connaît pas le début. Il fallait remonter aux origines de cette colonisation, à savoir la guerre de conquête au XIXe siècle. Une époque que les historiens documentaient depuis très longtemps mais qui n'était ni enseignée, ni transmise. En parlant ainsi, Jean-Michel Aphatie n'a fait que lever le voile sur ce que cette conquête a toujours été : exceptionnellement sanglante, faite de massacres, d'enfumades, d'expropriations de terrains, de déplacements de population… »
L'année 2030 marquera les deux siècles du début de cette conquête. Selon vous, tenons-nous encore ce passé sous silence ?
« C'est relatif, ce silence. Il y a de nombreuses productions littéraires et filmiques à ce sujet. On peut citer les romans de Mathieu Belezi, par exemple Attaquer la terre et le soleil (2022) et Moi, le glorieux (2024), mais aussi le prix Goncourt décerné au roman L'Art français de la guerre d'Alexis Jenni en 2011. Le problème se situe davantage dans l'acceptation de ces images et de ces écrits, par la population française. Il faut que la société consente à cette histoire. La question de la transmission est donc centrale, notamment à travers l'institution scolaire. Toute histoire nationale doit sans cesse être revisitée. Il faut l'enrichir, la perfectionner, sous peine de créer des histoires définitives, officielles. On n'en est pas encore là en France. Même si bien sûr, un certain nombre de faits ont été établis et que la question coloniale, très peu étudiée il y a 30 ou 40 ans, l'est beaucoup plus aujourd'hui.
« Il y a un décalage énorme entre ces jeunes qui aspirent à plus d'histoire et une classe politique dans le déni éhonté. »
C'est logique : la jeunesse issue des immigrations post-coloniales est très consciente de cette histoire et a un fort désir de connaissance à son sujet. Avant, peu de gens travaillaient là-dessus : le sujet était vu comme périphérique, contrairement à des sujets comme le socialisme, la lutte des classes, le mouvement ouvrier, etc. »
Quelles voix vont permettre aujourd'hui de réexaminer cette histoire ?
« La génération des années 1990-2000, issue des immigrations post-coloniales, a poussé en avant la nécessité de la réhabilitation de la mémoire coloniale. Les citoyens ont besoin d'établir leurs généalogies afin de comprendre d'où ils viennent. Il y a un décalage énorme entre ces jeunes qui aspirent à plus d'histoire – et veulent en particulier connaître celle de leurs parents ou grands-parents – et une classe politique dans le déni éhonté. Le rapport sur la colonisation que j'ai fait en 20212 n'a pratiquement pas été discuté par la classe politique française. Sans surprise, la droite et l'extrême droite l'ont condamné. Mais la gauche ne s'en est pas non plus emparée. Un exemple parmi d'autres : la reconnaissance par la France de l'assassinat en pleine guerre d'Algérie de Maurice Audin (mathématicien membre du Parti communiste algérien), Larbi Ben M'hidi (responsable des indépendantistes du FLN) et Ali Boumendjel (avocat et militant pour l'indépendance), qui étaient tous de grands nationalistes algériens, n'a jamais été discutée.
Mais ce fossé ne pourra pas subsister longtemps. De plus en plus de jeunes issus de cette histoire accèdent à des responsabilités politiques, à des fonctions de chercheurs, d'intellectuels. Ils emmènent avec eux leurs bagages d'histoires subjectives. Le moment où nous devrons faire face à ces héritages se rapproche. Bientôt, la classe politique ne pourra plus tourner la tête. »
05.05.2025 à 01:07
Taillons Retailleau
Ah, qu'il est bien dans l'air fétide du temps, Retailleau. Avec sa vilaine tête de préfet vichyste, sa ganache binoclarde constipée de haine crachant son obsession de l'ordre l'ordre l'ordre, le si sinistre de l'Intérieur se baigne dans la crispation identitaire et la vindicte anti-musulman·es comme un porcinet dans son auge. Tout est bon, dans ses actes et ses prises de parole, pour entretenir ce climat suffocant. Le voile ? Il faudrait étendre son bannissement « aux compétitions (…)
- CQFD n°241 (mai 2025) / ÉditoTexte intégral (564 mots)

Ah, qu'il est bien dans l'air fétide du temps, Retailleau. Avec sa vilaine tête de préfet vichyste, sa ganache binoclarde constipée de haine crachant son obsession de l'ordre l'ordre l'ordre, le si sinistre de l'Intérieur se baigne dans la crispation identitaire et la vindicte anti-musulman·es comme un porcinet dans son auge. Tout est bon, dans ses actes et ses prises de parole, pour entretenir ce climat suffocant.
Le voile ? Il faudrait étendre son bannissement « aux compétitions sportives ou aux sorties scolaires », suivant ce mantra implacable : « Vive le sport et donc à bas le voile ! » Le lycée musulman Averroès, pourtant blanchi par le tribunal administratif ? Un lieu d'entrisme de l'« islamisme politique qui se déploie à bas bruit, qui tente d'infiltrer la société française par le biais d'associations sportives, culturelles, sociales ». Brrrr. Les Algériens ? Il les traite en colon, se mêlant des affaires étrangères alors qu'il est ministre de l'Intérieur et accuse leur gouvernement d'« humilier la France » en ravivant des plaies purulentes (voir p.3).
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Et après tout, comment s'étonner ? N'est-ce pas ce même Retailleau qui avait évoqué une « régression vers les origines ethniques » après les émeutes ayant suivi le meurtre policier de Nahel à l'été 2023 ? Tiens, d'ailleurs, il vient de se faire brocarder par Mediapart pour avoir décoré de la « médaille de la sécurité intérieure » cinq flics pourtant mis en examen pour un assassinat.
Dernière séquence ? À Nantes, ce 24 avril, une lycéenne est tuée de 44 coups de couteau. Effroyable drame, qui le voit débouler illico en Loire-Atlantique afin de postillonner un discours sur l'ensauvagement de la jeunesse et son prétendu « besoin d'autorité ». Le lendemain, Aboubakar Cissé, 23 ans, est assassiné dans une mosquée de La Grand-Combe par un fanatique anti-Islam. Où est Retailleau ? À un meeting de campagne des Républicains. Le lendemain, aux obsèques du pape François. Au bout de 48 heures, il finit par passer une tête (presque) sur place, mais personne ne l'a vu à la marche blanche en l'honneur du défunt. Faut dire qu'il n'aurait pas été accueilli avec des fleurs : en banalisant la haine des musulman·es, à l'instar de sa famille politique (au sens large), il alimente et normalise le racisme ambiant qui encourage ce genre de passage à l'acte. Nul doute d'ailleurs que l'incendie criminel de la mosquée de Jargeau (Loiret), dans la nuit du 25 au 26 février, ne l'avait pas empêché de dormir. Entre pyromanes, on se comprend…
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Bon, on peut quand même lui accorder une chose : il n'est pas pire (mais pas mieux non plus) que ses congénères. De Wauquiez à Darmanin en passant par la porcherie de CNews ou les étables de France Soir, le fumier est à la mode. Et toutes nos excuses aux porcs, les vrais, qui s'avèrent mille fois plus dignes que ces pelles à merde qui nous gouvernent en bramant leurs passions tristes.
05.05.2025 à 00:52
Au sommaire du n°241 (en kiosque)
Dans ce numéro, on se penche sur le déni du passé colonial et de ses répercussions sur la société d'aujourd'hui. Avec l'historien Benjamin Stora, on revient sur les rapports toujours houleux entre la France et l'Algérie. Puis le sociologue Saïd Bouamama nous invite à « décoloniser nos organisations militantes ». Hors dossier, on revient sur la révolte de la jeunesse serbe et on se penche sur l'enfer que fait vivre l'Anef (Administration numérique des étrangers en France) à celles et ceux qui (…)
- CQFD n°241 (mai 2025) / Lilhiou Bellini, SommaireTexte intégral (1583 mots)

Dans ce numéro, on se penche sur le déni du passé colonial et de ses répercussions sur la société d'aujourd'hui. Avec l'historien Benjamin Stora, on revient sur les rapports toujours houleux entre la France et l'Algérie. Puis le sociologue Saïd Bouamama nous invite à « décoloniser nos organisations militantes ». Hors dossier, on revient sur la révolte de la jeunesse serbe et on se penche sur l'enfer que fait vivre l'Anef (Administration numérique des étrangers en France) à celles et ceux qui doivent renouveler leur carte de séjour.
Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de vous abonner...
En couverture : « Le temps du déni des colonies » par Lilhiou Bellini.
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Dossier « Le temps du déni des colonies »
– Passé colonial : « Il faut que la société consente à cette histoire » – Alors que les tensions diplomatiques entre la France et l'Algérie s'intensifient, la question du déni colonial français refait surface, exacerbant les différends historiques. Entretien avec l'historien Benjamin Stora.
– « Décoloniser nos organisations militantes » – Les militants de gauche se désespèrent, à coups de discours incantatoires, de parvenir un jour à « unifier » la classe ouvrière sous une même bannière. Le sociologue Saïd Bouamama leur donne un tips : commencer par s'intéresser aux dynamiques qui hiérarchisent notre camp avant d'appeler à le fédérer.
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Actualités d'ici & d'ailleurs
– Biffins : la traque sans fin – À Marseille, dans le quartier de Gèze (15e) en pleine gentrification, la mairie socialo et ses flics harcèlent les vendeurs à la sauvette qui tentent de résister, encore et toujours, à l'envahisseur.
– Bloqués dans les limbes de l'administration – En France, pour demander ou renouveler leur titre de séjour, les étrangers doivent réaliser la plupart de leurs démarches en ligne, sur le site de l'Anef. Une plateforme dont les nombreux blocages engendrent des conséquences dévastatrices sur la vie des usagers.
– De la prison au CRA – Derrière les grilles des Centres de rétention administrative (CRA), maillons immondes de la machine à expulser, de plus en plus d'ex-détenus sont conduits sans sommation d'une prison à une autre. Condamnés à quitter le territoire français le jour de leur libération, ils voient le piège des politiques migratoires françaises se refermer sur eux.
– « Le coaching en séduction n'est pas nouveau à l'extrême droite » – En s'appuyant sur son immersion au sein des Jeunesses identitaires, le sociologue Samuel Bouron dévoile dans son nouvel ouvrage, Politiser la haine, les ressorts idéologiques et médiatiques de ce mouvement. Entretien.
– Serbie : pour une véritable lutte des classes – Le 15 avril dernier, 80 étudiant·es serbes sont arrivé·es à Strasbourg à vélo pour alerter l'Europe sur la situation politique du pays et les multiples violations des droits humains par le régime d'Aleksandar Vučić. Mais face au mutisme des institutions européennes, ne faudrait-il pas pousser la lutte des classes pour enfin changer de système ?
– À Orgosolo, les murs fédèrent – Niché dans les montagnes de la Barbagia, région centre de la Sardaigne, le village d'Orgosolo est couvert de peintures murales. Elles rendent hommage aux habitant·es et à la lutte victorieuse qu'iels menèrent contre l'implantation d'un camp militaire de l'Otan en 1969. Et délivrent des messages d'humanité et de soutien aux peuples en lutte du monde entier.
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Côté chroniques
– Lu dans... | L'armée israélienne est confrontée à sa plus grave crise d'enrôlement depuis des décennies – En Israël, de plus en plus de réservistes refusent de rejoindre l'armée. Plus qu'une véritable opposition idéologique à la guerre, c'est un sentiment de lassitude générale qui domine. Dans un article pour +972 Magazine, Meron Rapoport analyse.
– Sur la Sellette : offense à la nation – En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
– Échec scolaire | Ralentir la saignée – Loïc est prof d'histoire et de français contractuel dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses galères au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie où devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
– Vivian vs Elon : 1-0 pour la Gen Z – Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droit où règnent appât du gain, désinformation et innovations flinguées. Ce mois-ci, notre reporter plonge dans la guerre ouverte que mène Vivian Jenna Wilson contre son père toxique Elon Musk.
– Aïe Tech | Pillards d'imaginaires – Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-sixième épisode consacré aux ravages de l'IA dans le domaine culturel, en partant du cas Miyazaki.
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Côté culture
– Antoinette en Aveyron – Après un récit à la première personne qui portait sur la contraception masculine, Bobika nous entraîne dans une biographie haletante avec Antoinette, une féministe révolutionnaire oubliée de l'histoire.
– Immersion en salle de conso – Avec la BD À Moindres risques, Mat Let s'immerge dans le quotidien d'une salle de consommation de drogues à Paris. Il nous raconte un lieu d'accueil et de soin bien loin des clichés sensationnalistes et des préjugés moralistes.
– La parole (de Dieu) est à la Défense – u pied des tours du plus grand centre d'affaires d'Europe, le moment des confessions. À la pause déj, des fidèles viennent à l'église Notre-Dame-de-Pentecôte. Chemin de croix, prières et récits de burn-out. De ce croisement des mondes et des croyances, Julien Baroghel tire un troublant documentaire sonore, « Dieu a une adresse à la Défense ».
– L'empire des hyènes – Dans L'Heure des prédateurs, l'écrivain Giuliano Da Empoli continue sa dissection au scalpel du monde tel qu'il coule et s'écroule. Au premier rang de la déconfiture, les « conquistadors de la tech » qui ouvriraient selon lui « une ère de violence sans limites ». Youpi youpi !
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Et aussi...
– L'édito – Taillons Retailleau
– Ça brûle ! – Pas cap' d'être pas pape
– L'animal du mois – Les orques revanchardes
– Abonnement - (par ici)
28.04.2025 à 00:50
Un box vide
En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané. Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mars 2025 Le prévenu, en détention provisoire, n'est pas dans le box. Il a refusé qu'on l'extraie de sa cellule. Qu'importe, il sera jugé tout de même. Le président (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Chronique judiciaireTexte intégral (772 mots)
En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
Le prévenu, en détention provisoire, n'est pas dans le box. Il a refusé qu'on l'extraie de sa cellule. Qu'importe, il sera jugé tout de même. Le président résume les faits : « Les agents de la compagnie de transport l'ont trouvé torse nu dans un bus, en train de tenter de le démarrer. Ils lui ont demandé de sortir. Il a refusé, puis les a menacés en sortant une seringue, avant qu'ils réussissent à le maîtriser. Il y a visiblement une petite paranoïa – même si l'expertise psychiatrique ne dit rien là-dessus – parce qu'en garde à vue, il donne des raisons ésotériques : il a fait ça pour se venger d'un agent qui lui aurait donné des coups de Rangers quand il était SDF… »
Une affaire plus ancienne, qui devait initialement être jugée dans une procédure bien moins expéditive, sera finalement jugée en même temps : quelques mois plus tôt, il a crevé les pneus d'une voiture. Là aussi, a-t-il dit en garde à vue, « pour se venger d'un agent de sécurité ».
Le président décrit ce qu'il a retenu des éléments de personnalité : « C'est un toxicomane, qui s'injecte de la cocaïne dans les veines. Il consomme aussi du Subutex et du Valium. Il dit avoir un cancer du poumon, une cirrhose et une hépatite. C'est à se demander pourquoi il n'est pas encore mort ! D'ailleurs, il le dit : il lui tarde de mourir. »
Sur son casier, 18 condamnations : contrefaçon, violences, menaces, port d'arme, séquestration, outrage, rébellion… Le président signale bien que le tribunal a été contraint d'ordonner une expertise psychiatrique, étant donné que le prévenu est sous curatelle : « L'experte conclut à un trouble grave de la personnalité et à une altération générale de son état. “Sa dangerosité criminelle est avérée en raison de ses addictions et de son impulsivité.” Elle considère en revanche que son entendement n'est ni aboli ni altéré et qu'il est donc accessible à une sanction pénale. »
En clair, l'experte le déclare responsable de ses actes, le tribunal a donc le droit de l'envoyer en prison. Le président feuillette le dossier : « De quoi vit-il ? Ah, de l'allocation adulte handicapé. 1 070 € ! Voilà le parcours de vie de Monsieur. »
Pour la procureure, l'expertise – « très inquiétante » – vient confirmer le casier et les passages réguliers devant les tribunaux. Elle demande douze mois de prison et le maintien en détention.
Comme le prévenu n'est pas là, le président demande à l'avocat d'être bref. Celui-ci commence par signaler que le curateur de son client n'a pas été avisé : « Alors que c'est obligatoire ! Ça aurait pu être une cause de nullité ! »
Qu'il n'a apparemment pas souhaité soulever. De toute façon, le président n'est pas d'humeur légaliste : « Entre ce qui est obligatoire et ce qui est pertinent… »
Pour l'avocat, ça veut juste dire que la justice ne veut pas s'embêter avec un homme qui a 18 condamnations. « C'est un homme qui a été violé par un membre de sa famille à sept ans, qui a seize ans quand son père décède et que sa mère le met à la porte. Depuis il fait des allers-retours entre la rue et hôpital. On voit bien qu'il est dans une situation de délire. L'experte nous parle d'un “trouble grave de la personnalité”, d'une “altération de son état général” , mais l'entendement, ça va ! »
Assez pour aller en prison visiblement : le prévenu est condamné à douze mois de prison et maintenu en détention.
Retrouvez d'autres chroniques sur le site : lasellette.org
28.04.2025 à 00:42
En Belgique, l'info trace les limites
En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible. Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d'extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu'en Belgique francophone l'extrême droite en obtient un. (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / BertoyasTexte intégral (1238 mots)

En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible.
Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d'extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu'en Belgique francophone l'extrême droite en obtient un. Le choc laisse vite place à l'action. La direction de la Radio-télévision belge francophone (RTBF) décide d'appliquer un « cordon sanitaire médiatique ». Le dispositif vise à ne plus accorder de temps d'antenne en direct aux partis porteurs de propositions discriminatoires ou antidémocratiques.
Trente-cinq années plus tard, le constat est clair : alors que dans le nord du pays, en Flandre, le Vlaams Belang (nouveau nom du Vlaams Blok) continue de percer un peu plus à chaque élection, dans le Sud, le paysage politique reste quasiment vierge de la présence de partis d'extrême droite réellement structurés. Une réalité qui contraste avec la situation française et qui interroge. Comment comprendre le rôle du cordon sanitaire médiatique dans cette réussite ?
Facilement adopté au sein de la rédaction de la RTBF, le cordon sanitaire médiatique a pourtant été maintes fois attaqué en justice par l'extrême droite en Belgique, dénonçant notamment son exclusion des débats électoraux1. La RTBF a ainsi dû asseoir la légitimité du dispositif sur des arguments juridiques solides, en mobilisant la loi contre le racisme et la xénophobie, le Pacte culturel2, ou encore la Convention européenne des droits de l'Homme.
« La liberté d'expression ne doit pas être confondue avec l'obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions »
Le cordon sanitaire acquiert même un statut légal en 2011 grâce à un règlement du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) rendant son application obligatoire. Son principe fondateur est inscrit dans le Code de déontologie journalistique belge : « La liberté d'expression ne doit pas être confondue avec l'obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions. » Comme le résume Benjamin Biard, chercheur en sciences politiques au Centre de recherche et d'information sociopolitiques (CRISP) : « Le mécanisme s'est extrêmement formalisé à travers le temps. Il a gagné en légitimité à travers des décisions en justice, judiciaires ou administratives, et par le consensus qui s'est construit autour. »
Comment est-il perçu aujourd'hui ? « L'opposition au cordon sanitaire reste extrêmement faible », juge Benjamin Biard, bien que son application alimente encore régulièrement la controverse. Récemment, la décision de la RTBF de diffuser le discours d'inauguration de Donald Trump en différé – afin de pouvoir en contextualiser les propos si nécessaire – a suscité une levée de boucliers qui s'est faite entendre jusque sur le plateau de Pascal Praud sur CNews.
Autres critiques : le non-élargissement du cordon sanitaire aux partis d'« extrême gauche », ou encore l'inefficacité du dispositif au regard des stratégies de contournement via les réseaux sociaux ou les médias privés. La « fonction préventive » du cordon sanitaire aurait en effet tendance à diminuer dans un contexte où la portée des médias audiovisuels traditionnels est moins importante que par le passé et où la présence de l'extrême droite s'accentue sur les réseaux sociaux.
D'où l'importance de comprendre que le cordon sanitaire médiatique ne peut seul expliquer l'absence d'une force politique d'extrême droite organisée en Belgique francophone. D'abord, s'il y a consensus autour de sa mise en œuvre « c'est aussi parce que l'extrême droite s'y est développée de manière plus tardive, plus timide qu'en Flandre, et qu'elle présente encore de nombreuses faiblesses internes », raconte Benjamin Biard. Ensuite, certains médias comme la RTBF vont au-delà du cordon sanitaire et misent sur un travail de pédagogie sur les dangers de l'extrême droite en proposant des contenus historiques et des articles d'analyse et de recadrage.
À cela s'ajoute la présence d'un tissu associatif, notamment antifasciste, et de syndicats extrêmement mobilisés qui contribuent à bloquer la structuration de mouvements fascistes. Ces derniers s'impliquent au travers d'initiatives comme la Coalition8mai, le soutien aux mobilisations antifascistes3 et l'organisation de débats et de formations pour les délégués syndicaux afin de déconstruire les discours d'extrême droite. Comme quoi, la lutte contre l'extrême droite doit continuer de se faire sur tous les terrains.
1 La justice a notamment donné raison au Front national belge (FNB) après que la RTBF lui a refusé l'accès à ses tribunes électorales en 1994.
2 Accord politique signé par la plupart des partis politiques de Belgique en 1972, destiné à protéger les minorités idéologiques et philosophiques du pays.
3 En novembre 2022, le Centre d'éducation populaire André Genot (CEPAG), associé à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB), a par exemple lancé sa campagne antifasciste intitulée « L'extrême droite est l'ennemie des travailleuses et des travailleurs ».