ACCÈS LIBRE
29.07.2025 à 14:17
Podcast : celles qui murmurent à l’oreille des féministes
Texte intégral (2065 mots)
Poser des mots sur ma condition de femme – et surtout de femme non Blanche – m’a pris du temps. J’ai traversé le début de ma vie en me prenant en pleine tête des « beurette » et autres stéréotypes racistes et avilissants. Je n’avais pas encore conscience que je me trouvais au croisement de plusieurs identités et que les immondices que je recevais relevaient de discriminations intersectionnelles.
Dès sa naissance aux États-Unis au début des années 2010, le podcast a permis l’émergence de nouvelles figures féministes et antiracistes, délaissées par la traditionnelle bande FM. Les personnes marginalisées et minorisées – en premier lieu les Africain·es-Américain·es et les femmes – s’emparent rapidement de ce nouveau format plein de promesses. La Britannique Deborah Frances-White lance en 2015 The Guilty Feminist (La Féministe coupable), un podcast conversationnel et humoristique dans lequel la stand-upeuse londonienne interroge des femmes de divers horizons. En 2023, l’émission a passé le cap des 100 millions de téléchargements – un record. « L’accès aux médias mainstream reste compliqué pour les groupes minorisés, explique Lea Redfern, maîtresse de conférences à l’université de Sydney, spécialiste des médias et de la communication. Ce système médiatique excluant est concentré entre les mains de personnes en position de pouvoir. » Le podcast permet de contourner ces « gatekeepers », ces gardiens qui filtrent l’accès à l’information.
Le son permet aussi la libération du corps
En France aussi des militantes féministes se saisissent de ce média. Les réflexions, lancées avant l’apparition de #MeToo, donnent naissance à de nombreuses émissions, qui ont fait la renommée de ce qui n’était alors qu’une petite industrie : en 2017, 26 % des Français·es écoutaient des podcasts, contre 44 % aujourd’hui, selon les chiffres de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias. Trois de ces podcasts rencontrent un succès immédiat : La Poudre, de Lauren Bastide (Nouvelles Écoutes), Un Podcast à soi, de Charlotte Bienaimé (Arte Radio), et Les Couilles sur la table, de Victoire Tuaillon (Binge Audio). « Notre audience était assoiffée de savoir. On avait désespérément besoin de connaissances, de pratique, de témoignages, se remémore Victoire Tuaillon. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. » Encore aujourd’hui, ces trois émissions restent les têtes de proue du podcast français. Un succès qui fait dire à Lea Redfern, que « le podcast est intrinsèquement féministe ».
En 2018, la journaliste Rokhaya Diallo et l’autrice Grace Ly ont l’idée de lancer Kiffe ta race, une émission qui explore les questions raciales en France. À l’origine, le duo d’amies misait plutôt sur un format pour la télévision. « Rokhaya était déjà bien en place dans ce milieu, on pensait que ça allait être simple », se souvient Grace Ly. Les deux femmes démarchent plusieurs chaînes, mais sont sommées de changer de titre et encaissent les refus. Elles qui voulaient « visibiliser ces récits » se heurtent à un système médiatique immobile, qui refuse d’écouter ces questionnements et de laisser des personnes non Blanches le faire à l’écran. Le podcast apparaît alors comme une bonne sortie de secours, se souvient Grace Ly, c’était « a posteriori le média parfait ».
Le podcast, qui s’écoute à volonté, à n’importe quel moment de la journée, devient le média de l’intime et de l’attention par excellence. C’est ce sentiment de proximité, de « murmure à l’oreille de son audience », comme le décrit Lea Redfern, qui en fait le vecteur idéal des révolutions féministes. « Le son est extrêmement précieux pour le féminisme, car il est synonyme de liberté », assure Charlotte Bienaimé. Une réflexion commune à l’ensemble des podcasteuses interrogées. Victoire Tuaillon évoque « la force de l’intimité » forgée par le son : « Le podcast éduque nos voix intérieures. Ainsi, elles se sentent moins seules. En écoutant la voix des autres, on redécouvre notre propre voix. »
« Notre audience était assoiffée de savoir. Une fois qu’on avait ouvert ces vannes de la parole, c’était fini : on ne pouvait plus s’arrêter. »
Victoire Tuaillon, créatrice des Couilles sur la table
Le son permet aussi une libération : celle du corps. « Les féministes auraient pu investir YouTube. Ça n’a pas été le cas », souligne la créatrice des Couilles sur la table. Dans une société où le physique des femmes est constamment commenté à outrance, le podcast permet de s’affranchir de ces injonctions. « Il n’y avait aucun espace où on ne nous ramenait pas constamment à notre apparence. Ce format nous a libérées de cette pression. C’est aussi pour cela que je l’ai choisi », poursuit Victoire Tuaillon. « On se concentre sur nos voix, sur ce que l’on raconte, sur ce que les témoignages dévoilent. Rien d’autre », abonde Charlotte Bienaimé. Sans l’image, l’écoute est plus « charnelle », poursuit la documentariste : « On a cette impression que les mots résonnent en nous, que l’écoute brise notre épiderme, qu’elle est quasi corporelle. »
Dans cet océan de voix, les femmes ne sont pas interrompues. Ces émissions offrent un espace où les podcasteuses sont les maîtresses de leur temps. « En 2017, avec les premiers podcasts féministes, on entendait pour la première fois des voix de meufs pas coupées par des mecs. C’était libérateur. J’en ai encore des frissons », se souvient Victoire Tuaillon.
Ce sont également les thématiques qu’il permet de faire émerger qui font du podcast un allié des luttes féministes. Dans son émission Je vous parle ici de ce qui n’existe pas, la documentariste sonore belgo-vietnamienne Mélanie Cao documente l’asioféminisme
Si le podcast participe à la démocratisation des luttes féministes, c’est aussi parce qu’il a un rôle d’éducation populaire, comme le souligne Grace Ly : « Avec Rokhaya, on avait ce souhait de créer des ressources, des outils accessibles facilement et gratuitement. On voulait contrer le caractère éphémère des conférences. » Un attrait partagé par Mélanie Cao : « Surtout sur nos thématiques, où les contenus en sont encore à leurs balbutiements, c’est important de pouvoir construire cette bibliothèque numérique. »
Ailleurs qu’en France et aux États-Unis, le podcast a aussi participé à plusieurs avancées dans la lutte contre le patriarcat. C’est le cas en Égypte quand, en 2022, éclate l’affaire Ahmed Bassam Zaki, du nom de l’étudiant de 22 ans accusé par une centaine de jeunes femmes d’agressions sexuelles. Au lendemain de ce #MeToo égyptien, les féministes du pays se sont emparées de ce format pour faire résonner la lutte et éduquer les masses.
Quel modèle économique ?
La propagation rapide des podcasts s’explique par sa production peu coûteuse, lorsqu’elle est dans sa forme la plus simple – un smartphone doté d’une application dictaphone peut amplement faire l’affaire. Et par le développement des plateformes d’écoute (Spotify, Deezer, Apple Podcasts, Amazon Music…), ce qui permet une plus grande accessibilité. « De la même manière qu’on n’a pas besoin d’être journaliste pour lancer un blog, on peut créer un podcast facilement. Avec un téléphone, ça ne sera pas le format le plus complexe, le plus monté, mais c’est une bonne base pour un podcast conversationnel », précise la chercheuse Lea Redfern.
Comme tout format qui se démocratise, le podcast est désormais confronté à de nombreux défis, à commencer par celui de trouver un modèle économique viable et qui garantisse son indépendance éditoriale. Les différents studios français font face à de lourdes crises économiques. Binge Audio, un des leaders du marché, qui produit Les Couilles sur la table, est aujourd’hui en redressement judiciaire. Et Paradiso Media (à l’origine du podcast Free from Desire) a été placé en liquidation en 2024. « Il n’y pas de modèle pérenne, car les gens ne payent pas pour écouter du podcast. Le seul modèle, c’est la pub. Malheureusement, ça ne suffit pas à faire vivre un studio », regrette Victoire Tuaillon, qui a quitté Binge Audio en décembre 2024.
Un nouveau filon commercial a été trouvé avec l’adaptation en livre des podcasts très écoutés. La série documentaire Ou peut-être une nuit, de Charlotte Pudlowski (Louie Media), qui a dépassé le million d’écoutes a été adaptée par Grasset. Les Couilles sur la table, de Binge Audio (500 000 écoutes par mois), a été adapté en livre en octobre 2019 aux éditions du même nom, et vendu à plus de 50 000 exemplaires.
Mais ces succès d’audience ou de librairie ne concernent qu’une minorité, et le secteur reste ultra concurrentiel et précaire. Les premières à subir de plein fouet ce système sont les femmes et les personnes non Blanches. Rares sont les podcasteuses qui vivent de leur travail. « Pendant longtemps, j’ai dû avoir un travail d’appoint. Aujourd’hui, ce sont mes conférences qui me permettent de vivre, confie Mélanie Cao, qui refuse le système du sponsoring par crainte de perdre en radicalité en dépendant des publicités. Cela fait des mois que je n’ai pas sorti d’épisode, car je priorise les projets où je suis rémunérée. La réelle question est : qui peut se permettre de faire du travail gratuit ? »
Comme dans le reste de l’espace médiatique, le monde du podcast manque cruellement de personnes racisées. « À l’origine des grands studios de podcasts français se trouvent des journalistes blanc·hes qui viennent des grandes rédactions. Et qui ont fait perdurer cet entre-soi journalistique. C’est finalement un continuum, regrette Grace Ly. Le podcast permet une révolution des thématiques, mais les acteurs et les actrices qui les incarnent sortent tous du même sérail. » De son côté, Charlotte Bienaimé appelle le service public à se saisir de ces questions : « C’est à nous, journalistes, de trouver un moyen de transmettre le micro pour qu’il y ait une multiplicité de voix, de récits, de points de vue situés. C’est comme cela que l’on avancera. » •
29.07.2025 à 12:27
Des pages qui grattent : deux siècles de presse féministe
Texte intégral (4106 mots)
« La femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doit cesser. Nous naissons libres comme l’homme et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l’autre. » C’est avec ces mots que la brochure La Femme libre lance son premier numéro, en août 1832.
Les premiers supports destinés spécifiquement aux femmes apparaissent à la fin du XVIIIe siècle, « mais, en réalité, ce sont des journaux de mode pour la plupart », modère la chercheuse en littérature Lucie Barette, autrice de Corset de papier. Une histoire de la presse féminine (éditions Divergences, 2022). Au début du XIXe siècle, certaines de ces revues laissent tout de même une place à quelques articles où s’expose la condition des femmes, comme L’Athénée des dames. Mais, pour l’universitaire, c’est La Femme libre qui ressemble le plus à ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de journal « féministe » – même si le terme n’a commencé à être utilisé dans le sens qu’on lui connaît aujourd’hui que cinquante ans plus tard.
Cette petite brochure est lancée non pas par des bourgeoises ayant reçu éducation et moyens financiers, mais par des ouvrières adeptes du saint-simonisme, un mouvement de pensée réformateur, politique et religieux, qui prône entre autres l’égalité entre les femmes et les hommes. De 1832 à 1834, l’équipe non mixte de La Femme libre s’en prend à l’institution du mariage, aux inégalités devant l’éducation et souhaite articuler l’émancipation féminine à celle du prolétariat. À l’époque, il est encore rare pour les femmes de prendre la plume et de s’exprimer : écrire pour être lue est en soi un acte de transgression.

À la suite de la révolution de 1848, ce flambeau est repris par deux figures de l’histoire du féminisme, Eugénie Niboyet et Jeanne Deroin, passées par le saint-simonisme, et qui développent, respectivement dans La Voix des femmes et L’Opinion des femmes, des réflexions aux accents socialistes. Ces initiatives ne durent que quelques mois, mais, en posant ainsi leurs idées sur papier, ces militantes ne font pas seulement irruption dans les débats de leur époque, elles laissent aussi des traces durables de l’histoire des femmes. « Pour nous, historiennes, ces journaux sont des sources extraordinaires », avance Florence Rochefort, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et coautrice du livre Ne nous libérez pas, on s’en charge
À partir de 1870, avec le renouveau politique de la IIIe République, les mobilisations féministes connaissent un essor important, autour de figures comme Maria Deraismes, Léon Richer ou Hubertine Auclert. Cette effervescence se traduit d’autant plus à travers la presse que celle-ci connaît un fort dynamisme. Le Droit des femmes est ainsi lancé par Léon Richer en 1869, puis La Citoyenne, d’Hubertine Auclert, paraît à partir de 1881. Créer un bulletin fait désormais partie du répertoire d’action féministe, au même titre qu’organiser des réunions publiques. Mais, malgré la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, les femmes n’ont toujours pas le droit de diriger une publication en leur nom propre. La suffragiste Hubertine Auclert se voit donc contrainte de confier à son compagnon la gérance du journal qu’elle a elle-même créé.
Ces périodiques publient des témoignages de femmes sur les injustices qu’elles vivent, elles se désolent du sexisme du Code civil, réclament le rétablissement du droit au divorce, s’inquiètent des conditions de travail des ouvrières… Ils s’intéressent aussi de près à la violence des hommes. Le titre d’Hubertine Auclert a même une rubrique consacrée à la « brutalité masculine , où sont fustigés les « maris assassins ». « La presse féministe de l’époque parle beaucoup des faits divers parce qu’il y a très peu d’études sur les femmes à l’époque, décrypte Florence Rochefort. Donc elle s’appuie sur l’étude des textes juridiques, mais aussi sur des faits de société qu’elle analyse de façon critique. Il y a toute une pédagogie militante, qui explique pourquoi il est nécessaire de réclamer des droits. »
Un cap supplémentaire est passé avec l’aventure de La Fronde, lancé par l’ambitieuse Marguerite Durand en 1897. Il s’agit désormais de prouver que les femmes peuvent être des journalistes professionnelles tout aussi capables que les hommes. Alors que, jusqu’ici, les journaux féministes étaient la production de militant·es souhaitant promouvoir leurs idées, Marguerite Durand est, elle, avant tout journaliste. Elle découvre d’ailleurs ces idées sur le tard alors que, rédactrice pour Le Figaro, on l’envoie couvrir le congrès féministe international de 1896 – dans le but de le railler ! Mais, pour elle, c’est une révélation. Membre de la bourgeoisie, elle décide alors de créer son média, avec le zèle de la nouvelle convertie. Si les idées féministes sont largement présentes dans ses pages, La Fronde se veut avant tout un quotidien d’actualité générale, à même de concurrencer les autres grands journaux, mais – et c’est une différence de taille – réalisé par une équipe entièrement féminine. Le premier numéro est un événement. Il est tiré à pas moins de 200 000 exemplaires – des chiffres jamais vus dans la presse féministe.
La vague des années 1970
« L’expérience de La Fronde est fondatrice parce que Marguerite Durand met vraiment le pied dans la porte en ce qui concerne l’accès des femmes au journalisme et à l’ensemble de l’espace public », analyse Lucie Barette, qui a consacré une biographie à la patronne de presse

Pour séduire l’opinion publique, cette ancienne actrice n’hésite pas à miser sur le luxe (la rédaction est installée dans un hôtel particulier) et l’élégance – ce qui ne manque pas de faire grincer les dents de quelques militantes aguerries. Mais La Fronde finit par se heurter, comme tant d’autres projets féministes, à la question du financement. Jamais rentable, « jugée trop bourgeoise pour les socialistes et trop révolutionnaire pour les bourgeois », selon les propres mots de Marguerite Durand, La Fronde met la clé sous la porte en 1905, après que sa fondatrice a dû régulièrement renflouer la caisse avec ses fonds personnels.
Quelques autres initiatives font vivre les idéaux d’égalité lors de la première moitié du XXe siècle, comme L’Écho de Pointe-à-Pitre de 1918 à 1921, premier journal féministe de la Caraïbe francophone, ou La Française, hebdomadaire lié à l’Union française pour le suffrage des femmes, qui réussit l’exploit de durer de 1906 à 1940. Mais il faut attendre que le mouvement féministe revienne sur le devant de la scène dans les années 1970 pour voir déferler une vague sans précédent de médias féministes.
Né à l’été 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) voit son premier journal paraître moins d’un an plus tard, en mai 1971. Il est tiré à 35 000 exemplaires. C’est le fameux Torchon brûle, un « menstruel » à la périodicité tout à fait irrégulière, comme peuvent parfois l’être les règles. La mise en page est foutraque et créative, le ton insolent et impertinent ; le propos, éminemment politique. Ici pas de rubriques régulières : témoignages personnels alternent avec analyses théoriques, poésie et dessins, textes tapés à la machine ou écrits à la main… Et si les militantes à l’origine des publications du début du XIXe siècle étaient des autodidactes, les rédactrices du MLF sont des femmes ayant eu accès aux études supérieures, voire des chercheuses à l’université. Ses équipes sont bénévoles et non professionnelles, organisées de manière horizontale et changent au gré des numéros. Financé par des dons de militantes, Le torchon brûle est disponible en kiosque, vendu à la criée dans la rue ou lors de rassemblements militants. « L’idée est de créer un média à soi, un lieu d’expression qui n’existe pas dans la presse d’information ou dans la presse féminine, qui permet de se rendre visible et de faire connaître ses actions », décrit Bibia Pavard, historienne à l’université Paris-Panthéon-Assas, spécialiste de la période – et membre du comité éditorial de La Déferlante.
Si Le torchon brûle ne connaît que six numéros et s’éteint à l’été 1973, des publications militantes paraissent à foison dans son sillage, de la feuille de chou agrafée à la main à la revue brochée plus sérieuse. Le livre Mouvements de presse de Martine Laroche et Michèle Larrouy
Quelques professionnelles du journalisme ou de l’édition tentent de lancer des périodiques à destination d’un public élargi. Des journalistes féministes, frustrées par les journaux qui les emploient, montent Histoire d’elles et réussissent, avec très peu de moyens, à faire paraître 22 numéros entre mars 1977 et avril 1980, tirés à 20 000 exemplaires. Les éditions des femmes, d’Antoinette Fouque, plus à l’aise financièrement – grâce au mécénat d’une riche héritière – proposent Le Quotidien des femmes, imprimé à 60 000 exemplaires de 1974 à 1976, puis Des femmes en mouvement, un magazine sur papier glacé, de 1977 à 1982. « Mais en France, on n’a pas eu l’équivalent de Ms Magazine, lancé en 1971 aux États-Unis, et qui existe toujours aujourd’hui, ou du britannique Spare Rib, qui perdure jusque dans les années 1990 », observe Bibia Pavard.
L’historienne note cependant une « circulation » des idées féministes jusque dans des médias commerciaux. Ainsi, le féminin Marie Claire innove en 1976 avec un « cahier femme ». Dans ce qu’elles appellent les « pages qui grattent », tant sur le fond que sur la forme – les feuilles sont plus rugueuses que l’habituel papier glacé –, de jeunes journalistes engagées dressent le portrait de femmes qui font des « métiers d’hommes », taclent des publicités sexistes ou donnent des nouvelles des mouvements militants.
Une autre tentative grand public vient de Claude Servan-Schreiber, passée par Elle et L’Express, avec le soutien financier du groupe L’Expansion. Comme elle le raconte dans sa biographie (Une femme dans son siècle, Seuil, 2025), la journaliste rêve alors d’un « journal qui ne traiterait pas de mode, de cuisine ni de cosmétique, mais de ce que les femmes accomplissent dans tous les domaines ». Elle recrute pour l’occasion une rédaction 100 % féminine, dont l’écrivaine Benoîte Groult, qui vient de faire un carton en librairie avec son essai Ainsi soit-elle (Grasset, 1975). Le premier numéro de F Magazine est lancé en janvier 1978, avec un tirage à 400 000 exemplaires, des chiffres faramineux pour un magazine aux velléités féministes.
Mais la démarche de F Magazine, comme celle de Marie Claire, n’est pas bien vue par un milieu militant qui se méfie plus que tout de la récupération politique. « À l’époque, il y a une hantise que le mouvement soit dévoyé, constate Florence Rochefort. Avec le recul, on peut aussi constater l’effet positif des répercussions du militantisme sur d’autres supports. Oui, ça édulcore, mais cela diffuse aussi des notions qui touchent un public large, qui ne serait pas forcément sensible à un positionnement politique plus dur. » Trop commercial pour les militantes, F Magazine ne l’est cependant pas assez pour les agences publicitaires. Ces dernières se méfient de ce « repaire d’enquiquineuses », comme le décrit Claude Servan-Schreiber, qui n’hésitent pas à refuser des pages de publicité sexistes. Faute de rentabilité, l’aventure s’arrête en 1981.
Le féminisme est alors en train en perte de vitesse et il faut attendre le renouveau du début des années 2010 pour retrouver une ébullition côté presse, qui s’accentue avec le mouvement MeToo à la fin de 2017. Désormais, les médias féministes sont avant tout numériques, qu’ils soient lancés par des professionnel·les ou par des militantes. Citons ainsi les sites Madmoizelle (de 2005 à 2025), Les Nouvelles News (depuis 2009), Cheek magazine (de 2013 à 2025), ou encore les newsletters ou les podcasts (lire nos articles sur les podcasts et les newsletter). Des activistes s’emparent aussi des blogs, créent leurs chaînes YouTube et des comptes Instagram, qui se transforment en plateformes pour diffuser les points de vue progressistes.








Dans les médias grand public
Le papier n’a, pour autant, pas disparu, qu’il soit vendu en kiosque comme avec le magazine Causette (2009 à 2024), ou en librairie, avec les revues Panthère première (depuis 2017), Censored (en version papier de 2018 à 2024, et désormais en ligne), Gaze (depuis 2020) ou La Déferlante (depuis 2021, lire notre manifeste). « Ce qui me frappe, c’est l’importance qu’ont prise, dans ces médias, les informations internationales, sur la situation des femmes dans d’autres pays, ainsi que les sujets LGBTQIA+, analyse Florence Rochefort. On voit qu’il y a une grande porosité entre la recherche féministe, qui s’est développée ces dernières décennies, et ces médias. Aujourd’hui, certaines journalistes ont fait des études de genre et sont formées en amont à ces questions. »
De fait, de jeunes rédactrices portent aussi les thématiques féministes dans les rédactions généralistes où elles travaillent, et on observe, comme dans les années 1970, une dissémination de ces idées dans les médias grand public, y compris avec la création d’espaces spécifiques : les newsletters féministes de Libération, Mediapart, Ouest-France. Sans compter des médias ad hoc, comme Simone, journal numérique du groupe Prisma, pourtant propriété du milliardaire
d’extrême droite Vincent Bolloré.
Il faut attendre le début des années 2010 pour retrouver une ébullition côté presse, qui s’accentue avec le mouvement MeToo à la fin de 2017.
L’historienne Bibia Pavard remarque l’importance prise par la communication pour la nouvelle génération de féministes. « On ne retrouve pas exactement la même perspective que dans les années 1970. À l’époque, l’important était de manifester, de changer la société par la lutte, et les journaux n’étaient que le prolongement de ces combats. Aujourd’hui, on voit apparaître l’idée que c’est en communiquant auprès d’un vaste public que l’on va pouvoir faire changer les mentalités, que ce sont cette communication et ces médias qui vont faire descendre dans la rue et donc peser sur le changement social. » Ainsi, après bientôt deux cents ans d’histoire, les médias féministes, qu’ils soient papier ou numériques, semblent plus que jamais être un lieu capital des luttes.