29.06.2025 à 14:00
Les héritières de l’art abstrait : Sonia Delaunay et les autres
Ces Chemins d'histoire reviennent sur quelques figures de l'art abstrait : Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et quelques autres. Formant un groupe soudé, bien que parfois rivales, ces veuves et héritières d'artistes défendent la postérité des disparus et répondent aux incessantes sollicitaions des musées, des galeristes et des collectionneurs. On cherchera à donner à ces gardiennes résiliantes de la mémoire la place qui leur est due, en précisant le rôle primordial qu'elles ont tenu ans la reconnaissance de l'abstraction.
Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg
* Chemins d'histoire est un podcast d'actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 213 e .
L’invitée :
Julie Verlaine est professeure d’histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est l'autrice de Les Héritières de l’art abstrait . Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et les autres (Payot, 2025).
27.06.2025 à 21:00
L'histoire selon Marc Bloch : entretien avec Christophe Pébarthe
L’entrée au Panthéon de Marc Bloch est prévue pour dans un an. C'est l’occasion de célébrer, outre son passé de résistant ou encore de témoin de la débâcle de 1940, une œuvre d’historien hors norme.
Christophe Pébarthe, maître de conférences en histoire grecque à l'université Bordeaux Montaigne, vient de lui consacrer un livre, rappelant l’originalité et l’importance de son oeuvre. Il commente notamment l'inachevé Apologie pour l’histoire , où Bloch définit ce qu’est l’histoire pour lui. Christophe Pébarthe précise également le contexte dans lequel Bloch a élaboré ses conceptions, tout en faisant le lien avec le reste de son œuvre.
Nonfiction : Vous consacrez un premier chapitre à rappeler le choc qu’a représenté La Révolution française pour la manière de concevoir l’histoire et à présenter les différentes réponses que les générations suivantes d’historiens ont élaborées. Vous montrez que la sociologie de Durkheim a permis ici une percée, dans laquelle Bloch s’est engouffré. De quelle nature fut cette percée ?
Christophe Pébarthe : La révolution intellectuelle qu’a accompagnée l’émergence de la sociologie durkheimienne est fondamentale pour comprendre l’histoire que pratique Marc Bloch. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur son importance, tout en la replaçant dans un cadre plus général : l’ébranlement causé par la Révolution française. Comme François Hartog l’a bien montré, un nouveau régime d’historicité se met alors en place, isolant le présent du passé, définitivement achevé, qu’il faut expliquer en tant que tel et pour lui-même.
La Révolution française donne aussi à voir un nouvel acteur dont le nom peut varier : peuple, nation, masse, etc. Il s’agit désormais de rendre raison d’une réalité que les événements révolutionnaires ont découverte, celle d’un collectif irréductible aux membres qui le composent. Ce ne sont plus des acteurs individualisés qui agissent mais le grand nombre. Ce nouveau sujet de l’histoire en devient ainsi, du même coup, son objet.
C’est dans ce contexte qu’au cours de la seconde moitié du XIX e siècle une nouvelle science s’élabore en France, la sociologie. Inventé par Auguste Comte, ce terme devient bientôt l’étendard d’une révolution scientifique portée par Émile Durkheim. Prolongeant l’intuition comtienne de l’existence d’un niveau de réalité nouveau, il proclame que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses. Autrement dit, ils ne peuvent être compris par la psychologie réduite à l’étude de l’intériorité des individus. Bien sûr, les êtres humains pensent leurs actions et leurs pensées peuvent informer leurs actes. Mais les outils intellectuels qu’ils utilisent sont forgés par le monde social qui les accueille.
Marc Bloch prolonge ce geste révolutionnaire dans ses travaux historiques. En étudiant les rumeurs lors de la Première Guerre mondiale, le supposé pouvoir guérisseur des rois de France et d’Angleterre ou bien encore les légendes concernant le roi Salomon, il décrit les structures mentales des individus. Il peut alors rendre raison de leurs erreurs, de leurs croyances et de leurs actions, en se plaçant à un niveau de réalité qui recouvre le monde social étudié. Dans La Société féodale , il explique ainsi la disparition de celle-ci, par un décalage entre des mentalités différentes, principalement celle des féodaux d’une part et celle des bourgeois d’autre part. C’est la raison pour laquelle il a affirmé : « les faits historiques sont par essence des faits psychologiques ». Cette formule ne doit pas être comprise à l’aune de ce que nous nommons aujourd’hui « psychologie ». Pour Bloch, il s’agit de psychologie sociale , c’est-à-dire de ce que des humains comprennent ensemble, et non de réactions individuelles. Elles témoignent ainsi de la réalité historique d’un groupe social, non d’une nature humaine intangible, ni d’une mentalité globale. Avec cette affirmation, il signifiait par là la primauté de la dimension sociale dans le geste historien.
Vous vous attachez dans un deuxième chapitre à restituer les différends qui ont pu exister entre Lucien Febvre et Marc Bloch, que l’on associe généralement comme les deux fondateurs des Annales et donc supposément sur la même ligne, à travers notamment les comptes rendus qu’ils ont pu faire de leurs livres respectifs ou les échanges qu’ils ont pu avoir à leur propos. La disparition de Bloch a permis, montrez-vous, à la conception de Febvre de l’emporter. Qu'est-ce qui a été perdu dans cette passation manquée ?
L’existence de ces deux conceptions est le plus souvent occultée. À cet égard, le travail de Florence Hulak a été précurseur. Cette occultation doit beaucoup à la création des Annales en 1929 par les deux historiens. Il existe un récit historiographique selon lequel une nouvelle manière d’envisager et de faire de histoire se mettrait en place alors, remplaçant l’histoire dite méthodique qui avait sacralisé la méthode historique. Febvre et Bloch en seraient les héros auxquels, après la Seconde Guerre mondiale, Braudel aurait succédé.
Dans ce livre, je critique cette structure narrative, faite de dates charnières, d’écoles, annonçant à l’avance que tout sera dépassé. C’est ni plus ni moins une condamnation au relativisme, réduisant la connaissance historique au dernier ouvrage en date. Non, Marc Bloch n’est pas dépassé ! Au contraire, ses travaux témoignent de la possibilité d’un geste historien nourri par la sociologie de Durkheim, en donnant une consistance au monde social qu’il faut étudier comme une chose. Le premier bénéfice consiste dans la mise à distance de « l’histoire-géo » et du fondement que cette dernière donne aux réalités humaines, la terre. Febvre l’exprime clairement dans la critique qu’il fit de La Société féodale de Bloch : avoir écrit une histoire sociologique, qui ne sent pas assez la terre.
Cette histoire autre implique également d’inscrire la réflexivité au cœur de la démarche historienne. Quoi qu’il dise, l’historien est pris dans son monde social, même quand il se plonge dans un passé lointain. Au lieu de prétendre flotter sans attaches sociales lorsqu’il fait son travail, il doit comprendre ce qui le détermine, c’est-à-dire ce qui détermine son questionnement, l’origine des concepts qu’il utilise. Il ne s’agit pas de s’affranchir de ces déterminations mais d’en saisir les effets. Nul geste critique ne permet de s’extraire du monde social. Mais la compréhension de ce qui nous y attache est une condition de la réflexivité indispensable à la production d’un savoir scientifique. Elle doit être entendue de manière collective et implique a minima la confrontation avec les pairs.
À cette première historicisation, il faut en ajouter une seconde, celle qui affecte le monde social étudié. Une époque ne se résume pas à un outillage mental plus ou moins maîtrisé par ses contemporains. Elle est traversée au contraire d’oppositions, de débats y compris sur le sens des mots. Là où l’histoire-problème est réduite à affirmer que la question précède le document, l’histoire blochienne invite à restituer la nature problématique des mondes sociaux pour leurs agents dans la documentation elle-même. Selon moi, elle consiste dans une histoire des problématisations, une formule et un concept que j’emprunte à Michel Foucault. C’est alors à une réflexion sur la nature de la vérité du monde social que Bloch invite. Une telle conception pourrait utilement modifier l’histoire enseignée, dans la perspective d’une formation démocratique et plus généralement de l’institution d’une société démocratique au sens plein du terme. Je renvoie ici au livre co-écrit avec Barbara Stiegler Démocratie ! Manifeste (Le Bord de l’Eau, 2023).
Vous n’évoquez pas du tout la postérité de Bloch. N’a-t-il pas d’héritiers chez les historiens contemporains ? Même si ce n’est pas le sujet du livre…
C’est volontairement que j’ai évité de poser cette question. D’abord parce que je ne voulais pas m’instituer arbitre des élégances et donner l’impression d’enrôler les uns et d’exclure les autres, au moment où, en outre, panthéonisation oblige, la tentation est forte de se réclamer de Bloch ! L’enjeu pour moi consiste dans une invitation à réfléchir sur l’histoire qui est faite et sur l’histoire qui est enseignée dans le contexte d’une instrumentalisation grandissante du savoir historien visant à donner une légitimité aux discours d’extrême-droite.
Ensuite, pour définir ce qu’est l’histoire à la façon de Marc Bloch, j’ai délibérément choisi de m’en tenir à Apologie de l’histoire , pour envisager ce qu’impliquerait de prolonger le geste historien qu’il décrit. Je voulais sortir de la structure narrative d’une certaine historiographie pour laquelle il est à jamais dépassé . Il ne s’agit pas pour moi de mettre en évidence ce qui resterait de Bloch mais au contraire d’inviter à faire de l’histoire avec lui, c’est-à-dire avec sa conception pleine et entière, informée de la sociologie durkheimienne.
Le problème vient aussi, montrez-vous, de la façon de concevoir le social et l’idée de « fonds commun » que Bloch mettait en avant. Pourriez-vous préciser ?
J’ai toujours été frappé par cette affirmation de Bloch dans Apologie de l’histoire : « Il faut bien, cependant, qu'il existe, dans l'humaine nature et dans les sociétés humaines, un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d'homme et de société ne voudraient rien dire ». Je lui consacre un long commentaire car cette idée est fondamentale. Qu’il le veuille ou non, tout historien fait son métier à partir d’une anthropologie et d’une ontologie du social pour le dire en des termes philosophiques. Il mobilise une certaine idée de ce qu’est un être humain, en toutes circonstances, et toute société humaine, indépendamment de la période considérée.
Or, cette conception préalable est politique . Pour les libéraux et les néolibéraux, « there’s no such thing as society » selon la formule de Margaret Thatcher. Il n’y a pas d’autre réalité que l’ homo œconomicus . Pour les nationalistes, l’individu se fond dans la nation au point de n’être qu’un exemplaire d’une identité nationale. Seule l’approche sociologique donne une consistance au monde social et ne réduit pas l’individu à un modèle unique. Elle nourrit le socialisme originel, celui qui refuse de s’en tenir à la responsabilité individuelle pour expliquer la société et qui est à l’origine des grandes lois sociales (par exemple la loi sur les accidents du travail de 1898).
Autrement dit, une histoire non réflexive, a fortiori prétendue neutre, comporte une dimension politique qu’elle impose dans sa saisie des mondes sociaux étudiés. Tout le mérite de Bloch est de nous inviter à la préciser, au lieu de la nier, et de faire le choix de la conception sociologique de Durkheim. À cette condition, l’histoire contribue grandement à la compréhension des mondes sociaux, passés et présents. Et elle aide à concevoir un avenir qui ne soit pas une réplique de l’avant. Elle doit pour ce faire s’affirmer comme une science sociale.
23.06.2025 à 11:00
Les mémoires du franquisme
Dans son dernier ouvrage, l’historienne Sophie Baby, maîtresse de conférences HDR à l’université Bourgogne Europe et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, poursuit sa réflexion sur l’héritage et les mémoires du franquisme. Elle interroge ainsi, dans Juger Franco ? la manière dont le dictateur, encore objet d’hommages au début du XXI e siècle, laisse derrière lui un souvenir brouillé. Sa réflexion s’articule autour du triptyque « impunité, réconciliation, mémoire », chacun de ces termes étant analysé avec soin, depuis le temps même de la guerre civile de 1936-1939 jusqu’à aujourd’hui pour tenter de comprendre comment, grâce à la société civile et aux réseaux transnationaux, l’Espagne a basculé d’un rapport au passé fondé sur un oubli réconciliateur au devoir de mémoire et à la lutte contre l’impunité.
L’ouvrage est ainsi en lien avec les programmes de Première de spécialité (Axe 2 du Thème 1 : « Avancées et reculs des démocraties » et peut également être mobilisé en Terminale (Thème 3, « Histoire et mémoires »).
Nonfiction.fr : La transition démocratique espagnole, qui suit la mort de Franco en 1975 et permet une rapide entrée de l’Espagne de Juan Carlos dans les institutions internationales, et dans la CEE dès 1986, est présentée comme un modèle du genre. Comment expliquer qu’après quatre décennies de dictature franquiste, les Espagnols se retrouvent si rapidement autour d’un modèle démocratique qui semble faire consensus ?
Sophie Baby : La transition espagnole a été scrutée par les acteurs politiques et scientifiques de l’époque comme un modèle de transition d’un régime autoritaire à un régime démocratique, qui inaugurait la « troisième vague de démocratisation » (Samuel Huntington) de la fin du XX e siècle et plus généralement, « l’âge des transitions » (Pascal Chabot). En effet, en sept ans, la démocratie espagnole s’était installée durablement, sans que le pays ne sombre dans le chaos révolutionnaire qu’avait connu son voisin portugais après la Révolution des œillets d’avril 1974. Néanmoins, le modèle façonné d’une transition négociée par le haut entre élites du régime antérieur et de l’opposition, consensuelle, modérée, pacifique et réconciliatrice, ne résiste plus aujourd’hui à l’analyse historique. Les négociations ne furent pas binaires, mais triangulaires ; les manifestations furent intenses et la mobilisation citoyenne décisive dans le processus de changement ; le consensus était bien plus une praxis politique imposée que choisie ; la modération était le fruit de décennies de propagande franquiste et d’une instrumentalisation politique au présent de la peur ; tandis que l’imaginaire pacifique de la transition ne résiste pas à l’analyse des faits. Mon ouvrage précédent, Le mythe de la transition pacifique , publié en 2018, pour lequel nous avions déjà réalisé un entretien , a bien montré à quel point la violence politique en actes avait profondément marqué le rythme et l’ampleur des réformes, réactivant les mémoires des violences du passé de la guerre et de la répression franquiste, dont on craignait la résurgence. Plus généralement, « le régime de 1978 » est aujourd’hui remis en cause par nombre d’acteurs et actrices politiques, sans que cela n’ôte en rien à la transition son caractère de mythe fondateur de la démocratie espagnole.
Pourtant, les lois d’amnistie nient alors, jusqu’à très récemment, les exactions du régime franquiste, et par voie de conséquence les mémoires des victimes de Franco, tant pendant la guerre civile qu’après : Franco ne sera jamais jugé. Pouvez-vous expliquer la raison d’être de ces lois et comment les mémoires des crimes parviennent malgré tout à s’exprimer et à se transmettre ?
Le livre repose sur un étonnement comparatif : non seulement Franco, ce dictateur parvenu au pouvoir avec l’aide des avions d’Hitler et des troupes de Mussolini, n’a pas été jugé et ne le sera jamais, mais sa figure et son héritage continuent à être honorés publiquement en Espagne. Jusqu’en 2019, sa dépouille reposait devant l’autel de la plus grande basilique du pays, Valle de los Caídos , érigée dans les années 1950 à la gloire des martyrs de la « Croisade » contre les « Rouges ». Comment une telle impunité du franquisme et de ses crimes était-elle encore possible dans ce pays voisin, si proche du nôtre, pleinement intégré à l’Union européenne depuis près de 40 ans ?
Une des clefs explicatives réside dans la loi d’amnistie du 15 octobre 1977 : première loi adoptée à l’unanimité par le premier parlement élu démocratiquement depuis la guerre civile, elle accordait l’amnistie à tous les prisonniers politiques du régime franquiste, même si, de fait, presque tous avaient déjà quitté les geôles du régime par une succession de décrets de grâces et d’amnistie émis depuis la mort du dictateur le 20 novembre 1975. Mais elle accordait aussi, par anticipation, l’amnistie à tous les agents du régime engagés dans la répression de l’opposition antifranquiste : elle garantissait ainsi leur impunité. De fait, jusqu’à aujourd’hui, cette loi n’a de cesse d’être invoquée par la jurisprudence espagnole comme obstacle à toute traduction en justice des crimes commis par le régime franquiste.
La réciprocité de l’amnistie peut surprendre le lecteur contemporain. Pourtant, l’amnistie mutuelle était couramment pensée depuis le XIX e siècle comme l’instrument libéral de la résolution des conflits civils, comme l’outil juridique qui permettait de mettre fin à la dispute pour laisser place à la politeia , à l’ordre ordinaire de la vie politique dans la cité. J’explore dans le livre la généalogie de la revendication d’amnistie, qui remonte au temps même de la guerre civile, puis ne cesse de traverser les mobilisations antifranquistes jusqu’à s’imposer comme un motif choral unificateur dans les années 1960. Elle est la traduction d’une perception croissante de la guerre civile comme une tragédie fratricide, où les responsabilités étaient partagées, où tous avaient souffert, rendant vaine toute exigence de responsabilité pénale individuelle. Les crimes de la répression étaient ainsi noyés dans ceux d’une temporalité meurtrière vaste et indéfinie. L’amnistie de 1977 venait sceller la fin de la guerre civile, près de 40 ans après l’annonce officielle de la « Victoire » le 1 er avril 1939 : le parlement pouvait désormais s’atteler à la rédaction d’une Constitution, approuvée un an plus tard par référendum, le 6 décembre 1978. L’amnistie, aujourd’hui taxée de loi d’impunité, était alors considérée comme l’instrument majeur de la réconciliation.
Par ailleurs l’amnistie induit, sur le plan judiciaire, l’effacement du délit. Elle a donc été accusée d’avoir favorisé l’oubli : de fait, aucune politique de mémoire n’a été entreprise par les gouvernements successifs, y compris socialistes, avant la première décennie des années 2000. Ce silence public et la peur encore omniprésente n’encouragèrent pas le déploiement des récits du passé, notamment au sein des familles où le silence, qui avait été un gage de survie pendant des décennies, persista. Les mécanismes de la transmission familiale sont complexes et très divers en fonction des sentiments d’appartenance aux communautés de vainqueurs, de vaincus, des deux ou d’aucune. Pour autant, les historiennes et les historiens se sont emparés à bras le corps de cet encombrant passé pour défaire les mythes portés par la propagande franquiste, de même que les manifestations culturelles et artistiques.
Très vite, et notamment dans le contexte de la Guerre froide, les grandes puissances occidentales réintègrent Franco dans le concert des nations : rétablissement rapide des relations diplomatiques, adhésion à l’ONU dès 1955... Franco parvient même à obtenir des indemnités à la suite des règlements de la Seconde Guerre mondiale. Comment expliquer cette attitude de la part des démocraties occidentales ?
Franco a habilement su utiliser la posture du vainqueur sur le plan international, même et surtout peut-être, quand tout le désignait comme appartenant au camp des vaincus.
En effet si l’Espagne n’était pas entrée en guerre, passant simplement du statut de neutralité à celui de non-belligérant entre 1940 et 1943, aucune puissance n’était dupe : Franco s’était bien rangé du côté de l’Axe, en témoignaient ses rencontres avec Hitler (à Hendaye, en octobre 1940) et Mussolini, les accords secrets signés alors l’engageant à entrer en guerre le moment venu, le soutien logistique apporté aux troupes fascistes et nazies, ainsi que l’envoi de la Division Azul combattre sur le front russe sous uniforme allemand. C’est pourquoi les Alliés s’inquiétèrent à la Libération de la possibilité que la péninsule serve de refuge aux criminels nazis en fuite ainsi qu’aux biens et avoirs financiers spoliés par les nazis. Ils exigèrent donc de Madrid qu’elle paie sa part des réparations de guerre, notamment en restituant les avoirs confisqués et en procédant à la liquidation des entreprises allemandes. La diplomatie espagnole sut coopérer avec circonspection, satisfaisant a minima les Alliés tout en multipliant les obstacles pour retarder les procédures. À la clôture des réparations, en 1960, l’État franquiste s’était finalement enrichi de 11,2 millions de dollars, soit un tiers des réparations obtenues par l’Agence interalliée des réparations, ponctionnés sur les ventes aux enchères des avoirs allemands.
À la sortie de la guerre, le régime franquiste était pourtant clairement identifié comme un régime totalitaire, fasciste, illégitime et criminel : sa survie constituait un affront aux démocraties victorieuses, qui le mirent au ban de la communauté internationale pour violer l’esprit et le droit qui y présidaient. La résolution de décembre 1946 exclut ainsi avec fermeté l’Espagne de l’Organisation des Nations unies. En revanche, aucune action ne fut jamais sérieusement envisagée de la part des Alliés pour renverser le dictateur, pas plus qu’aucun criminel du régime ne fut mis sur le banc des accusés lors des procès internationaux de l’après-guerre.
Franco sut tirer parti de l’entrelacement des conflits des années 1940, en particulier de la guerre froide naissante qui faisait du communisme l’ennemi du « monde libre ». Il déploya la théorie des deux guerres, qui affirmait que l’Espagne était bien restée neutre dans la guerre qui opposait l’Axe aux Alliés, mais qu’en revanche elle s’était précocement engagée dans la guerre contre le communisme, dès 1936 puis en 1941, par l’envoi de la Division Azul contre l’Union soviétique de Staline. Cette nouvelle forme de légitimation, assortie de concessions octroyées aux Alliés, notamment par le polissage du vernis fasciste du régime, garantit sa survie. D’autant que les États-Unis, tout comme le Royaume-Uni, préféraient au moindre risque de révolution communiste une péninsule ibérique stable, prompte à redevenir un partenaire commercial privilégié. Dès 1950, les ambassadeurs étaient autorisés à rejoindre Madrid, avant que les accords hispano-américains de 1953 ne fassent officiellement de l’Espagne un pion stratégique dans l’échiquier occidental, préfigurant son admission à l’ONU en 1955.
Ne reste alors que la société civile pour tenter d’alerter sur les crimes passés et présents. Comment cette société civile cherche-t-elle à lutter contre l’impunité dont bénéficie Franco ? Quelles sources sont disponibles pour comprendre le rôle des acteurs non étatiques ?
J’ai cherché dans le ce livre à suivre les fils de la soif de justice des vaincus, ne pouvant me résoudre à admettre que, par-delà la revendication partagée d’amnistie, il n’y avait eu aucune manifestation d’une volonté de justice, voire de vengeance de la part des vaincus de la guerre civile. Le défi résidait précisément dans la recherche de traces de ces événements, là où le récit hégémonique de la réconciliation étouffait toute voix dissonante, toute proposition alternative étant accusée de menacer la paix civile si difficilement acquise. J’ai donc exploré les archives des groupes de l’opposition antifranquiste, des associations d’anciens combattants, de déportés, de prisonniers, notamment dans l’exil (en France essentiellement), la presse clandestine, en quête des traces de projets alternatifs pour l’après-franquisme qui énonceraient d’autres modalités de gestion du passé criminel que l’amnistie réconciliatrice. Et bien sûr, j’en ai trouvé.
J’analyse en particulier dans le livre un ensemble de trois corpus documentaires des années 1940 et 1950, émanant de trois groupes d’opposition très divers, qui énoncent des modalités précises d’épuration, de restitution des biens confisqués, de réparations, voire de châtiment des criminels, même si très vite, la responsabilité individuelle, notamment pénale, tend à être dissoute au profit de la responsabilité civile de l’État, annonçant ainsi les modalités de la réconciliation future.
Par ailleurs, je suis partie en quête des actions de dénonciation des crimes du passé et du présent, en particulier sous la forme des commissions d’enquête, où la place du droit et des juristes est primordiale. C’est à cheval entre l’Amérique latine et l’Europe que se déploient ces réseaux de solidarité, pris dans les entrelacs de la guerre froide, qui ont donné lieu à une série presque ininterrompue de commissions dénonçant sans relâche les violations des libertés publiques et des droits humains par le régime franquiste, participant ainsi à lutter contre l’entreprise de blanchiment d’un régime qui ambitionnait de rejoindre le Marché commun. J’ai ainsi découvert, avec surprise, que dans les années 1970, des Tribunaux internationaux avaient été envisagés sur le modèle du Tribunal Russell, qui avait symboliquement condamné les États-Unis en 1967 pour des crimes de génocide envers le peuple vietnamien. Autant d’initiatives oubliées des récits dans lesquels domine le régime-écran de la réconciliation unanimement partagée.
Vous accordez une place particulière à la situation basque. Le Pays basque est en effet un symbole de la guerre civile, notamment via l’intervention de l’aviation nazie à Guernica, dont la mémoire reste vive aujourd’hui. Puis, après 1975, l’indépendantisme basque, autour de l’ETA, semble être un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme. En quoi le Pays basque est-il un territoire à part dans l’histoire de l’Espagne du XX e siècle ?
J’ai en effet mené une enquête de terrain sur Guernica, sur la longue durée. Guernica est ainsi une figure qui émaille tout le livre, comme l’un des fils rouges de la réflexion, jusqu’au chapitre qui lui est entièrement consacré. Si Guernica est une figure iconique, à bien des égards singulière, son histoire permet de saisir avec acuité bien des enjeux mémoriels que l’on retrouve ailleurs, à cheval entre une mondialisation précoce et un ancrage territorial exacerbé : la volonté de démasquer la falsification de l’histoire (puisque le régime diffusa le récit d’une destruction provoquée par les « Rouges ») par le recours à l’expertise historienne internationale ; la recherche détournée de responsabilités, ici par la création d’une commission sur le bombardement qui mène campagne pendant deux décennies pour obtenir des réparations de la part du gouvernement de la RFA – et non de Madrid ; la dilution inverse des responsabilités, par le biais de la promotion du paradigme de la paix qui transforme Guernica de ville martyre en icône universelle et mondialisée de paix.
En outre, Guernica reflète les dynamiques propres au Pays basque – elle occupe même une place symbolique particulière dans son histoire, abritant l’Arbre (un chêne) autour duquel se réunissaient les représentants des provinces basques. Là, l’entrelacement des conflits s’est prolongé jusqu’à la décennie 2010 : le cycle terroriste et antiterroriste basque a considérablement complexifié le rapport au passé criminel franquiste. D’un côté, l’ETA a constitué un frein à la reconnaissance des victimes du franquisme par le brouillage induit par l’autoidentification des etarras à des résistants antifranquistes, jetant par là-même la suspicion sur l’ensemble de la communauté antifranquiste. De l’autre, le gouvernement démocratique précocement engagé sur le terrain de la lutte antiterroriste a mis en œuvre des dispositifs de reconnaissance et de réparations des victimes devenus des standards internationaux, auxquels se réfèrent désormais les victimes du franquisme.
Le Pays basque est donc sans aucun doute un territoire à part, mais où se sont déployées lors de ce dernier siècle des dynamiques qui ont pesé lourdement sur la gestion mémorielle des violences du passé.
Vous mettez en avant, dans l’ouvrage, le rôle des réseaux transnationaux, notamment tissés par les exilés espagnols. Parmi ceux-ci, les réseaux latino-américains semblent être les plus actifs, et sont finalement déterminants pour entamer des procédures judiciaires après la mort de Franco. Par quels processus se tissent ces réseaux et quel rôle joue l’Amérique latine dans la judiciarisation du régime franquiste ?
La démarche méthodologique que j’ai suivie dans ce livre repose sur deux axes principaux, qui en font, je crois, l’originalité : la longue durée et le regard transnational. Il m’a paru en effet essentiel de sortir tant de l’imaginaire de l’exceptionnalité espagnole que de la marginalité dans laquelle l’Espagne est réduite dans les histoires générales de l’Europe pour la réinsérer dans l’histoire de la confrontation des sociétés occidentales aux violences de masse qui ont saturé le XX e siècle. J’ai donc sciemment cherché à déceler les réseaux transnationaux agissant dans les processus de criminalisation – comme de décriminalisation – du franquisme, qui se sont déployés dans un espace transnational, conçu comme un réservoir de ressources et un espace de légitimation. Or, cet espace est fondamentalement transatlantique, à cheval entre l’Europe et le continent américain, où le Cône sud tient une place déterminante dans la fin du siècle. Les connexions pluriséculaires sont en effet réactivées au cours du XX e siècle, par le biais de migrations et d’exils croisés au gré des aléas politiques : l’Amérique latine fut une des terres d’accueil de l’exil de la guerre civile (le Mexique notamment), avant que l’Espagne n’accueille à son tour les réfugiés des dictatures latino-américaines, en particulier du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, à l’heure où l’Espagne effectuait sa transition à la démocratie.
Ces réseaux, aux résonances très concrètes, ont contribué à modeler de façon réciproque les dispositifs de sortie de conflit et de gestion des passés : un temps modèle de réconciliation, scruté comme tel par les pays latino-américains en sortie de dictature, l’Espagne fut ensuite érigée en championne de la justice universelle quand des magistrats espagnols entreprirent les procès en compétence universelle des dictateurs chilien et argentin, qui aboutirent à l’arrestation du général Pinochet à Londres en 1998 sur ordre du juge Baltasar Garzón. Le paradoxe devint criant : comment l’Espagne pouvait-elle inculper Pinochet et rester aveugle face aux crimes du franquisme ? L’Espagne devint ainsi un « modèle d’impunité », dont les ressorts étaient analysés au prisme des expériences argentines et chiliennes.
Le tournant de l’an 2000 s’amorçait, vers l’entrée de l’Espagne dans l’ère de la mémoire.
Finalement, vous écrivez qu’on « passe d’un paradigme réconciliateur fondé sur l’oubli des crimes du passé à un autre, arqué sur le devoir de mémoire et la lutte contre l’impunité », notamment à travers les différentes mesures prises depuis quelques années. Comment ce changement de modèle s’effectue-t-il et peut-on dire aujourd’hui que cette nouvelle approche fait consensus en Espagne ?
C’est là tout l’objet du livre : comprendre cette inversion fondamentale de paradigme mémoriel, qui s’opère au tournant du XXI e siècle, d’un modèle fondé sur la réconciliation, l’amnistie et l’oubli à un modèle fondé sur la mémoire et la lutte contre l’impunité. Le slogan « justice, vérité, réparation » imprègne désormais toutes les manifestations en faveur de la « récupération de la mémoire historique », ce mouvement pluriel né en l’an 2000 suite à la fondation de l’association du même nom par Emilio Silva, initiateur de la première exhumation scientifique médiatisée d’une fosse commune de la guerre civile, à l’origine d’une quête inédite de recherche des corps encore enfouis dans des fosses abandonnées. L’Espagne entra alors dans l’ère de la mémoire, qui s’était déjà emparée du reste du monde occidental à la faveur d’une conjonction de facteurs que j’explore dans le livre, et qui résultent des dynamiques aperçues dans le temps long.
Deux référents traversent les mouvements de la société civile qui n’ont eu de cesse de s’exprimer. Le premier, européen, repose sur la mémoire de la Résistance et de l’antifascisme, qui imprégnait depuis les années 1940 les associations d’anciens combattants, de déportés et de prisonniers, les conduisant à réclamer réparations, indemnisations, reconnaissance. Le second, latino-américain, voire argentin, repose sur les dispositifs de la justice dite transitionnelle, qui s’était formalisée dans la décennie 1990, plaçant en son cœur le droit des victimes et la lutte contre l’impunité, sous le prisme de la défense des droit humains et du droit international. L’Espagne entra ainsi dans le catalogue des violations des droits humains, catégorie performative sur les perceptions de l’histoire : les fusillés étaient devenus des disparus, victimes du crime de disparition forcée ; les sacas , les paseos étaient devenus des crimes contre l’humanité, tout comme la torture ; la répression était désormais un plan d’extermination, voire un génocide. Autant de crimes imprescriptibles et non amnistiables, qui devaient pouvoir être poursuivis, selon les préceptes du droit international. Mais face à la persistance des obstacles juridiques en Espagne, ce « mur de l’impunité » encore infranchissable, les collectifs mobilisés se sont tournés vers la justice argentine, qui a ouvert en 2010 une procédure au nom de la compétence universelle, dans un processus remarquable de transfert inversé.
C’est cette double dynamique qui guide aujourd’hui la politique de mémoire menée par le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État à la mémoire démocratique, Fernando Martínez López, à l’origine de la Loi sur la mémoire démocratique adoptée en 2022. Cette politique est fortement controversée par l’ensemble de la droite qui, poussée par le parti d’extrême droite, Vox, avec lequel elle a noué des alliances régionales, a concrétisé son hostilité farouche par le retrait de lois régionales de la mémoire démocratique (en Aragon, à Valence), qu’elle souhaite remplacer par des lois dites de « concorde », qui surfent sur la mémoire consensuée de la transition réconciliatrice. La commémoration des 50 ans de la mort de Franco illustre ces fortes tensions, la droite conservatrice s’opposant avec véhémence au programme proposé par le gouvernement tout au long de l’année 2025, intitulé « España en Libertad. 50 años ».
19.06.2025 à 11:00
Entretien avec Sébastien Broca : la critique et les Big Tech
Sébastien Broca , professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, montre dans Pris dans la toile (Seuil, 2025) comment les Big Tech ont surmonté et, le plus souvent, réussi à retourner en leur faveur les critiques qui leur ont été adressées au cours des dernières décennies. Cela, dans quatre grands domaines : la liberté d’expression et ses limites ; la position dominante et ses abus ; les atteintes à la vie privée, la surveillance et la manipulation des comportements ; et enfin, l’exploitation du travail ainsi que des ressources naturelles — autant de thèmes que l’auteur explore dans les quatre parties successives de son ouvrage.
Ce livre a fait l’objet d’une recension sur Nonfiction.
Nonfiction : Quelles sont les critiques adressées aux Big Tech ?
Sébastien Broca : Une entreprise technologique comme Microsoft a été l’objet dès les années 1990 de critiques sérieuses. Les militants du logiciel libre dénonçaient l’enclosure du code informatique, dont Windows et la suite Office étaient devenus les emblèmes. Le ministère de la Justice des États-Unis avait pour sa part initié en 1998 une action en justice au nom de l’antitrust et l’entreprise échappa de peu au démantèlement, grâce à un accord à l’amiable conclu en 2001 peu après l’élection de George W. Bush Jr.
Au fil des années 2000, avec la montée en puissance de Google, Facebook et Amazon, les critiques adressées à la Tech se sont diversifiées. La question de la protection des données personnelles a par exemple commencé à prendre une place accrue. Les révélations d’Edward Snowden en 2013, qui documentaient la collaboration entre les entreprises technologiques et la NSA (National Security Agency), en constituèrent un premier point d’orgue. Mais c’est surtout dans la deuxième moitié des années 2010 que les critiques se sont multipliées, à mesure que la centralité des Big Tech au sein du capitalisme contemporain s’est affirmée. On a alors accusé ces entreprises d’exercer un contrôle excessif sur la liberté d’expression en ligne, de mettre en péril la vie privée de leurs utilisateurs, d’avoir construit des monopoles hostiles à l’innovation, mais aussi d’exploiter des travailleurs précaires (modérateurs de contenus, micro-travailleurs de l’IA, etc.) ou encore d’avoir une empreinte environnementale croissante, notamment au niveau énergétique.
Ce qui est assez frappant lorsqu’on retrace cette histoire est que, même si l’image de ces entreprises a parfois été écornée par les critiques, leur pouvoir en est sorti indemne. Il s’est même encore renforcé depuis le « techlash » de la fin des années 2010. Pour essayer d’expliquer ce paradoxe, je fais l’hypothèse, dans l’ouvrage, que les Big Tech ont réussi à construire une forme de symbiose avec certains des mouvements ou des alternatives numériques qui semblaient les menacer. Ces entreprises ont intégré les logiciels libres et open source, y compris en leur octroyant quelques financements, comme le montre par exemple la relation historique entre Google et Mozilla. Elles ont aussi réussi à faire en sorte que les traductions réglementaires, y compris en Europe, des critiques qui leur ont été adressées demeurent pour elles relativement indolores : le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) en est un exemple, puisqu’il ne les a pas empêchées de continuer à tirer d’énormes bénéfices économiques de l’exploitation des données personnelles. Même en matière d’antitrust, les amendes spectaculaires infligées à Google ou Facebook/Meta sont davantage apparues comme un coût de fonctionnement, plutôt qu'une incitation à changer radicalement leurs pratiques.
Certains de ces épisodes ont donné lieu à d’importantes batailles juridiques. Avec quelles conséquences ?
Je me suis aussi intéressé de près aux luttes juridiques menées par les partisans des libertés numériques et à la manière dont celles-ci ont parfois pu servir les intérêts des Big Tech. Un exemple que je trouve assez révélateur est celui de l’« affaire Bernstein ». Daniel J. Bernstein était un doctorant en mathématiques de Berkeley, qui souhaitait publier un système de chiffrement qu’il avait mis au point. À l’époque, en 1995, cela était impossible aux États-Unis, parce que les algorithmes de chiffrement ne pouvaient être diffusés sans une autorisation du Département d’État.
D. Bernstein décida alors d’attaquer en justice l’État américain avec le soutien de l’Electronic Frontier Foundation, la principale organisation de défense des libertés numériques. Son argument était qu’en publiant le résultat de ses travaux en matière de chiffrement, il ne faisait qu’exercer son droit à la liberté d’expression, protégé contre l’interférence de l’État par le Premier amendement. En première instance, la justice californienne lui donna raison, en affirmant qu’un système de chiffrement représentait un discours expressif et que le code informatique était une langue, au même titre que l’allemand ou le français.
Sur la base de cette première décision, l’EFF et l’industrie informatique construisirent une véritable mythologie, que capture l’expression « code is speech ». Cela revenait à affirmer que le développement informatique ne pouvait faire l’objet d’aucune restriction par l’État, sous peine de violer le Premier amendement. Or, cette idée s’est ensuite avérée être une redoutable arme anti-régulation pour les Big Tech. Des entreprises comme Google et Facebook ont pu affirmer que leurs logiciels, leurs traitements algorithmiques et leurs interfaces étaient des formes d’expression protégées, qui relevaient de leur liberté d’expression et ne pouvaient pas par conséquent être réglementées pour les astreindre, par exemple, à des obligations de neutralité ou de non-discrimination. On passe ainsi en quelques années d’une invocation du Premier amendement par des hackers libertaires à une instrumentalisation du Premier amendement par de grands acteurs capitalistes.
Tout aboutit ici à des règles de droit, ce qui n’est pas forcément pour déplaire aux Big Tech ?
Je ne dirais pas que tout aboutit à des règles de droit. En revanche, de nombreux texte de loi – qui ont progressivement fait émerger un droit du numérique relativement spécifique – doivent à mon sens être considérés comme des conditions de possibilité pour l’émergence des Big Tech. J’ai le sentiment qu’on tend trop souvent à l’oublier, en faisant comme si ces entreprises étaient apparues dans une sorte de vide juridique, ou comme si les réglementations en vigueur n’avaient de toute façon aucune importance pour elles. Lorsqu’on retrace leur ascension avec un peu de recul historique, les choses se révèlent en effet un peu plus compliquées. Si les grands réseaux sociaux commerciaux comme Facebook ou Twitter n’avaient pas bénéficié, à leur apparition au milieu des années 2000, d’un régime de quasi-irresponsabilité sur les propos mis en ligne par leurs utilisateurs, leur développement s’en serait sans doute trouvé notoirement entravé…
Vous retracez des étapes notables dans les domaines listés ci-dessus sur la manière dont la critique a été enrôlée par les Big Tech. Quels pourraient être les prochaines étapes ou les principaux enjeux dans ces différents domaines ?
Les enjeux actuels et les difficultés à surmonter sont considérables dans tous les domaines. S’agissant de l’espace public en ligne, la domination d’un petit nombre de plateformes ayant la capacité d’orienter le débat public en fonction de leurs parti-pris idéologiques et/ou de leurs intérêts économiques représente un problème démocratique majeur. L’enjeu est à mon sens de desserrer ce pouvoir, ce qui nécessiterait a minima des mesures réglementaires plus strictes, par exemple en imposant aux plateformes une obligation d’interopérabilité (qui permettrait d’en sortir sans coût exorbitant) ou en interdisant la récolte de certaines données. Si l’on veut vraiment améliorer la situation, il faut prendre le problème à la racine, en attaquant les modèles économiques dominants fondés sur la captation et la marchandisation de l’attention des utilisateurs grâce à l’exploitation de leurs données. Les questions du débat en ligne et de la vie privée sont de ce point de vue imbriquées.
Par ailleurs, on pourrait dire que l’intelligence artificielle concentre aujourd’hui la majorité des problèmes. C’est à la fois le symbole du pouvoir des Big Tech, de l’empreinte environnementale galopante du numérique, de ses effets de précarisation sur un certain nombre de professions et de nouveaux défis géopolitiques. La frénésie d’investissements, publics et privés, à laquelle donne lieu l’IA générative depuis deux ans nous conduit dans une nouvelle phase technologique, qui rend les menaces de centralisation oligopolistique du monde numérique plus fortes que jamais. Si – ce dont je ne suis pas certain – les usages du Web en viennent à se concentrer autour de quelques grands outils généralistes d’IA génératives et que les utilisateurs délaissent de ce fait les autres sites, une poignée d’entreprise contrôlera l’accès à l’information de populations entières. Tout le monde, ou presque, a quelque chose à y perdre : les « producteurs de contenus » (journalistes, artistes, etc.), les industries dont ceux-ci font la prospérité, les États qui ne possèdent pas de géants du numérique et – pourrait-on ajouter – les citoyens et la démocratie. Il y a là de quoi donner à une large coalition d’acteurs des raisons de se mobiliser et cela va au-delà de la question de la « souveraineté numérique ». Il s’agit d’atténuer les dépendances technologiques, économiques et politiques liées au pouvoir des Big Tech américaines mais, plus encore, il s’agit de savoir quel monde numérique nous voulons. La trajectoire actuelle, ce sont des technologies qui, malgré certains bénéfices, font reculer à la fois les libertés, la justice sociale et la lutte contre le réchauffement climatique.
Existe-t-il aujourd’hui, malgré cela, des éléments qui pourraient faire consensus et armer une critique plus autonome face aux Big Tech ? Quels seraient les principaux acquis de la critique selon vous ?
On pourrait dire que l’un des principaux acquis de la critique est qu’une personne avertie et motivée peut encore se passer des services des Big Tech aujourd’hui : utiliser un système d’exploitation libre plutôt que Windows ou Mac OS sur son PC, refuser de s’inscrire sur les grands réseaux sociaux commerciaux ou leur préférer des alternatives comme Mastodon, privilégier un autre moteur de recherche que celui de Google, ne rien acheter par l’intermédiaire d’Amazon, aller chercher une réponse directement sur Wikipédia plutôt qu’en interrogeant ChatGPT, etc. Le fait que ces refus d’utilisation et ces usages alternatifs continuent d’exister a, je crois, une importance, ne serait-ce que pour démontrer qu’il est possible d’envisager nos vies numériques autrement. Il faut néanmoins immédiatement ajouter deux bémols. Le premier est que ces usages alternatifs demeurent réservés à une minorité et qu’ils supposent au quotidien une démarche militante, qui n’est évidemment pas donnée à tout le monde. Le second est que le pouvoir des Big Tech paraît aujourd’hui plus pervasif que jamais, notamment parce que ces entreprises contrôlent également de nombreuses infrastructures, comme les centres de données ou les câbles transocéaniques, ce qui a pour conséquence que l’on s’en passe en fait rarement complètement.
Depuis dix ans, il y a également des acquis de la critique en matière de réglementation, bien que l’encadrement des Big Tech me semble toujours notoirement insuffisant comme je l’ai rappelé auparavant. Malgré leurs limites, des textes européens comme le RGPD, le DSA (Digital Services Act) ou le DMA (Digital Markets Act) apportent certains garde-fous en matière de protection des données personnelles, de protection des locuteurs vulnérables dans les espaces en ligne ou de lutte contre les abus de position dominante. La question qui se pose aujourd’hui est non seulement de faire appliquer ces règles, mais aussi d’aller plus loin, dans un contexte politique relativement défavorable. Mais même aux États-Unis, il y a un peu d’espoir. On le voit avec les procès en cours contre les pratiques monopolistiques de Google et de Meta, qui témoignent aussi de l’importance de l’institution judiciaire en tant que contre-pouvoir.
Il y a enfin un troisième type d’acquis de la critique, qui concerne plutôt les savoirs et les représentations. Il me semble que le public est aujourd’hui mieux informé de la manière dont fonctionne notre monde numérique dominé par les Big Tech. Mes étudiants à l’université sont conscients de l’empreinte environnementale du numérique et savent que de nombreux services des Big Tech supposent en amont des activités productives précaires, mal rémunérées et souvent dangereuses, depuis le travail dans les mines jusqu’aux micro-tâches des « petites mains » de l’IA. Le niveau de connaissances de ces réalités a augmenté et c’est à mon sens un effet de la critique. S’il n’y avait pas eu des syndicats, des journalistes, des artistes et des universitaires pour dénoncer les conditions de travail des modérateurs de contenus, il y aurait aujourd’hui moins de gens au courant de leur existence. Toute la question est de savoir comment l’on transforme ces savoirs critiques en action politique efficace, en capacité à changer les usages des entreprises et des utilisateurs. C’est, je crois, la question qui est devant nous.
18.06.2025 à 10:00
L’Ukraine, la littérature, la guerre… Entretien avec Maria Matios
Grande figure de la littérature contemporaine ukrainienne, ancienne députée de la Rada ukrainienne, Maria Matios compte parmi les écrivaines les plus influentes d’Ukraine. Après être entrée en littérature en tant que poétesse (elle a publié sept recueils à ce jour), elle s’est faite romancière, et ses œuvres en prose sont aujourd’hui traduites dans plus de quinze langues. Lauréate en 2005 du prix national Taras-Chevtchenko, elle a également remporté à trois reprises le Prix du livre de l’année en Ukraine, notamment pour le roman Presque jamais autrement (2007), traduit en français en 2024 aux éditions Bleu et Jaune.
Presque jamais autrement est une saga familiale qui se déroule dans les Carpates ukrainiennes au début du XX e siècle. Le récit met en exergue les grandes passions des gens ordinaires, avec en arrière-plan le destin d’un territoire martyrisé par les dominations successives. Entretissant les fils narratifs, Maria Matios livre un récit évocateur et souvent cruel, où les frères se déchirent pour d’étroits morceaux de terre, où des femmes courageuses défient, sans toujours la contester, la loi d’hommes parfois vertueux, parfois lâches, et où la sorcellerie semble exercer un pouvoir réel. Inévitablement, en lisant ce roman qui dit les ravages de la Première Guerre mondiale, on songe à la situation actuelle…
Maria Matios nous a accordé le 16 juin cet entretien, conçu et traduit en français par notre contributrice Nikol Dziub, qui est également la traductrice de Presque jamais autrement . Elle nous y parle de la littérature ukrainienne, de sa dimension humaniste, des pouvoirs particuliers de l’écriture au féminin, de la place de l’Ukraine en Europe, de la façon dont il lui semble que nous autres Européens percevons la guerre en cours, de l’avenir de notre civilisation…
Nonfiction.fr : Maria Matios, votre roman, Presque jamais autrement , qui a été récemment traduit en français (éditions Bleu et Jaune, 2024), a reçu de très bons retours en France, pour son histoire à la fois typique des Carpates et universellement humaine. On pourrait dire que votre plume est très européenne, qu’en pensez-vous ? Et dans quelle mesure, pour vous, la littérature ukrainienne est-elle une littérature européenne ?
Maria Matios : Honnêtement, je n’aime pas trop ces définitions de la littérature nationale comme étant européenne, américaine ou asiatique. Pour moi, ce qui importe davantage, c’est la façon dont une œuvre reflète les principes et les postulats universels de l’humanisme, la manière dont elle s’empare des notions de bien et de mal, d’amour et de haine, de noblesse, de bassesse, etc. Bien sûr, lorsqu’une œuvre reflète certaines traditions nationales, une mentalité nationale, ou lorsque l’intrigue se déroule dans un contexte national particulier, elle apporte un plaisir éthique et esthétique, une sorte de saveur particulière, et contribue à rapprocher le lecteur de la région où se déroulent les événements. C’est alors qu’apparaît ou non cette « alchimie » entre l’auteur et le lecteur qui provoque un bouleversement dans la conscience de ce dernier.
Prenons La Femme des sables de Kōbō Abe – comment qualifier un tel livre ? De toute évidence, il ne relève pas de la littérature européenne, mais cela a-t-il une importance pour la perception du roman par le lecteur ? Le thème central de l’œuvre est la quête d’une liberté personnelle absolue et, en fin de compte, le renoncement à celle-ci au profit de ce peu de liberté que le héros obtient au prix d’efforts incroyables – tout cela s’expliquant par le caractère du personnage, mais aussi par la mentalité nationale... Est-il important de savoir dans quelle niche nous classons ce roman ? L’essentiel, c’est qu’il s’agit d’une littérature véritable, qui suscite des émotions vives. La littérature sans émotions, c’est de l’eau distillée. Sans saveur.
Pourquoi m’attarder autant sur cet aspect ? Parce que j’appartiens malheureusement à une littérature peu ou pas connue dans le monde. Et elle n’est pas méconnue parce qu’elle est mineure, non européenne ou autre. Je suis une représentante très typique de la littérature postcoloniale, une littérature opprimée pendant des siècles par un empire qui s’est approprié sans vergogne ses meilleurs représentants et les a fait passer pour siens, c’est-à-dire pour russes. Et qui a réprimé ou exclu délibérément de ses rangs ceux dont la créativité ne correspondait pas aux canons impériaux. Tel est le sort de toutes les littératures sans État. Et trois décennies d’existence indépendante de la littérature ukrainienne n’ont pas encore permis au monde de découvrir sa diversité et sa richesse.
L’Ukraine est un grand pays européen. Cela ne semble plus faire aucun doute. Malheureusement, pour l’instant, l’Ukraine est davantage connue dans le monde à cause de sa lutte sans précédent pour sa souveraineté et sa liberté que grâce à ses œuvres littéraires remarquables, qui, je vous l’assure, sont nombreuses, que l’on parle de littérature classique ou de littérature contemporaine. Mais le monde doit encore découvrir ce vaste corpus. Cela dit, j’ai le sentiment que les « projecteurs » intellectuels du monde entier sont à présent à la recherche, en Ukraine, des œuvres littéraires qui feront la « une » de la littérature européenne. C’est en tout cas mon intuition – rien de plus !
Dans un autre livre consacré à la Bucovine, Bukova zemlia (réédité onze fois depuis 2019), vous avez fait un véritable travail de recherche archivistique mêlé à l’élaboration d’une fiction pour aboutir à une œuvre monumentale, qui traite de l’histoire européenne. Ne pensez-vous pas que l’idée même de l’Europe a besoin de récits de ce genre pour se construire ? Et que, en tant que femme auteure, votre voix est de celle dont l’Europe peut avoir besoin pour se raconter ?
Ce roman-panorama, Bukova zemlia , qui m’a coûté 13 ans de travail, ne parle de rien d’autre que de cette européité de l’Ukraine que vous évoquiez. Il traite de l’Europe en Ukraine et de l’Ukraine en Europe pendant 225 ans. C’est exactement la période couverte par mon roman, de 1789 à 2014, c’est-à-dire depuis l’apparition des premières colonies allemandes en Bucovine jusqu’au début de l’invasion russe dans le Donbass. N’est-ce pas là un authentique récit de l’histoire de l’Europe, si les événements du roman, outre la Bucovine (aujourd’hui la région de Tchernivtsi en Ukraine), se déroulent à Berlin, Paris, Vienne, Bucarest, Budapest, Moscou et Kyïv ? Et les personnages principaux sont aussi bien des personnages historiques – ministres, diplomates, trois futurs « nobélisés » – que des dynasties entières de bergers, d’agriculteurs, de guerriers-rebelles, etc. Ce que j’ai voulu faire suivre au lecture, ce sont précisément ces chemins croisés de nombreux pays et États qui font tourner la roue de l’histoire mondiale, toujours impitoyable tant pour les individus que pour des territoires entiers.
L’exemple de ma famille suffirait à lui seul à fournir la matière d’un roman sur cette européité à la fois ancienne et actuelle, et surtout bien réelle, de l’Ukraine. Jugez-en par vous-même. J’ai fait des recherches et je connais mes racines familiales jusqu’en 1790, c’est-à-dire jusqu’à la huitième génération. L’un de mes ancêtres était autrichien, soldat de l’armée impériale, et il est arrivé en Bucovine à la fin du XVIII e siècle. Mes arrière-grands-pères et mes grands-pères sont nés à l’époque de l’Autriche-Hongrie, lorsque la Bucovine faisait partie de cet empire. Mon père a un acte de naissance de l’État roumain. Ma mère est née le jour où le pouvoir soviétique est arrivé en Bucovine. Je suis née à l’époque de l’Union soviétique, et mon fils aussi. Ma petite-fille est une enfant de l’Ukraine indépendante. Qu’a-t-on là, sinon l’histoire de l’Europe à ses frontières, lorsque les terres à la jonction des États étaient redessinées et passaient de main en main, se retrouvant toujours sous la mainmise des plus forts, des plus agressifs ? En Bucovine, par exemple, rien que dans la première moitié du XX e siècle, le pouvoir a changé quatorze fois ! Et croyez-moi, étudier cette période et le destin des hommes à cette époque, c’est comme entrer dans un coffre-fort rempli d’or et de devises.
Je pense donc que l’Europe, même si elle est unie en théorie, ne se connaît pas encore tout à fait, c’est pourquoi elle se montre si prudente et méfiante envers un pays qui, comme l’Ukraine, tente de revenir dans son giron après les épreuves difficiles qu’il a traversées à l’époque soviétique, et surtout aujourd’hui, en temps de guerre.
Quant au fait que je sois une femme, une écrivaine... Les femmes sont, je crois, plus attentives aux détails, plus observatrices à certains égards, si l’on veut, et c’est pourquoi l’histoire racontée par une femme peut être non seulement instructive et extrêmement captivante, mais aussi utile. Tout comme l’Europe par elle-même est passionnante, même si à présent elle semble parfois en manque de sensations fortes qui soient réelles, et non fictives. Mais l’Europe est-elle vraiment prête à et désireuse de découvrir les bouleversements profonds que traverse sa voisine la plus proche, l’Ukraine, qui est également européenne non seulement par sa géographie, mais aussi par ses mentalités ? Oui, sur le plan des mentalités et de la civilisation, l’Ukraine est la sœur jumelle de la vieille Europe, et non de la Russie asiatique.
Pour rester sur la question féminine, dans plusieurs de vos romans, vous placez au centre de l’action des femmes dont le caractère va toujours un peu à contre-courant du destin. Pensez-vous que l’une des particularités de l’histoire de la littérature ukrainienne est d’accorder une place particulière aux femmes dans toute leur diversité ? Et pensez-vous que le rôle très important qu’ont joué les femmes auteures dans l’avènement de la littérature en langue ukrainienne, en particulier au XIX e siècle, est symptomatique de l’esprit démocratique qui souffle dans cette littérature ?
Oui, c’est juste. Dans la vingtaine de livres qui composent le plus gros de mon œuvre, mes personnages féminins vont souvent à contre-courant du destin, des circonstances, de la société, de la famille, surtout lorsque ces circonstances sont contraires à leur conception de la liberté individuelle et de l’honneur. Souvent, ce sont des combattantes, des guerrières, car elles sont animées par un esprit de liberté intérieure et spirituelle et de dignité personnelle hérité de leur mère, et elles ne se résignent jamais à l’oppression. L’amour de la liberté est l’une des principales caractéristiques morales des Ukrainiens en général. Ils ont le sens du devoir, tant social que personnel. C’est à ce carrefour entre le social et le personnel que se déroule souvent la bataille entre le cœur et l’esprit de mes héroïnes. En tout cas, ce sont sans aucun doute des personnalités saines d’esprit, quel que soit leur statut social.
Et cet instinct très sain de la liberté et de la dignité imprègne véritablement toute l’œuvre de nos classiques féminines, que ce soit Lessia Oukraïnka, Olha Kobylianska ou Natalia Kobrynska, trois grands noms de la modernité littéraire à cheval sur le XIX e et le XX e siècles. Mais, là encore, le monde connaît peu ces figures et leurs œuvres, où des personnages féminins souvent émancipés, précurseurs du féminisme, engagés dans une lutte courageuse pour leurs droits et leur liberté individuelle, ont toujours occupé une place de choix. Ainsi, dans la défense du droit à la liberté d’être, de penser et de s’exprimer, la littérature ukrainienne n’a jamais été à la traîne.
Pour en revenir à Presque jamais autrement , c’est aussi une histoire d’amour et de guerre, et l’on est tenté de faire le lien avec la situation actuelle. Pourriez-vous nous expliquer quels sont les enjeux que la guerre introduit dans votre écriture ? Comment, aussi, l’écriture en contexte de guerre a pu avoir une influence, ou non, sur vos dernières œuvres, en particulier votre dernier livre, On peut faire confiance aux femmes , où vous liez votre expérience d’écrivaine et de femme politique (rappelons aux lecteurs français que vous avez été députée à la Rada ukrainienne de 2012 à 2019) ? Et enfin quel est, d’après vous, le message qu’une écrivaine ukrainienne peut avoir envie de faire passer aux Ukrainiens et/ou au monde, en ces temps si troublés ?
Les événements de la Première Guerre mondiale racontés dans Presque jamais autrement et ceux la guerre actuelle, qui n’en est en réalité pas à sa quatrième année, mais à sa onzième sur le sol ukrainien, ne diffèrent guère dans leur dimension humaine, dans leur façon d’affecter le destin des individus. Il ne s’agit pas de les comparer ou de les relier, mais de pénétrer plus profondément dans la nature de la dégradation et de la dégénérescence humaines, car toute guerre est une dégénérescence morale et une dégradation de celui qui attaque et envahit, détruisant l’ordre mondial dans son ensemble. Il y a cent ans comme aujourd’hui, on rencontre la même volonté de vivre, les mêmes syndromes post-traumatiques, les mêmes épreuves inhumaines, la trahison et la perfidie inchangées. Il est difficile de trouver des mots qui ne blessent pas le lecteur quand on connaît tout le « menu » de la guerre. Et il en va toujours de même. D’ailleurs, un soldat actuellement au front qui a lu Presque jamais autrement m’a dit que si l’époque n’avait pas été précisée, il aurait pensé qu’il s’agissait d’aujourd’hui.
Vous savez, à l’époque, entre 2014 et 2021, en tant que députée d’abord, puis après encore, une fois mon mandat terminé, je me suis rendue à plusieurs reprises sur le front. J’ai participé à des missions humanitaires, j’ai fait du bénévolat, j’ai été cuisinière dans une unité militaire. Je sais ce que c’est que d’être bombardée par des lance-roquettes « Grad », j’ai ressenti une terreur animale à cause des explosions toutes proches. Mais c’était dans le Donbass. Aujourd’hui, je ressens la même peur, voire pire, dans la capitale d’un État européen. Vous comprenez, dans la capitale d’un grand État, berceau de la Rus’, dont l’histoire et même le nom sont aujourd’hui usurpés avec arrogance par la Russie de Poutine, dans la capitale où ont été baptisés les princes de Kyïv, où sont conservés les plus anciens monuments architecturaux et spirituels du pays, où la cathédrale Sainte-Sophie s’élève depuis un millénaire et demi. C’est dans cette capitale, dans la ville aux dômes dorés, que des alertes aériennes retentissent cinq ou sept heures d’affilée, que les drônes « shahed » explosent et que les missiles balistiques s’abattent sur les maternités, les écoles, les jardins d’enfants et les habitations civiles. L’une des dernières attaques contre Kyïv a endommagé l’antique cathédrale Sainte-Sophie dont je parlais il y a un instant. Depuis le 22 février, près de 2 000 alertes aériennes ont retenti rien qu’à Kyïv, faisant plus de 200 morts parmi les civils, dont près de 20 enfants. Comment vivre avec cela sans un désir ardent de vengeance ? Sans haine ? Sans rage ? Comment pourrais-je penser froidement, faire preuve de détachement, quand j’ai vu hier un soldat ukrainien montrer sa main sans index – il a été mutilé en captivité, ses bourreaux russes lui ont coupé le doigt avec ces mots : « Tu n’en auras plus besoin » ?
C’est pourquoi je ne peux pas déterminer comment la guerre en cours influence ma créativité. Ce sont des choses indescriptibles. Je ne perçois plus la créativité comme avant. Ce n’est plus le fondement de ma vie. C’est devenu un passe-temps sur fond de barbarie. Je pense que, pour l’instant, il faut avant tout documenter et consigner de manière aussi précise et complète que possible les manifestations de cette barbarie inimaginable à l’égard de la population civile – ces crimes contre l’humanité, en fait. Et j’espère que, quand le temps sera venu, une grande œuvre verra le jour sur cette période tragique, sur ces événements et ces actes qui ne peuvent pas recevoir d’explication rationnelle.
Et pourtant, je cherche quand même une explication au présent dans le passé. Car tout est lié. Dans le roman On peut faire confiance aux femmes , c’est presque avec un scalpel à la main, presque chirurgicalement que j’examine la fin de l’ère soviétique, cette période de cynisme moral et d’humiliation de la personnalité, d’étouffement idéologique, de chantage, de pénurie et de « rideau de fer ». Je suis moi-même issue de cette époque, je la connais donc parfaitement. Et je vois comment elle a influencé le destin futur du pays. J’essaie à travers mes mots de faire passer ce message, que le totalitarisme et l’autoritarisme ne peuvent pas être des repères pour l’avenir. La justification du totalitarisme et de la dictature (que ce soit celle d’un individu ou d’une idéologie) mène systématiquement au mépris éhonté du droit international et des droits souverains de nations entières – l’exemple de la Russie actuelle en est la preuve éclatante. C’est ce que j’ai voulu dire à travers ce roman.
Alors, oui, nos problèmes ukrainiens peuvent sembler lointains pour la plupart des pays européens, qui n’ont plus connu la guerre sur leur territoire depuis trois générations. Le calme est toujours apaisant. Mais le calme est parfois très trompeur, car il peut être rompu en un instant, avant même que vous ayez le temps de faire votre valise et de mettre vos enfants en sécurité. C’est pourquoi je voudrais que les gens fassent preuve de plus d’empathie envers ceux qui en ont besoin. Car aujourd’hui, c’est nous, et demain, ce sera peut-être vous – vous qui, en ce moment, lisez cet entretien et haussez peut-être les épaules en vous disant : « Quelle femme étrange. Mais de quoi parle-t-elle ? »...