03.10.2025 à 10:00
Entretien avec Juliette Speranza : « Nous sommes tous des minorités »
Pour tracer une voie de sortie à la polémique opposant woke et antiwoke, la philosophe Juliette Speranza propose, avec Nous sommes tous des minorités (Éditions du Faubourg, 2025), de concilier diversité et universalisme. Face à la réalité de l’expérience minoritaire, affirme-t-elle à l’issue d’une série d’entretiens, la reconnaissance des particularismes peut être un moyen de mieux comprendre et régulariser les discriminations, et ainsi, de tenir la promesse de l’universalisme républicain.
En complément du compte rendu de son ouvrage, Juliette Speranza revient ici sur sa démarche et ses propositions. Propos recueillis par Christophe Fourel.
Nonfiction : Vous êtes l’autrice d’un essai remarqué sur l’échec scolaire ( L’échec scolaire n’existe pas ! , éditions Albin Michel, 2020). En quoi votre nouvel ouvrage s’inscrit-il dans la continuité de votre réflexion ?
Juliette Speranza : J’ai écrit L’échec scolaire n’existe pas ! pour dénoncer la discrimination, voire la ségrégation infligée aux enfants les plus éloignés des normes scolaires. Je proposais de repenser l’éducation par le prisme de la neurodiversité et non plus de la normalité ou de la productivité afin de dépasser un système profondément inégalitaire. Ces enfants représentent une minorité au sein du système éducatif. C’est vrai que les recherches liées à cet ouvrage, puis le travail effectué lors de ma thèse sur la neurodiversité et les mouvements sociaux liés au handicap, auxquels se sont ajoutés des travaux sur le genre et les migrations, m’ont amenée à réfléchir au fait minoritaire de manière plus globale.
Vous affirmez que « nous sommes tous des minorités ». Cette formulation paradoxale ne risque-t-elle pas de diluer la spécificité des discriminations subies par certains groupes ? Comment concilier cette universalité de la condition minoritaire avec la nécessité de reconnaître des oppressions particulières ?
Pour reconnaître ces oppressions, il faut qu’elles nous parlent. C’est pour cela que j’ai choisi de faire résonner avec ma réflexion les témoignages de personnes minorisées. Dire « nous sommes tous des minorités », c’est briser la frontière artificielle entre un monde de la « majorité » et un monde « minoritaire ». Il y a une fluidité de la condition minoritaire. Pour répondre à votre question, on peut interpréter, à l’aune de son titre, le livre comme une volonté de relativiser l’intensité de certaines situations minoritaires, mais en le parcourant, on comprendra que l’intention est, a contrario, d’impliquer chacun dans la lutte contre les iniquités, dans son intérêt singulier et dans l’intérêt de tous. C’est aussi une manière de ré-humaniser les personnes minorisées en refusant de les assigner à ce rôle.
Dans votre livre, vous dénoncez les « ravages du fixisme social » que vous jugez plus dangereux que le « prétendu communautarisme ». Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par fixisme social et en quoi il constitue, selon vous, une menace plus importante pour la cohésion sociale ?
J’entends par fixisme social la tendance à s’opposer aux courants minoritaires et à naturaliser l’ordre social. C’est une sorte de fatalisme, qui considère que les personnes minorisées le sont par essence, mais c’est surtout la crainte d’un renversement de situation. On comprend aisément que les plus privilégiés incarnent ce fixisme social, et que cette « majorité » s’appuie sur la résignation et l’auto-stigmatisation des personnes minorisées. Et pourtant, en réalité, à l’échelle d’une société, les minorités sont une opportunité démocratique. Elles ont pour finalité de remodeler et de rejoindre le commun. Elles ne veulent pas faire sécession, mais faire société. C’est pour contrer ce « malentendu identitaire » que j’ai pris soin dans cet ouvrage de distinguer une minorité d’une communauté, et de distinguer le communautarisme d’un discours minoritaire. Lorsqu’une minorité « naît » (j’ai illustré cette étape avec Gabrielle Deydier qui témoignait pour les personnes grosses, une minorité qui se perçoit en tant que telle depuis peu), elle se donne pour vocation de disparaître en tant que minorité. Ce qui n’est pas le cas d’une communauté.
Le fixisme social et la crispation anti-minoritaire, en empêchant le progrès social, aggravent les iniquités et le ressentiment des personnes minorisées. L’oppression entraîne un délitement social. La conscience minoritaire étant actuellement très aiguisée, on provoque un désengagement citoyen, de la violence. J’ai parlé dans le livre des Burakumin, une catégorie de la population fortement discriminée au Japon, pour illustrer cette évidence.
Vous présentez les minorités comme des « mouvements régulateurs, producteurs de savoir et de lien social ». Cette vision contraste avec les discours qui les accusent de fragmenter la société. Comment les minorités peuvent-elles concrètement créer du lien social ?
Les discours qui présentent la parole minoritaire comme des attaques contre la démocratie me paraissent totalement absurdes. Il s’agit même d'une inversion accusatoire. Si les minorités émergent, c’est précisément parce que la société est fragmentée. Ainsi, accuser les mouvements régulateurs minoritaires de menacer l’« universel » (c’est ce que j’appelle l’argument universaliste) est contradictoire. Les minorités contribuent à redéfinir un universel en constante évolution : car si l’universel tend vers l’unité, il a vocation à embrasser l’ensemble des personnes et à s’adapter à la diversité humaine. Un universel qui exclut certaines catégories est une imposture. Par exemple, les minorités queer aspirent simplement à l’existence et mettent en évidence des normes de genre qui les excluent. Privées de certains droits, dénigrées par la doxa majoritaire, elles sont parfois, comme les personnes non-binaires, considérées comme une infraction aux normes sociales et à la nature. On nie leur existence même. Ainsi, en produisant et diffusant des discours minoritaires, elles façonnent la société et élargissent la norme afin que le corps social soit en capacité de les reconnaître et de leur restituer la place qui leur revient. Elles luttent pour l’estime qui doit être accordée à chaque personne humaine sans exception. C’est ce qui revient dans chaque échange : la « fierté » des minorités, qui effraie les non-concernés, n’est qu’une réponse à la négation de leur existence. L’identité n’est revendiquée que lorsqu’elle est menacée.
Votre démarche repose largement sur des témoignages de personnes « minorisées ». Quel a été l'impact de ces rencontres sur votre propre regard de philosophe ? Y a-t-il eu des témoignages qui ont particulièrement bouleversé vos représentations initiales ?
J’ai été bouleversée par tous les témoignages (Gabrielle Deydier, Alexandre, Nicolas Joncour, Marie Cau, Fatima Benomar, Frédéric Moutou, Steve Tran, Jonas Pardo, Ghaleb Bencheikh, Saïda et Michelle Perrot) et ils ont renforcé ma conviction selon laquelle les expériences minoritaires doivent être plus largement entendues et partagées. Les personnalités interrogées ont toutes un regard très critique, absolument pas dogmatique sur leur condition, et n’ont pas hésité à livrer leur histoire et leurs propres contradictions.
Chacun d’entre eux m’a donné à voir des contrées impensées de la condition minoritaire. Parler d’antisémitisme avec Jonas Pardo a été particulièrement éclairant, dans le contexte que nous connaissons. La minorité des personnes asiatiques, abordée avec Steve Tran était sans doute celle que je connaissais le moins. Parfois érigée en « minorité modèle », souvent réduite à des clichés tels que leur supposée alimentation (les chiens, les nems, le riz) ou leurs supposées performances informatiques, les personnes asiatiques ou asiodescendantes subissent une stigmatisation plus complexe à appréhender mais tout aussi révoltante. Cette rencontre m’a inspiré de nouvelles idées, notamment celle de « l’humour impérial », qui, contrairement à d’autres formes comme l’humour noir, contribue à asseoir les préjugés à l’égard des minorités. C’était aussi passionnant d’échanger avec Michelle Perrot à propos d’un sujet qu’elle a rarement évoqué, la vieillesse. Enfin, même si j’avais déjà beaucoup échangé avec Nicolas Joncour, son sentiment d’être considéré comme un être « indigne d’exister » est insupportable et donne tout son sens à l’ouvrage.
Face à la polarisation du débat public entre « woke » et « antiwoke », vous proposez une sorte de troisième voie. Quels changements concrets préconisez-vous dans nos institutions et nos pratiques sociales ?
Ce débat entre « woke » et « antiwoke » n’a pas lieu d’être. En effet, on ne peut envisager de faire société sans une vigilance accrue (sans être « éveillé », c’est précisément la signification du terme woke) à l’égard des injustices. Pire, ce débat détourne notre attention des enjeux sociaux majeurs. Comme je l’explique dans l’ouvrage, parler d’idéologie woke est une antinomie. L’idéologie se trouve du côté de l’ignorance des revendications minoritaires au profit des dominants : se dire anti-woke ne veut rien dire d’autre que se dire favorable à l’oligarchie. Se dire anti-woke, c’est cracher sur la démocratie.
Au lieu de nous perdre dans un interminable débat déconnecté des situations réelles et concrètes, il nous faut appliquer le droit bien sûr, mais il faut surtout éduquer les citoyens de tous âges au fait minoritaire, promouvoir une meilleure représentation des minorités, favoriser la mixité et le dialogue, dans les discours mais aussi dans les pratiques. Chacun s’enlise dans ses représentations sans les confronter à d’autres lectures et vécus du monde. Nous manquons cruellement de discussions autour des conditions minoritaires, et nous manquons d’un cadre éthique pour nous prémunir des pratiques discriminantes.
29.09.2025 à 10:00
Les Contes d’Hoffmann à l’Opéra-Comique
Avec sa nouvelle production des Contes d’Hoffmann , Lotte de Beer signe un spectacle ambitieux qui fait dialoguer fantastique et intime. La mise en scène repose sur une idée forte : placer la Muse au cœur du drame, non plus comme simple témoin mais comme interlocutrice véritable, double critique et conscience morale d’Hoffmann. Le décor unique de Christof Hetzer, vaste plateau tournant qui enferme le poète dans ses songes, et les lumières sculptées d’Alex Brok offrent des images saisissantes. Les jeux d’échelles — Olympia tantôt miniature, tantôt géante — installent un climat d’étrangeté qui sied parfaitement à l’univers d’Offenbach.
Sur le plan musical, la soirée trouve son équilibre grâce à la direction toujours fluide et suprêmement intelligente de Pierre Dumoussaud à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. Héloïse Mas s’impose en Muse/Nicklausse, alliant puissance dramatique et élégance vocale. Michael Spyres est un Hoffmann parfaitement crédible, maître de sa voix et de son art. Quant à Amina Edris, elle relève avec vaillance le défi d’incarner successivement les quatre héroïnes avec un bonheur constant. Juste, homogène, l’ensemble vocal Aedes est un chœur idéal.
Un seul regret : la proposition de Lotte de Beer souffre parfois de ses propres audaces. Les dialogues réécrits, un peu trop explicatifs, ont tendance à alourdir le rythme et à réduire la part de mystère. Le recours répété au rideau entre les actes fragmente inutilement la dramaturgie — certains passages, par exemple l’acte de Venise, paraissant ainsi légèrement décousus.
Reste une lecture stimulante d’un ouvrage toujours problématique, une lecture qui préfère l’introspection au spectaculaire. Cette version des Contes d’Hoffmann séduira les spectateurs sensibles tant aux relectures contemporaines qu’à la flamboyance ou à la profondeur symbolique traditionnelles.
28.09.2025 à 13:00
Mémoires de la dissidence antillaise
Les Antilles françaises ont été marquées par plus de deux siècles d’esclavage colonial, aboli en 1848. Cette histoire a forgé une mémoire collective très vive autour de la liberté. Pour beaucoup d’Antillais, lors du second conflit mondial, rejoindre la France libre, c’était refuser une nouvelle soumission imposée, comme leurs aïeux avaient refusé la servitude.
En refusant l’autorité de Vichy et de l’amiral Robert, haut-commissaire de France aux Antilles et représentant du gouvernement de Vichy de 1940 à 1943, ces résistants, qu’ils soient dissidents (terme péjoratif utilisé par les autorités vichystes) ou engagés volontaires, ont fait un choix clair : celui de la liberté, contre la soumission ; celui de l’honneur, contre la peur. Ils ne se battaient pas seulement pour la libération de la France : ils défendaient une idée de la République, de l’égalité, et de la dignité humaine. Mais la reconnaissance de cet engagement, voire de ce sacrifice, a tardé à venir et reste incomplète.
À partir de leurs lettres et de leurs témoignages, ce podcast, enregistré avec la voix de leurs descendants et descendantes, rend compte de cette histoire encore largement méconnue.
Un podcast proposé par l’Association des Antillais et Guyanais de Loire-Atlantique (AAGLA), réalisé par Pop’ Média.
Crédits :
Production : AAGLA et Pop’ Média
Documentation historique : AAGLA (Martine Thiane, Victor Blandy, Christine Bulver)
Réalisation et Montage : Pascal Massiot
Mixage : Sébastien Boutin
Musiques :
Adieu foulards, adieu madras (L’ album d’or de la biguine, éd. Frémeaux & associés).
Lost song , Olafur Arnalds.
Le chant des partisans (instrumental)
Hymn to Freedom – Hymne à la Liberté de Thierry Deleruyelle, le Hal Leonard Europe Concert Band (enregistré le 10 août 2021)
25.09.2025 à 10:00
La valeur des personnes : entre don et reconnaissance
La question de notre valeur nous habite profondément. Cette valeur se façonne dans chaque domaine où nous nous engageons : par l’apprentissage, l’action, ou encore par notre appartenance à un collectif. Nous aspirons à ce que cette valeur soit reconnue par ceux avec qui nous interagissons – comme le signe d’une contribution significative, positive et porteuse de sens pour eux. Sans cette reconnaissance, comment pourrions-nous nous sentir véritablement investis d’une valeur ?
C’est en articulant la problématique de la reconnaissance, la question de la valeur des sujets et la théorie du don qu’Alain Caillé formule ici une proposition originale et ambitieuse. Une manière d’éclairer ce qui anime les êtres humains, les raisons qui les poussent aussi bien à coopérer qu’à s’affronter, parfois jusqu’au conflit ou à la guerre. « Les humains désirent être reconnus comme donateurs, de bien ou à défaut de mal, comme receveurs légitimes d’un don (…) et/ou comme participant du mouvement de la donation (de la vie, de la liberté, de la gratuité, de la beauté et du gracieux). C’est ainsi qu’ils entendent manifester leur valeur. » 1
L’ouvrage, dont la forme pourra surprendre, ne se contente pas d’énoncer une thèse audacieuse : il en explore les ramifications et s’efforce d’en tirer les conséquences. En même temps, il nous partage les « pièces du puzzle » qu’il a rassemblées autour de la question de la valeur des personnes. La seconde partie du livre revient ainsi sur plusieurs notions clés, dont la plus importante est sans doute une relecture stimulante de l’œuvre de Marcel Mauss, à laquelle Alain Caillé a consacré une part majeure de ses recherches.
Nonfiction : Vous avez consacré la première partie de ce livre à examiner la question de la valeur des personnes. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, de ce qui vous paraît, dans le monde actuel, exacerber l’importance de cette question ?
Alain Caillé : Jusqu’à il y a peu, c’étaient les questions et les enjeux économiques qui occupaient la première place dans les débats politiques. Il ne fait pas de doute qu’ils sont d’une importance extrême. Notre monde est à la fois la proie et le témoin effrayé de gigantesques conflits géostratégiques animés par le souci de développer une économie la plus puissante possible et de s’approprier des ressources précieuses, de l’eau, de la terre, du pétrole, des minerais, des terres rares, etc. On le voit partout, en Afrique notamment, et plus particulièrement encore en République démocratique du Congo. La politique de Trump, quant à elle, sacrifie tout aux intérêts économiques immédiats des États-Unis – qu’il ne distingue d’ailleurs pas de ses intérêts financiers personnels. Le paradoxe apparent, toutefois, est qu’il a bénéficié du vote des classes populaires, lesquelles auraient sûrement eu plus intérêt, d’un point de vue strictement économique, à voter Kamala Harris. L’explication en est que, pour elles, la question de la valeur qui leur est reconnue prend le pas sur la valeur économique.
En affichant l’objectif de rendre à l’Amérique sa grandeur (MAGA), c’est leur valeur, trop déniée par les élites culturelles, que Trump donne le sentiment de vouloir rendre aux classes populaires. Ou, pour le dire autrement, il propose d’un côté aux grandes entreprises, aux milliardaires et aux géants de la Tech de maximiser la valeur de leur portefeuille financier, et de l’autre, il offre aux catégories sociales les moins bien loties la possibilité d’affirmer leur valeur en proclamant de plus en plus haut et fort les valeurs auxquelles elles croient ou veulent croire. Car on pense avoir de la valeur au prorata des valeurs que l’on professe, pour autant qu’elles sont reconnues par d’autres auxquels on reconnaît de la valeur. Il y a là ce qu’on pourrait appeler une circularité axiologique auto-renforçante : j’ai de la valeur parce que j’ai des valeurs partagées par des gens à qui j’attribue de la valeur et qui m’en confèrent en retour parce que j’ai les mêmes valeurs qu’eux.
De plus en plus, les luttes économiques de redistribution (pour le dire dans le langage de la sociologue américaine Nancy Fraser) se doublent donc de luttes pour la reconnaissance. Il est même probable que celles-ci l’emportent désormais sur les luttes proprement économiques. Et cela est vrai tant à l’échelle mondiale qu’aux échelles microsociales.
À l’échelle mondiale, le fait le plus saillant est la lutte des anciens empires, vaincus, dominés et humiliés par l’Occident, pour retrouver au moins une part de leur grandeur et de leurs valeurs passées. C’est particulièrement flagrant dans le cas de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui aspire avant tout à être reconnue à nouveau comme une grande puissance. Mais c’est tout aussi évident en ce qui concerne la Chine, la Turquie d’Erdogan, l’Inde de Modi, etc. Au sein de chaque pays, de même, on voit se développer et s’exacerber la lutte pour la reconnaissance de chaque sous-culture présente, de chaque tradition religieuse, de chaque pratique ou orientation sexuelle, et – en amont de toutes ces luttes de reconnaissance – la lutte pour la reconnaissance de la valeur respective des femmes et des hommes. Cette question des rapports hommes/femmes constitue sans doute, en dernière instance, le facteur déterminant de la lutte pour l’affirmation de la valeur qui se joue entre le Nord et le Sud global – les pays du Sud accusant l’Occident de dégénérescence et ceux du Nord les accusant d’arriération barbare. Mais c’est elle également qui oppose, au Nord, les catégories populaires aux élites culturelles.
Pourriez-vous exposer ici la proposition théorique, très ambitieuse, que vous avez choisi de présenter dès l’introduction ?
Si elle est ambitieuse, j’ai toutefois choisi de la présenter et de la traiter de la manière la plus modeste possible. Pour simplifier à l'extrême, disons qu’il existe deux grandes manières de penser ce qui anime les humains au plus profond. Pour la première, c’est l’intérêt économique ou le besoin matériel (ou sexuel), la lutte contre la rareté. On a là le discours orthodoxe standard. Pour la seconde, c’est la quête de reconnaissance, que ce soit dit en ces termes, comme chez Hegel, Charles Taylor ou Axel Honneth, par exemple, ou, de manière un peu différente, comme chez La Rochefoucauld, Rousseau, Hannah Arendt ou René Girard, et tant d’autres. Je m’inscris pour ma part dans ce deuxième ensemble.
Il conviendrait de parler de manière spécifique de chacun de ces auteurs. Parmi eux, celle dont je me sens le plus proche est Hannah Arendt, qui traite magnifiquement du désir d’apparaitre, de se manifester ( Selbstdarstellung ) au sein d’une pluralité humaine. Mais ne parlons ici que d’Axel Honneth, qui est aujourd’hui considéré comme le théoricien par excellence de la lutte pour la reconnaissance, celui auquel la plupart des débats renvoient. Or, après m’en être senti très proche, c’est peut-être de lui que je me sens désormais le plus éloigné. D’abord, parce que son approche est au bout du compte presqu’exclusivement normative. Elle nous dit que dans une société bonne, chacun devrait être reconnu, c’est-à-dire selon lui aimé, respecté et estimé. Certes, il est assez problématique d’imaginer que chacun puisse être aimé ou estimé de manière égale. Mais le problème principal est que cette formulation ne nous dit rien, en définitive, sur les motivations profondes des sujets humains. Elle laisse croire que tous les humains seraient mus en dernière instance par l’aspiration à une reconnaissance mutuelle rationnelle partagée, ce qui ne saute pas aux yeux. Cette théorie de la lutte pour la reconnaissance ne parle en réalité guère de lutte. Par ailleurs, elle ne nous dit pas à quel titre nous entendons être reconnus.
À cette question, je propose deux réponses qui me semblent manquer chez les auteurs que je viens de mentionner. La première est que nous désirons être reconnus comme ayant de la valeur. La seconde est plus complexe et comporte deux volets.
Le premier volet consiste à dire que l’on reconnaît de la valeur – et que l’on accorde de la gratitude (deuxième sens du mot “reconnaissance” en français) – à celles et ceux qui ont donné quelque chose. On salue alors leur générosité, leur créativité, leur capacité à engendrer. Sur ce point, on retrouve Marcel Mauss et la thématique du don, totalement absente chez les auteurs cités. Le second volet soutient, réciproquement, que l'on reconnaît également de la valeur à ceux à qui il a été donné et qui ont reçu quelque chose de précieux (un héritage important ou un titre de noblesse, par exemple) ou quelque chose de plus impalpable (une forme ou une autre de beauté, d’intelligence supérieure, de vitalité ou de grâce, par exemple). Cette fois, ce n’est plus Mauss qui sert de point d'appui, mais plutôt la tradition phénoménologique allemande. Celle-ci s’appuie sur une particularité de la langue allemande dans laquelle « il y a » se dit : es gibt, soit littéralement : « ça donne ». Mais qui donne ce qui est là, ce « il y a » ? Personne, et à personne en particulier. C’est le domaine de ce que les philosophes de la tradition phénoménologique appellent celui de la donation ( Gegebenheit ), celui des dons (des dons impersonnels) souvent les plus précieux : la vie, la terre, la pluralité des espèces animales, le cosmos, les paysages, etc. C'est le lieu des valeurs incommensurables.
S'agissant de la théorie du don de Mauss, justement, pourriez-vous expliquer les ajustements que cette proposition devrait conduire à faire ?
Ils sont assez nombreux. Le plus évident, eu égard à ce qui est au cœur de notre entretien, est de souligner que le célèbre Essai sur le don de Mauss (1924-25), qui rassemble tout le savoir ethnologique de son temps, atteste d’au moins une certaine universalité de la quête de reconnaissance par le don, même si Mauss ne le dit pas explicitement ainsi. Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il est nécessaire de revenir sur un cas assez singulier et déconcertant dans l’histoire des idées. Pendant longtemps, dans la philosophie française d’après-guerre, Hegel a été lu et compris dans le sillage des cours flamboyants donnés par un philosophe d’origine russe, Alexandre Kojève, qui a notamment mis en avant ce qu’il a appelé la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (là où Hegel, moins grandiloquent, parle de dialectique du maître et du serviteur). Ces cours donnés avant la Seconde Guerre mondiale ont été édités par Raymond Queneau en 1947, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel . En lisant cette introduction, j’ai toujours senti de larges échos avec l’ Essai sur le don de Mauss. Et, réciproquement, les passages de Mauss sur le potlatch, notamment, évoquaient pour moi irrésistiblement la lecture de Kojève. Ce n’est que très récemment que j’ai fini par comprendre (sans savoir alors que l’historien Carlo Ginzburg l’avait fait avant moi) que, comme il l’a avoué lui-même, Kojève n’avait pas fait une lecture fidèle de Hegel, mais avait surtout voulu « frapper les esprits ». Ce qu’il n’a pas avoué, en revanche, c’est qu’il avait tout simplement plaqué sa lecture de l’Essai sur le don sur Hegel. Une fois ce premier point précisé on sait mieux de quoi l’on parle.
Un deuxième ajustement nécessaire, du même ordre, a trait à tout ce qu’écrit Mauss sur les choix des civilisations, sur l’arbitraire des coutumes, des manières de marcher, d’habiter son corps, de construire des maisons, de manger, etc. Tout cela aurait pu ou pourrait être autrement que ça n’est. Or, là encore, le choix de telle coutume particulière est précisément destiné à affirmer une certaine valeur que l’on croit acquérir en l’effectuant, puisqu'on affirme en même temps que c’est ainsi qu’il faut faire les choses et se comporter, et non autrement. Qu’on pense ici, simplement, à la logique de la mode.
Par ailleurs, si l’on veut commencer à décrire et à comprendre un peu finement comment la reconnaissance entre en jeu dans et avec le don, il convient de détailler les moments du cycle du don (donner, recevoir et rendre selon Mauss) – en ajoutant celui de la demande –, et de se demander comment et pourquoi la reconnaissance va au donateur plutôt qu’à celui qui demande ou qui reçoit. De montrer également comment le don peut être don de mort et de méfaits à défaut d’être don de vie et de bienfaits. De faire voir, enfin, que ce qui est don pour l’un ne l’est pas pour un autre, etc. C’est à quoi nous nous sommes employés, Jean-Edouard Grésy et moi, dans Œil pour œil, don pour don. La psychologie revisitée (DDB, 2018), en montrant comment le cycle du don, et donc de la reconnaissance, peut être biaisé par de multiples dérapages selon que l’on demande, que l’on donne, que l’on reçoive ou que l’on rende trop ou pas assez. Untel, par exemple, croit être généreux et avoir beaucoup de valeur à ce titre, mais il ne voit pas que par l’excès même de ses dons, il humilie ceux qui les reçoivent ou, pire, les empêche de donner à leur tour.
Pourriez-vous dire un mot, pour finir, des conséquences que vous pensez devoir en tirer, pour la société et/ou les personnes qui la composent ?
Un dernier mot sur la lecture qu’il convient de faire, selon moi, de l’ Essai sur le don, ce texte que je tiens, vous l’aurez compris, pour le plus important peut-être de toute l’histoire de la philosophie politique et des sciences sociales. Il y en a trois grands types de lecture possibles.
La première, la lecture économiciste, peut s'autoriser des deux premières pages de l’ Essai . Elle voit dans les relations de don le masque ou l’euphémisation de l’échange marchand et du donnant-donnant régi par l’intérêt personnel. C’est la lecture de Bourdieu, notamment, pour laquelle la générosité affichée n’est en définitive qu’un faux-semblant de l’intérêt économique.
La deuxième, moins courante, serait pourtant en cohérence avec les deux tiers ou les trois quarts de l’ Essai . Elle fait valoir l’universalité – une certaine universalité –, de la lutte pour la reconnaissance par le don agonistique, par la rivalité par le don. C’est la lecture de Baudrillard, notamment, dans le sillage de celle de Georges Bataille.
La troisième est celle que nous avons privilégiée dans La Revue du MAUSS . Elle procède des conclusions morales, politiques et sociologiques de l’ Essai qui constituent un vibrant plaidoyer pour un socialisme démocratique et un humanisme qui sache s’inspirer de ce qu’il y a lieu de retenir du passé de l’humanité.
Dans mon dernier livre, celui qui fait l’objet de notre entretien, parlant de l’aspiration des humains à faire reconnaître leur valeur, j’ai donné plus de place et d’importance que je ne l’avais jamais fait à la deuxième lecture. N’est-elle pas en contradiction avec les conclusions humanistes et démocratiques de Mauss et du MAUSS ? Si chacun lutte avant tout pour faire reconnaître sa valeur, le risque est grand, en effet, de basculer dans la guerre de tous contre tous ou dans une aspiration plus ou moins nietzschéenne à l’apparition du surhomme. Ce serait oublier que dans l’ Essai sur le don , Mauss précise bien qu’il ne traite que de ce qu’il appelle les « prestations totales agonistiques » et laisse de côté les prestations totales non agonistiques, autrement dit les multiples formes de partage.
Pour en revenir à votre dernière question, on peut dire que la société bonne est celle qui offre le plus de possibilité au plus grand nombre d’être reconnus comme donateurs et généreux. Non pas ceux qui ont le plus d’argent ou de pouvoir, mais ceux qui peuvent être reconnus parce qu’ils excellent dans des activités prosociales. Ainsi, celles et ceux qui se vouent à l’éducation des enfants, à la lutte contre le réchauffement climatique, à l’engagement associatif, à la cuisine, à l’art, au sport, à l’inventivité démocratique, etc. Ce projet de société est celui que le convivialisme tente de faire triompher à l’échelle mondiale. Le Nouveau manifeste convivialiste (à paraître en octobre 2025 aux éditions Le Bord de l’eau sous le titre Convivialisme ou barbarie ) expose ce projet en plaçant au centre de sa réflexion le problème que pose l’exacerbation mondiale des luttes pour la reconnaissance.
Notes : 1 - p. 14
19.09.2025 à 10:00
Débat – Le travail et la société française
L' APSE *, partenaire de Nonfiction, vous invite à une rencontre-débat gratuite en ligne, ouvert à toutes et tous, le mercredi 24 septembre 2025 à 18h30 .
Le monde du travail connait d’importantes transformations, ce qui oblige les sciences humaines et sociales à aborder autrement la question du travail, par des regards croisés entre disciplines pour éclairer la diversité des situations de travail, notamment en France.
Lors de cette rencontre-débat en ligne, il s'agira d'interroger collectivement des défis, leviers d’action et pratiques concrètes dans des contextes emblématiques du monde du travail contemporain.
Trois thèmes d’actualité ont été retenus pour une discussion avec des contributrices et contributeurs du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), ainsi qu'avec les participantes et participants en ligne.
– Le thème Intelligence Artificielle (IA) et futur du travail sera abordé par le regard d’ Ewan Oiry, professeur en GRH à l’IAE de Lyon, mis en débat par Grégory Lévis, président de l’APSE.
– Puis la question du travail soutenable sera abordé à travers les réflexions de Corinne Gaudart , directrice de recherches au CNRS, mises en débat par Dominique Massoni , présidente de l’ITMD (Institut du Travail et du Management Durable).
– Et enfin, la thématique des jeunes et du travail sera abordée par Thierry Berthet, directeur de recherches au CNRS, et mise en débat par Julien Hallais , co-président de l’Afci (Association française de communication interne).
Cette rencontre sera également l’occasion de présenter la structure générale du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), qui donne à voir les grands défis liés aux transformations du travail et la manière dont la recherche s’en saisit en France depuis trente ans.
Ces croisements entre disciplines et questions sociétales éclairent en profondeur la diversité des mondes du travail en France. Ils sont par ailleurs complétés par un livre blanc, qui présente un bilan de trois décennies de recherches en sciences sociales sur le travail, et formule un certain nombre de propositions pour les structurer et les revitaliser.
Cet évènement est gratuit. Toutefois, l’inscription préalable est nécessaire pour recevoir le lien de visioconférence.
Plus d'informations sur le site internet de l'APSE en cliquant ici .
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(*) L' Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE) , fondée en 1998 par le sociologue Renaud Sainsaulieu, est une association d'intérêt général réunissant chercheurs, sociologues en entreprise, étudiants et professionnels. Elle organise depuis près de 30 ans des rencontres régulières sur les usages de la sociologie dans le monde économique afin de mieux comprendre les situations de travail et les entreprises pour contribuer à les transformer.