19.09.2025 à 10:00
Débat – Le travail et la société française
L' APSE *, partenaire de Nonfiction, vous invite à une rencontre-débat gratuite en ligne, ouvert à toutes et tous, le mercredi 24 septembre 2025 à 18h30 .
Le monde du travail connait d’importantes transformations, ce qui oblige les sciences humaines et sociales à aborder autrement la question du travail, par des regards croisés entre disciplines pour éclairer la diversité des situations de travail, notamment en France.
Lors de cette rencontre-débat en ligne, il s'agira d'interroger collectivement des défis, leviers d’action et pratiques concrètes dans des contextes emblématiques du monde du travail contemporain.
Trois thèmes d’actualité ont été retenus pour une discussion avec des contributrices et contributeurs du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), ainsi qu'avec les participantes et participants en ligne.
– Le thème Intelligence Artificielle (IA) et futur du travail sera abordé par le regard d’ Ewan Oiry, professeur en GRH à l’IAE de Lyon, mis en débat par Grégory Lévis, président de l’APSE.
– Puis la question du travail soutenable sera abordé à travers les réflexions de Corinne Gaudart , directrice de recherches au CNRS, mises en débat par Dominique Massoni , présidente de l’ITMD (Institut du Travail et du Management Durable).
– Et enfin, la thématique des jeunes et du travail sera abordée par Thierry Berthet, directeur de recherches au CNRS, et mise en débat par Julien Hallais , co-président de l’Afci (Association française de communication interne).
Cette rencontre sera également l’occasion de présenter la structure générale du livre Le travail et la société française (CNRS, 2024), qui donne à voir les grands défis liés aux transformations du travail et la manière dont la recherche s’en saisit en France depuis trente ans.
Ces croisements entre disciplines et questions sociétales éclairent en profondeur la diversité des mondes du travail en France. Ils sont par ailleurs complétés par un livre blanc, qui présente un bilan de trois décennies de recherches en sciences sociales sur le travail, et formule un certain nombre de propositions pour les structurer et les revitaliser.
Cet évènement est gratuit. Toutefois, l’inscription préalable est nécessaire pour recevoir le lien de visioconférence.
Plus d'informations sur le site internet de l'APSE en cliquant ici .
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(*) L' Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE) , fondée en 1998 par le sociologue Renaud Sainsaulieu, est une association d'intérêt général réunissant chercheurs, sociologues en entreprise, étudiants et professionnels. Elle organise depuis près de 30 ans des rencontres régulières sur les usages de la sociologie dans le monde économique afin de mieux comprendre les situations de travail et les entreprises pour contribuer à les transformer.
18.09.2025 à 10:00
L'enfance et les savoirs ordinaires de l'histoire
Ce Chemin d’histoire s’intéresse au lien entre enfance et « savoirs ordinaires » de l’histoire. Qu’apprend-t-on de l’histoire en jouant aux Playmobil ? Comment l’histoire est-elle reçue par les enfants ?
L'ouvrage Quand l’enfance rencontre l’histoire. Imaginaires, représentations et savoirs (PURH, 2025), dirigé par Emmanuelle Fantin, étudie toutes sortes de productions culturelles (jeux de plateau, reconstitutions historiques, littérature jeunesse, etc.), objets de médiation établissant le premier contact entre les enfants et l’histoire.
Sortant d'une approche purement académique, il instaure autour de ces questions un dialogue entre chercheurs et professionnels : artiste, directrice du Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon, fondateur et chargée de communication de la maison d’édition Quelle Histoire, ou encore, scénariste de la bande dessinée Les enfants de la Résistance.
* Chemins d’histoire est un podcast d’actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est le 227 e .
Les invités :
Emmanuelle Fantin est maîtresse de conférences au CELSA (Sorbonne-Université) et chercheuse au GRIPIC. Elle est spécialiste des formes contemporaines de la nostalgie et de la solastalgie, ainsi que des instrumentalisations médiatiques et marchandes de l’histoire et la mémoire.
Fabien Lacouture est maître de conférences en histoire de l'art moderne à l’université de Lille.
16.09.2025 à 17:00
La schizophrénie a-t-elle une histoire ?
Souvent stigmatisée, la personne atteinte de schizophrénie est régulièrement le vecteur de critiques de la part de la société. Le mot de schizophrénie est notamment employé à mauvaise escient par les journalistes.
Dans le but de mieux comprendre la personne, ce qu’elle vit et de s’affranchir des nombreuses idées reçues, il est essentiel de mieux comprendre la pathologie. Et pour cela, une première approche peut-être celle de comprendre son histoire. Récente dans l’histoire de l’humanité, elle naît au début du XXe siècle.
Cet épisode de La Piqüre de rappel revient sur la naissance du diagnostic de schizophrénie, et son influence sur la psychiatrie comme sur ses patients au XXe siècle, avec l’habituel animateur de ce podcast, historien de la santé et directeur du Dictionnaire Politique d’Histoire de la Santé , Hervé Guillemain.
15.09.2025 à 11:00
La remise en cause de l'État social : entretien avec S. Lévy-Bruhl
L’État social est généralement associé à la solidarité. Pourtant, si l’on se penche sur les conceptions qui ont présidé à son introduction en France, c’est plutôt vers l’égalité qu’il faut se tourner. Car c’est elle que l’individualisation de la société à la fois garantit et compromet (si l’on prend en compte la croissance des inégalités qu’elle induit), et qui appelle ainsi des mesures correctives.
Or, ce n’est pas la même chose que d’évaluer l’État social à l’aune de la solidarité ou à celle de l’égalité, car là où la première pousse à une intégration sociale qui n’interdit pas certaines formes d’injonction à l’autonomie et de rétribution du mérite, la seconde vise à garantir à tous les conditions fondamentales de leur dignité.
C’est en substance le diagnostic que pose Sacha Lévy-Bruhl dans cet ouvrage, en retournant à l’origine de l’État social tel qu’il a été pensé par Durkheim et ses élèves, pour aborder les développements et remises en cause que celui-ci a connu par la suite, et dont nous ne sommes pas sortis.
Nonfiction : Comment définissez-vous, pour commencer, la sacralisation de l’individu, d’une part, et la subjectivation de la responsabilité, d’autre part, dans les sociétés modernes ? Et en quoi ces phénomènes constituent selon vous une contradiction ?
Sacha Lévy-Bruhl : Ce double diagnostic de sacralisation de l’individu d’un côté et de subjectivation de la responsabilité de l’autre me paraît en effet représenter le bon point de départ pour interroger la situation contemporaine de l’État social, même s’il peut d’abord sembler assez éloigné de ses enjeux les plus concrets. Il s’inscrit avant tout dans une approche que j’ai empruntée à l’école française de sociologie, et notamment à Émile Durkheim et l’un de ses principaux élèves, Paul Fauconnet, auquel j’ai consacré le premier chapitre de cet ouvrage – et une grande partie de mes recherches. Le geste qui a été réalisé par ces auteurs a consisté à rendre compte des évolutions qui se produisent dans la société française du XIX e siècle, et que l’on peut décrire dans les termes d’une individualisation, c’est-à-dire une dynamique dans laquelle l’individu devient la valeur cardinale de notre système moral, au détriment d’autres entités (la famille, l’ordre, la corporation, etc.). Le projet de ces sociologues est de décrire ce cadre moral, ses contradictions et le moyen de faire advenir des institutions à même de les dépasser.
C’est ici que la question de la responsabilité devient importante, et elle trouve une place stratégique dans cet ensemble dans les travaux de Paul Fauconnet. À travers une thèse sur la responsabilité appréhendée comme un fait social, Fauconnet a montré que plus l’individu est sacralisé, plus il est exclusivement désigné comme responsable des faits criminels (on ne songe plus, par exemple, à imputer un crime à un animal, à un esprit ou à une famille entière). Mais il a surtout montré que cette évolution conduisait à juger l’individu moderne comme de plus en plus responsable moralement de toutes les dimensions de son existence. Cette configuration finit par créer en lui le sentiment d’être un sujet dont toutes les actions, et même tous les événements qui le touchent, dépendent en dernière instance de sa volonté propre. Or ces deux dynamiques, celle d’un individu de plus en plus sacré, et d’une responsabilité qui se pense de plus en plus comme le produit de choix moraux intérieurs, sont au cœur d’une des principales contradictions des sociétés modernes relative à l’idéal de justice qui les travaille. Elles produisent en effet d’un côté un attachement de plus en plus fort à une norme d’égalité radicale – à l’intégrité et la dignité de la personne individuelle – et, de l’autre, une impossibilité à expliquer les situations où cette dignité se trouve atteinte autrement qu’en cherchant leur origine dans des volontés subjectives. Or, le plus souvent, cette recherche d’une volonté subjective autour d’une transgression de la valeur morale que l’on reconnaît à l’individu nous conduira à l’imputer à ceux qui en sont les victimes, conduisant in fine à justifier ces situations. Ce mécanisme contradictoire, j’en ai trouvé la trace dans ce que certains sociologues ont décrit comme un « blâme de la victime », qui apparaît spécifiquement dans le rapport que nos sociétés entretiennent avec la pauvreté, et qui conduit à imputer aux pauvres eux-mêmes la situation de pauvreté qu’ils subissent et que l’on condamne pourtant. J’ai alors tenté de montrer que c’est paradoxalement parce que ces situations nous choquent véritablement que l’on cherche à rendre compte de leur origine ; et que l’on finit par les justifier en étant incapables de trouver autre chose, à titre de cause, qu’un défaut subjectif.
Vous montrez ensuite que l’État social qui émerge au début du XX e siècle, puis après 1945 constitue en quelque sorte la résolution de cette contradiction. En quel sens ?
En effet, j’ai également retrouvé chez Fauconnet un modèle dans lequel la question sociale – celle de l’inégalité et de l’exploitation – peut se comprendre comme le produit d’une incapacité à sortir du référentiel de la responsabilité subjective pour réaliser l’égalité à laquelle la sacralisation de l’individu nous pousse pourtant à adhérer – et qui ne peut dès lors plus apparaître comme telle. Les lois qui fondent le droit social en France, notamment celle qui concerne les accidents du travail votée en avril 1898, peuvent alors être lues comme autant de moyens pour sortir de l’idée selon laquelle l’individu est moralement responsable de la situation sociale dans laquelle il se trouve, toutes les fois que cette suspension permet de respecter un désir d’égalité et de justice. Cette loi de 1898 a par exemple considéré que tout accident du travail dont un ouvrier est victime rend nécessaire de lui octroyer une compensation monétaire, et elle est allée, pour la garantir, jusqu’à désactiver radicalement toute idée de faute subjective. Même lorsque l’ouvrier en question est impliqué comme cause de l’accident qu’il subit (sauf quelques exceptions), on passe outre cette question de la responsabilité subjective pour lui substituer une logique de risque et d’assurance où disparaît toute considération relative à son comportement et sa responsabilité au profit d’un principe de garantie (de ses conditions matérielles d’existence). Partant de cette intuition, j’ai essayé de la systématiser, en montrant que les grands piliers de l’État social (l’assurance sociale mais également l’assistance, les services publics et le droit du travail) peuvent être relus à cette aune. Au terme de cette relecture il m’a semblé pertinent de suggérer que la suspension de la responsabilité subjective constitue le principal critère de définition de l’État social français, tel qu’il émerge à cette époque et se systématise en 1945.
La remise en cause de cet État social à partir des années 1970 s’est opérée, montrez-vous, sous la forme d’une réactivation d’une dimension de responsabilisation, avec en particulier toutes les politiques d’activation qui ont été menées depuis lors. Quelles conditions ont favorisé une telle évolution et quels aspects de l’État social ont été perdus à cette occasion ?
L’objectif de cet ouvrage est bien, en revenant sur les fondements de l’État social et en tentant d’en dégager une définition, d’aborder avec un regard nouveau les évolutions récentes qui l’ont touché. Or ces évolutions, bien que multiples, peuvent effectivement se résumer à travers le concept d’activation, selon lequel les protections sociales doivent participer à rendre les individus plus autonomes et responsables d’eux-mêmes, notamment par leur conditionnement à certaines attitudes et comportements. Ces politiques se sont développées un peu partout dans les pays occidentaux à partir des années 1990-2000, mais elles prennent leur source, en tout cas en France, dans une déstabilisation que l’on peut effectivement faire remonter aux années 1970.
À cette époque, l’État social commence à devenir un véritable objet pour les commentateurs publics comme pour la science politique, sous la forme d’un diagnostic de crise généralisée. Cette crise est présentée comme multiforme et transversale, mais elle renvoie surtout à une transformation générale du salariat marquée par la montée du chômage et de la précarité. Dans ce contexte, le modèle français de la protection sociale, qui s’était historiquement construit à partir d’une citoyenneté sociale adossée au statut de travailleur bien intégré, ne semble plus en mesure de répondre à l’émergence d’une nouvelle forme de pauvreté. On accuse même certaines de ses dispositions – relatives au droit du travail et à l’assurance notamment – de participer à ce mouvement en créant une barrière insupportable entre des insiders bien protégés et des outsiders délaissés. À cette évolution matérielle qui a naturellement conduit à interroger le cadre de la solidarité française, s’est ajouté un élément plus conceptuel dont j’ai voulu aider à dissiper la confusion sur laquelle il me paraît fondé. Si les politiques d’activation de la protection sociale sont héritières de cette période et de cette problématisation, c’est que la pente qui a été suivie à l’occasion de cette première crise a consisté à considérer que l’identité de l’État social français pouvait se résumer à la création d’un lien social, à une solidarité comme intégration dans des collectifs. Face à la montée du chômage et de « l’exclusion », on en a tiré comme conclusion qu’il revenait à l’État social français de se transformer pour pousser les exclus à s’intégrer de nouveau au sein de la société, quitte à leur forcer un petit peu la main. Or il s’agit bien ici d’un problème d’abord conceptuel, car la référence à la solidarité joue en fait un rôle secondaire par rapport à cette fonction de désubjectivation : si l’on fait appel à l’idée de solidarité ce n’est pas parce que l’on valorise l’interdépendance en soi, mais parce que c’est un moyen pour nous de dire que l’individu ne doit pas compter sur ses propres ressources (psychiques ou matérielles) face aux difficultés sociales qu’il peut rencontrer, car il ne peut en être réputé moralement responsable. Tout le problème est qu’en étant incapable de saisir cette différence, on a inversé le rapport de priorité entre ces deux dimensions, en s’engageant dans des politiques qui ont cherché à intégrer solidairement quitte à responsabiliser .
Il ne s’agit bien sûr pas de la seule cause qui explique l’essor des politiques d’activation, mais c’est une cause particulièrement importante dans le cas de la France, car la suspension du jugement de responsabilité y avait été poussée très loin. C’est surtout le diagnostic à porter sur ces évolutions qui change dès lors qu’on les aborde depuis cette définition de l’État social comme pôle de désubjectivation de la responsabilité . Les politiques d’activation, souvent perçues comme des réformes techniques, apparaissent alors comme une rupture majeure, justifiant de parler d’un « grand renversement » de la finalité de l’État social, sans nier aucunement l’ampleur encore actuelle des diverses formes de protection sociale en France.
Ce mouvement s’accompagne, expliquez-vous, d’une transformation fondamentale de l’idéal de justice dans les sociétés postindustrielles, qui se réfère de manière de plus en plus prégnante au mérite — une notion à laquelle la critique, qu’elle soit sociologique ou philosophique, a beaucoup de mal à opposer une position cohérente. Pouvez-vous préciser l’impact de ce renversement sur notre conception de la justice ?
L’un des paris de ce livre est de considérer que l’on peut résoudre des questions philosophiques à partir d’une approche socio-historique inspirée des sciences sociales. En l’occurrence, j’ai cherché à expliquer les recompositions de notre norme de justice à partir d’évolutions institutionnelles et politiques au sein desquelles ce renversement de la fonction politique de l’État social joue le premier rôle. Il m’a semblé qu’en rompant avec la diffusion d’une représentation de l’individu ne pouvant être jugé moralement responsable de sa situation sociale, cette évolution politique avait grandement participé à diffuser une norme de justice conditionnée (à l’effort, au travail, aux talents, etc.) qui s’exprime principalement par l’idée de mérite comme vecteur acceptable de hiérarchisation, à laquelle nous sommes de plus en plus sensibles.
Ce point de départ méthodologique implique de faire un pas de côté par rapport aux débats classiques sur le mérite, qui sont omniprésents en sociologie depuis les travaux de Pierre Bourdieu, et en philosophie politique, au moins depuis ceux de John Rawls. Ces deux approches disciplinaires, a priori très différentes, m’ont paru traiter de la question du mérite d’une façon quelque peu naïve, en partant du principe qu’il est un mythe masquant les inégalités, ou en se demandant s’il est ou non une norme de justice acceptable. Dans les deux cas, le sociologue ou le philosophe se place dans la position de dire si cette référence au mérite est bonne ou mauvaise, et comment elle devrait évoluer. On passe ainsi en quelque sorte à côté de la question la plus essentielle, qui consiste à se demander non pas si la méritocratie est un bon système politique, mais pourquoi l’idée de mérite comme principe de justice s’est diffusée avec une telle force dans nos sociétés contemporaines ? Sans ce recul socio-historique, le concept reste difficile à appréhender : en tant que fait social, il cristallise l’ambivalence et la complexité des dynamiques de modernisation, et ne peut être traité comme un simple objet d’indignation morale ou de raisonnement abstrait.
J’ai donc plutôt tenté de montrer que l’on pouvait retrouver dans le mode de pensée méritocratique la trace d’un mécanisme social complexe, logé au cœur de nos sociétés individualistes, dans lequel la sacralisation de l’individu en vient systématiquement à rendre impraticable sa propre norme égalitaire. Notre esprit individualiste tend en effet à imputer à la victime la survenue d’une injustice, alors même que notre volonté de trouver une source et une raison à cette injustice traduit un attachement fort à l'idée d'une égalité radicale. Mais cet attachement est en réalité contrecarré par cette tendance à imputer la responsabilité à la victime.
La méritocratie peut alors être critiquée sévèrement mais également être expliquée dans son essor en la rattachant au phénomène général de déconstruction progressive du pôle de désubjectivation de la responsabilité qu’est l’État social. La critique qui s’en trouve produite l’est donc depuis la démonstration d’une contradiction interne à nos sociétés et son système de valeurs, réinscrite dans une analyse sociohistorique des dynamiques sociales à l’origine de l’idée de mérite, et non depuis une position de surplomb qui ne fait que traduire les sensibilités morales et politiques depuis lesquelles on se penche sur la question.
A contrario, vous expliquez que la prise en compte de la construction sociale de l’individualité (bien différente de la naturalisation de l’individualité à laquelle on a assisté toutes ces dernières années) permet de penser l’égalité en phase avec un mouvement général d’amélioration des conditions vers laquelle nos sociétés devraient tendre. C'est aussi une façon de contrer la critique vers le bas de la part de franges de la population elles-mêmes insécurisées, dont les immigrés font sinon les frais, et que l’on voit se développer à grande vitesse dans bon nombre de pays européens, mais également de prendre en compte la nécessité de la transition écologique. Pourriez vous en dire un mot ?
Comme je l’ai indiqué, il me semble que ce renversement de l’État social, qui conduit à en faire un vecteur de subjectivation de la responsabilité plutôt qu’à s’y opposer, représente un séisme général d’une portée considérable. Il l’est notamment parce qu’il fait disparaître l’une des seules institutions qui n’enjoignait pas l’individu à compter sur lui-même pour faire face à l’insécurité de son existence. Or, dans le cas français, l’individualité s’est construite à partir d’un tel support durant près d’un siècle, et il serait donc très surprenant que sa remise en cause ne déstabilise pas tous nos équilibres politiques et idéologiques.
La déstabilisation que l’on observe le plus clairement aujourd’hui est effectivement l’émergence d’une nouvelle conflictualité politique largement structurée par le rapport au travail, et in fine , le rapport à l’effort tel qu’il s’exprime dans le travail. Pour comprendre cette évolution qui a conduit à faire de la question de l’assistance l’un des marqueurs de la critique politique d’une grande partie des classes populaires et des petites classes moyennes précarisées, il faut la ressaisir depuis le constat de perte d’un sentiment de sécurité qui était produit par le couple emploi intégré/protection sociale. Cette perte conduit, je l’ai dit, à la diffusion générale d’une norme de justice conditionnée, puisque l’État social qui portait une autre appréhension de l’individu s’affaiblit considérablement. Mais elle conduit également à un sentiment de déclassement généralisé pour toute la frange inférieure du salariat, dans lequel l’ancien vecteur de cette sécurisation se trouve moralement réinvesti – le statut de travailleur devenant « valeur travail » – pour créer une distinction conforme à une norme de justice purement rétributive – être justement rémunéré pour sa peine plutôt qu’être « payé à ne rien faire ». Derrière ce clivage, il est possible de déceler un attachement fort quoique paradoxal au statut protecteur qui avait permis de ne pas compter seulement sur ses propres ressources, dont on critique violemment le maintien dans les politiques d’assistance parce qu’on en ressent d’autant plus la perte pour soi-même. La figure de l’étranger s’insère effectivement dans cette configuration générale et apparaît de plus en plus comme l’autre facette de cette dénonciation d’un « privilège » indu. Dans le discours de l’extrême-droite, le statut d’étranger, voire de binational, est présenté comme permettant un accès plus simple aux éléments constitutifs du statut protecteur antérieur, notamment l’emploi et la protection sociale (particulièrement ciblée dans les projets de « préférence nationale »).
Quant à la question écologique, elle s’inscrit au croisement de ces deux dynamiques : sur le plan sociologique, il est évident qu’elle doit comprendre ce contexte très spécifique pour avoir une chance de se diffuser au-delà des groupes sociaux qui en portent traditionnellement l’idéal. Elle ne peut convaincre tant qu’elle présente le mode de vie stable du salariat en phase d’embourgeoisement du second XX e siècle comme un privilège humain indûment conquis sur le monde naturel dont il faudrait aujourd’hui solder l’héritage, alors même que c’est sa perte contemporaine, perçue comme une régression et une injustice, qui constitue le moteur de nombre d’affects politiques. Mais sur le plan politique, le renversement de l’État social construit lors du siècle précédent rend indispensable de fonder un nouveau référentiel dans lequel la contradiction de la modernisation libérale qui s’est d’abord exprimée autour de la question de la responsabilité se verrait réintégrée dans une vision plus large. Celle-ci pourrait s’exprimer dans la politisation du cercle destructeur d’une pensée libérale ne pouvant tenir sa promesse d’émancipation humaine qu’à travers une autonomisation de la sphère économique menaçant finalement la possibilité même d’une vie paisible à l’intérieur d’un environnement apprivoisé.
Si l’on sort du strict cadre budgétaire, comme vous nous y invitez, il n’en reste pas moins que l’on ne pourrait sans doute pas empiler les mesures de soutien ou les aides les unes sur les autres. Quelles orientations faudrait-il alors privilégier, selon vous, dans cette reconstruction de l’État social, ou quels principes devraient être mis en avant ?
Le premier point à souligner est effectivement que l’enjeu politique de l’État social ne se confond pas avec ses enjeux budgétaires et financiers : certaines réformes d’activation se sont par exemple traduites par une présence plus importante de l’institution dans la vie des personnes bénéficiant de prestations, parfois au prix d’un coût financier plus important. Mais le contenu de cet accompagnement n’oriente pas moins dans le sens d’un affaiblissement du rôle politique de l’État social. Cela étant dit, l’ambition de mon livre est davantage de préciser le diagnostic de la situation contemporaine de l’État social, et d’en indiquer les innombrables répercussions, plutôt que de proposer un programme de réformes. C’est ce premier travail, plus fondamental, qui me semble le plus urgent à effectuer.
Puisqu’il s’agit d’abord d’un travail de diagnostic, je ne cacherai pas que le constat qui en ressort est de nature très pessimiste. Le cercle vicieux qui s’est installé entre affaiblissement de la condition salariale, essor d’une nouvelle forme d’individualisme, et délégitimation de l’État social – les trois phénomènes ne cessant de se nourrir mutuellement – sème les graines d’une radicalisation de la contradiction moderne qui s’exaspérera sans doute dans un déchaînement de violences politiques dont on soupçonne à peine l’ampleur. D’un autre côté, les recompositions de l'État social ont été poussées si loin que l’on a bien du mal à identifier les points d’entrée à partir desquelles relancer sa fonction idéologique première, et desserrer l’étau politique actuel. À un niveau très général, je ne détonnerais pas avec la recommandation désormais consensuelle au sein de la littérature spécialisée, selon laquelle les protections sociales doivent toutes – ou presque – être réorientées sur un mode universel, en mettant fin aux logiques de ciblage et de conditionnement. Au-delà, je crois que le véritable vecteur à investir est celui du service public, forme de propriété sociale par excellence autour de laquelle une large part de l’attachement restant à un statut protecteur universel et objectif semble s’être réfugié. C’est donc par là qu’il faudrait commencer, en investissant bien sûr sa dimension matérielle, mais aussi – et surtout – sa dimension idéologique.
Il ne s’agit donc pas seulement de se mobiliser contre la logique austéritaire, de faire valoir que le service public est la propriété de ceux qui n’en ont pas, mais de l’investir avec la conscience qu’il est le point autour duquel le désir de protection, ailleurs refoulé et s’exprimant dans un rejet violent de la solidarité, se loge, et à partir duquel l’intégralité de la vision du monde sur lequel il s’appuie peut être relégitimée.
13.09.2025 à 09:00
« La Bohème » par Claus Guth à la Bastille
Puccini magnifiquement servi à l’Opéra Bastille, où La Bohème séduit grâce à une distribution de premier plan et une direction d’orchestre inspirée. Si la mise en scène de Claus Guth, qui a voulu transposer l’action dans un univers spatial, a de quoi dérouter, l’interprétation musicale, elle, touche au sublime.
Dès les premières mesures, Domingo Hindoyan impose une lecture aussi riche que sensible de la partition. L’orchestre de l’Opéra de Paris brille par son homogénéité et sa capacité à mettre en valeur chaque détail de l’écriture puccinienne : les bois se parent d’une tendresse infinie, les cordes exhalent une mélancolie vibrante et les cuivres explosent sans jamais écraser les chanteurs. Hindoyan cisèle les contrastes grâce à un sens rare de la respiration, conférant à l’ensemble une urgence dramatique qui maintient le spectateur en haleine.
Avec son timbre franc et son lyrisme généreux, Charles Castronovo campe un Rodolfo lumineux. Son « Che gelida manina » touche le cœur par sa simplicité ardente. Nicole Car incarne Mimi, mélange d’éclat et de fragilité : le son est projeté, doublé d’un phrasé d’une infinie délicatesse. Andrea Carroll, en Musetta, impressionne par son aplomb et son élégance vocale, donnant à la célèbre valse tout son brio, sans jamais verser dans la caricature. Autour d’eux, Etienne Dupuis (Marcello), Alexandros Stavrakakis (Colline) et Xiaomeng Zhang (Schaunard) composent un cercle de camarades, tout en nuances et complicité musicale. Le chœur — qui, on le sent, a bénéficié d’une remarquable préparation — ajoute à l’ensemble couleur et vibration, en particulier dans les scènes de foule où la densité sonore n’empêche jamais la précision rythmique.
Plus problématique se révèle la scénographie. Claus Guth a installé ses bohèmes dans un vaisseau spatial en perdition, bien loin du Paris romantique du livret. Si la métaphore peut séduire intellectuellement — isolement, quête d’oxygène, fuite dans les étoiles —, elle engonce l’action dans un cadre trop rigide, stérilisant. La froideur visuelle, malgré quelques belles images, enlève au drame sa spontanéité et son intimité. Les gestes scéniques, contraints par l’espace confiné du décor, ne laissent guère de place à la légèreté et à l’élan vital qui devraient pourtant être au cœur de l’opéra. La poésie du quotidien, le charme des petites misères et les grandes joies de la vie bohème se trouvent filtrés par un prisme conceptuel qui ne convainc pas. Là où Puccini nous invite à la chair et au frisson, Guth ne propose que distance et abstraction.
Mais c’est là tout le paradoxe : malgré ces réserves quant à la mise en scène, la puissance musicale de la soirée transcende les limites visuelles. On sort ébloui par la qualité des interprètes, par l’ardeur de Hindoyan, par l’émotion intacte que la musique parvient à faire surgir, en dépit de ce dispositif scénique qui n’aura pas plu à grand monde…