25.11.2025 à 17:00
Pourquoi l’affaire Epstein ébranle le mouvement Maga
Les revirements de Donald Trump sur les « Epstein files » ont semé la zizanie chez ses partisans, très impliqués sur le sujet. Le président américain aurait-il quelque chose à cacher ? Retour sur des mois de polémiques et ce qu’elle dit du rapport à la vérité chez les partisans de Trump.
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Du pain bénit pour les complotistes
L’affaire Epstein obsède depuis des années l’opinion publique américaine. Elle est rapidement entrée en résonance avec certaines théories du complot véhiculées dans le camp républicain. Au sein du mouvement QAnon, très proche de la nébuleuse « Maga », beaucoup sont en effet convaincus de l’existence d’un réseau mondial d’élites s’adonnant sans vergogne à la pédophilie, récoltant l’adrénochrome – substance prétendument rajeunissante – à partir de sang d’enfants. L’homme d’affaires et célèbre criminel sexuel américain Jeffrey Epstein, mort en prison en 2019, est présenté comme un maillon central de ce réseau.
“Donald Trump figure dans les dossiers Epstein. C’est pour ça qu’ils n’ont pas été rendus publics”
En promettant de rendre publics les « Epstein files », le « dossier Epstein », pendant la campagne présidentielle de 2024, Donald Trump est devenu le héraut de ces complotistes en guerre contre ce qu’ils pensent être une cabale pédophile et sataniste. Pour l’« influenceur » QAnon Mama Wolf, certains « message secrets codés » de Trump indiquaient sa volonté de démanteler ce grand système. Au début du second mandat de Trump, Peter Thiel, magnat de la Silicon Valley, allait jusqu’à annoncer une apocalypse – une grande « révélation », au sens étymologique : « Le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l’apokálypsis des secrets de l’ancien régime. »
Une “révélation” qui se fait attendre…
Sauf que le grand dévoilement n’a pas lieu. En mai 2025, Pam Bondi, ministre fédérale de la Justice, informe le président que son nom figure dans le dossier Epstein – l’information sera publiquement confirmée le 23 juillet. Elon Musk, brouillé avec le chef d’État, en profite pour l’attaquer sur X, mobilisant à nouveau une rhétorique complotiste : « Donald Trump figure dans les dossiers Epstein. C’est la véritable raison pour laquelle ils n’ont pas été rendus publics. Bonne journée, Donald Trump ! »
“Je connais Jeff depuis quinze ans. C’est un type formidable, qui aime les belles femmes autant que moi”
Trump est pris à son propre piège. Face au refus réitéré de l’administration de publier le dossier, le camp républicain se divise. En juillet, 36% des soutiens du parti dénoncent la gestion de ce scandale, selon un sondage réalisé par l’université de Quinnipac, quand 40% l’approuvent. Des déclarations passées de Donald Trump refont surface : « Je connais Jeff depuis quinze ans. C’est un type formidable. C’est un plaisir de le fréquenter. On dit même qu’il aime les belles femmes autant que moi, et beaucoup d’entre elles sont plus jeunes. » La mort d’Epstein en prison pendant le premier mandat de Trump, classée comme un suicide, refait l’objet de thèses conspirationnistes.
… et un véritable panier de crabes
À la fin de l’été, une proposition de loi imposant la publication du dossier est lancée, le Epstein Files Transparency Act. Trump demande dans un premier temps aux Républicains de ne pas la voter. Il dénonce, à qui veut l’entendre, un « canular démocrate ». Dans la dernière ligne droite, une partie des documents incriminant le président fuitent. « Bien sûr, [Trump] était au courant pour les filles », écrit Epstein, qui glisse encore : « J’ai rencontré des gens très mauvais. Aucun ne l’était autant que Trump. Il n’y a pas une seule cellule décente dans son corps. » Dans un autre e-mail, Epstein le qualifie de « chien qui n’a pas aboyé ». La base électorale de Trump se déchire un peu plus. Mi-novembre, la représentante Marjorie Taylor Greene, figure importante du mouvement Maga, rompt avec le président, dénonçant de manière véhémente son manque de transparence sur l’affaire.
“J’ai rencontré des gens très mauvais. Aucun ne l’était autant que Trump. Il n’y a pas une seule cellule décente dans son corps”
Face aux pressions, Trump fait finalement volte-face. Le 16 novembre, il appelle les républicains de la Chambre à voter en faveur de la divulgation des dossiers, et il promulgue la loi, tout en annonçant une enquête fédérale sur les liens entre le prédateur sexuel et des démocrates, dont Bill Clinton. Pour Alexander Hinton, professeur en anthropologie cité dans The Conversation :
“Trump a probablement joué un coup stratégique brillant, en déclarant soudainement : ‘Je suis tout à fait favorable à sa divulgation. Ce sont en réalité les démocrates qui sont ces élites maléfiques, et maintenant nous allons enquêter sur Bill Clinton et les autres.’ Il reprend le contrôle du récit, il sait parfaitement comment faire, et c’est intentionnel”
Alexander Hinton
Menteur, menteur
Le retournement n’en apparaît pas moins, pour beaucoup, comme la décision d’un homme acculé. À bien des égards, l’affaire Epstein ébranle certains fondamentaux qui fédérèrent le mouvement Maga. Selon Alex Hinton, ce dernier se structure autour de cinq piliers : l’Amérique ; les frontières à sécuriser ; le rejet du mondialisme ; la liberté d’expression ; la fin des guerres à l’étranger. « J’ajouterais l’insistance sur “Nous, le peuple”, opposé aux élites, précise l’universitaire dans l’article précité. Chacun de ces piliers est étroitement lié à une dynamique clé du mouvement Maga, à savoir la théorie du complot. Et ces théories du complot sont en général anti-élites et opposant “Nous, le peuple” à ces dernières. »
“Ni le statut de milliardaire ni celui de chef d’État n’ont suffi à convaincre ses soutiens que Trump appartient à cette élite qu’il dénonce”
Tant que Trump parvenait à maintenir l’image d’un président défendant les intérêts du peuple contre des élites supposément perverses, ses partisans lui passaient sans trop de problèmes ses innombrables mensonges, ses frasques, ses adultères, ses condamnations pour agression sexuelle. L’ensemble de ces accusations, plutôt que de discréditer Trump, ont pu être perçues par ses supporters comme une tentative de museler un « parrhésiaste » comme le dit Michel Foucault : celui qui dit vrai, parle franchement. La nébuleuse Maga a souvent été galvanisée par ces accusations lancées contre un homme qui dérangeait l’establishment corrompu du soi-disant « État profond ». Un homme qui, assurément, n’était pas parfait, mais dont les travers étaient facilement excusés. Ni le statut de milliardaire ni celui de chef d’État n’ont suffi à convaincre ses soutiens que Trump appartient à cette élite qu’il dénonce.
Trump a-t-il encore des cartes en main ?
Tout change en revanche dès lors que ses mensonges apparaissent au grand jour. Le parrhésiaste peut certes mentir, tant que son mensonge ne concerne pas l’objet même au sujet duquel on attend de lui qu’il dise, non pas « le vrai », mais « vrai ». Il n’a de force que par la conviction qu’il exprime, peu importe que son discours soit objectivement vrai ou faux. Le franc-parler de Trump qui ne ménage d’ordinaire personne, en dépit de son caractère souvent délirant, séduit une grande partie des Américains par cet engagement intime, viscéral. Sur l’affaire Epstein, ses atermoiements marquent une rupture avec la parrêsia foucaldienne. Trump se débat, essaie de se tirer d’affaire, là où le parrhésiaste ne transige pas et dit le fond de son cœur sans se préoccuper des conséquences, au péril parfois de sa vie.
Le camp républicain sera-t-il indéfiniment fracturé ? Difficile à dire. Sans doute faudra-t-il attendre le dévoilement du dossier et l’analyse de son contenu (d’ici un mois environ) pour voir une tendance à long terme se dessiner. Pour Alex Hinton, l’affaire aura sans doute un effet plus limité qu’on ne le pense :
“Beaucoup de membres de Maga ont compris qu’il fallait rester fidèle à Trump […] La rupture que nous observons est celle de Trump avec l’une de ses principales partisanes du Maga, l’élue républicaine de Géorgie Marjorie Taylor Greene, et non celle de la base partisane du Maga avec Trump”
Alexander Hinton
Certaines franges de l’électorat trumpien pourraient être plus affectées : « Il existe une réelle inquiétude, notamment parmi les chrétiens fervents du mouvement Maga, pour qui le trafic sexuel est un sujet central. » Mais à en croire Hinton, le trumpisme a encore de beaux jours devant lui.
