05.05.2025 à 08:00
“Pourquoi j'ai des images dans la tête ?”Les enfants répondent !
L’imagination, ça vient d'où, au juste ? Dans notre nouveau numéro, nous vous proposons de découvrir les réponses étonnantes et profondes d'enfants à cette question. Puis, Chiara Pastorini, spécialiste de philosophie avec les enfants, vous donne les clés pour aborder le sujet avec eux.

04.05.2025 à 09:00
Les noms de famille vont-ils disparaître ?
Nous sommes habitués à nous identifier par notre prénom et notre nom de famille. Or cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire. Et si l’on assistait au retour du mononyme ? C’est l’hypothèse osée que défend l’essayiste Raphaël Doan.
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Voici une prophétie qui ne me fait pas courir trop de risques, car je ne serai plus là pour vérifier si elle se réalise : au prochain ou dans les prochains siècles, les noms de famille vont disparaître. Nous entrerons dans le monde étrange de la mononymie : chaque personne n’aura qu’un seul nom. Un prénom, et c’est tout.
Des noms à rallonge… ou pas de nom du tout
Ce ne sera pas la première fois. Il y a déjà eu un moment de notre histoire où la plupart des gens n’avaient pas de nom de famille. Depuis la fin de l’Antiquité romaine, et au moins jusqu’aux XIe-XIIIe siècles, on ne se connaissait en général que par un prénom. Dans des documents comptables de Saint-Martin de Tours datant de l’époque mérovingienne, une liste de neuf cents personnes comprend seulement des mononymes : Fregeda, Babus, Theudolaicus, Sileubus, Augena… (voir Pierre Gasnault, Journal des savants, 1970). Dans le Polyptique d’Irminon, un inventaire des possessions de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés sous Charlemagne, les individus sont également listés par un seul nom : Godeboldus, Godehildis, Amlatrudis, Walateus, Framengildis, Ercanboldus, Gilda.
“Les noms de famille vont disparaître. Mais la mononymie n’aura rien d’inédit : il y a déjà eu un moment de notre histoire où la plupart des gens n’avaient pas de nom de famille”
C’était l’aboutissement d’un long processus qui semble avoir commencé mille ans plus tôt : la simplification progressive de l’onomastique. Sous la République romaine, les patriciens, puis également les plébéiens, revêtaient les tria nomina, les trois noms : le prénom (praenomen), le nom de famille (nomen) et le surnom (cognomen). Dans « Caius Julius Caesar », Caius est le prénom, Julius le nom de famille (celui de la gens Julia), et Caesar le surnom. Le prénom était le moyen de distinguer l’individu au sein de la famille, le nom marquait l’appartenance familiale, et le surnom servait soit à identifier plus précisément l’individu, soit à faire un rappel de certains ancêtres. Il y avait peu de prénoms : une quarantaine en théorie, en pratique plutôt une douzaine réellement utilisés (Lucius, Publius, Gaius, Marcus…). Dans les documents administratifs, on était encore plus exigeant, puisqu’on ne demandait pas seulement les tria nomina, mais aussi le nom du père et l’appartenance à la tribu (une circonscription politique). Pour les femmes, l’onomastique était plus simple et sévère puisqu’elles n’étaient appelées que par leur nom de famille et, éventuellement, un cognomen (par exemple Antonia Minor).
Au fil des siècles, le système évolua. D’abord, chez les aristocrates, on assista à une accumulation de noms dans les premiers siècles de l’Empire : on prenait plusieurs nomina et cognomina en référence au père ou à la mère, les femmes commençant à avoir plus de place pour se faire nommer ; on pouvait voir quelqu’un du nom de Servius Cornelius Magius Privatus Scipio Salvidienus Orfitus. Autour du IVe siècle, toutefois, un mouvement inverse s’amorça. Dans toutes les classes sociales, on vit disparaître le prénom, qui devenait de fait superflu au milieu d’une telle débauche d’appellations, mais surtout parce que l’octroi de la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire avait donné les mêmes noms à la plupart des habitants : tous les nouveaux citoyens s’appelaient Marcus Aurelius. À la fin de l’Antiquité, on finit par se concentrer sur le nom, et vers le VIe siècle, on ne se connaissait en général plus que par un mononyme. Ce phénomène peut s’expliquer à la fois par les influences germaniques, par la culture du baptême chrétien, et par la dissolution progressive des cadres administratifs impériaux qui demandaient de distinguer avec précision de grandes quantités de citoyens.
“Dans l’histoire, il y a des mouvements de balancier permanents entre inflation et réduction onomastique”
C’est justement le retour d’une administration expansive qui provoqua le retour de balancier, autour des Xe et XIe siècles. On avait besoin de pouvoir distinguer entre différents individus pour mieux taxer et gouverner, et si les noms étaient trop similaires, il fallait en ajouter d’autres. D’abord, ces nouveaux surnoms furent descriptifs ou locatifs, et ne se transmettaient pas de génération en génération ; ils étaient attachés à un individu et ne constituaient pas des noms de famille. Mais ce sont eux qui, de manière progressive et organique, finirent par se transmettre héréditairement, parce que c’était plus simple au regard de la répétition des rôles fiscaux. Au XIIIe siècle, on sait par exemple qu’un Jean le Parcheminier n’est pas nécessairement fabricant de parchemin, ce qui veut dire qu’il s’agit déjà d’un patronyme et plus d’un simple qualificatif (Kouky Fianu, Les Professionnels du livre à la fin du XIIIe siècle. L’enseignement des registres fiscaux parisiens, Bibliothèque de l’École des chartes, 1992). À la Renaissance, la transition se confirme juridiquement ; François Ier ordonne par exemple la tenue des registres de baptêmes par les prêtres, et la pression documentaire rend le nom héréditaire indispensable. En parallèle, la noblesse réinvente une onomastique sophistiquée pour témoigner de l’ancienneté de ses membres, et, au XVIIIe siècle, des noms comme Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu, sont devenus possibles.
Mais voilà : depuis les XVIIIe-XIXe siècles, le balancier semble être reparti une nouvelle fois dans l’autre sens. Les Louis-François-Armand se font plus rares, les ducs aussi. La norme est encore, depuis le milieu du XXe siècle au moins, au couple prénom et nom ; on pourrait dire aux duo nomina. Mais pour combien de temps ? Plusieurs éléments me font penser que nous allons revenir au nom unique.
Pourquoi nous allons (peut-être) revenir au nom unique
Il y a d’abord le goût du prénom original. La plupart des parents souhaitent désormais que leur enfant chéri ait un prénom qui ne soit qu’à lui. Ils frémiraient si on leur imposait, comme à l’époque romaine, de choisir entre douze noms aussi communs que Marcus et Lucius. La salle de classe de maternelle est aujourd’hui ornée de noms aussi nouveaux que Elowen, Lilio, Siméo, Opaline ou Thélio. La variété des inspirations culturelles, puisées dans les films, les séries, les romans et plus seulement dans le calendrier ou la mythologie, facilite cette diversification. S’il faut recourir à un prénom classique, on fera varier son orthographe : Berenyss plutôt que Bérénice, Khloé plutôt que Chloé (c’est d’ailleurs le même réflexe qui avait poussé des scribes à introduire des Y dans la langue française pour « ennoblir » certains mots comme Roy, même quand ce n’était pas étymologiquement nécessaire). La multiplicité des prénoms, loin des traditionnels Jean, Pierre, Solange, rend de moins en moins nécessaire une deuxième composante comme le nom de famille pour distinguer les individus.
En même temps, la culture d’internet propage celle du pseudonyme. Les sites internet préfèrent des appellations en un seul mot pour des raisons techniques ; Katniss92 et Loulourebelle sont des mononymes, et comme la vie virtuelle devient progressivement de plus en plus réelle, il est possible qu’à terme, une jonction se fasse entre les pseudos et les véritables noms.
Enfin, la dislocation des structures familiales rend la notion même de patronyme moins légitime. Le patronyme est le symptôme d’une forme au moins légère de patriarcat, puisque c’est le père qui transmet le même nom de génération en génération, et que le nom de la mère est absorbé par celui du père. Mais ce phénomène ne va plus de soi aujourd’hui, surtout dans des familles recomposées. Il est possible que cela finisse par rendre plus logique de se passer de nom de famille ; ce serait en tout cas plus simple que l’autre option consistant à accumuler l’ensemble des noms de famille des différents parents les uns à côté des autres.
Voilà pourquoi je pense que, d’ici un ou deux siècles, nous pourrions revenir au mononyme du haut Moyen Âge. Les artistes sont en avance sur cette tendance : entre Angèle, Vianney, Louane, Slimane ou Adele, beaucoup préfèrent se faire connaître par leur prénom plutôt que par leur nom complet. Imaginez si Charles Aznavour avait publié ses albums sous le nom de… Charles. Mais il est vrai que Johnny, lui, était déjà Johnny.

04.05.2025 à 08:00
“Léviathan”, de Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan : face aux ambivalences de la justice
Pour parler de justice, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix convoquent un monstre philosophique : le Léviathan, allégorie de l’autorité pour le philosophe Thomas Hobbes. Dans ses pas, la metteuse en scène et le dramaturge proposent une pièce spectaculaire mettant en lumière les ambivalences d'une institution qui protège et punit. Pour notre nouveau numéro, Cédric Enjalbert a assisté à cette drôle d'audience, à voir au Théâtre de l’Odéon, jusqu'au 23 mai.

03.05.2025 à 15:00
Mathias Malzieu, conteur à vif
Cœur battant du groupe de rock Dionysos, écrivain à la plume atypique, Mathias Malzieu se dévoile dans un nouveau roman où il raconte son deuil de la paternité, L’Homme qui écoutait battre le cœur des chats (Albin Michel, 2025). Amateur de poésie, celui qui se définit comme « créateur de monde » l’est aussi de philosophie. Nous l’avons rencontré sur l’eau, entre sa péniche et son paddle. Portrait.
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C’est sur sa péniche que Mathias Malzieu nous accueille. Le « vieil enfant à vibrisses », comme il se désigne dans son roman, porte T-shirt, casquette Stars Wars et veste de costume marron glacé. Il nous présente les deux stars de son récit, un Scottish straight beige tirant vers le marron et un British shorthair noir aux yeux orange, qui lézardent contre la vitre sur laquelle se réfléchit le soleil. Trois grattouilles et puis s’en va. Car l’essentiel se passe au sous-sol : il faut descendre quelques escaliers pour pénétrer dans son atelier, là où la magie opère. On ne peut pas dire que la décoration, à l’allure surréaliste, fait dans le minimalisme. C’est un beau capharnaüm. Un cocktail dionysiaque, mélange de mille mondes. Des guitares accrochées au mur, toutes sortes de décorations, de livres et d’éléments de pop culture. On ne sait où donner de la tête tant des milliers d’imaginaires se côtoient, de Tim Burton à Lewis Carroll en passant par Jean Cocteau et Star Wars. Peut-être vers ce grammophone des années 1930, que l’occupant des lieux nous branche. Nous voilà plongés un siècle en arrière. Un hamac traverse l’atelier. Du hublot, on suit d’un peu plus près le cours du fleuve. « C’est le pays des reflets », avance le chanteur de Dionysos. Le lit de la Seine, en bordure de sa péniche, est pour lui un royaume. Celui des songes, de l’imagination. C’est près de lui qu’il passe le plus clair de son temps, à fendre le courant avec sa pagaie, debout sur son paddle. Une échappatoire pour le miraculé, greffé de la moelle osseuse après une grave maladie il y a une dizaine d’années. Son histoire est celle d’une résilience à tous crins. De cette période difficile, il tire un roman, Journal d’un vampire en pyjama (2016). Depuis, il prend la vie avec légèreté et ivresse. Non pas comme une urgence, mais avec intensité. Pour faire honneur à ce supplément de vie, à ces « dix ans de bonus », aime-t-il dire. Et la poésie comme la philosophie l’y aident.
Raconter le chagrin de la perte
Allongé dans un hamac rouge vif façon séance de psychanalyse, l’écrivain-chanteur revient sur son dernier ouvrage, dans lequel il raconte comment sa femme a subi une fausse couche qui a failli lui coûter la vie, et le deuil qu’il a dû faire de son désir d’enfant. « J’ai écrit une première version du livre qui s’appelait Réparer l’enfant, sans les chats. C’était deux chapitres : la vie qu’on a aujourd’hui et la vie qu’on aurait eue s’il y avait l’enfant », avance-t-il. Même si le dispositif était pour lui très excitant, il s’est rapidement essoufflé. « Une petite victimologie insidieuse s’installait », précise-t-il sans ambages. Alors il a fallu changer radicalement de cap. Cesser la « victimologie » pour mieux s’abandonner à l’écriture et à son histoire. Et passer par les chats. « Un jour, dans ce hamac, il y avait un recueil de poèmes qui traînait et June l’a mâchonné », glisse-t-il avec un léger sourire qui point sous sa moustache. « Je me suis dit qu’elle pourrait, comme nous on dévore les livres, se nourrir de littérature et prendre la parole. » Passer par les chats lui a permis un « humour poétique » en allant, paradoxalement, « plus profond » que dans la première version du livre. Mais il ne s’est pas arrêté là. Comme pour la fable gothique de La Mécanique du cœur (2007, adapté en film en 2013) et L’Extraordinarium (2023), recueil de nouvelles surréalistes, il a sorti un album en parallèle du roman, qu’il décline actuellement en spectacle. Un show hybride entre théâtre, concert et lecture, qui touche en plein cœur, partout où il passe. Dans la vie qu’il mène aujourd’hui, le chanteur de Song for Jedi (2002) place à équidistance la littérature et la musique. Comme pour dire que sans l’un ou l’autre, il n’est plus tout à fait lui-même et que sa vie est incomplète.
La littérature est une façon d’être au monde…
Mathias Malzieu est un conteur à vif. Pour ce grand sensible, tous les romans sont autobiographiques, et la littérature une façon d’être au monde. Il cite volontiers le poète austro-hongrois Rainer Maria Rilke et sa notion d’arrière-plan. « Rilke dit que le plus important, c’est l’arrière-plan. Et pour moi, l’immersion, c’est plus important encore que l’inspiration », abonde-t-il. L’arrière-plan va au-delà de l’immédiateté des choses pour sonder une autre réalité, plus immersive mais produit de l’activité humaine. Dans Note sur la mélodie des choses (1898), le poète précise : « Une fois qu’on a découvert la mélodie de l’arrière-plan, on n’est plus indécis dans ses mots ni obscur dans ses décisions. C’est une certitude tranquille née de la simple conviction de faire partie d’une mélodie [...] et d’avoir une tâche déterminée au sein d’une vaste œuvre où le plus infime vaut exactement le plus grand. » Selon Rilke, c’est dans l’arrière-plan que les épanouissements ont lieu, que se situent « nos histoires » dont nous sommes des « titres obscurs ». « C’est là qu’ont lieu nos accords, nos adieux, consolation et deuil. C’est là que nous sommes, alors qu’au premier plan nous allons et venons », écrit-il. L’œuvre du truculent chanteur de Dionysos ne semble pas y déroger, qu’elle soit musicale ou littéraire.
…et la poésie une représentation du réel
Son arrière-plan, c’est la poésie, la musique, la philosophie, qui fonctionnent sur lui comme autant de petites consolations. En 2021, sa femme, la plasticienne et artiste Daria Nelson, lui a offert un petit carnet pour écrire des haïkus. Petit exercice quotidien, il les partage sur le réseau social Instagram… ce qui en pousse plus d’un à tenter l’exercice ! Bientôt à 1 400 haïkus, il compte même demander à entrer dans le Livre Guinness, lui qui a toujours voulu être champion du monde de quelque chose, « peu importe de quoi, l’élevage de hamsters m’aurait convenu aussi ». Mais à être créateur de monde, n’a-t-on pas peur de ne pas se raccrocher au réel ? La ligne est fine, convient celui pour qui écrire un roman, c’est forcément être le « démiurge » de quelque chose. « Pour moi, la poésie c’est le réel », assène-t-il après quelques secondes. « On nous fait croire que le poète ou le rêveur, c’est le déconnecté, c’est Peter Pan, c’est l’enfant qui ne veut pas grandir ». Billevesées pour l’écrivain. La poésie n’est pour lui rien de moins qu’une « hyperconnexion » avec les sens, qu’il s’agisse de la lecture d’un recueil de poèmes, d’une balade en forêt ou… en paddle.
Les rêveries du pagayeur solitaire
C’est sur ces mots qu’il nous invite à quitter le confort de son petit atelier pour s’extirper du train-train quotidien et oser une balade en paddle sur le lit placide de la Seine. Un de ses nombreux plaisirs : Mathias Malzieu cultive autant que faire se peut l’émerveillement dans les petites choses. C’est aussi un moment d’introspection, de réflexion, bien cher aux philosophes. Sans en être un, le chanteur-écrivain fantasque fait sienne la balade philosophique, comme Kant à Königsberg, Rousseau et ses rêveries solitaires en Suisse ou Nietzsche à Sils-Maria. Celui-là même qui disait, dans Ecce Homo (1908), que le plein air et l’activité étaient propices à la créativité.
“Être assis le moins possible ; ne pas ajouter foi à une idée qui ne serait venue en plein air, alors que l’on se meut librement. Il faut que les muscles eux aussi célèbrent une fête”
Friedrich Nietzsche, op. cit.
Armé d’une pagaie, Mathias Malzieu conte ses balades nocturnes, presque quotidiennes, à mesure que le paddle fend le courant et nous entraîne bien loin de sa péniche. Le plein air délie les langues. Ou il aide à penser. Même les questions les plus difficiles. Quand on lui demande ce qui le fait pleurer, son visage se ferme le temps d’un instant. Seuls le clapotis de l’eau et le vent qui bruisse dans les feuilles coupent un silence plus si léger. « Le vieillissement de mon papa », confie-t-il, arborant un triste sourire. « Dans le monde actuel, il y a mille raisons de pleurer, d’où l’importance de la poésie, des films, de l’altérité, pour résister humblement à ce monde complexe », poursuit-il. Et une question le tourmente : « Est-ce que je suis à la hauteur de ceux qui m’ont sauvé la vie ? Est-ce que j’utilise bien ma dose de vie supplémentaire ? » Soudain, un cri l’interrompt. Du hublot de sa péniche, un homme à lunettes l’apostrophe. « Tu ne parles pas qu’aux chats, finalement », raille-t-il d’un ton amical.
“La philosophie invite à accepter le temps et prendre compte de l’absurdité de l’existence”
Entre deux coups de pagaie dans l’eau trouble de la Seine, Mathias Malzieu s’épanche sur son intérêt pour la philosophie. « Plus je vieillis, plus je m’intéresse à la philosophie, plus j’en ressens l’étoffe », précise-t-il. Il se souvient d’avoir lu, adolescent, La Naissance de la tragédie (1872), qui lui a fait « ressentir un souffle ». C’est ce livre qui l’a inspiré pour le nom de son groupe, Dionysos. Le savant mélange entre l’art apollinien et l’art dionysiaque. L’alchimie entre l’intensité de la vie et l’excitation fantaisiste et créatrice. En ce moment, l’écrivain relit Camus pour un futur ouvrage qui prendra place dans l’Algérie des années 1950. Il ne cache pas son affection pour le philosophe de l’absurde. Le prix Nobel de littérature est pour lui le « chantre courageux de la nuance », qui n’est pas cette « zone de gris faiblarde et molle ». Camus s’est trompé, s’est parfois querellé. En témoigne sa brouille avec Sartre. Mais c’est justement ce qui lui donne une substance, appuie-t-il : « Pourquoi la pensée de Camus est si riche ? Parce qu’il s’est trompé plein de fois. Ces erreurs ont fait évoluer sa pensée. » Et dans un monde de plus en plus troublé, il estime fondamental de se replonger dans L’Homme révolté (1951).
“Pourquoi la pensée de Camus est si riche ? Parce qu’il s’est trompé plein de fois”
L’écrivain prend aussi plaisir à lire Le Mythe de Sisyphe (1942), dont il se nourrit. « La philosophie invite à accepter le temps, à prendre compte de l’absurdité de l’existence, comme explique Camus », développe-t-il. Mais aussi de la souffrance. Du deuil. Des fantômes dans le creux de l’épaule. Autant d’expériences universelles. Suivant l’intuition nietzschéenne, qui veut que la certitude rende fou, Mathias Malzieu se tient à distance de celles-ci, contre lesquelles il tente de se « vacciner ». Chez Camus, l’incertitude, comme un écho, se « résout en œuvre d’art ». Entre deux phrases sur son rapport à la philosophie et ses influences musicales (The Doors, Nirvana, Velvet Underground, PJ Harvey ou encore Philippe Katerine et Miossec), le parolier prend le temps de s’émerveiller. « Je ne me lasse pas des dessins que le ciel fait sur l’eau », glisse-t-il. Quelques minutes plus tard, il s’exclame avec un regard presque enfantin : « Regardez, derrière vous, un héron ! C’est génial non ? » Mathias Malzieu semble avoir trouvé la recette. Entre vie active et contemplation, l’écrivain-musicien tisse sa toile, et appréhende l’existence comme un funambule sur une ligne de crête. Son univers ne s’essouffle pas et continue de fasciner. Peut-être parce qu’il parle au plus grand nombre et qu’il exalte la meilleure part des hommes comme la pire. Peut-être parce que son œuvre est immersive et peut toucher chacun d’entre nous. Les férus de littérature, de poésie et de mondes merveilleux. Les angoissés, les esseulés, les malheureux et les amoureux. Mais elle parle surtout à la petite part de mystère qui sommeille en chacun de nous. « L’œuvre la plus haute sera toujours celle qui équilibrera le réel et le refus que l’homme oppose à ce réel », affirme Camus dans Discours de Suède (1957). Et ça, le poète à vibrisses semble l’avoir bien compris.
L’Homme qui écoutait battre le cœur des chats, de Mathias Malzieu, vient de paraître aux Éditions Albin Michel. 208 p., 19,90€ en édition physique, 12,99€ en version numérique, disponible ici.

03.05.2025 à 08:00
Peut-on bénéficier d’une seconde chance ? Dialogue entre Emmanuel Carrère et Jacques Audiard
L’un est cinéaste, l’autre écrivain. Dans son film Emilia Pérez, Jacques Audiard met en scène la tentative de rédemption d’un chef de cartel qui change de vie et de genre. Au fil de ses romans, Emmanuel Carrère s’est interrogé sur les revirements de figures fascinantes, de l’assassin Jean-Claude Romand à saint Paul. Parmi les questions qui les animent tous deux : peut-on revenir sur le passé ? Et surtout : peut-on véritablement changer ? Une rencontre exceptionnelle à retrouver également dans notre nouveau numéro, disponible chez votre marchand de journaux.
