29.06.2025 à 11:00
“Ni dieux ni rois, seulement les hommes” : quand Elon Musk cite implicitement la philosophe Ayn Rand
Le patron de SpaceX et de Tesla a récemment utilisé ce slogan en réaction aux manifestations anti-Trump. Cette phrase est en réalité issue d’un jeu vidéo, qui fait lui-même référence à la philosophe Ayn Rand, égérie des libertariens. Y aurait-il un message caché derrière tout cela ? Décryptage.
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« No gods or kings, only men » – « ni dieux ni rois, seulement les hommes ». La formule aux allures de slogan employée par Elon Musk rappelle de prime abord l’une des plus célèbres devises anarchistes, « ni Dieu ni Maître », que le révolutionnaire Auguste Blanqui (1805-1881) a choisi comme titre de son journal en 1880. C’est pourtant autre chose que le patron de Tesla et de Space X a en tête.
Pour en comprendre le sens, il faut revenir sur le contexte de son annonce. Le 14 juin, jour de la grande parade commémorant la création il y a deux cent cinquante ans de l’armée américaine – et jour de l’anniversaire de Donald Trump –, une série de manifestations se tient contre les politiques du président américain. Le mouvement est baptisé No Kings protests – « protestations pas de rois ». Le lendemain, Musk tweete une photo d’un jeu vidéo, Bioshock, où apparaît le slogan « ni dieux ni rois, seulement l’homme » (au singulier). L’image est accompagnée d’un message : « Quelqu’un d’autre a pensé à ça hier ? » Si depuis leur brouille, Trump et Musk ont fait quelques efforts pour apaiser les tensions, le magnat de la « tech » ne cache pas pour autant sa désapprobation des politiques du président américain, accusé par beaucoup de se comporter comme un tyran. Un jour plus tard, à l’occasion du lancement d’une fusée de son entreprise aérospatiale SpaceX, Musk se fendra à nouveau d’un « No gods or kings, only men ».
Séparatisme des “meilleurs” et État minimal
Que recouvre-t-elle ? Dans la série de jeux vidéo Bioshock, c’est la phrase signature d’Andrew Ryan, businessman fondateur d’une utopie souterraine baptisée Rapture. Créée sous l’océan Atlantique, pour accueillir les individus les plus riches, les plus cultivés et les plus intelligents – bref, les « meilleurs » de tous les humains –, la cité est soustraite à l’emprise des gouvernements, aux contraintes sociales et au poids écrasant des règles qui, pour cet homme, étouffent la liberté et l’inventivité. Bref, Rapture est une utopie libertarienne, anarcho-capitaliste, fondée sur le principe de laisser-faire.
Le personnage d’Andrew Ryan est explicitement inspiré par la philosophe Ayn Rand, promotrice de l’« égoïsme rationnel », défenseuse invétérée de la liberté et critique acerbe des gouvernements. La vision de Rand se rapproche plutôt de ce qu’on appelle le « minarchisme ». Elle défend non pas l’abolition totale mais une forme minimale de gouvernement. À ses yeux, « le seul but d’un gouvernement est de protéger les droits de l’homme, c’est-à-dire de le protéger contre la violence physique. Un gouvernement digne de ce nom n’est qu’un policier, agissant en tant qu’agent d’autodéfense de l’homme, et, en tant que tel, ne peut recourir à la force que contre ceux qui commencent à utiliser la force ». Rand rejetait de ce point de vue l’étiquette de libertarienne. Il n’en demeure pas moins qu’elle est aujourd’hui une égérie du mouvement.
Du libertarisme utopique au despotisme autoritaire
À la différence de son presque homonyme Andrew Ryan, Ayn Rand n’a jamais eu le projet de créer une utopie en accord avec ses principes. En revanche, l’un des personnages qu’elle met en scène dans son roman philosophique La Grève [1957], John Galt, figure mystérieuse qui tente d’organiser dans l’ombre une grève des leaders créatifs mondiaux – inventeurs, artistes, hommes d’affaires – pour mettre à bas la société bureaucratique et délivrer les entrepreneurs audacieux des supposés « parasites » qui se nourrissent de leur succès, est le fondateur d’une communauté utopique. Ses adeptes vivent selon les principes de l’« objectivisme » randien : Galt’s Gulch, à Ouray, dans le Colorado.
L’idée de créer des « utopies » réelles est fréquente chez les libertariens contemporains. Certains annonçaient, en 2013, de créer « pour de vrai » le fameux Galt’s Gulch au Chili, avant que le projet ne tourne court du fait d’accusations de fraude. D’autres achètent des îles pour y établir des communautés affranchies de l’oppression gouvernementale. Musk aurait-il, lui aussi, dans un coin de la tête, ce genre de projets ? Pour l’heure, ces derniers restent balbutiants ou avortent précocement. Mais s’ils réussissaient ?
Reste que Bioshock donne une image sombre du destin de ces utopies. En l’absence de régulation gouvernementale, le chaos s’empare bientôt de Rapture. Le marché noir se développe, les inégalités se creusent, la guerre civile finit par éclater. La découverte de techniques de modification génétique qui, utilisées sans restriction, provoquent des troubles psychiques, contribue aussi à l’effondrement de la ville. Pour rétablir l’ordre, Andrew Ryan se met à employer des méthodes tyranniques de contrôle. Bref, l’utopie vire à la dystopie…
Elon Musk connaît manifestement toute cette histoire. Pourquoi alors reprendre la formule « Ni dieux ni rois, seulement l’homme », alors que ce qui en découle finit si mal ? Pense-t-il que promouvoir « les hommes » plutôt que « l’homme » suffira à conjurer la perversion de la liberté totale en despotisme autoritaire ? Ou croit-il simplement que, se pensant plus compétent, plus intelligent, plus capable que son « modèle » vidéoludique, il pourrait faire mieux que lui… et que l’actuel président ?

29.06.2025 à 07:00
“Pourquoi on nous demande toujours d'être polis ?” Les enfants répondent !
« N’oublie pas de dire merci ! » exigent souvent les adultes… Mais pourquoi au juste ? Dans notre nouveau numéro, nous vous proposons de découvrir les réponses étonnantes et profondes d'enfants à cette question. Puis, Chiara Pastorini, spécialiste de philosophie avec les enfants, vous donne les clés pour aborder le sujet avec eux.

28.06.2025 à 15:00
“Les Brigands” d'Offenbach, à l’Opéra Garnier : chœur queer
La revisitation très en verve des Brigands d’Offenbach par le metteur en scène Barrie Kosky, actuellement au Palais Garnier, met le travestissement et les faux semblants à l'honneur. Un opéra qui a fait un effet “bouffe” à Cédric Enjalbert !
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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
« Il fallait voir, hier, les visages cuits par la canicule au-dessus des cravates serrées et les dames bien mises au parterre de l’Opéra quand un gros travesti dans une robe-sirène hurlait avec sa voix de ténor : “Y a-t-il des gens riches dans la salle ? des banquiers ? des retraités ? Je vais avoir besoin de vous !” Lui, c’est Falsacappa, le bandit star de l’opéra-bouffe d’Offenbach. Dans la magistrale mise en scène de Barrie Kosky, il est un sosie de Divine, la légendaire drag-queen américaine. Ce parti pris lumineux n’est pas un effet de mode ; il rend justice aux jeux de travestissements qui sont au cœur d’une intrigue sans queue ni tête : dans le but d’endormir trois millions, une troupe de malandrins se fait passer successivement pour une brigade de cuisiniers, des carabiniers (dignes des gendarmes de Saint-Tropez), un corps diplomatique italien, puis la cour princière de Grenade. “Ayons l’air”, chante le chœur queer des brigands. “Dissimulons, dissimulons” vaut ici pour toute morale, par-delà bien et mal. Les intermèdes parlés (réécrits) ravivent sans peine l’actualité du livret composé en 1869, et sa causticité moquant les puissants – les arnaques de Cahuzac ou le trou de la dette dilaté par Le Maire – qui s’enrichissent de manière tout aussi peu reluisante que leurs illégaux “confrères”… sinon avec moins de panache, faute d’aigrette au chapeau et d’escopette à l’épaule. “Il faut voler selon la position sociale que l'on occupe dans la société”, entonne ainsi Falsacappa, interprété par l’admirable Marcel Beekman en diva camp. Susan Sontag décrit dans Le Style Camp cette esthétique qui mêle outrance hédoniste, provocation ironique, artifice assumé et idiotie volontaire. “Les expériences du Camp se fondent sur cette découverte importante que la sensibilité de la grande culture ne détient pas le monopole du raffinement”, écrit-elle. “Cette découverte du bon goût dans le mauvais goût a une certaine puissance libératrice. L'homme qui ne cherche que plaisirs relevés et sérieux se prive lui-même de plaisir. Il en restreint sans cesse les limites ; à trop faire la fine bouche, il se condamne à jeûner.” Heureusement, l’opéra bouffe. »
➤ Les Brigands, de Jacques Offenbach, à l’Opéra de Paris (palais Garnier), jusqu’au 12 juillet.

28.06.2025 à 13:00
Patrick Chamoiseau : “Pour les esclaves, la danse était une manière de renaître dans un corps qui ne leur appartenait plus”
Au mois de mai, la Philharmonie de Paris a invité l’écrivain et poète Patrick Chamoiseau pour commenter le nouvel accrochage de la collection permanente du Musée de la musique, à Paris. L’occasion d’une réflexion sur les « musiques du monde » et la création artistique au temps de l’esclavage. Voici la retranscription de son entretien avec Victorine de Oliveira, journaliste à Philosophie magazine, partenaire de l’événement.
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Il fut un temps où l’on parlait des « musiques du monde » comme un fatras dont on ne savait que faire, si ce n’est les ranger dans un bac de disques bariolés. Que se passe-t-il lorsqu’on casse la vitre et qu’on écoute véritablement ces musiques, ces instruments ? On entend des mondes, des récits de douleur mais aussi d’espoir, des envies de dialoguer plus ou moins contrariées, que ce soit avec un violon ou un banza. Alors que le Musée de la musique vient de réorganiser l’accrochage de ses collections permanentes afin de décloisonner les patrimoines qui composent son fond, la Philharmonie de Paris a invité l’écrivain et poète Patrick Chamoiseau pour évoquer les dynamiques d’échange mais aussi de domination entre toutes ces musiques et tous ces mondes. Cet entretien a eu lieu le 15 mai dernier dans l’auditorium de la Philharmonie de Paris, en partenariat avec Philosophie magazine.
[Pour un plus grand confort de lecture, la version écrite de cet entretien a été raccourcie et éditée]
Une aquarelle exposée au Musée de la musique montre une scène de danse pratiquée par des esclaves dans une plantation [voir ci-dessous]. Tous ont l’air plutôt détendus, bien que les esclavagistes soient présents. Que vous évoque une telle scène ?
Patrick Chamoiseau : C’est une scène archétypale de la période esclavagiste. Tous les chroniqueurs qui visitaient des plantations en repartaient avec cette conclusion : « Ils ne sont pas si mal que ça, puisqu’ils dansent et qu’ils chantent ! » Ils ne voyaient que la manifestation d’une joie bienheureuse. Pourtant, nous savons aujourd’hui que la plantation est la matrice d’un véritable changement culturel, dans lequel l’esclavagisme n’a rien à voir avec ce qui était pratiqué dans l’Antiquité. Aux Amériques et dans les Caraïbes, on a affaire à un processus industriel de déshumanisation qui a ôté leur humanité à des millions de captifs. C’était un univers carcéral à ciel ouvert, avec une dizaine de maîtres et une centaine de personnes mises en esclavage. On peut se demander pourquoi davantage de révoltes n’ont pas éclaté, avec un tel rapport de force. Mais l’esclavage était un régime de terreur corporelle. La figure de « Nègre marron », du fugitif, a servi de modèle d’héroïsme – elle est très présente chez Césaire, Toussaint Louverture ou Glissant. Mais il faut admettre que la majeure partie n’ont pas fui, tout simplement parce qu’il n’était pas toujours évident de vivre en marronnage – en Guyane, la forêt amazonienne était si vaste qu’elle offrait un abri idéal, mais dans les plus petites îles, c’était plus difficile. Les plus nombreux de nos ancêtres sont ceux qui sont restés dans la plantation.

Calinda dansée sur l’île de Saint-Domingue, aquarelle de François Aimé Louis Dumoulin (25,5 x 35,5 cm, 1788, Musée historique de Vevey, Suisse) © Rama/Domaine public.
Ce qui ne signifie pas qu’ils acceptaient leur sort…
Glissant a interrogé le phénomène anthropologique au cœur de la damnation esclavagiste et a proposé la notion de « détour » : l’acceptation n’est qu’apparente et n’empêche pas la mise en place de stratégies de résistance. On retrouve ainsi des traces d’incendies, de sabotages, d’empoisonnements. Le plus évident, c’est l’absence d’entrain à la tâche : on traine des pieds – ce qui a ensuite donné le cliché du « nègre fainéant ». À ce premier niveau de résistance s’en ajoute un second, qui est celui de la création. C’est ce dernier qui donne naissance à toutes les dynamiques culturelles qui vont ensuite essaimer dans les Amériques. Les résistants-créateurs n’étaient pas des Nègres marrons, ils sont apparus bien plus rapidement. Le plus fondamental d’entre eux, c’est le danseur.
Pourquoi cela passe-t-il d’abord par la danse ?
Les esclaves d’alors ont plus ou moins intériorisé la perte définitive de l’Afrique, de leurs dieux, de leur langue. Il leur fallait renaître dans un corps qui ne leur appartenait plus, mais qui pouvait être fouetté, massacré, tué. La perte la plus terrible, c’est celle du corps. Or l’autorité la plus fondamentale que l’on puisse élaborer sur son corps est une autorité créatrice. La danse est de cet ordre, qui consiste à élaborer toute une expression corporelle dont les mouvements sont issus de traces africaines anciennes – le corps dispose de sa propre mémoire qu’il réactive en dansant. Alors que les danses africaines étaient liées à tout un système symbolique désormais perdu, les danseurs improvisent à partir de ces traces. C’est ce qui leur permet de restructurer une mémoire et de reconstruire une autorité secrète invisible, inaccessible pour les maîtres qui ne se rendent pas compte du processus de réhumanisation et de contestation de la néantisation qui est à l’œuvre. Aux côtés des danseurs, le tambouyé et le conteur entrent aussi en scène. Tous sont dans une dynamique d’improvisation, d’invention d’eux-mêmes. Et ils entraînent l’assistance avec eux, qui se sent à son tour habitée d’une autorité nouvelle. C’est ce qui fait que tous ces descendants de captifs africains qui venaient d’ethnies différentes vont petit à petit constituer un collectif.
“Le conteur habite la langue de la servitude avec sa propre autorité créatrice”
Quel rôle précis joue le conteur ?
Il se réapproprie une langue. La langue de la plantation, celle de l’esclavage, c’est la langue créole : c’est par elle que passent les ordres et avec elle qu’on obéit. La langue originelle du captif n’a plus de fonctionnalité dans la plantation, ce dernier est donc obligé d’utiliser l’espace commun de la langue créole. Le conteur habite donc la langue de la servitude avec sa propre autorité créatrice. De ce fait, il dote ceux qui l’écoutent d’une forme d’expression collective, d’une philosophie, de la possibilité de verbaliser à nouveau leur humanité. Dans cette scène peinte à l’aquarelle [présentée plus haut], qui paraît complètement anodine, on assiste en réalité à de la résistance, à la contestation du colonialisme et de l’esclavage. Les communautés archaïques maintenaient l’individuation à très basse intensité, tout en marquant leur autorité dans les corps par les tatouages et les rituels, autant de d’événements marqués par la musique. La musique est le langage des langages, une des formes d’expression les plus puissantes, puisqu’elle touche à la totalité du système nerveux. Nous sommes touchés par la projection d’un indicible, d’un impalpable, qui transforme notre manière de voir. Ce n’est pas anodin, chez des gens aussi brisés, affaissés, déshumanisés, que de convoquer la musique pour retrouver les gestes de l’humanisation. Par la suite, c’est avec le blues, les gospels, que les Noirs américains ont progressivement récupéré une dignité humaine et une capacité de résistance. Par ailleurs, c’est parce qu’il y avait des conteurs, des tambouyés, des danseurs et des chanteurs, qu’il y a pu avoir du marronnage. Le dispositif créatif fonctionnait comme une nourriture de la révolte, comme un stimulant.
Peut-on dire qu’il s’agit d’une image de « relation », au sens d’Édouard Glissant ?
La colonisation va de pair avec la découverte du Nouveau monde, qui correspond au choc que provoque l’Occident en se jetant sur pratiquement tous les peuples. Ce qu’on appelle créolisation, c’est la mise en contact massive, brutale, accélérée de plusieurs civilisations, plusieurs peuples et plusieurs individus. Dans le cadre de la colonisation et de la créolisation, c’est d’ailleurs l’individu qui est déterminant : par le choc engendré, les communautés archaïques, jusque-là closes sur des systèmes symboliques, laissent aux individus une plus grande autonomie. Or la rencontre suppose autre chose. Lorsque le colonialiste se projette dans le monde, c’est seul face au reste : quand il rencontre l’autre, c’est-à-dire la différence, parfois même l’opacité, il cherche à l’éliminer par un déchaînement de violence génocidaire et d’aliénation culturelle. L’invention du racisme, la hiérarchie des phénotypes humains, permet de légitimer la violence. Si avec l’invention du capitalisme colonialiste, on assiste à la mise en contact de toute la diversité des expériences humaines, le colonialiste est en revanche incapable de créer la rencontre.
“Il nous faut trouver une narration du monde qui soit relationnelle. Le plus grand objet esthétique du monde contemporain, c’est la relation”
C’est-à-dire ?
Une rencontre se produit lorsque le contact d’un élément avec un autre produit un changement, est créateur. C’est la condition de la relation : cette dernière n’advient que lorsque la rencontre est suffisamment riche pour que quelque chose surgisse, ce qui suppose de prendre en compte l’autre, d’avoir la gourmandise de l’autre. D’abord, je m’augmente de ma relation à toi, tu t’augmentes de ta relation à moi et ensemble, nous produisons un nous, nous produisons une différence, quelque chose de nouveau. Le processus relationnel vient créer du nouveau à partir de la mobilisation de la diversité et des différences, ce que les colonialistes ignoraient absolument. L’idée de relation nous invite aujourd’hui à sortir du discours des colonialistes qui a donné le capitalisme et le grand récit occidental qui raconte le monde. Il nous faut donc trouver une narration du monde qui soit relationnelle, qui nous permette de développer une mise en relation de toutes les possibilités musicales, littéraires, et plastiques. Le plus grand objet esthétique du monde contemporain, c’est la relation.
Les rythmes inventés par les personnes mises en esclavages venaient-ils accompagner ou court-circuiter les cadences de travail ?
Lorsqu’ils dansent, les danseurs se souviennent de la polyrythmie africaine rituelle. Le tambouyé également qui, lorsqu’il s’assoit dans la plantation, laisse remonter par ses émotions les traces de la polyrythmie. Une fois les traces épuisées, l’improvisation se met en place. Cette dernière est essentielle dans le processus de réhumanisation, puisqu’elle est un geste créateur. Ce d’autant plus que, une fois le prêt-à-porter existentiel communautaire disparu, il faut plonger dans l’inconnu. Se produisent alors de nouvelles connexions nerveuses, en fonction des gestes, des danses et des rythmes nouveaux. Les esclavagistes ont donc été obligés d’autoriser le tambour parce qu’ils se sont rendu compte que les esclaves travaillaient mieux avec.
Pour paraphraser votre ami le saxophoniste Raphaël Imbert, avec lequel vous avez coécrit Baudelaire jazz, y a-t-il également une forme de spirituel qui s’invente ainsi ?
Dans les plantations antillaises, les esclaves avaient la possibilité, l’après-midi du dimanche, de danser et de chanter, à condition d’aller à la messe le matin. Contrairement aux jésuites, les protestants laissaient les esclaves chanter dans l’église, ce qui a donné naissance à la tradition du gospel aux États-Unis. Aux Antilles, c’était un peu différent. La tradition a plutôt mêlé cantiques et improvisations sur la base de la polyrythmie archaïque qui reposait sur tout un système religieux et symbolique. Pour les communautés archaïques, l’art n’existait pas dans le sens autonome qu’on lui donne aujourd’hui, comme une activité séparée, à part de tout le reste. Toutes les dimensions de la vie étaient soumises à la perception d’une divinité qui produisait des formes artistiques. Les traces issues de cette culture étaient donc déjà divinisées. Pour la plupart des tambouyé antillais, le tambour est ainsi un instrument sacré – on doit par exemple enlever ses chaussures pour en jouer ! Les peaux de tambour représentaient également des divinités particulières. Tout était sacralisé, mais sans la dimension communautaire d’autrefois. Le tambouyé n’exprime plus une communauté, mais sa propre créativité, celle née de la confrontation entre les traces de la polyrythmie ancienne et sa capacité d’improvisation individuelle. C’est ce qui donne naissance au jazz, qui fait basculer la musique dans une dimension individuelle.
Après la relation et la créolisation, vous décrivez un processus de folklorisation : à quoi cela renvoie-t-il ?
La folklorisation est intéressante parce qu’elle préserve une mémoire : elle fige un certain nombre de pratiques, de gestes, etc., que l’on peut reproduire. Elle fonctionne comme une muséographie des pratiques qui est très importante. Mais elle comporte un risque, celui de tourner en rond sur soi-même, de patiner et de reproduire des formes vides et stériles qui ne créent plus de monde. Le problème de nos dynamiques musicales, aux Antilles, c’est qu’elles n’ont pas développé de dimension savante, contrairement à celles nées aux Amériques. Aux États-Unis, très rapidement des écoles de musique ont transmis l’art de l’improvisation, ce qui a permis de faire vivre le jazz et d’en faire une musique savante. Aux Antilles, c’est plutôt la danse qui a bénéficié d’une telle attention. Quant au conteur, on a découpé son travail en petits contes issus de la tradition, alors qu’originellement il s’agissait d’un fleuve de paroles qui pouvait s’étendre tout au long de la nuit, avec une structuration extrêmement complexe qu’on n’a pas fini de décoder. Moins que le folklore, ce qui me paraît important, c’est de montrer qu’il y a eu une véritable invention esthétique, qu’il faut prolonger. En ce sens, Aimé Césaire est vraiment celui qui a pris le relais de l’esthétique du conteur, sans chercher à la figer dans un folklore.
Que ce soit le tambouyé avec son tambour ou le conteur avec ses récits oraux, ni l’un ni l’autre ne laissent de trace écrite : comment vous inscrivez-vous dans cette histoire, vous qui écrivez en français, dans la langue de l’ancien colon ?
Il n’y a pas de langue dominante en soi : tout dépend de l’usage qu’on en fait. Les colonialistes ont fait de leur langue un outil de domination, nous avons donc été obligés de désarmer la langue. Toutes les langues viennent armées d’un imaginaire, d’un système de valeurs. Si on les utilise sans précaution, et surtout si on les utilise avec l’esprit colonial, les langues emportent votre capacité créatrice dans du mimétisme ou dans la soumission. Pour nous, le problème n’était pas de choisir entre la langue créole ou le français. La difficulté, pour l’artiste du langage que je suis, c’est de déployer une autorité dans la langue. On peut écrire en langue créole sans déployer d’autorité de la langue. Nombre d’écrivains et de scripteurs créoles font défense et illustration de cette, mais ce n’est pas de la créativité. La créativité consiste à déclencher une conscience inouïe dans la langue, à l’amener à dire ce qu’elle ne peut pas dire, au-delà de ce qu’elle pourrait dire. La langue doit suivre ce que fait le créateur. Ce qui fait qu’il n’y a pas d’écrivain sans langage. Du moment que je déploie ma propre autorité dans la langue française, il n’y a pas de problème. L’imaginaire de la relation nous apprend à développer un imaginaire multi- et translinguistique qui nous rend gardiens, aimants, admiratifs, contemplateurs et désirants de toutes les langues qui existent, à commencer par celles qui nous sont propres.
POUR ALLER PLUS LOIN
➤ Retrouvez la captation vidéo de l’entretien avec Patrick Chamoiseau : https://pad.philharmoniedeparis.fr/pad/doc/CIMU/1170400/patrick-chamoiseau-musique-creolisation-et-relation

28.06.2025 à 07:00
Pourquoi il faut redécouvrir Herbert Marcuse
Critique de la société d’abondance et icône de Mai-68, Herbert Marcuse a été jeté aux oubliettes. À tort. Inspirée par Marx, Freud et Heidegger, son œuvre majeure, L’Homme unidimensionnel, décrit la manière dont une démocratie peut étouffer la liberté. Jusqu’à se transformer, grâce à une habile gestion des instincts, en dictature. Dans notre nouveau numéro, Michel Eltchaninoff vous propose de (re)découvrir ce philosophe qui n’a peut-être jamais été aussi actuel.
