13.12.2025 à 06:00
Israel Galván et Mohamed El Khatib refont le père dans “Israel et Mohamed” au Théâtre de la Ville, à Paris
Avec Israel et Mohamed, le danseur Israel Galván et le metteur en scène et plasticien Mohamed El Khatib proposent un dialogue autour de la figure d’un père autoritaire qui les hante tous deux. Un spectacle à voir au Théâtre de la Ville, à Paris, jusqu’au 20 décembre que vous présente Cédric Enjalbert dans notre nouveau numéro.
12.12.2025 à 21:00
Derek Jarman au Centre Pompidou : la beauté des herbes folles
Le Centre Pompidou consacre actuellement une rétrospective cinématographique à Derek Jarman : « L’impur et la grâce ». Artiste complet, cet acteur et cinéaste britannique qui aura collaboré avec Marianne Faithfull, les Pet Shop Boys, les Smiths ou encore Tilda Swinton avant de mourir du Sida en 1994, a laissé une œuvre sans pareille. Il reste pourtant peu connu en France. Cédric Enjalbert nous en dit plus.
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Côté jardin
« Je suis entré dans son œuvre par le jardin ! L’artiste britannique Derek Jarman a planté le sien dans une région a priori hostile de l’Angleterre, à Dungeness, au bord de la mer, sur une lande battue par les vents et écrasée par le soleil, qui fleurit face à une centrale nucléaire. “Il n’y a ni murs ni clôtures, écrit-il dans son magnifique journal, qui vient de paraître sous le titre Nature moderne (Actes Sud). Mon jardin a l’horizon pour unique frontière. Dans ce paysage désolé, le silence n’est brisé que par le vent et les querelles des mouettes autour des pêcheurs qui rapportent leurs prises de l’après-midi. ”Dans ce “désert minéral […] seules les herbes les plus robustes parviennent à s’implanter – elles ouvrent la voie au chou marin vert sauge, à la vipérine bleue, au coquelicot rouge et au sedum jaune.”
Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
Une vie en sursis
Tenu entre 1989 et 1990, trois ans après avoir découvert sa séropositivité, ce carnet de bord prend la forme d’une méditation sur la vie qui se maintient malgré tout, sur les herbes folles qui poussent entre les cailloux, sur le temps, bien sûr, que l’auteur sait compté – “Je vis en sursis”– et sur l’art, surtout, qu’il pratique jusqu’à sa mort en 1994. Militant des droits homosexuels, héraut punk de la culture queer, opposant au gouvernement de Margaret Thatcher, Derek Jarman rend courageusement public sa maladie au tournant des années 1990 – “Mon sentiment de confusion a atteint son paroxysme, catalysé par mon annonce publique de mon infection par le VIH. Désormais, je ne sais plus ce qui compte le plus, moi-même ou ce que mon public s’imagine.”
Une philosophie visuelle
Son dernier film, Blue (1993), prend ainsi la forme d’une narration sur un fond bleu uni, d’une réminiscence et d’une réflexion sur sa vie alors qu’il perd la vue. Il est projeté (ce samedi à 20h15, présenté par Philippe Mangeot), dans le cadre de l’hommage rendu à l’artiste par le Centre Pompidou, qui programme une rétrospective de sa filmographie, de ses longs métrages et de ses courts. Parmi eux : Wittgenstein, une adaptation pleine d’humour et d’érudition de la vie du logicien (présentée par Hélène Frappat le samedi 13 décembre à 18 h 30). À propos du philosophe, Derek Jarman note dans son carnet : “Il a mené une existence de reclus névrotique dans une cabane en rondins. Un compagnon de route ?” Elle a été sinueuse, mais que de beautés en chemin. »
« Derek Jarman. L’impur et la grâce », rétrospective cinématographique, jusqu’au 16 décembre 2025 au Centre Pompidou.
12.12.2025 à 17:00
Au Soudan, la guerre oubliée
Depuis deux ans, le Soudan est le théâtre d’une guerre civile d’une rare violence, qui a atteint un nouveau paroxysme avec les massacres dans la ville d’El-Fasher, en octobre. Pourtant, ce conflit très meurtrier mobilise peu l’attention internationale et la diplomatie peine à trouver une issue.
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« L’épicentre de la souffrance humaine dans le monde. » C’est en ces termes que Tom Fletcher, chef des opérations humanitaires de l’ONU, a qualifié ce qui se passe actuellement au Soudan. Si les chiffres précis de la dévastation manquent, puisque ni les membres de l’ONU, ni les ONG, ni les journalistes ne sont autorisés à se rendre sur les terrains d’affrontement, les morts se comptent en dizaines de milliers et les déplacés, en millions.
Khartoum, capitale fantôme
Pourtant, en octobre 2025, lorsque les Forces de soutien rapide (FSR) ont pris le contrôle de la ville d’El-Fasher (Darfour) dans un bain de sang, et que cette attaque a été médiatisée, nous avions presque oublié que le chaos régnait au Soudan depuis plus de deux ans. Au printemps 2023, dans la ville d’El-Geneina, près de 15 000 personnes avaient déjà été tuées en deux semaines par les mêmes milices du général Dogolo, dit « Hemetti », rival du général al-Burhan, le chef des Forces armées soudanaises (FAS), l’armée régulière. Qui s’en souvient ?
“Depuis vingt ans, aucun travail de mémoire n’a été effectué au Soudan, pays déchiqueté par les exactions”
La capitale Khartoum, reprise début 2025 par les hommes d’al-Burhan qui contrôlent le centre et l’est du pays, a également été le théâtre de violents affrontements. Elle semble aujourd’hui vidée de ses habitants. Dans la ville d’El-Fasher, chef-lieu du Darfour (ouest du pays), où environ 200 000 habitants sont restés bloqués pendant les dix-huit mois du siège tout juste terminé, des dizaines de milliers de personnes manquent toujours à l’appel. Soit qu’elles aient été assassinées par les FSR, soient qu’elles errent encore sur les routes montagneuses de cette région aride du pays.
El-Fasher, du siège au bain de sang
Pour enquêter sur les massacres dans cette ville, il a fallu l’intervention à distance de chercheurs de l’université de Yale, qui ont pu recouper des images satellites avec des vidéos diffusées par les bourreaux sur internet. Ils relatent des faits d’une immense gravité : des civils exécutés à bout portant, des réfugiés fouettés sur la route ou se faisant rouler dessus par des 4x4. À plusieurs endroits, de larges traces rouges visibles depuis le ciel évoquent des exécutions de masse. Ailleurs, des talus laissent craindre que les miliciens ont creusé des fosses communes pour dissimuler leurs actes.
“Nous avons alerté le Conseil de sécurité de l’ONU six fois, mais nous n’avons pas eu de réponse”
« L’ampleur et la rapidité avec laquelle ces atrocités ont été commises doivent être comparées avec celles qui ont eu cours au Rwanda », assure Nathaniel Raymond, membre du Humanitarian Research Lab de l’université de Yale, sur CNN. Aucune enquête pour génocide n’a été encore été lancée par les institutions internationales et le terme reste sujet à caution. Mais un nettoyage ethnique, à tout le moins, a bien eu lieu à El-Fasher. « C’était le massacre de masse le plus prévisible qui soit, poursuit l’universitaire sur la chaîne américaine. Nous avions d’ailleurs alerté le Conseil de sécurité de l’ONU six fois, mais nous n’avons pas eu de réponse. »
Ethnicisation du conflit
Comment qualifier les crimes au Soudan ? S’agit-il d’un génocide ? La nature du conflit rend la question particulièrement ardue. Sur la plan national, deux groupes politiques s’affrontent : une armée régulière et une armée dissidente, dont les hommes sont d’ailleurs issus des rangs de la première – les miliciens Janjawids, essentiellement, qui avaient servi lors du conflit de 2003-2004. Ethniquement, ces deux camps sont arabes. Mais le conflit est en réalité tripartite : FAS et FSR terrorisent également des populations noires, surtout présentes au Darfour, considérées ethniquement comme « inférieures ». Elles font l’objet de persécutions redoublées depuis que des groupes rebelles locaux sont sortis de leur neutralité, fin 2023, et ont pris parti pour les FAS.
L’ONU alerte contre une ethnicisation croissante du conflit, qui vise notamment le peuple Masalit. Dans un communiqué publié en septembre, l’organisation écrit :
“Après la reprise de Wad Madani par les FAS, [nos] services ont reçu des images montrant des soldats soudanais commettant des actes de violence à l’encontre de civils originaires de l’ouest du Soudan. Ces derniers sont qualifiés de wassekh (‘saleté’), afan (‘moisissure’), beheema (‘animal’) et abnaa e-dheif (‘bâtards’). Les éléments des FAS ont fait référence à des nadhafa (‘opérations de nettoyage’) dans ce contexte”
Communiqué de l’ONU, septembre 2025
Côté FSR, le terme de falangai est souvent utilisé pour nommer ces populations noires rurales, « un terme péjoratif désignant les personnes réduites en esclavage ».
Le conflit mêle donc des éléments politiques « classiques », qui ne peuvent être associés au qualificatif de génocide du point de vue du droit, et une composante raciale qui rappelle bien, elle, le génocide de 2004. Dans une tribune publiée sur Le Monde, Jean-Nicolas Armstrong-Dangelser, coordinateur des urgences au Soudan pour Médecins sans frontières, s’alarme :
“Les violences perpétrées au début des années 2000 impliquaient exactement les mêmes acteurs que ceux qui sont à l’œuvre aujourd’hui, même si de nombreuses alliances ont changé. Dans leurs écrits et leurs discours, les acteurs du conflit au Soudan font disparaître l’humanité de communautés entières afin de justifier l’extermination physique et culturelle de ces populations”
Jean-Nicolas Armstrong-Dangelser
Jeux d’alliances étrangères
Face à l’urgence de la situation, que fait la communauté internationale ? Les tractations diplomatiques, qui se sont accélérées depuis le nettoyage ethnique d’El-Fasher, interviennent dans une configuration d’alliances très complexe. Comme l’explique l’émission Le Dessous des cartes, chaque camp reçoit le soutien, plus ou moins dissimulé, d’acteurs étrangers qui se livrent bataille à distance, dans le but de mettre la main sur les richesses naturelles du pays : or, pétrole, manganèse, etc.
Les Émirats arabes unis, en particulier, sont accusés de livrer des armes en quantité aux FSR. L’Arabie saoudite soutient, de son côté, l’armée régulière. La République du Soudan a ainsi porté plainte contre les Émirats arabes unis devant la Cour pénale internationale, pour crime de génocide. Une plainte rejetée par la CPI en mai 2025. Début novembre, une première trêve humanitaire a été accordée par les FSR, après des tractations avec les États-Unis, les Émirats, l’Arabie saoudite et l’Égypte – une médiation connue sous le nom de « Quad ». Mais ce cessez-le-feu a rapidement été rompu. Le 8 décembre, les FSR ont pu prendre le contrôle du champ pétrolier stratégique de Heglig, dans le Kordofan-Occidental, forçant les FAS à se retirer de la zone.
Impuissance ou indifférence ?
La temporalité des événements, combinée à leur gravité, ne peut manquer de faire surgir une question sur ce que le responsable de l’ONU Tom Fletcher appelle une « guerre oubliée ». Pourquoi les opinions publiques internationales ont-elles aussi peu manifesté leur réprobation face à ce conflit où des milliers de Soudanais ont perdu la vie dans des conditions d’une rare cruauté – et que des millions ont été forcés de quitter leur domicile et souffrent, entre autres, de malnutrition voire de famine ? Deux grandes hypothèses peuvent être avancées.
“Dans ce conflit, impossible de caler une grille de lecture où il serait possible de dénoncer une puissance envahissante qui aurait des visées sur son voisin”
D’une part, trois conflits aux dimensions internationales ont éclaté à peu près au même moment : la guerre en Ukraine, la guerre entre Israël et le Hamas et la guerre au Soudan. Médiatiquement, les deux premières ont davantage capté l’attention. Les pays occidentaux, peu impliqués dans ce lointain pays de la Corne de l’Afrique, y possèdent moins d’intérêts stratégiques et sont donc moins actifs diplomatiquement, ce qui en retour donne une plus faible caisse de résonance médiatique. Le fait, par exemple, que des armes de confection chinoise aient été livrées par les Émirats arabes unis aux FSR – ce qu’atteste un rapport d’Amnesty International – ne provoque pas la même fureur que lorsque les États-Unis livrent des armes à Israël.
Mais cette composante géopolitique, fondée sur la question des intérêts, n’explique pas tout. La guerre civile au Soudan, qui reprend vingt ans après celle de 2003-2004, intervient dans un monde où les catégories intellectuelles ont quelque peu changé. Cette guerre ressemble à une guerre « traditionnelle » du XXe siècle, mue par des intérêts stratégiques entre des acteurs politiques locaux. Il ne s’agit pas d’une guerre « existentielle », comme le sont les affrontements en Ukraine et au Proche-Orient. Impossible de caler une grille de lecture où il serait possible de dénoncer une puissance envahissante qui aurait des visées sur son voisin. Le Soudan n’est pas en proie à une « guerre impérialiste » et la France, qui se tient plutôt à distance, ne saurait être accusée de s’y impliquer illégitimement.
Les fantômes du génocide de 2004
Cette relative indifférence du grand public est d’autant plus visible qu’en 2004, la mobilisation avait été intense et multiforme. On se souvient notamment de l’implication de l’acteur George Clooney, qui avait fait de la guerre au Darfour une cause à l’écho mondial. La coalition « Save Darfur » avait alors réuni plus de cent associations et fait preuve d’un lobbying intense auprès des dirigeants politiques. Rien de tel n’a été instauré depuis deux ans. Malgré les alertes répétées de l’ONU et de Médecins sans frontières, une chape de plomb recouvre cette nouvelle guerre. Quand début 2025, les États-Unis ont assuré qu’un « génocide » était en cours au Soudan, et que des viols systématiques ciblaient les femmes, l’information a peu été reprise et n’a pas éveillé les consciences.
Le fait que le génocide de 2003-2004 n’ait pas encore été jugé ajoute sans doute également au sentiment d’impuissance généralisé. Pas moins de six ex-dirigeants soudanais sont officiellement inculpés par la Cour pénale internationale, mais seulement un seul a pour l’instant été condamné, et très récemment : le 7 octobre 2025, Ali Mohamed Ali Abdelrahman, ancien chef de la milice Janjawid responsable de la mort de 300 000 personnes, a écopé de 20 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Quant au seul dirigeant poursuivi pour génocide, Omar el-Bechir, ancien président soudanais aujourd’hui âgé de 81 ans et chassé du pouvoir en 2019, il est toujours détenu dans une prison militaire et n’est pas près d’être extradé – encore moins jugé.
Double jeu des bourreaux
Depuis vingt ans, aucun travail de mémoire n’a été effectué au Soudan, pays à l’instabilité chronique et au tissu social déchiqueté. Au vu du contexte, les bourreaux d’hier sont, à bien des égards, les mêmes qu’aujourd’hui. Dans un article publié dans le numéro Les Génocides oubliés ? de la revue Mémoires en jeu (2020), l’historienne Soko Phay, de l’université Paris 8, souligne l’importance de ce travail de mémoire, pour pacifier les sociétés traumatisées par des atrocités de masse. À propos des massacres de 1965-1966 en Indonésie, elle écrit :
“Les tortionnaires [encore en vie] sont comme atteints d’‘engourdissement psychique’. Ils ont une déconnexion avec leurs propres affects, une absence de sentiment de culpabilité et une perte de contact avec la réalité”
Soko Phay, historienne
Un état mental qui rend possible de nouveaux passages à l’acte violents, si les circonstances l’imposent.
Cette ombre portée du génocide de 2004, les FSR tentent habilement de s’en détacher, pour garder un semblant de crédibilité sur la scène internationale. Cet auomne, ils ont ainsi fait arrêter Abou Loulou, l’un des bourreaux d’El-Fasher qui s’était vanté, dans une vidéo diffusée sur TikTok, d’avoir exécuté plus de 2 000 personnes à lui tout seul. Une manœuvre cynique qui leur permet de continuer d’avancer militairement tout en faisant mine de ne pas vouloir reproduire l’hécatombe du début du siècle.
