10.10.2025 à 17:42
“Nouvelle Vague”, de Richard Linklater : le mythe de la jeunesse
Nouvelle Vague, le dernier film de Richard Linklater à l’affiche en ce moment, ne trompe pas son monde avec un tel titre. Il y est bien question de Godard, Seberg, Belmondo… et de toute la bande, en retraçant la genèse d’une petite révolution au cinéma : le tournage d’À bout de souffle. Pour Ariane Nicolas, le cinéaste réussit à proposer une mise en scène joueuse et rythmée, qui évoque la patte Godard sans tomber dans le pastiche.
[CTA1]
Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
« Ah, la jeunesse ! La grande affaire de Richard Linklater. Le réalisateur de Dazed and Confused, de la trilogie des Before (Sunrise, Midnight, Sunset) et de Everybody Wants Some filme à nouveau une bande de jeunes avec Nouvelle Vague, présenté au dernier Festival de Cannes. Et pas n’importe quelle bande : celle qui a tourné À bout de souffle, le premier long-métrage de Jean-Luc Godard (incarné ici par le remarquable Guillaume Marbeck). En 1959, Godard n’a que 28 ans mais se sent déjà vieux : “C’est trop tard”, se lamente-t-il devant la troupe des Cahiers du cinéma. Ses acolytes Truffaut, Rohmer ou Chabrol ont déjà sorti leurs premières œuvres. Lui, plus exigeant et crâne, attend son moment. Gauguin, qu’il cite, disait : “L’art, c’est soit du plagiat, soit la révolution.” Godard trouve un producteur, pique une idée dans le Nouveau Détective et fait enfin sa révolution. Vingt jours de tournage avec Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo, pas de scénario ni de prise de son directe, des acteurs déboussolés par un cinéaste parlant en aphorismes et qui fait ce qu’il veut. L’improvisation, seule méthode pour “saisir la réalité au hasard” ? Godard, qui filme un voleur en cavale, est lui-même un petit filou. S’il prétend rechercher la “spontanéité” et “l’inattendu”, son film fonce en sens inverse : les dialogues ont l’air artificiels, le son est rajouté en post-production, le montage est saccadé. Il veut incarner un nouveau présent mais vise surtout “l’immortalité”... Le titre choisi témoigne de ces paradoxes : jeune, son personnage est déjà à bout de souffle ! “Prouvons que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés”, disait Sartre – cité aussi. Dans Nouvelle Vague, la jeunesse apparaît pour ce qu’elle est : un mythe élaboré en temps réel. Toute jeunesse s’invente et se déploie en fonction du mythe qu’elle entend (plus ou moins consciemment) devenir. Comme tout mythe, montre Linklater, la jeunesse est un mensonge. Mais un mensonge qui dit vrai. »
Nouvelle Vague, de Richard Linklater, avec Guillaume Marbeck, Zoey Deutch et Aubry Dullin. En salles.

10.10.2025 à 15:22
María Corina Machado : prix néolibérale de la paix
Trump espérait le recevoir, mais c’est finalement la Vénézuélienne María Corina Machado qui s’est vu décerner le prestigieux prix Nobel de la paix pour son combat « en faveur d’une transition juste et pacifique de la dictature à la démocratie ». Portrait d’une dissidente qui bouscule les repères de la politique… et du Nobel.
[CTA2]
Selon le président du comité Nobel norvégien Jørgen Watne Frydnes, « María Corina Machado est l’un des exemples les plus extraordinaires de courage civique en Amérique latine ces derniers temps ». Née en 1967, fille d’un riche homme d’affaires à la tête d’une grande compagnie d’électricité et d’entreprises sidérurgiques, María Corina Machado est devenue, au fil des années, une opposante acharnée au régime de Nicolás Maduro. Elle « a été une figure clé de l’unité au sein d’une opposition politique autrefois profondément divisée ». En 2002, elle participe à la tentative de coup d'État contre Hugo Chavez. En octobre 2023, elle remportait la primaire de l’opposition en vue de l’élection présidentielle, avant que sa candidature ne soit interdite. Dès lors, « Madame Machado a été contrainte de vivre dans la clandestinité. Malgré les graves menaces qui pèsent sur sa vie, elle est restée dans son pays, un choix qui a inspiré des millions de personnes ».
L’héritage ambigu de Bolivar
Elle est depuis surnommée la libertadora (« libératrice »), en référence au libertador Simón Bolívar, le père de l’indépendance des nations sud-américaines. Si l’héritage de ce dernier est également revendiqué par le camp adverse, qui voit en lui un symbole de la lutte contre l’impérialisme étranger, les convictions politiques de Bolívar se rapprochent davantage de celles de Machado que des politiques socialistes de Maduro et de son prédécesseur Hugo Chavez. Influencé par la philosophie des Lumières, Bolívar était un partisan du libéralisme, critique du dirigisme économique. S’il fut tout particulièrement lecteur de Rousseau - parfois considéré comme un précurseur du socialisme -, il en retint surtout le « pouvoir des lois, plus puissant que celui du tyran, parce que plus inflexible », mais il se défiera des idées de participation directe du peuple au pouvoir politique. Du point de vue de Machado, le régime de Maduro emprunte à Bolívar ce qu’il y a de plus contestable et en rejette ce qu’il y a de meilleur : alors qu’il se présente comme un démocrate, Maduro n’a aucun respect pour la souveraineté populaire ; à la force de la loi, son régime autoritaire et policier a substitué le règne de l’arbitraire.
Une opposante néolibérale
À ce régime défaillant, qu’elle accuse d’avoir ruiné le pays, María Corina Machado oppose une « philosophie [qui] met l’accent sur la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la presse libre et la protection des libertés civiles », écrit Alex Pierceman dans Maria Corina Machado and The Struggle for Democracy in Venezuela (« María Corina Machado et le combat pour la démocratie au Vénézuela »). Présentée comme une défenseur de la démocratie et de l’État de droit – elle avait déjà été récompensée du prix des droits de l’homme Václav-Havel en 2024 en tant que porte-voix des « aspirations claires du peuple vénézuélien à des élections libres et équitables, au respect des droits civils et politiques et à l’État de droit » –, Machado est avant tout une libérale ou, selon certains observateurs, une néolibérale. On ne s’en étonnera pas : l’Amérique du Sud a été l’un des premiers espaces d’expérimentation du néolibéralisme, sous la houlette des Chicago Boys. La philosophie de Machado « est enracinée dans les principes du capitalisme de libre marché, qu’elle considère comme le moyen le plus efficace de restaurer l’économie ébranlée du Vénézuela et d’améliorer la qualifie de vie de ses citoyens », résume Alex Pierceman. « Sa philosophie est fondée sur la croyance que les marchés, quand on leur permet de fonctionner librement, sont le mécanisme le plus efficace pour l’allocation des ressources et la génération de richesses. »
Admiratrice de Javier Milei… et proche de partis d’extrême droite
Plus qu’à Bolívar, c’est à l’ultra-libérale Margaret Thatcher, la « dame de fer » britannique, Première ministre de 1979 à 1990, qu’on la compare le plus souvent. Machado lui rendait hommage dans un tweet de 2013 : « Margaret Thatcher a eu le courage de défendre ses valeurs toute sa vie contre tous ceux qui s’opposaient à elle. » Elle ne cache pas son affection pour les autres grandes figures du néolibéralisme : la philosophe Ayn Rand et les économistes Ludwig von Mises et Milton Friedman. Dans un post hommage de 2019, elle écrivait : « Aujourd’hui, nous nous souvenons du lauréat du prix Nobel d’économie Milton Friedman à l’occasion de son 107e anniversaire, pour sa grande contribution à la liberté économique et à ses idées qui fonctionnent ! Il suffit de regarder ce qu’elles ont accompli au Royaume-Uni, au Chili et aux États-Unis, en créant de la richesse au bénéfice de la société dans son ensemble. » Autant de figures partageant à différents degrés un rejet de l’interventionnisme étatique et la promotion d’une liberté économique qui, si elle trouve à se coupler à la défense de la liberté politique dans certains contextes autoritaires dirigistes, finit souvent par buter à l’exigence démocratique. La poursuite des intérêts particuliers, dans son individualisme, se heurte aux contraintes de l’intérêt collectif. Le droit, garantie de la libre entreprise soustraite à l’emprise de l’État, peut vite devenir un « problème » dès lors que la loi, enracinée dans la souveraineté populaire, entend réguler, réglementer.
Parmi ses contemporains, María Corina Machado a également salué la victoire de Javier Milei, et en août dernier, a remercié le président libertarien d’Argentine pour son « ferme soutien » pour « la liberté et la démocratie ». Que les deux trouvent à s’entendre face à un ennemi commun – le « régime narco-terroriste » de Maduro – ne fait évidemment pas de Machado une libertarienne sans concession. Mais sa philosophie s’inscrit, assurément, dans cette constellation de pensées plus ou moins radicales qui défendent d’abord, au nom de la liberté et de la démocratie, une libéralisation de l’économie. Comme Milei, Machado soutient le parti Vox, qui entend fédérer les droites radicales d’Espagne et d’Amérique latine – elle a été, en 2020, signataire de la charte de Madrid initiée par la formation politique. Bref, si Trump n’a pas remporté le Nobel de la paix, le prix a échu à une femme politique qui partage à certains égards sa vision du monde. Dans un contexte international tendu, Machado soutient d'ailleurs une intervention américaine pour renverser le régime de Maduro.

10.10.2025 à 12:00
“Keep calm and carry cash” : pourquoi faut-il toujours avoir 70€ en liquide à portée de main ?
Dans sa dernière note, la Banque centrale européenne recommande à tous les citoyens européens d’avoir toujours “entre 70 et 100 euros” en espèces chez eux, de sorte à pouvoir faire face à une crise imprévue. À suivre La Philosophie de l’argent de Georg Simmel, ce conseil témoigne d’un recul de la confiance dans l’État.
[CTA2]
« Keep calm and carry cash » (« Restez calme et conservez du liquide sur vous ») : un titre aux allures de western pour la dernière note de la Banque centrale européenne (BCE), publiée le 23 septembre 2025. Le texte incite les ménages à mettre de côté suffisamment d’argent liquide pour couvrir leurs besoins élémentaires pendant 48 à 72 heures en cas de force majeure, soit entre 70 et 100 €. Francesca Faella et Alejandro Zamora-Pérez, les deux économistes derrière ce rapport, tirent des leçons de quatre crises majeures qui ont émaillé le XXIe siècle en Europe : la crise grecque de 2015, la pandémie en 2020, la guerre en Ukraine en 2022 et le blackout qui a privé une partie de l’Espagne d’électricité en avril dernier. À chaque fois, le recours systématique et massif aux liquidités s’est avéré un levier individuel pour faire face à l’incertitude, ainsi qu’un formidable tampon pour ménager les échanges à l’échelle locale. Ils vont jusqu’à parler de l’argent en espèces comme d’une « roue de secours monétaire » : inutile dans la plupart des cas, mais essentielle en cas de choc systémique – cyberattaque, panne, crise bancaire. Bizarre, quand on sait que le refuge dans le cash est généralement un symptôme de défiance envers les institutions.
Du métal précieux au bout de papier : une question de confiance
Le philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918) montre dans sa Philosophie de l’argent (1900) que le passage de l’argent-substance à l’argent-signe n’a pu s’effectuer que lorsque s’était établi un certain lien de confiance naturelle entre l’individu et la société. Lorsque l’État central n’était pas constitué et qu’aucune autorité ne garantissait la stabilité de la monnaie, les fonctions monétaires étaient remplies par un support qui avait en soi de la valeur (par exemple, de l’or ou un métal précieux). Cela limitait la création monétaire, tout en étant un gage de stabilité. Si les institutions étatiques font leur travail, nul besoin de se réfugier dans la matérialité – on peut se contenter de passer à la caisse les yeux fermés, puisque l’État garantit silencieusement tous mes achats. Pour Simmel, cette oscillation de l’abstraction vers la matière est significative : « L’argent ne devient véritablement tel que dans la mesure où la substance recule. » Autrement dit, la valeur monétaire s’établit quand l’attachement à la substance (le métal, la matérialité) s’efface ; mais revenir à insister sur la substance (au cash) révèle-il un retour de la défiance face à l’abstraction du crédit et aux promesses sociales de stabilité ?
Pas de conclusion hâtive !
Que la BCE conseille aux citoyens de stocker quelques espèces revient donc à réintroduire discrètement de la matérialité, là où la confiance devait suffire. Pas sûr, cependant, que la BCE ait préparé un scénario de fin du monde. Elle s’est d’ailleurs engagée depuis quelques années à développer un euro numérique, qui assurerait la transition vers l’ère digitale tout en préservant la souveraineté stratégique de l’Europe. La prudence monétaire est ici une stratégie de robustesse low tech plutôt qu’un coup de tonnerre alarmant.

10.10.2025 à 10:14
László Krasznahorkai, un Nobel qui met l’apocalypse en question
L’écrivain hongrois László Krasznahorkai a été couronné par l’académie Nobel le 9 octobre 2025, à 71 ans, pour son « son œuvre fascinante et visionnaire qui, au milieu de la terreur apocalyptique, réaffirme le pouvoir de l’art ». Philippe Garnier nous introduit à son écriture qui, dans la veine de Kafka et de Thomas Bernhardt, se saisit des menaces en mode interrogatif.
[CTA2]
Qu’est-ce qu’une apocalypse ? Dans la langue courante, il s’agit d’une fin du monde violente, mais ce mot, dans son sens littéral, signifie aussi « dévoilement » ou « révélation ». Cette ambivalence, l’œuvre de László Krasznahorkai – couronné par le prix Nobel de littérature 2025 – la porte à son paroxysme. Dans La Mélancolie de la résistance, son deuxième roman publié en 1989, un malaise indéfinissable règne sur une petite ville de province hongroise. Chaos visible ou désintégration sournoise ? Dans le sillage de Franz Kafka et de Thomas Bernhardt, la menace, vécue par différents personnages, n’est jamais nommée, mais elle prend figure dans une baleine empaillée, exhibée par un cirque. Susan Sontag avait alors qualifié l’auteur de « maître de l’apocalypse ». Depuis, l’œuvre de Krasznahorkai n’a cessé de faire surgir des voix d’imprécateurs, de prophètes à la vie souvent insignifiante, annonçant quelque chose qui relève de la fin du sens plutôt que de la fin matérielle du monde. Cette noirceur, cet effacement de tout horizon, cette description asphyxiante de la « non-vie », atteignent sans doute leur point culminant avec Le baron Wenckheim est de retour, publié en français en 2023.
“L’œuvre de Krasznahorkai est emplie d’imprécateurs, de prophètes à la vie souvent insignifiante, annonçant quelque chose qui relève de la fin du sens plutôt que de la fin matérielle du monde”
Mais à ce fil « apocalyptique » – au sens de la langue courante – se noue un autre fil, attentif au dévoilement, à la révélation. Ainsi, Seiobo est descendue sur terre, recueil de nouvelles paru en français en 2018, met en scène des guetteurs de sens, déçus mais obstinés. Un gardien du Louvre s’y sent inexplicablement lié à la Vénus de Milo. Il essuie les railleries de ses collègues et contemple toute sa vie cette œuvre issue d’un monde ancien, disloqué, effacé. Un restaurateur de sculptures japonais médite sur une statue du Bouddha endommagée et se demande comment lui rendre sa mystérieuse aura. Très longues mais scandées, se chargeant de souffle au lieu de s’épuiser en chemin, les phrases de Krasznahorkai portent à la perfection la recherche inlassable d’un sens non pas transcendant mais immanent au monde, qui ne se laisse entrevoir que pour mieux se dérober.
C’est aussi de l’histoire – celle de la Hongrie, son pays natal où il est né en 1954, et au-delà, l’histoire de l’Europe – que se nourrit la pensée de l’écrivain. Dans un entretien avec Damien Marguet, publié par la revue Passés Futurs en 2020, l’écrivain compare la vérité des historiens à celle de l’art et de la religion. Il dit :
“Ces trois approches intellectuelles parlent de ce combat, et non de la vérité. Vis-à-vis de ces trois formes d’expression, nous n’avons qu’une seule attitude à adopter : faire passer leurs messages du mode affirmatif au mode interrogatif. Pour chaque phrase de Bouddha, de Dante et d’Hérodote, nous devons remplacer le point final par un point d’interrogation”
László Krasznahorkai, entretien avec Damien Marguet, à lire en intégralité sur le site de recherches en sciences sociales Politika.io (2020)
Tel serait l’un des sens de cette œuvre à plusieurs visages : exorciser les cauchemars légués par l’histoire humaine, en déblayer les scories, pour faire place nette à une question – sans réponse, certes, mais rendue à sa pureté.
