02.07.2025 à 10:35
Comment taxer les ultrariches ? Cadrer le débat sur l’impôt plancher
Adoptée à l’Assemblée, rejetée pour l’instant au Sénat : le parlement votera-t-il la « taxe Zucman » qui prévoit une imposition minimale sur le patrimoine des ultrariches en France ?
Depuis qu’elle est débattue, le constat sur lequel repose cette proposition — les milliardaires sont moins imposés que les Français en moyenne — a suscité de multiples objections, d’ordre économique et politique.
Son inspirateur, l’économiste Gabriel Zucman, y répond en détail.
L’article Comment taxer les ultrariches ? Cadrer le débat sur l’impôt plancher est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (4227 mots)
L’Assemblée nationale a voté en février la création d’un impôt plancher soumettant les contribuables possédant plus de 100 millions d’euros de patrimoine à une taxe minimale égale à 2 % de leur fortune 30. Bloqué pour le moment par le Sénat, ce texte devrait revenir très vite dans la discussion parlementaire 31. Il est en effet désormais clair que l’imposition des ultra-riches a un rôle à jouer dans la résolution de l’équation budgétaire de la France, du simple fait des masses en jeu : la richesse des 500 plus grandes fortunes recensées par le magazine Challenges avoisine aujourd’hui l’équivalent de 40 % du PIB 32, contre 6 % en 1996, première année du classement.
À mesure que le débat monte en puissance, les adversaires de l’impôt plancher se mobilisent — et cela va continuer.
La première salve a été tirée sur le réseau social X (ex-Twitter) par les économistes Sylvain Catherine, François Geerolf et Antoine Lévy qui prétendent remettre en cause le constat selon lequel les milliardaires sont nettement moins imposés que la moyenne des Français 33.
Leurs arguments sont infondés.
52 % vs. 26 % : des chiffres incontestables
Rappelons les faits. Les Français s’acquittent en moyenne de 52 % de leurs revenus en impôts et cotisations sociales, tous prélèvements compris. Nul mystère à cela : il s’agit du montant total de prélèvements obligatoires collecté par la puissance publique 34, rapporté au revenu national net de la France — c’est-à-dire à l’ensemble des revenus touchés par les Français, quelle que soit leur nature : salaires, intérêts, revenus tirés de la détention d’entreprise, etc. Ces deux montants, publiés par tous les organismes statistiques internationaux (OCDE, Eurostat, etc.), sont incontestables.
Pour 1 euro gagné par les milliardaires, 26 centimes environ vont aux charges communes, contre 52 centimes pour un euro gagné par un Français moyen.
Gabriel Zucman
Ce niveau d’imposition relativement élevé correspond à nos choix de société en matière d’éducation, de santé, de retraites et de solidarité nationale. Des choix dont il faut se réjouir, car tout laisse à penser qu’ils ont eu un rôle décisif dans la croissance considérable de la productivité depuis un siècle, l’avènement d’une société plus égalitaire et le progrès de la démocratie.
Pour les milliardaires, cependant, le taux de prélèvements obligatoires s’effondre à 26 % environ tout compris. Chacun peut à nouveau le vérifier en consultant l’étude de l’Institut des Politiques Publiques sur le sujet 35, menée en partenariat avec l’administration fiscale, dont l’objectivité et la rigueur sont reconnues.
Concrètement, cela signifie que pour 1 euro gagné par les milliardaires — quelle que soit la façon dont cet euro est perçu — 26 centimes environ vont aux charges communes, contre 52 centimes pour un euro gagné par un Français moyen.
52 % contre 26 % : la réalité ne pourrait pas être plus simple ni plus limpide. Comment donc la nier ? Il faut pour cela soit contester le taux de 52 %, soit réfuter celui de 26 %, soit prétendre que ces deux taux ne peuvent pas être comparés l’un à l’autre.
Ce serait peine perdue car ces deux chiffres sont à la fois exacts — au-delà des marges d’erreurs inhérentes à toute statistique économique, qui en l’occurrence sont faibles — et comparables.
Comprendre le taux d’imposition moyen
Commençons par les arguments avancés pour contester le taux moyen de 52 %.
Ils sont de trois types et consistent soit à ignorer certains prélèvements, soit à soustraire des impôts payés les dépenses publiques perçues, soit à remettre en cause le calcul du revenu utilisé au dénominateur de ce taux. Ces arguments méritent d’être entendus, afin que chacun puisse comprendre leur faiblesse.
Pourquoi exclure certains prélèvements n’a pas grand sens
Sans surprise, on peut réduire le taux moyen de 52 % en sortant certains prélèvements du champ des prélèvements obligatoires. Si l’on exclut par exemple les cotisations retraites, alors le taux d’imposition du Français moyen tombe à 41 % environ. Si l’on oublie en plus la TVA, alors ce dernier tombe à 32 %. En grignotant assez, on peut finir par tomber sous les 26 %.
Mais ces soustractions n’ont guère de justification.
Il n’y a en effet pas de raison valable d’exclure tel prélèvement ou tel autre, pas même les cotisations retraite. Tous les organismes statistiques du monde les y incluent et les économistes conservateurs le font évidemment toujours eux-mêmes quand il s’agit de dénoncer le poids de l’impôt en France. Les cotisations retraite sont certes associées à des transferts, mais c’est le cas pour tous les impôts et toutes les cotisations : la puissance publique ne brûle pas l’argent qu’elle collecte, fort heureusement, mais le dépense — en pensions de retraites, services de santé et d’éducation, etc.
Il y a des différences de degré — certains prélèvements, comme les cotisations retraite, sont plus directement associés à des transferts individuels que d’autres — mais pas de nature. Tous ces prélèvements s’imposent aux ménages, qu’ils les approuvent ou non, et le lien entre prélèvements et transferts n’est jamais parfait — même pour les retraites, loin s’en faut.
L’approche suivie par les chercheurs qui s’intéressent à la distribution des taxes — depuis les travaux pionniers de Gerhard Colm et Helen Tarasov aux États-Unis dans les années 1940 36 — consiste donc à inclure tous les prélèvements, car c’est la démarche qui minimise l’arbitraire statistique. Et c’est bien ce que fait l’INSEE dans ses propres Comptes nationaux distribués, qui montrent que toutes les catégories sociales — à l’exception des ultra-riches, non couverts par la statistique publique — paient entre 40 % et 55 % de leurs revenus en impôts et cotisations.
À nouveau, nul mystère là-dedans : cela reflète l’importance de la TVA, des cotisations sociales et de la CSG/CRDS, qui pèsent lourd pour tous les déciles de la distribution des revenus.
Soustraire les dépenses publiques : un raisonnement trompeur
Deuxième technique pour réduire le taux de 52 % : soustraire les dépenses publiques, ou certaines d’entre elles, du montant d’impôt payé.
Cette stratégie consiste concrètement à remplacer l’analyse de la progressivité du système fiscal — l’ensemble des prélèvements obligatoires perçus par un État — par celle du caractère redistributif ou non de l’intervention de l’État dans l’économie — taxes plus dépenses publiques. Autrement dit, à déplacer l’attention de la question des impôts vers celle de la dépense. Les milliardaires paient peu d’impôt ? « Oui, mais les catégories plus modestes bénéficient de la solidarité nationale ! ». Les dépenses publiques étant nettement plus progressives que les prélèvements obligatoires — pour schématiser, les impôts sont proportionnels au revenu, là où les dépenses s’approchent davantage d’une somme forfaitaire par tête — ce déplacement de l’analyse conduit évidemment à altérer complètement le tableau d’ensemble.
Il ne s’agit en partie que d’un écran de fumée rhétorique, car taxes et dépenses publiques constituent des objets distincts. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen pose le principe de l’égalité devant les charges publiques en son article 13 mais ne dit rien au sujet de la distribution de la dépense par exemple. La question de l’égalité devant l’impôt est au cœur du contrat social depuis la Révolution française, et tout démontre que la distribution des prélèvements obligatoires — indépendamment de la façon dont ces derniers sont utilisés — joue un rôle fondamental dans la cohésion sociale et la confiance dans les institutions.
La prise en compte des dépenses va néanmoins un peu au-delà du simple tour de passe-passe sémantique.
Dans l’approche économique de base, il n’existe en effet aucune différence entre un impôt et un transfert monétaire, formalisé comme un impôt négatif. Quand il s’agit d’expliquer les choix individuels — d’offre de travail, par exemple — c’est le montant d’impôt payé net des transferts perçus qui constitue la variable pertinente dans les modèles micro-économiques.
La question de l’égalité devant l’impôt est au cœur du contrat social depuis la Révolution française, et tout démontre que la distribution des prélèvements obligatoires joue un rôle fondamental dans la cohésion sociale et la confiance dans les institutions.
Gabriel Zucman
Cette perspective a de réelles limites : en pratique, les ménages ne perçoivent pas les transferts comme des impôts négatifs, et cela pour de bonnes raisons : par exemple parce que les taxes sont déduites immédiatement, là où les transferts sont souvent payés avec un décalage et un certain degré d’incertitude — n’importe qui ayant eu affaire à la CAF a pu en faire l’expérience.
Mais prenons néanmoins au sérieux l’approche qui soustrait les transferts des impôts payés.
On constate que l’injustice fiscale demeure : même en retirant tous les transferts monétaires qu’on peut assimiler à un impôt négatif (prime d’activité, allocations familiales, assurance chômage, aides au logement, revenu de solidarité active, etc.), les milliardaires continuent à payer nettement moins d’impôts et cotisations (26 %) que le Français moyen — 45 % net de toutes les prestations famille, emploi, logement, pauvreté et exclusion sociale 37 — et bien moins que la plupart des déciles de la distribution.
On peut bien sûr continuer à grignoter : en soustrayant en outre les dépenses de retraite, le taux de prélèvements obligatoires net de transferts tombe à 28 % pour le Français moyen (ce qui reste supérieur au taux des milliardaires) ; et si l’on enlève tout le reste (santé, éducation, police, défense, justice, etc.), le taux moyen tombe sous la barre des 0 % : en l’occurrence — 6 %, c’est-à-dire le niveau du déficit public. Cette arithmétique n’est pas inintéressante — j’y ai moi-même contribué en participant à produire la première analyse de la distribution de l’ensemble des dépenses publiques américaines 38. Elle a le grand mérite de rappeler que la dépense publique réduit fortement les inégalités, ce dont il faut se réjouir – c’est bien pour cela que la question de l’impôt, qui permet cette dépense, est si importante à mes yeux. Les ménages les plus pauvres sont bénéficiaires nets de la redistribution — les dépenses publiques dont ils bénéficient sont supérieures aux prélèvements dont ils s’acquittent — et c’est heureux.
Mais tout cela n’enlève rien au problème de base, à savoir que le système fiscal français échoue à faire contribuer les milliardaires aux charges communes.
Même net des transferts perçus, ces derniers paient moins que les contribuables situés en dessous d’eux — les cadres supérieurs, pour simplifier. Sur ce point, tout le monde est d’accord. Or c’est le coeur du problème, car cet échec pose un problème évident : comment mettre à contribution les personnes aisées — ce qui, compte tenu de l’ampleur des déficits et de nos besoins d’investissement, est essentiel — tant que les ultra-riches se soustraient à la solidarité nationale ? C’est précisément le problème économique et politique fondamental que l’impôt plancher sur les ultra-riches vise à résoudre.
Le calcul du revenu moyen et ses pièges
Une troisième technique est mobilisée pour nier le taux d’imposition moyen de 52 % : contester la mesure du revenu, c’est-à-dire du dénominateur de ce taux.
A priori, c’est peine perdue : personne ne peut contester que le revenu national net de la France — c’est-à-dire le PIB net de la dépréciation du capital et après ajout des revenus nets de l’étranger, soit l’ensemble des revenus perçus par les Français quelle que soit la façon dont ils le touchent — s’élève à 2 440 milliards d’euros en 2024, chiffre que chacun peut calculer en utilisant la comptabilité nationale de l’Insee 39.
Les choses se compliquent quand il s’agit de calculer le revenu national des différents groupes sociaux. Dans la littérature académique sur la comptabilité nationale distribuée, les taux d’imposition sont typiquement exprimés en pourcentage du revenu national après prise en compte des pensions de retraite et de l’assurance chômage, mais avant intégration des autres prestations sociales (allocations familiales, revenu de solidarité active, etc.). Cela pose un problème conceptuel : un individu qui ne percevrait que des minima sociaux se verrait attribuer un taux d’imposition infini — car il s’acquitterait de la TVA sur un revenu nul.
Les économistes qui se sont exprimés sur X crient au scandale : pour eux c’est la preuve que les chiffres sont biaisés.
Ils semblent ignorer que de nombreux chercheurs se sont penchés avant eux sur le sujet y ont apporté des réponses claires. L’Insee, par exemple, ajoute les prestations sociales au revenu pour le calcul des taux d’imposition, et trouve que tous les vingtiles de la distribution paient entre 40 % et 55 % de leurs revenus en impôts et cotisations (voir à nouveau la figure reproduite supra). D’autres approches sont possibles — la méthode idéale soustrait des prestations sociales la fraction de celle-ci qui est absorbée par la TVA 40 — et conduisent à des résultats similaires.
Comment calcule-t-on le taux d’imposition des milliardaires ?
Reste enfin la contestation du taux de 26 % acquitté par les ultra-riches, obtenu par l’Institut des Politiques Publiques dans son étude « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? » 41.
Comme le titre l’indique, le but de ce travail était d’estimer les taux effectifs d’imposition des plus grandes fortunes ; ses auteurs se sont donc logiquement concentrés sur les impôts payés par ces dernières : impôt sur le revenu, CSG/CRDS, impôt sur les sociétés, ISF (l’étude porte sur 2016, avant son abolition) et cotisations sociales non-contributives. La TVA, les cotisations retraite, la taxe d’habitation et la taxe foncière sont exclues du champ de l’analyse, car ces impôts sont infimes relativement au revenu des milliardaires — même la TVA, les milliardaires ne consommant qu’une toute petite fraction de leur revenu. Cela explique que le taux moyen d’imposition dans l’étude de l’IPP soit inférieur à 52 %. Une fois que les autres prélèvements sont réintégrés, le taux moyen redevient de l’ordre de 52 % sans que celui des milliardaires n’augmente significativement pour autant.
Quand on prend en compte l’ensemble des prélèvements obligatoires, en suivant les définitions standard et universellement acceptées de ces termes, un écart d’imposition béant existe bel et bien entre les super-riches et le Français moyen.
Gabriel Zucman
À tout prendre, le taux de 26 % estimé par l’IPP est en réalité trop élevé, car il porte sur l’année 2016. Or l’essentiel des 26 % provient de l’impôt sur les sociétés, et depuis 2016 le taux nominal de ce dernier est passé en France de 33 % à 25 %. De plus, une grande partie de l’impôt sur les sociétés acquitté par les milliardaires français — à travers les sociétés qu’ils détiennent, L’Oréal, LVMH, etc. — est payée non pas en France mais à l’étranger, en particulier aux États-Unis. Or ces derniers ont également vu leur impôt sur les sociétés fondre, passant de 35 % à 21 % en 2018.
Tout porte donc à croire qu’une actualisation des chiffres de l’IPP conduirait donc à un taux plus faible.
La pertinence d’une comparaison : oui, les milliardaires paient bien moins
Si les milliardaires français ne paient pas beaucoup d’impôt aujourd’hui, alors peut être en paieront-ils à l’avenir, par exemple au moment de futures distributions de dividendes ?
Ce serait un petit lot de consolation, mais hélas cet argument est lui aussi erroné.
D’abord parce que si certains milliardaires s’acquittaient véritablement d’impôts élevés à un moment de leur cycle de vie, alors cela devrait se refléter dans le plan de coupe étudié par l’IPP. Ensuite parce qu’il n’y aucune raison de penser que les milliardaires débourseront des sommes importantes à quelque moment que ce soit.
Leur principale technique d’optimisation consiste en effet à toucher des dividendes par l’intermédiaire de sociétés holding familiales, où ces dividendes ne sont pas fiscalisés. Les sommes ainsi perçues sont pour l’essentiel épargnées et réinvesties : elles n’ont pas besoin d’être sorties des structures, car elles sont considérablement supérieures aux besoins de consommation individuelle des personnes concernées. Bien sûr l’épargne ainsi réalisée au sein des holdings augmente d’autant la valeur de ces dernières, créant de ce fait une plus-value latente. Mais cette plus-value est effacée au moment des transmissions intergénérationnelles, ce qui garantit que ni les milliardaires eux-mêmes, ni leurs descendants n’auront à payer d’impôt sur le revenu sur les sommes correspondantes.
La conclusion est claire : quand on prend en compte l’ensemble des prélèvements obligatoires, en suivant les définitions standard et universellement acceptées de ces termes, un écart d’imposition béant existe bel et bien entre les super-riches et le Français moyen.
Bien sûr, si l’on enlève de l’analyse les plus gros impôts payés par les ménages modestes (TVA, cotisations sociales), alors l’écart se réduit. De même que si l’on ajoute aux impôts payés aujourd’hui par les milliardaires ceux qu’ils paieront (ou plutôt ne paieront pas) dans le futur.
Mais si l’on se contente plus rigoureusement de quantifier ce qui est effectivement payé par les différentes catégories sociales — tout ce qui est payé, mais rien que ce qui est payé — on retombe sur une vérité simple et limpide : quelle que soit la façon dont on aborde le sujet, les ultra-riches sont nettement moins imposés que le reste de la population française dans son ensemble.
L’article Comment taxer les ultrariches ? Cadrer le débat sur l’impôt plancher est apparu en premier sur Le Grand Continent.
24.06.2025 à 07:17
Doctrine du double équilibre : une stratégie pour l’Union face à la Chine et aux États-Unis, conversation avec Stéphane Séjourné
« Ouverture au monde et protection des frontières extérieures ; ouverture interne et préférence européenne — c’est ce double équilibre qu’il faut bâtir. »
Avant un Conseil européen clef, un sommet de l’OTAN sous tension et une visite en Chine très attendue, l’Union est à un tournant.
Pour évoquer les transformations majeures dans lesquelles est plongé le continent, nous avons rencontré le Vice-président exécutif de la Commission européenne à la Prospérité et à la Stratégie industrielle, Stéphane Séjourné.
L’article Doctrine du double équilibre : une stratégie pour l’Union face à la Chine et aux États-Unis, conversation avec Stéphane Séjourné est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (5147 mots)
English version available at this link
Une majorité d’Européens se dit préoccupée par Donald Trump qui ne perd pas l’occasion de critiquer l’Union ou de remettre en question tous les codes de la relation transatlantique. Comme l’a montré notre sondage Eurobazooka, dans certains pays comme la Belgique, le Danemark ou les Pays-Bas, une nette majorité de citoyens le considère comme un « ennemi ». Comment qualifier aujourd’hui la trajectoire politique de Donald Trump envers l’Europe : est-ce un adversaire stratégique ou un simple rival conjoncturel ?
Les Européens ont souvent été les garants d’une relation transatlantique positive — sur les questions de défense, économiques et commerciales — y compris lorsque les États-Unis ont changé leur approche.
Si j’en crois les qualificatifs de la Maison-Blanche et de certains membres de la nouvelle administration, l’Europe n’est plus vraiment un allié dans leur esprit, mais elle compte parmi les puissances mondiales avec lesquelles les États-Unis veulent avoir un rapport de force.
Leur vision de l’Europe se transforme — pour les États-Unis nous sommes un continent parmi d’autres.
Il s’agit d’un vrai changement.
Que signifie concrètement ce changement pour le positionnement stratégique de l’Union ?
Cela implique de sortir d’une forme de naïveté et de ne pas compter aveuglément sur le soutien des États-Unis : ils ne seront pas toujours prêts à venir à la rescousse des Européens. En ce qui concerne les relations commerciales, cela implique de faire grandir notre ambition d’indépendance et donc d’accélérer notre politique de souveraineté.
Comment cette politique de réduction des dépendances s’articule-t-elle avec l’ouverture de l’Union, alors même que les États membres disposent du plus grand nombre d’accords de libre-échange au monde ?
Je cherche à maintenir deux équilibres.
Le premier, c’est celui entre ouverture extérieure et souveraineté. Nous devons continuer à conclure des accords commerciaux — plus ciblés (notamment sur les matières premières), plus pragmatiques, moins dogmatiques. Il ne s’agit plus de grands accords comme celui avec le Mercosur, négocié pendant vingt ans.
En parallèle, il est indispensable de réformer nos douanes. Aujourd’hui, l’Union ne dispose pas d’un système unifié capable de suivre précisément ce qui entre et sort du continent.
Le second équilibre concerne le marché intérieur. Nous devons lever les barrières internes, dans une logique d’ouverture et de simplification qui s’inscrit dans une approche libérale. Mais cela doit s’accompagner d’un Buy European Act, instaurant une préférence européenne sur certains marchés stratégiques.
La meilleure manière de défendre notre modèle est d’être offensif.
Stéphane Séjourné
C’est ce double équilibre qu’il faut bâtir — ouverture au monde et protection des frontières extérieures ; ouverture interne et préférence européenne.
Cette nouvelle équation économique nous permettra de faire face à un monde plus protectionniste et plus hostile, de préserver nos emplois et nos économies.
Ce sont les deux objectifs à atteindre. Ce n’est pas l’un ou l’autre — c’est l’un et l’autre.
Comment la crise démocratique aux États-Unis et dans le monde redéfinit-elle l’équilibre avec l’État de droit, et quelles en sont les implications pour l’Europe ?
La meilleure manière de défendre notre modèle est d’être offensif chez nous, non seulement sur la question des valeurs et du modèle démocratique, mais aussi quant à nos modèles économiques et à notre stratégie de décarbonation.
Deux options s’offrent à nous dans le climat actuel : soit nous ajuster à un nouveau modèle qu’on veut nous imposer ; soit consolider notre propre modèle. Dans une logique de défense de nos intérêts, il est clairement préférable d’opter pour le renforcement.
Et donc, contre-attaquer ?
Oui, et nous contre-attaquerons.
Comment ?
Cela implique d’être forts sur les questions de valeur.
Pour revenir à la question américaine, les États-Unis sont une grande démocratie libérale. Il y a des contre-pouvoirs, et la force de ce modèle réside aussi dans sa structuration et ses institutions. On le voit d’ailleurs à travers les executive orders pris par Trump qui cherchaient à passer outre certains contre-pouvoirs.
La charge de l’entretien de la démocratie américaine revient aux Américains. C’est aux oppositions d’être garantes des contre-pouvoirs. Les États-Unis sont fondés sur la capacité des peuples à déterminer leur gouvernement, à voter, à avoir des élections libres, à être un continent ouvert d’un point de vue économique.
De notre côté, nous devons montrer qu’il existe encore une voie de croissance et de prospérité construite sur cette base, l’État de droit notamment. Nous devons la renforcer chez nous.
L’agenda que nous défendons aujourd’hui consiste à poursuivre une stratégie de de-risking de la relation transatlantique.
Stéphane Séjourné
L’opinion publique européenne exprime un souhait très clair face à Trump. 80 % des répondants de la dernière enquête Eurobaromètre se disent favorables à des mesures de rétorsion contre les droits de douane américains. Cela pourrait-il ouvrir la voie à une nouvelle phase, plus intense, moins froide dans le processus d’intégration européen ?
L’Europe ne peut pas se construire uniquement en réaction à la relation transatlantique.
Nous devons certes mener à bien les discussions en cours sur les droits de douane. Mais nous devons aussi poursuivre la conclusion d’accords commerciaux avec les autres pays.
C’est le cap que nous maintiendrons durant toute la mandature.
L’agenda que nous défendons aujourd’hui consiste à poursuivre une stratégie de souveraineté, donc d’une certaine manière, de de-risking de la relation transatlantique. Cela implique de parvenir à une diversification à la fois sur les questions économiques mais aussi de défense — même si ce dernier aspect est plus sensible.
Nous devons aussi reconnaître que nous ne sommes pas dans un rapport de force équilibré avec les États-Unis : Donald Trump est à la recherche de solutions « win-win ». Pour lui cela signifie que les États-Unis doivent gagner deux fois et que nous devons perdre deux fois. Il veut démontrer qu’il est capable de décrocher des victoires contre le monde et contre ses partenaires.
Le modèle européen est tout à fait différent : plutôt que de remporter des victoires politiques — qui d’ailleurs, souvent, ne sont pas des victoires économiques ou commerciales — nous cherchons à coopérer, à trouver des consensus.
Nous avons un modèle coopératif — pas un modèle agressif.
À quoi sert l’Union si, comme le Royaume-Uni, elle accepte sans riposte des droits de douane de 10 % ?
Le paradoxe est que nous critiquons les méthodes des États-Unis mais que, pour des raisons politiques et de rang symbolique entre les deux continents, nous souhaitons faire la même chose.
Il y aura des ripostes, mais elles seront guidées par l’intérêt économique européen. Nous devons faire la différence entre la victoire politique et le pragmatisme économique.
Donald Trump est à la recherche de solutions « win-win ». Pour lui cela signifie que les États-Unis doivent gagner deux fois et que nous devons perdre deux fois.
Stéphane Séjourné
S’il n’y avait pas d’accord, l’Union riposterait ?
Si nous devons riposter, nous le ferons.
Mais nous devons être plus intelligents que les Américains.
Par exemple, si nous regardons le domaine de l’aéronautique, le produit fini qu’est l’avion Airbus ne peut pas être en concurrence déloyale avec le Boeing à hauteur de 10 % uniquement parce qu’on déciderait de ne pas riposter. Dans ce contexte, il y a un vrai intérêt économique à le faire.
Mais sur d’autres sujets, il peut y avoir des intérêts à ne pas le faire, notamment dans les chaînes de valeurs complexes, où une riposte pourrait affecter l’emploi ou la structure de nos relations, y compris avec d’autres pays.
L’Union serait-elle prête à activer son instrument anti-coercition ?
Il pourra en être question.
Pour l’instant, nous sommes encore dans des discussions sur le périmètre de négociation, plutôt que dans une réflexion sur d’éventuels niveaux de droits de douane.
Cette logique a été impulsée par les Américains. Deux options s’offraient à nous : refuser le dialogue, subir les droits de douane et riposter ; ou engager des discussions constructives.
L’intérêt des Européens est clairement dans cette seconde voie qui peut préserver la valeur économique pour nos entreprises.
Comment ces discussions s’inscrivent-elles dans la stratégie plus globale de la Commission, y compris à l’égard de la Chine ?
Nous sommes à un moment charnière où le monde devient de plus en plus protectionniste, où de nombreux pays cherchent à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement, à disposer de matières premières et à consommer et produire localement.
Cette discussion avec les États-Unis accélère la transition vers un nouvel équilibre européen : l’ouverture nécessaire au monde et aux accords commerciaux d’une part ; le renforcement du marché intérieur européen, la suppression des barrières intra-européens et la protection des frontières extérieures de l’Union d’autre part.
De même que notre stratégie économique ne peut pas être envisagée uniquement à l’aune de la relation transatlantique, notre rapport à la Chine ne peut pas dépendre des États-Unis.
Si nous devons riposter, nous le ferons.
Stéphane Séjourné
L’Union peut-elle bâtir un partenariat réellement gagnant-gagnant avec Pékin ?
Nous devons tout d’abord réduire nos dépendances sur les sujets stratégiques — mais il s’agit bien d’une stratégie de de-risking et non pas de découplage.
Nous constituons actuellement une liste de 17 matières premières critiques sur lesquelles nous estimons risqué de dépendre de Pékin à plus de 65 % d’ici 2030. Nous procéderons ensuite à une révision des politiques à partir de 2030 pour accélérer ce processus.
Par ailleurs, nous devons protéger notre marché, en particulier face à des standards de production européens qui diffèrent largement de ceux appliqués en Chine. Le e-commerce illustre bien ce sujet : chaque année, 6 milliards de petits colis franchissent les douanes européennes sans que leurs standards soient véritablement contrôlés.
Il est donc urgent d’accélérer la réforme des douanes, la mise en place d’un fichier commun, le renforcement de la protection des frontières et l’harmonisation des contrôles. Il est inacceptable que deux ports européens appliquent des niveaux de vigilance aussi disparates — l’un rejetant un colis sur 2 000, l’autre un sur 2 millions. Ces écarts révèlent des failles majeures dans le système de contrôle aux frontières européennes, qu’il nous faut impérativement corriger.
Croyez-vous qu’un accord fondé sur l’accès au marché et la création d’emplois en Europe est possible ?
Un deuxième sujet concerne en effet le rééquilibrage de notre relation commerciale avec la Chine.
Nous devons mener une réorientation importante de notre politique à l’égard de Pékin. Si les acteurs chinois veulent avoir accès au marché européen — soit 450 millions de consommateurs —, un certain nombre de transferts de technologies nécessaires dans les domaines où l’Europe a pris du retard et où la Chine est à la pointe, comme dans celui des batteries, doit être imposé.
Nous devons également prendre conscience que le marché européen est un marché porteur pour Pékin. Pour y accéder, un certain nombre de conditions doivent être remplies : la chaîne de valeur doit être européenne, les matériaux et la production doivent l’être aussi. Une partie de la production doit être réalisée en Europe et ne doit pas être uniquement importée de Chine.
Prenons un exemple concret, l’industrie automobile : ne craignez-vous pas qu’au lieu de voir un véritable transfert de technologie bénéfique pour l’activité et l’emploi en Europe, les pays européens se retrouvent relégués au simple rôle de sites d’assemblage ?
À partir du moment où des voitures chinoises sont commercialisées en Europe — ce qui en soi n’est pas un problème — elles doivent aussi pouvoir être produites en Europe, avec des composants européens, des emplois de qualité, une chaîne de valeur européenne.
Notre marché ne peut pas être uniquement un marché d’importation ou d’assemblage de composants chinois.
Nous devons prendre conscience que le marché européen est un marché porteur pour Pékin.
Stéphane Séjourné
Il faudra donc des critères très précis de production européenne dans nos futures doctrines. C’est une dimension déjà présente dans le texte du dialogue stratégique sur l’industrie automobile.
N’y a-t-il pas là aussi un sujet de dépendance ?
Je dirais plutôt qu’il s’agit aussi d’une question de sécurité et de sûreté.
D’un côté, c’est une question de sécurité économique. Disposer d’une production européenne est essentiel, car nous nous appuyons sur des chaînes de valeur intégrées, qui dépendent notamment de la production de matières premières comme l’acier. Stimuler la demande dans ces secteurs est donc clef pour préserver une chaîne de valeur stratégique.
De l’autre, c’est une question de sécurité tout court. Les voitures électriques sont, par nature, connectées. Cela signifie qu’elles peuvent être désactivées à distance — depuis Austin pour une Tesla, depuis Shenzhen pour une BYD — par des entreprises qui ne sont pas soumises au droit européen. Une fois que ces composants équiperont massivement les véhicules circulant sur nos routes, cela deviendra un véritable problème.
C’est pourquoi nous devrons exiger des composants européens dans les véhicules, et garantir que leur interface soit contrôlée depuis l’Europe. Cela suppose aussi un changement de paradigme.
Mais plus concrètement, quelle stratégie faudrait-il adopter concernant les droits de douane sur les véhicules électriques chinois que l’Union européenne a imposés en 2024, et la proposition d’engagements de prix avancée par Pékin ?
Pour l’instant, ces droits de douane sont en vigueur pour rétablir des conditions équitables. Un accord global peut être toutefois nécessaire.
Il ne s’agit pas d’étudier chaque secteur séparément — ce qui a trop souvent été le cas. Nous devons à présent adopter une vision holistique du marché européen. Dans les négociations commerciales, nous devons considérer l’équilibre économique dans son ensemble, et pas uniquement les secteurs individuellement.
Nous devrons exiger des composants européens dans les véhicules électriques chinois, et garantir que leur interface soit contrôlée depuis l’Europe.
Stéphane Séjourné
Quels objectifs stratégiques l’Europe doit-elle poursuivre lors du prochain sommet Union-Chine ? Voyez-vous une possibilité pour des engagements climatiques communs qui pourraient peser dans la préparation de la COP 30 ?
La Chine est aujourd’hui leader dans l’électrification de ses usages. Elle pourrait bientôt atteindre un taux de décarbonation de son mix énergétique comparable à celui de l’Europe.
Cette avancée n’est pas motivée par des considérations idéologiques ou dogmatiques, mais bien par des questions économiques. Cela démontre que la décarbonation de notre économie, ainsi que les règles que nous avons fixées lors du dernier mandat de la Commission — que nous nous efforçons de préserver malgré de fortes pressions politiques au Parlement européen — répondent aussi à des objectifs économiques et stratégiques.
Dans le dialogue avec la Chine, il y a un terrain d’entente à trouver autour de l’électrification et de la transformation du mix énergétique.
On mesure d’ailleurs l’influence du modèle européen : l’accélération de la décarbonation dans d’autres économies a souvent été motivée par l’accès au marché européen. Cela témoigne de la force de l’Union.
Dans ce contexte, les pressions américaines pour rompre avec la Chine ne correspondent ni à l’intérêt ni à la stratégie actuelle de l’Union.
Un élément clef de la stratégie européenne de décarbonation — mais aussi de protection de l’industrie — est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui entrera en vigueur dès 2026. Comment s’articulera-t-il avec l’accélération de la décarbonation en Chine ?
Effectivement, pour l’Europe, cela soulève la question d’une redéfinition de ce que l’on entend par production européenne — non plus seulement selon des critères de soutenabilité ou de décarbonation dans les échanges commerciaux, puisque les mix énergétiques décarbonés tendent à converger.
La protection du marché européen ne peut donc plus reposer uniquement sur le fait que notre mix énergétique est plus vertueux que celui de la Chine : la préférence européenne doit devenir un critère à part entière.
Dans le dialogue avec la Chine, il y a un terrain d’entente à trouver autour de l’électrification et de la transformation du mix énergétique.
Stéphane Séjourné
Il en va de même pour la taxonomie, qui avait un double usage : soutenir notre souveraineté technologique et financer la transition. Il faut donc aller plus loin, notamment en ajoutant une dimension « Made in Europe » au financement vert.
Quelles sont les attentes prioritaires de l’Union pour le sommet de l’OTAN qui s’ouvre aujourd’hui à La Haye ?
Je suis convaincu que nous ne parviendrons à progresser sur les sujets de défense que si nous parvenons un jour à conclure un traité de défense et de sécurité — qui pourrait éventuellement inclure le Royaume-Uni.
Des mesures ponctuelles dans le domaine de la défense peinent déjà à faire consensus : en quoi un nouveau traité répondrait-il mieux aux besoins actuels ?
Je suis convaincu qu’au-delà de nos institutions et de la Commission, un nouvel accord collectif sera nécessaire, porté par une volonté politique partagée entre les États désireux de renforcer les garanties de sécurité européennes.
Les prémices en sont déjà perceptibles. Au printemps dernier, lors des premières réunions organisées à Paris et à Londres, les participants — Britanniques, mais aussi Finlandais, Français, Allemands et Italiens — ont exprimé une volonté commune de construire autre chose.
Pour faire émerger une industrie européenne crédible et se doter d’un véritable budget, une nouvelle base politique s’impose. Elle devra s’appuyer sur des accords inédits en matière de garanties de sécurité, incluant nécessairement la question de la dissuasion nucléaire — qu’il s’agisse du Royaume-Uni ou de la France — afin de déterminer comment celle-ci pourrait devenir un levier de protection supplémentaire.
Trop souvent, notre réflexion sur la défense s’est concentrée sur les outils. Aujourd’hui, nous faisons face à une forme d’impasse : arguments budgétaires récurrents, arbitrages financiers, difficultés de coordination des programmes communs, absence de marché européen structuré, incertitude persistante autour des critères d’achat et de la préférence européenne en matière de défense.
Nous ne parviendrons à progresser sur les sujets de défense que si nous parvenons un jour à conclure un traité de défense et de sécurité — qui pourrait éventuellement inclure le Royaume-Uni.
Stéphane Séjourné
Ce nouveau traité pourrait-il voir le jour à 27 ou envisagez-vous d’autres formats ?
Pour certains États, ces discussions doivent s’envisager en complémentarité avec l’OTAN — comme une seconde assurance-vie.
Ceux qui s’y intéressent veulent d’abord comprendre ce que cela leur apporte concrètement en matière de sécurité. Or les outils en eux-mêmes ne garantissent rien : ni le budget, ni les capacités ne suffisent à être crédibles.
Ce que recherchent les Européens, ce sont de nouvelles garanties de sécurité collectives. Cela relève d’un choix politique. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme d’entraide, fondée sur des capacités renouvelées, des synergies à créer, et des instruments diplomatiques inédits.
Nous devons mobiliser notre capital politique pour poser les bases d’un nouvel accord. Que voulons-nous faire de nos armées ? Comment les engager ensemble ? Quel rôle la dissuasion nucléaire française et britannique peut-elle jouer à l’échelle européenne ? Comment assurer durablement la protection des frontières orientales, qui sont d’abord celles de l’Europe ? Peut-on les considérer comme un intérêt général partagé ? Et quel budget sommes-nous prêts à y consacrer ?
Si l’on reste focalisé uniquement sur les outils, les contre-arguments l’emporteront toujours. C’est d’ailleurs le principal écueil de certains défenseurs de l’Europe de la défense : ils se concentrent sur les moyens, les dispositifs, les structures… sans s’assurer d’abord de l’existence d’un accord politique — d’un objectif, d’un cap.
Or sans ce socle commun, il ne peut y avoir de consensus.
Qu’est-ce que cela signifierait en termes de retombées concrètes ?
En matière de défense, la priorité est de mettre en œuvre des mesures concrètes au bénéfice des pays qui attendent de nouvelles garanties de sécurité — et qui en ont besoin.
Mais il faut également tenir compte de ceux qui disposent déjà de moyens significatifs et se sentent moins exposés — comme la France et le Royaume-Uni. Il s’agit alors de garantir leur souveraineté.
Il est impératif que des pays non signataires d’un éventuel accord ne puissent entraver les capacités, les technologies, ou le déploiement des industries de défense.
C’est le principal écueil de certains défenseurs de l’Europe de la défense : ils se concentrent sur les moyens, les dispositifs, les structures… sans s’assurer d’abord de l’existence d’un accord politique — d’un objectif, d’un cap.
Stéphane Séjourné
Si nous ne donnons pas à leurs industries de défense l’assurance que cette souveraineté sera pleinement respectée — en garantissant l’accès aux matières premières, la stabilité des marchés européens et la protection contre toute ingérence étrangère susceptible de freiner le développement technologique ou les coopérations internationales — alors c’est l’ensemble de l’édifice qui sera fragilisé.
Nous avons besoin d’un accord global.
Par « pays non signataires », incluez-vous les membres de l’Union ?
Non, seulement les pays tiers.
Sur la gouvernance de l’Union au sens large, quelles sont les pistes concrètes que vous envisagez pour simplifier et rendre les décisions plus lisibles et plus rapides ?
Plus rapides, déjà.
L’Union n’a jamais eu dans son ADN la flexibilité ou l’adaptabilité. Et c’est aussi ce qui fait sa force : la stabilité de ses règles et la prévisibilité de ses normes peuvent la rendre beaucoup plus compétitive aujourd’hui.
Mais il nous faut davantage de souplesse, à la fois sur le plan pratique et structurel.
Des progrès sont possibles. Les « omnibus » de simplification, par exemple, nous redonnent de la marge de manœuvre face à l’évolution rapide du contexte géopolitique, notamment économique. Envoyer un texte par mois au Parlement permet d’adopter des mesures en trois mois.
C’est ce que nous avons fait récemment sur les amendes automobiles. D’autres suivront — sur les ETI, la défense, l’agriculture, la tech… Cette méthode améliore notre réactivité sans sacrifier l’exigence démocratique.
Reste la question structurelle : comment concilier délibération démocratique et efficacité ? Les procédures de codécision sont plus lentes, mais ce temps long fait partie de notre équilibre. Il faut l’assumer — tout en le modernisant.
Je suis favorable à une réforme des structures européennes. Aujourd’hui, l’organisation très cloisonnée de la Commission limite la vision d’ensemble. Les commissaires doivent porter une ambition globale. Mais on leur assigne des portefeuilles étroits. Il faut sortir de cette logique segmentée et redonner une responsabilité politique pleine à chacun.
La proposition de la Commission sur le nouveau Cadre financier pluriannuel est attendue pour juillet. Comment envisagez-vous les deux années de négociation à venir ? Sans ressources propres ni nouvel emprunt, autour de 20 milliards d’euros supplémentaires par an devront être consacrés au remboursement du plan de relance NGEU.
Le paradoxe, c’est que chacun se focalise sur son enveloppe ou ses lignes budgétaires, mais que très peu évoquent le montant global du futur budget européen. Or c’est selon moi là que réside la question principale : il faut aller vers un dispositif pérenne politiquement et financièrement, qui stabilise un budget plus proche de 2 % que de 1 % du PIB européen.
Nous faisons face à une multiplication des défis et il est impératif de stabiliser un budget à la hauteur de ces nouvelles exigences. Faute de quoi, il faudra procéder à des arbitrages douloureux, avec le risque de devoir abandonner certaines priorités — ce qui pourrait, à terme, nourrir le rejet de l’Union.
Je suis favorable à une réforme des structures européennes. Aujourd’hui, l’organisation très cloisonnée de la Commission limite la vision d’ensemble.
Stéphane Séjourné
Il est donc nécessaire d’ouvrir un débat clair sur deux fronts : d’une part, sur les ressources propres ; d’autre part, sur le remboursement de la dette. Ces nouvelles ressources serviront-elles au remboursement ? Faut-il rembourser ou simplement faire rouler la dette ? Ces questions restent ouvertes.
Une première proposition d’architecture budgétaire sera en effet présentée début juillet. Le montant global n’est pas encore fixé, mais nous devons avancer sur les ressources propres avec une approche pragmatique, qui maximise les recettes sans alourdir la pression sur les États membres.
Comment ?
J’ai proposé la création d’un ESTA européen. Les 20 ou 25 euros que verse un touriste américain pour venir à Madrid, à Paris ou à Berlin ne constituent pas un frein à la mobilité, et pourraient alimenter directement le budget de l’Union. Il s’agirait d’une ressource indolore, sans impact fiscal pour les ménages et les entreprises européennes.
De manière plus générale, nous devons identifier de nouvelles sources de financement indépendantes des contributions nationales, d’autant plus que les accords commerciaux que nous signons entraînent une réduction progressive des recettes douanières.
La part du budget apportée par les États membres ne peut être la seule à augmenter. En France, on voit déjà émerger des contestations sur le montant de la contribution nationale. Il faut donc impérativement concevoir un mécanisme permettant de faire croître le budget autrement.
C’est vraiment la question clef.
Il y a, sur ce sujet aussi, une question de flexibilité. Aujourd’hui, les budgets sont définis pour sept ans et préparés trois ans à l’avance : cela signifie que le budget actuellement en discussion aura un impact jusqu’en 2035.
Sans plus de souplesse dans l’élaboration et l’exécution du budget, l’Union sera mal préparée pour répondre aux crises à venir.
L’article Doctrine du double équilibre : une stratégie pour l’Union face à la Chine et aux États-Unis, conversation avec Stéphane Séjourné est apparu en premier sur Le Grand Continent.