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09.10.2025 à 06:00

La guerre des missiles de l’Ukraine à Israël : le levier caché de Pékin sur le Pentagone

Matheo Malik

Les États-Unis ont un problème de stocks — et Xi Jinping l’a très bien compris.

En arsenalisant certains minéraux critiques, en armant l’Iran, la « géo-bureaucratie » chinoise s’attaque à l’intimité du complexe militaro-industriel américain et exerce une pression constante sur sa production.

Jean-Michel Valantin étudie le rôle des missiles dans l’affrontement entre Pékin et Washington.

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Texte intégral (9093 mots)

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Le 21 juin 2025, l’US Air Force et l’US Navy lancent l’opération « Midnight Hammer » et bombardent trois sites iraniens d’enrichissement d’uranium. Le 23 juin, les Gardiens de la Révolution lancent une opération de représailles. Ils tirent plusieurs salves de missiles contre la base militaire américaine d’Al-Udeid au Qatar et contre plusieurs autres bases américaines. Les autorités iraniennes ayant prévenu les autorités américaines de ces frappes, les projectiles sont interceptés.

Cet « échange de bombardements » clôt la séquence de guerre « chaude » qui dure depuis le 12 juin 2025 et qui s’était ouverte par l’offensive menée par l’armée de l’air israélienne : avec elle, c’est une « guerre des missiles » qui commençait entre les deux pays.

Cette implication américaine dans la guerre Israël-Iran n’est pourtant pas la première action des États-Unis au Moyen-Orient depuis le début de la guerre de Gaza en octobre 2023.

Pour participer à la défense de l’espace aérien israélien contre les frappes du Hezbollah libanais, des milices irakiennes et de celles des Gardiens de la révolution iraniens, Washington avait déjà déployé sur terre de nombreux systèmes d’armes dans la région.

En mer Rouge, l’US Navy combat la milice yéménite houthie ; celle-ci soutient le Hamas dans sa guerre contre Israël en envoyant missiles et drones en direction de l’État hébreu et en ciblant — à l’exception des navires russes ou chinois — les cargos qui traversent cette grande artère. Les destroyers américains multiplient les interceptions de missiles et de drones, tandis que les porte-avions en rotation dans la zone bombardent régulièrement le territoire yéménite pour tenter, tant bien que mal 1, de briser les ressources et le moral des Houthis.

En Ukraine enfin, les missiles américains de tous ordres jouent un rôle tactique et opérationnel central.

Les Ukrainiens utilisent notamment des systèmes Patriot face aux missiles et aux drones russes. En mer Noire, ce sont les missiles Neptune qui ont permis de couler en avril 2022 le Moskva, navire-amiral de la flotte russe 2.

Les plus hautes autorités américaines travaillent à extraire les États-Unis de ces conflits qui épuisent les arsenaux américains, tant les capacités industrielles de Washington ne parviennent pas à reconstituer les stocks au rythme de leur utilisation.

Ils ont aussi face à eux un autre fournisseur : la Chine soutient industriellement, économiquement et militairement la Russie, la milice houthie, l’Iran, mais aussi le Pakistan. 

En mai 2025, la guerre indo-pakistanaise, dont la dimension aérienne fut essentielle, a confirmé l’efficacité des systèmes d’armes chinois et russes utilisés contre l’armée de l’air indienne 3.

Au plan stratégique, la participation des États-Unis aux guerres en Ukraine, en mer Rouge et en Iran s’inscrit bien dans un affrontement tarifaire, économique et technologique contre Pékin. La Chine contre-attaque par l’instauration de tarifs douaniers, et un contrôle fin de ses exportations de terres rares 4. Or ces minéraux jouent un rôle essentiel dans le secteur des semi-conducteurs, de l’intelligence artificielle, des industries aérospatiales et automobiles.

C’est toute la base technologique de la défense américaine qui s’en trouve affectée. 

À l’époque où les missiles de tous types sont devenus des systèmes d’armes centraux pour la moindre projection de force, cette « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.

Un problème de stock : la crise des missiles américains

Durant la « guerre de 12 jours », les missiles balistiques et hypersoniques que l’Iran lance contre Israël placent le conflit en très haute altitude.

Pour les intercepter — au moins partiellement — les systèmes de défense israéliens « Flèche » et « Fronde de David » ont été complétés par de très nombreux tirs de batteries américaines Patriot et THAAD 5

Le conflit se situe au-delà de l’atmosphère : son intensité est telle qu’il ouvre sur une guerre spatiale 6

En parallèle, la militarisation de l’IA générative, combinée aux réseaux sociaux, projette celle-ci dans des centaines de millions de cerveaux : c’est une autre forme de frappe — par l’intermédiaire de fake news 7. Certaines de ces images et vidéos générées par l’IA sont vues par plus de 100 millions de personnes.

Cette guerre n’est pourtant que brève : dans la nuit du 21 au 22 juin, les bombardiers furtifs de l’US Air Force larguent enfin une douzaine des bombes conventionnelles les plus puissantes au monde sur les sites nucléaires iraniens — suspendant le conflit sans toutefois détruire totalement le programme nucléaire iranien.

Il est possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense.

Jean-Michel Valantin

Ukraine-Israël-mer Rouge : l’arc de crise des missiles américains

De telles frappes s’inscrivent plus largement dans la continuité du soutien américain à Israël. 

Depuis octobre 2023, les États-Unis envoient à l’État hébreu un grand nombre de munitions et de systèmes d’armes, notamment des batteries de missiles anti-aériens « Patriot ». À ce déploiement s’ajoutent ceux de batteries de missiles antibalistiques THAAD (Terminal High Altitude Area Defense). Celles-ci sont en particulier dédiées à la défense du territoire israélien contre les missiles de longue portée projetés par les forces Houthis depuis le Yémen, ou contre ceux envoyés depuis l’Iran 8.

Ce vaste dispositif antimissile, déployé sur terre en Israël, en Irak et en Syrie, est enfin complété en mer Rouge par les missiles anti-aériens des groupes de combat de l’US Navy 9.

Dans le même temps, les États-Unis soutiennent d’autres alliés : depuis le début de l’agression russe en février 2022, un flux d’armements et de munitions est acheminé vers l’Ukraine, qui est un composant essentiel de sa stratégie opérationnelle.

Mais cette dynamique est en train de changer. 

Le 3 juillet 2025, le Pentagone décide de ralentir — voire dans certains cas de suspendre — l’envoi à l’Ukraine de certains de ces systèmes à guidage intégré, en particulier des Patriot. Il justifie sa décision par le trop faible stock des arsenaux américains 10. La décision que prend finalement le président Trump — celle d’envoyer entre dix et dix-sept systèmes Patriot supplémentaires en Ukraine — semble confirmer implicitement la préoccupation de Washington quant à l’état des réserves et de la production.

La décision du Pentagone, soutenue par Trump, déclenche une vive polémique aux États-Unis, au point que plusieurs élus fédéraux, républicains et démocrates, cherchent à la faire annuler.

Elle trouve pourtant une justification sur le plan interne.

Bien qu’il soit difficile d’accéder aux chiffres de production et d’usage des matériels, il apparaît que les capacités de production américaines de systèmes d’armes deviennent insuffisantes au regard de l’explosion de leurs usages depuis le début des guerres en Ukraine et à Gaza.

Éreintement : les stocks américains face au choc du retour des guerres

Le croisement d’un certain nombre de rapports offre le tableau d’une industrie de défense fragilisée par le soutien à Israël et à l’Ukraine 11 : depuis le début de sa résistance face à la Russie de Poutine, l’armée ukrainienne consomme des quantités considérables de ces missiles pour faire face aux drones et aux missiles russes. À titre d’exemple, Raytheon et Lockheed-Martin devraient en 2025 produire 740 missiles anti-aériens Patriot (PAC-2/PAC-3) — de la même gamme que ceux employés en Ukraine et en Israël. Cette cadence de production est le double du niveau courant : avant 2023, on ne produisait que 350 unités par an de ce modèle. En 2023 comme en 2024, on en a produit 500 12.

Cette accélération se retrouve ailleurs. Il existe ainsi cinq variantes de missiles Patriot, achetées par une vingtaine de pays pour renforcer leurs systèmes de défense. Combinées, ces différentes variantes correspondent à une production de 3 000 unités par an. L’US Army, responsable du déploiement des bataillons de Patriot, a obtenu un quadruplement de la production globale qui, en 2026, passera de 3 000 à 13 000 unités par an — si Boeing et Lockheed-Martin en ont la capacité industrielle 13.

La « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.

Jean-Michel Valantin

Les Patriot ne sont pas les seuls concernés. En mer Rouge, un décompte établi par The War Zone établit qu’entre octobre 2023 et juillet 2024, le groupe de combat du porte-avion USS Eisenhower a consommé plus de 155 missiles Standard, 135 missiles de croisière Tomahawks, 60 missiles air-air et 460 « munitions » air-terre — sans doute des bombes guidées 14.

Ces systèmes d’armes — dont chacun coûte plusieurs millions de dollars — sont utilisés pour intercepter et détruire des drones aériens terrestres houthis ainsi que des missiles fabriqués « en kit » par les rebelles. Directement soutenus par l’Iran, ils bénéficient aussi d’un soutien chinois sous la forme de renseignement géospatial 15.

Depuis 2020, les États-Unis n’ont ajouté que 250 missiles de croisière Tomahawk à leur stock initial de 9 000 missiles ; or les différents groupes de combat en mer Rouge semblent en avoir utilisé plus de 2 900 pour la seule année 2023.

Sachant que ces taux d’utilisation sont restés très élevés en 2024 et 2025, la réduction des stocks (de 9 000 en 2023 à 4 000 en 2025), s’explique aisément : le rythme de production est actuellement insuffisant pour compenser les pertes 16.

L’inquiétude du Pentagone quant à l’état de ses stocks de missiles est d’autant plus forte que les quatorze bataillons opérants des Patriot se répartissent entre le territoire américain — en particulier pour répondre aux besoins de formation — l’Europe, le Moyen-Orient et le Golfe Persique. S’y ajoutent les bases maritimes dans le Pacifique, dont l’île de Guam — qui jouerait un rôle central en cas de guerre ouverte avec la Chine 17.

Des systèmes de missiles sol-air Patriot sont visibles à l’aéroport Babice de Varsovie, dans le quartier de Bemowo, en Pologne, le 6 février 2023. © Jaap Arriens

Du samarium à la « muraille de drones » en passant par l’Iran, la grande stratégie asymétrique de Pékin

En parallèle de ces conflits, la guerre commerciale contre la Chine, déclenchée en avril 2025 par Washington, a provoqué de la part de Pékin plusieurs contre-offensives.

La première a consisté à restreindre drastiquement les exportations de terres rares, tant vers les États-Unis que vers l’Europe. 

En avril 2025, le ministère du Commerce chinois a créé une administration dédiée à l’établissement de licences à l’export pour les terres rares, désormais nécessaires pour que les partenaires commerciaux de la Chine se les procurent. Obtenir ces licences implique de préciser, entre autres, non seulement la nature du besoin mais aussi l’usage final qui en sera fait 18.

Si les négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine aboutissent en juin 2025 à une réduction des droits de douane américains à 55 % et des droits chinois à 10 %, la Chine maintient toutefois ce système de licences à l’export sur les terres rares ; et bien que leur exportation reprenne à grande vitesse — + 660 % par rapport à avril 2025 19 — les mécanismes administratifs chinois pour leur commerce — comme celui des produits finis en contenant — se sont considérablement complexifiés.

C’est l’une des conséquences de cette guerre commerciale déclenchée par l’administration Trump.

Les applications des terres rares sont nombreuses : elles sont essentielles à l’informatique et l’IA, aux équipements de santé comme aux technologies pour la transition énergétique. Les industries américaine et européenne en ont besoin. Face aux restrictions chinoises, plusieurs terres rares, comme le dysprosium, le terbium et le samarium, se retrouvent ainsi au centre de l’attention : ces trois-là jouent en particulier un rôle important dans les industries liées à la défense et à la transition énergétique.

Le système de licences à l’export est ainsi lourd de conséquences pour l’industrie américaine, en particulier dans le secteur de la défense.

Depuis le 14 avril, la production de systèmes d’armes subit la réduction des importations de terres rares chinoises : les aimants en alliage samarium-cobalt sont en effet essentiels aux industries automobiles, aérospatiales et de défense, en raison de leur conductivité et de leur niveau de résistance à la chaleur ; ces qualités en font des éléments clefs des systèmes de guidage de systèmes aérospatiaux, comme des missiles HIMARS, des batteries de missiles anti-aériens Patriot ou des chasseurs-bombardiers F-35.

La Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran.

Jean-Michel Valantin

En parallèle, les entreprises américaines de la Silicon Valley se sont spécialisées dans la mise au point de logiciels, d’algorithmes et d’ordinateurs conçus aux États-Unis, dont les semi-conducteurs sont produits à Taïwan ; leurs composants sont constitués de terres rares extraites et raffinées par la Chine 20.

Celui qui contrôle le samarium contrôle le monde : l’offensive « géo-bureaucratique » de la Chine

L’industrie militaire des États-Unis est donc encore très dépendante de la Chine 21, bien que de façon indirecte ; or si les avancées dans les négociations commerciales sino-américaines ont permis de rétablir les échanges touchant à plusieurs types d’aimants contenant des terres rares, l’embargo sur le samarium n’est toujours pas levé.

En réponse à cette dépendance, la diplomatie américaine s’investit fortement en Afrique, en particulier en République démocratique du Congo 22.

Cette offensive vise à permettre aux entreprises américaines d’accéder aux gisements congolais de lithium, de coltan et de cobalt, minéraux essentiels à l’industrie électronique et énergétique. Le Pentagone souhaite d’ailleurs pouvoir se constituer une réserve stratégique de cobalt 23. Cet activisme minier traduit la volonté des États-Unis d’établir de nouvelles chaînes logistiques aussi rapidement que possible, pour échapper à l’influence chinoise. 

Une démarche analogue est en cours dans le cas spécifique du samarium. 

En juillet 2025, le Pentagone a signé un partenariat public-privé avec la société minière américaine MP Materials, accompagné d’un investissement public de 400 millions de dollars. Un tel interventionnisme économique — de facto une quasi-nationalisation — est inédit. La vocation de cette entreprise est de relancer l’industrie d’extraction et de traitement des terres rares aux États-Unis, en particulier pour le dysprosium, le terbium et le samarium 24.

Il est ainsi possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense, en particulier contre la production de missiles et de systèmes aérospatiaux. Ces systèmes d’armes et ces matériels sont pourtant les capacités militaires dont dépend l’armée américaine.

En d’autres termes, Pékin a su militariser et « arsenaliser » l’interdépendance entre la Chine et les États-Unis pour la projeter au plus intime de la fabrique de la puissance militaire américaine.

Des armes de Pékin à Téhéran : pourquoi la Chine de Xi appuie-t-elle l’Iran ?

Cette situation stratégique met aussi en évidence l’intrication entre la stratégie d’influence industrielle chinoise et les théâtres d’opérations où les forces américaines sont lourdement présentes.

Ainsi, depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine, la Chine n’a cessé de renforcer son soutien politique, économique et technologique à la Russie. Alors que l’Union, le G7 et les États-Unis ont accumulé les paquets de sanctions économiques contre la Russie, la Chine a multiplié les accords économiques avec le pays, en particulier dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture et des hautes technologies. 

Par ailleurs, la Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran. Si les relations sino-iraniennes remontent à l’Antiquité 25, elles sont devenues plus étroites encore depuis l’adhésion formelle de l’Iran à la « Nouvelle route de la Soie » chinoise, en 2022.

À cette occasion, les deux pays ont signé un accord de coopération de vingt-cinq ans, s’engageant à renforcer leur intégration par le rail, déjà très avancée depuis l’ouverture en 2016 de la première voie de chemin de fer sino-iranienne. Selon cet accord, l’Iran réserve une part importante de sa production pétrolière à l’export en Chine tandis que celle-ci s’engage à investir à hauteur de 400 milliards de dollars en Iran durant les vingt-cinq ans de l’accord.

Cet investissement colossal est divisé en deux parties.

La première, qui s’élève à 280 milliards de dollars, sera dédiée au développement de l’industrie pétrolière et gazière, ainsi qu’au secteur pétrochimique iranien. La seconde, de 120 milliards de dollars, ira aux secteurs des infrastructures de transport et de communication. Ces sommes financeront notamment le développement du réseau de fibre optique par ZTE, le géant chinois des télécoms, tandis que les technologies de surveillance et d’intelligence artificielle seront mises en œuvre par d’autres groupes chinois, dont Huawei 26.

La combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.

Certes, les opérations israéliennes d’infiltration et de frappes de drones, les cyberattaques et les bombardements aériens — complétés par les frappes américaines de « superbombes » sur les trois grands sites d’enrichissement d’uranium — ont infligé une série de violents revers à la République islamique 27 ; mais les contre-offensives de celle-ci, une série de frappes aériennes par drones et par missiles balistiques et hypersoniques, ont fortement contribué à la surconsommation de systèmes d’armes américains, israéliens et israélo-américains — alors même que leur production est mise sous tension par l’embargo chinois. 

Pékin l’a bien vu qui, dès la fin du mois de juin 2025, a soutenu l’effort de réarmement de l’Iran en lui fournissant en particulier des systèmes d’armes anti-aériens 28.

Jusqu’à cette date, la République islamique apparaissait isolée sur le plan militaire, car dépendante des capacités de production de sa propre base industrielle et technologique de défense — là où, en face, l’industrie américaine jouait un rôle majeur de soutien pour Israël 29.

L’implication de l’industrie militaire chinoise auprès de l’Iran fait désormais émerger une « situation en miroir » ; elle sort l’Iran de son relatif isolement stratégique en lui ouvrant l’accès à une industrie militaire de pointe.

Le Golfe Persique et le Moyen-Orient sont désormais des zones de contact stratégiques entre les zones d’influence américaine et chinoise. 

En d’autres termes, le déploiement en Iran de ces armes peut être considéré comme une extension, à l’échelle régionale, du système de dissuasion conventionnelle chinois.

Pour Washington, la combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.

Jean-Michel Valantin

L’extension de la « Grande muraille de drones » et les leçons de la guerre Inde-Pakistan

Un tel rapprochement peut cependant avoir d’autres significations.

Il pourrait être interprété comme un message envoyé à d’autres partenaires stratégiques, dont la Russie et d’autres membres du groupe des BRICS+. 

Les alliés potentiels se font ainsi plus nombreux : depuis 2024, ce groupe intègre l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie, l’Éthiopie et l’Iran 30.

L’Iran n’est qu’un des nombreux pays avec lesquels la Chine mène une politique d’exportation de hautes technologies militaires et d’intelligence artificielle. Les membres de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie en sont parmi les premiers bénéficiaires. Or certains sont voisins de pays militairement liés aux États-Unis.

Sur le sol européen, la modernisation de l’armée serbe est renforcée depuis 2020 par des importations de batteries de missiles sol-air et de drones de combat Wing Loong. Ces mêmes armes sont envoyées en Asie, en particulier au Pakistan et en Corée du Nord ; mais aussi au Moyen-Orient — en Irak, en Égypte et à la faction du général Haftar en Libye.

Du point de vue des receveurs, ce partenariat leur permet de renforcer leur souveraineté nationale, en renouvelant par des drones leurs capacités de projection de force ; la guerre en Ukraine démontre quotidiennement l’efficacité opérationnelle et stratégique de telles armes. 

Quant aux batteries de missiles anti-aériennes, elles consolident les capacités de dissuasion conventionnelle des pays qui s’en équipent, mais aussi la protection du territoire en temps de guerre. 

Cette nouvelle réalité s’est manifestée de manière spectaculaire du 7 au 10 mai 2025, durant la guerre Inde-Pakistan.

Les performances des systèmes d’armes russes et chinois employés par les deux belligérants font alors l’objet d’une grande attention internationale.

D’après Christopher Clark, chercheur au Stimson Center et auteur d’un rapport particulièrement fouillé sur cette guerre, le niveau exceptionnellement élevé de diffusion de fake news et de désinformation de la part des deux belligérants rend difficiles ces évaluations techniques et tactiques 31. Néanmoins, il semblerait que certaines frappes pakistanaises réussies contre quelques avions indiens, dont un Rafale, soient le fait de batteries de missiles chinoises HQ-9. En retour, certains appareils pakistanais auraient été abattus par des batteries de missiles russes S-400 achetées par l’Inde. L’Indian Air Force réfute toutefois l’affirmation selon laquelle certains de ses appareils auraient été abattus par des missiles chinois PL-15.

Plusieurs attaques de drones ont aussi été menées par les deux camps, mais les caractéristiques techniques de ces drones sont difficiles à établir, du fait de l’intensité de la guerre de l’information menée de part et d’autre.

Malgré le « brouillard » de désinformation qui caractérise cette guerre, il apparaît que les systèmes d’armes chinois et russes aient été particulièrement efficaces 32.

La « Chimère » se dévore

Ces quarante dernières années, une profonde interdépendance s’est établie entre les États-Unis et la Chine.

Dès le début des années 1980, les parcs industriels américain, japonais et européen ont entamé une grande migration vers la Chine, rendue possible par les profondes réformes lancées par Deng Xiaoping 33. Cette dynamique a « offert » sa révolution industrielle à l’Empire du Milieu 34 : les entreprises de la Silicon Valley se sont largement installées en Chine, afin de bénéficier de l’accès à son gigantesque marché intérieur ainsi qu’à des coûts de production beaucoup plus bas qu’aux États-Unis du fait du niveau des salaires chinois ; elles n’ont réalisé que très tardivement le profond état de dépendance dans lequel elles s’installaient 35.

Cette gigantesque vague de délocalisations transforme profondément l’économie et la société américaine. Le niveau de « fusion » entre les économies des deux pays est tel que Niall Ferguson, le grand historien britannique de l’économie, élabore le concept de « Chimérica » pour qualifier cette imbrication 36.

Cette « Chimérica » est tout sauf une chimère. 

Les États-Unis compensent la réduction massive de leur production industrielle par des importations tout aussi massives de produits chinois à bas prix. L’Amérique s’installe ainsi dans un système de déficit commercial structurel à l’égard de la Chine, qui devient aussi l’un des principaux détenteurs de la dette américaine en achetant des obligations émises par le Trésor 37.

Depuis les années 2010, la Chine exporte trois fois plus vers les États-Unis que l’inverse ; cette situation ravage l’hinterland industriel américain, lourdement exposé au « China shock » et d’autant plus dépendant des biens chinois à bas prix.

Plus encore, de la fin des années 1990 aux années 2010, la « Chimérica » s’est étendue aux champs du numérique et des chaînes logistiques.

L’État et les entreprises chinois ont lourdement investi dans l’extraction et le raffinage de terres rares ; comme on l’a vu, cette double spécialisation confère à la Chine une place de quasi-monopole dans l’exportation tant des minéraux raffinés que des produits les contenant.

Les entreprises chinoises, contrôlées par l’État chinois, se sont donc installées comme des acteurs et des supports fondamentaux de l’industrie américaine du numérique et de l’IA, en s’insérant dans les chaînes logistiques. Elles sont ainsi devenues les briques technologiques et industrielles sur lesquelles s’est largement développée l’industrie numérique américaine, tant civile que militaire.

L’efficacité de cette redoutable stratégie déclenche de fortes réactions de l’administration Trump. Le 25 août 2025, le président américain a ainsi déclaré : « Ils [les Chinois] doivent nous donner des aimants. S’ils ne nous en donnent pas, alors nous devrons les taxer autour de 200 % » 38. Au-delà du « style Trump », la menace qu’il énonce souligne l’importance stratégique qu’ont les exportations chinoises pour les États-Unis. 

La pénurie américaine de missiles, déclenchée par l’implication des États-Unis dans les conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer Rouge et dans le Golfe Persique, devient l’un des moteurs du « déchirement » de la « Chimère » — et un levier puissant pour Pékin.

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08.10.2025 à 16:11

À l’ombre de Mars : penser la diversité des guerres

guillaumer

Comment penser la guerre à nouveaux frais alors qu'elle est de retour dans des sociétés qui l'avaient longtemps refoulée ?

Comment nommer les nouvelles formes de conflit et les nouvelles figures de la violence à l'ère de l'IA et des drones ?

Antony Daliba montre qu’une typologie de la guerre est toujours concevable : derrière la variété apparente des affrontements, les moyens des belligérants sont finalement toujours limités.

Alexandre Escudier recense un ouvrage ambitieux qui propose rien moins qu'un modèle théorique de la guerre au XXIe siècle.

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Texte intégral (7758 mots)

Longtemps refoulée par des concitoyens bénéficiant, innocemment des dividendes de la paix, moquée par les sciences sociales sous l’étiquette péjorative d’« histoire-bataille », la guerre n’en finit pourtant pas de refaire irruption sur le devant de la scène.

Dans un premier temps, à partir des années 1950, la dissuasion nucléaire avait relégué au second plan l’hypothèse même d’un conflit conventionnel majeur. Puis, à partir des années 1960–1970, vinrent les guérillas insurrectionnelles, souvent fondées sur des stratégies asymétriques du faible au fort — parfois rudimentaires, mais redoutablement efficaces. Elles suscitèrent en retour l’élaboration de doctrines de contre-insurrection, de David Galula au général David H. Petraeus 39.

Depuis le milieu des années 2010, nous sommes confrontés à une situation inédite. Avec la guerre hybride en Ukraine dès 2014, la brutalisation du théâtre syrien, la militarisation croissante de l’espace indo-pacifique et l’intégration doctrinale par la Chine de la « guerre hors-limites » 40, c’est un théâtre stratégique qui se reconfigure. 

Désormais, trois dimensions — guerre nucléaire, conflit conventionnel, lutte asymétrique — tendent à s’empiler et à s’activer simultanément (p. 32).

Retour de la guerre et crise des fondements

Cette recomposition élargit considérablement la surface stratégique que doivent couvrir à grands frais (p. 33), les démocraties libérales. Elle survient au moment même où celles-ci subissent déjà de fortes tensions internes : ralentissement de la croissance, coût élevé de leurs modèles sociaux, charge croissante liée à la transition environnementale et instabilité politique interne alimentée par l’enchaînement des crises budgétaires et de la dette publique.

Dans ce double contexte de géopolitique incertaine et de pressions domestiques accrues, les régimes démocratiques sont contraints de repenser en profondeur leurs schémas doctrinaux. Ils renouent ainsi avec ce que le général Lucien Poirier avait identifié dès les années de l’atome triomphant comme la « crise des fondements » 41 de la pensée stratégique contemporaine.

À l’équation militaire à trois variables — nucléaire, conventionnelle, asymétrique — s’ajoute désormais une seconde équation, celle-ci interne. Il s’agit des vulnérabilités propres aux démocraties, devenues selon le terme de Clausewitz un point de « friction » de toute conduite stratégique de long terme — en amont comme en aval de celle-ci. Polémologie et science politique peinent encore à en penser conjointement les termes, pourtant décisifs pour toute gouvernance éclairée.

Désormais, trois dimensions — guerre nucléaire, conflit conventionnel, lutte asymétrique — tendent à s’empiler et à s’activer simultanément.

Alexandre Escudier

La guerre comme opérateur central de bifurcation historique

Dans L’Échiquier stratégique 42, Antony Dabila 43 engage ce nouveau « Grand Débat », tant interne qu’externe. Il montre que la guerre n’est pas un simple épisode violent de l’histoire humaine, mais un opérateur de bifurcation centrale. Cette bifurcation s’opère sur un plan domestique : recomposition des régimes politiques, réorganisation des hiérarchies sociales, mobilisations économiques et technologiques. Elle se double aussi d’un plan international : transformation des rapports entre entités politiques, redéfinition des frontières, basculements hégémoniques.

Ce changement cristallise en effet un entrelacs de variables non militaires — logistiques, écologiques, idéologiques, religieuses ou démographiques — qu’elle active, redistribue ou détruit. Au-delà de cette fonction systémique, la guerre concrète est surtout, selon Dabila, un champ dynamique de combinaison et de superposition de régimes stratégico-tactiques, qui se succèdent ou s’articulent au sein d’une même séquence conflictuelle.

Cette pluralité opératoire génère des effets propres — de sidération, d’usure, de harcèlement, de contention, de surprise et de concentration — qui, plus encore que les résultats politiques apparents, conditionnent la morphogenèse des ordres sociaux issus des conflits.

C’est sur ce point décisif que la polémologie de Dabila — articulée à une réflexion encore trop peu suivie sur la dialectique entre conflictualité externe et structuration interne du politique — ouvre vers une sociologie historique comparée de la guerre, envisagée dans ses effets structurants sur les sociétés humaines, tant en amont (ante bellum) qu’en aval (post bellum) des séquences guerrières.

Dabila reprend ces questions à la racine en opérant une double réinscription de la guerre : d’une part, au sein d’une théorie générale des affaires humaines structurées par la pluralité irréductible des unités politiques souveraines (les polities) ; d’autre part, dans une architecture stratégique et combinatoire fondée sur une grammaire élémentaire des manœuvres et des configurations politico-militaires.

Il en résulte une thèse forte : à partir d’un certain seuil de densité humaine et de coalescence politique, la guerre s’impose comme une possibilité constitutive — virtuellement latente — des relations entre polities. Dans une conjoncture donnée, l’alignement de facteurs sociologiques peut générer des conflits , activant par là même certains éléments sélectionnés par les acteurs, en fonction du contexte, au sein de l’ensemble analytiquement pensable de la gamme stratégico-tactique.

Dans un double contexte de géopolitique incertaine et de pressions domestiques accrues, les régimes démocratiques sont contraints de repenser en profondeur leurs schémas doctrinaux.

Alexandre Escudier

La possibilité de la guerre comme contrainte de survie

La guerre, selon Dabila, n’est ainsi ni l’effet direct d’une pulsion biologique ni un accident sans cause : elle est la forme, certes extrême mais structurellement toujours possible, des relations entre polities, inhérente au fait de leur coexistence dans un champ d’interaction conflictuel. En effet, dès lors que plusieurs unités souveraines partagent un même espace d’influence ou de dépendance, il suffit qu’un différend porte sur un enjeu clef, inaccessible à toute médiation, pour que la tension latente se mue en affrontement organisé, où la parole cède la place à la violence structurée par l’action militaire.

Cette possibilité persistante de la guerre impose à toute politie — quel que soit son régime politique (autocratique, démocratique ou hiérocratique 44) et quelles que soient ses préférences normatives, d’intégrer structurellement les contraintes de cette possibilité dans l’architecture même de sa gouvernance instituée. Tout ordre politique doit ainsi les internaliser comme une contrainte de survie : comme le dit Dabila, un « corps politique doit avoir non seulement une capacité de résistance aux agressions, mais également une stratégie » (p. 10). Si les communautés politiques diffèrent, ce n’est qu’à deux niveaux distincts : d’une part, leur aptitude à élaborer la stratégie militaire la plus efficace face aux chocs externes de survie ; d’autre part, la légitimité de leur régime politique, appréciée à l’aune de la validité — objectivement argumentable — des normes qui fondent les finalités politiques que leur conduite stratégique, qu’elle soit militaire ou infra-guerrière, entend poursuivre.

Homo strategicus  : entre « endo- » et « exopolitique »

Une telle approche s’oppose frontalement aux pensées politiques « hémiplégiques » 45, qui évacuent l’extérieur stratégique des polities au nom d’une normativité réduite au seul ordre interne du « régime politique » : compétition électorale, principes institués de justice et régime d’affects centré exclusivement sur les injustices liées à la redistribution et la reconnaissance. Contre cette réduction de l’ensemble du politique — dans ses dimensions internes et externes — à une pure « endopolitique », par oubli ou déni de l’« exopolitique », Dabila rejoint les prémisses centrales de Raymond Aron 46 et de Jean Baechler 47 : la guerre n’est pas seulement une nuisance structurelle apparue avec la densification néolithique des sociétés, elle fonctionne de manière chronique comme un mécanisme implacable de sélection des formes politiques, et du même coup des idéaux de « bonne vie » sous-jacents. Une pensée politique qui ferait l’impasse sur une contrainte aussi massive n’est tout simplement pas une pensée politique, en ce qu’elle méconnaît les pressions sélectives qui s’exercent depuis l’extérieur sur les frontières de l’unité politique qu’elle postule, bien imprudemment, comme souveraine.

Si les communautés politiques diffèrent, ce n’est qu’à deux niveaux distincts : d’une part, leur aptitude à élaborer la stratégie militaire la plus efficace face aux chocs externes de survie ; d’autre part, la légitimité de leur régime politique.

Alexandre Escudier

L’analytique et la sociologie historique des pratiques stratégiques que propose Dabila se fondent en conséquence sur la figure d’homo strategicus : non pas l’homme calculateur de l’utilité maximale, à la manière de l’homo economicus, mais l’homme confronté à la nécessité de survivre dans un monde d’incertitude et de violence, qu’elles soient radicales ou structurées ; un homme privé aussi de toute instance pacificatrice de rang supérieur aux polities.

L’histoire humaine apparaît dès lors comme une succession et superposition de séquences au sein desquelles la stratégie fonctionne comme un mécanisme d’adaptation, de survie ou de projection d’ordre — non seulement militaire, mais aussi institutionnel, diplomatique, logistique et symbolique.

Pour autant, la guerre n’est en cela que l’expression extrême et politiquement évitable du spectre plus large des relations nouées entre les unités politiques souveraines : ces relations peuvent comprendre pressions économiques, dissuasion, diplomatie ou usage symbolique de la puissance. La guerre constitue donc un « échec de la pacification » 48, c’est-à-dire de la capacité d’un système politique à stabiliser son environnement international sans recourir à la violence organisée. Cela suppose que la stratégie militaire proprement dite — définie comme mise en œuvre de cette violence organisée — ne soit jamais autonome. Elle doit toujours être subordonnée à une conduite stratégique plus englobante, expression synthétique des finalités politiques définies par la politie en situation.

Dans cette perspective, Dabila réaffirme un principe cardinal hérité de Carl von Clausewitz, de Hans Delbrück, du général André Beaufre 49 et du général Lucien Poirier : l’art de la guerre n’a de sens qu’en référence à un objectif politique. Son « finalisme stratégique » (p. 24) implique que toute opération militaire n’est qu’un instrument — certes décisif — au service d’une volonté souveraine, visant par l’action violente à contraindre une autre politie à reconnaître un certain ordre de pacification. Le stratège militaire n’est pas un acteur autonome : il est l’exécutant supérieur d’un dessein politique, dont la légitimité dépend du régime auquel il appartient, et non de la seule logique interne de l’engagement guerrier.

Concrètement, pour nous Modernes, si une démocratie libérale n’a nullement le loisir de faire l’économie d’une pensée et d’une conduite stratégiques unifiées, à la mesure des défis contemporains, celles-ci ne sauraient être absorbées par la seule rationalité militaire : elles doivent demeurer pleinement compatibles avec les normes juridiques, éthiques et politiques qui fondent son identité politique et conditionnent le soutien de la société civile — nationale comme transnationale. « La violence que l’on oppose à la violence ne doit être ni dérisoire ni immorale car c’est le projet politique proposé lui-même qui en pâtirait. » (p. 45).

La guerre : « conflit violent entre au moins deux polities »

La sociologie historique comparée et l’anthropologie sociale du politique montrent que la guerre n’est nullement propre au monde moderne de l’État, bureaucratisé et militarisé 50. Il convient donc d’en scruter aussi la logique « dans les sociétés n’ayant pas encore atteint une organisation étatique solide » (p. 122). C’est précisément afin d’éviter les biais analytiques liés à une conception trop étatisée de la stratégie militaire que Dabila s’appuie sur des notions formellement neutres et empiriquement transversales, telles que celles d’« unités politiques » (Raymond Aron) ou de « polities » (Jean Baechler).

Le stratège militaire n’est pas un acteur autonome : il est l’exécutant supérieur d’un dessein politique, dont la légitimité dépend du régime auquel il appartient

Alexandre Escudier

Une politie, ou unité politique, se définit selon une double dimension (p. 55). Sur le plan interne, elle constitue un espace social de pacification tendancielle, ordonné par une formule de justice mise en œuvre à travers un ensemble de règles instituées, dont l’application peut requérir le recours à la coercition. Sur le plan externe, toute politie — quels que soient son niveau d’organisation sociale, son époque ou son horizon culturel — évolue dans un espace d’interactions entre unités politiques où, en l’absence de mécanismes supérieurs de régulation, tout différend peut dégénérer en violence militarisée. La face interne définit le périmètre de l’« endopolitique » (intra-politique, c’est-à-dire la politique domestique) propre au régime de la politie ; la face externe correspond, quant à elle, au champ de l’« exopolitique » (inter-politique ou « transpolitique », c’est-à-dire la politique extérieure) qui régit ses relations avec les autres communautés politiques territorialement constituées.

Cette dynamique externe d’interaction s’exprime selon Dabila à travers ce qu’il nomme la « propagation transpolitique ». Ce concept englobe l’ensemble des actions extérieures d’une politie, puisant dans ses ressources endopolitiques pour assumer les trois fonctions fondamentales de toute stratégie : « dissuader », « défendre » et « attaquer ». Il se substitue utilement aux catégories plus classiques de « grande stratégie » ou de « stratégie intégrale », en ce qu’il refuse d’ériger la stratégie — trop souvent réduite à sa seule dimension militaire — en principe central de la liberté d’action de toute communauté politique.

Trois éléments indissociables constituent, dans ce cadre, le phénomène éminemment social de la guerre : une discorde initiale, le recours à la violence et l’inscription de cette violence dans un cadre politique. L’entrée en guerre transforme un litige en une « épreuve de force » dotée de sa propre logique. Dabila en précise les niveaux de réalité (p. 43) : l’objet du conflit (l’enjeu général), les finalités politiques (non militaires), les objectifs stratégiques (traduction militaire de l’ordre politique poursuivi post bellum) et les buts tactiques (traduction concrète en engagements armés séquencés).

Cette chaîne de traduction n’est jamais mécanique : elle suppose un acte d’interprétation, confié à la stratégie militaire, définie comme « l’interprétation d’un dessein politique » (p. 21). Interpréter, ici, c’est à la fois traduire, donner sens et représenter. Les stratèges ne se contentent pas de transmettre une intention politique : ils la reformulent en fonction des rapports de force, des intentions adverses, des contraintes héritées et des moyens disponibles. La « propagation transpolitique » désigne le cadre où s’élabore cette médiation interprétative entre volonté politique et conduite de la guerre.

Grammaire générale : « clavier tactique », « plan de guerre », « équation de paix »

Pour rendre possible la comparaison analytique de conflits issus de contextes hétérogènes, Dabila propose une grammaire stratégique fondée sur trois instruments complémentaires, articulés en un système cohérent allant de l’action tactique élémentaire à la décision politique de paix : le « clavier tactique », le « plan de guerre » et l’« équation de paix ». Le « clavier tactique », inspiré du « clavier stratégique » de Beaufre mais recentré sur l’échelon approprié (la tactique, et non la stratégie), offre un vocabulaire élémentaire permettant de décomposer toute opération militaire en une série d’actions génériques, définies non par leurs intentions mais par leurs effets dans l’interaction : attaquer, surprendre, tromper, fatiguer, rompre ou menacer. Ces touches combinables, exposées dans un tableau synthétique (pp. 96-97), permettent de composer des séquences opératoires selon la logique d’une gamme musicale, et non pas en toute certitude mécaniste, reproductible more geometricum

La sociologie historique comparée et l’anthropologie sociale du politique montrent que la guerre n’est nullement propre au monde moderne de l’État, bureaucratisé et militarisé.

Alexandre Escudier

Le « plan de guerre » assure ensuite la cohérence verticale entre lignes politique, stratégique et tactique, par un mécanisme adaptatif de diagnostic, de coordination et de révision continue — chaque niveau devant rester révisable à la lumière de celui qui le surplombe.

Enfin, l’« équation de paix » (p. 106), prolongement direct de la « loi d’espérance politico-stratégique » de Lucien Poirier 51 (p. 104), formalise les conditions cognitives et psychiques de l’acceptation de la défaite : la guerre cesse non lorsqu’un camp est militairement anéanti, mais lorsque le décideur — compte tenu de son centre de gravité brisé — estime que la poursuite du conflit coûterait davantage que ce qu’il reste à espérer. La guerre est ainsi pensée non comme un pur affrontement mécanique, mais comme un processus où la perception des coûts, la lucidité stratégique et la résilience morale du groupe combattant — y compris celle de l’arrière — jouent un rôle central. Ce triptyque analytique — clavier tactique, plan de guerre, équation de paix — permet à Dabila de relier l’échelle des manœuvres concrètes, la cohérence des plans opératoires et les finalités politiques dans une « syntaxe stratégique » complète (pp. 50, 95, 111), apte à rendre comparables des séquences historiques de guerre en apparence dissemblables.

L’Échiquier des seize modes stratégico-tactiques

L’analytique générale de Dabila aboutit à un échiquier combinatoire de seize « modes stratégico-tactiques » (p. 91), déduits de trois couples fondamentaux : offensive/défensive, tactique/stratégique, directe/indirecte. Cette matrice typologique complète permet de décrypter la conduite stratégique selon différents régimes d’action militaire possibles. Chaque mode peut être activé ou corrompu en fonction des contextes, des doctrines, des configurations politico-institutionnelles et des régimes de commandement.

Les stratèges ne se contentent pas de transmettre une intention politique : ils la reformulent en fonction des rapports de force, des intentions adverses, des contraintes héritées et des moyens disponibles.

Alexandre Escudier

Pour appliquer cette matrice à l’analyse historique, Dabila propose enfin trois critères empiriquement observables, permettant de classer typologiquement les cas : 

— L’objectif stratégique global de la campagne — au niveau des finalités politiques — est-il de préserver un ordre établi (conservatisme) ou de le transformer (révisionnisme stratégique) ?

— Sur le plan tactique, l’acteur prend-il l’initiative de l’engagement militaire ou organise-t-il sa défense ?

— L’approche opératoire consiste-t-elle à frapper le centre de gravité adverse, ou bien à le contourner par des manœuvres de diversion, de surprise ou d’encerclement ?

La réponse à ces trois questions princeps permet de coder la séquence selon les seize configurations possibles de l’échiquier stratégique.

Loin d’une simple manie taxinomique dénuée d’enjeu cognitif et pratique, cette typologie vise à rendre identifiables et comparables des opérations issues de contextes historiques, technologiques ou culturels très hétérogènes, en réduisant leur complexité opératoire à un schéma d’ensemble intelligible. Elle fournit ainsi à l’analyste un levier pour diagnostiquer la forme stratégique dominante d’un affrontement donné, et au praticien une grammaire d’action pour choisir, à chaque étape d’une campagne, parmi les formes disponibles de conduite de la guerre — dont aucune, toutefois, n’est adéquate ou efficace à tous les coups.

La mise à l’épreuve comparative : un large échantillon historique de cas

Dans la seconde partie de L’Échiquier stratégique, Dabila déploie avec rigueur une galerie de cas historiques qui démontrent empiriquement la robustesse de sa grille analytique. Cette approche combinatoire — fondée sur les couples stratégie offensive/stratégie défensive, tactique offensive/défensive et approche directe/indirecte — permet une lecture transhistorique des séquences de guerre, tout en respectant les singularités contextuelles.

Chaque « mode stratégico-tactique » donne lieu à une mise en situation dans des périodes historiques et aires civilisationnelles contrastées : du monde grec antique à l’Empire ottoman, de la Chine des Royaumes combattants aux guérillas des XXe-XXIe siècles, Dabila recompose une cartographie comparative des formes concrètes de la guerre.

La stratégie défensive directe appuyée sur une tactique défensive directe se retrouve par exemple, de manière paradigmatique, dans l’héroïsme sacrificiel des Thermopyles (480 av. J.-C.) ou la défense de Verdun (1916), où l’on « choisit de laisser l’avantage à l’adversaire et [de] le laisse[r] lancer ses forces sur ses résistances » (p. 233). Ce mode d’attrition relève d’une logique de temporisation politique sous contrainte de puissance, où la victoire réside moins dans la conquête que dans la capacité à empêcher l’ennemi d’atteindre ses propres objectifs. Il permet à Dabila de réévaluer des séquences classiquement perçues comme des échecs tactiques en victoires stratégiques différées ou symboliques (au niveau de l’énergie morale du groupe belligérant d’alors et de ses réactivations mémorielles jusqu’à nous, pour tenir).

La guerre est pensée non comme un pur affrontement mécanique, mais comme un processus où la perception des coûts, la lucidité stratégique et la résilience morale du groupe combattant jouent un rôle central.

Alexandre Escudier

L’analyse de cas issus de sociétés segmentaires — dépourvues d’État sédentaire à légitimité rationnelle-légale, comme en Occident —, tels que certaines campagnes montées des Nuer, des Mongols ou des chefferies zouloues, permet de tester la robustesse de la grille jusque dans des configurations de conflictualité infra-étatiques ou alter-étatiques ; en effet, on sait désormais que les Mongols ont bien disposé d’une forme redoutable d’État itinérant 52. Citant Polyen (IIe siècle ap. J.-C.) à propos des peuples alentour (notamment les Parthes) faisant la guerre tout autrement que les « cités » gréco-romaines, a fortiori que l’empire de Marc-Aurèle, Dabila insiste à juste titre sur l’importance de ne pas « mépriser comme des hommes sans finesse ni malice » (p. 123) ces polities acéphales, dont la ruse et la mobilité forcent à requalifier des tactiques souvent jugées primitives comme relevant en réalité de stratégies conscientes, bien qu’indirectes. 

La percée heuristique de la table des éléments stratégico-tactiques proposée par Dabila repose ainsi sur sa capacité à intégrer aussi bien les combats mécanisés voire numérisés des XXe-XXIe siècles que les embuscades segmentaires du Néolithique ; elle permet ainsi de révéler, au-delà de la diversité de ces conflits, une combinatoire transhistorique des formes de la guerre, finie et structurée et dénombrable.

Le comparatisme historique proposé, étendu au temps long et aux divers espaces de l’histoire humaine, met ainsi à l’épreuve l’analytique générale élaborée par Dabila dans la première partie de l’ouvrage, au niveau des « formes élémentaires » (p. 9) de la « grammaire stratégique » (p. 51). À la lecture des exemples, minutieusement restitués et analysés, le lecteur voit peu à peu se dégager des logiques stratégiques, là où il ne percevait jusqu’alors qu’un enchaînement de cas isolés, traités comme de pures singularités dans le style souvent besogneux des narrations historiques traditionnelles. Celles-ci étaient incapables de faire apparaître le choix stratégique effectivement opéré par les protagonistes d’alors parmi les possibles disponibles de la gamme pérenne. Ce sont les facteurs déterminants de ces choix, ainsi que leurs conséquences, que le « clavier tactique » construit par Dabila permet de révéler, en rendant visible l’architecture opératoire des décisions militaires, jusque-là dissoute dans la contingence du récit.

Pourquoi les acteurs d’alors choisissent-ils tel ou tel « mode stratégico-tactique » ? Avec quels effets, quel succès ou quel échec du « plan de guerre » (p. 98 et 109) ? Autrement dit, avec quelle capacité d’adaptation à la réaction ajustée de l’ennemi, lui-même anticipant les anticipations de l’autre ? C’est cette logique « inter-réactionnelle » sans fin que Dabila (p. 53).

Sociologiser l’histoire des idées stratégiques

Toutes ces dimensions sont analysées à l’occasion de chaque exemple d’affrontement armé. 

Dans la section « Auteurs » propre à chacun des seize modes stratégico-politiques mis en exemple, Dabila examine la manière dont l’expérience vécue, ou l’observation minutieuse des engagements, a modifié après coup la pensée des stratégistes — c’est-à-dire des auteurs de doctrines. De même que la philosophie politique, selon l’image célèbre de Hegel, ne déploie ses ailes qu’au crépuscule des événements qu’elle thématise, la pensée stratégique ne se développe, elle aussi, qu’après la fête, à partir d’expériences historiques déjà advenues. 

Le général de Gaulle dénonçait la tentation de transformer un mode d’action ponctuellement victorieux en une « métaphysique absolue de l’action » — posture vouée à l’échec, dès lors qu’elle fétichise un succès passé en l’érigeant en modèle indépassable.

Alexandre Escudier

Ces expériences lentement décantées donnent naissance à des doctrines stratégiques successives, souvent en conflit les unes avec les autres ; en effet, les stratéges se lisent, se répondent et s’opposent. Ainsi, Basil H. Liddell Hart 53, ardent promoteur de la stratégie « indirecte », vouait aux gémonies la tradition clausewitzienne, accusée d’avoir inspiré par sa glorification de la stratégie directe et de la montée aux extrêmes les états-majors aveugles, responsables de la boucherie de 1914-1918.

En mobilisant une large constellation d’auteurs issus de la tradition stratégique — de l’Antiquité chinoise ou gréco-romaine à la pensée classique et moderne européenne, de Sun Tzu à Joly de Maizeroy (inventeur des termes « la stratégique » en 1770 et « la stratégie » en 1777 54), de Jacques de Guibert à Clausewitz, Jomini ou Liddell Hart — Dabila propose une relecture structurée de l’histoire de la pensée stratégique à partir de sa propre analytique des seize modes stratégico-tactiques.

Si cette grille typologique s’avère conceptuellement exhaustive et empiriquement discernable dans les conflits armés documentés, elle autorise alors à reconfigurer l’historiographie des doctrines classiques, en suggérant de les envisager désormais non plus comme théories générales autosuffisantes, mais comme autant d’explicitations partielles, historiquement situées, de certains modes opératoires spécifiques. À y bien regarder, en effet, chaque stratégiste tend à privilégier un type de guerre, identifiable par sa structure stratégique et tactique dominante, et souvent réductible à un ou quelques modes de l’échiquier — parfois même à un seul — qu’il érige en paradigme de l’efficacité guerrière : « Les grands auteurs militaires ont, pour la plupart, conseillé un type de guerre, qui peut se ramener à quelques modes stratégico-tactiques et parfois même à un seul » (p. 123). Ce sont ensuite ces doctrines, ainsi polémiquement constituées, qui reconfigurent — partiellement ou en profondeur — les dispositifs de formation et de reprogrammation intergénérationnelle du raisonnement stratégique, au sein des appareils militaires ou politiques des polities. À ce titre, les sections « Auteurs » de Dabila ne relèvent ni d’une simple histoire ni d’une paraphrase érudite des idées stratégiques : elles esquissent une sociologie historique comparée des doctrines et des pratiques, attentive à leurs conditions d’émergence, à leurs effets de cadrage opératoire, comme à leurs angles morts structurants.

Théâtres de guerre contemporains : ultime mise à l’épreuve des outils d’analyse opératoire

Dans la section sur la « résurrection de Bellone » qui conclut son ouvrage (pp. 347-374), Dabila applique sa matrice à seize cases aux théâtres contemporains majeurs pour démontrer la robustesse opératoire de son modèle. La guerre d’Ukraine illustre d’abord une stratégie offensive avec tactique offensive directe (attaque massive et frontale dès février 2022), rapidement réorientée par la Russie vers une stratégie offensive avec tactique défensive indirecte (repli organisé, fortifications, saturation logistique), signe d’un échec de la charge initiale. En face, l’Ukraine combine une stratégie défensive avec tactique défensive directe dans les premiers mois (tenue de terrain, protection des villes), puis développe une tactique offensive indirecte — frappes à longue portée, usage de drones, ciblage des nœuds logistiques — tout en conservant une posture stratégique défensive.

L’agir stratégique suppose toujours une décision ad hoc — sous contrainte, dans l’incertitude des circonstances comme des conséquences, et face à un belligérant qui anticipe déjà les options probables de son adversaire.

Alexandre Escudier

Dans le Haut-Karabakh, le conflit de 2020 voit l’Azerbaïdjan mobiliser une stratégie offensive avec tactique offensive indirecte : reconquête méthodique par saturation, usage intensif des drones turcs Bayraktar, ciblage des lignes de ravitaillement et des centres de commandement. Inversement — à l’instar de la France de 1940, fustigée par de Gaulle —, l’Arménie reste figée dans une stratégie défensive avec tactique défensive directe, tenant ses positions sans adaptation au nouveau paradigme technologique. Dabila y voit une sorte d’ossification politique par défaut d’actualisation de la conduite stratégique.

En Syrie, le théâtre se structure selon une pluralité de modes dissemblables : le régime Assad adopte une stratégie défensive avec tactique offensive indirecte, misant sur l’usure des poches rebelles ; les Kurdes pratiquent une stratégie défensive avec tactique défensive indirecte (esquive, retraits, contrôle de couloirs) ; la Turquie intervient selon une stratégie offensive avec tactique indirecte (frappes ciblées, zones tampons, proxies), illustrant un environnement stratégico-tactique où aucun mode ne devient hégémonique.

Enfin, dans le conflit opposant Israël à l’« arc chiite », Dabila voit un affrontement permanent à seuil d’escalade modulable. Israël déploie une stratégie défensive avec tactique offensive indirecte : frappes préventives contre les infrastructures du Hezbollah ou les convois iraniens, cyberattaques, éliminations ciblées, élimination du Hamas dans la bande de Gaza en réaction à l’attaque du 7 octobre 2023 — le tout sans volonté de conquête territoriale mais afin de desserrer l’étau de l’axe dit « de la Résistance ».

En miroir, l’Iran poursuit une stratégie offensive adossée à une tactique défensive indirecte — réseau de proxies, encerclement graduel, saturation périphérique — relevant d’une combinatoire de modes visant moins la conquête que l’érosion de la liberté d’action adverse. Le théâtre qui en résulte est celui d’une conflictualité continue et non déclarée, où les effets sont calibrés pour gérer le seuil d’escalade, maintenir une pression stratégique durable, et ménager des fenêtres de bascule vers des séquences tactiques offensives. Cette démonstration finale de Dabila confirme sans équivoque que ses seize combinaisons typologiques ne constituent pas des modèles rigides, mais bien des repères analytiques tangibles, permettant de décrypter les conflits contemporains au-delà de leur plasticité stratégique et de leur hybridation technologique croissante.

L’« agir » stratégique contre la « corruption » des modes stratégico-tactiques

On insistera pour finir sur le fait que chaque chapitre consacré aux seize modes stratégico-tactiques se referme par une section intitulée « Corruption ». Il y a à cela une raison de fond, inhérente à l’analytique de la conduite stratégique, déployée dans la première partie. En effet, Dabila montre que si toutes les « formes générales » et « élémentaires » de la « syntaxe stratégique » (p. 111) sont, par nature, immédiatement concevables par chaque protagoniste suffisamment lucide quant à l’existence de ces possibles opératoires — à l’image des coups disponibles dans une partie d’échecs —, ceci n’implique nullement qu’un mode donné constitue une martingale valide en toute situation. Autrement dit, aucun régime stratégique n’est, en soi, garant ni de la justesse des objectifs politiques, ni de l’efficacité stratégico-tactique de la conduite de guerre : il est structurellement indéterminé, aussi bien du point de vue des finalités poursuivies par la politie que de la compétence de son état-major.

De même que la philosophie politique, selon l’image célèbre de Hegel, ne déploie ses ailes qu’au crépuscule des événements qu’elle thématise, la pensée stratégique ne se développe, elle aussi, qu’après la fête, à partir d’expériences historiques déjà advenues. 

Alexandre Escudier

Le général de Gaulle avait pleinement conscience de ce point clef lorsqu’il dénonçait la tentation de transformer un mode d’action ponctuellement victorieux en une « métaphysique absolue de l’action » (cité p. 138) — posture rigide, vouée à l’échec dès lors qu’elle fétichise un succès passé en l’érigeant en modèle indépassable. C’est précisément ce moment de bascule qui définit la « corruption » d’un régime stratégique : lorsqu’une politie, à travers ses dirigeants politiques et militaires, cesse d’ajuster sa conduite à la singularité de la situation pour reconduire mécaniquement une forme d’action jadis efficace, croyant tirer sa légitimité du précédent historique plutôt que de l’analyse dynamique des inter-réactions guerrières du moment — que ce soit au niveau de la bataille, de la campagne ou de la séquence stratégique d’ensemble. A contrario, une conduite stratégique réellement efficace se doit d’être multi-modale, adaptative, c’est-à-dire en capacité — cognitive et opérationnelle — de pivoter à tout moment en fonction des dynamiques mouvantes du conflit.

Ces qualités, la conduite stratégique doit les incorporer, car l’agir stratégique suppose toujours une décision ad hoc — sous contrainte, dans l’incertitude des circonstances comme des conséquences, et face à un belligérant qui anticipe déjà les options probables de son adversaire et met en œuvre des contre-stratégies qu’il faut deviner sans pouvoir les prédire, dans l’espoir de maximiser son propre « plan de guerre » et de forcer une certaine « équation de paix ». Cette dynamique rend la stratégie irréductible à un savoir clos (homo sapiens) académiquement transmissible, à un plan parfait ou une recette garantie (homo faber). Elle engage une rationalité du conflit fondée sur l’incertitude de l’« agir » (homo agens55, où la pertinence d’un mode stratégico-tactique ne se juge qu’à l’aune du rapport mouvant entre finalités politiques, configurations concrètes du théâtre de guerre et enchaînement contingent des « inter-réactions » stratégiques.

Le nouveau Grand Débat des démocraties libérales du XXIe siècle

Alors que les démocraties libérales, ainsi que la proto-fédération inachevée qu’est l’Union européenne, redécouvrent avec stupeur les contraintes géopolitiques pesant sur la promesse moderne d’émancipation — égale dignité humaine, dans la sécurité, la prospérité et les libertés politiques et sociales, L’Échiquier stratégique de Dabila ramène au premier plan, épurée, la table des éléments de la « conduite stratégique » et de la « stratégie militaire » à travers les âges. Sa polémologie constitue, à ce titre, l’un des fondements les plus assurés d’une doctrine unifiée de la résilience démocratique (externe/interne), à l’heure de la montée conjuguée des périls autocratiques domestiques et néo-impériaux.

Toute la question maintenant lancinante est de savoir si les déséquilibres devenus flagrants de nos démocraties libérales — déséquilibres sociaux, fiscaux, budgétaires, identitaires et, partant, politiques — permettront de hisser le débat public à la hauteur de ce nouveau Grand Débat du XXIe siècle sur la conduite stratégique.

Qu’on s’y adonne ou s’y refuse, ce Grand Débat a d’ores et déjà lieu sous nos yeux, moyennant la triple contrainte conjuguée des autocraties néo-impériales continentales, des périls climatiques et environnementaux de l’Anthropocène, et de l’ingouvernabilité chronique des régimes démocratiques. La difficulté majeure tient à ce que ces régimes de prospérité et de liberté, si durablement déshabitués aux enjeux de sécurité et aux misères concrètes de la guerre sur leur propre sol, peinent désormais à hiérarchiser leurs objectifs politiques internes et externes. Cette incapacité s’aggrave du fait que ces objectifs entrent en concurrence pour l’allocation de marges de manœuvre budgétaires désormais fortement contraintes — comme en témoigne la prolifération de mouvements sociaux désencastrés des traditions syndicales, dont la gestion absorbe à son tour une part non négligeable des capacités budgétaires et sécuritaires de l’État. On se trouve dans un cercle vicieux. Le risque systémique, pour les démocraties, est dès lors qu’elles échouent à penser la conduite stratégique de leur politie — et de leur système d’alliance — soit parce qu’elles demeurent paralysées de l’intérieur par une hyperconflictualité structurelle, soit parce qu’elles ne parviennent plus à appréhender leur environnement international autrement qu’avec les coordonnées de l’humanitarisme moral, qui ne suffisent plus à penser la situation : non pas la penser éthiquement, bien sûr, mais opérationnellement et dans l’urgence.

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08.10.2025 à 06:00

Avec Israël, abandonner la « raison d’État » : l’appel qui provoque le débat en Allemagne

guillaumer

Parmi les élites allemandes, un appel plaidant pour un changement de politique radical vis-à-vis d’Israël est en train de provoquer un débat de fond.

Pour l'un de ses principaux initiateurs, Philip Holzapfel, la doctrine de la « raison d’État » qui a guidé la position de l’Allemagne dans un soutien inconditionnel sans faille à l’État hébreu doit désormais connaître un aggiornamento.

Il nous explique sa démarche.

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Texte intégral (6674 mots)

Vous êtes à l’origine d’un « Papier d’experts pour un tournant dans la politique allemande au Proche-Orient » qui a eu un grand retentissement en Allemagne, intitulé « Au-delà de la raison d’État : comment concilier responsabilité historique, intérêts stratégiques et droit international ». Pourriez-vous nous expliquer la genèse de ce travail ?

Ce papier est lié à un projet de livre collectif qui développera les fondements théoriques sous-tendant les recommandations politiques contenues dans cette note 56

Nous avons voulu faire la démonstration qu’il existe en Allemagne un large consensus entre experts du Proche-Orient, au-delà de leurs orientations politiques, sur la nécessité pour le pays d’une nouvelle approche de la région et du conflit israélo-palestinien. 

N’y a-t-il pas de couleur politique dominante dans le Groupe d’experts ? 

Nous avons cherché à inclure dans ce travail des personnalités proches de tous les courants démocratiques, car la question du Proche-Orient n’est pas vraiment une question partisane en Allemagne. La politique de la coalition précédente, associant les sociaux-démocrates, les libéraux et les verts, ne se distinguait guère sur cette question de celle de la grande coalition dirigée par les chrétiens-démocrates. Certains experts ont préféré cependant ne pas s’associer publiquement au papier, mais ils ont participé à sa mise au point et le soutiennent dans la même mesure que les autres.

Quelles sont les principales préconisations de votre note ? 

Dans cette note nous demandons avant tout un tournant stratégique dans la politique allemande concernant le Proche-Orient, ce qui implique bien plus qu’un simple recalibrage de court terme. La première idée majeure que nous défendons consiste à rappeler que le primat du droit international sur le droit national est au cœur de la Loi fondamentale allemande de 1949. Il s’agit là d’une des principales leçons tirées de la Seconde Guerre mondiale et un des acquis fondamentaux de l’Allemagne démocratique d’après-guerre ; c’est au moins autant une obligation légale pour le gouvernement allemand qu’une question de responsabilité historique et morale. 

Le tournant politique que nous demandons concernant la politique allemande au Proche-Orient consiste d’abord à ce que le pays se mette en conformité avec la lettre et l’esprit de la Constitution allemande. Le fait que la politique allemande au sujet d’Israël amène le gouvernement du pays à s’exonérer du droit international a potentiellement des implications qui vont bien au-delà de la seule politique étrangère de l’Allemagne.

Le concept machiavélien de Staatsraison postule que la sécurité d’Israël correspondrait à l’intérêt supérieur de l’Allemagne, alors qu’Israël est engagé dans une occupation illégale, comme l’a confirmé la Cour de justice internationale.

Philip Holzapfel

Le deuxième axe majeur de notre papier consiste à rappeler que la responsabilité de l’Allemagne au Proche-Orient ne peut pas concerner seulement Israël et les Israéliens. Les Palestiniens n’ont eu aucune part dans le crime de la Shoah, mais ils en ont payé le prix après la Seconde Guerre mondiale.

La responsabilité de cet état de fait ne concerne évidemment pas que l’Allemagne. Celle-ci était un pays vaincu et occupé en 1948, au moment de la Nakba. Elle a cependant joué un rôle clef au cours des décennies suivantes dans le financement et l’armement de l’État d’Israël — tout comme la France de la IVe République. Nous demandons donc au gouvernement allemand de reconnaître les effets négatifs, sur les autres populations de la région, de la politique qu’il a poursuivie depuis des décennies vis-à-vis d’Israël.

Vous remettez en cause la « Staatsräson », qui sous-tend la politique allemande à l’égard de l’État d’Israël. Pourriez-vous expliquer à des non-Allemands ce que ce concept signifie et d’où il vient ? 

Le terme « Staatsraison », raison d’État, a été utilisé en particulier par l’ex-Chancelière allemande Angela Merkel dans son discours prononcé devant la Knesset le 18 mars 2008 57. Il servait à désigner ce qu’elle considérait comme « la responsabilité historique particulière de l’Allemagne pour la sécurité d’Israël » qualifiée de « non-négociable ». Cette déclaration a été largement approuvée à l’époque et n’a jamais été sérieusement remise en question depuis par la classe politique allemande.

Après les massacres du 7 octobre, cette expression est même devenue une sorte de leitmotiv national, tous partis confondus. La traduction la plus tangible de cette raison d’État a été la forte augmentation des ventes d’armes à Israël, faisant de l’Allemagne son deuxième fournisseur d’armes, jusqu’à l’annonce récente de la suspension de la vente de certaines armes.

Le concept machiavélien de Staatsraison postule que la sécurité d’Israël correspondrait à l’intérêt supérieur de l’Allemagne, alors qu’Israël est engagé dans une occupation illégale, comme l’a confirmé la Cour de justice internationale en juillet 2024, et que son gouvernement est soupçonné de commettre des crimes contre l’humanité qui valent inculpation de son Premier ministre par la Cour pénale internationale. Parce qu’il est pouvoir occupant illégal, le soutien à Israël ne peut pas être conforme au droit international – et donc à la Constitution allemande. 

L’intention d’Angela Merkel en 2008 n’était certainement pas de garantir un appui inconditionnel et éternel à toute politique venant d’un gouvernement israélien ; mais l’utilisation de cette notion de Staatsraison depuis le 7 octobre 2023 pose de graves problèmes politiques et juridiques.

Plus généralement, au cours des dernières décennies, la politique de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël a été contreproductive, notamment au sein de l’Union européenne car elle a encouragé en Israël un sentiment d’impunité et la levée de tous les tabous, dont le résultat a pu être constaté tant à Gaza et en Cisjordanie que dans toute la région. 

N’est-il pas normal que la relation entre l’État allemand et l’État d’Israël soit marquée par une forme d’exceptionnalité ? L’Allemagne peut-elle avoir une relation normale avec Israël ? 

La réconciliation historique sans précédent entre l’Allemagne et Israël restera toujours exceptionnelle, et l’objectif doit bien entendu être de maintenir des relations privilégiées, amicales et solidaires entre l’Allemagne d’une part, Israël et son peuple de l’autre. Cependant, ce partenariat doit être ancré dans des valeurs et des normes universelles, ce qui n’est pas le cas actuellement et ne l’a jamais pleinement été dans le passé.

Observe-t-on en Allemagne un retour de l’antisémitisme comme on peut le voir en France à l’occasion du conflit à Gaza ? Comment empêcher la résurgence de ce fléau ?

Je crains qu’il y ait un véritable risque en effet. Tant que la doctrine de la Staatsraison persiste, comme le narratif biaisé et incomplet qui la sous-tend, les gens vont chercher à résoudre les dissonances cognitives entre ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent — d’une façon ou d’une autre. L’association de tout ce qui est juif avec l’État d’Israël, dans le contexte de sa politique à Gaza et de son impunité, est du tissu qui fait les théories du complot antisémite, alors qu’en réalité la plus grande partie du lobby en faveur du Grand Israël est constituée par des évangélistes.

Plus que l’Allemagne, ce sont surtout les États-Unis qui m’inquiètent sur ce plan. Ayant suivi les radicaux de toutes les couleurs depuis un moment, j’observe que les contenus ouvertement antisémites sont très présents dans les cercles MAGA. C’est moins le cas en Allemagne, mais ce type de contenus circule aussi à l’extrême droite. Si la politique actuelle continue, il y a un réel risque de bascule à un moment donné, avec un effet sur toute l’Europe. On n’y est pas encore, mais le risque est là.

On peut cependant agir préventivement et combattre la haine par le retour à un discours factuel et inclusif, à une politique ancrée dans le droit international et par la rencontre entre les communautés et le débat. Plusieurs sections de notre note sont dédiées à cette question. Vu qu’un conflit polarise par nature, il faut regarder l’ensemble et chercher à inverser les dynamiques des pôles vers le centre. 

Il est possible et nécessaire d’offrir une troisième voie afin de sortir de la logique de jeu à somme nulle typique des conflits. Cela implique, par exemple, de mettre davantage en avant l’Initiative de Paix arabe de 2002 – réaffirmée chaque année par cinquante-sept États arabes et musulmans sans que personne n’en prenne note en Europe – ainsi que l’engagement remarquable de la solidarité juive et israélienne pour la Palestine, d’organiser des rencontres, des débats, des coopérations… Mais cela doit être fondé sur un narratif factuel et complet, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Nous demandons au gouvernement allemand de reconnaître les effets négatifs, sur les autres populations de la région, de la politique qu’il a poursuivie depuis des décennies vis-à-vis d’Israël.

Philip Holzapfel

À moyen terme, afin de tirer les bonnes leçons de ce qui se passe au Proche-Orient, et ne pas jeter les bases d’un prochain génocide, notre culture de mémoire doit être réinitialisée et refondée sur une base holistique et humaniste. Il faut cesser de regarder isolément les différentes poussées de haine engendrées par le même conflit, ce qui renforce les divisions au lieu de rapprocher les camps.

En même temps, on observe la formation d’un puissant mouvement panhumaniste bottom-up, en Allemagne comme ailleurs. Jamais depuis la guerre du Vietnam, qui avait engendré la longue révolution de 1968, il n’y a eu un tel sujet de ralliement et une cause morale qui oppose si nettement la plus grande partie de la jeunesse occidentale, voire mondiale, au pouvoir en place. Il est trop tôt pour dire s’il s’agit de la lumière au bout du tunnel ou plutôt des phares d’un train qui s’approche.

Au sujet de Gaza, plusieurs sondages montrent que les réactions de l’opinion publique allemande et celle des autres pays européens diffèrent peu. Existe-t-il un fossé entre le public allemand et les dirigeants du pays concernant ce conflit ? 

Il faut clairement distinguer entre les positions prises au sein de la classe politique, où on trouve dans presque tous les partis des responsables qui se font l’écho, de façon très radicale et très vocale, de la Staatsraison pro-israélienne et celles de la base électorale qui a des positions relativement similaires dans tous les camps politiques. 

La grande majorité des citoyens — de toute orientation politique — voient clairement la contradiction entre la réalité de la politique israélienne et le droit international que l’Allemagne est censée avoir placé au cœur de son identité. Pourtant, comme dans la fable d’Andersen où le roi est nu, les dirigeants politiques n’osent pas encore reconnaître publiquement cet état de fait. 

Un animateur de talk-show très connu, Markus Lanz, a critiqué récemment dans son podcast le fait que nombre de ses invités politiques, qui défendent toujours le soutien à Israël devant les caméras, se montrent beaucoup plus critiques dès que les micros sont éteints.

L’écart entre l’opinion publique et les dirigeants politiques au sujet du Proche-Orient est en effet énorme et croissant en Allemagne. Tous les sondages montrent que la vaste majorité des Allemands sont critiques ou très critiques à l’égard de la politique israélienne à Gaza (83 %). Une grande majorité des Allemands, plus de 60 %, est en faveur de sanctions contre Israël et pour la reconnaissance de l’État de Palestine. 

Autant les réactions de la classe politique allemande aux discours et actions génocidaires du gouvernement et des dirigeants israéliens à Gaza furent décevantes depuis deux ans, autant la résilience des jeunes Allemands vis-à-vis de la propagande du camp du Grand Israël m’a impressionné. La manifestation de samedi dernier a réuni plus de cent mille personnes à Berlin, et on observe actuellement le début d’une vague d’excuses publiques parmi les acteurs culturels et la société civile allemande, pour avoir gardé le silence trop longtemps sur Gaza. Nous sommes dans une dynamique « bottom-up », comme on dit, qui commence à atteindre les milieux politiques.

C’est ce qui nous donne un peu d’espoir dans le fait que la Staatsraison a fait son temps. Il devient de plus en plus clair que le statu quo n’est pas tenable, mais il n’existait jusque-là pas de paradigme alternatif pour le remplacer. C’est ce à quoi nous avons essayé de remédier avec la note qui vient d’être rendue publique et le livre qui va suivre.

Pensez-vous que la position du gouvernement allemand à propos de Gaza a eu un effet, que les responsables politiques allemands mesurent à quel point leur position sur Gaza a endommagé l’image de l’Allemagne et de l’Europe ? 

Pour toutes celles et tous ceux qui travaillent dans le domaine de la politique extérieure de l’Allemagne et sont en contact régulier avec des dirigeants étrangers, non seulement dans le monde musulman mais aussi ailleurs en Europe, en Asie ou en Amérique latine, les dégâts qui résultent de la position actuelle du gouvernement allemand au sujet du conflit israélo-palestinien sur l’image du pays sont massifs et impossibles à ignorer. Le reste de la population et des dirigeants politiques le mesurent moins pour l’instant, car ces dégâts réputationnels ne se traduisent pas, jusqu’ici, en dommages économiques tangibles — notamment sur le plan des exportations allemandes.

Une doctrine qui place la sécurité d’un État étranger engagé dans une occupation illégale au-dessus de la loi et de la moralité ne peut être une doctrine conforme à la Constitution allemande.

Philip Holzapfel

Est-ce que la reconnaissance de la Palestine par la France accélère cet aggiornamento ? D’un point de vue diplomatique, l’écart franco-allemand sur un sujet aussi central est-il tenable ? 

La politique allemande actuelle à l’égard d’Israël a comme effet secondaire de paralyser le couple franco-allemand comme moteur d’une politique étrangère européenne cohérente et efficace au Proche-Orient. Ce sujet est central dans notre papier, qui appelle à ce que l’Allemagne soutienne la déclaration de New York en faveur de la solution à deux États et reconnaisse l’État de Palestine — à l’instar de ce qu’ont fait la France et de nombreux autres pays démocratiques ces dernières semaines.

Comme c’est le cas en France, l’opinion publique allemande est très polarisée sur la question de l’islam. Pensez-vous que la montée de l’extrême droite joue un rôle dans l’attitude des autorités allemandes sur la question de Gaza ?

Dans un premier temps, le soutien de l’extrême droite à Israël a été pour celle-ci un moyen de se dédouaner des accusations d’antisémitisme liées à son histoire. La lutte contre « l’antisémitisme importé » qui se manifeste parfois dans les manifestations propalestiniennes, a été utilisée pour renforcer leurs positions anti-immigrés.

Pour autant, la base de la droite et de l’extrême-droite est devenue en réalité tout aussi critique envers la politique d’Israël que les autres Allemands. L’idée d’une obligation historique quasi éternelle de la part de l’Allemagne pour la sécurité d’Israël n’a plus beaucoup de soutien dans la population, à droite comme à gauche — même si ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons.

Il faut se rappeler que le vote pour l’extrême droite marque souvent le rejet d’une classe politique considérée comme hypocrite. En ce sens, le renoncement à une doctrine qui sacralise, de façon dogmatique, une responsabilité historique sélective de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël, et son remplacement par un paradigme plus cohérent et fondé sur un narratif historique complet et authentique, peut contribuer à ramener dans le giron démocratique certains des électeurs de l’extrême droite qui ressentent l’hypocrisie de la classe politique sur ce sujet.

Vous êtes un diplomate de carrière — vous avez été en poste à travers la région à Bagdad et à Jérusalem, ainsi qu’à Washington et Bruxelles, au service de la diplomatie allemande et de l’Union européenne. Aujourd’hui, vous prenez publiquement la parole sur un sujet qui bouleverse les pratiques diplomatiques et la culture politique allemande. Pensez-vous que vous soyez dans votre rôle ? 

Tout d’abord, notre initiative, qui a reçu l’appui de centaines d’experts et de collègues, est, comme je l’ai indiqué précédemment, fermement ancrée dans les valeurs inscrites dans la Constitution allemande, que j’ai prêté serment de défendre et qui constitue la base du contrat qui me lie à mon employeur. 

C’est pour cette raison qu’il était hors de question pour moi de démissionner pour protester contre la politique du gouvernement allemand à l’égard d’Israël, comme l’ont fait nombre de collègues aux États-Unis, aux Pays-Bas ou ailleurs. C’est une attitude que je respecte, mais que je n’ai pas envisagée me concernant, parce que je considère que c’est la position que je défends qui est conforme à la Constitution allemande et non la doctrine de la Staatsraison.

L’incompatibilité de la doctrine du soutien inconditionnel à Israël avec la Constitution allemande est évidente depuis longtemps, mais elle a atteint après le 7 octobre 2023 un niveau insupportable – pour moi comme pour un grand nombre de mes collègues. J’ai longtemps espéré que le problème allait se résoudre de lui-même, au vu de la radicalisation croissante de la politique du gouvernement israélien. Après les massacres du 7 octobre, j’ai pensé que l’impératif d’arriver à une solution politique au Proche-Orient, voire de l’imposer si nécessaire, était devenu évident pour tout le monde.

Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de 2019 à 2024, avait vu très clairement les risques que comportait pour l’Union de continuer à ignorer ce conflit, et la nécessité pour l’Europe de s’impliquer activement dans sa résolution. Travaillant au sein de son cabinet sur les dossiers du Proche-Orient, j’ai espéré que nous serions en mesure de commencer à mettre en œuvre une politique européenne efficace en faveur de la paix dans la région. Cela m’aurait dispensé d’avoir à initier cette note et ce livre, mais ce ne fut pas possible, en particulier du fait de mon employeur, le gouvernement allemand. Celui-ci a en effet constamment refusé que l’Union puisse jouer un rôle efficace dans la résolution du conflit en mettant une pression équilibrée sur tous les adversaires de la paix, y compris du côté israélien.

Je n’ai aucun doute qu’un tournant de la politique allemande au Proche-Orient est inévitable, et que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il advienne. 

Philip Holzapfel

Après la fin du mandat de Josep Borrell, j’aurais normalement pu prétendre à un poste de chef de mission diplomatique, mais je ne pouvais pas simplement retourner dans mon ministère d’origine. Trop de lignes rouges avaient été franchies par le gouvernement allemand sur le dossier du Proche-Orient. J’ai donc demandé un congé sans solde pour commencer à écrire le livre dont est issu le papier rendu public le 2 octobre dernier. 

Après vingt-deux ans de carrière en tant que diplomate allemand et en tant qu’Européen convaincu, ce n’est pas une décision facile à prendre que de critiquer publiquement la politique de son pays, mais ce genre de problèmes ne peut être une considération prioritaire dans le contexte actuel à Gaza et dans la région, voire dans le monde. L’avenir de mes enfants l’est bien plus.

Ceci dit, je n’ai point perdu espoir dans mon pays – au contraire. Comme indiqué précédemment, l’Allemagne a profondément évolué et sa population voit désormais clairement les choses. La réception publique et médiatique de notre initiative a été très favorable. Dans un esprit de loyauté, j’ai proposé à mon employeur de ne pas personnaliser le débat public sur cette question. 

Avez-vous subi des pressions ? Pourriez-vous être pénalisé dans votre carrière ? 

Je n’ai subi aucune pression pour l’instant, mais ce risque ne me fait pas perdre le sommeil de toute façon. Je suis heureux de travailler pour le think tank CIDOB, le Barcelona Centre for International Affairs, en tant que non-resident fellow pour l’instant.

Une doctrine qui place la sécurité d’un État étranger engagé dans une occupation illégale au-dessus de la loi et de la moralité — la définition du concept machiavélien de « raison d’État » — ne peut être une doctrine conforme à la Constitution allemande. Cette position est partagée par d’éminents juristes de mon pays. 

Je n’ai aucun doute qu’un tournant de la politique allemande au Proche-Orient est inévitable, et que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il advienne ; ce sera sans doute au plus tard quand la Cour de Justice internationale rendra sa décision — mais peut-être même avant. 

Ce que nous avons essayé de faire avec cette initiative, c’est de fournir une nouvelle approche cohérente qui réconcilie la responsabilité historique de l’Allemagne, une responsabilité non-sélective, avec les intérêts stratégiques allemands et européens — ainsi que le strict respect du droit international, consacré par la Constitution allemande comme par les traités européens. 

L’article Avec Israël, abandonner la « raison d’État » : l’appel qui provoque le débat en Allemagne est apparu en premier sur Le Grand Continent.

07.10.2025 à 17:11

Israël contre le Hamas : enquête sur les stratégies d’une guerre informationnelle sans fin 

Matheo Malik

Viralité, IA, deepfakes, doxxing : depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 « déluge d'al-Aqsa » et la riposte israélienne « Glaives de fer » à Gaza, la guerre s’est étendue à l’Europe avec des armes différentes et particulièrement inquiétantes.

Nous publions la première enquête de fond sur les stratégies informationnelles d’Israël et du Hamas depuis deux ans.

L’article Israël contre le Hamas : enquête sur les stratégies d’une guerre informationnelle sans fin  est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (6674 mots)

Depuis le 7 octobre 2023, la guerre entre Israël et le Hamas est un exemple probant de la mobilisation stratégique de l’espace informationnel en soutien des opérations militaires. Que ce soit dans le cas de l’opération « Déluge d’al-Aqsa » lancée par le Hamas et ses alliés le 7 octobre 2023, ou lors de l’opération israélienne « Glaives de fer » déclenchée en réponse le jour même, les belligérants ont intégré la dimension informationnelle à leur stratégie afin de convaincre les opinions publiques internationales de la justesse de leur cause et de leur légitimité à agir.

Ce conflit illustre à ce titre la manière dont le champ informationnel est devenu stratégique dans les opérations militaires contemporaines, faisant du champ des perceptions un front décisif de la confrontation.

Pour le Hamas, acteur non étatique qualifié de terroriste par l’Union européenne et les États-Unis, en position d’infériorité militaire, le soutien international est crucial afin de compenser son manque de capacités conventionnelles et de restreindre, voire d’empêcher, une riposte israélienne. Pour Israël, ce même soutien est indispensable pour tenter de légitimer sa réponse militaire et assurer la reconstitution de ses stocks d’armements, son projet politique de conquête territoriale et ses manquements répétés au droit international.

Au niveau géopolitique, les lignes de fracture sont nettes : les pays du monde occidental ont soutenu Israël, du moins au début du conflit, tandis que le « Sud global » appuie la cause palestinienne. Les deux camps disposent en outre de membres parfois très actifs dans le monde, qui relaient, amplifient et mobilisent des segments entiers des sociétés civiles à travers le monde. À cela s’ajoutent les prises de position de plusieurs États, qui s’efforcent de tirer parti de ce conflit pour renforcer leur poids sur la scène internationale, à l’image de la République islamique d’Iran mais également de la Russie.

Dans le conflit qui les oppose depuis le 7 octobre 2023, comment les Forces de défense israéliennes et le Hamas s’approprient-ils les médias et réseaux sociaux ? Quels usages les soutiens des deux camps font-ils de ces moyens d’information — comme des relais à l’étranger — pour mobiliser l’opinion mondiale et défendre la légitimité de leur cause ? 

La réorganisation institutionnelle des acteurs informationnels après le 7 octobre

La riposte militaire israélienne « Glaives de fer » visant à éliminer le Hamas à Gaza a démontré que les réussites tactiques sur le terrain ne peuvent faire l’économie de succès sur le plan de la guerre des opinions. Afin de mener à bien son effort de guerre, Israël est dépendant de la communauté internationale, et principalement des États-Unis. Le soutien de Washington lui est nécessaire pour financer son effort de guerre, reconstituer ses stocks, mais également pour assurer sa position stratégique. 

Pour le Hamas, l’infériorité qualitative et numérique de ses forces armées le place dans une stratégie du faible vis-à-vis du fort qu’est Israël. Ainsi, la pression internationale pour mettre fin à la réponse militaire israélienne est un levier crucial pour compenser son incapacité tactique à obtenir une victoire.

Israël : la hasbara 2.0

Les institutions israéliennes

Les efforts conduits au niveau politique pour justifier les opérations militaires d’Israël et sa position vis-à-vis de la Palestine participent de ce que les Israéliens appellent la hasbara. De l’hébreu laasbir, qui signifie « expliquer », la hasbara se situe à mi-chemin entre la diplomatie publique et la propagande, et vise à présenter les actions de l’État sous un angle rationnel, en explicitant les raisons qui pourraient les justifier 58.

Au cours des dernières années, la hasbara a été placée sous la responsabilité de différentes administrations en Israël. Un ministère, chargé de la coordination stratégique et des relations médiatiques, lui a même été consacré de 2022 jusqu’au 12 octobre 2023, jour où démissionne sa ministre Galit Distel-Atbaryan.

Ce jour-là est créé en remplacement du ministère précédent un bureau en charge de la hasbara au sein des services du Premier ministre : c’est le National Public Diplomacy Directorate. Il est en relation directe avec le cabinet de guerre de Benjamin Netanyahou, démontrant ainsi l’importance particulière de la hasbara dans la stratégie informationnelle israélienne depuis le 7 octobre.

Ce bureau a notamment été créé dans le but de coordonner différentes institutions impliquées dans la diplomatie publique civile, telles que :

  • Le ministère des Affaires étrangères 59 (MAE), qui a vu son rôle évoluer entre les différents ministres en activité (Eli Cohen de décembre 2022 à janvier 2024 ; Israël Katz de janvier 2024 à novembre 2024 ; Gideon Saar depuis novembre 2024). Le ministre actuel a demandé en 2025 que soit alloué à son ministère un budget de 150 millions de dollars américains pour la hasbara ; il a également convoqué la même année différentes ONG impliquées dans la hasbara lors d’une conférence ayant pour but de fixer les objectifs de « la guerre informationnelle pro-israélienne » 60.
  • Les narratifs du MAE israélien sont également relayés par les ambassadeurs et les comptes officiels des ambassades sur les réseaux sociaux.
  • Le ministère de la Diaspora, chargé de diriger et de coordonner les actions informationnelles menées par les citoyens israéliens et les communautés juives établies à l’étranger. Ce ministère est également en charge de lutter contre les narratifs antisémites et de produire des contre-narratifs sur ce sujet. Le poste est occupé par Amichai Chikli — dont les deux parents sont de nationalité française. C’est lui qui a organisé en mars 2025 la visite de responsables politiques français d’opposition en Israël, notamment de Jordan Bardella, du Rassemblement National.
  • Le ministère de la Défense est également associé à ces discussions en anticipation de phases tactiques pouvant susciter de fortes réactions (frappes sur les hôpitaux, entrée dans les villes de Rafah et de Gaza-ville). Les FDI disposent à cet égard d’une forte autonomie, du fait du rôle joué par l’Unité du porte-parole de Tsahal. Avec une newsroom, qui fonctionne 24 heures sur 24, et des effectifs de plus d’un millier de personnes, cette unité assure la communication opérationnelle tout en ayant la charge de répondre aux sollicitations des journalistes nationaux et étrangers. On doit notamment à cette structure la production du film de 48 minutes Bearing Witness, documentant les massacres du Hamas ; entre autres lieux, il fut diffusé à l’Assemblée nationale française 61

Le ministre de la Défense, le chef d’état-major (Herzi Halevi de 2023 à mars 2025, puis Eyal Zamir), et le porte-parole officiel des forces armées israéliennes (Daniel Hagari de 2023 à mars 2025, puis Effie Defrin) disposent aussi de comptes sur les réseaux sociaux ; ils assurent une grande visibilité à leurs messages. Leurs narratifs sont alors relayés par plusieurs représentants dans différentes langues, notamment Olivier Rafowicz en France.

La capacité de ces acteurs militaires à utiliser les innovations technologiques et à casser les codes de la communication institutionnelle, leur donne une visibilité particulière. Les FDI se sont pleinement appropriées les codes de communication issus des réseaux sociaux (utilisation de l’humour et de la provocation 62).

La société civile israélienne

La société civile israélienne a toujours été un relais important de la hasbara ; au fil des années, cette politique 63 a été investie par des acteurs non-gouvernementaux.

  • L’ONG StandWithUs, par exemple, est impliquée dans la diplomatie publique israélienne depuis 2001. Subventionnée par l’État israélien dans le but de sensibiliser l’opinion publique internationale en faveur d’Israël, elle est née aux États-Unis et portée par Roz Rothstein. Elle est l’une des organisations sionistes les plus influentes, avec plus de dix-huit bureaux à travers le monde, et plus de 25 millions de dollars américains de budget annuel.
  • D’un autre côté, l’association DiploAct, créée en 2016 est, elle aussi, particulièrement active dans la défense d’Israël dans le monde, notamment à travers l’organisation de séjours en Israël pour les jeunes ou d’interventions dans les universités. Sa branche DiploAct France est l’une des plus importantes de l’ONG.

La hasbara étant un concept connu et répandu au sein de la société israélienne, beaucoup des citoyens de l’État hébreu perçoivent toute critique envers Israël comme un échec de cette politique. Ce sentiment face à la propagande du Hamas semble avoir été particulièrement partagé au lendemain de l’attaque du 7 octobre 64.

En décembre 2023, deux mois après les attaques, l’Institute for National Security Studies a proposé une cartographie des initiatives civiles de la hasbara. Ses chercheurs dénombrent 120 « operations rooms » ou forums de discussion, dont une centaine de bases de données servant à soutenir un narratif pro-israélien ; parmi cette centaine de structures, 40 organisations développent des outils technologiques spécifiques. Sur les forums, permettant de se concerter sur des modes d’actions, 72 sont bénévoles : 13 d’entre eux émanent d’organisations qui existaient avant la guerre 65, le reste a été créé après le 7 octobre, démontrant ainsi l’augmentation significative de la mobilisation de la société civile.

La constitution d’un réseau d’organisations civiles, qui peuvent servir de relais tout en proposant des contenus perçus comme plus authentiques ou plus viraux, est efficace : elle a l’avantage de casser les codes de la communication institutionnelle, qui est paradoxalement perçue comme peu fiable par certaines audiences. Cela permet également de limiter l’exposition des acteurs étatiques, et donc de les préserver — puisque ce ne sont pas eux qui agissent.

Pour autant, l’action du National Public Diplomacy Directorate concerne également la coordination d’acteurs privés pour soutenir la communication officielle israélienne. Depuis le lancement de l’opération « Glaives de fer », le National Directorate of Hasbara s’est appuyé alternativement sur des ONG et des initiatives civiles plus ou moins spontanées ; de manière plus directe, il a eu recours à des influenceurs 66. Selon le ministère des Affaires étrangères israélien, près d’un millier d’entre eux, de toutes nationalités, ont été approchés 67.

Organisations civiles menant la lutte informationnelle à l’étranger

Les sociétés civiles européennes et américaines sont également ciblées par des organisations israéliennes liées à différents degrés au gouvernement.

Israeli Spirit

Parmi les initiatives de la société civile israélienne en faveur de la diplomatie publique, l’ONG Israeli Spirit a été l’une des premières à naître dès le lendemain du 7 octobre.

Elle revendique près de 25 000 volontaires pour mener des opérations informationnelles défensives, notamment contre l’antisémitisme et la propagande du Hamas. Elle a été également la première à créer des bases de données Google Drive avec des narratifs et hashtags à diffuser massivement, qui ont été repris ensuite sur les réseaux sociaux 68. Cette organisation s’est rapidement structurée et a trouvé des soutiens auprès du gouvernement israélien : en témoigne en 2023 la visite du ministre des Affaires étrangères en poste, Eli Cohen 69.

IDSF – Forum pour la défense et la sécurité d’Israël (IDSF)

L’IDSF regroupe plus de 20 000 officiers et commandants de réserve ou vétérans de l’armée israélienne.

Par l’entremise de l’agence B&K, spécialisée dans la communication stratégique à l’échelle de l’Union européenne, elle a contacté plusieurs chercheurs dans les think tanks et instituts de recherche européens afin de leur présenter les narratifs israéliens.

Le Forum a pour cela produit des points de situation hebdomadaires afin d’accompagner les mouvements militaires de l’opération « Glaives de fer », tout en proposant aux chercheurs identifiés des vidéos de briefing et des éléments de documentation. Les réservistes de cette organisation participent ainsi à la création et à la diffusion d’éléments de langage soutenant la politique israélienne par des acteurs tiers, bénéficiant d’un rôle de prescripteur dans le débat public des États européens.

Les relais médiatiques à l’échelle mondiale

Ces efforts de production, de coordination et de diffusion de narratifs soutenant la politique gouvernementale israélienne et l’opération militaire « Glaives de fer » sont le fruit d’une collaboration plus ou moins formelle entre des initiatives privées, des organisations non gouvernementales et des institutions étatiques israéliennes.

Afin d’atteindre une importante visibilité, Israël a pu bénéficier de relais de la part des influenceurs israéliens — comme Amir Tsarfati — mais aussi internationaux — américains, européens 70, indiens 71. L’État hébreu a pu compter tant sur des Israéliens établis à l’étranger que sur d’autres — alignés sur l’idéologie du gouvernement Netanyahou : influenceurs MAGA, ultra-conservateurs ou membres de la deuxième administration Trump 72.

Cette alliance idéologique s’est manifestée lors de l’intervention du ministre de la Diaspora israélien Amichai Chikli (évoqué supra) aux conférences de la CPAC 2025 à Budapest 73 et de la NatCon 2024 à Bruxelles 74. Ces deux événements d’origine américaine, désormais bien implantés en Europe, réunissent des leaders et influenceurs politiques ultraconservateurs 75. Amichai Chikli y a notamment défendu la place d’Israël comme défenseur de la « civilisation judéo-chrétienne » face à la « menace islamiste ».

I24News

Malgré l’importance croissante des influenceurs, le rôle des médias traditionnels reste décisif pour diffuser et légitimer les narratifs. La chaîne israélienne d’information en continu I24news, fondée par le franco-israélien Patrick Drahi en 2013 sur le modèle de France24, joue à cet égard un rôle important dans l’espace médiatique francophone puisqu’elle diffuse en hébreu, en arabe, mais également en anglais et en français. Pour son PDG, Frank Melloul, il s’agit de créer une « alternative à Al Jazeera » pour présenter le point de vue israélien 76.

La ligne éditoriale portée par cette chaîne soutient la ligne politique du Likoud 77, et les interventions de Benjamin Netanyahou y sont largement diffusées : les colonies y sont présentées comme des « implantations » ; et la Cisjordanie est appelée « Judée-Samarie ».

Lors de l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, la chaîne a diffusé une information non vérifiée selon laquelle 40 bébés auraient été retrouvés décapités dans le kibboutz de Kfar Aza. Cette rumeur, d’abord présentée comme un fait, a été massivement reprise par de nombreux médias internationaux et relayée par l’ancien président américain Joe Biden, renforçant son impact émotionnel dans l’opinion publique mondiale ; elle a depuis fait l’objet d’un démenti 78.

L’organisation de la sphère informationnelle pro-palestienne

Le Hamas

Le Hamas a très tôt investi le champ de la communication, avec un triple objectif : se positionner comme le représentant légitime du peuple palestinien, en particulier depuis sa prise de pouvoir en 2007 et l’expulsion de l’Autorité palestinienne de la bande de Gaza ; dénoncer les actions israéliennes prises à son encontre, qu’elles soient militaires ou politiques ; et mobiliser la communauté internationale à son profit.

Dès sa prise de pouvoir à Gaza en 2007, le mouvement a en effet cherché à se doter d’instruments médiatiques comparables à ceux d’un État — radio, chaînes de télévision, séries télévisées, agences de presse, sites web 79. En s’appropriant les outils du web, le Hamas a investi des champs sociaux et culturels plus larges, intégrant la vie quotidienne, la jeunesse et la sphère associative dans ses récits. Cette communication numérique s’ancre dans une logique de légitimation sociale, visant à présenter l’organisation terroriste comme l’expression la plus authentique de la « palestinité » 80.

En 2018, les manifestations dites de la « marche du retour » ont été largement diffusées, sans que le Hamas ne revendique directement la paternité du mouvement 81. Au cours de celles-ci, des milliers de Gazaouis ont convergé vers la frontière avec Israël afin de commémorer la Nakba — l’expulsion des Palestiniens lors de la création d’Israël en 1948 — et de dénoncer le blocus israélien imposé à l’enclave.

En 2021, la crise au cours de laquelle des colons israéliens ont provoqué des Palestiniens dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem Est, et qui fut suivie par des heurts sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem, a donné lieu à un affrontement militaire entre le Hamas et Israël 82. Ce conflit s’est accompagné d’un emballement sur les réseaux sociaux de la part des sociétés civiles israélienne et palestinienne.  83.

Les brigades Izz el Din al Qassam

Le 7 octobre 2023 voit l’émergence d’un acteur majeur de la communication du Hamas, les Brigades Izz el Din al Qassam, classées comme organisation terroriste par les États-Unis et l’Union européenne. Leur communication passe quasi exclusivement par la plateforme Telegram, qui propose moins de modération que Facebook, Instagram ou X — plateformes sur lesquelles les Brigades sont interdites.

Leur compte Telegram, qui existe depuis 2015, a vu croître son nombre d’abonnés de manière très significative dans les jours suivant le 7 octobre, avant d’être interdit au sein de l’Union le 25 octobre 2023 84.

Elles diffusent des vidéos préalablement montées et scénarisées, où elles se présentent comme une organisation militaire professionnelle. Cette communication institutionnalisée met en scène les capacités militaires de l’organisation — destruction des capteurs de la barrière intelligente à la frontière de Gaza, prises des bases militaires en Israël, destruction de chars israéliens. La qualité des vidéos démontre que les Brigades ont investi dans du matériel professionnel pour filmer leurs opérations, illustrant leur prise en compte de la dimension stratégique du champ informationnel.

Dans le même temps, les civils palestiniens, ou les membres du Hamas, diffusent et/ou partagent via leurs réseaux personnels des vidéos des crimes perpétrés le 7 octobre 2023 : décapitation, pillage, dégradation de cadavres. Ces vidéos n’ont pas été partagées sur les comptes officiels du Hamas, qui a cherché à soigner son image pour apparaître comme un acteur étatique plutôt que comme une organisation terroriste.

À la suite du déclenchement de l’opération militaire israélienne « Glaives de fer », la communication officielle du Hamas s’est employée à produire des vidéos des otages visant à accroître les dissensions à l’intérieur de la société civile israélienne sur la nécessité d’un cessez-le-feu.

Abu Obeida

La personne d’Abu Obeida, porte-parole officiel des Brigades, émerge après le 7 octobre comme figure centrale de la communication du Hamas, bien qu’il soit actif depuis 2007 85.

Capture d’écran d’une vidéo d’Abou Obeida diffusée sur Telegram

Ses interventions reprennent des codes visuels précis : il apparaît le visage masqué, coiffé d’un keffieh rouge ne laissant voir que ses yeux. En arrière-plan figure l’Esplanade des Mosquées, de manière à renforcer l’image du mouvement comme le défenseur d’Al-Aqsa, et asseoir sa légitimité dans le monde arabe et musulman.

Abu Obeida est un acteur central de la politique informationnelle du Hamas ; c’est pour cette raison qu’il a été tué par une frappe israélienne ciblée le 30 août 2025 à Gaza.

Le bureau politique

Historiquement, le Hamas a séparé ses activités militaires de sa branche politique, afin de conserver la légitimité de cette dernière 86 à l’international. Les membres du bureau politique du Hamas sont en exil, principalement au Qatar et au Liban. Ils ne disposent pas de comptes officiels sur les réseaux sociaux accessibles en Europe, et s’expriment le plus souvent en arabe, ce qui limite leur audience dans les sphères non arabophones. Leur communication est principalement tournée vers les pays de la région, afin de sécuriser l’existence en exil du bureau politique du Hamas, de prévenir toute forme de normalisation entre les pays arabes et Israël, et de mobiliser les opinions publiques musulmanes pour la cause palestinienne.

En janvier 2024, les membres du bureau politique ont produit un document en anglais intitulé « Our narrative Operation al-Aqsa Flood » à destination des audiences occidentales.

Ce document, structuré en cinq parties, revient sur les objectifs de l’opération « Déluge d’Al Aqsa », son déroulé et ses conséquences.

Le Hamas s’y présente comme un acteur soucieux du droit international et affirme ne pas avoir voulu cibler les civils israéliens ; il y reconnaît la légitimité de la Cour pénale internationale 87.

Le ministère de la Santé

Le ministère de la Santé est l’autorité sanitaire officielle à Gaza, placé sous l’autorité du Hamas depuis sa prise de pouvoir en 2007. 

Il constitue aujourd’hui la principale source de données locales sur les morts et les blessés gazaouis. Le compte Telegram du ministère de la Santé, qui publie régulièrement ce décompte, est toujours accessible dans l’espace européen 88.

Ces chiffres ont donc régulièrement fait l’objet de controverses, et leur fiabilité a été mise en doute, au motif que le Hamas conserve un contrôle institutionnel direct sur cette administration et que les bilans ne distinguent pas toujours clairement les combattants des civils. Cependant, à ce jour, rien ne permet d’établir que les décomptes du ministère relèvent d’une stratégie de communication délibérément instrumentalisée. En pratique, plusieurs vérifications menées par l’ONU, des ONG et des experts indépendants montrent que, malgré des marges d’erreur et des biais possibles, les chiffres produits par le ministère se révèlent généralement cohérents et proches de la réalité en matière d’ordre de grandeur 89. Ainsi, si leur usage reste politiquement sensible et contesté, ces données demeurent une référence incontournable pour analyser l’impact humanitaire du conflit.

Les civils gazaouis

Depuis 2007, l’État israélien impose un blocus strict à la population gazaouie et rend particulièrement difficile l’accès à la bande de Gaza pour les journalistes internationaux.

Depuis le 7 octobre 2023 et le début de l’opération militaire israélienne, ce territoire est devenu quasiment inaccessible ; les images parvenant de Gaza sont presque exclusivement produites par des journalistes et photographes gazaouis ou par la population civile elle-même. Aussi les habitants de la bande de Gaza ont-ils un rôle particulièrement important dans la communication pro-palestinienne.

Alors que les images sont au centre de la guerre informationnelle, il est à ce jour difficile d’évaluer l’implication que pourrait avoir le Hamas dans la production des vidéos et photographies montrant des scènes de bombardement et de famine à Gaza.

Les civils sont en tout cas une source importante d’illustration du conflit pour les médias internationaux — ce qui fait d’eux des acteurs informationnels clés.

Le rôle d’Al Jazeera et son influence sur les audiences pro-palestiniennes

La presse étrangère a difficilement accès à la bande de Gaza, ce qui complique la couverture médiatique du conflit et crée une situation de dépendance vis-à-vis des vidéos diffusées directement sur les réseaux sociaux par les populations civiles. De plus, de nombreux reporters palestiniens ont été tués au cours de ce conflit, comme l’ont documenté les rapports de Reporters Sans Frontières, qui fait état de plus de 210 journalistes tués en 23 mois de guerre 90.

Dans ce paysage, Al Jazeera occupe une place centrale. Très présente sur le terrain, la chaîne qatarie a été l’un des seuls médias internationaux capables de couvrir Gaza 91. Sa branche numérique, AJ+, relaie en continu les vidéos et images produites sur place, et dispose d’une grande popularité en France, notamment chez les 18-55 ans 92.

Al Jazeera se démarque par un traitement appartenant supposément au prisme « israélo-centré » des médias occidentaux, dénoncé par les sphères pro-palestiniennes. Le 7 octobre 2024, la chaîne a produit un reportage fait par sa cellule d’investigation, documentant de potentiels crimes de guerre commis par les forces israéliennes dans l’enclave, à partir de vidéos et photos diffusées par les soldats israéliens eux-mêmes sur les réseaux sociaux 93.

La chaîne a été interdite en Israël dès mai 2024, une décision dénoncée par le journal israélien Haaretz comme une volonté de museler la presse 94.

La cause pro-palestinienne instrumentalisée par les acteurs pro-Iran

Enfin, si le Hamas détient son propre agenda et sa propre stratégie communicationnelle, la République islamique d’Iran dispose de son côté de capacités techniques (inauthentiques) dans le champ informationnel lui permettant d’instrumentaliser la cause palestinienne à son profit.

En effet, les manœuvres informationnelles servant des narratifs pro-palestiniens peuvent également servir les intérêts iraniens. La République islamique d’Iran, premier soutien militaire du Hamas, a donc largement investi la sphère informationnelle dans le but principal de s’immiscer dans le débat public de ses rivaux occidentaux, à savoir Israël, les États-Unis, mais également la France. La puissance médiatique de la République islamique d’Iran, son influence sur les mouvances chiites et sa faculté à intégrer des sphères pro-palestiniennes internationales, lui ont ainsi permis de promouvoir des narratifs pro-iraniens et/ou anti-occidentaux en instrumentalisant la situation à Gaza.

L’évolution des récits depuis le 7 octobre

Les récits pro-israéliens

Le 7-Octobre comme point de départ

L’une des stratégies narratives des sphères pro-israéliennes a été de désigner les actes du 7 octobre 2023 comme l’unique point de départ du conflit en cours à Gaza.

Si les événements ont été vécus comme une véritable catastrophe sécuritaire par l’ensemble de la population israélienne, le gouvernement de Benjamin Netanyahou a systématiquement remobilisé ce narratif au cours des deux ans de conflit afin de justifier sa stratégie militaire ; pourtant, le nationalisme palestinien est antérieur à la création de l’État d’Israël, et les conflits opposant Israéliens et Palestiniens se déroulent depuis le début du XXe siècle.

Première année : convaincre l’Occident des dangers du Hamas

« Hamas = ISIS »

Les discours produits par les sphères pro-israéliennes se sont donc principalement attardés sur la dénonciation des actes du Hamas, et sur le danger que l’organisation terroriste représente pour Israël et pour l’ensemble de l’Occident.

Dès le lendemain du 7 octobre, un premier récit a été observé comparant le Hamas et l’État islamique.

Dans les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas et la découverte des villages touchés, plusieurs photographies d’un drapeau de l’État islamique, prétendument retrouvé sur place 95, ont été partagées par la plupart des acteurs précédemment cités, conférant au narratif une forte visibilité. En s’appuyant sur cette image, le récit « Hamas = ISIS » a été largement observé au sein des sphères pro-israéliennes — y compris étatiques 96.

Le but de cette comparaison réside principalement dans le fait de sensibiliser les opinions publiques et les gouvernements des pays occidentaux touchés par Daech, en ravivant le souvenir des multiples attentats djihadistes sur le sol européen.

« The West Is Next »

Un autre récit à destination d’un public occidental a été promu par les sphères pro-israéliennes, présentant l’Europe, et plus généralement l’Occident, comme les prochaines cibles du Hamas 97. Ce narratif est souvent associé à la théorie selon laquelle Israël serait le dernier rempart pour l’Europe face à la menace islamiste 98.

Le même récit a trouvé un écho important auprès des sphères politiques de droite et d’extrême droite occidentales 99 souhaitant relayer des discours portant des caractéristiques islamophobes.

« Bring Them Home »

Le mouvement « Bring Them Home » a appelé à une libération sans conditions des otages israéliens détenus dans la bande de Gaza. Ce narratif a été porté par les familles des otages, regroupées au sein du Hostages and Missing Families Forum. Il a été repris dans des campagnes visuelles — affiches sur les otages dans l’espace public, graffitis « Bringthemhome », puis ruban jaune sur les vêtements — afin de faire des otages une cause nationale et mondiale.

En Israël, ce récit a d’abord servi à contester l’intervention militaire « Glaives de fer ».

Alors que le Premier ministre Benjamin Netanyahou mettait en avant le double objectif d’éliminer le Hamas et de ramener les otages, les familles et leurs soutiens insistaient sur l’urgence d’un retour immédiat, parfois au prix de compromis politiques ou militaires. Le narratif fonctionnait donc comme un outil de pression interne, dénonçant l’instrumentalisation des otages, et révélant une fracture entre l’agenda politique (guerre totale) et l’agenda humanitaire (sauvetage des otages).

Dans le contexte français, le même narratif a été réinvesti par les sphères pro-israéliennes pour critiquer les dénonciations des souffrances des Gazaouis, au motif qu’elles ne prenaient pas en compte les otages. Le narratif « Bring Them Home » a été utilisé pour demander à ce que la compassion envers les Israéliens soit la condition implicite et préalable à toute discussion sur les victimes palestiniennes. Cela vise à marginaliser ou à décrédibiliser les voix pro-palestiniennes, perçues comme sans empathie ou même hostiles aux victimes israéliennes.

Ainsi, en octobre 2024, la déclaration du président de la République Emmanuel Macron évoquant la fin des livraisons d’armes françaises à Israël à l’antenne de France Inter a suscité de vives protestations dans les sphères pro-israéliennes, où le président a été accusé de manquer de solidarité et de détourner l’attention du drame des otages. L’épisode illustre la manière dont la centralité du narratif des otages peut être utilisée pour recadrer le débat public, disqualifier d’autres priorités — ici l’appel à limiter l’effort militaire israélien — et replacer la souffrance israélienne au cœur de l’espace informationnel et politique 100.

Sur les réseaux sociaux, les publications relatives aux victimes palestiniennes ont suscité de nombreux commentaires pro-israéliens utilisant le hashtag #BringThemHome, transformant tout espace de discussion sur Gaza en rappel constant du sujet des otages israéliens.

Cet usage a amplifié la visibilité du narratif et servi à court-circuiter la mise en avant de la souffrance palestinienne, en imposant, de fait, une hiérarchie des victimes.

Deuxième année : justifier la politique militaire et la situation humanitaire à Gaza

« Le dernier effort »

Le récit pro-israélien a évolué au fur et à mesure de l’avancée militaire à Gaza.

L’objectif lors de la deuxième année du conflit n’était alors plus de justifier l’offensive militaire de Tsahal, mais de légitimer le maintien des forces armées au sein de la bande de Gaza. L’État hébreu et ses soutiens ont alors défendu les différents plans pour Gaza promus par Benjamin Netanyahou et Donald Trump, aussi bien sur des questions de déplacement de la population gazaouie, du contrôle militaire israélien, que des politiques d’aides humanitaires. Ce narratif s’est appuyé sur les déclarations récurrentes de B. Netanyahou demandant à sa population un dernier effort, étant « à un pouce de la victoire » (כפסע מניצחו), ou demandant la « victoire totale 101 » (ניצחון מוחלט).

« Pollywood/Gazawood »

Ainsi, la stratégie communicationnelle israélienne s’est concentrée sur la délégitimation de tout organisme ou individu extérieur impliqué dans la médiatisation ou la politique d’aide humanitaire à Gaza.

L’UNRWA, l’ONU, Amnesty International, Reporters Sans Frontières et les journalistes présents à Gaza ont été pointés du doigt pour leur proximité supposée avec le Hamas et/ou leur comportement supposément antisémite. 

Ces derniers ont également été accusés de participer à la politique communicationnelle dite « Pallywood » (ou « Gazawood » 102) qui serait, selon les sphères pro-israéliennes, une stratégie de mise en scène des morts civiles et de la famine à Gaza 103.

À l’inverse, la politique d’aide humanitaire israélo-américaine a été défendue et présentée comme efficace, et ce malgré les vives polémiques concernant les drames survenus lors des distributions de nourriture et la famine avérée de la population gazaouie.

« Am Yisrael Chai »

Le narratif « Am Yisrael Chai » (« Le peuple d’Israël vit ») fait référence à l’histoire juive et à sa résilience.

Il fut notamment mobilisé comme symbole de survie lors de la libération du camp de Bergen-Belsen en 1945. Après les attaques du 7 octobre 2023, il a été utilisé sur les réseaux sociaux comme un cri de ralliement incarnant l’invincibilité d’Israël.

Ce narratif est surtout utilisé pour soutenir le récit d’Israël comme une puissance militaire dominante. Sur les réseaux sociaux, on le retrouve associé à plusieurs opérations militaires majeures — l’attaque des bipeurs contre le Hezbollah en septembre 2024, l’opération « Rising Lion » (Am Kalavi) contre la République islamique d’Iran en juin 2025, ou encore les frappes au Qatar en septembre 2025.

Dans ces contextes, « Am Yisrael Chai » agit comme un marqueur discursif qui présente Israël à la fois comme la terre d’un peuple de survivants et comme une force militaire victorieuse.

Ce cadrage participe à restaurer l’image d’une puissance invaincue. En articulant réussite opérationnelle et continuité collective, il contribue à remodeler l’imaginaire post-7 octobre : il efface la vulnérabilité initiale en réaffirmant la supériorité stratégique et en réinstallant une posture dissuasive.

« Israël rempart de l’Occident face à l’Iran »

Dès 2015, la politique de diplomatie publique israélienne mise en œuvre par Benjamin Netanyahou a eu pour objectif de convaincre la communauté occidentale de la menace que poserait pour elle l’obtention par la République islamique d’Iran de l’arme nucléaire.

Cette orientation se manifeste dès son discours à l’ONU en 2015, ainsi que dans sa critique répétée de l’accord JCPOA (Joint Comprehensive Plan Of Action), conclu entre la République islamique et les cinq puissances du Conseil de sécurité de l’ONU (dont la France), l’Allemagne et l’Union.

Dans le prolongement du conflit à Gaza, cette stratégie a été déployée de nouveau lors de la « guerre des douze jours » de juin 2025. La République islamique d’Iran y a été décrite non seulement comme une menace existentielle pour Israël, mais aussi comme un péril direct pour l’ensemble des pays occidentaux. L’objectif de ce cadrage était double : d’une part, légitimer les frappes israéliennes en présentant Israël comme le dernier rempart protégeant l’Occident (« The West Is Next ») et, d’autre part, neutraliser les critiques internationales en construisant l’image d’un État assumant le « sale boulot » que les démocraties occidentales, jugées hypocrites et timorées, refuseraient d’endosser.

« La France antisémite »

Enfin, à la suite des nombreuses critiques émanant des pays occidentaux visant les politiques israéliennes à Gaza et en Cisjordanie, les sphères pro-israéliennes se sont largement mobilisées.

Ces dernières ont notamment accusé le gouvernement français de favoriser l’antisémitisme, après les déclarations d’Emmanuel Macron sur la reconnaissance d’un État palestinien par la France.

Si ce narratif s’inscrit dans une stratégie plus large visant à qualifier d’antisémite toute critique d’Israël, les sphères pro-israéliennes ont particulièrement insisté sur le manque de mesures du gouvernement français pour endiguer l’antisémitisme dans le pays 104. Depuis le 7 octobre 2023, les actes et prises de parole antisémites et antisionistes intervenus en France ont également été des occasions pour les sphères pro-israéliennes d’appeler les Juifs de France à l’alyah 105.

Récits pro-palestiniens

Depuis la réponse israélienne aux attaques du Hamas du 7 octobre, les sphères pro-palestiniennes se sont largement mobilisées autour d’un narratif persistant : Israël commettrait un génocide à Gaza.

Les appels à la mobilisation ont été nombreux, notamment en France, où le gouvernement a été pointé du doigt pour son supposé immobilisme, voire même pour une prétendue forme de complicité dans ce génocide.

« Le Hamas, héros de la résistance palestinienne »

La stratégie de communication du Hamas vise à construire une image de supériorité morale par contraste avec l’armée israélienne. Cette démarche se traduit par la diffusion de contenus sélectionnés, tels que des vidéos du 7 octobre montrant des combattants épargnant des enfants ou des personnes âgées.

Elles servent à appuyer le discours selon lequel les membres du mouvement islamique respecteraient un « code éthique » strict, contrairement aux Israéliens. Cette mise en scène demeure toutefois en tension avec la réalité, marquée par la prise en otage de nombreux civils, y compris des enfants et des personnes âgées.

La gestion médiatique des otages constitue par ailleurs un axe central de cette propagande.

Le Hamas a régulièrement diffusé des vidéos où ces derniers apparaissent souriants. Le mouvement a également utilisé la libération des otages comme une opération informationnelle, orchestrant des séquences de « cérémonies » où ces derniers recevaient des « cadeaux ». Dans le même esprit, des photomontages ont été largement relayés, mettant en parallèle des images d’otages détenus par le Hamas en apparente bonne santé avec celles de prisonniers palestiniens incarcérés par Israël, torturés ou affaiblis. L’objectif de ces contrastes visuels est de renforcer l’idée d’un traitement moralement supérieur des prisonniers par le Hamas, et d’accentuer la disqualification de l’adversaire, y compris sur le plan religieux.

En parallèle, le Hamas valorise la bravoure et le sacrifice de ses combattants dans des productions audiovisuelles qui insistent sur leur capacité à affronter, avec des moyens rudimentaires, une armée technologiquement supérieure. Des séquences montrent par exemple des militants avançant à pied pour poser des explosifs sur des chars israéliens, inscrivant cette tactique dans ce que la propagande qualifie de « guerre à zéro distance » ou à « distance nulle » (Masafat al sifr, الصفر مسافه en arabe). Ce cadre narratif s’apparente à une relecture contemporaine du motif de David contre Goliath : une résistance aux ressources limitées opposée à une puissance militaire perçue comme surarmée et oppressive.

Enfin, certains contenus visent à incarner ce récit de manière héroïque. La vidéo de la mort de Yahya Sinwar présenté comme combattant jusqu’au dernier souffle et lançant symboliquement un bâton contre un drone israélien, illustre cette mise en scène. Elle contribue à renforcer l’image d’un combat asymétrique et perçu comme injuste, opposant une domination technologique associée à l’Occident à une résistance décrite comme courageuse, déterminée et moralement supérieure.

« Israël génocidaire »

Le narratif qualifiant Israël de régime génocidaire trouve son origine bien avant le 7 octobre 2023, puisque les allégations de génocide des Palestiniens remontent à 1948 lors des événements de la Nakba.

Pour autant, les sphères pro-palestiniennes ont largement mobilisé ce narratif à la suite des bombardements à Gaza. Elles ont trouvé un appui juridique avec la plainte portée par l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice (CIJ), le 29 décembre 2023, pour violation de la Convention de répression du crime de génocide 106.

Au cours de la deuxième année du conflit, la politique de bombardement particulièrement meurtrière a laissé place à un blocus humanitaire d’ampleur, provoquant une famine 107. Cette stratégie a également été accusée par les sphères pro-palestiniennes de porter les caractéristiques d’un génocide. Au cours de l’été 2025, ce discours a été défendu de manière plus large, en particulier par des ONG et par une commission de l’ONU.

Ce narratif vise principalement à mobiliser la communauté internationale pour mettre fin à l’action militaire israélienne, sous la forme d’embargo ou de sanctions. Par exemple, la substitution de l’acronyme désignant les forces armées israéliennes IDF (pour Israeli Defense Forces) — que certains remplacent par IOF (Israeli Offensive Forces) — participe à nier la présentation faite par Israël de son opération militaire, qu’elle qualifie de défensive.

« La France complice »

L’un des principaux narratifs poussés par les acteurs de la mouvance pro-palestinienne en France est celui de la complicité de l’armée française — et plus largement des armées occidentales — dans les actions militaires israéliennes.

Depuis le 7 octobre 2023, de nombreuses opérations informationnelles s’inscrivant dans ce narratif ont pu être observées dans l’espace numérique français. Ainsi, la présence de soldats francophones au sein de Tsahal a offert l’occasion aux acteurs de la mouvance pro-palestinienne de détourner certains contenus en affirmant que des soldats de l’armée française avaient été mobilisés aux côtés des soldats de l’armée israélienne 108

De la même manière, ce narratif a également été observé le 20 janvier 2024 lorsque l’agence de presse affiliée au Hamas, Quds News Network, a relayé sur X, puis sur Telegram, une vidéo accompagnée d’un commentaire trompeur en langue anglaise, laissant supposer la présence de soldats français au sein de Tsahal  : « French soldiers in the Israeli military posted a video in which they say ‘We’re going to #Gaza, we’re going to massacre them’ ». Cette publication a été partagée plus de 9 100 fois, et a suscité un nombre de vues significatif sur X (plus de 3,3 millions).

Appel au boycott d’Israël et de ses alliés

En parallèle, quelques jours après le déclenchement de l’opération militaire à Gaza et toujours avec l’objectif stratégique d’isoler Israël sur la scène internationale, plusieurs hashtags, visant le boycott de produits israéliens mais aussi d’entreprises occidentales soutenant supposément Israël, ont émergé sur les plateformes. Deux campagnes ciblant l’entreprise française Carrefour ont notamment pu être observées : #BoycottCarrefour (en anglais) et #BoykotCarrefour (en turc). Entre le 13 et le 15 octobre, le hashtag #BoycottCarrefour a été particulièrement relayé dans les espaces numériques anglophones et arabophones par le compte X @BDSmovement. Le même jour, les médias islamistes turcophones ont également repris l’information, contribuant ainsi à augmenter sa visibilité. Le hashtag a été repris 4 280 fois entre le 15 et le 20 octobre 2023.

Enfin, les sphères pro-palestiniennes se sont largement mobilisées pour appeler au boycott de la délégation israélienne lors des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.

Plusieurs campagnes menées par des acteurs proches de la République islamique d’Iran ont notamment diffusé les informations personnelles des athlètes israéliens 109 accompagnés des hashtags #BoycottGenocide et #BanIsraelfromOlympics.

La diffusion massive de hashtags sur X

Pour relayer ces différents narratifs, les sphères pro-israéliennes et pro-palestiniennes se sont mobilisées à travers la diffusion massive de hashtags, notamment sur X, qui ont inondé les réseaux sociaux depuis le 7 octobre 2023, particulièrement au début du conflit.

Dans l’ensemble, la volumétrie de diffusion des hashtags semble décroître entre la première et la deuxième année du conflit. Cela peut notamment s’expliquer par un changement de stratégie informationnelle, où le traitement généralisé du conflit a peu à peu laissé place à des opérations informationnelles sur des sujets plus ciblés.

Les modes opératoires à l’ère du numérique

Les stratégies informationnelles déployées depuis le 7 octobre 2023 témoignent d’un développement de nouveaux modes opératoires s’appuyant sur les innovations numériques.

Ces modes opératoires concourent à des effets tactiques et/ou stratégiques recherchés par les belligérants : l’enjeu est de modeler un espace informationnel à son avantage. Cela suppose de créer massivement des contenus, de les diffuser largement de manière à saturer l’espace informationnel, et enfin d’empêcher la diffusion de contenus adverses par l’invisibilisation — noyer les contenus — ou l’intimidation — réputationnelle, par le naming and shaming, ou judiciaire.

La preuve par l’image : substituer les faits aux images

Mise en image des récits : le rôle de l’émotion dans la guerre informationnelle

Le conflit entre Israël et le Hamas a été marqué par une prolifération inédite de représentations, au point d’être qualifié de « guerre d’images » par les médias 110.

Dès le 7 octobre 2023, des vidéos ont circulé depuis des sources multiples : captées par les victimes israéliennes des attaques, par les combattants du Hamas eux-mêmes ou par des civils gazaouis, puis reprises par les autorités israéliennes pour alimenter leur propre communication (par exemple à travers le montage du film Bearing Witness évoqué supra111.

Au fil de l’opération « Glaives de fer », les images des bombardements de Gaza et des combats terrestres ont également afflué, produites aussi bien par des civils palestiniens que par des combattants du Hamas ou des soldats israéliens. Ce volume considérable de contenus visuels traduit une transformation structurelle du champ de bataille contemporain : la multiplication des capteurs (smartphones, caméras de surveillance, drones) et la connectivité instantanée, qui confèrent aux guerres locales une portée mondiale où la légitimité des belligérants se joue désormais aussi sur le terrain des images.

La prolifération de supports visuels s’explique également par leur viralité. Contrairement aux textes, elles peuvent être immédiatement comprises par-delà les barrières linguistiques, et suscitent immédiatement une réaction émotionnelle du fait de leur nature, ce qui augmente le taux d’engagement des publications les diffusant sur les réseaux sociaux.

Depuis le 7 octobre 2023, les images ont été utilisées de manières différentes dans les stratégies informationnelles des belligérants. Elles sont d’abord des instruments utilisés pour affermir la cohésion interne, convaincre l’opinion internationale et générer des émotions fortes grâce à leur caractère brut et viral. De nombreux sites web ont été mis en ligne pour répertorier les exactions du 7 octobre — par exemple iron-swords[.]co[.]il, hamas-massacre[.]net) — tandis qu’à l’inverse des plateformes militantes comme Tech for Palestine relaient des images de victimes gazaouies afin de documenter les destructions 112.

Ces images remplissent également une fonction tactique, puisqu’elles sont mobilisées pour analyser les tactiques ennemies, estimer les pertes, ou même guider le ciblage.

Les images partagées en direct par les victimes du Hamas auraient été exploitées par des pilotes israéliens pour localiser certains commandos infiltrés 113.

Cette dynamique est amplifiée par le rôle de l’OSINT 114, où experts et internautes analysent collectivement le matériel visuel en temps réel.

La controverse suscitée par la frappe sur l’hôpital Al-Ahli à Gaza le 17 octobre 2023, initialement attribuée à Israël, puis vraisemblablement à un tir de roquettes raté du Djihad islamique, a illustré la manière dont les photos diffusées pouvaient faire l’objet d’évaluations indépendantes dès lors qu’elles étaient mises en ligne 115.

Enfin, à l’ère de la judiciarisation des conflits, les images servent aussi de preuves devant des instances internationales comme la Cour internationale de justice ou la Cour pénale internationale. De même, certaines associations ou organes de presse sont spécialisés dans la collecte d’images postées sur les réseaux sociaux. Par exemple, la Hind Rajab Foundation est une ONG pro-palestinienne qui mobilise les preuves issues des réseaux sociaux pour identifier et documenter les exactions présumées de soldats israéliens. Elle transforme ces traces numériques — photos, vidéos, géolocalisations — en dossiers judiciaires, déposés devant la CPI ou des juridictions nationales grâce au principe de compétence universelle. Cette stratégie illustre un mode d’action inédit : retourner l’auto-exposition en ligne des combattants contre eux-mêmes pour en faire un outil de judiciarisation du conflit 116.

La montée en puissance d’images générées par l’IA

À ces usages s’ajoute désormais la circulation d’images générées par intelligence artificielle : présentant un fort potentiel de viralité, celles-ci accentuent la difficulté à distinguer preuves authentiques et fabrications 117.

Fait marquant de ces mois de guerre informationnelle, le visuel accompagnant le hashtag #AllEyesOnRafah, généré par intelligence artificielle, a été créé le 27 mai 2024 par l’utilisateur Instagram @shahv4012, un photographe malaisien. La publication est partagée 30 millions de fois en vingt-quatre heures, et 47 millions de fois en quarante-huit heures, devenant ainsi une image symbolisant le soutien à la cause palestinienne.

Le visuel «  All Eyes on Rafah  », généré par l’IA, a connu une importante viralité, notamment sur Instagram.

Les capacités de génération d’image de l’intelligence artificielle ont également été mobilisées par le gouvernement israélien.

La capacité du porte-parolat de Tsahal à utiliser les innovations technologiques dans la sphère des télécommunications et à « casser les codes » de la communication institutionnelle lui permet d’atteindre une visibilité particulière. Celle-ci est ainsi venue en appui des opérations sur le terrain, pour tenter d’expliquer — et de légitimer — une offensive pouvant susciter de fortes réactions à l’international.

Par exemple, le 27 octobre 2023, les forces israéliennes ont diffusé sur leurs réseaux sociaux une modélisation 3D générée par l’IA d’un réseau complexe de tunnels et de bunkers situé sous l’hôpital Al-Shifa, affirmant que le Hamas s’en servait comme centre de commandement.

Modélisation du centre de commandement du Hamas diffusée par les FDI sur la chaîne Youtube

Le National Public Diplomacy Directorate est également venu en appui des opérations sur le terrain pour contrer les accusations en génocide formulées à l’encontre d’Israël. La vidéo « Come visit beautiful Gaza », diffusée en janvier 2024, montre une succession d’images générées par IA montrant ce que pourrait être la bande de Gaza si elle n’était pas contrôlée par le Hamas. Elle impute ainsi la responsabilité de la destruction actuelle de la bande de Gaza au Hamas, et non à l’armée israélienne.

Vidéo « Come Visit Gaza ! » produite par le National Directorate of Hasbara sur Youtube

L’amplification des narratifs via des outils numériques

Dans la guerre informationnelle, l’avantage ne tient pas à la véracité ou à la fiabilité des contenus, mais à leur nombre et à la rapidité de leur diffusion — viralité — après un événement déclencheur. À ce titre, elle nécessite de créer très rapidement des contenus viraux, et de les amplifier par la coordination de divers acteurs.

L’Amplification des narratifs pro-israéliens

Les entreprises technologiques israéliennes

Au-delà des initiatives menées principalement par les groupes d’influenceurs et par l’État hébreu, de nombreuses sociétés technologiques israéliennes se sont également investies dans le but de fournir des outils numériques pouvant servir la hasbara.

Une manœuvre informationnelle a déjà été révélée le 5 juin 2024 dans une enquête du New York Times et de Meta. Selon eux, entre octobre et novembre 2023, des dizaines d’entreprises technologiques israéliennes ont reçu des messages sur WhatsApp les invitant à rejoindre des réunions et groupes de travail afin de devenir des « soldats du digital en soutenant l’effort de guerre israélien ». Selon des captures d’écran analysées par la rédaction du Times, les messages ont été directement envoyés par le gouvernement et des incubateurs de start-ups israéliennes 118.

Israel Tech Guards

Une initiative de la Direction nationale de l’information, du ministère des Affaires de la diaspora et de la lutte contre l’antisémitisme a regroupé des entreprises technologiques sous le nom d’Israel Tech Guards. Cette initiative regroupe plus de 500 personnes, dont la plupart sont des programmeurs, des experts en produits et des personnes ayant de l’expérience dans la construction de systèmes avancés dans le secteur technologique israélien. Fondé dès le lendemain du 7 octobre, le groupe s’est employé à fournir des outils technologiques favorisant les recherches d’otages, les collectes de dons du sang, et la géolocalisation des abris antiaériens. Dans le même temps, le groupe a revendiqué la création d’outils servant à la communication extérieure et à « l’explication » du 7 octobre sous le prisme israélien.

Words of Iron

Words of Iron est un outil permettant de partager des contenus sur X et Instagram, prétendument choisis aléatoirement, avec un catalogue d’influenceurs pro-israéliens. De plus, la plateforme permet de recenser tout contenu anti-israélien afin de signaler massivement celui-ci aux différentes plateformes.

Créé par Israel Tech Guards, Words of Iron invite ses utilisateurs à signaler les messages « anti-israéliens » qu’il détecte en utilisant les catégories « discours ou symboles de haine ». L’outil permet également de « partager ou commenter » (grâce à des commentaires auto-générés) des publications d’influenceurs israéliens ciblés.

De nombreux autres outils fonctionnant de la même manière, et générant des commentaires ou des likes automatiques, ont été créés dans les jours ou les semaines suivant le 7 octobre 119. Pour autant, ce type d’outil n’enfreint pas les règles d’utilisation des plateformes puisque l’action et la génération de commentaire se font en dehors de celles-ci. Ce genre de mode opératoire relève d’une technique de propagande de type astroturfing 120.

Hasbarathon

De plus, en novembre 2023 un « hasbarathon » — contraction des mots hasbara et hackathon 121 — organisé par l’Afeka College 122 s’est tenu à Tel Aviv avec de nombreux sponsors, dont de grandes entreprises technologiques israéliennes. Celui-ci a eu pour objectif principal de mettre en commun des idées de développement technologique en faveur de la communication pro-israélienne. Il est difficile de mesurer l’impact et les retombées effectives de ces événements de manière concrète, hormis la structuration de la collaboration entre les différents participants, sponsors et organisateurs du « hasbarathon ». Pour autant, les organisateurs revendiquent la création de plus de 35 outils technologiques de soutien à la hasbara lors de cet événement.

STOIC

Enfin, la stratégie informationnelle israélienne a également pu se reposer sur des entreprises spécialisées dans les manipulations de l’information, comme en témoigne l’affaire autour de la société STOIC basée à Tel Aviv. Cette dernière a notamment été accusée d’avoir participé à une large campagne visant des audiences nord-américaines, via la génération de plusieurs milliers de faux comptes Instagram et Facebook, générés par IA, d’étudiants de confession juive ou d’étudiants afro-américains 123. Cette campagne avait pour but principal de faire pression sur des magistrats et médias américains quant à leur traitement du conflit à Gaza. La rédaction du New York Times a attribué cette opération au ministère de la Diaspora israélien.

Contenus sponsorisés et contrats avec les grandes plateformes

La stratégie de communication institutionnelle israélienne s’est également caractérisée par une forte sponsorisation des contenus en ligne. L’annonceur officiel des administrations étatiques, LAPAM, s’est ainsi montré particulièrement actif, en particulier via des publicités Google (YouTube, Google Play et Google Search). L’usage de la sponsorisation sur des sujets politiques et particulièrement clivants (aide humanitaire à Gaza, désarmement du Hamas, décrédibilisation de l’UNRWA, légitimation des opérations militaires à Gaza et en Iran) est soumis à un encadrement légal et réglementaire que LAPAM semble avoir contourné (mauvaise labellisation, diffusion d’images et de narratifs violents) sans pour autant avoir été suspendu par la plateforme.

Dès les jours qui ont suivi le 7 octobre 2023 et l’attaque du Hamas, le gouvernement israélien a largement investi le secteur des contenus sponsorisés dans le but de dénoncer les atrocités commises par le Hamas, et ainsi légitimer la réponse armée à Gaza. Cette stratégie a été documentée par la presse, notamment pour les contenus publicitaires violents apparus sur des applications de jeux pour enfants 124, dans le but de sensibiliser l’opinion occidentale aux massacres du 7 octobre. Cette campagne s’est notamment accompagnée de la publication coordonnée de vidéos par les comptes officiels israéliens, et en particulier les comptes liés aux ministères des Affaires étrangères (comptes d’ambassade, porte-paroles, comptes officiels, comptes des diplomates et ambassadeurs) sur X, Instagram, YouTube et Facebook.

Ce procédé a été reproduit à de multiples reprises entre 2023 et 2025 dans le but de mettre en avant le discours officiel israélien avec des narratifs en lien avec les principales actualités (frappes à Gaza, au Liban et en Iran, aide humanitaire à Gaza, condamnation de la Cour pénale internationale visant Benjamin Netanyahou et des membres de son gouvernement).

La première cible des annonces de LAPAM est d’abord la sphère nationale israélienne, puisqu’elle produit et diffuse, entre autres, des campagnes pour les ministères de la Santé, de l’Intérieur et de l’Éducation. Les audiences internationales sont également visées, notamment par des campagnes en faveur des ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de la Diaspora et du Tourisme.

De plus, à la différence des acteurs non-étatiques pro-palestiniens, l’État hébreu a l’avantage de pouvoir traiter directement avec les principales plateformes numériques, à l’instar de Google, Meta ou X. Cette collaboration en faveur de la propagande israélienne a déjà été révélée par de nombreux médias 125, y compris dans les stades les plus récents du conflit, avec un supposé contrat avec Google estimé à 45 millions d’euros en faveur de la hasbara 126.

Amplification et coordination des narratifs pro-palestiniens

À la suite de l’opération du Hamas « Déluge d’Al Aqsa » et de la réponse de l’armée israélienne dans la bande de Gaza, une mobilisation des acteurs de la mouvance pro-palestinienne à l’internationale s’est engagée. Si, comme vu précédemment, le Hamas dispose de peu de moyens en propre dans la guerre de l’information, les narratifs pro-palestiniens ont trouvé un écho important du fait de la mobilisation d’une myriade d’acteurs internationaux. Dans le cadre de ce conflit asymétrique, la stratégie observée par les acteurs pro-palestiniens, a consisté à isoler Israël et son gouvernement sur la scène internationale, afin de pousser à une résolution du conflit en faveur des Palestiniens. À ce titre, les objectifs définis par les acteurs pro-palestiniens sont multiples :

  • maintenir une forte pression sur les partenaires historiques d’Israël, en particulier sur la France et les États-Unis ;
  • instrumentaliser la cause palestinienne pour donner de la légitimité à des gouvernements antagonistes (République islamique d’Iran notamment) ;
  • appeler au boycott global en annulant toutes formes de coopération économique, scientifique et universitaire avec la société israélienne.

Afin de remplir ces objectifs, plusieurs manœuvres informationnelles utilisant des modes opératoires variés ont débuté en octobre 2023, à destination d’un public occidental et des diasporas arabes en Occident.

Tech for Palestine

Parmi les initiatives civiles non coordonnées par des acteurs palestiniens (Hamas ou Autorité palestinienne), certaines ont clairement affiché leur objectif de rendre viraux les narratifs pro-palestiniens par différentes méthodes. À ce titre, l’organisation Tech For Palestine, déjà évoquée supra, a créé de nombreux outils permettant une amplification des contenus pro-palestiniens et/ou hostiles à Israël. Cette organisation, créée en décembre 2023 par Paul Biggard 127, dispose d’une multitude d’outils numériques et de sites web associés, dont la majorité semble servir d’outils de détection de produits israéliens. D’autres outils sont également disponibles comme des bases de données compilant des images de Gaza, ou encore des prises de paroles facilement partageables pour les utilisateurs.

Page d’accueil du site internet techforpalestine.org

Un serveur Discord du même nom est également associé à ce site 128. Celui-ci regroupe plusieurs milliers d’internautes travaillant en synergie sur des projets numériques afin de soutenir, à travers la technologie, les Palestiniens à Gaza. Le serveur Discord permet alors une facilité de coordination entre différents acteurs pro-palestiniens internationaux.

Boycott z

Parmi les outils répertoriés par Tech For Palestine, le site web boycott-z[.]com propose le téléchargement d’une extension de navigateur sur Google Chrome ou Mozilla Firefox, censée aider les utilisateurs à repérer les produits et services affiliés à Israël ou à ses soutiens. L’extension, développée conjointement par deux ingénieurs, fonctionne comme un outil permettant de révéler, à l’aide d’un message d’alerte, les affiliations des marques et des sites internet à des « régimes faisant preuve d’une grande brutalité envers les personnes innocentes comme l’impact des régimes sionistes sur le peuple palestinien ».

Dans l’ensemble, les outils d’amplification — artificielle ou non — développés par les Palestiniens eux-mêmes semblent très peu nombreux, voire inexistants. Les outils numériques pouvant servir à l’amplification de narratifs pro-palestiniens restent dans l’ensemble, des initiatives internationales.

Réprimer les narratifs adverses

Le signalement massif des contenus adverses

La confrontation informationnelle entre Israël et les sphères pro-palestiniennes depuis le 7 octobre 2023 a été marquée par des stratégies de pression visant à réprimer l’expression d’opinions dans la sphère publique française. Ainsi, les progrès technologiques permettant un certain degré d’automatisation dans les techniques informationnelles ont été observés chez chacun des deux acteurs du conflit. Outre le partage massif de narratifs, ces progrès ont également permis l’envoi en grand nombre d’emails à des entreprises dont les employés ont relayé des prises de position sur le conflit ; s’y ajoutent le screening automatique des réseaux sociaux pour détecter des prises de position, les « raids numériques » 129 disqualifiant les publications jugées problématiques et la révélation de données personnelles. Les plateformes 130 et les responsables politiques étrangers 131 ont parfois pris en compte ces signalements pour prendre des mesures, faisant de ceux qui divulguent des données personnelles (appelés « doxxeurs ») des acteurs informationnels d’importance.

Le doxxing

Plusieurs comptes sur les réseaux sociaux et différentes organisations se sont investis dans une forme de traque au contenu adverse. Une fois détecté, le contenu pro-israélien ou pro-palestinien est aussitôt qualifié d’apologie de génocide pour l’un, et d’antisémitisme pour l’autre.

Généralement, ces comptes ne se contentent pas de citer la publication. En effet, deux stratégies peuvent être observées : la première vise à signaler à la plateforme le contenu de la publication (parfois de manière automatisée 132) ; la seconde à révéler un maximum d’informations personnelles sur l’auteur de la publication (méthode du doxxing). Cette dernière a été particulièrement observée dans le cadre du conflit en cours à Gaza, notamment en France 133.

Des outils de pression se propageant au champ physique

Pour autant, c’est aux États-Unis, et plus particulièrement sur les campus des grandes universités, que le doxxing en lien avec le conflit à Gaza s’est répandu dans la sphère physique. Le collectif Shirion, créé en novembre 2023 aux États-Unis, se présente comme un « réseau de surveillance » traquant et exposant de « manière agressive » l’antisémitisme. Le groupe est actif en ligne et revendique l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le but de détecter tout contenu anti-israélien sur les campus américains, mais également d’identifier les manifestants pro-palestiniens.

L’outil Shirion s’est notamment fait connaître pour avoir affiché les noms des étudiants pro-palestiniens sur des camions publicitaires à Harvard, et être lié à Canary Mission 134, site utilisé par les douanes israéliennes 135 et utilisé pour tenter d’exclure les étudiants pro-palestiniens des campus américains 136.

A contrario, le collectif Tech For Palestine évoqué supra a répertorié un projet visant à contrer Canary Mission — le projet « Reverse Canary Mission » — en désignant toutes les personnalités pro-israéliennes, en révélant des informations personnelles et en conservant leurs prises de paroles à cet égard 137.

Wikipédia  : l’exemple de la guerre informationnelle numérique

Enfin, l’intensification de la lutte informationnelle peut se matérialiser de manière très précise dans la bataille du contenu sur Wikipédia. En effet, les sphères pro-israéliennes comme pro-palestiniennes se sont rapidement saisies des pages de la plateforme qui traitent du conflit. Des moyens importants ont été alloués par chacune d’elles dans le but de faire apparaître leurs narratifs et d’invisibiliser les récits adverses.

À cet égard, le compte X pro-israélien @Wikibias2024 138 comptabilisant 10 000 abonnés ne publie que des contributions sur Wikipédia, dans le but de leur faire gagner de la visibilité ou au contraire de signaler des contenus pro-palestiniens sur la plateforme. A contrario, Tech For Palestine a été accusé, par des médias israéliens, de promouvoir des contenus hostiles à l’État hébreu sur Wikipédia 139.

La plateforme est ainsi l’objet de luttes importantes, démontrant son poids dans les stratégies informationnelles de chacun des belligérants 140.

Conclusion

Le 7 octobre marque un point de bascule dans les stratégies informationnelles observables dans le contexte du conflit israélo-palestinien. Sous l’effet de la violence de ce dernier, les dynamiques préexistantes de mobilisation de l’opinion publique dans l’espace numérique français se sont amplifiées, illustrant un changement d’échelle des stratégies de chacun des acteurs. La visibilité que celles-ci ont obtenue dans le débat public français s’explique à la fois par la centralité acquise par les réseaux sociaux dans l’écosystème informationnel français, et par l’essor et la démocratisation de l’intelligence artificielle (génération de contenus, textes et images à fort potentiel de viralité).

Pour Israël comme pour le Hamas et ses alliés, les opérations informationnelles relèvent d’une stratégie assumée visant à influencer les opinions publiques nationales et internationales — mise en lumière des dommages civils et matériels commis à Gaza par Israël et accusation de génocide d’un côté ; justification des manœuvres opérationnelles devant l’opinion publique, face à des accusations de génocide et de frappes non ciblées pour l’autre.

Pour autant, leurs contours et la régulation des moyens employés restent complexes en raison de la porosité entre initiatives individuelles, actions coordonnées et soutiens étatiques.

De nombreuses initiatives privées concourent de manière plus ou moins autonome à diffuser et à relayer ces récits, des citoyens prenant parfois sur eux la responsabilité d’initiatives ayant pour objectif de convaincre de la légitimité d’un des belligérants. Ce sont souvent des publics convaincus de la justesse de leur cause, et qui n’ont donc pas toujours conscience de devenir les vecteurs d’une stratégie informationnelle plus large.

En outre, l’étude des stratégies informationnelles pro-israéliennes et pro-palestiniennes informe sur l’asymétrie des moyens entre un acteur étatique, bénéficiant de ressources et d’un cadre juridique permissif, et un acteur non étatique considéré comme terroriste par l’Union et les États-Unis mais bénéficiant d’un soutien massif et d’une mobilisation de l’opinion publique internationale. La répression des canaux de diffusion du Hamas sur les réseaux sociaux, permise par les législations européenne et américaine, a constitué un frein partiel à son récit dans le camp occidental.

Enfin, les deux belligérants partagent le sentiment de ne pas réussir à convaincre en dehors d’audiences déjà acquises à leur cause, et font régulièrement état de leur frustration devant la « répression » ressentie de leurs discours.

Cela engendre une incertitude sur la notion même de vérité. La multiplication de récits contradictoires, souvent émotionnels et polarisants, nourrit un sentiment de défaitisme sur la possibilité même d’avoir accès à une information fiable qui ne soit pas instrumentalisée ou manipulée par l’un ou l’autre camp. Cette incertitude est clef, tant pour les acteurs de l’information traditionnels, privés d’accès direct à Gaza, que pour les décideurs politiques quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de ce conflit. Plus largement, l’importance des stratégies informationnelles dans les conflits contemporains, leur efficacité, et la viralité des campagnes soulèvent pour la France une question de nature stratégique : celle de la préparation des forces et de la société civile face à des actions informationnelles susceptibles d’être reproduites sur d’autres théâtres de confrontation.

L’article Israël contre le Hamas : enquête sur les stratégies d’une guerre informationnelle sans fin  est apparu en premier sur Le Grand Continent.

07.10.2025 à 06:00

Israël à l’échelle du monde : géopolitique d’un isolement en 10 dates et 10 cartes

Matheo Malik

Malgré le soutien de Donald Trump à Benjamin Netanyahou, Israël est-il plus isolé qu’il ne l’a jamais été ?

Du partage de la Palestine aux accords d’Abraham en passant par le 7 octobre, nous dressons un atlas chronologique en 10 moments clefs pour comprendre comment le monde se positionne vis-à-vis d’Israël depuis 1948.

L’article Israël à l’échelle du monde : géopolitique d’un isolement en 10 dates et 10 cartes est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4352 mots)

1 — 1947 : l’ONU adopte un plan de partage de la Palestine, ouvrant la voie à la création d’Israël

Intégrée à l’Empire ottoman depuis le XVIe siècle, la Palestine voit son sort basculer avec l’effondrement de celui-ci au terme de la Première Guerre mondiale. Pour préparer l’indépendance à venir et résoudre le conflit apparu à la fin du XIXe siècle entre sionistes et Arabes, la nouvelle Société des Nations (SDN) confie en 1922 au Royaume-Uni un mandat sur la Palestine.

Ayant échoué à trouver un compromis entre Arabes et sionistes, les Britanniques annoncent en 1947 leur intention de mettre un terme à leur mandat en mai 1948. En prévision de cette date fatidique, l’Organisation des nations unies (ONU) élabore un plan de partage de la Palestine en trois entités distinctes : un État juif sur 56 % du territoire, un État arabe sur 42 % et une zone sous administration internationale sur les 2 % restants, autour de Jérusalem 141.

La résolution 181 approuvant ce plan de partage est adoptée le 29 novembre 1947 par un vote de l’Assemblée générale des Nations unies, où la plupart des pays du Sud, pas encore décolonisés à cette date, ne siègent pas. Le Royaume-Uni, en vertu de son implication récente et infructueuse en Palestine, fait le choix de s’abstenir.

Le plan de partage est approuvé par 33 voix pour (dont les deux grandes puissances sorties victorieuses de la Seconde Guerre mondiale : les États-Unis et l’URSS), 13 contre (essentiellement des pays arabes et ou musulmans, mais aussi Cuba , l’Inde et la Grèce) et 10 abstentions (dont deux membres permanents du Conseil de sécurité : la République de Chine et le Royaume-Uni) 142.

2 — 1949 : Israël intègre l’Organisation des nations unies

Le 14 mai 1948, en vertu de la légitimité que leur confère le plan de partage de la Palestine adopté par les Nations unies en novembre 1947, les dirigeants sionistes proclament, par la voix de David Ben Gourion, la création de l’État d’Israël.

Le nouvel État se trouve immédiatement engagé dans une guerre contre ses voisins arabes qui rejettent sa création. Si elle s’achève sur une victoire militaire, la première guerre israélo-arabe révèle toute l’étendue de la bataille diplomatique qui reste à mener par Israël pour être reconnu par les États du monde entier.

Son admission en tant qu’État membre de l’ONU constitue une première étape cruciale sur cette voie. Elle est accomplie — non sans rencontrer des oppositions — le 11 mai 1949 par l’adoption de la résolution 273 de l’Assemblée générale des Nations unies 143.

La résolution est adoptée par 37 voix pour (dont les États-Unis et l’URSS), 12 contre et 9 abstentions (dont le Royaume-Uni) 144.

3 — 1956 : Israël désavoué par les deux Grands

S’estimant lésés par la nationalisation du canal de Suez décidée unilatéralement par le président égyptien Gamal Abdel Nasser en juillet 1956, la France et le Royaume-Uni décident d’organiser une opération militaire conjointe pour s’y opposer.

Ils sollicitent alors le soutien d’Israël qui, malgré des relations historiquement houleuses avec Londres, accepte d’y prendre part — y voyant notamment une occasion d’affaiblir les Fedayins qui harcèlent de longue date sa frontière méridionale.

Le 29 octobre 1956, les troupes israéliennes envahissent sans difficulté le Sinaï. Une semaine plus tard, le corps expéditionnaire franco-britannique débarque à Port-Saïd au prétexte de s’interposer entre Israéliens et Égyptiens.

Si elle est une totale réussite sur le plan militaire, l’opération tourne vite au fiasco du fait de son impréparation diplomatique : les États-Unis et l’URSS s’entendent en effet pour imposer aux Français, aux Britanniques et aux Israéliens, de mettre un terme à leur offensive contre l’Égypte.

Adoptée le 31 octobre 1956 par 7 voix pour, 2 contre et 2 abstentions, la résolution 119 du Conseil de sécurité condamne l’intervention franco-israélo-britannique 145. Elle convoque une assemblée générale extraordinaire des Nations unies pour y répondre. 

Le vote qui fait suite à la crise de Suez reflète un nouvel ordre international 146 : les vieilles puissances européennes que sont la France et le Royaume-Uni — auxquelles Israël a fait l’erreur de s’allier — ne font plus le poids face aux deux nouvelles superpuissances nucléaires que sont les États-Unis et l’URSS qui parviennent sur cette question à trouver un compromis pour éviter l’escalade.

4 — 1967 : victoire militaire et défaite diplomatique pour Israël

Du 5 au 10 juin 1967, la guerre des Six Jours voit Israël triompher d’une coalition arabe formée par l’Égypte, la Syrie, l’Irak et la Jordanie. 

Les relations entre Israël et ses voisins arabes, notamment l’Égypte et la Syrie, liées par une alliance militaire depuis 1966, se dégradent brutalement durant la première moitié de l’année 1967. En avril, un accrochage frontalier dégénère en une bataille aérienne au cours de laquelle les Mirages israéliens prennent largement le dessus sur les Mig syriens, dont sept sont abattus. Le 17 mai 1967, le président égyptien Nasser exige le retrait des forces onusiennes du Sinaï et envoie ses troupes reprendre le contrôle de la péninsule. Le 23 mai, il ordonne la fermeture du détroit de Tiran, bloquant l’accès au port israélien d’Eilat, sur le golfe d’Aqaba.

Israël décide alors d’engager l’épreuve de force en passant à l’offensive, d’abord par la voie des airs pour éliminer la quasi-totalité des aéronefs égyptiens par surprise, puis au sol. Une stratégie qui s’avère redoutablement efficace et permet à Israël de remporter en un temps record une écrasante victoire sur ses voisins.

Les Israéliens profitent de cette victoire pour étendre leur territoire en prenant le contrôle de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie, de la bande de Gaza, du plateau syrien du Golan et de la péninsule égyptienne du Sinaï.

L’écrasante victoire israélienne et l’expansion territoriale qui s’ensuit contribuent à modifier l’image d’Israël : de petit État jeune et fragile en proie à l’hostilité irraisonnée de voisins intolérants et bornés, il apparaît de plus en plus aux yeux de certains comme une puissance régionale militariste et agressive dont l’appétit territorial déstabilise les équilibres régionaux.

En Europe, ce regard de plus en plus critique à l’égard de l’État hébreu se perçoit notamment dans les célèbres propos tenus par le général de Gaulle lors de sa conférence de presse du 27 novembre 1967, durant laquelle il parle des Juifs comme d’un « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ».

Il se mesure surtout dans l’unanimité que recueille le 22 novembre 1967, au Conseil de sécurité de l’ONU, la résolution 242 qui, au nom  de « l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre »,  condamne les conquêtes territoriales opérées par Israël dans la foulée de sa victoire de 1967 et l’enjoint à y renoncer 147.

Le Royaume-Uni — qui avait longtemps opté pour l’abstention lors des votes à l’ONU relatifs à la question de la Palestine — vote cette fois-ci en faveur de cette résolution 148.

5 — 1973 : la guerre du Kippour et le premier choc pétrolier

En octobre 1972, à l’initiative de l’Arabie saoudite, les pays membres de l’Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (OPAEP) — l’Algérie, l’Arabie Saoudite, Bahreïn, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Irak, le Koweït, la Libye, le Qatar et la Syrie — décident de diminuer leur production de 5 % et  d’instaurer un embargo sur les ventes de pétrole aux pays qu’ils identifient comme les soutiens à l’effort de guerre israélien. 

Cet embargo dure jusqu’en mars 1974 et concerne l’Afrique du Sud, le Canada, les États-Unis, le Japon, les Pays-Bas, le Portugal, la Rhodésie et le Royaume-Uni.

Par contrecoup, c’est l’ensemble du marché pétrolier mondial qui se trouve déstabilisé, provoquant le premier choc pétrolier.

6 — 1975 : Israël et le sionisme au banc des accusés

Deux ans après la guerre du Kippour (6 au 25 octobre 1973) au cours de laquelle Tsahal parvient difficilement à repousser l’offensive des armées égyptienne et syrienne, les États hostiles à Israël repartent à l’offensive sur le terrain diplomatique.

Ils lui infligent un revers symbolique en faisant voter par l’Assemblée générale des Nations unies une résolution qui définit le sionisme comme « une forme de racisme et de discrimination raciale » 149.

Portée par l’URSS et ses satellites ainsi qu’une partie des non-alignés, cette résolution cherche à assimiler le sionisme aux impérialismes européens dont la décolonisation était alors en train de venir à bout des derniers vestiges. Elle met Israël sur le même plan que des pays ségrégationnistes comme l’Afrique du Sud et la Rhodésie d’alors. 

Adoptée le 10 novembre 1975 par 72 voix pour (parmi lesquelles celles de l’URSS et de la Chine), 35 contre (dont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France) et 32 abstentions 150, la résolution 3379 sera finalement annulée par un nouveau vote de l’ONU en décembre 1991 (111 pour, 25 contre, 13 abstentions).

7 — 2017 : Trump déplace l’ambassade des États-Unis en Israël à Jérusalem

Le plan de partage de la Palestine adopté par les Nations unies en 1947 prévoyait de placer Jérusalem — revendiquée à la fois par les sionistes et par les Arabes — sous administration internationale.

En 1948, au terme de la première guerre israélo-arabe, la ville se trouve divisée entre sa partie occidentale, passée sous contrôle israélien, et sa partie orientale, aux mains des Jordaniens.

Vingt ans plus tard, pendant la guerre des Six Jours, Israël s’empare de Jérusalem-Est et l’annexe. Le gouvernement israélien proclame alors la ville réunifiée, « capitale éternelle, une et indivisible » du pays. Au regard du droit international, Jérusalem-Est demeure toutefois un territoire palestinien occupé.

C’est la raison pour laquelle la grande majorité des pays entretenant des relations diplomatiques avec Israël ont implanté leur ambassade à Tel-Aviv, qu’ils reconnaissent comme la capitale du pays. 

En décembre 2017, le président américain Donald Trump annonce son intention de transférer l’ambassade américaine en Israël à Jérusalem 151.

Inaugurée le 14 mai 2018 — jour anniversaire de la création de l’État d’Israël — la nouvelle ambassade des États-Unis en Israël constitue un soutien symbolique de taille à la revendication israélienne de souveraineté sur l’entièreté de la ville sainte. 

La décision de Donald Trump a depuis été imitée par sept autres pays.

  • En mai 2018, Jimmy Morales, président du Guatemala, proche des mouvements sionistes chrétiens, a annoncé le déplacement de l’ambassade de son pays à Jérusalem« Relaciones Bilaterales », Ministère israélien des Affaires étrangères.. 
  • Le même mois, le Paraguay a inauguré son ambassade  à Jérusalem sur décision du président Horacio Cartes. Décision désavouée par son successeur Mario Abdo Benítez qui a rétabli l’ambassade à Tel Aviv en septembre 2018. Avant d’être à son tour désavoué par son successeur Santiago Peña qui l’a réimplantée à Jérusalem en décembre 2024.
  • En juin 2021, le président du Honduras, Juan Orlando Hernández, a déplacé l’ambassade de son pays en Israël à Jérusalem« Relaciones Bilaterales », Ministère israélien des Affaires étrangères..
  • En mars 2021, le Kosovo est devenu le premier pays majoritairement musulman à ouvrir une ambassade à Jérusalem 152.
  • En septembre 2023, la Papouasie-Nouvelle-Guinée a à son tour inauguré une ambassade à Jérusalem 153.
  • En février 2025, les Îles Fidji ont annoncé l’ouverture prochaine d’une ambassade à Jérusalem. 154 
  • Javier Milei a annoncé le 11 juin 2025 que l’ambassade d’Argentine quitterait Tel-Aviv pour Jérusalem d’ici 2026 155.

En septembre 2025, huit pays ont donc ouvert une ambassade à Jérusalem ou annoncé leur intention de le faire : les États-Unis, le Guatemala, le Paraguay, le Honduras, le Kosovo, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Fidji et l’Argentine.

8 — 2020 : les accords d’Abraham et la normalisation progressive d’Israël dans les pays arabes

Signés à la Maison Blanche le 15 septembre 2020, les Accords d’Abraham ont normalisé les relations entre Israël et deux nouveaux États arabes qui ne reconnaissaient jusqu’alors pas l’État juif : les Émirats arabes unis et Bahreïn.

Dans la foulée, le 22 décembre 2020, le Maroc normalise à son tour ses relations avec Israël, suivi par le Soudan le 6 janvier 2021.

En 2021, 7 des 22 États membres de la Ligue arabe avaient donc normalisé leurs relations avec Israël.

En 2021, 33 pays membres de l’Organisation de la coopération islamique sur 57 reconnaissaient Israël.

9 —  7 octobre 2023 : face aux attaques terroristes du Hamas, un monde divisé

Dans les jours qui suivent l’attaque terroriste orchestrée par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, les réactions internationales témoignent d’un monde fracturé. 

Outre l’absence de réaction adoptée par de nombreux pays du monde, trois types de positionnements sont observables allant de la condamnation nette ouvrant à un soutien d’Israël (notamment de la part des pays occidentaux) au soutien affiché au Hamas (par l’Iran), en passant par un appel à la désescalade assorti ou non d’une condamnation explicite de l’attaque du Hamas (Russie, Chine et une large partie des pays latino-américains).

Le Grand Continent avait étudié la cartographie des réactions dans sa granularité en se focalisant sur plusieurs régions : le Moyen-Orient et les pays arabes et musulmans ; l’Amérique latine ; l’Asie et l’Indopacifique ; et l’Afrique subsaharienne.

10 — 2025 : Benjamin Netanyahou aux Nations unies

Le 26 septembre 2025, le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou — qui fut ambassadeur d’Israël auprès de l’Organisation des Nations unies de 1984 à 1988 — s’est exprimé, à New York, devant la 80e Assemblée générale. 

Pour protester contre la politique menée par son gouvernement à Gaza et en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023, de nombreuses délégations ont quitté simultanément et bruyamment la salle au début de son discours. 

La délégation israélienne aux Nations unies a dénombré 77 pays — sur 193 États membres — dont la délégation était absente lors du discours de Benjamin Netanyahou 156, sans toutefois que l’on puisse distinguer de manière certaine ceux qui se sont absentés en signe de protestation contre l’orateur de ceux qui étaient absents pour d’éventuelles autres raisons.

L’article Israël à l’échelle du monde : géopolitique d’un isolement en 10 dates et 10 cartes est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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