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27.11.2025 à 18:14

Pourquoi la Chine est-elle en train de gagner ? Le théorème de Dan Wang

guillaumer

En deux ans, Pékin a produit autant de ciment que les États-Unis en un siècle.

La Chine de Xi nous pose une question fondamentale : comment est-il possible de construire autant et aussi vite ?

Pour Dan Wang, face à l’État d’avocats du modèle américain, le Parti communiste chinois a inventé une nouvelle formule : le gouvernement des ingénieurs.

L’article Pourquoi la Chine est-elle en train de gagner ? Le théorème de Dan Wang est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (6272 mots)

Votre livre met en lumière l’influence de l’ingénierie et des sciences sur la façon de penser des élites chinoises ; vous y montrez en quelque sorte que la Chine est un pays dirigé par des ingénieurs, tandis que les États-Unis sont un pays dirigé par des avocats. Que voulez-vous dire exactement lorsque vous affirmez que la Chine est un « État d’ingénierie » ? Quelles sont les implications pour la conception et la mise en œuvre des politiques ?

À plusieurs moments de son histoire récente, la Chine a été dirigée par des dirigeants issus exclusivement du monde de l’ingénierie. En 2002, les neuf membres du Comité permanent du Politburo étaient tous titulaires d’un diplôme d’ingénieur. Le secrétaire général avait une formation en génie hydraulique. Le Premier ministre était géologue. Je pars de ce constat pour affirmer que la Chine façonne son environnement physique.

Pour comprendre la Chine des quarante dernières années, il faut considérer la façon dont elle s’est lancée dans une gigantesque vague de construction de routes, de ponts, de centrales à charbon, nucléaires et solaires, ainsi que de trains à grande vitesse à travers tout le pays. Ces ingénieurs sont des ingénieurs de l’environnement.

J’ai vécu en Chine entre 2017 et 2023 ; l’un des éléments centraux de la politique de Xi durant cette période a été, en 2021, sa tentative de démolition contrôlée du secteur immobilier : trop d’appartements étaient construits par des promoteurs publics surendettés. Xi a aussi essayé de réorienter un grand nombre de diplômés des meilleures universités chinoises vers les semi-conducteurs ou les technologies stratégiques de l’aviation plutôt que vers les cryptomonnaies et l’Internet grand public.

Breakneck  : China’s Quest to Engineer the Future, Londres, Allen Lane, 288 pages, ISBN 9780241729175

Il faut aussi compter avec les « ingénieurs de l’âme », une expression de Staline que Xi Jinping a reprise. Les dirigeants chinois sont fondamentalement des ingénieurs sociaux, comme en témoignent des mesures telles que la politique de l’enfant unique ou celle du zéro-Covid — politiques dont j’ai connu les effets. Ce souci du nombre transparaît jusque dans leur nom.

Il n’y a aucune ambiguïté quant à la signification de ces politiques ; elles considèrent la société comme un matériau de construction supplémentaire, à démolir ou à remodeler à leur guise, comme s’il s’agissait simplement d’un grand exercice d’ingénierie sociale ou d’optimisation.

C’est une façon d’aller au-delà de la compréhension de la Chine comme étant uniquement un État léniniste, socialiste ou autocratique.

Ce type d’ingénierie sociale ne conduirait-il pas à ce que James C. Scott 1 a décrit comme une entreprise hautement moderniste aux résultats parfois catastrophiques ?

Oui, c’est certainement une façon de comprendre la Chine comme étant à la fois léniniste et une forme de capitalisme d’État. Plusieurs de ces étiquettes peuvent s’appliquer, mais le cadre du « haut modernisme » est très pertinent.

Les Chinois pratiquent une forme avancée de modernisme. Dans le livre de James C. Scott, les exemples cités étaient les projets de Le Corbusier, l’Ouganda et divers autres endroits. La Chine pratique probablement des formes beaucoup plus intensives de ce modernisme : dans de nombreux endroits, les immenses blocs d’immeubles d’habitation semblent tout droit sortis de Brasilia ou de l’œuvre de Le Corbusier.

Pourquoi les ingénieurs sont-ils historiquement si bien représentés parmi les élites politiques chinoises ? Est-ce lié au système éducatif, à la manière dont le Parti communiste choisit ses dirigeants ou à autre chose ?

Après avoir pris la tête du pays à la fin des années 1970, Deng Xiaoping a hérité d’une Chine complètement détruite par Mao Zedong. En considérant son prédécesseur, il a jugé que Mao était d’abord un poète, ensuite un romantique, et enfin un seigneur de guerre.

Deng s’est demandé alors : quel est le contraire d’un poète ? C’est sans aucun doute un ingénieur. Dans La Montagne magique, l’écrivain Thomas Mann voulait rendre son protagoniste, Hans Castorp, aussi ennuyeux que possible. Comment s’y est-il pris ? Il en a fait un ingénieur.

Tout au long des années 1980, Deng Xiaoping a promu de nombreux ingénieurs au Comité central et au Politburo. Les ingénieurs sont ennuyeux et technocrates. Deng Xiaoping pensait que ces personnes formées dans des domaines techniques devaient diriger la Chine ; elles étaient après tout capables de construire de grands barrages et de démontrer que la Chine s’engageait dans des projets monumentaux, ainsi que dans le développement économique des zones rurales.

À l’heure actuelle, la Chine compte une trentaine de centrales nucléaires en construction. Les États-Unis n’en ont aucune. L’Allemagne en déconstruit deux.

Dan Wang

C’est en 1980 que Deng Xiaoping a mis en place la politique de l’enfant unique, fortement influencée par des scientifiques spécialisés dans les missiles. Cette politique fournit la base technique et technocratique de l’État moderne fondé sur l’ingénierie.

Il est peut-être possible d’éclairer cet état de fait à la lumière de l’histoire de la Chine impériale.

D’une part, lors de cette période, de grands projets d’ingénierie ont été entrepris : ainsi, par exemple, de la Grande Muraille ou du Grand Canal 2. Le premier était un système de fortification, le second un système de gestion hydraulique de l’eau.

D’autre part, sur le plan social aussi, la Chine impériale doit être comprise en partie à travers le système des examens impériaux, par lequel l’empereur ne permettait pas à une aristocratie héréditaire de régner. Il s’agissait principalement d’un système d’examens compétitifs visant à promouvoir les technocrates. Nous pouvons peut-être considérer cela comme un autre projet d’ingénierie.

Aujourd’hui, étudier l’ingénierie dans les universités chinoises est-il considéré comme la voie vers la réussite ? Est-ce la filière la plus prisée des étudiants ?

C’est l’une des filières les plus prisées. Les gens pensent que l’ingénierie est une très bonne filière, tout comme les sciences et les mathématiques. C’est généralement dans ces domaines que les Chinois essaient d’exceller : les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques.

J’ai étudié la philosophie à l’université de New York. Le nombre total d’étudiants en philosophie en Chine est d’environ 30 000, ce qui est minuscule pour un pays si grand. Beaucoup de disciplines dans le domaine des humanités semblent être activement découragées.

Il existe toujours en Chine comme aux États-Unis un sentiment que la technologie et la finance sont les filières les plus lucratives. Celles-ci nécessitent davantage de parcours d’études centrés sur l’informatique, l’ingénierie ou les mathématiques.

Il devient aujourd’hui difficile de rivaliser avec l’industrie chinoise. Quel regard a-t-on en Chine sur les savoir-faire technologiques ?

Qu’est-ce que la technologie ? Je pense que la technologie comprend trois éléments.

Premièrement, il s’agit des outils et des équipements que nous pouvons observer. Par analogie, dans une cuisine, il s’agirait des casseroles ou des poêles.

Deuxièmement, il s’agit des instructions directes : les brevets, les plans, tout ce que l’on peut écrire, comme une recette.

La troisième technologie, et la plus importante, est la connaissance des processus, c’est-à-dire tout ce qui ne peut être écrit. C’est le type de connaissance qui existe dans la tête des gens, entre les gens et dans les mains des gens.

Nous comprenons tous que notre travail ne peut pas être simplement consigné dans un manuel. Il y a trop d’éléments immatériels en jeu. Si vous donnez à quelqu’un qui n’a jamais cuisiné de sa vie la cuisine la mieux équipée et la recette la plus détaillée qui soit, nous ne pouvons pas être sûrs qu’il sera capable de préparer quelque chose d’aussi simple que des œufs brouillés : cela même représente un défi de taille.

Les États-Unis ont toujours été gouvernés par des avocats, mais pendant un peu plus d’un siècle, ils ont eux-mêmes été un État d’ingénieurs.

Dan Wang

Beaucoup d’Américains ont perdu ce savoir-faire en délocalisant une grande partie de leurs emplois industriels à l’étranger. Les Chinois ont été très désireux d’acquérir l’expertise managériale nécessaire pour apprendre à développer d’excellents produits pour Walmart, Apple ou Tesla.

La culture du savoir est un peu plus répandue en Asie de l’Est. Le sanctuaire d’Ise, l’un des sanctuaires shintoïstes sacrés du Japon, en est un bon exemple : c’est un temple en bois que l’on démolit tous les 20 ou 25 ans, puis que l’on reconstruit à un autre endroit afin d’enseigner explicitement à la génération suivante comment préserver un savoir précieux. C’est assez remarquable.

Les traditions occidentales ont codifié une grande partie de leur technologie dans de grandes cathédrales comme Chartres ou Notre-Dame ; cependant Notre-Dame peut brûler. Sommes-nous sûrs de pouvoir reconstruire ces grands édifices en pierre ? C’est parfois possible, mais il semble que l’Occident ait perdu le savoir-faire nécessaire pour les bâtir.

Dans un cas au moins, les Japonais ont compris qu’un savoir-faire touchant à quelque chose d’aussi simple que le bois doit être pratiqué pour être entretenu.

Est-il possible de faire revivre le savoir-faire aux États-Unis ou en Europe, c’est-à-dire dans des pays plus désindustrialisés ? Ou s’agit-il plutôt de quelque chose qui, une fois perdu, est perdu pour toujours ?

Les Américains ont fait un travail fantastique pour oublier leur savoir-faire ; cela ne semble pas prometteur.

Il y a cependant beaucoup de choses que l’on peut réapprendre. Les Allemands et une grande partie des Français et des Italiens ont conservé une grande partie de leur savoir-faire industriel, principalement parce qu’ils n’ont pas délocalisé beaucoup d’emplois à l’étranger. 

Il me semble cependant que si les pays voulaient réapprendre à construire quelque chose comme une cathédrale ou quelque chose de plus important sur le plan économique, comme une industrie des semi-conducteurs ou de l’aviation, cela devrait être possible.

Oublier est un choix politique. Les Américains font de leur mieux pour réapprendre ; je dirais pourtant que l’administration Trump ne fait pas du bon travail. Elle crée beaucoup d’incertitude économique avec ses droits de douane, entre autres mesures.

Pensez-vous qu’il existe une réelle différence séparant la Chine des principaux États développementalistes — le Japon, Taïwan ou la Corée du Sud ? Votre concept d’État-ingénieur cherche-t-il à mettre un mot sur cette réalité distincte ? 

Je pense que le cas chinois va un peu plus loin que ces autres expériences.

Le système chinois peut être considéré comme un mélange de trois choses : il est pour un tiers un État développementaliste d’Asie de l’Est – comme le Japon, la Corée du Sud ou Taïwan –, pour un tiers un modèle de gouvernance léniniste de type soviétique ; enfin, il est pour un tiers proprement chinois. Ces influences sont mélangées, séparant la Chine du Japon et de l’ancienne URSS sur des points essentiels.

Par exemple, l’Union soviétique n’a jamais eu d’économie de consommation fonctionnelle ; or, la Chine a l’économie autocratique la plus efficace qui ait jamais existé. D’autre part, une différence essentielle avec le Japon est que ce dernier exportait presque entièrement sa valeur ajoutée ; du reste, il n’autorisait guère les investissements étrangers.

Lorsque la Chine s’est industrialisée, Deng Xiaoping a réalisé à quel point elle était en retard. La Chine a ainsi importé beaucoup d’expertise du Japon, d’Europe et surtout des États-Unis, en exportant beaucoup de produits Walmart, Apple et Tesla. À certains égards, la Chine est beaucoup plus ouverte que ne l’était le Japon.

Il ne fait aucun doute que l’expérience de la Chine s’inscrit dans la continuité de nombreuses expériences historiques ; néanmoins, elle les prolonge de beaucoup. Dans le secteur de la construction, la Chine est allée bien plus loin que le Japon.

Je ne pense pas non plus que les autres États développementalistes aient vraiment tenté, à cette époque de mondialisation, de forcer leurs meilleurs diplômés universitaires à rester à l’écart de certains secteurs pour travailler dans des domaines nationaux stratégiques.

La politique de l’enfant unique, le zéro-Covid, le système du hùkǒu 3, le fonctionnement des camps de détention pour siniser la foi musulmane au Xinjiang — tout cela va bien au-delà de ce qu’ont fait les autres États en Asie de l’Est. D’autres pays ont certes fait face à la pandémie, mais la Chine a mené la politique du zéro-Covid de la manière la plus agressive qui soit ; d’autres États d’Asie de l’Est ont mis en place des mesures de contrôle des naissances, mais la politique de l’enfant unique était de loin le système de hùkǒu le plus agressif. Je ne pense pas qu’aucun autre pays de cette région ait pratiqué la sinisation du bouddhisme tibétain et de la foi musulmane. 

Les dirigeants chinois considèrent la société comme un matériau de construction supplémentaire, à démolir ou à remodeler à leur guise.

Dan Wang

Dans votre livre, vous faites une distinction entre un État d’ingénieurs et une société d’avocats, la seconde étant plus hostile aux vastes programmes de construction. Au Japon pourtant, comme le souligne le livre MITI and the Japanese Miracle de Chalmers Johnson 4, l’une des plus grandes institutions développementalistes est peuplée d’anciens étudiants des meilleures facultés de droit de Tokyo. Face à ces projets d’ingénierie de l’État, l’obstacle n’est-il pas plutôt la société civile ?

Les freins à la construction ne viennent pas des avocats en tant que tels : les États-Unis ont toujours été gouvernés par des avocats, mais pendant un peu plus d’un siècle, ils ont eux-mêmes été un État d’ingénieurs. Du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, ils ont construit des réseaux de canaux, de chemins de fer, d’autoroutes, des gratte-ciel à Chicago et à Manhattan. Ils ont aussi entrepris le projet Manhattan et les missions Apollo.

Dans les années 1960 et 1970, quelque chose a changé dans la société civile américaine ;  les avocats ont cessé d’être des avocats de Wall Street créatifs, essayant de lever des fonds pour construire des chemins de fer ou utilisant la loi pour exproprier des propriétaires fonciers afin que les « barons voleurs 5 » puissent construire. De même, ces années-là, les Américains ont réagi contre l’État-ingénieur, par exemple contre la construction excessive d’autoroutes ou la pulvérisation de DDT et d’autres pesticides dans tout le pays. Les étudiants en droit issus de l’élite ont renoncé à devenir des dealmakers  ; ils sont devenus des régulateurs et des avocats plaidants.

J’ai été boursier à la Yale Law School, l’un des fleurons du système juridique américain. Aujourd’hui, les étudiants en droit veulent mener des procès pour entraîner un changement sociétal — par exemple, empêcher les entreprises ou le gouvernement de construire. C’est là ce qu’ils considèrent comme la meilleure utilisation du droit.

Les élites américaines se sont beaucoup plus orientées vers la réglementation et les litiges ;  elles ont abandonné cette tradition d’ingénierie. C’est un changement crucial.

Outre cette tendance au sein de la société civile américaine, le système politique américain est quelque peu anti-construction. Je suis membre de la Hoover Institution à Stanford et j’ai passé beaucoup de temps dans la région de la baie de San Francisco : elle compte environ vingt-six agences chargées de gérer les transports publics. C’est là une organisation sans rationalité, qui a des origines historiques : les Américains ont en partie hérité de la common law britannique.

Ce système a aussi eu une influence au Canada, en Nouvelle-Zélande et en Australie ; dans tous ces endroits, il est assez difficile de construire. Lorsqu’il s’agit d’infrastructures publiques et de travaux publics, il ne faut faire confiance à personne qui parle anglais.

Dans les pays anglophones, il existe un certain débat autour de cette crise des infrastructures et du manque de projets de construction, pour remédier par exemple à la crise du logement. Quelle est la bonne réponse face à ces problèmes ?

L’abondance doit être la réponse. Les États-Unis manquent actuellement de logements ; même après les incendies qui ont ravagé Los Angeles au début de l’année, la ville n’accorde aucun permis de construire. C’est scandaleux. Elle doit construire beaucoup plus.

Los Angeles doit également développer davantage les transports en commun ; il nous faut un gouvernement capable de construire, comme il prétend vouloir le faire avec le projet de train à grande vitesse en Californie.

Les centres de données sont le meilleur contre-exemple de ce que l’Amérique a su très bien construire.

Dan Wang

Le projet de train à grande vitesse a été initialement approuvé par les électeurs lors d’un référendum en 2008. Malgré cette décision d’il y a bientôt vingt ans, je doute qu’en 2038, trente ans après le référendum, quiconque puisse prendre le train de San Francisco à Los Angeles. Il est scandaleux qu’un État gouverné depuis plus de dix ans par le même parti, comme l’est la Californie, ne puisse pas répondre aux demandes des électeurs.

Le Parti républicain s’oppose à la construction de toutes sortes de façons. Donald Trump semble détester les éoliennes en particulier ; c’est très bizarre.

À l’heure actuelle, la Chine compte une trentaine de centrales nucléaires en construction. Les États-Unis n’en ont aucune. L’Allemagne en déconstruit deux.

Vous établissez un contraste entre la société loyaliste américaine et l’État ingénieur chinois. Cependant, il y a actuellement un énorme effort de construction aux États-Unis dans un domaine très spécifique : les centres de données. Comment cela s’inscrit-il dans votre analyse ?

Les centres de données sont le meilleur contre-exemple de ce que l’Amérique a su très bien construire.

D’un point de vue général, je pense que les États-Unis fonctionnent très bien. L’un des avantages d’une société gouvernée par les avocats est que ceux-ci sont capables de défendre la richesse. Les États-Unis sont le meilleur pays au monde pour être riche ; dans ce pays, les riches se sentent à l’aise pour créer de grandes entreprises. En revanche, si vous créez une très grande entreprise en Chine, Xi Jinping vous cherchera des ennuis ; en Europe, il n’est plus possible de devenir riche : la plupart des richesses y semblent être transmises par héritage.

Il est remarquable que la côte Ouest américaine ait créé non pas une, mais plusieurs entreprises valant plus de mille milliards de dollars. Le fait que Nvidia vaille plus de quatre mille milliards de dollars est remarquable.

C’est ici que réside l’avantage : aux États-Unis, les riches font ce qu’ils veulent. Parfois, cela peut être utile.

Les centres de données font sans doute partie de ce tableau. Les terrains destinés aux centres de données sont éloignés des grands centres urbains, ce qui les rend relativement peu coûteux ; néanmoins, en raison de la quantité d’énergie et d’eau qu’ils consomment, ces centres susciteront des réactions politiques négatives.

L’Amérique doit fonctionner pour le plus grand nombre, qui a besoin de logements, de transports en commun et de coûts énergétiques moindres. Les avocats ont trop souvent été les serviteurs des riches ; ce dont nous avons besoin, c’est d’un gouvernement qui fonctionne pour tous.

Pensez-vous qu’il existe un autre État ingénieur que la Chine ? L’Allemagne, par exemple, est un pays qui compte beaucoup d’ingénieurs, d’étudiants et une grande industrie.

Je suis réticent à pousser cette analyse trop loin. Je parle des États-Unis et de la Chine en partie parce que j’ai passé la majeure partie de ma vie dans ces pays ; ce sont ceux que je connais le mieux.

Le politologue Edward Luttwak a inventé une expression très pertinente pour décrire ces deux grandes superpuissances : l’autisme des grandes puissances. Lorsque vous êtes l’une d’entre elles, vous pouvez vous spécialiser pour ne plus penser qu’à vous-mêmes.

Il est ainsi compréhensible que ces deux pays soient hyperspécialisés ; le Canada a peut-être un système politique plus raisonnable. Je m’interroge aussi sur la France, qui compte beaucoup de diplômés techniques réussissant très bien dans la gestion du système nucléaire. La France a eu beaucoup de mathématiciens qui occupaient des postes de haut niveau au sein du gouvernement ; peut-être donc que les Français sont plus proches d’être un État d’ingénieurs.

L’Union soviétique n’a jamais eu d’économie de consommation fonctionnelle ; au contraire, la Chine a l’économie autocratique la plus efficace qui ait jamais existé.

Dan Wang

Y a-t-il une forte culture de l’ingénierie en Europe ?

Malgré toute la folie qui règne actuellement aux États-Unis, je ne suis pas très optimiste au sujet de l’Europe. Le Danemark est censé être la grande réussite économique de l’Union, d’autant plus qu’il abrite l’entreprise pharmaceutique Novo Nordisk ; or, au cours de l’année 2025, le cours de l’action Novo Nordisk a chuté de 50 % ; le PDG a été licencié, principalement en raison de la concurrence actuelle avec les fabricants de médicaments américains.

Ce que je constate en Europe, c’est que celle-ci est sérieusement désindustrialisée par rapport à la Chine. C’est un phénomène manifeste en Allemagne, dans l’industrie automobile par exemple.

D’autre part, l’Europe est devancée par les Américains dans toutes sortes d’industries non manufacturières : que l’on considère la biotechnologie, les logiciels d’intelligence artificielle ou les services financiers, les Européens ne semblent pas très compétitifs. À l’heure actuelle, ce qui soutient le marché boursier de l’Union, c’est que les consommateurs asiatiques achètent des sacs à main français. Cela ne me semble pas durable.

À mesure que l’économie s’affaiblit, je soupçonne que la situation politique ne s’améliore pas. Les partis populistes de droite talonnent les dirigeants sortants presque partout et je pense qu’ils ne proposeront pas de programme ambitieux pour renforcer l’Europe. L’entrevue de Turnberry entre Donald Trump et Ursula von der Leyen est tout le contraire de ce renforcement ; les Européens n’ont pas d’esprit d’entreprise.

Les Américains et les Chinois se ressemblent beaucoup, tout comme les Européens et les Japonais. Les Américains et les Chinois ont le sens de l’initiative ; les premiers ont une expression pour cela, it’s time to make the donuts 6 — c’est une façon de dire qu’ils se soucient de l’argent ; pour cela, ils prennent des raccourcis. Partout dans le monde, les gouvernements pensent que ce sont de grands pays : tout le monde devrait donc les écouter.

Les Européens et les Japonais ont des villes bien plus belles et des transports en commun bien plus fonctionnels. Néanmoins, ils sont peu enclins à changer. Leurs gouvernements n’ont aucun sens des lieux où se trouve le pouvoir réel.

Bien que votre description soit assez sévère, elle résume bien la situation en une seule phrase : l’économie du mausolée.

En me promenant dans Vienne j’ai eu ce sentiment d’une « économie du mausolée » : trop de régions d’Europe semblent se contenter de préserver le passé pour satisfaire le tourisme. Venise semble être aujourd’hui une ville vide de sens, et même un court séjour à Barcelone laisse la même impression. Les Barcelonais sont très hostiles au tourisme : on peut les comprendre. Plus généralement, d’après mes allées et venues dans de nombreuses régions d’Europe, il y a trop d’endroits excessivement statiques.

À Paris, j’ai eu le sentiment d’une renaissance ; il y a l’ancien et le nouveau. On peut peut-être en dire autant de Londres.

Malgré ces pensées pessimistes sur l’Europe, j’espère pouvoir être réfuté un jour.

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14.11.2025 à 15:52

« La Commission européenne veille sur la France : personne ne veille sur les États-Unis », une conversation avec Kenneth Rogoff

Matheo Malik

« Pour les entreprises et le capital, Trump continue d’être une aubaine. »

Mais il est en train de transformer en profondeur l’économie américaine sans aucun garde-fous.

Pour l’économiste Kenneth Rogoff, le Parti républicain finira par le payer dans les urnes.

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Texte intégral (3179 mots)

Si vous avez l’impression que tout va trop vite et que vous n’arrivez plus à suivre, essayez avec les sous-titres. Depuis un an, la revue décrypte la tempête Trump — vous nous lisez ? Abonnez-vous pour nous soutenir

Il existe aujourd’hui un large consensus sur le fait que l’administration Trump annonce et met en œuvre une série de politiques préjudiciables à la croissance, qu’il s’agisse de la modification du visa H-1B pour les travailleurs étrangers ou des droits de douane. La réaction des marchés est pourtant étonnamment modérée. N’est-ce pas là un paradoxe ?

Certaines des politiques de Trump comme les droits de douane ont pour les États-Unis des effets néfastes à long terme. 

Mais une économie ne s’effondre pas par le seul effet des droits de douane.

De nombreux économistes sérieux ont d’ailleurs publié des modèles montrant une série de choses qui ne se produiraient pas même si les droits de douane étaient permanents — ce qui prouve d’ailleurs que les États-Unis ne sont pas une économie si ouverte.

L’une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas encore constaté les effets de cette politique est la suivante : personne ne sait ce qui sera permanent et ce qui ne le sera pas. Par conséquent, les entreprises hésitent à changer leurs fournisseurs et leurs prix. Dans le même temps, il serait illusoire de penser que ces effets ne finiront pas, un beau jour, par se produire.

Un autre facteur important qui a joué en faveur de Trump est qu’il s’en est remis à son secrétaire au Trésor, Scott Bessent, sur de nombreuses questions. Ce dernier ne suscite pas le même écho lorsqu’il parle des droits de douane ou des taux d’intérêt de la Réserve fédérale. Pourtant, il a été la voix de la raison sur de nombreux sujets et Trump lui a donné du pouvoir — ce qui a calmé les choses.

Vous diriez que Bessent a joué un rôle clef dans la politique commerciale ?

J’en suis convaincu.

D’un côté, Scott Bessent est de loin la deuxième personne la plus puissante des États-Unis et il a eu une influence stabilisatrice, car il est également très intelligent. D’un autre côté, son rôle est de dire ce que Trump veut sur les questions brûlantes.

Est-ce la raison pour laquelle les marchés ne se sont pas effondrés ?

Pas seulement. Le point principal que je voudrais souligner à propos des marchés boursiers est que Trump a complètement dérégulé l’IA.

Il a dit à l’industrie : « Faites ce que vous voulez. Si Kenneth Rogoff écrit un livre et que vous voulez tout lui voler, ne vous inquiétez pas pour lui, ni pour aucun scientifique, ni pour aucun artiste : ne vous inquiétez pour personne. »

L’IA vole la voix, les visages et les idées des gens.

Trump a également déclaré : « Je me fiche du réchauffement climatique. Consommez autant d’électricité que vous voulez » pour annoncer qu’il allait doubler notre production d’électricité.

Ces deux changements — qui n’auraient pas eu lieu sous une présidence Harris — ont favorisé l’IA.

De plus, l’industrie montre désormais qu’elle peut réduire ses effectifs pour augmenter ses profits. Nous entrons dans une ère où les profits augmentent en même temps que les revenus du travail diminuent. Les États-Unis connaîtront par conséquent un chômage de masse. De nombreuses estimations existent mais je pense que cela se produira plus rapidement qu’on ne le pense. 

Scott Bessent est de loin la deuxième personne la plus puissante des États-Unis.

Kenneth Rogoff

Pourquoi ?

Tous ceux qui utilisent un ordinateur pour l’essentiel de leur travail sont en difficulté. 

Les plombiers et les infirmières pourraient être épargnés, mais l’IA aura quoi qu’il en soit un effet massif.

Ce que nous observons dans les cours boursiers, ce n’est pas seulement une croissance économique mais une augmentation de la part des entreprises. Elles parviennent à conserver une plus grande partie de leur argent. 

L’euphorie actuelle sur les marchés est partiellement explicable par la dérégulation massive de l’IA — ce qui, du point de vue de l’humanité et de la stabilité sociale, est une décision horrible. Personne ne devrait décider que les droits d’auteur ou le chômage n’ont pas d’importance et que nous devrions accélérer sur l’IA.

Or c’est ce qu’a fait Trump.

Pour les entreprises, c’est formidable, c’est une bien meilleure nouvelle que quatre années supplémentaires d’administration Biden ou Harris.

Autrement dit, pour les entreprises et le capital, Trump continue d’être une aubaine.

Si la caractéristique déterminante du moment est une forte croissance et un chômage en hausse, qu’est-ce que cela signifie pour la stabilité budgétaire des États-Unis ? Avec une croissance très élevée de la productivité, le risque que la dette fédérale devienne insoutenable est-il moindre ?

C’est possible.

Mais il nous faut attendre avant de se prononcer, car je vois quelques contradictions.

Premièrement, le capital est très difficile à taxer. À mesure que la productivité augmente, les entreprises peuvent licencier des travailleurs tout en conservant le même rendement. Les bénéfices augmentent, mais les revenus du travail diminuent.

Il est beaucoup plus facile de taxer les revenus du travail que ceux du capital. Je ne pense donc pas que nous devrions supposer que les impôts augmenteront au même rythme que la croissance.

Mais je dirais aussi qu’il y a encore de nombreux goulets d’étranglement.

Jusqu’à présent, la croissance est presque entièrement due à la construction de ces centres de données gigantesques — car c’est là que l’on prévoit une croissance. Cependant, divers goulets d’étranglement empêchent une expansion suffisante de ces centres pour que nous puissions tous les utiliser en permanence. Les entreprises qui y sont liées connaissent une croissance très rapide mais elles perdent beaucoup d’argent. Elles auront du mal à monétiser leurs activités.

Si l’on examine les utilisations de l’IA dans l’article récemment publié par OpenAI 7, on constate que seul un tiers d’entre elles concerne des applications commerciales, les deux autres tiers étant destinés à des usages civils, tels que la thérapie. Je comprends que des publicités pourraient voir le jour sur les plateformes d’IA générative telles que Claude ; ces plateformes ne connaîtront pas une croissance aussi rapide que prévu.

Il est beaucoup plus facile de taxer les revenus du travail que ceux du capital.

Kenneth Rogoff

Alors que l’État de droit est ébranlé par la présidence impériale de Trump, les entreprises sont désormais soumises aux caprices du président. Ce retour à la féodalité n’est-il pas une menace pour le capital ?

Il serait peut-être exagéré de dire que Trump a enterré la Constitution, mais il l’a radicalement réinterprétée.

Jusqu’à présent, la Cour suprême l’a laissé faire, ce qui est une catastrophe. Avoir un président très puissant qui peut prendre des décisions arbitraires à tout moment n’est bon ni pour la croissance, ni pour la stabilité.

Dans le domaine économique, je suis convaincu que Trump va prendre le contrôle de la Réserve fédérale, pour y mettre les siens. C’est inévitable ; il trouvera un moyen d’y parvenir. Cela pourrait lui être bénéfique pendant son mandat, mais à long terme, cela créerait un problème invisible : une inflation plus élevée et plus instable, des taux d’intérêt plus élevés, une plus grande volatilité des taux de change, davantage de crises financières, etc.

À court terme toutefois, je ne pense pas que cela aura beaucoup d’importance.

C’est étonnant — pourquoi ?

Les gens réagiront très lentement. 

Seules les personnes qui couvrent ce sujet de manière professionnelle seront pleinement conscientes de tout ce qui se passe.

Le citoyen lambda et l’homme d’affaires moyen ne savent rien de tout cela aujourd’hui : des enquêtes économiques montrent que les milieux d’affaires traditionnels ignorent tout de l’objectif de 2 % et des subtilités de la Réserve fédérale 8. Ils voient simplement quel est leur pouvoir de fixation des prix et peut-être l’impact sur leurs concurrents et leurs intrants.

Ce qui me semble très déroutant, c’est que les républicains, qui ont été très discrets pour la plupart, ne se rendent pas compte qu’ils pourraient avoir dans quatre ans un président Mamdani ou quelqu’un de ce type, qui héritera de tout le pouvoir que Trump a établi pour la présidence.

Car ce n’est pas seulement son pouvoir que Trump est en train de changer — mais la présidence elle-même.

Trump va prendre le contrôle de la Réserve fédérale, pour y mettre les siens. C’est inévitable ; il trouvera un moyen d’y parvenir.

Kenneth Rogoff

Certains à gauche répondent qu’ils n’imaginent pas quelqu’un d’autre au pouvoir dans quatre ans.

Mon pari est que les républicains seront écrasés lors des prochaines élections. Je ne dis pas cela parce que je déteste Trump mais parce que beaucoup de choses qu’il fait finiront par se retourner contre lui — ne serait-ce que le chômage de masse qui résultera de toutes ses politiques en matière d’IA.

Il faut se rappeler que beaucoup de choses que fait Trump ont été initiées par les démocrates, qui voulaient abolir les règles permettant  l’obstruction parlementaire. Obama l’a dit le premier, suivi par Biden. Tous deux voulaient avoir un gouvernement traitant avec un Sénat où aucune minorité de blocage ne pourrait s’opposer à la majorité 9 ; ils ne se rendaient pas compte, semble-t-il, qu’ils pourraient perdre un jour les élections. Ils ont de la chance que les républicains aient refusé d’abolir ces règles comme le souhaitait Trump ; car ils avaient le pouvoir de le faire.

En même temps, si les démocrates acculent les républicains, rien de tout cela ne sera très bon pour la stabilité à long terme.

Je crains, au fond, que nous ne basculions vers l’extrême gauche.

Malgré ce que j’ai dit à propos de Trump, les démocrates me semblent en effet très à gauche dans leurs politiques économiques. 

Comment gérer une entreprise avec de tels revirements ? La situation serait similaire à celle de certains pays européens.

Qu’est-ce que tout cela signifie pour l’avenir de l’économie américaine ?

Alors que Trump promeut un discours de dérégulation favorable à l’industrie en déclarant : « nous sommes en guerre avec la Chine et nous devons la battre », il laisse de côté des questions extrêmement importantes concernant l’avenir de l’humanité — aussi hyperbolique que cela puisse paraître.

Un futur possible est celui où nos enfants passeraient leur temps à regarder Netflix et à commander à manger sur DoorDash 10, sans jamais s’impliquer dans quelque chose ni avoir à réfléchir à quoi que ce soit.

Plus tard, nous considérerons cette époque sans freins ni contrepoids comme une terrible erreur ; par exemple, nous avons commis une faute grave en ne soumettant les réseaux sociaux à aucune réglementation. C’était une erreur historique : nous avons commencé à la payer et nous sommes pourtant en train de l’aggraver.

Ce point sur les réseaux sociaux peut paraître anecdotique. En réalité, il est crucial pour l’économie parce que cela créera une grande instabilité ; il y aura beaucoup de résistance politique.

Même si nous avions un président comme Mamdani, les gens ne se sentiraient ni rassasiés, ni heureux — car ils seraient au chômage. Pendant ce temps, d’autres personnes vaudront mille milliards de dollars.

Cet avenir est probable — malheureusement, beaucoup de gens le présentent comme quelque chose de positif.

La Commission européenne veille sur la France : personne ne veille sur les États-Unis.

Kenneth Rogoff

Vous avez beaucoup écrit sur la dette et la politique budgétaire. Avez-vous une opinion sur la situation budgétaire actuelle en France ?

En France, les choses se sont déroulées plus rapidement que je ne le prévoyais. L’Europe est également confrontée à des taux d’intérêt plus élevés aujourd’hui, ce qui a changé la perception selon laquelle « la dette est un cadeau que l’on se fait » 11.

Des économistes comme Paul Krugman et Larry Summers ont longtemps donné l’impression que la dette était une forme de cadeau : « dépensez autant que vous voulez, vous n’avez pas à vous en soucier ». J’ai fait valoir que l’Europe était également très affectée par la normalisation des taux d’intérêt réels, mais je ne pensais pas que nous assisterions à cela lors du prochain choc majeur.

Aujourd’hui, on constate en France que les taux d’intérêt réels sont en hausse ; le niveau d’endettement est bien plus élevé qu’il ne l’a jamais été et la population vieillit. La France se trouve ainsi dans la même situation que le Royaume-Uni et les États-Unis, deux autres pays très vulnérables.

Cet état de fait aura probablement son importance à l’avenir. C’est un problème pour la France, mais celle-ci est supervisée par des adultes ; les États-Unis n’ont rien de tel.

Que voulez-vous dire ?

La Commission européenne veille sur la France : personne ne veille sur les États-Unis. Par ailleurs, la Banque centrale européenne est plus indépendante que la Réserve fédérale. Je pense que cette combinaison de facteurs donne plus de temps à la France, même si sa situation présente des ressemblances avec celle outre-Atlantique. 

Les dirigeants français n’ont pas beaucoup de pouvoir, mais ils en ont quand même un peu. Cela contribue à assurer une certaine supervision objective.

La BCE accorde également beaucoup d’importance à l’avis de la Commission.

En vérité, les choses deviendraient vraiment difficiles si la France avait besoin de l’aide de la BCE après avoir complètement ignoré la Commission. 

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12.11.2025 à 06:00

Les innovations radicales de la Chine dans l’IA et les semi-conducteurs : une enquête comparative

Matheo Malik

Pour penser une stratégie européenne face à la poussée chinoise, il faut commencer par la cartographier.

Alicia García-Herrero et Michal Krystyanczuk signent la première étude comparative qui traque les innovations radicales dans l’Union, en Chine et aux États-Unis en matière d’IA, de semi-conducteurs et d’informatique quantique — et formulent des recommandations pour amorcer un rattrapage continental.

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Texte intégral (8849 mots)
Points clefs
  • Cette étude examine un point clef pour l’avenir de l’Europe : l’ascension rapide de la Chine dans le domaine de l’innovation de pointe en matière d’intelligence artificielle, de semi-conducteurs et d’informatique quantique, ainsi que les entreprises les plus importantes à l’origine de ces percées.
  • Si les États-Unis sont globalement en tête dans ces trois domaines, la Chine continue de réduire l’écart et excelle désormais dans des secteurs tels que la fabrication de semi-conducteurs, le traitement vidéo et audio par IA et la vision aérienne.
  • Pékin accuse toutefois le plus grand retard dans le domaine de l’informatique quantique. L’Union est quant à elle nettement en retard par rapport aux États-Unis et à la Chine en matière de brevets radicalement innovants — avec des performances relatives légèrement meilleures dans le domaine quantique.
  • En ce qui concerne la diffusion de ces avancées, les innovateurs chinois et américains sont beaucoup plus rapides que leurs homologues européens pour reproduire les brevets novateurs d’autres pays. Les innovateurs européens mettent plus de deux fois plus de temps à reproduire les avancées américaines ou chinoises — que ce soit dans le domaine de l’IA, des semi-conducteurs ou du quantique.
  • Le fait que la reproduction chinoise soit presque aussi rapide que la reproduction américaine, même dans des domaines soumis à des contrôles stricts à l’exportation, est un autre signe de l’évolution rapide des capacités d’innovation de la Chine dans les technologies critiques.
  • La Chine se distingue par la diversité des entreprises et des institutions qui dominent le dépôt de nouveaux brevets. Aux États-Unis, les avancées sont fortement concentrées dans les grandes entreprises technologiques. Les brevets novateurs originaires de l’Union sont déposés par un mélange d’entreprises et de centres de recherche publics, le secteur des télécommunications étant plus dominant que dans d’autres régions.
  • En outre, la Chine progresse dans le domaine de l’innovation nationale en matière de recherche fondamentale. Cela lui confère un avantage, en particulier dans le domaine des semi-conducteurs, auquel elle a consacré des ressources énergétiques et financières très importantes.
  • Parallèlement, la fragmentation des marchés européens et leur dépendance à l’égard de la recherche publique limitent l’effet d’échelle et freinent la commercialisation. Pour combler cet écart, l’Europe doit intensifier la recherche et le développement dans les technologies critiques tout en intégrant davantage ses écosystèmes nationaux d’innovation.

Introduction

La suprématie dans les technologies critiques, en particulier l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs et l’informatique quantique, est devenue le dénominateur de la puissance économique et stratégique 12.

Ces technologies sont à la base de tout — des armes autonomes à la modélisation climatique.

Leur contrôle façonne les chaînes d’approvisionnement mondiales, la sécurité nationale et la résilience économique.

L’ascension de la Chine dans ces technologies a été si rapide que l’on pense généralement qu’elle a déjà rattrapé les États-Unis, lui assurant ainsi l’autonomie qu’elle recherche depuis longtemps 13. La sortie du modèle d’IA open source et rentable DeepSeek au début de l’année 2025, modèle révolutionnaire qui a surpassé les références des géants américains tels que Meta tout en contournant les restrictions à l’exportation de puces, a par exemple renforcé l’idée que la Chine était en passe de dépasser rapidement les États-Unis en matière d’innovation dans le domaine de l’IA. L’Union européenne est, quant à elle considérée comme à la traîne en matière de percées technologiques dans ces domaines 14.

Dans cette étude, nous montrons, à l’aide d’une analyse utilisant des grands modèles de langage (LLM) 15, où se situe la Chine par rapport aux États-Unis et à l’Union en matière d’IA, de semi-conducteurs et d’informatique quantique.

Nous classons les trois économies en fonction de leurs recherches fondamentales dans ces domaines et examinons la rapidité avec laquelle chacune reproduit les innovations brevetées par les autres pays. Cette question est importante car si ces retombées technologiques se produisent rapidement, elles peuvent atténuer les conséquences d’un manque de percées technologiques pour les pays ou les régions qui ne sont pas à la pointe.

Enfin, nous examinons les entreprises ou les instituts de recherche à l’origine de la plupart de ces percées — et la manière dont ils diffèrent en Chine, aux États-Unis et dans l’Union 16.

La Chine semble réussir dans les domaines de l’IA, des semi-conducteurs et de l’informatique quantique, mais avec quelques réserves.

Si l’Europe veut concevoir une stratégie d’innovation plus efficace dans ces technologies, il est essentiel de comprendre comment Pékin a pu gravir si rapidement les échelons de l’innovation et pourquoi l’Union a pris du retard. Une meilleure stratégie permettrait de réduire l’écart entre l’Union et les États-Unis et, dans de nombreux cas, entre l’Union et la Chine.

Où en est la Chine ?

Depuis 2019, le nombre de dépôts de brevets chinois dans les domaines de l’IA, des semi-conducteurs et de l’informatique quantique a explosé. Mais jusqu’en 2023, la Chine n’avait pas encore dépassé les États-Unis 17. En termes de brevets pour les « innovations radicales », la Chine se classe en deuxième position derrière les États-Unis dans les domaines de l’IA et des semi-conducteurs 18. L’Union occupe une lointaine troisième place — sauf dans le domaine des technologies quantiques, où elle est à peu près à égalité avec la Chine en termes d’innovations radicales, même si les deux sont encore très loin derrière les États-Unis.

Les progrès chinois sont particulièrement évidents dans le domaine des innovations radicales liées aux semi-conducteurs, suivi par l’IA et, dans une moindre mesure, par les technologies quantiques. Les États-Unis dominent clairement ce dernier domaine. Ils dominent également celui de l’IA, même si la Chine rattrape son retard.

En ce qui concerne les semi-conducteurs, la Chine semble avoir pris la tête, mais notre analyse ne tient pas compte de deux acteurs majeurs dans ce domaine : la Corée du Sud et Taïwan. C’est une donnée importante : ces deux pays sont plus proches de l’écosystème américain et l’alimentent avec des avancées qui ne sont pas prises en compte dans notre analyse.

Dans la mesure où la domination sur un domaine aussi vaste que l’IA, les semi-conducteurs ou l’informatique quantique n’est pas forcément révélatrice en soi, il est plus utile de mener une analyse des sous-domaines de ces technologies critiques pour donner un aperçu plus concret de l’état de l’art.

Intelligence artificielle

Dans le domaine de l’IA, tout d’abord, les progrès les plus importants qu’a connus la Chine ont été réalisés dans le domaine de la vision par ordinateur pour la surveillance et les systèmes autonomes ; si l’on additionne les innovations radicales dans ce domaine faites par l’Union européenne, la Chine et les États-Unis, la Chine est à l’origine de plus de 40 % d’entre elles. 

L’avantage comparatif de la Chine dans ces domaines s’est rapidement traduit par la mise en œuvre rapide d’une infrastructure numérique de ville intelligente qui traite quotidiennement des millions de points de données 19. Dans le domaine de l’IA pour les drones et les véhicules aériens, les entreprises chinoises sont en tête avec 55 % de l’ensemble des avancées réalisées en Chine, dans l’Union et aux États-Unis. La Chine a notamment été pionnière dans le domaine de l’intelligence distribuée pour la logistique (Swarm Intelligence), dépassant les États-Unis (de même que l’Union, qui est encore plus en retard 20).

Semi-conducteurs

Dans le domaine des semi-conducteurs, l’avance de la Chine repose sur des sous-domaines fortement orientés sur le hardware et la production.

La Chine y représente 65 % du total des brevets innovants déposés les trois espaces économiques considérés réunis ; elle porte une attention particulière à l’empilement 3D pour la mémoire haute densité 21. Cette technologie est essentielle pour les appareils d’IA de pointe, ce qui signifie que la Chine pourrait probablement produire des puces d’IA si elle n’était pas confrontée à d’autres contraintes, notamment en matière de lithographie 22. La mise à niveau rapide des puces chinoises s’est accompagnée d’un soutien gouvernemental très important, notamment via le programme « Made in China 2025 » 23. L’expansion chinoise, de la fabrication des semi-conducteurs à l’extraction des matériaux nécessaires à la robotique et à l’automatisation, reflète également une stratégie délibérée visant à internaliser des capacités auparavant importées, transformant la coordination industrielle en un multiplicateur technologique.

Quantique

Le domaine dans lequel la Chine semble le plus en retard est celui du quantique. Les États-Unis dominent la plupart des sous-domaines quantiques, en particulier l’informatique quantique. Néanmoins, la Chine excelle dans certains, tels que les systèmes à ions piégés pour les capteurs évolutifs qui améliorent la précision des mesures — l’une des applications de ces capteurs est la prévision des tremblements de terre 24.

Si la Chine a donc clairement progressé dans le domaine des technologies critiques, les États-Unis restent globalement dominants pour deux raisons.

Premièrement, les États-Unis ont tendance à dominer les sous-domaines les plus avancés, notamment l’apprentissage automatique, la conception de puces, l’ingénierie des matériaux et le contrôle des systèmes quantiques.

Deuxièmement, les États-Unis ont une structure plus verticalement intégrée, axée sur l’approfondissement de la spécialisation en matière d’algorithmes et de conception, qui peut ensuite servir de base à des percées technologiques dans le domaine du hardware.

Cette interconnexion accélère la diffusion entre technologies.

Par exemple, les améliorations algorithmiques dans le domaine de l’IA améliorent la conception des puces, tandis que les progrès en matière de contrôle quantique se répercutent sur les architectures informatiques. Les mêmes entreprises et institutions opèrent souvent au-delà de ces frontières, soutenant les cycles d’innovation même si la fabrication est délocalisée. Il en résulte un écosystème américain moins diversifié que celui de la Chine, mais difficile à reproduire car il conserve le contrôle des étapes de conception, d’optimisation et d’intégration des données, qui génèrent les retombées les plus importantes tout au long de la chaîne de valeur.

L’Europe reste forte dans certains sous-domaines — notamment la robotique, l’IA médicale, l’électronique de puissance, la lithographie et la photonique quantique — mais ces avantages sont clairement plus fragmentés et isolés que ceux des États-Unis et de la Chine. Des opportunités de rattrapage s’offrent toutefois à l’Union dans des niches complémentaires. 

Dans le domaine de la photonique quantique, elle détient 28 % des innovations radicales des trois espaces économiques envisagés — soit plus que la Chine.

En matière d’éthique de l’IA et de modèles explicables, l’Union est légèrement en retard avec 18 % contre 20 % pour la Chine ; elle est à l’initiative d’innovations dans les cadres d’atténuation des biais qui s’alignent sur le Règlement général sur la protection des données de l’Union, offrant une voie vers des normes exportables. Dans le domaine des semi-conducteurs, la part de 15 % de l’Europe dans la lithographie ne reflète pas la position d’avantage évidente renforcée par le quasi-monopole de la société néerlandaise ASML sur les outils de lithographie extrême ultraviolet 25.

En résumé, les avantages dont bénéficient les États-Unis et la Chine sont différents mais tous deux solides tandis que l’Union est à la traîne.

La concentration de la Chine sur les technologies liées à la fabrication soutient sa capacité à se développer selon une logique d’expansion industrielle. Les États-Unis parviennent à un retour d’information rapide entre la conception et l’application grâce à une intégration étroite. Le profil plus plat de l’Europe reflète une excellence dans des domaines individuels, mais une faible connectivité. En d’autres termes, l’Europe fait preuve de profondeur sans densité ni capacité de faire jouer l’effet d’échelle de son marché.

Quelles entreprises stimulent l’innovation ?

Les écosystèmes d’innovation en Chine, aux États-Unis et dans l’Union diffèrent considérablement. Les innovateurs chinois sont beaucoup plus diversifiés que leurs homologues américains, tandis que l’Europe se situe entre les deux, même si elle s’appuie davantage sur les centres de recherche publics.

Aux États-Unis, les entreprises technologiques dominent tout le spectre des innovations radicales.

Microsoft, IBM, Intel et Qualcomm se distinguent par leur implication dans plusieurs technologies critiques, tandis que Micron Technology, Google et Amazon figurent également parmi les dix premiers innovateurs américains en termes de nombre de brevets novateurs. Cette forte concentration dans le domaine technologique présente un risque, mais offre également l’avantage de favoriser les synergies. En outre, cet écosystème concentré, soutenu par le plus grand marché de capital-risque au monde, garantit une commercialisation rapide, même s’il risque de cloisonner l’innovation dans le domaine numérique, plutôt que de la diversifier dans tous les secteurs.

Les entreprises américaines sont les plus performantes dans les domaines de la conception et des logiciels. En particulier, les entreprises d’IA telles que Microsoft, Google, IBM et Nvidia sont à la pointe des avancées en matière d’apprentissage automatique et de traitement automatique des langues, tandis qu’Amazon se concentre sur le traitement automatique appliqué. Dans le domaine des semi-conducteurs, les entreprises américaines innovent davantage que les entreprises chinoises ou européennes en matière de conception de puces, de matériaux et d’électronique de puissance — Intel, Qualcomm, Applied Materials et Micron ayant mis en place un réseau dense de coopération tout au long de la chaîne de valeur 26.

Dans le domaine de l’informatique quantique, IBM, en collaboration avec certaines universités clefs, est à la pointe dans le domaine du hardware et des systèmes de contrôle — combinant recherche et commercialisation précoce de produits.

Ces liens entre l’IA, les semi-conducteurs et les technologies quantiques ont de fortes retombées intersectorielles et aident les nouvelles idées à passer rapidement des laboratoires au marché. Par exemple, la puce quantique Willow de Google, construite à partir de semi-conducteurs avancés et d’une correction d’erreurs par IA, permet une mise à l’échelle rapide des qubits pour les simulations de batteries et de médicaments, grâce à des outils open source qui accélèrent la mise sur le marché, en quelques minutes, d’idées issues des laboratoires — une tâche qui dépasse les capacités des supercalculateurs classiques 27.

La forte concentration d’entreprises technologiques dans l’écosystème américain de l’innovation pour les technologies critiques met en évidence la véritable force des États-Unis : l’intégration profonde de la recherche, de l’ingénierie et de la commercialisation. Cela permet de traduire la science de pointe en technologies pouvant être mises à l’échelle. C’est particulièrement vrai pour les technologies critiques dont les écosystèmes se renforcent mutuellement : l’IA dépend de puces avancées et les progrès dans le domaine du quantique reposent sur la conception assistée par l’IA.

Mais la concentration de la recherche fondamentale dans quelques entreprises a également ses limites.

Premièrement, les petites innovations sont facilement captées par les grandes entreprises technologiques, ce qui peut freiner l’émergence de nouvelles pistes et conduire à une dépendance technologique. En d’autres termes, la domination des grandes entreprises technologiques, bien que positive en termes de synergies, peut découler de l’innovation réalisée par de petits acteurs qui ne peuvent rivaliser avec ces entreprises et sont rapidement rachetés par ces dernières — ce qui rend difficile l’accès à d’autres voies d’innovation.

Deuxièmement, les domaines d’excellence scientifique ont tendance à être étroitement liés aux besoins de ces entreprises — les technologies numériques et algorithmiques — mais accordent moins d’attention aux applications industrielles et au hardware.

L’écosystème technologique critique américain est donc performant mais étroit. Pour rester en tête, les États-Unis ne pourront peut-être pas se contenter de maintenir leur vitesse et leur potentiel en matière de recherche et développement — à moins de favoriser une participation plus large de l’ensemble des industries.

Contrairement aux États-Unis, la Chine dispose d’un mixte équilibré d’entités privées et publiques.

Mais ce qui la distingue vraiment, c’est la participation d’entreprises très différentes issues de secteurs variés, ce qui rend l’écosystème plus diversifié et permet différentes formes de synergies.

Si Huawei domine les trois domaines de pointe — IA, puces et quantique, ce qui souligne son importance — les types d’entreprises travaillant dans ceux-ci sont beaucoup plus variés qu’aux États-Unis.

Les champions de l’innovation dans le domaine des semi-conducteurs (TCL Technology, Changxin Memory, Yangtze Memory et SMIC) coexistent avec des géants des télécommunications tels que Huawei, mais des avancées décisives proviennent également par exemple de Ping An, une compagnie d’assurance à la pointe des innovations en matière d’IA pour l’analyse prédictive dans le domaine de la santé 28.

Les plateformes technologiques telles que Tencent et ByteDance innovent également dans le domaine de l’IA pour le traitement vidéo, tout comme les acteurs de la robotique Autel et UBTECH, pionniers des capteurs quantiques pour l’automatisation industrielle. L’entreprise d’articles ménagers Haier contribue quant à elle à l’efficacité du refroidissement des centres de données.

Cette diversité, qui couvre plus de 15 domaines où l’industrie et le monde universitaire sont étroitement liés — notamment via les hubs de l’université Tsinghua — permet une diffusion dans des domaines tels que l’IA pour la surveillance et la logistique du commerce électronique. Le modèle chinois encourage toutes les entreprises à mener des activités approfondies de R&D, grâce à des programmes de politique industrielle tels que « Little Giants » 29.

L’écosystème plus diversifié de la Chine présente donc un avantage différent de celui des États-Unis : il allie politique industrielle et expérimentation du marché.

Le financement public et la coordination fournissent une orientation, tandis que les entreprises privées se font concurrence pour proposer des applications pratiques à grande échelle. Il en résulte une base d’innovation en rapide évolution qui relie les technologies numériques à la fabrication, conformément aux priorités nationales.

L’Europe s’appuie davantage sur les centres de recherche publics, notamment dans le domaine de la physique quantique, où des institutions telles que le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) en France et des universités 30 sont à la pointe de l’innovation, générant 60 % des innovations radicales de l’Union dans ce domaine. La participation des entreprises privées est toutefois plus limitée qu’aux États-Unis et en Chine, en particulier dans les domaines de l’IA et des semi-conducteurs. Il existe toutefois des exceptions notables, comme Ericsson et Nokia dans le domaine de l’IA pour l’informatique 5G, ou encore Infineon, qui représente 42,9 % du total des innovations chinoises, européennes et américaines dans le domaine des semi-conducteurs de puissance 31.

L’Europe compte également deux entités qui excellent dans ces trois domaines : l’entreprise suédoise Ericsson et le CEA français. Bien que de nature très différente — une entreprise privée de télécommunications et un centre de recherche public —, ces deux entités ont des points communs très importants : des dépenses de R&D supérieures à celles de leurs homologues 32 et une coopération étroite avec d’autres leaders de la recherche 33.

Malgré ces exemples relativement réussis, la réalité est que le nombre et l’ampleur des avancées européennes dans le domaine des technologies numériques sont inférieurs à ceux de la Chine et des États-Unis.

Cette situation est probablement liée à l’absence d’un marché intégré pour la recherche fondamentale et à la fragmentation du marché unique — qui limite la capacité des entreprises à commercialiser leurs innovations de manière rentable.

La vitesse des retombées technologiques est rapide pour la Chine et les États-Unis, lente en Europe

Si la concurrence pour les premières places en matière de brevets novateurs est importante, la capacité à reproduire les grandes idées innovantes l’est tout autant.

Afin d’évaluer la manière dont la Chine, l’Union et les États-Unis reproduisent les avancées technologiques dans les domaines critiques, nous avons mené avec Robin Schindowski une analyse des retombées technologiques 34.

Pour l’Europe, les résultats sont très négatifs.

Dans ce contexte, les retombées font référence à la diffusion de nouvelles technologies ou d’idées d’une région à d’autres. Elles sont calculées en mesurant le délai entre la publication d’un brevet original et radicalement novateur et l’apparition de technologies similaires dans des brevets d’autres régions.

Parmi les trois technologies critiques analysées, c’est l’IA qui se diffuse le plus rapidement.

La Chine excelle dans la reproduction des brevets novateurs des États-Unis ou de l’Union, reproduction faite en seulement six mois. Les flux bidirectionnels entre les États-Unis et la Chine (par exemple, les conceptions de Nvidia inspirant des alternatives Huawei) sont assez évidents, car les États-Unis reproduisent également rapidement les brevets chinois. En ce qui concerne les puces, la Chine est environ deux fois moins rapide que dans les domaines de l’IA et du quantique pour reproduire les brevets américains — cette lenteur relative est à relier au fait que la plupart des contrôles à l’exportation américains concernent les semi-conducteurs 35.

Les pays de l’Union, quant à eux, mettent entre 18 et 24 mois pour reproduire les innovations chinoises ou américaines, qu’il s’agisse d’IA, de puces ou de technologie quantique. Il est intéressant de noter que les innovateurs européens mettent un peu moins de temps à reproduire les nouveaux brevets chinois que les nouveaux brevets américains, en particulier dans les domaines de l’IA et de la technologie quantique. En ce qui concerne les puces, le retard de reproduction de l’Union est à peu près le même pour les brevets américains et chinois.

La reproduction beaucoup plus lente des brevets américains ou chinois par l’Europe est clairement un problème. Ce problème est encore aggravé par le fait que, au sein de l’Union, la vitesse de reproduction est également très lente. En d’autres termes, le temps moyen nécessaire pour qu’une innovation d’un pays de l’Union soit reproduite par un innovateur d’un autre pays de l’Union est aussi long, voire plus long, que le temps nécessaire à un innovateur européen pour reproduire un brevet chinois — la reproduction des innovations américaines restant la plus lente.

Ce constat est aussi frappant qu’inquiétant et mérite une analyse plus approfondie des raisons qui l’expliquent.

Notre analyse de la fragmentation dans les domaines de l’excellence en matière de recherche en Europe, ainsi que des différences entre les profils de ses innovateurs par rapport à ceux des États-Unis et de la Chine, offre quelques indices :

  1. La dépendance de l’Union à l’égard des fonds publics, comparée à la profondeur des marchés américains du capital-risque — les investissements privés étant la principale source de financement des technologies critiques aux États-Unis ;
  2. L’absence dans l’Union d’entreprises technologiques disposant de liquidités importantes, capables de se lancer dans des projets d’innovation et de reproduction audacieux ;
  3. La complexité linguistique et réglementaire de l’Union ainsi que les normes de protection des données potentiellement excessives ;
  4. La fragmentation du marché unique et les difficultés à passer à l’échelle lors de la commercialisation des innovations sont certainement des facteurs pertinents 36.

Recommandations

Les États-Unis continuent de dominer la production d’innovations radicales dans les domaines de l’IA, des semi-conducteurs et de l’informatique quantique, grâce à un écosystème concentré de très grandes entreprises technologiques privées qui excellent dans des sous-domaines à forte valeur ajoutée et favorisent une commercialisation rapide. Ce modèle soutient 35 à 40 % des innovations radicales en Chine, dans l’Union et aux États-Unis, transformant les percées théoriques en industries pesant plusieurs milliers de milliards de dollars.

La Chine s’est imposée comme un redoutable concurrent, se plaçant en deuxième position ; elle s’illustre notamment dans la fabrication de semi-conducteurs et dans certaines applications de l’IA comme la surveillance vidéo et les essaims de drones aériens. Cela est dû à son modèle hybride et à son passage à l’échelle soutenu par l’État, qui lui permettent d’absorber et d’adapter rapidement les avancées technologiques.

En revanche, malgré ses points forts dans la photonique quantique et l’IA explicable, l’Union génère beaucoup moins d’innovations que les États-Unis ou la Chine et peine à tirer parti des retombées, ce qui limite sa capacité à suivre le rythme. Si l’Europe domine certains créneaux, comme le monopole d’ASML sur la lithographie extrême ultraviolet, la fragmentation de l’innovation constitue un inconvénient évident.

Cette disparité pourrait s’aggraver si l’Union ne redouble pas rapidement d’efforts pour innover davantage dans les technologies critiques et créer les écosystèmes appropriés permettant de reproduire plus rapidement les avancées technologiques. Elle doit également augmenter le nombre d’innovateurs. Le financement est un aspect important du rattrapage rapide de la Chine par rapport aux États-Unis ; or, ironiquement, l’Union dépense plus que la Chine en recherche fondamentale : 47,5 milliards de dollars en 2024, contre 34,7 milliards de dollars pour la Chine 37. Cependant, la croissance des dépenses de recherche fondamentale en Chine est deux fois supérieure à celle de l’Union (plus de 10 % contre 5 %). En d’autres termes, la convergence est très rapide.

Pour aller plus loin, la Chine a renforcé sa politique industrielle, en accordant une attention particulière aux technologies critiques, notamment aux semi-conducteurs. La poussée chinoise dans ce domaine a commencé avec un plan directeur de politique industrielle lancé en 2015, Made in China 2025. L’effort industriel dans le domaine des puces a été financé par deux initiatives majeures, le Big Fund I et le Big Fund II, qui ont mobilisé l’équivalent de 90 milliards de dollars 38.

Les résultats de ces efforts commencent maintenant à se faire sentir. La Chine a progressé, en particulier dans la fabrication de puces, mais des défis subsistent en matière de conception. De manière plus générale, les économies d’échelle considérables réalisées par la Chine facilitent la commercialisation de la recherche fondamentale, avec des produits déployables pour lesquels il existe un vaste marché unique, en plus de l’énorme machine d’exportation chinoise.

Si la politique industrielle est un facteur important de la dynamique d’innovation de la Chine, il convient toutefois d’éviter tout jugement simpliste attribuant le succès du pays à d’importantes subventions. La politique industrielle chinoise aligne stratégiquement les objectifs à long terme définis dans les plans quinquennaux avec des mécanismes de mise en œuvre flexibles, notamment la sélection d’entreprises spécialisées par le biais de programmes tels que « Little Giants ». Ces programmes donnent la priorité à un développement marqué de la R&D et à la concentration sectorielle afin de canaliser efficacement les ressources vers différentes technologies, y compris les domaines critiques que nous avons analysés. Les leviers politiques comprennent également des allègements fiscaux pour la R&D et soulignent la capacité de la Chine à prendre la tête dans des domaines ciblés.

L’Union ne peut pas copier la politique industrielle de la Chine en raison de différences institutionnelles marquées, mais elle doit faire davantage en matière d’innovation. Une leçon essentielle pour l’Europe est que, dans un monde où le passage à l’échelle et la vitesse définissent le leadership technologique, une forme fragmentée d’excellence risque de devenir obsolète. Le dynamisme du secteur privé américain et l’agilité chinoise — orchestrée par l’État — contrastent avec la prudence de l’Europe en matière de réglementation. Sans réforme, l’Union continuera de perdre du terrain face aux États-Unis et à la Chine.

En tirant les leçons de l’ascension de la Chine, notamment en ce qui concerne la précision de ses subventions, son efficacité à exploiter les retombées technologiques et son dynamisme intersectoriel, l’Union peut remodeler ses politiques d’innovation. Elle doit également se concentrer, bien plus que les États-Unis et la Chine, sur l’échelle de son marché, non seulement pour les biens et les services, mais aussi pour l’innovation.

L’Europe devrait mettre en œuvre une stratégie multiforme visant à renforcer la recherche fondamentale tout en accélérant la diffusion des innovations, en renforçant l’intégration du marché unique et les liens entre recherche et commercialisation. Outre le financement, cela nécessite une refonte institutionnelle, s’inspirant de manière sélective du modèle industriel chinois, notamment en ce qui concerne l’accent mis sur l’innovation, tout en préservant les valeurs d’ouverture et de durabilité de l’Union.

Nous proposons ces cinq recommandations essentielles.

  1. À l’échelle de l’Union, des environnements de test devraient être mis en place pour l’octroi de brevets et le transfert de technologies. Ces environnements réglementaires dédiés favoriseraient la collaboration transfrontalière en matière de recherche et réduiraient les obstacles bureaucratiques qui font actuellement que les délais de reproduction en Europe sont deux fois plus longs qu’en Chine.
  2. Le financement de la recherche par l’Union (Horizon Europe) devrait peut-être se concentrer davantage sur les technologies critiques, en particulier sur leur déploiement, en intégrant des incitations financières directes pour les entreprises privées afin qu’elles élaborent des prototypes et commercialisent les innovations — à l’instar des subventions chinoises qui ont propulsé l’écosystème des semi-conducteurs de ce pays.
  3. Il est essentiel de tirer parti des marchés publics pour stimuler la demande. En exigeant l’intégration de technologies critiques dans les contrats publics — de l’IA dans les services publics aux communications quantiques sécurisées dans les infrastructures —, l’Union peut créer des marchés immédiats qui permettent de faire passer les innovations du laboratoire au déploiement, favorisant ainsi le cercle vertueux de la diffusion des produits et du réinvestissement qui soutient l’avantage actuel de la Chine sur l’Union. Le secteur des marchés publics de l’Union, qui représente 2 000 milliards d’euros, pourrait être élargi grâce à un « mandat sur les technologies critiques » qui exigerait que 30 % des contrats (dans les domaines de la défense et des transports par exemple) intègrent des technologies d’IA ou des semi-conducteurs provenant de l’Union d’ici 2028, avec des sanctions en cas de non-respect.
  4. Un Observatoire européen des technologies critiques — éventuellement sous l’égide de la Commission européenne — devrait être créé afin d’assurer un suivi en temps réel des tendances mondiales en matière de brevets. Il permettrait de mettre en place des stratégies proactives de « suiveur rapide » pour identifier et reproduire les innovations à fort potentiel.
  5. Enfin, la volonté de l’Europe d’augmenter ses dépenses militaires, mais aussi de mieux les intégrer, devrait créer une demande pour les technologies à double usage.

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