URL du flux RSS

Abonnés Accès libre Actu Economie Guerre

▸ les 10 dernières parutions

07.08.2025 à 18:00

Pourquoi les économistes ne semblent-ils plus comprendre la réalité ? une conversation avec Jonathan Levy

Matheo Malik

« La science économique a cessé d'étudier l'économie. »

À partir de cette affirmation, l’historien du capitalisme Jonathan Levy cherche à redéfinir cette discipline non pas à partir d’une méthode, mais d’un sujet.

En relisant Veblen, Fischer et Keynes — mais aussi Freud et Wittgenstein — il construit une définition de l’économie capitaliste qui remet au centre le concept de stock.

Pour comprendre son ambitieux projet de refondation théorique, nous l’avons rencontré.

L’article Pourquoi les économistes ne semblent-ils plus comprendre la réalité ? une conversation avec Jonathan Levy est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (8697 mots)

Vous commencez votre livre en affirmant que, contrairement à toutes les autres sciences humaines et sociales, l’économie n’a pas de sujet. Elle se définit par sa méthode, qui a permis à cette discipline d’empiéter sur les autres. Pouvez-vous revenir sur cette affirmation fondatrice ?

Si l’on veut comprendre pourquoi la science économique ne s’est jamais véritablement intéressée à l’objet « économie » ou a cessé d’étudier l’économie, il faut analyser son développement dans les années 1930, avec la montée d’une tradition microéconomique qui a fait des choix humains dans certaines conditions, comme la rareté, sa principale préoccupation. Lorsqu’on évoque les années 1930, on pense souvent à Keynes et à la Théorie générale, qui ont généré une tradition et un discours sur l’économie, en macroéconomie et dans le discours public. Il s’agit de l’économie qui croît, qui se développe et où l’emploi et le chômage peuvent être mesurés par des statistiques telles que le PIB.

De nombreux chercheurs, et peut-être surtout Timothy Mitchell, ont affirmé que l’économie avait été « fixée » dans la période d’après-guerre dans le cadre d’un tel discours macroéconomique et quantitatif. Mais si l’on regarde du côté universitaire, dès les années 1960, c’est la tradition microéconomique prend le pas sur la tradition macroéconomique. Et dans les années 1970, une tendance dominante de l’économie anglo-américaine orthodoxe était que la macroéconomie devait être « micro-fondée » et enracinée dans une économie du choix individuel.

Par conséquent, lorsqu’il s’agissait de choisir un sujet, c’était toujours quelque chose d’autre que l’économie, quelle que soit la définition que nous en donnions. Et comme le choix humain est un phénomène qui se produit dans de nombreux domaines différents — l’économie, la société, la culture, la famille, la politique — cela a permis à l’économie de revendiquer un vaste territoire d’application. Il s’agit là d’une première approche de la question.

La deuxième concerne l’importance accordée, au sein de la science économique, à la méthode — ou plutôt au raffinement et à l’affinement des méthodes. De nombreux historiens de l’économie et de nombreux économistes eux-mêmes ont souligné que différentes méthodes étaient au cœur de la discipline — qu’il s’agisse de l’individualisme méthodologique, d’un postulat de rationalité ou d’une préférence pour des formes quantitatives de preuves et d’interprétation par rapport à des formes qualitatives. Or il me semble plutôt que la véritable continuité au sein de cette discipline a été un engagement en faveur de la méthode plutôt que du sujet, et cela a été vrai même lorsque les méthodes ont été révolutionnées ou ont évolué de manière spectaculaire.

À la fin du XXe siècle, la science économique dominante était une discipline hautement théorisée, voire même « sur-théorisée ». Mais au cours des vingt dernières années, avec ce que l’on appelle la crédibilité ou la « révolution empirique », l’économie est devenue, précisément, très empirique. Au point qu’on peut dire qu’elle est aujourd’hui plutôt « sous-théorisée ». Pour autant, l’intérêt porté à la méthode par rapport au sujet n’a pas changé chez les économistes. 

Ainsi, d’un côté, le vrai sujet de la discipline a été moins l’économie que le choix humain. De l’autre, l’économie s’est davantage concentrée sur le développement de méthodes que sur l’étude d’un sujet, quel qu’il soit.

Dans les années 1970, une tendance dominante de l’économie anglo-américaine orthodoxe était que la macroéconomie devait être « micro-fondée » et enracinée dans une économie du choix individuel.

Jonathan Levy

Votre livre est divisé en deux parties : l’une est une critique de la science économique telle qu’elle s’est développée, l’autre s’attelle à la construction d’une alternative. Comment comprendre cette division et quel est le lien entre tous les sujets que vous — l’incertitude radicale, le profit, le capitalisme, l’égoïsme et l’altruisme, le capital primitif ?

Permettez-moi de répondre à vos questions en disant d’abord quelques mots sur le titre du livre.

Le terme « économie réelle » est issu de l’économie de l’après-guerre. À l’époque, les économistes tentent de modéliser l’économie. Pour développer le modèle qui aurait la traction analytique qu’ils préféraient, il fallait exclure certains phénomènes. Ce qui fut surtout exclu, c’était l’argent. Si vous demandiez à n’importe qui : « L’argent fait-il partie de l’économie ? », on vous répondrait : « Bien sûr que oui ». Les économistes le savaient bien sûr, mais le terme « d’économie réelle » désignait non pas une économie réaliste mais tout ce que les économistes étaient prêts à exclure pour obtenir la traction analytique qu’ils voulaient, par le biais des méthodes qu’ils avaient choisies.

Au fil des années, l’économie a fait l’objet de nombreuses critiques. Il y a les critiques selon lesquelles elle était méthodologiquement défaillante ou encore une critique idéologique de l’économie, du travail qu’elle fait pour légitimer idéologiquement les structures et les hiérarchies existantes en son sein. 

Ma critique porte davantage sur le fait que la science économique est incomplète.

Si l’on veut étudier l’économie, on ne peut pas ignorer les développements de la discipline au cours des XXe et XXIe siècles, il fallait les intégrer à la réflexion. Pour moi, la question était de savoir comment s’engager dans la discipline de manière à développer un compte rendu de l’économie incluant les phénomènes que nous devrions à juste titre considérer comme en relevant : la monnaie est sans doute l’exemple le plus frappant. Idéalement, cette description de l’économie devrait permettre de l’étudier à partir d’une variété de méthodes et de disciplines différentes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la science économique.

Chaque chapitre de la première partie du livre traite donc d’un phénomène qui a souvent, sinon toujours, été exclu par l’économie dominante au fil des ans.

Chaque chapitre se concentre sur l’un de ces phénomènes pour pouvoir établir ensuite une théorie de l’économie. Il y a un chapitre sur la monnaie, un sur l’incertitude, un autre sur l’altruisme, un sur l’entreprise du point de vue de la souveraineté et un autre sur l’irrationalité. Beaucoup de ces chapitres sont également historiques. Ils travaillent souvent en historicisant des phénomènes considérés comme acquis par les économistes. Beaucoup de ces chapitres, par exemple, discutent de la signification du « profit » et tentent de l’historiciser — qu’il s’agisse du profit comme motif ou de la catégorie comptable du profit.

La deuxième partie du livre tente de donner une définition constructive de ce qu’est l’économie.

Mon objectif n’est pas d’essayer d’offrir une théorie transhistorique sur laquelle tout le monde puisse s’accorder indéfiniment et en tout lieu, mais plutôt d’offrir une théorie de l’économie qui est elle-même contingente et historique, et ouverte à des critiques productives, à la fois théoriques et empiriques. 

Bien sûr, je défends la théorie de l’économie que je donne, mais mon ambition est de fournir une théorie qui peut être lue et pensée en même temps qu’elle est critiquée. Il n’est pas possible de donner une définition abstraite et définitive de l’économie : à des moments donnés, dans des lieux différents et pour des usages différents, on peut souhaiter disposer de différentes définitions de l’économie.

La science économique est incomplète.

Jonathan Levy

Vous vous définissez comme un pragmatique. Veblen et Keynes sont des figures centrales de votre livre. Comment définiriez-vous le pragmatisme en tant qu’historien, et en quoi Keynes et Veblen appartiennent à ce courant ?

Veblen est considéré comme l’un des plus éminents pragmatistes classiques américains. Il a obtenu deux doctorats et a commencé par étudier la philosophie à l’université Johns Hopkins, où il était camarade de classe de John Dewey, qui est également considéré comme l’un des plus importants pragmatistes américains classiques, avec Charles Sanders Peirce et William James. 

Veblen a obtenu son doctorat en philosophie à Yale et a rédigé une thèse sur la Critique du jugement de Kant. Il obtient ensuite un second doctorat en économie politique à Cornell puis se rend à Chicago, où John Dewey était membre du département de philosophie et George Herbert Mead, un autre pragmatiste important, membre du département de sociologie. Plus que Boston, Chicago a donc été l’endroit le plus important pour le développement du pragmatisme américain classique.

Le pragmatisme de Veblen, et celui auquel j’adhère également, présente certaines caractéristiques assez nettes.

Premièrement, il est historique et évolutif. Il replace tous les concepts dans leur contexte historique. Deuxièmement, il évalue la signification des concepts en fonction de leur utilisation. Veblen voulait proposer une théorie de l’économie qui ne transcende pas l’époque et le lieu où il vivait, qui ne soit pas axiomatique, mais qui soit dérivée de l’expérience de la vie économique et qui puisse être utilisée pour mieux comprendre et changer l’économie dans laquelle il vivait. Le sens le plus minimal du pragmatisme serait donc simplement une ouverture et un engagement à l’égard de la contingence et de l’historicité de tout concept.

Le pragmatisme américain classique s’appuie sur la notion de « méthode scientifique ». Il s’agit d’une sorte « d’empirisme radical », comme l’a dit James, et, dans le même temps, d’une philosophie ouverte à l’expérimentation conceptuelle et qui apprécie réellement l’importance des concepts et de leurs relations avec notre vie pratique.

Je pense — et je ne suis pas le seul à faire ce rapprochement — qu’il existe de réelles résonances entre le pragmatisme de Veblen et la perspective philosophique de Keynes. Keynes venait de Cambridge, où il a écrit son Traité sur les probabilités, qui était profondément imprégné des débats philosophiques entre Bertrand Russell, George Edward Moore et surtout Ludwig Wittgenstein. La façon la plus utile de lire Keynes d’un point de vue philosophique est de le faire à travers Wittgenstein et surtout la philosophie tardive de Wittgenstein, qui souligne à nouveau l’idée que les concepts, et notre activité conceptuelle, sont enracinés dans des formes de vie qui évoluent et changent au fil du temps.

Le capitalisme est au cœur de votre livre, qui intervient après votre magistrale Histoire du capitalisme américain. Vous suggérez que nous devrions comprendre le capitalisme comme un processus, tout en suggérant que le marxisme et le néoclassicisme sont « incomplets ». Qu’entendez-vous par là ?

En fin de compte, il n’y a que deux manières de faire de l’économie.

J’appelle la première l’économie de la richesse et la seconde l’économie de la valeur ou de la valeur relative.

Commençons par la deuxième. Dans les trois premiers chapitres de son ouvrage La richesse des nations, Adam Smith décrit le processus de croissance, un processus par lequel l’étendue du marché, la division du travail et les gains du commerce conduisent à une plus grande production de richesses. Mais après ces trois chapitres, Smith pose une question différente : quel est le prix relatif ou la valeur relative de deux marchandises ? Comment savoir, lors d’un échange, quel est le prix d’une marchandise par rapport à l’autre ? C’est une question très différente de celle qu’il a posée dans les trois premiers chapitres. C’est en réalité une question de justice distributive qui remonte à Aristote. En ce sens, l’économie néoclassique est une économie de la valeur relative. Son analyse centrale est le marché, et elle cherche à comprendre la valeur relative de deux ou plusieurs marchandises lorsqu’elles sont échangées en même temps sur le même marché. Elle cherche une réponse qui soit axiomatique et qui puisse transcender le temps et le lieu.

L’autre tradition est celle de l’économie de la richesse, qui s’intéresse à une dynamique différente, la dynamique cumulative de la création, de la production, de la distribution et de la consommation de la richesse au sein d’une économie donnée. Mon livre s’inscrit dans cette tradition de l’économie de la richesse et, pour comprendre le capitalisme, je commence par me demander ce qu’est le capital et ce qui fait du capital une forme distincte de richesse. La réponse est qu’il s’agit d’une richesse évaluée d’une manière particulière, par rapport à un profit futur ou vers la fin de la réalisation d’un profit, et c’est à ce moment que la valeur entre en jeu en tant que processus actif se produisant dans le temps historique réel. La tradition économique sur laquelle je me concentre correspond donc à une enquête sur ce qu’est la richesse et sur la dynamique de la richesse dans le temps.

La façon la plus utile de lire Keynes d’un point de vue philosophique est de le faire à travers Wittgenstein.

Jonathan Levy

S’il est aisé d’affirmer que le néoclassicisme se préoccupe de la question de la valeur relative, le marxisme est plus difficile à caractériser. Je pense que personne n’a vraiment réussi à intégrer une économie de la richesse à une économie de la valeur, mais la tentative de Marx — avec, pour la richesse, sa loi d’accumulation capitaliste et, pour la valeur, sa théorie de la valeur-travail — est à mes yeux la tentative la plus fructueuse. J’estime néanmoins que la théorie de la valeur-travail, même dans les mains de Marx, souffre de bon nombre des mêmes défauts que la théorie marginaliste néoclassique de la valeur — même s’il s’agit de théories très différentes de la valeur relative, bien entendu.

Cependant, la théorie de la valeur-travail de Marx n’est pas aussi anhistorique que la théorie néoclassique de la valeur. La prémisse de la théorie de la valeur-travail de Marx était en effet d’affirmer une relation avec le passé, la valeur de la marchandise étant déterminée par la quantité de temps de travail socialement nécessaire qu’elle contenait dans le passé.

Or pour comprendre le capital, il faut comprendre une relation de valeur avec un avenir incertain, et non une relation passée, définie par le travail durant le processus de production. Cela nous ramène à la compréhension pragmatiste de la contingence et de l’incertitude de tous les phénomènes. Elle va donc dans une direction différente de celle du néoclassicisme, mais aussi du marxisme. La construction analytique permet de comprendre comment le présent est lié à un avenir incertain et les processus par lesquels cette relation temporelle se déploie.

Vous construisez votre théorie du capitalisme sur deux éléments : l’incertitude radicale et le profit. Ces deux éléments, ainsi que le capitalisme lui-même, ont une relation étroite avec le temps — un élément qui reste abstrait, dites-vous, dans « l’économie réelle » telle que définie par l’économie néoclassique. Pouvez-vous revenir sur cette centralité du temps ?

Le temps est l’élément le plus important de ma théorie de l’économie, et cela vient probablement de ma formation disciplinaire. Je pense que l’histoire, parmi toutes les disciplines des sciences sociales, est la plus axée sur un sujet. Les historiens discutent bien sûr des méthodes, et il y a des moments d’innovation méthodologique, des « vagues » et des « tournants » dans l’histoire. Mais nous avons tendance à emprunter des méthodes de manière assez éclectique et à entretenir une promiscuité avec une variété de disciplines différentes. Cependant, nous nous concentrons toujours sur le même sujet : le temps. Les historiens étudient les processus temporels. Nous avons une compréhension très sophistiquée de la temporalité, et je pense que, comme vous le suggérez, les méthodes qui me frustrent le plus sont celles qui empêchent de voir ou d’apprécier le temps historique à l’œuvre dans l’économie. Le temps est l’élément fondamental du livre : en découle l’accent mis sur l’incertitude, en particulier dans le cadre du capitalisme.

Il s’agit en effet d’une caractéristique spécifique du capitalisme, qui oriente nécessairement le présent économique, en particulier en termes de valorisation, vers l’avenir. Bien sûr, l’économie a une façon de comprendre l’avenir, de le rendre lisible, qui est la distinction entre risque et incertitude. Le risque correspond à des probabilités connues, quantifiables et calculables, tandis que l’incertitude fait référence à des éventualités qui ne peuvent pas être calculées, et l’économie a pu obtenir une traction analytique en conceptualisant l’avenir comme étant adapté aux probabilités mathématiques.

Le premier chapitre du livre, consacré à l’incertitude radicale, propose ainsi une lecture de Keynes et de l’accent mis par Keynes sur le fait que l’incertitude radicale correspond aux événements futurs qui ne peuvent être soumis aux probabilités. Or c’est précisément cette incertitude radicale qui fait réellement avancer le capitalisme. Il s’agit là d’un autre élément constitutif du livre : la définition de l’incertitude radicale en tant que facteur fondamental de la modernité capitaliste.

Outre le temps, vous abordez un autre aspect de la « réalité » : les motivations humaines. Vous montrez en effet qu’il y a toujours quelque chose de plus dans l’économie, des motivations qui ne sont pas seulement des motivations de profit, mais qui s’accordent finalement avec les logiques de l’économie, et donc du capitalisme. Pourquoi avoir consacré un chapitre à part entière du livre aux notions d’égoïsme et d’altruisme ?

J’ai essayé d’expliquer comment le livre oppose une économie de la richesse à une économie de la valeur, donc le marché est l’élément analytique central. Or il est important de pouvoir penser l’économie indépendamment du marché. Le marché, d’un point de vue généalogique, était un lieu. En tant que lieu, vous pouvez être à l’intérieur ou à l’extérieur du marché, de manière binaire. Lorsque c’est l’élément central pour comprendre l’économie, il devient très facile d’analyser et de séparer des choses qui, dans la pratique, ne devraient pas être analysées de manière séparée. On commence alors à penser que la motivation humaine, l’égoïsme et l’altruisme, sont binaires. Au contraire, je pense que nous avons besoin d’analyses qui englobent la coexistence et la tension entre des motivations concurrentes. Ce n’est pas que nous ne devions pas définir les motivations en tant que telles, mais nous avons besoin de catégories analytiques qui peuvent nous aider à déceler la présence de différentes motivations comme faisant partie de la discipline économique.

C’est l’incertitude radicale qui fait réellement avancer le capitalisme.

Jonathan Levy

Le chapitre sur l’égoïsme et l’altruisme se concentre sur les entreprises à but lucratif et non lucratif.

Tout au long du XXe siècle, les entreprises à but non lucratif telles que les universités privées américaines ont été d’extraordinaires accumulateurs de richesse. Mais il est également vrai que les universités sont des espaces où l’activité intentionnelle en jeu n’est pas nécessairement motivée par le profit. Néanmoins, elles continuent d’accumuler des milliards et des milliards de dollars. Lorsqu’on s’intéresse à la richesse et aux institutions comme les entreprises, mais aussi les États et les ménages, qui accumulent de la richesse, la produisent, la redistribuent et la consomment, on peut dire qu’il existe une grande variété de motivations humaines qui s’intègrent, au moins dans une certaine mesure, dans l’économie telle qu’elle est définie.

De nombreux éléments de votre livre font évidemment écho au contemporain, et notamment la collusion entre les plus grandes fortunes, les entreprises et le pouvoir politique. Prenons par exemple le cas de la philanthropie et la manière dont, à partir des années 1960, le « triangle fiscal » dont vous parlez s’est estompé. Vous parlez d’une logique de « traversée » des intérêts privés et lucratifs au sein des organisations philanthropiques qui se serait renforcée dans les années 1960 et peut-être encore plus après 1980. Cela nous permet-il de comprendre les contributions électorales d’Elon Musk ou les propos de Marc Andreessen sur la trahison démocrate du pacte jusqu’alors en vigueur entre la Silicon Valley et l’État ?

Cette histoire est assez spécifique aux États-Unis en raison du rôle important que la philanthropie a joué dans ce pays par rapport à d’autres au cours du XXe siècle. On assiste en fait à deux phénomènes en parallèle. Tout d’abord, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que, d’un point de vue idéologique, des efforts sont déployés pour créer un secteur à but non lucratif : une part de la société civile dominée par la philanthropie et qui pourrait être distincte de l’État. Cela faisait partie d’une idéologie de guerre froide selon laquelle les États-Unis disposaient d’un secteur privé et bénévole d’activités philanthropiques pouvant être séparé de l’État, alors que dans les régimes communistes ou autres régimes totalitaires, cette partie de la société civile était complètement engloutie par l’État.

Tel était du moins le cadre idéologique.

Mais si l’on regarde la pratique, dès les années 1960, le secteur philanthropique a été enrôlé ou incorporé dans l’État-providence américain.

De nombreuses sociétés à but non lucratif, dans le domaine de la santé, du logement ou d’autres types de services sociaux, ont été englobées dans l’État pour fournir des services sociaux et peut-être, d’une certaine manière, pour les financer en complétant les fonds apportés par l’État. 

L’autre partie de l’histoire est celle de la relation entre la philanthropie et le secteur lucratif de l’économie. Existe-t-il un mur infranchissable ou les normes, les logiques, les richesses et les pratiques se confondent-elles ? Dans les années 1990, avec l’essor de la nouvelle économie, une nouvelle génération d’entrepreneurs, des gens extrêmement riches, ont créé de nouvelles fondations. La Fondation Gates est peut-être la plus célèbre. Ils considéraient que la philanthropie pouvait non seulement compléter l’action de l’État mais aussi la remplacer, car ils pensaient qu’elle était supérieure et plus efficace que l’action de l’État. Plus récemment, la philanthropie a fait partie d’une critique de l’État, d’une critique de l’État-providence et de la capacité de l’État à fournir des services humains de base. 

On a observé ce tournant au moment où les grandes entreprises technologiques, basées dans la Silicon Valley, étaient autorisées à se développer et à opérer sans trop de réglementation de la part du gouvernement fédéral. Les années Obama représentent peut-être le point culminant de cette logique.

Au cours des dernières années, cette question est devenue de plus en plus complexe sur le plan politique. Le « pacte » que la Silicon Valley pensait avoir avec les deux partis, le Parti républicain et le Parti démocrate, et surtout le Parti démocrate, avait été « rompu » selon Marc Andreesen. Lorsque Joe Biden a cherché à réglementer de manière plus agressive les grandes entreprises technologiques, l’État a, selon eux, détruit cette relation. Si bien qu’on ne sait pas trop aujourd’hui d’où viendra la recomposition.

La logique du profit et de « l’efficacité » intégrée au sein même de l’État semble également faire écho à une partie de votre démonstration, notamment lorsque vous abordez la théorie de Veblen sur les universités dans Higher Learning. Que dirait Veblen de l’imposition de cette logique du profit à l’intérieur même de l’État ? Est-ce quelque chose de nouveau ? 

Le profit est une mesure comptable très contingente. Il existe de nombreuses façons de le définir, et il n’a pas toujours été utilisé comme mesure dans l’économie, ainsi que je le montre dans mon chapitre sur ce concept. La crédibilité, au début de l’économie moderne, était par exemple un indicateur bien plus important que le profit. De nombreuses pratiques comptables existaient uniquement pour montrer que les gens avaient ou n’avaient pas de crédit. Autrement dit, pendant longtemps, l’équilibre entre les crédits et les dettes d’une personne était bien plus important que celui entre ses dépenses et ses revenus, qui permettent de calculer le profit.

Le profit est devenu la catégorie centrale de l’économie en raison des entreprises.

Les sociétés, parce qu’elles avaient la capacité bureaucratique et la volonté de calculer des choses comme les profits, et parce qu’elles étaient souvent endettées ou voulaient faire appel aux marchés du crédit, ont permis à cet objet de devenir un point de référence pour savoir dans quelle mesure on avait la capacité de rembourser ses dettes ou non. 

Le profit a ensuite trouvé une nouvelle importance avec l’apparition de l’impôt sur le revenu — le revenu étant une mesure du profit. Le profit est une forme de revenu que l’État américain a commencé à taxer fiscalement, d’abord au cours du XXe siècle, bien que la Grande-Bretagne ait eu un impôt sur le revenu un siècle plus tôt. Il y a donc un aspect fiscal à la compréhension de la façon dont le profit est devenu une catégorie centrale ou un point de référence de la performance et de la réussite économiques.

Ce que Veblen avait à dire à ce sujet, c’est que la concurrence au sein du marché pour les profits n’est pas toujours la meilleure référence pour évaluer l’activité des entreprises. Veblen était un théoricien de l’émulation, et il est surtout connu pour avoir appliqué cette théorie à la consommation. Dans The Theory of the Leisure Class, il suggère que lorsque nous achetons des choses, lorsque nous consommons des choses, nous le faisons souvent pour imiter d’autres personnes appartenant ou non à notre propre classe sociale, économique ou culturelle. Cependant, il a également appliqué l’émulation à l’activité des entreprises, et il ne pensait pas que la comptabilisation des bénéfices au sein des entreprises permettait à ces dernières de se concurrencer les unes les autres. Il pensait souvent qu’elles s’imitaient les unes les autres en présentant les mêmes types de critères comptables au monde extérieur, entre elles et à elles-mêmes.

Dès les années 1960, le secteur philanthropique a été enrôlé ou incorporé dans l’État-providence américain.

Jonathan Levy

Il devient très facile de voir comment des sociétés qui ne sont pas impliquées dans l’entreprise commerciale de la réalisation de profits pourraient d’elles-mêmes s’engager dans une dynamique d’émulation par laquelle elles s’imposeraient des critères comptables parce qu’elles verraient d’autres sociétés, à l’intérieur et à l’extérieur des secteurs à but lucratif, faire la même chose.

Ayant enseigné dans une université privée américaine pendant de nombreuses années, j’ai pu constater ce phénomène en permanence. Tous les quatre ou cinq ans, à mon dernier poste, l’administration parlait de la nécessité de modifier nos pratiques comptables pour les rendre conformes aux principes comptables généraux. Pourquoi ? Parce que c’est efficace. Pourquoi est-ce efficace ? Parce que c’est ce que font les entreprises à but lucratif. Mais pourquoi devrions-nous le faire ? Nous ne sommes pas une société à but lucratif. Or nous le faisons quand même. 

Lire Veblen peut vraiment aider à comprendre comment ces dynamiques peuvent se manifester dans différents types d’institutions.

J’aimerais mettre en discussion votre ouvrage avec Le monde confisqué d’Arnaud Orain. Il y distingue en effet deux formes de capitalisme : le capitalisme libéral (1815-1880 et 1945-2010) et le capitalisme de la finitude, qui opère dans un monde fini, dans un jeu à somme nulle où les pays sont en compétition pour obtenir des ressources et des marchés, à la fois sur le plan économique et militaire. Au cœur du capitalisme de la finitude se trouvent également les entreprises d’État, qui possèdent une souveraineté et sont parfois en concurrence avec les États. Selon Arnaud Orain, le capitalisme de la finitude serait de retour depuis les années 2010. Comment pourriez-vous discuter cette théorie en fonction de votre propre définition de l’économie et du capitalisme ?

Le discours d’Arnaud Orain sur le capitalisme ne peut sans doute pas être réduit à mes propres catégories, mais j’y vois une certaine intersection, en particulier avec les derniers chapitres de mon livre. Dans le huitième chapitre du livre, intitulé « La théorie générale de l’économie », je présente la théorie de la demande de Keynes et la manière de penser la demande et la contrainte de la demande que Keynes a théorisée comme existant dans toutes les économies. Keynes a théorisé le fait que, si vous avez un bien dans l’économie qui peut stocker de la valeur dans le temps, le pouvoir d’achat dans le présent s’échappe vers l’avenir et crée une contrainte de la demande. La particularité du capitalisme réside en partie dans le fait que le bien qui stocke la valeur dans le temps est l’argent. Et la simple existence de l’argent signifie que la valeur peut traverser le temps de sorte que le pouvoir d’achat est thésaurisé, créant une contrainte de la demande dans le présent.

Il y a deux façons de lever cette contrainte de la demande.

La première est de traverser le temps, en tirant les dépenses du futur vers le présent. C’est ce que Keynes appelle « l’incitation à investir ». Vous pouvez le faire en utilisant le crédit, et lorsque vous le faites, vous augmentez les dépenses dans le présent qui vont contribuer à tous les gains de productivité possibles, à un moment donné, du côté de l’offre de l’économie.

La deuxième façon de lever la contrainte de la demande est l’espace.

Selon ma théorie, toutes les économies ont une limite spatiale et une limite temporelle qui sont liées. Une façon de relâcher la contrainte de la demande est d’incorporer l’espace littéralement, géographiquement, en dehors du cadre territorial existant d’une économie. Lorsque je pense à une dynamique à somme nulle, elle a tendance à se jouer géographiquement et spatialement. Il y a par exemple une contrainte de ressources rares, et cette contrainte de ressources possède une dimension spatiale. Différents États ou différentes entreprises, différentes entités, publiques ou privées, commencent à se disputer les mêmes biens.

Si l’on se concentre sur l’aspect temporel, il s’agit plutôt de puiser dans l’avenir pour augmenter la productivité actuelle au sein d’un même espace. J’ai tendance à penser que c’est la première dynamique d’Arnaud Orain qui a existé au XXe siècle pendant l’expansion libérale du capitalisme et qui a de nouveau existé pendant la phase dite keynésienne du capitalisme après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les gains de productivité ont augmenté.

Dans ces moments où les gains de productivité ont tendance à ralentir, et où la relation d’avenir n’est pas à l’œuvre, le processus économique tend à prendre la forme d’une concurrence impériale et d’une compétition entre États-nations.

Toutes les économies ont une limite spatiale et une limite temporelle.

Jonathan Levy

Un autre ouvrage récent important sur le capitalisme est Le capitalisme de l’apocalypse de Quinn Slobodian. Il affirme que nous pourrions désormais concevoir une nouvelle carte du monde reposant sur de micro-espaces territoriaux avec des lois exceptionnelles, où le capitalisme peut s’épanouir sans limites. Il retrace l’histoire d’une lutte contre la démocratie, que l’on voit se dérouler aujourd’hui même aux États-Unis. Quel est votre point de vue sur le lien entre démocratie et capitalisme, et que pensez-vous de la théorie de Quinn Slobodian ?

La théorie du capitalisme que j’essaie de proposer dans ce livre tente de prendre l’économie politique au sérieux. Elle exige que l’on réfléchisse à la manière dont la politique, les lois et les normes façonnent le capitalisme. Je pense que c’est une théorie qui permet de définir le capitalisme au plus haut niveau d’abstraction, mais qui permet aussi d’apprécier la multiplicité des différentes formes de capitalisme, dues à la politique.

Le capitalisme est selon moi un système amoral — et c’est un point de vue qui me mettrait en opposition avec les chercheurs qui ont associé le capitalisme au libéralisme ou même à la démocratie. Elle me mettrait également en porte-à-faux par rapport aux chercheurs qui associent inévitablement le capitalisme à des formations politiques antidémocratiques. Mais c’est une théorie qui permet d’apprécier les nombreuses façons dont le capitalisme peut être lié à la sphère politique. Les travaux de Quinn Slobodian, tant ce livre que ses autres ouvrages, sont des témoignages extrêmement puissants, sophistiqués et convaincants de la compatibilité du capitalisme avec des formations politiques non démocratiques, voire antidémocratiques et illibérales. Slobodian fait exploser la notion selon laquelle l’histoire du capitalisme et l’histoire de la démocratie seraient étroitement liées de quelque manière que ce soit. Par conséquent, je considère que son récit historique des fantasmes capitalistes antidémocratiques de la droite suggère des récits du capitalisme qui seraient, à bien des égards, compatibles avec ceux que je propose dans mon livre.

Poursuivant votre histoire de l’économie et des motivations qui la sous-tendent, vous consacrez de nombreux passages à Keynes, et en particulier à sa Théorie générale. Vous montrez comment il inclut le temps et l’argent dans sa théorie, ce qui constitue un changement par rapport à l’économie classique ou néoclassique. De manière plus surprenante, vous établissez également une comparaison entre Freud et Keynes, et plus précisément entre Totem et Tabou et la Théorie générale. Pourriez-vous nous en dire plus ?

J’ai déjà mentionné le lien entre Keynes et Wittgenstein, mais il est également vrai que Keynes, dans les années 1920, a fait partie du Bloomsbury Group à Londres, où il s’est associé à plusieurs figures littéraires et artistiques comme E.M. Forster et Virginia Woolf, mais aussi Lytton Strachey, ou James Strachey, qui a été le premier traducteur de Freud en anglais. Keynes baigne dans un milieu où circulent les idées de Freud.  Au cœur de la théorie économique de Keynes se trouve sa théorie de la « préférence pour la liquidité ».

Dans un système capitaliste, la préférence pour la liquidité s’exerce à travers l’argent et les actifs assimilables à l’argent. Keynes pose la question suivante : pourquoi voudrions-nous posséder de l’argent comme réserve de valeur ?

Freud a vraiment aidé Keynes à comprendre comment la spéculation financière, pour l’économie dans son ensemble, y compris pour les non-propriétaires du capital, était une forme d’inactivité pathologique, par laquelle le capital était tenu à l’écart, sapant la vie économique.

Jonathan Levy

Pensez à la monnaie, typiquement. La tradition classique l’envisage avant tout comme un moyen d’échange. L’argent permet d’obtenir ce que l’on veut, mais il ne devrait pas être quelque chose que l’on souhaite posséder en tant que tel. L’argent ne se mange pas. Il ne vous apporte rien. Il n’offre aucun moyen de jouissance. Jusqu’à un certain point, Keynes a donc considéré la préférence pour la liquidité comme une pathologie irrationnelle.

Or je pense que Freud l’a aidé à réfléchir aux raisons de l’existence de ces pathologies irrationnelles. La théorie de base de Freud sur les névroses est que celles-ci sont souvent une réponse à l’incertitude. Pire encore, la névrose survient souvent lorsqu’une personne veut générer de l’incertitude dans sa vie, même lorsqu’il n’y en a pas. Se développe alors un attachement pathologique à l’incertitude.

Keynes avait beaucoup à dire sur ce sujet, et une bonne façon de le montrer est d’étudier sa distinction entre trois types de préférence pour la liquidité : la transaction, la spéculation et la thésaurisation.

La transaction fait référence au fait d’avoir de l’argent pour acheter des choses, ce qui est très rationnel.

Les deux formes irrationnelles de préférence pour la liquidité sont alors la spéculation et la thésaurisation.

La thésaurisation est facile à comprendre : vous prenez de l’argent et le mettez sous votre matelas. Vous vous inquiétez de ce qui va se passer dans le futur et, au lieu de dépenser, vous thésaurisez.

Le phénomène le plus difficile à comprendre dans La théorie générale — et je pense que c’est celui que Keynes a eu le plus de mal à expliquer — est la forme spéculative. 

Keynes considérait la spéculation comme une sorte de thésaurisation, et il opposait la spéculation comme une forme de préférence pour la liquidité à l’investissement productif, ou ce qu’il appelait l’incitation à l’investissement. Il est vrai que certains investissements spéculatifs peuvent conduire à des investissements productifs. Mais il considérait également qu’une grande partie de la spéculation était improductive et fonctionnellement équivalente au fait de mettre de l’argent sous le matelas.

Ceux qui participent aux marchés financiers cherchent à vivre une expérience semblable à celle d’un casino, où le monde semble plein d’activités, de perturbations et de changements.

Mais en fin de compte, il ne se passe rien.

Il n’y a pas de développement économique, pas d’investissement productif, pas de contribution à la création de richesses ou d’emplois : ce n’est qu’un capital qui s’agite dans un domaine spéculatif. 

Freud a vraiment aidé Keynes à comprendre comment la spéculation financière, pour l’économie dans son ensemble, y compris pour les non-propriétaires du capital, était une forme d’inactivité pathologique, par laquelle le capital était tenu à l’écart, sapant la vie économique.

Passons maintenant à votre deuxième partie, qui cherche à construire une nouvelle définition de l’économie. S’inspirant de Fisher et de Keynes, vous définissez le capital comme un stock et le revenu comme un flux. Au cœur de cette distinction se trouve donc le temps, dans lequel apparaissent, comme vous le montrez, le désir et l’incertitude. En quoi le fait de définir le capital comme un stock permet-il, par exemple, de mieux comprendre le capitalisme d’aujourd’hui — y compris la financiarisation mondialisée ?

Ce chapitre part du constat qu’à la fin du XXe siècle ou au début du XXIe siècle, la terminologie du flux était prédominante dans le discours des sciences sociales sur la mondialisation, en particulier en ce qui concerne le capital. Au XXe siècle, il avait surtout été théorisé comme un stock, en particulier dans la période de développement économique d’après-guerre, lorsque nous considérions la formation du capital comme faisant partie de l’accumulation industrielle, conduisant à l’industrialisation et aux contributions à la productivité. À la fin du XXe siècle et au début du XXIe, il a commencé à être conceptualisé comme un flux par les théoriciens de la mondialisation.

J’essaie ici de revenir à cette définition originale du capital, en considérant le capital comme le stock qui génère des flux de revenus, de travail, de consommation et de production. Il s’agit d’utiliser cette analyse pour mieux rendre compte de la dynamique d’une mondialisation où les propriétaires de capitaux souhaitent détenir des stocks d’actifs libellés en dollars, et de considérer la dynamique du capital mondial du point de vue financier — les détenteurs de richesses qui modifient leurs portefeuilles — par opposition aux théories qui considèrent que le capitalisme consiste en des flux de capitaux presque sans agent, circulant d’une manière indéterminée.

Le capital est le stock qui génère les flux. Car si le capital était un pur flux, alors il n’y aurait pas d’élément déclencheur.

Jonathan Levy

Au début du XXIe siècle, le discours sur la mondialisation s’est surtout concentré sur la perte de contrôle politique du capital à l’ère de la financiarisation, de la déréglementation ou du néolibéralisme.

Or selon moi, il s’agit également d’une ère de perte conceptuelle du contrôle du capital.

Le capital a été décrit comme quelque chose qui circule dans l’espace sans entrave et sans obstacle. C’est pourquoi je vois ce chapitre comme une contribution à la théorie de l’économie réelle qui nous donnerait des outils conceptuels pour réfléchir à la manière dont le capital s’établit dans un espace donné, même s’il se déplace également, et donc pour réfléchir à une économie mondiale qui pourrait être politiquement lisible, afin de la fixer de la même manière que l’économie industrielle nationale de l’après-guerre l’a été, par exemple.

C’est ce que Timothy Mitchell a écrit à propos du paradigme keynésien.

Au cours des années d’après-guerre, nous avons pu stabiliser l’économie en conceptualisant le capital comme un stock industriel qui contribuait à la productivité. Nous pouvons donc maintenant essayer de trouver des moyens de conceptualiser le capital comme un stock ou un actif, de manière à obtenir un effet de levier et un contrôle à la fois conceptuel et, en fin de compte, politique dans le présent. Avec un peu de chance, nous y parviendrons mieux que durant l’après-guerre.

Au cœur de votre définition de l’économie, de manière plus large que l’économie capitaliste, se trouve donc ce concept de stock, irrigué par le temps et concentré sur le pouvoir et différentes valeurs — non seulement économiques mais aussi politiques, morales… Pouvez-vous expliquer son utilité et sa généalogie ?

Ce concept provient des travaux d’Irving Fisher, qui l’a emprunté, parmi beaucoup d’autres outils conceptuels, à la physique.

Un stock fait référence à un bien qui existe à un moment donné. Un flux fait référence à une période de temps. 

Fisher a donc transposé la distinction stock-flux de la physique dans la division entre le capital et le revenu, qui est devenue très importante pour la comptabilité du revenu national au cours du XXe siècle. L’idée est que le capital est un stock que nous pouvons définir et mesurer à un moment donné — alors que nous ne pouvons mesurer le revenu qu’au cours d’une période donnée.

Une fois encore, l’intérêt de cette relation est de mettre en évidence la dynamique temporelle qui existe au sein de l’économie.

C’est aussi une façon de donner au capital un pouvoir causal — le capital étant le stock qui génère les flux. 

Si le capital est le flux, alors il n’y a pas d’élément déclencheur. Or si vous grattez la surface derrière les travaux en sciences sociales sur les flux de capitaux, vous vous rendez compte qu’il n’y aurait pas de cause, qu’il s’agirait comme d’un processus générique se produisant sans aucune causalité déterminée de quelque sorte que ce soit. Cela pose un problème lorsque l’on souhaite obtenir une vision scientifique et sociale adéquate d’un processus ou d’un événement, une définition qui puisse indiquer une forme déterminante et cumulative de causalité. Si vous ne réfléchissez qu’à partir du flux, votre théorie du capital et de l’économie mondiale est complètement dépourvue de causalité.

Quelle est alors la particularité du capitalisme ? Essayez-vous de rechercher une généalogie — de « dater » le début du capitalisme ?

Le chapitre huit, « La théorie générale de l’économie », tente de donner une théorie de l’économie qui puisse expliquer et préciser ce qu’est une économie capitaliste — mais aussi qui puisse distinguer une économie capitaliste d’une économie non capitaliste, qu’elle soit pré- ou post- capitaliste.

La généalogie de l’économie réelle dans mon livre provient de ma lecture de Keynes et de la fondation des premiers États dans l’ancienne Mésopotamie et l’Égypte.

Le premier acte qui crée l’économie dans ces pays est le stockage de la richesse : pas le marché — l’obsession des économistes néoclassiques et de leurs critiques — mais pas non plus le travail, pas la production — ce qui relèverait davantage d’une herméneutique marxiste.

Qu’est-ce qui a distingué les premières civilisations sédentaires du monde des chasseurs-cueilleurs qui les ont précédées ? Les chasseurs-cueilleurs, par définition, consommaient la grande majorité de ce qu’ils chassaient, cueillaient, récoltaient, produisaient. Il s’agissait en grande partie d’une économie de consommation immédiate.

Les premiers États du monde ont créé de nouveaux moyens de stocker la richesse dans le temps. Ce faisant, ils ont introduit une contrainte de demande. Ils devaient alors soit subir cette contrainte, soit la résoudre en modifiant les frontières spatio-temporelles de l’économie pour attirer une source externe de demande dans le présent.

À partir de là, les nouvelles formes de richesse ont été conceptualisées comme des richesses stockables.

Dans les économies précapitalistes, ce qui stocke la richesse, ce qui devient l’objet de ce que Keynes appelle la préférence pour la liquidité, c’est généralement la terre, mais aussi d’autres formes — comme les travailleurs dépendants ou les esclaves. 

Pour moi, la question qui émerge avec la naissance du capitalisme est donc la suivante : comment faire pour que le capital devienne le principal stock dans lequel la richesse est véritablement « stockée » ?

Car le capital est une forme très particulière de stock.

Il peut accroître la richesse, la productivité et la valeur tout en poursuivant son objectif futur, à savoir le profit. Ce chapitre tente de rendre compte de ce que pourrait être un récit global sur l’émergence du capitalisme centré sur l’émergence d’un nouveau stock de richesse, avec ses propres caractéristiques très spécifiques. 

Je mets ainsi l’accent sur les débuts de l’histoire moderne de la monnaie, dans le contexte de la conquête européenne du monde, qui a levé la contrainte temporelle mais aussi spatiale de la demande par une série de conséquences inattendues. 

Fondamentalement, je vois le capital et le capitalisme se rencontrer à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle en Angleterre — en contexte impérial.

L’article Pourquoi les économistes ne semblent-ils plus comprendre la réalité ? une conversation avec Jonathan Levy est apparu en premier sur Le Grand Continent.

24.07.2025 à 14:00

Comment sort-on d’une crise budgétaire ? Les leçons de la Suède et du Canada

Matheo Malik

Cet automne, le gouvernement français pourrait encore tomber faute de budget — dans un contexte économique de plus en plus difficile.

Un tel blocage n’a pourtant rien d’irréversible.

Dans les années 1990, le Canada et la Suède ont tous les deux fait face à des redressements budgétaires drastiques sans entraîner de crise sociale ou politique.

Leur histoire peut fournir un cas d’étude important — dont devrait s’inspirer la technocratie française.

L’article Comment sort-on d’une crise budgétaire ? Les leçons de la Suède et du Canada est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (4237 mots)

Un an après une campagne électorale où se multipliaient les promesses de dépenses et six mois sans budget adopté, la France se réveille pire élève financier de l’Europe.

En pourcentage du PIB, son déficit n’est dépassé que par la Pologne et la Roumanie et sa dette s’approche rapidement de celle de l’Italie, championne jusqu’ici incontestée des bons du trésor. Le spectre de la crise financière, d’une attaque des « justiciers des bons du trésor », ne peut pas être exclu. 

Pourquoi la Ve République tardive se démontre-t-elle incapable de boucler un budget  ? Pourquoi le régime ne semble éviter l’émeute à qu’à coup de milliards ? 

Blâmer l’absence de majorité parlementaire semble justifié lorsqu’on a le nez collé sur l’actualité, mais un peu facile lorsqu’on prend ses distances.

Depuis la crise des gilets jaunes, président et gouvernements ont cherché à contenir l’opposition en refusant de trancher entre les priorités. Les questions posées par la crise budgétaire — dont le premier ministre a encore monté l’intensité d’un cran en proposant de supprimer deux jours fériés  — touchent le cœur du dispositif institutionnel français et de sa difficulté à décider.

Si l’opinion publique, les forces sociales et le parlement freinent toute initiative, les marchés financiers pourraient précipiter le pays vers une débandade à la grecque. En arrière-plan, une vision un peu naïve mais très répandue de l’histoire économique des cinquante dernières années présente les pays industriels avancés comme prisonniers d’un dilemme, contraints de choisir entre la préservation d’un État social financièrement insoutenable, et une libéralisation forcément inégalitaire.

Deux crises budgétaires aiguës, deux redressements spectaculaires

Dans cette étude, nous essayons de prendre le contrepied de cette doxa en nous appuyant sur deux exemples : le Canada et la Suède des années 1990.

Il existe de nombreuses études quantitatives sur les crises budgétaires, mais elles ont le défaut d’aligner des pays de tailles et d’économies fort différentes. La science politique revendique justement la supériorité des études de cas qualitatives. Mais la crise grecque de la décennie précédente, fraîche dans les esprits, n’est pas vraiment le bon exemple, tant à cause de son intensité bien supérieure, que des caractéristiques propres du déséquilibre, associant une corruption étendue et les effets de la crise financière mondiale de 2008.

Contrairement à la Grèce clientéliste, le Canada et la Suède abritent des économies de pointe, diversifiées, finançant une protection sociale moderne et étendue.

Dans les deux cas, la récession de 1991-92 avait creusé les déficits, précipitant une crise qui avait atteint son point culminant avec le dépôt d’un budget d’austérité au début de 1995. Ont suivi des coupes sombres dans les dépenses, et des réformes souvent radicales de l’État social. À la faveur d’une conjoncture internationale favorable, les déficits se sont résorbés rapidement et l’économie a redémarré. 

Si l’opinion publique, les forces sociales et le parlement freinent toute initiative, les marchés financiers pourraient précipiter la France vers une débandade à la grecque.

François Godard

Voyons en premier les grandes tendances macro-économiques — assez similaires — avant de regarder de près les deux épisodes politiques et sociaux — et comment leur divergence peut être instructive aujourd’hui.

Dans les deux pays, le redressement des comptes publics a été à la fois rapide et de forte ampleur. Le budget suédois est passé d’un solde de -11 % du PIB en 1993 à +1 % en 1998. Entre 1993 et 1997, le déficit canadien rebondissait de -9 % à un léger surplus. Le budget Bayrou prévoit en comparaison un assainissement graduel de -6 % à -3 % sur cinq ans. Au Canada, la dette publique brute avait atteint un pic équivalent à 100 % du PIB en 1995 pour descendre à 80 % en 2000, en Suède sur la période, ce chiffre passait de 69 % à 50 %.

L’essentiel de l’effort canadien fut porté par des coupes dans les dépenses. Le budget de février 1995 prévoyait une réduction des charges sur trois ans de 25 milliards de dollars canadiens, contre une augmentation des recettes fiscales de seulement 3,7 milliards.

En revanche, le programme suédois de 1995 prévoyait une augmentation des prélèvements de 36 milliards de couronnes et une baisse des dépenses de 26 milliards. Sur une période plus longue la part des deux composantes serait plutôt équilibrée. 

L’approche suédoise s’écartait donc du consensus des économistes qui préconisent de redresser les budgets essentiellement par des coupes dans les dépenses, de façon à rassurer les agents économiques. Cette stratégie s’avéra gagnante parce qu’elle fut associée à un train de réformes.

Les effets à moyen terme du redressement fiscal des deux pays paraissent largement positifs.

Comme ailleurs pendant la deuxième partie de la décennie, la croissance s’est accélérée avec des taux de 4 à 5 % par an, largement supérieurs à la moyenne de l’OCDE. Le chômage a reculé sensiblement. À plus long terme, l’effort suédois a encore mieux payé. La productivité par heure travaillée — l’indice le plus fondamental de la capacité d’une économie — est resté à un niveau stable en Suède de 1990 à 2007, à 5-7 % au-dessus des États-Unis, tandis que la productivité relative reculait au Canada.

Par ailleurs, les impacts sociaux du redressement budgétaire ne furent que légèrement négatifs dans les deux pays.

Entre 1995 et 2007, le coefficient de Gini — égalité parfaite = 0, inégalité totale = 100 — est passé de 25,2 en 1995 à 27,1 en Suède et de 31,5 à 33,8 au Canada.

Pour comparaison, en 2007 l’indice atteignait 32,4 en France et 41,1 aux États-Unis. On est très loin de l’explosion des inégalités et du démantèlement de l’État providence tant redoutés. Pour prendre un dernier indicateur de longue durée, en 2021 selon l’Organisation mondiale de la santé, l’espérance de vie sans incapacité à la naissance était de 71,1 ans en Suède (+1,1 depuis 2000), de 69, 8 ans au Canada (+1,2) contre seulement 63,9 ans aux États-Unis (-1,4).

Les grandes tendances sont donc comparables.

Dans le détail, les deux épisodes divergent sous plusieurs aspects.

Au Canada, le gouvernement a imposé ses choix sur un mode antagoniste, devant une forte opposition, des provinces et des syndicats.

En Suède les décisions furent largement bipartisanes, grâce à un consensus étendu.

Un modèle antagoniste contre un modèle consensuel

Au Canada, l’antagonisme efficace de Jean Chrétien

Au Canada, en 1993, la détérioration des finances publiques joua un rôle important dans la victoire du parti libéral de Jean Chrétien sur les conservateurs sortants. 

Devant l’ampleur des problèmes et l’irrésolution des dirigeants, un parti de droite dissident émergea, pavant la voie au succès libéral. Chrétien, et son lieutenant Paul Martin, qui devint ministre des Finances, menèrent leur campagne sur un retour à l’équilibre budgétaire. L’abaissement de la cote de crédit de la dette fédérale par une agence de notation focalisa l’attention des médias.

Arrivés au pouvoir, Chrétien et Martin se montrèrent d’habiles tacticiens. L’objectif d’un déficit zéro était clair et compréhensible, et le gouvernement dramatisa le risque d’une banqueroute, au risque même de miner la cote du Canada. Moment décisif  : le budget déposé au parlement en février 1995, dont le gouvernement mit en avant les dispositions les plus populistes. Les premières mesures prises s’attaquaient au train de vie de l’État : le nombre de salariés allait être réduit de 14 %. Puis vint une révision étendue des politiques sectorielles ostensiblement axée sur l’efficacité et la qualité des services. Mais l’initiative la plus conséquente tant sur le plan politique que financier fut de couper dans les transferts financiers vers les provinces, qui se retrouvèrent à devoir faire elles-mêmes les choix les plus difficiles, essentiellement sur les politiques sociales. Les décisions les plus délicates étaient prises dans le secret du cabinet de Paul Martin, empêchant la surenchère publique des lobbies.

L’opposition des provinces fut souvent virulente, mais sans conséquence politique importante dans un pays où les partis provinciaux sont généralement indépendants de leurs frères fédéraux.

En revanche le mouvement syndical, et en particulier les organisations du secteur public, se mobilisèrent en masse. Le nombre de jours de grèves par salarié fut le plus haut depuis les années 1970. Une manifestation à Toronto en octobre 1996 regroupa 350 000 personnes. Mais les effets de cette opposition restèrent fort limités, car le gouvernement pouvait se targuer d’un mandat clair. Une partie de la contestation visait les gouvernements provinciaux. 

Grâce à la reprise économique américaine entraînant l’économie canadienne, avec un taux d’emploi et des exportations en hausse, le déficit a fondu plus rapidement que prévu, entraînant une cercle vertueux où la confiance des marchés financiers fit baisser les taux d’intérêt, accélérant la croissance.

Depuis six mois sans budget, la France se réveille pire élève financier de l’Europe.

François Godard

Jean Chrétien remporta confortablement les élections de 1997.

En Suède, la stratégie du consensus

Du point de vue macro-économique, l’épisode suédois colle de près au cas canadien dans les grandes lignes, si ce n’est que la crise suédoise fut plus profonde.

Au début des années 1990 le pays affronte une débâcle du secteur bancaire dont les racines remontent aux réformes néolibérales du gouvernement social-démocrate de la décennie précédente. En 1990, une réforme fiscale ambitieuse favorisant épargne et investissement, positivement reçue par les économistes, accélère cependant la récession. La hausse des taux d’intérêt précipite un effondrement du marché immobilier et à sa suite la crise bancaire. En 1992 le taux de change fixe de la couronne en ECU doit être abandonné, la croissance annuelle du PIB touche un plancher à -4 % — le chômage explose.

Aux élections de 1991 les sociaux-démocrates réalisent leur pire score depuis la guerre. La coalition de centre-droit arrivée au pouvoir ne réussit pas à réellement prendre les choses en main mais elle répond au cas par cas aux problèmes en s’appuyant sur un consensus bipartisan.

Les sociaux-démocrates reviennent au gouvernement en 1994 après une campagne où ils n’ont pas caché la nécessité de coupes dans le financement de l’État providence. Au pouvoir, ils impulsent le programme d’économies et de réforme, dont le pivot est le budget d’austérité de janvier 1995 — programme lui aussi soutenu par le centre-droit. 

Les deux gouvernements successifs réussissent à présenter l’effort budgétaire comme guidé par le souci de sauvegarde du modèle social suédois, malgré les coupes budgétaires sévères — l’emploi public diminua par exemple de 120 000 postes sur trois ans, correspondant à une baisse des effectifs de 6 %. La continuité des grands programmes sociaux et d’une dépense publique en pourcentage du PIB parmi les plus élevées au monde ont obscurcit les réformes fondamentales effectuées. Leur ampleur contraste avec l’épisode canadien, focalisé sur le budget.

L’ajustement certes considérable des comptes publics suédois s’inscrit en effet dans la continuité d’un ensemble de changements de politique économique et sociale s’étendant sur presque deux décennies. On note ici les principales transformations :

  • La libéralisation du crédit et des changes dans les années 1980 ;
  • La réforme fiscale de 1990-91, comportant une baisse des taux marginaux et un élargissement de l’assiette ;
  • L’adhésion à l’Union européenne en 1995 ;
  • La réforme des retraites de 1995 avec l’introduction de fonds de pension privés ;
  • L’encadrement du budget à partir de 1997 — toute nouvelle dépense devait être couverte d’une nouvelle recette équivalente ;
  • Et enfin, l’indépendance de la banque centrale en 1999.

Dans chacun des cas, les changements législatifs et réglementaires ont été précédés de longues consultations et de rapports d’organismes publics indépendants.

Le gouvernement suédois valorise l’apport des sciences sociales, il s’appuie sur un réseau de fondations et n’hésite pas à créer des commissions ad hoc. En pleine crise budgétaire, le gouvernement de centre-droit créa une commission sous l’autorité de l’économiste social-démocrate Assar Lindbeck, dont le rapport de 1993 influença fortement les réformes des années suivantes. Comme l’ont démontré Andreas Bergh et Gissur Erlingsson, ce leadership d’idées fonctionne comme « un cadre interprétatif » du débat public. Les commissions d’enquête travaillent en grande partie loin des projecteurs, leurs discussions privées sont donc protégées de la gesticulation politique et du lobbying — mais informées par les groupes d’intérêt.

En réalité, l’aspect consensuel du modèle suédois, qui le rend si impraticable à des yeux français, n’est pas une cause mais une conséquence : le consensus social résulte d’un travail technocratique en amont. Les acteurs sociaux ont ainsi fini par converger vers des solutions proposées par la recherche et les institutions indépendantes du système politique partisan. 

Conçue pour décider, incapable de trancher : le paradoxe de la Ve République

Le contraste avec l’apparente impasse française est éloquent.

Le problème est bien plus profond que celui que nous vivons depuis l’été dernier, fruit de la fragmentation de l’assemblée. Depuis des décennies, la rutilante machine gouvernementale française, disposant de majorités obéissantes, sans les contraintes d’une puissante chambre haute ou d’une coalition, n’arrive pas à prendre de décisions « difficiles », c’est-à-dire impopulaires. Sur l’emploi, les retraites, les services publics ou le budget, l’impuissance institutionnelle se déploie.

La réactivité canadienne et suédoise révèle en fait un avantage systémique de long terme sur la France. Confrontées à des changements fondamentaux de l’environnement économique ou international, ces deux pays se sont montré beaucoup plus agiles.

En Suède, le consensus social résulte d’un travail technocratique en amont.

François Godard

En apparence, le modèle antagoniste canadien correspond mieux à la culture politique française où l’affrontement partisan et idéologique prédomine. De ce point de vue, la gestion de la crise budgétaire par Chrétien Martin il y a trente ans serait avant tout une leçon tactique : obtenir un mandat électoral clair, et vendre à l’opinion publique les mesures difficiles sous un angle positif — tout le contraire du réalisme « mendésien » dont on peut entendre l’écho dans l’abolition des deux jours fériés. 

L’expérience suédoise comporte aussi une dimension tactique importante par l’articulation des réformes autour de la sauvegarde du modèle social, mais un tel argument serait peut-être plus crédible s’il venait de la gauche que de la droite ou du centre.

L’ironie est que la constitution de la Ve République avait été expressément conçue par le général de Gaulle en réponse à l’impuissance de la IVe et à la paralysie de la IIIe finissante, dans le souvenir de l’effondrement de juin 1940.

Le texte de 1958 devait corriger une fois pour toute le tropisme français du gouvernement d’assemblée dont l’exécutif ne serait qu’un exécutant, comme l’a expliqué Pierre Rosanvallon. Un exécutif stable, légitimé par l’élection du président de la République au suffrage universel, devait maîtriser un parlement « rationalisé », et ainsi se montrer capable de décider en tranchant dans le vif, y compris dans les moments difficiles.

La capacité décisionnelle de la France n’est donc pas, a priori, handicapée par sa constitution. 

Il serait tout aussi facile de se rabattre sur une explication culturelle impossible à tester.

Les cas canadiens et suédois nous inspirent deux hypothèses d’explication plus tangibles : la faiblesse des partis français et des institutions indépendantes, corollaires de la présidentialisation du régime et du culte de la personnalité qui en est né. Les partis français articulent leurs activités autour de la sélection d’un candidat à la présidence et la programmation, mais cette dernière est déconnectée de l’activité gouvernementale, à la fois exécutive et de préparation de la loi. La pratique des primaires n’a fait qu’accentuer la déconnexion. Comme le pouvoir est concentré à l’Élysée, qui se veut au-dessus des partis, la fonction de gouvernement, de contribution aux choix politiques et à l’action de l’État se voit supplantée par la surenchère programmatique. 

Le parti au pouvoir agit comme s’il était un lobby parmi d’autres, provoquant par ailleurs une confusion chez les électeurs. La SFIO et le PS, de Guy Mollet à François Hollande, ont associé un discours de rupture à une pratique gouvernementale centriste. Cette dissociation s’est étendue aux Républicains — comme en témoigne la récente campagne pour l’élection de leur président, où un parti de fait au pouvoir s’abandonne à des rhétoriques militantes. Quant à Ensemble et Horizons, ils préparent surtout 2027. Au Canada et en Suède, à l’inverse, les partis ont pu agir comme incubateurs des choix politiques et comme relais des décisions gouvernementales.

Si le consensus suédois paraît hors de portée du modus operandi hexagonal — l’expérience des douze derniers mois en apporte une confirmation flagrante — on a vu que la convergence bipartisane en Suède procède d’un travail en amont. Elle ne relève pas tant d’une volonté constructrice des dirigeants politiques que d’un rapport de confiance de l’opinion publique envers les institutions qui donnent le « la » du débat d’idée. Vu sous cet angle, le modèle suédois semble moins exotique. Bien sûr la Suède — comme l’Allemagne d’ailleurs — a développé une culture du compromis. Mais cette culture se nourrit d’un terrain institutionnel fertile dont l’expertise publique indépendante constitue le tuteur indispensable. 

L’exemple suédois nous enseigne que le travail d’analyse, de veille et de conception des politiques publiques bien en amont du débat, favorise la construction d’un consensus.

François Godard

La France de la Ve République a elle aussi connu, jadis, une configuration politique où la technocratie tant décriée aujourd’hui jouissait d’un respect transversal. 

Les grands succès économiques des années 1960 et 1970 étaient certes mâtinés d’une forte conflictualité sociale mais, en parallèle, la poussée modernisatrice s’est réalisée grâce à une convergence assez forte des forces politiques et syndicales en faveur de la productivité — ce que j’ai appelé la Ve République « productiviste », une orientation soutenue tant des gaullistes que des communistes.

Pierre angulaire de la modernisation, les grandes institutions de politique économique comme le Plan, l’Insee ou la Caisse des dépôts, dirigées par des hauts-fonctionnaires respectés comme Pierre Massé, Claude Gruson ou François Bloch-Lainé, influents et sans affiliation partisane. Les réussites de l’époque doivent beaucoup à un consensus qu’on pourrait qualifier de culturel, sous l’emblème de la figure tellement républicaine de l’ingénieur, héraut des grandes initiatives technologiques comme le nucléaire, le RER, Airbus et le Plan téléphone, mais aussi des restructurations productivistes du secteur bancaire, du BTP et de la grande distribution.  Retrouver le filon de l’excellence, de l’expertise méritocratique, pourrait permettre de sortir de l’impuissance où la république semble enlisée. 

Dans les années 1990, face à une crise budgétaire, des partis — centriste au Canada, social-démocrate en Suède — ont été élus sur des programmes d’austérité, et ont su expliquer les mesures difficiles par des messages crédibles axés sur l’expérience tangible des services publics. Cette approche fut validée dans les urnes par la réélection des gouvernements — dans une conjoncture économique mondiale certes favorable. Mais la leçon n’est pas seulement tactique  : la Suède nous enseigne que le travail d’analyse, de veille et de conception des politiques publiques bien en amont du débat, favorise la construction d’un consensus. Une approche que la France, un temps gouvernée par à la lumière du génie civil, pourrait redécouvrir.

L’article Comment sort-on d’une crise budgétaire ? Les leçons de la Suède et du Canada est apparu en premier sur Le Grand Continent.

17.07.2025 à 17:23

Jensen in China : la diplomatie parallèle de NVIDIA entre Pékin et Washington

daravelikova

On en a peu parlé en Europe, mais une question agite en ce moment le monde de l’IA : qu’est donc allé faire le PDG de NVIDIA en Chine ?

En pleine guerre commerciale, les visites de « Jensen » entre Pékin et Washington servent-elles à maintenir ouvert le canal de la mondialisation ?

Pour comprendre le sens de sa « mission », il faut saisir la relation que le fondateur de l’entreprise la plus capitalisée au monde entretient avec le futur de l'IA et sa vision du capitalisme politique.

Une enquête signée Aresu.

L’article Jensen in China : la diplomatie parallèle de NVIDIA entre Pékin et Washington est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (3816 mots)

Lorsque Richard Nixon posa le pied en Chine en 1972, il déclencha une onde de choc géopolitique dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. L’idée, mûrie par Henry Kissinger dans les couloirs feutrés de la Maison‑Blanche, était aussi simple qu’audacieuse : nouer un dialogue avec Pékin pour isoler Moscou au cœur de la guerre froide. Mais alors que la Chine grandissait et se transformait, certains finirent par se demander si Nixon et Kissinger n’avaient pas sous‑estimé le dragon qu’ils venaient d’éveiller. Ces doutes ont resurgi à maintes reprises — des prises de position tranchées de Mike Pompeo sous Trump aux analyses stratégiques de Jake Sullivan sous Biden. Plus récemment, on a même parlé d’un « Kissinger inversé » pour qualifier le rapprochement de Washington et Moscou : un coup de poker pour mettre un coin entre la Russie de Poutine et la Chine de Xi, liées par une « amitié sans limite ».

Si l’expression « Nixon in China » — popularisée par le titre de l’opéra de John Adams créé en 1987 — n’a cessé d’être une référence au point de devenir idiomatique, une autre formule, tout aussi simple à retenir, semble plus utile pour éclairer plus précisément la rivalité sino-américaine aujourd’hui : « Jensen in China ».

Pour comprendre cette bascule fondamentale, il faut prolonger l’intuition d’un diplomate de Singapour.

La piste de George Yeo

George Yeo, ancien ministre des Affaires étrangères de Singapour, est un homme cultivé. Dans les milieux autorisés, on loue sa grande intelligence, comme d’ailleurs celle de bon nombre de hauts fonctionnaires et responsables politiques singapouriens. Mais parmi ses brillants collègues, George Yeo se distingue nettement sur un point : il s’adresse fréquemment au public chinois dans des discours toujours d’une grande finesse pour analyser les relations entre la Chine et Singapour, en proposant des intuitions intellectuelles profondes, qui excèdent la géopolitique. Il possède une compréhension claire et une curiosité authentique pour la pensée occidentale, l’histoire chinoise et indienne, ainsi que bien d’autres sujets.

Le 12 mai 2025, une conversation intéressante a eu lieu entre George Yeo et Zhang Weiwei, doyen du China Institute à l’université Fudan de Shanghai — l’alma mater de Wang Huning.

« Jensen » agit comme un canal de communication, une courroie de transmission entre Pékin et Washington.

Alessandro Aresu

À un certain moment de l’échange, alors que George Yeo parle de la technique de négociation de Trump, il évoque les voyages de Jensen Huang, le PDG de NVIDIA à Pékin. S’il prend soin de préciser d’emblée qu’il n’a « aucune preuve » de ce qu’il avance, il a manifestement des raisons d’exposer la théorie suivante :

Jensen Huang, de NVIDIA, est allé voir Trump. Il a dîné avec lui à Mar-a-Lago au sujet de sa puce H20. Ce dîner fut excellent. Trump lui a dit : « Très bien, vous pouvez vendre vos puces H20 à la Chine. » Une semaine plus tard, Jensen Huang arrivait à Pékin. Cette fois, il avait laissé de côté son célèbre blouson en cuir, avait mis une cravate, et avait une allure très chinoise. En le regardant, je me disais : « C’est très risqué pour Huang d’aller à Pékin. Il va se faire critiquer chez lui, aux États-Unis. » Mais non, il ne fut pas critiqué. Ma conclusion de diplomate et observateur des relations internationales, c’est qu’il portait un message, qu’il transmettait un message. Deux jours plus tard, Scott Bessent déclarait que les droits de douane n’étaient pas viables — et les marchés sortaient un temps de la panique. Trump expliquait ensuite qu’il était en discussion avec les Chinois, froissant Pékin — et tout s’est enrayé.

En plus de livrer une analyse du style de négociation de Trump, de son attention portée aux marchés et de son désir ultime de parvenir à un accord avec la Chine, George Yeo avance un point important.

Selon lui, les visites du PDG de l’entreprise au cœur de l’écosystème de l’intelligence artificielle — la première de l’histoire à avoir dépassé une capitalisation de 4000 milliards de dollars — n’ont pas seulement trait à ses intérêts commerciaux : elles relèvent aussi de la diplomatie parallèle. À en croire Yeo, « Jensen » agit comme un canal de communication, une courroie de transmission entre Pékin et Washington.

Les voyages de Jensen Huang en Chine

Avec son dernier déplacement en juillet, c’est la troisième fois que Jensen Huang se rend en Chine depuis le début de l’année 2025 — ce n’est pas rien.

Lors de son premier voyage, en janvier, le PDG de NVIDIA s’est rendu à Taïwan et en Chine au moment de la cérémonie d’investiture de Trump.

Le déplacement d’avril, lui — celui auquel fait référence George Yeo — a donné lieu à des rencontres de haut niveau avec le ministère du Commerce.

Lors de son dernier voyage, il est notamment intervenu à la China International Supply Chain Expo (CISCE), une initiative présidée par Ren Hongbin, figure importante du commerce chinois, qui a accumulé de l’expérience dans tous les domaines clefs — de l’OMC à la politique d’investissement. 

Le canal entre Ren Hongbin et Jensen Huang semble solide et fondé sur la confiance. À la demande de ses interlocuteurs chinois, le PDG de NVIDIA a prononcé le 16 juillet un discours comportant quelques mots en chinois ; mais surtout, il salue la contribution de la Chine aux différentes étapes de l’histoire de NVIDIA et de l’intelligence artificielle, ainsi que le « miracle » de la chaîne d’approvisionnement chinoise.

Si Ren Hongbin orchestre cet événement, c’est, de fait, essentiellement pour mettre en valeur la puissance de la chaîne d’approvisionnement chinoise et pour montrer au public de la conférence que — même dans un monde de guerres commerciales — il est impossible de se passer des capacités chinoises. Cette ambition se reflète dans les données du premier semestre 2025 : l’économie chinoise a montré qu’elle était capable de diversifier ses débouchés au-delà des États-Unis. Cette diversification s’est appuyée principalement sur l’Asie du Sud-Est, mais aussi sur l’Europe et d’autres régions du monde.

Selon Jensen Huang, plus d’un million et demi de développeurs en Chine s’appuient sur les technologies de NVIDIA.

Alessandro Aresu

Dans son discours, le PDG de NVIDIA loue Alibaba, Baidu, Tencent, Xiaomi, DeepSeek et les autres géants chinois. 

Il s’attarde sur la robotique — un domaine d’intérêt pour le marché et pour l’ambition de leadership de la Chine de manière de plus en plus manifeste — et revient sur un point qu’il souligne régulièrement : la supériorité des chercheurs, développeurs et entrepreneurs chinois, qu’il appelle « les héros de l’innovation de la Chine ».

Selon Jensen Huang, plus d’un million et demi de développeurs en Chine s’appuient sur les technologies de NVIDIA.

L’investissement de sa firme sur le territoire — comme celui d’autres grandes entreprises technologiques américaines — s’inscrit dans le long terme, nourri à la fois par le capital humain et par le marché de la République populaire.

En 2016, quelques mois après la victoire d’AlphaGo contre Lee Sedol — un moment clef dans le débat public sur la technologie en Chine —, le PDG de NVIDIA consacrait son intervention à la GTC China à la révolution de l’intelligence artificielle et à sa portée généralisée. L’écosystème de ses partenaires était représenté sur scène par un chercheur renommé, Andrew Ng, alors directeur scientifique de Baidu. Lors de cette prise de parole, Jensen mit en avant sa collaboration avec les grandes entreprises technologiques chinoises, en insistant sur plusieurs domaines, notamment la smart city — ou AI city —, et il s’attarde longuement sur le travail mené avec Hikvision. Lors de la rencontre de 2017, parmi les nombreuses coopérations, figurent aussi celles avec Dahua et Huawei, autour de la sécurité urbaine et de la régulation du trafic. À cette époque, NVIDIA revendique sa collaboration avec des entreprises comme SenseTime, qui seront plus tard visées par des sanctions américaines.

Depuis le durcissement des contrôles à l’exportation à partir de l’été 2022, NVIDIA n’a eu de cesse de se montrer critique de la politique américaine, y compris par la voix de ses principales figures. Bill Dally, directeur scientifique de l’entreprise — l’une des figures majeures de la recherche appliquée de ce siècle — déclarait ainsi en novembre 2023 à l’université Cornell :

« Les sanctions à l’exportation vers la Chine ont en réalité poussé des milliers de programmeurs chinois, qui développaient des logiciels pour nos machines, à se tourner vers celles de Huawei et d’autres entreprises locales comme Biren. En résumé, cette stratégie nuit à long terme à l’industrie américaine sans ralentir les avancées de la Chine en intelligence artificielle. Mais à Washington, c’est un son de cloche qu’on fait semblant de ne pas entendre. »

Autrement dit, loin de freiner la Chine, ces restrictions auraient au contraire renforcé ses capacités technologiques, tout en affaiblissant la position américaine.

La politique de NVDIA évolue au moment où s’impose à Washington la doctrine de la sécurité nationale.

Alessandro Aresu

L’ascension politique de Jensen Huang

Pour NVIDIA, l’impératif d’accès au marché chinois repose sur deux facteurs : la volonté de réaliser des profits sur ce marché en entretenant les relations avec ses clients et fournisseurs, et la reconnaissance de la force du vivier de talents chinois.

Être présent sur le marché chinois signifie donc d’abord, pour NVIDIA, gagner de l’argent — en quantité non négligeable.

La politique de l’entreprise évolue au moment où s’impose à Washington la doctrine de la sécurité nationale.

Pour résumer, sa doctrine vis-à-vis de l’administration américaine passe d’un « laissez-nous vendre ce que nous voulons sur le marché chinois » à un « dites-nous précisément quelles sont les spécifications techniques de ce que nous n’avons pas le droit de vendre en Chine et nous concevrons un produit qui reste en dessous de ce seuil ». En somme, la théorie de Jake Sullivan — un « petit jardin entouré d’une haute clôture » — se convertit en un ensemble de paramètres techniques que NVIDIA parvient malgré tout à gérer.

Mais pour les intérêts de l’entreprise, cette logique cesse de convenir dès lors qu’elle se traduit par une volonté de diviser le monde entre amis des États-Unis, ennemis des États-Unis, et une zone grise soumise à une cascade d’autorisations — comme le prévoit la règle de diffusion de l’IA (AI Diffusion Rule) de Biden, entrée en vigueur le 13 janvier 2025.

C’est dans ce contexte qu’a lieu le véritable « pivot » politique de Jensen Huang à l’ère Trump, comme l’a également relevé The Information dans un article fouillé 1

NVIDIA est une entreprise traditionnellement prudente, peu encline à prendre position dans les affrontements politiques. Mais lors de l’annonce de l’AI Diffusion Rule, elle critique de manière virulente la politique de Joe Biden 2 et conclut par un éloge appuyé des mesures prises sous la première administration Trump. Cette prise de position est assumée par Jensen Huang lui-même — qui, rappelons-le, n’en est pas à son coup d’essai : il dirige son entreprise depuis 1993.

Dans ses prises de parole publiques — sachant combien ces questions tiennent à cœur à Donald Trump —, le PDG de NVIDIA n’a depuis jamais cessé de louer le président des États-Unis. Il a récemment déclaré que Trump était « pro‑innovation, pro‑croissance, pro‑énergie, pro‑industrie », ajoutant qu’il « [adorait] sa vision de la réindustrialisation de l’Amérique ». Lorsque des tensions apparaissent dans les négociations avec le gouvernement, il laisse entendre qu’elles sont dues à de mauvais conseils donnés au président Trump et réaffirme que la vision de ce dernier est la bonne.

Mais dans la guerre commerciale, il est clair que la Chine dispose de certaines « cartes ».

Sans l’apport des personnes nées en Chine, l’écosystème de l’IA n’existe pas.

Alessandro Aresu

Dans le cas spécifique des entreprises technologiques, l’une d’elles ne tient pas seulement à la capacité manufacturière de Pékin — terres rares, matières premières, composants divers — mais à la puissance de son marché intérieur — un marché dont les entreprises ne peuvent pas se passer (ce qui signifierait y renoncer complètement), et sur lequel la bureaucratie impériale de Pékin exerce un pouvoir politique. Pas seulement sur le plan militaire mais aussi sur le marché.

Un signe en est la montée en puissance politique de la SAMR, l’autorité de régulation et d’antitrust chinoise qui, par ses enquêtes menées depuis 2018, a clairement affiché sa volonté d’influer sur les principales opérations de fusions et acquisitions dans le secteur technologique mondial. Elle a ciblé aussi bien Qualcomm qu’Intel, tout en maintenant NVIDIA et Synopsys sous pression. L’opération cruciale pour la croissance de l’écosystème NVIDIA — le rachat de Mellanox — n’a ainsi reçu qu’une autorisation conditionnelle, et — coïncidence — Pékin a rouvert le dossier en 2024 3, plongeant NVIDIA dans l’incertitude. La République populaire a ensuite adapté son propre système de contrôle des exportations et de « capitalisme politique » en s’inspirant des dispositifs américains, les reproduisant et se préparant en permanence à une guerre de position — une partie de go jouée à l’infini.

Une autre déclaration de Jensen Huang doit être méditée : « 50 % des chercheurs en intelligence artificielle dans le monde sont chinois ». 

Fondée sur les données de MacroPolo, cette affirmation renvoie aux chercheurs originaires de Chine mais elle concerne aussi le fonctionnement concret des laboratoires de recherche et des départements universitaires aux États-Unis. Il suffit de se rendre à n’importe quelle conférence du secteur, de lire les publications scientifiques de référence, ou d’observer la géographie du recrutement des talents — comme les récentes opérations menées par Mark Zuckerberg pour Meta — pour comprendre que, sans l’apport des personnes nées en Chine, l’écosystème de l’IA n’existe pas.

Pour NVIDIA, il est donc clair qu’il faut maintenir les échanges dans le domaine de la recherche et continuer d’attirer les chercheurs chinois dans les universités américaines. 

Autrement dit, dans la théorie de Jensen, les deux chaînes de valeur ne peuvent pas être séparées — car la chaîne américaine ne survivrait pas à une telle rupture.

La « bataille finale » de l’intelligence artificielle n’existe pas

Aux États-Unis, une thèse radicalement différente, diamétralement opposée, continue d’exister — et semble en passe de s’imposer.

En définitive, ce que dit NVIDIA entre en conflit avec une large partie de la coalition qui soutient Trump et qui est soutenue par une convergence avec la doctrine de l’appareil sécuritaire américain. Selon cette vision — patente dans les débats autour du futur de TikTok aux États-Unis — la séparation entre Pékin et Washington doit être totale et entérinée : TikTok doit être interdit, les chercheurs chinois remplacés — par des « Blancs » pour certains, ou par des Indiens pour d’autres —, et plus aucun composant ni matériau chinois ne doit pouvoir mettre les États-Unis en situation de dépendance ou de chantage dans la négociation permanente qui caractérise désormais la relation bilatérale.

Pour le complexe industriel et sécuritaire de Washington, les ennemis existent bel et bien — et par-dessus tout le Parti communiste chinois, vu comme la seule force capable de renverser la suprématie américaine. 

Alessandro Aresu

Pour que cette thèse se matérialise, les États-Unis doivent accepter d’en payer le prix — un prix très élevé.

Pourtant, dès lors que la Chine est définie non plus comme un « adversaire », mais comme un « ennemi existentiel » — ce que Jensen Huang continue de contester — cette logique conduit immanquablement à ses conséquences les plus extrêmes : une vision du monde fondée sur l’opposition ami/ennemi.

Chez Trump, pourtant, les choses sont plus incertaines. 

Comme il l’a souvent répété, les problèmes viennent aussi bien des « amis » que des « ennemis » ; par conséquent, ni les uns ni les autres n’existent vraiment selon lui. 

Mais pour le complexe industriel et sécuritaire de Washington, les ennemis existent bel et bien — et par-dessus tout le Parti communiste chinois, vu comme la seule force capable de renverser la suprématie américaine. Cet ennemi est idéologique — même si les États-Unis construisaient 500 complexes touristiques en mer de Chine méridionale.

Cette thèse converge avec l’idée selon laquelle l’IA pourrait, à moyen terme, atteindre un seuil décisif qui permettrait à un acteur de l’emporter définitivement sur un autre. L’AGI ou « superintelligence » serait une « arme absolue », à conquérir en premier. Pour le fondateur d’Anthropic Dario Amodei, avoir « une nation de génies dans un data center » suffirait à changer les règles du jeu.

Le fondateur de NVIDIA ne souscrit pas à cette vision.

Dans une infrastructure mondiale qui met aujourd’hui bout à bout 1,2 million de composants — et peut-être plusieurs millions demain — et qui repose sur la contribution directe et indirecte de centaines, voire de milliers d’entreprises, le chef de file, NVIDIA, considère comme impossible qu’un acteur isolé puisse sortir un modèle capable d’inventer un meilleur produit que Foxconn, Supermicro, TSMC ou Air Liquide. En réalité, chaque pas franchi par ces entreprises dans la chaîne d’approvisionnement a impliqué — et implique encore — des dynamiques, des variables et des contraintes tout simplement impossibles à reproduire. 

La « superintelligence » serait une « arme absolue », à conquérir en premier.

Alessandro Aresu

Prenons l’exemple de Foxconn, groupe industriel qui est aujourd’hui le premier producteur de matériel informatique au monde et dont les revenus représentaient, en 2021, 27 % du PIB de Taïwan. Elle s’appuie sur un ensemble d’outils pour optimiser ses opérations mais elle seule est en mesure de comprendre ce qui est utile ou non. L’idée qu’une entreprise surgie de nulle part soit capable de répliquer ce que fait Foxconn potentiellement à l’infini est tout simplement illusoire pour Jensen.

Selon sa logique, l’IA sera toujours un marché — ou plutôt une constellation de marchés en mutation — mais jamais un état final recherché.

Dans cette époque de transition permanente et de construction continue d’infrastructures, il n’y a pas de « bataille finale » entre amis et ennemis. À vrai dire, il n’y a même pas de « course ». 

D’ailleurs, Jensen Huang préfère parler d’un « marathon ». Il répète que « cela prendra du temps ». Il refuse d’annoncer des dates définitives.

Selon sa logique, l’IA sera toujours un marché — ou plutôt une constellation de marchés en mutation — mais jamais un état final recherché.

Alessandro Aresu

Dans cet espace-temps, où les chaînes d’approvisionnement sont pesées politiquement et se livrent une compétition réelle — mais sans se séparer de manière brutale et irréversible —, il existe des émissaires, des messagers. 

Des figures capables de naviguer entre différents mondes, mais qui sont vouées à la relation, pas à la guerre.

C’est le sens profond de « Jensen in China ».

L’article Jensen in China : la diplomatie parallèle de NVIDIA entre Pékin et Washington est apparu en premier sur Le Grand Continent.

15.07.2025 à 09:36

« L’économie russe pourrait s’effondrer très rapidement », une conversation avec David O’Sullivan, envoyé spécial de l’Union européenne pour les sanctions

Matheo Malik

La Russie est-elle sur le point de céder ?

Selon l’envoyé spécial de l’Union pour les sanctions, tous les indicateurs de Moscou sont au rouge — le moment est propice pour augmenter la pression sur le régime de Poutine.

Alors que les 27 pourraient adopter un 18e train de sanctions, nous le rencontrons.

L’article « L’économie russe pourrait s’effondrer très rapidement », une conversation avec David O’Sullivan, envoyé spécial de l’Union européenne pour les sanctions est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (2783 mots)

English version available at this link

L’Union européenne a approuvé 17 trains de sanctions différents à l’encontre de la Fédération de Russie et travaille actuellement sur le 18e, toujours en attente d’approbation. Alors que l’objectif de ces sanctions était de paralyser la capacité du régime de Poutine à mener la guerre, celle-ci se poursuit. Sont-elles vraiment efficaces ? 

David O’Sullivan Il ne fait aucun doute que les sanctions sont efficaces — la question de savoir si elles peuvent à elles seules mettre fin à la guerre est autrement plus complexe.

Poutine est un dictateur prêt à sacrifier son économie sur l’autel de ses ambitions militaires : il ira jusqu’au bout, même si le coût est immense et alors que tous les indicateurs critiques de l’économie russe sont actuellement dans le rouge.

La gouverneure de la Banque centrale et le ministre de l’Économie de Russie ont tous deux reconnu publiquement que leur économie était en difficulté et que les finances publiques étaient dans un état désastreux. Les taux d’intérêt ont atteint des sommets, l’inflation est d’au moins 10 % et la Russie ne fait aucun investissement en dehors du secteur militaire. Les sanctions ont donc bel et bien un impact sur l’économie russe.

Comment le mesurer ?

Si nous n’avions pas imposé de sanctions, nous estimons que la Russie aurait disposé de 450 milliards d’euros supplémentaires pour financer sa guerre.

C’est trois à quatre fois son budget de la défense. 

Je prendrai une image : les sanctions sont un clou dans le pneu de l’économie — ils ne conduisent pas à son éclatement soudain.

Tous les indicateurs critiques de l’économie russe sont actuellement dans le rouge.

David O’Sullivan

Que voulez-vous dire ?

Filons la métaphore : à mesure que l’air s’échappe du pneu, il devient plus difficile de conduire le véhicule et, à un moment donné, la voiture — la guerre l’occurrence — finit inévitablement par s’arrêter.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le cadre pertinent pour comprendre ce que nous faisons est un ensemble plus large : l’aide militaire à l’Ukraine, le soutien macroéconomique pour maintenir l’économie ukrainienne à flot et, enfin, les sanctions.

Comment définiriez-vous l’état de l’économie russe ?

Bien que nous ne puissions pas croire les données fournies par la Russie, même les chiffres officiels montrent une économie dans un état lamentable où 40 % des dépenses publiques sont consacrées au financement de l’effort militaire — cela représente 6 à 7 % du PIB russe. 

Or l’argent qui sert à financer la guerre est ponctionné sur le reste de l’économie. 

La présidente de la banque centrale russe, Elvira Nabiullina, a déclaré publiquement que toutes les sources de financement public facilement disponibles avaient été épuisées. La vie va devenir de plus en plus difficile pour les citoyens ordinaires.

Nous avons frappé au cœur de l’économie russe : son secteur énergétique. Les revenus provenant du pétrole et du gaz ont considérablement diminué. Gazprom, qui finance en grande partie le budget russe, a enregistré des pertes l’année dernière. L’entreprise est contrainte de licencier des employés, alors qu’elle était le fleuron du pays.

Bien sûr, lorsque vous êtes confronté à quelqu’un comme Poutine, déterminé à faire avancer ses ambitions impérialistes quel qu’en soit le coût pour son peuple ou son pays, qui n’a pas à se soumettre au contrôle du parlement et qui n’a pas à justifier ses choix budgétaires, cela signifie que nous devons — nous aussi — persévérer. 

La Russie étant un régime autoritaire, Poutine peut tenir l’économie dans cet état de tension pendant encore un certain temps. 

Combien à votre avis ? 

En tant qu’économiste, je me méfie toujours des prédictions — surtout lorsqu’il y a autant de variables.

Je ne peux pas vous dire avec précision le jour où l’économie russe s’effondrera mais nous voyons déjà des signes de rupture.

Ils ont commencé à apparaître l’année dernière et ils vont s’aggraver. Le Fonds national de prospérité de la Russie est presque épuisé. Les Russes admettent publiquement qu’ils devront faire des choix difficiles.

Quand on demandait à Ernest Hemingway comment il avait fait faillite, il avait l’habitude de répondre par un mot d’esprit : « De deux façons. D’abord progressivement, puis soudainement. » Selon moi, c’est exactement ce qui va se passer en Russie.

En Russie, l’argent qui sert à financer la guerre est ponctionné sur le reste de l’économie. 

David O’Sullivan

À quoi cela pourrait-il ressembler ?

En apparence, tout ira bien jusqu’à ce que quelque chose précipite soudainement la mise en évidence des faiblesses fondamentales de l’économie russe — que nous connaissons. Certaines sont structurelles, comme la baisse des revenus pétroliers et gaziers provenant de l’Europe. 

Les régimes autoritaires ont les instruments nécessaires pour entretenir l’illusion que tout va bien. Mais lorsque la bulle éclatera, l’économie russe pourrait s’effondrer très rapidement.

Alors que l’Union travaille actuellement sur son 18e train de sanctions, elle se heurte à la résistance interne de la Slovaquie et de la Hongrie. Êtes-vous sûr que le Conseil réussira à le faire adopter ?

Sur le fond, il existe un large consensus.

Pour certains États membres, le problème à trait à ce qu’ils perçoivent comme un lien entre le paquet de sanctions et les propositions que nous avons présentées dans le cadre de REPowerEU pour éliminer les dépendances résiduelles de l’Union à l’égard de l’énergie russe. 

Vous avez utilisé le terme de « dépendance résiduelle », pourquoi ?

Parce que, dans l’ensemble, la plupart des États membres se sont désormais affranchis de la Russie. 

Ce n’est pas le cas de la Slovaquie et de la Hongrie, qui ont toujours des contrats énergétiques importants avec Moscou. 

C’est vrai. 

Mais l’Union fonctionne ainsi. Nous sommes 27. Il faut toujours se demander si une mesure impacte plus un État membre qu’un autre ou s’il y a besoin d’ajustements éventuels. Dans la mesure où nous travaillons à l’unanimité sur ces sujets, ces questions doivent être abordées dès qu’un État membre les soulève — et elles le sont.

En parlant d’unanimité, je tiens à souligner que les sanctions ont été reconduites pour six mois supplémentaires par tous les États membres le mois dernier : pour moi, c’est une raison d’espérer que nous trouverons un moyen d’approuver ce prochain paquet de mesures. Le plus tôt sera le mieux. Nous devons envoyer à la Russie le signal que nous n’allons pas assouplir les sanctions, mais que nous allons augmenter la pression tant qu’elle continuera à attaquer l’Ukraine de manière aussi brutale.

Quand on demandait à Ernest Hemingway comment il avait fait faillite, il avait l’habitude de répondre avec humour : « De deux façons. D’abord progressivement, puis soudainement. » Selon moi, c’est exactement ce qui va se passer en Russie.

David O’Sullivan

L’Union n’a-t-elle pas atteint un plafond de verre en matière de nouveaux paquets de sanctions ?

Nous sommes parvenus à maintenir l’unanimité sur des sanctions de plus en plus sévères. Nos actions au cours des trois dernières années montrent que ce n’est absolument pas la fin du chemin. 

Les sanctions sont un processus constant d’ajustement et de mise au point : il ne s’agit pas d’atteindre une limite mais d’affiner et d’améliorer en permanence nos mesures — en tenant compte du fait que la Russie ne cesse de s’adapter.

En quel sens ?

Prenons l’exemple de la flotte fantôme.

La Russie a réagi au plafonnement du prix du pétrole en achetant de vieux pétroliers afin de contourner nos sanctions. Ayant identifié ce problème, nous sanctionnons désormais ces navires en plus grand nombre ; nous avons récemment sanctionné 342 d’entre eux. Avec le 18e train de mesures, 100 autres seront directement visés.

Au total, près de 600 navires de la flotte fantôme sont sanctionnés.

Cela a un effet dévastateur sur la capacité de la Russie à exporter du pétrole. 

Il ne s’agit donc pas seulement d’en faire plus, mais de vraiment comprendre comment la Russie va réagir pour tenter de contrer ces sanctions. C’est un processus en constante évolution. 

Les sanctions énergétiques avaient été introduites conjointement avec les États-Unis et le G7. Compte tenu de l’incertitude qui entoure désormais la politique de Donald Trump, peut-on encore espérer un effort transatlantique sur ce sujet ?

Les signaux envoyés par Washington sont contradictoires.

On parle de lever les sanctions dans le cadre d’un cessez-le-feu, mais ces discussions n’ont pas avancé. Lundi 14 juillet, le président américain a déclaré qu’il imposerait des « droits de douane très sévères » à la Fédération de Russie si aucun accord de paix n’était conclu avec l’Ukraine dans les 50 jours.

Il existe un large consensus sur la nécessité de maintenir la pression sur la Russie, d’autant plus que l’économie russe montre des signes croissants de vulnérabilité.

David O’Sullivan

Le Congrès américain, quant à lui, est très actif.

Les sénateurs Graham et Blumenthal proposent ce qui me semble être un ensemble de sanctions supplémentaires très sévères à l’encontre de la Russie. Ils affirment bénéficier d’un soutien bipartisan et sont actuellement en discussion avec la Maison Blanche sur la marche à suivre. 

La brutalité de la Russie à l’égard de l’Ukraine, qui vise principalement des civils, rend de fait tout assouplissement des sanctions de la part des États-Unis plus difficile. Je pense que le président Trump en a pris conscience.

Les États-Unis ont-ils exercé des pressions sur vous à un moment donné pour que vous assouplissiez votre politique de sanctions ou ont-ils intérêt à ce que l’Europe maintienne son approche afin de faire indirectement pression sur la Russie ?

Nous n’avons reçu aucun signal dans ce sens. 

Les autres membres du G7, le Royaume-Uni et le Canada, ont été clairs sur le fait qu’ils ne s’engageraient pas dans la voie d’un assouplissement des sanctions.

Il existe un large consensus sur la nécessité de maintenir la pression sur la Russie, d’autant plus que l’économie russe montre des signes croissants de vulnérabilité.

Vous avez été nommé envoyé spécial de l’Union européenne pour les sanctions en 2023. Depuis lors, une grande partie de vos efforts a surtout été consacrée à la lutte contre leur contournement. Où rencontrez-vous les plus grands obstacles ? 

J’essaye toujours d’être très honnête pour répondre à cette question. 

Dès lors qu’il y a des sanctions, il y a des contournements. Nous ne les éliminerons jamais complètement. Ce que nous devons faire, c’est rendre ces contournements plus difficiles, moins prévisibles, moins fiables et plus coûteux.

Selon certaines estimations, le coût d’importation de certaines pièces utilisées sur le champ de bataille aurait augmenté de 600 % pour la Russie. 

Cela montre que nos actions portent leurs fruits — mais ce n’est qu’une petite victoire.

Une fois notre plafonnement des prix entré en vigueur en 2023, les recettes pétrolières de la Russie ont baissé de 30 %, mais elles n’ont ensuite diminué que de 20 % en 2024. Une part importante de cet écart est due à la flotte fantôme. Nous redoublons actuellement nos efforts pour sanctionner davantage de navires et nous collaborons également avec les États du pavillon de ces bâteaux afin de radier les navires soumis à des sanctions et de veiller à ce que les pays tiers ne les acceptent pas dans leurs ports. En ce qui concerne les recettes pétrolières et les composants destinés au champ de bataille, nous avons réalisé des progrès importants depuis 2023.

Les entreprises basées en Chine et à Hong Kong sont responsables de 80 % de l’envoi de composants occidentaux utilisés par la Russie pour fabriquer des drones, des missiles et des obus de plus grande précision. C’est un problème grave.

David O’Sullivan

Cependant, le problème du contournement n’est pas du tout réglé.

C’est vrai, mais il ne faut pas considérer cela comme une situation figée.

Nous veillons constamment à nous adapter et à affiner notre approche.

Au cours des prochains mois, nous mettrons davantage l’accent sur la désignation des entités financières et des personnes susceptibles de contribuer au contournement des sanctions.

Qu’en est-il de la Chine à cet égard ? La haute représentante, Kaja Kallas, a utilisé le terme de « facilitateur de guerre » pour qualifier Pékin. Les Chinois contournent-ils activement les sanctions ? 

La plupart des contournements qui ont lieu via la Chine ne sont pas officiellement orchestrés par le gouvernement.

Il ne s’agit donc pas d’une politique d’État ?

La Chine a une politique claire à l’égard de la Russie : « l’amitié sans limites ».

Il est évident que les Chinois soutiennent la Russie dans une certaine mesure. Ils affirment ne pas fournir d’aide militaire à la Russie, mais la définition de l’aide militaire ne se limite pas à la fourniture directe d’armes : elle s’applique également aux pièces et composants pouvant être utilisés à des fins militaires et aux technologies à double usage.

C’est pourquoi je rappelle constamment à nos homologues chinois que, même si le contournement n’est pas officiellement orchestré par le gouvernement chinois, les entreprises basées en Chine et à Hong Kong sont responsables de 80 % de l’envoi de composants occidentaux utilisés par la Russie pour fabriquer des drones, des missiles et des obus de plus grande précision — et donc plus meurtriers. C’est un problème grave. Et c’est la raison pour laquelle nous continuerons à dresser la liste des entités basées en Chine et à Hong Kong.

Nous avons réussi à trouver des solutions auprès de nombreux pays tiers dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient.

Et nous préférerions infiniment que la Chine collabore avec nous pour trouver une solution systémique plutôt que de devoir prendre des mesures à l’encontre d’entités individuelles.

L’article « L’économie russe pourrait s’effondrer très rapidement », une conversation avec David O’Sullivan, envoyé spécial de l’Union européenne pour les sanctions est apparu en premier sur Le Grand Continent.

12.07.2025 à 16:12

Trump a le « Grand Honneur » de nous imposer 30 % de tarifs non réciproques — il y a quelqu’un ?

Matheo Malik

Dans une lettre au ton pompeux qui peine à cacher sa brutalité — et qui traite inopinément l’Union européenne de pays — le président américain a annoncé vouloir mettre les mains dans les poches des Européens, en imposant des tarifs de 10 points supérieurs à ceux qu’il avait annoncés lors du Liberation Day.

L’Union « se tient prête à continuer à travailler à un accord » — face à cet échec, ne devrait-elle pas changer de stratégie ?

Nous traduisons et commentons ligne à ligne ce texte important.

L’article Trump a le « Grand Honneur » de nous imposer 30 % de tarifs non réciproques — il y a quelqu’un ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (1939 mots)

Les tarifs de Trump ressemblent à un tribut impérial — brutal, unilatéral, asymétrique. 

Les Européens sont sommés d’accepter 30 % de tarifs non réciproques, en ouvrant leur marché sans broncher.

Dans une lettre partagée sur Truth Social, le président américain annonce à Ursula von der Leyen — qui dit en avoir « pris note » — qu’à partir du mois d’août, des droits de douane effectifs de 30 % seront appliqués aux produits européens entrant sur le marché américain. 

Cette annonce marque l’échec de la ligne de négociation de la Commission et de la prudence imposée par plusieurs pays européens — l’Allemagne en tête.

Alors que notre relation commerciale est quatre fois plus importante que celle du Royaume-Uni avec les États-Unis, cette proposition est non seulement moins avantageuse pour nous que l’accord conclu avec Londres — qui a accepté 10 % de tarifs unilatéraux —, mais surtout nettement plus dure que les conditions offertes lors du Liberation Day — le président américain avait alors annoncé « limiter » ses tarifs à 20 % dans le cas où aucune riposte n’avait été prise.

En 2024, les échanges de biens et services entre l’Union et les États-Unis représentaient environ 4,9 % du PIB américain — soit plus du double de ceux avec la Chine (2,2 %).

Contrairement à la Chine, et malgré la taille de son marché unique, l’Union n’a pas engagé de véritable rapport de force avec les États-Unis. Pourtant, les sondages montrent qu’une large majorité de citoyens y est favorable, et nos leviers sont nombreux.

Une enquête d’opinion a récemment circulé dans les couloirs du Berlaymont révélant que 80 % des citoyens européens n’étaient pas du tout d’accord avec la ligne de négociation de la Commission. Les Européens sont, en réalité, très largement favorables à des mesures de rétorsion.

La logique des tarifs est évidente : unilatérale, brutale, asymétrique, c’est un tribut impérial. 

L’un des principaux conseillers économiques du président américain l’a exprimé clairement : « Payer des droits de douane sans prendre de mesures de rétorsion est un excellent moyen pour les autres pays de contribuer à partager le fardeau du système de sécurité que nous fournissons. »

Payez — ne ripostez pas — et tout ira bien. 

Le jusqu’au boutisme américain laisse une nouvelle chance à l’Union. 

Quelqu’un la saisira ou la prédiction pessimiste d’un diplomate proche du dossier se réalisera-t-elle ? 

« On était tout proche d’un accord à la britannique à 10 %. Là, on va encore céder un peu et conclure triomphalement qu’on a évité les 30 %. »

La réponse de la Commission semble aller dans ce sens : 

« L’Union européenne a toujours privilégié une solution négociée avec les États-Unis, reflétant ainsi notre engagement en faveur du dialogue, de la stabilité et d’un partenariat transatlantique constructif. Nous restons prêts à poursuivre les travaux en vue d’un accord d’ici au 1er août. Dans le même temps, nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour défendre les intérêts de l’Union, y compris l’adoption de contre-mesures proportionnées si cela s’avère nécessaire. »

Madame la Présidente,

C’est un Grand Honneur pour moi de vous adresser cette lettre, car elle témoigne de la force et de l’engagement de notre Relation Commerciale, et du fait que les États-Unis d’Amérique ont accepté de poursuivre leur coopération avec L’Union (sic) européenne, malgré le fait que nous ayons à votre égard l’un de nos Déficits Commerciaux les plus élevés. 

Depuis le 7 juillet, soit deux jours avant la date butoir initialement fixée au 9 juillet pour l’entrée en vigueur des « tarifs réciproques », puis reportée au 1er août, le président américain a annoncé de nouveaux taux de droits de douane pour 25 pays. 

Les tarifs annoncés sont pour la plupart similaires aux taux déjà communiqués le 2 avril lors de « Liberation Day », à quelques exceptions près : le Brésil, qui n’a pas de déficit commercial avec les États-Unis, et qui n’avait pas initialement été spécifiquement visé par les « tarifs réciproques » se voit imposer un taux de 50 %.

L’Union européenne, initialement à 20 %, menacée avec un taux de 50 % en l’absence d’un accord, aurait un taux de 30 %.

Néanmoins, nous avons décidé d’aller de l’avant, mais uniquement avec un COMMERCE plus équilibré et équitable. C’est pourquoi nous vous invitons à participer à l’Économie extraordinaire des États-Unis, le Marché mondial Numéro Un — et de loin.

Avec 440 millions de consommateurs à haut revenu, c’est le marché européen qui est le premier marché au monde et non les États-Unis. Il s’agit également du plus grand bloc commercial mondial en termes d’exportations et d’importations combinées.

Nous avons eu de longues années pour discuter de notre Relation Commerciale avec L’Union européenne, et nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il faut rompre avec ces Déficits Commerciaux durables, importants et persistants, engendrés par vos Politiques Tarifaires et Non-Tarifaires et vos Barrières Commerciales. Notre relation a malheureusement été loin d’être Réciproque. À compter du 1er août 2025, nous facturerons à L’Union européenne des Tarifs de seulement 30 % sur les produits exportés vers les États-Unis — en sus de tous les Tarifs Sectoriels existants. Toute marchandise envoyée pour contourner un Tarif plus élevé sera soumise exactement à ce Tarif plus élevé.

En 2023, le déficit commercial des États-Unis avec l’Union européenne atteignait 156,6 milliards d’euros, mais les États-Unis affichent un excédent de 108,6 milliards d’euros dans le domaine des services.

Les exportations vers les États-Unis représentent environ 3 % du PIB européen. 

Il vous faut bien comprendre que 30 % est un taux bien inférieur à celui qui serait nécessaire pour éliminer totalement le Déficit Commercial dont nous souffrons vis-à-vis de l’UE. 

À ces droits de douane généraux s’ajoutent les tarifs sectoriels.

Actuellement, les États-Unis appliquent des droits de douane de 25 % sur les importations de voitures et de leurs composants et de 50 % sur l’acier et l’aluminium. Trump a également annoncé la mise en place de droits de douane de 50 % sur le cuivre, qui devraient entrer en vigueur le 1er août. Plusieurs enquêtes sont actuellement en cours au titre de la section 232 de la loi sur l’expansion du commerce (Trade Expansion Act). Le 8 juillet, le président américain a menacé d’imposer des droits de douane pouvant aller jusqu’à 200 % sur les produits pharmaceutiques, qui pourraient entrer en vigueur dans un an.

Comme vous le savez, nous n’appliquerons pas de Tarif si L’Union européenne, ou des entreprises établies dans l’UE, choisit de produire ou de fabriquer ses biens sur le sol américain ; nous ferons alors tout notre possible pour obtenir les autorisations nécessaires rapidement, professionnellement et de manière systématique — Autrement dit, en quelques semaines.

Alors que la relation commerciale de l’Union avec les États-Unis est quatre fois plus importante que celle du Royaume-Uni, nous nous apprêtons donc subir, tout aussi docilement que Londres, des tarifs unilatéraux de 30 %. Il s’agira là d’un transfert direct au profit des réductions fiscales promises aux entreprises américaines dans la loi budgétaire One Big Beautiful Bill, accentuant encore l’écart de compétitivité transatlantique.

L’Union européenne accordera aux États-Unis un Accès complet et ouvert à son Marché, sans aucun Tarif à notre égard, et ce dans le but de réduire ce Déficit Commercial considérable. Si, pour quelque raison que ce soit, vous décidiez d’augmenter vos Droits de douane et de riposter, le pourcentage que vous choisiriez alors serait automatiquement ajouté au taux de 30 % que nous vous facturons. Il vous faut bien comprendre que ces Tarifs sont indispensables pour corriger les années de Politiques Tarifaires et Non-Tarifaires de l’Union européenne, ainsi que ses Barrières Commerciales, qui ont creusé un Déficit Commercial excessif et insoutenable aux dépens des États-Unis. Ce Déficit constitue une menace majeure pour notre Économie et, donc, en fait, pour notre Sécurité Nationale !

Les « barrières commerciales non tarifaires » sont l’une des obsessions du président américain concernant l’Union. Il y classe faussement la TVA à côté des taxes sur les services numériques, que huit pays européens appliquent aujourd’hui.

Nous nous réjouissons de travailler avec vous en tant que Partenaire Commercial pour de nombreuses années à venir. Si vous souhaitez ouvrir vos Marchés Commerciaux (sic), jusqu’à présent fermés aux États-Unis, et supprimer vos Politiques Tarifaires et Non-Tarifaires ainsi que vos Barrières Commerciales, nous envisagerons, peut-être, de considérer un ajustement relatif au contenu de cette lettre. Ces Droits de douane pourront être modifiés, à la hausse ou à la baisse, selon l’évolution de nos relations avec votre pays (sic). Vous ne serez jamais déçus par les États-Unis d’Amérique.

Contrairement à ce que le président américain affirme, les droits de douane européens et américains étaient relativement similaires avant les hausses de tarifs annoncées par Trump depuis janvier. 

Selon l’Organisation mondiale du commerce, avant le 20 janvier, le taux moyen pondéré des droits de douane appliqués par l’Union européenne sur les importations de produits agricoles et non agricoles américains s’élevait à 4,2 % et 0,9 % respectivement, contre 2,5 % et 1,5 % du côté américain.

Dans la fin de cette lettre adressée à Ursula von der Leyen en tant que présidente de la Commission européenne, Donald Trump fait référence à « son pays », suggérant que le modèle utilisé pour la lettre pourrait ne même pas avoir été adapté — cette phrase étant reprise de la lettre envoyée le même jour à la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum.

Je vous remercie de l’attention que vous porterez à cette question !

Veuillez agréer, Madame la Présidente, l’expression de mes salutations distinguées.

L’article Trump a le « Grand Honneur » de nous imposer 30 % de tarifs non réciproques — il y a quelqu’un ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.

5 / 10

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌞