24.10.2025 à 19:24
Le Fédéralisme pragmatique
Dans un monde qui se transforme radicalement, l’Europe est à l’arrêt.
Mario Draghi articule un concept pour provoquer le changement, un programme pour débloquer l’Union : le Fédéralisme pragmatique.
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Texte intégral (1114 mots)
Ma carrière dans la fonction publique italienne avait débuté par les négociations du traité de Maastricht 53. Depuis, la construction de l’Europe a été au cœur de toutes mes missions, tant sur le plan national — à la tête du Trésor italien puis en tant que président du Conseil — que sur le plan européen à la tête de la Banque centrale européenne.
Or aujourd’hui, les perspectives pour l’Europe n’ont jamais été, d’aussi loin qu’il m’en souvienne, aussi difficiles. Presque tous les principes sur lesquels repose l’Union sont remis en cause.
Nous avions bâti notre prospérité sur l’ouverture et le multilatéralisme — nous sommes aujourd’hui confrontés au protectionnisme et aux actions unilatérales.
Nous avions cru que la diplomatie pouvait être le fondement de notre sécurité — nous assistons aujourd’hui au retour de la puissance militaire comme moyen d’affirmer ses intérêts.
Nous avions promis de montrer la voie en matière de responsabilité climatique — aujourd’hui, les autres se retirent et nous laissent supporter des coûts croissants.
Le monde qui nous entoure a radicalement changé. Et l’Europe peine à réagir.
Cela soulève une question cruciale : pourquoi ne parvenons-nous pas à changer ?
On nous dit souvent que l’Europe se forge dans les crises. Mais quel niveau de gravité doit atteindre une crise pour que nos dirigeants unissent enfin leurs forces et trouvent la volonté politique d’agir ?
Après la grande crise financière et la crise de la dette souveraine, la BCE, grâce notamment à son mandat européen, a évolué vers une institution plus fédérale ; l’union bancaire a également été lancée.
Mais depuis lors, nos défis sont devenus de plus en plus complexes et nécessitent désormais une action commune de la part des États membres.
Ils concernent des domaines tels que la défense, la sécurité énergétique et les technologies de pointe, qui nécessitent une échelle continentale et des investissements partagés.
Et dans certains de ces domaines, notamment la défense et la politique étrangère, un degré plus élevé de légitimité démocratique est nécessaire.
Or depuis de nombreuses années, notre gouvernance n’a pas bougé.
Aujourd’hui, notre confédération européenne n’est tout simplement pas en mesure de répondre à ces besoins.
L’échelle nationale ne suffit plus pour gérer efficacement les défis immenses auxquels nous sommes confrontés. Et même si nous voulions transférer davantage de pouvoirs à l’Europe, ce modèle ne nous offre pas la légitimité démocratique pour le faire.
Ce qui nous arrête n’est pas une contrainte d’ordre juridique liée aux traités.
La contrainte la plus profonde est que, face à ce nouveau monde, nous n’avons pas construit de mandat commun — approuvé par les citoyens — pour ce que nous, Européens, voulons vraiment faire ensemble.
C’est pourquoi l’avenir de l’Europe doit être une voie vers le fédéralisme.
Cela ne tient pas du rêve mais de la nécessité.
Or, aussi souhaitable qu’une véritable fédération puisse être, elle nécessiterait des conditions politiques qui ne sont pas réunies aujourd’hui. Et les défis auxquels nous sommes confrontés sont trop urgents pour attendre qu’elles se présentent.
Le seul chemin possible est celui d’un nouveau fédéralisme pragmatique.
Un fédéralisme basé sur certains domaines clefs, flexible et capable de se projeter et d’agir en dehors des mécanismes plus lents du processus décisionnel de l’Union.
Il serait construit à partir de « coalitions de volontaires » autour d’intérêts stratégiques communs, en reconnaissant que les différentes forces de l’Europe n’exigent pas que tous les pays avancent au même rythme.
Imaginez.
Des pays dotés de secteurs technologiques forts qui s’accordent sur un régime commun permettant à leurs entreprises de se développer rapidement.
Des nations dotées d’industries de défense avancées qui unissent leurs efforts en matière de recherche et développement et financent des marchés publics communs.
Des leaders industriels qui co-investissent dans des secteurs critiques tels que les semi-conducteurs ou dans des infrastructures de réseau qui réduisent les coûts énergétiques.
Ce fédéralisme pragmatique permettrait à ceux qui ont les ambitions les plus grandes d’agir avec la rapidité, l’ampleur et l’intensité des autres puissances mondiales.
Il pourrait par ailleurs contribuer à renouveler l’élan démocratique de l’Europe elle-même.
En effet, l’adhésion exigerait des gouvernements nationaux qu’ils obtiennent un soutien démocratique pour des objectifs communs spécifiques, suscitant ainsi la construction ascendante d’un objectif commun — et non une imposition descendante.
Tous ceux qui souhaitent adhérer pourraient le faire, tandis que ceux qui cherchent à bloquer les progrès ne pourraient plus retenir les autres.
En bref, cela offre une vision pleine de confiance de l’Europe, une vision à laquelle les citoyens peuvent croire.
Une Europe dans laquelle les jeunes voient leur avenir. Une Europe qui refuse d’être piétinée. Une Europe qui agit non par crainte du déclin, mais par fierté de ce qu’elle peut encore accomplir.
C’est la vision que nous devons proposer si nous voulons que l’Europe se renouvelle.
Et je suis convaincu que nous pouvons y parvenir.
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23.10.2025 à 18:00
Trump a vassalisé le FMI : coulisses des rencontres de Washington
Une révolution invisible est en cours au cœur des institutions de la finance mondiale.
Depuis plusieurs mois, l’administration de Donald Trump a fait du Fonds monétaire international une arme à son service.
De l’engouement pour les cryptos au front anti-Chine en passant par le sauvetage de l’Argentine, plongée au cœur d’une transformation radicale qui devrait nous alerter.
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Texte intégral (5945 mots)
À Washington, sous les murs épais d’administration d’ordinaire silencieuse, il est en train de se passer quelque chose. Pour comprendre comment s’organise la contre-révolution trumpiste au sein des élites américaines, découvrez l’ensemble de nos publications en vous abonnant à la revue
La semaine dernière se tenaient à Washington les réunions annuelles du FMI. Le moment ne pouvait être mieux choisi pour saisir certaines des tendances sous-jacentes de l’économie mondiale — et les tensions qui secouent les institutions chargées de la coopération internationale en matière de politique économique.
La caractéristique la plus frappante des réunions qui s’achèvent est l’alignement complet du FMI sur l’administration américaine et son programme. C’est une antienne de la gauche radicale que de considérer que le FMI est un instrument de l’impérialisme américain alors que, pendant longtemps, il a été en réalité piloté par les Européens — d’abord formellement pas un directeur du Fonds toujours Américain (en échange de quoi les États-Unis héritait de la Présidence de la Banque Mondiale) et ensuite informellement par le truchement d’alliances bien choisies au sein de son Conseil d’administration qui permettaient de limiter l’influence américaine malgré son veto de fait.
Ce qui se passe depuis l’arrivée de l’administration Trump est d’un autre ordre, notamment car l’institution a été terrifiée que les États-Unis menacent d’en sortir. Cette peur panique de l’abandon provoque un assujettissement historique.
C’est là une corruption morale qui saute aux yeux dès qu’on y prête attention.
Le lieu où elles se sont ouvertes était déjà symptomatique : le Milken Institute. Il porte le nom de son créateur, Mike Milken — d’ailleurs présent sur place pour le lancement des réunions annuelles 54.
En 2025, le grand public a quelque peu oublié qui est Milken. « Légende » de Wall Street qui aurait inspiré à Oliver Stone le personnage de Gordon Gekko, il est surtout l’inventeur des junk bonds, ces « obligations pourries » ayant en partie conduit au krach boursier de 1987. Condamné dans une affaire de délit d’initié, le milliardaire avait été gracié par Donald Trump en 2020. Son retour en majesté cette année par la grâce du FMI donnait le ton.
Du programme d’aide financière à l’Argentine à la confiance aveugle dans les cryptomonnaies et les stablecoins comme avenir de la finance — à un degré qui a surpris même leurs plus fervents adeptes 55 —, l’alignement systématique sur l’agenda MAGA avait une dimension presque suffocante.
Au-delà de cette atmosphère accablante, quelques points concrets sont à retenir.
Un fossé transatlantique grandissant : les cryptomonnaies, les stablecoins et l’avenir de la finance
L’essor des stablecoins et des cryptomonnaies — et leurs conséquences pour le système monétaire international — fut peut-être le sujet de discussion le plus marquant à Washington pendant ces réunions annuelles.
Il n’a pourtant été mentionné qu’en passant dans ses principales publications 56 : on ne trouve dans aucune d’entre elles de référence au GENIUS Act — peut-être la loi américaine la plus importante pour l’avenir de la finance américaine et mondiale. Ce silence est assez remarquable 57.
Il en résulte un double clivage évident : un premier fossé sépare ceux qui considèrent que les systèmes de paiement sont essentiellement des biens publics qui devraient être largement publics — essentiellement la Chine et l’Europe — des autres pays ; un deuxième sépare ceux qui estiment que l’argent et les actifs ne sont pas la même chose et que l’argent devrait rester public : de nouveau, cette préférence singularise en particulier la Chine et l’Europe.
Il y a six mois, l’image marquante des réunions de printemps était celle de la directrice générale Kristalina Georgieva arborant fièrement le pin’s en forme de tronçonneuse que lui avait remis le ministre argentin des Finances de Javier Milei, Federico Sturzenegger.
L’image que l’on retiendra des rencontres de cette année est plutôt celle de la directrice générale prêchant la bonne parole sur les cryptomonnaies et les stablecoins sur la scène principale du FMI, lors d’une table ronde sur l’avenir de la finance 58 avec à ses côtés le puissant président et fondateur de Circle, Jeremy Allaire. Celui-ci n’a jamais reçu la moindre remarque critique concernant, par exemple, les risques de convertibilité des stablecoins ou les problèmes qu’ils posent pour la lutte contre le blanchiment d’argent.
Circle réussit là une opération de relations publiques de premier ordre. L’entreprise était également sponsor premium de la conférence principale de l’Institut de finance internationale à Washington, et un pilier des réunions.
La présence à la table ronde de Jeremy Allaire et la discussion qui s’en est suivie a déconcerté de nombreux banquiers et banquiers centraux européens — qui ont fait part, en coulisse, de leur incrédulité.
Heureusement, d’autres ont fait le travail de critique qui s’imposait.
Le G30, sous la direction de Ken Rogoff, a produit un rapport remarquable sur le passé et l’avenir de la monnaie 59 ; celui-ci offrait des mises en garde précises sur les stablecoins, tout en encourageant à poursuivre le développement des monnaies numériques des banques centrales — ce que l’administration américaine refuse. Avec des arguments similaires, Jean Tirole a lancé un avertissement sévère dans les pages de The Economist 60. La Banque des règlements internationaux a également fait un travail particulièrement remarquable sur la question 61, tirant elle aussi la sonnette d’alarme sur les risques pour la stabilité financière des stablecoins.
C’est là une éventualité dont on aurait pu penser qu’elle inquiéterait le FMI ; mais ce qui apparaît de plus en plus clairement, c’est que le Fonds — ou du moins ses dirigeants — est devenu captif des préférences et du discours politiques des États-Unis.
La réunion du groupe Euro50 à Washington a clairement mis en évidence le fossé transatlantique croissant sur cette question, le gouverneur de la Banque d’Espagne Pablo Hernandez de Cos et le membre du directoire de la BCE Piero Cipollone s’opposant aux stablecoins en Europe, sans toutefois proposer d’alternatives significatives.
Mais les Européens manquent de cohérence. Ils n’assument pas leur désir de limiter sérieusement l’expansion des formes de monnaie émises par le secteur privé en Europe, de peur d’être perçus comme hostiles à l’innovation ; ils sont également réticents à donner à l’euro numérique le rôle dont il aurait besoin pour remplacer les stablecoins et devenir une véritable infrastructure publique et souveraine de paiement de gros et de détail.
En effet, les banques européennes, préoccupées par l’érosion de leur base de dépôts, continuent de faire pression en faveur d’une limite de détention très basse pour les portefeuilles numériques en euros, ce qui limitera sans aucun doute leur capacité à servir de véritable moyen de paiement et de réserve de valeur.
La BCE se trouve donc prise entre le marteau et l’enclume.
Les législateurs européens doivent clarifier l’importance qu’ils veulent accorder à l’euro numérique ainsi que leur volonté de disposer d’un système de paiement pleinement souverain.
L’absence du FMI lors de ces discussions cruciales a été remarquée ; celui-ci craignait de s’aliéner l’administration américaine et ses thuriféraires de la cryptomonnaie. Même la Réserve fédérale, malgré l’immense pression à laquelle elle est soumise, a mieux réussi à mettre en évidence les risques et les dangers du GENIUS Act et de l’expansion des stablecoins — grâce à un discours remarquable prononcé par le gouverneur Michael Barr à Washington lors de la semaine de la fintech 62.
Le FMI est devenu captif des préférences et du discours politiques des États-Unis.
Shahin Vallée
Les déséquilibres mondiaux et la guerre commerciale sino-américaine
Dans notre bilan des réunions des réunions de printemps, nous avions exposé comment la mention des déséquilibres mondiaux avait complètement disparu des rapports du FMI sur les perspectives économiques mondiales ainsi que des déclarations du G20 et du G7.
Cela est en train de changer lentement.
La France a ainsi décidé de placer cette question au premier rang de ses priorités pour sa présidence du G7 l’année prochaine.
Les États-Unis viennent aussi de publier discrètement leurs priorités pour le G20 : la première dont ils font mention touche aux déséquilibres mondiaux — suivis par la croissance de la productivité, l’approvisionnement en énergie, la restructuration de la dette, les matières premières critiques et la gestion de la chaîne d’approvisionnement.
Le FMI n’en parle pas beaucoup plus dans ses dernières perspectives sur l’économie mondiale 63, mais il a publié un rapport sur la question en juillet 2025 64. Si cet exercice a été utile pour mettre en évidence l’évolution des déséquilibres mondiaux et la contribution des politiques nationales de chaque grande économie à ce problème, il n’offre aucune voie politique crédible pour l’avenir et continue de brouiller le débat sur les taux de change. Tout son deuxième chapitre est ainsi une discussion décevante sur le système monétaire international et l’expansion du yuan qui ne mentionne jamais les dévaluations compétitives, ni la façon dont la politique chinoise, et par extension asiatique, en matière de change peut être une source de déséquilibres mondiaux…
Face à une telle apathie du FMI, le risque est réel que les États-Unis tentent de transformer le G7 en un instrument permettant d’intensifier la pression sur la Chine en matière de taux de change et de chaînes d’approvisionnement. Washington a déjà convoqué des réunions d’urgence du G7 pour faire pression sur ses alliés européens et japonais, afin qu’ils renforcent la pression sur le commerce des combustibles fossiles russes par le biais de droits de douane ou de sanctions secondaires.
La pression pourrait bien s’étendre au-delà de la Russie ; les États-Unis pourraient tenter de transformer le G7 en une sorte de club des matières premières critiques, aligné contre la Chine.
Le grand défi pour Washington sera alors d’expliquer à ses pairs du G7 — que la Maison-Blanche vient de passer les six derniers mois à essayer d’intimider — pourquoi ils devraient s’attendre à ce qu’un tel alignement ait des effets positifs. Il faudrait ainsi les convaincre qu’il ne s’agit pas d’un autre accord où ils pourraient ne rien obtenir des États-Unis. Washington dispose peut-être encore d’une influence morale suffisante pour contraindre ses « alliés » à prendre une telle mesure désespérée.
Les réunions annuelles du FMI montrent que la présidence française du G7 devra travailler dur pour éviter que son leadership ne soit détourné au profit d’un agenda entièrement anti-chinois.
À cet effet, le président Macron et le chancelier Merz seraient bien avisés de coordonner leurs voyages à Pékin afin d’éviter que l’échec du sommet Union-Chine de juillet 2025 ne ternisse durablement les relations entre l’Union et la Chine.
Il s’agit probablement du défi multilatéral le plus important de l’année à venir, et l’Europe peut tenter de tracer une voie qui s’éloigne quelque peu de l’obsession actuelle de Washington pour la guerre commerciale.
Un tel projet nécessite une voix européenne plus affirmée que celle qui s’est faite entendre jusqu’à présent — tant du côté de la Commission européenne que des dirigeants des États de l’Union. Le FMI pourrait aussi profiter des présidences américaine et française du G20 et du G7 pour sortir de l’ombre — et de son silence embarrassant.
Quoi qu’il en soit, le Fonds ne pourra pas se cacher trop longtemps : il doit en effet publier d’ici la fin de l’année une « Consultation au titre de l’article IV » 65 pour la Chine et les États-Unis. Ce sera un autre test important pour voir dans quelle mesure l’institution se bat pour rester pertinente et est prête à formuler certaines vérités désagréables à ses principaux actionnaires.
Un nouveau tournant dans la guerre commerciale avec la Chine ?
La question clef est désormais de savoir s’il peut y avoir une discussion sérieuse sur les déséquilibres mondiaux qui ne rejoue pas, sous une forme détournée, la rivalité commerciale et géopolitique actuelle entre les États-Unis et la Chine.
Les dernières semaines suggèrent en effet que nous sommes entrés dans un nouveau chapitre de ce conflit.
En effet, alors que Pékin tente de mettre en place pour les terres rares le type de contrôle des exportations extraterritoriales que Washington a exploité pendant des années, l’administration américaine manque de prise : elle se retrouve à devoir reprocher à la Chine de faire ce que les États-Unis lui font depuis des années.
Après avoir réagi de manière impulsive en menaçant d’imposer des droits de douane de 100 % sur les produits chinois à partir du 1er novembre 2025, le secrétaire au Trésor Scott Bessent tentera d’apaiser quelque peu les tensions cette semaine lorsqu’il rencontrera son homologue, le vice-Premier ministre He Lifeng. Il semble pourtant difficile d’imaginer que la Chine renonce à son désir et à sa capacité d’arsenaliser son contrôle total sur les chaînes d’approvisionnement en terres rares.
La dépendance systémique des États-Unis vis-à-vis des importations chinoises de terres rares et d’aimants est une source fondamentale de vulnérabilité qui ne peut être corrigée rapidement. Le Pentagone travaille sans relâche à la constitution d’un stock de minéraux stratégiques pour l’industrie de la défense, mais ce projet prendra des années à se concrétiser. La dernière vente de cobalt a dû être annulée 66 et les États-Unis ont peu progressé vers un semblant d’autonomie pour garantir l’approvisionnement en matériaux essentiels — non seulement pour l’industrie de la défense, mais aussi pour la course à l’armement dans le domaine de l’électronique et des semi-conducteurs.
Les États-Unis réalisent désormais qu’ils ne peuvent pas affronter la Chine seuls ; ils feront tout leur possible pour présenter un front mondial uni contre celle-ci. Ce sujet est susceptible d’être abordé lors du G7, mais la question clef pour l’Europe, le Japon, le Canada et d’autres pays sera la suivante : qu’ont-ils à y gagner ?
S’il est certes inconfortable de dépendre entièrement des caprices de la Chine pour l’approvisionnement en matières premières essentielles, les « alliés » ont constaté ces derniers mois qu’il n’était pas mieux de dépendre de manière critique des États-Unis. L’administration américaine actuelle semble incapable de proposer un accord raisonnable sur les matières premières critiques, mais elle continue de croire que la force brute et la coercition pourraient suffire.
Les réunions annuelles du FMI montrent que la présidence française du G7 devra travailler dur pour éviter que son leadership ne soit détourné au profit d’un agenda entièrement anti-chinois.
Shahin Vallée
Pourquoi l’Argentine est-elle si importante pour le Trésor américain ?
Au printemps, nous expliquions comment le FMI et son conseil d’administration s’étaient compromis en acceptant un nouveau programme du Fonds pour l’Argentine, à la seule initiative de l’administration américaine et malgré les profondes réserves du personnel et d’un certain nombre de membres du conseil d’administration du FMI.
L’urgence était alors d’assurer la participation des États-Unis aux institutions de Bretton Woods à un moment où l’on craignait grandement à Washington leur départ. Celui-ci aurait fondamentalement remis en cause la légitimité et l’avenir de ces organisations.
Il est désormais clair non seulement que les États-Unis ne quitteront pas le FMI, mais qu’ils utiliseront et abuseront de leur position dominante au sein de l’institution pour poursuivre leurs intérêts géopolitiques. La nomination de Dan Katz 67, proche conseiller de Scott Bessent, au poste de premier directeur général adjoint, en est un exemple frappant. Sa volonté d’isoler et d’exclure la Chine du FMI mettra l’institution en conflit avec le reste des membres et soulèvera des questions fondamentales pour l’Europe et les principaux pays émergents.
L’Argentine est le premier test lors de cette montée croissante et inévitable des tensions.
Il était frappant d’entendre Scott Bessent annoncer le 23 septembre que le Trésor américain allait prolonger une ligne de swap de 20 milliards de dollars — soit la quasi-totalité des ressources immédiatement disponibles du Fonds de stabilisation des échanges —, et encore plus frappant de l’entendre dire : « le succès de l’Argentine revêt une importance systémique, et une Argentine forte et stable qui contribue à ancrer la prospérité de l’hémisphère occidental est dans l’intérêt stratégique des États-Unis. »
L’Argentine n’est pas, sur le plan économique et financier, d’une importance systémique pour les États-Unis, mais c’est le seul pays d’Amérique latine où les États-Unis peuvent essayer d’écarter la Chine. Ironiquement, la moitié des réserves de la Banque centrale argentine sont en fait un swap de la Banque populaire de Chine — ce qui suggère que le Fonds de stabilisation pourrait un jour être remboursé en yuans.
Plus important encore, le président argentin Javier Milei est devenu un allié idéologique essentiel du dispositif trumpiste.
Une défaite en Argentine serait non seulement une défaite stratégique contre la Chine en Amérique du Sud, mais surtout un camouflet qui pourrait nuire à la crédibilité générale de l’équipe de politique économique américaine. Pour Washington, le succès de Buenos Aires ne revêt une importance systémique qu’en ce sens.
Les États-Unis s’engagent de manière inquiétante dans une voie politique vouée à l’échec, parce que le taux de change est surévalué et que les Argentins ne croient pas que le régime de change actuel soit viable, ni la fourchette dans laquelle le taux de change est présentement maintenu — le personnel du FMI n’en est pas davantage convaincu. Les interventions limitées du Trésor américain pourraient alors s’avérer inutiles et s’amenuiser rapidement après les élections législatives argentines du 26 octobre 2025.
Il est désormais évident pour tout le monde que l’administration américaine retarde tout décaissement pour ne rien faire avant les élections ; elle intensifie plutôt ses pressions, avec des rendements en baisse spectaculaire, et utilise des achats de pesos par la Fed — agissant au nom du Trésor — en attendant de voir le résultat des législatives.
Si Milei perd, il est très probable que cette ligne de crédit ait la vie courte. Le soutien de Trump s’affaiblira et le Trésor américain se retirera ; ce dernier aura alors perdu une petite somme sur ses récentes interventions sur le marché des changes et beaucoup de crédibilité.
Si les élections tournent à l’avantage de Milei et s’il parvient à tirer parti de la ligne de swap, il n’est pas certain que cela suffise à stabiliser la situation désastreuse du pays. C’est pour cette raison que le Trésor américain a évoqué un autre prêt de 20 milliards qui pourrait être structuré par le secteur privé.
Il y a toutefois de fortes raisons de penser que ce prêt ne verra pas le jour.
Le Trésor se retrouvera alors face à une série de mauvaises options :
- Forcer la Réserve fédérale à s’impliquer en faisant pression sur elle pour qu’elle accepte une ligne de swap bilatérale avec la Banque centrale d’Argentine. Cela semble peu probable, mais il convient de noter que ce ne serait pas tout à fait sans précédent : en 2008, la Réserve fédérale a en effet mis en place des lignes de swap de liquidités en dollars avec des économies émergentes comme le Brésil, le Mexique, Singapour et la Corée du Sud, afin d’alléger les pressions sur le financement offshore en dollars. Le choix des pays était là aussi largement politique ; seuls Singapour et la Corée du Sud ont utilisé cette ligne.
- Forcer le FMI à accorder encore davantage de financement anticipé à l’Argentine, même si cela n’est pas conforme au programme du Fonds. Un tel choix donnerait lieu à une grande bataille au sein du Conseil d’administration, mais la directrice générale du FMI a déjà cédé et exprimé un soutien si fort qu’il lui sera désormais difficile de faire marche arrière. Reste à voir si l’ensemble des membres céderont aussi facilement et compromettront durablement les règles de prêt et d’accès exceptionnel, élaborées avec soin au fil des ans.
- Enfin, les États-Unis pourraient décider de limiter leurs pertes et de passer à autre chose, d’accepter une forte dévaluation du peso, d’assumer le coût financier des récentes interventions et d’apporter leur soutien à un taux de change plus bas et plus viable. Ce serait une politique judicieuse, mais elle causerait des dommages à l’Argentine et, surtout, au Trésor américain. Cependant, lorsqu’une transaction tourne mal, il vaut mieux accepter rapidement ses pertes et passer à autre chose.
Au total, il est assez frappant que le secrétaire au Trésor américain mette en jeu une grande partie de sa crédibilité personnelle, qu’il a acquise à grand-peine au cours des derniers mois, sur une question aussi insignifiante sur le plan stratégique.
Les conséquences d’un échec pourraient être assez dramatiques pour les Américains dans d’autres négociations qui exigent crédibilité, force et sang-froid.
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23.10.2025 à 06:00
Les stablecoins sont-ils en train de détruire la Banque centrale européenne ?
Faut-il avoir peur des stablecoins ?
Selon la BCE, ils feraient peser des risques existentiels sur la stabilité financière et la souveraineté de l’Union.
Ces nouvelles cryptomonnaies « stables » menacent-elles les portefeuilles des Européens ?
Une étude signée Hubert de Vauplane.
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Texte intégral (9440 mots)
Du gouverneur de la Banque de France à Mario Draghi, la géopolitique ne peut faire l’économie de la monnaie. Pour trouver les bonnes analyses et soutenir une rédaction dynamique en plein développement, abonnez-vous au Grand Continent
Ignorés jusqu’à récemment du public mais aussi des banquiers et des banquiers centraux, les stablecoins sont devenus un sujet d’étude d’une vaste ampleur, que ce soit sous l’angle économique, monétaire ou politique 68.
Les travaux les concernant soulignent tous le rôle majeur de ces nouveaux actifs monétaires comme outil de géopolitique pour de nombreux pays, mais aussi de financement de la dette pour les États-Unis ; ils pointent bien sûr les risques que ces instruments pourraient faire courir à l’économie mondiale.
Ce constat est particulièrement flagrant en ce qui concerne les très nombreux rapports, études et autres documents publiés par la Banque centrale européenne (BCE) qui, depuis qu’elle s’intéresse à ce phénomène, considère que les stablecoins constituent une menace pour la souveraineté monétaire, la stabilité financière et plus largement pour l’économie mondiale 69.
L’attention de la BCE et des autres banques centrales porte pour l’essentiel sur les stablecoins de détail — c’est-à-dire ceux utilisés pour les opérations de paiement courantes — et non les stablecoins dits de gros, utilisés sur les marchés financiers mais surtout sur les plateformes de crypto-actifs 70.
Dans la continuité de cette approche, nous ne traiterons donc ici que des « stablecoins de détail ».
Les interrogations de la BCE sont légitimes compte tenu de son rôle et de ses missions : il est de son devoir de mesurer les impacts potentiels d’une nouvelle technologie liés aux paiements et à la monnaie sur le système monétaire européen, dont elle assure la supervision au titre de la mission confiée par l’article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
La concurrence aux banques centrales
Les questionnements parfois critiques de la BCE sont ceux que la plupart des autres banques centrales et organisations internationales 71 formulent aussi, à l’exception notable toutefois de la Réserve fédérale des États-Unis qui, il est vrai, se trouve dans une position différente du fait du rôle quasi exclusif du dollar comme actif sous-jacent de plus de 99 % des stablecoins émis et circulant dans le monde.
Parmi ces réserves des banques centrales, sont pointés du doigt à la fois les risques sur la souveraineté monétaire — du fait que les émetteurs de stablecoins sont des entreprises privées et non une banque centrale — et le risque macroéconomique lié à la détention de ces stablecoins par les agents économiques, en cas de « ruée vers les guichets » (bank run) quand un émetteur de stablecoins se trouve en situation financière fragile, voire en faillite.
Les banques centrales soulignent aussi que le transfert des dépôts bancaires vers les stablecoins s’accompagne d’un affaiblissement corrélatif de la situation financière des banques, avec des conséquences sur le financement de l’économie.
Bien que cela ne soit pas dit aussi clairement, elles se sentent aussi menacées par la concurrence que ces stablecoins porteraient au projet de création d’une monnaie numérique de banque centrale.
En Europe la BCE s’inquiète ainsi des conséquences de leur utilisation sur le projet d’euro numérique.
Toutes ces interrogations — ou objections — ne sont pas sans fondement. Notons toutefois qu’en Europe, l’essentiel des études effectuées est le plus souvent issu de la BCE elle-même, et plus rarement le cas de travaux de recherches universitaires indépendants 72.
La principale difficulté dans laquelle se trouve la BCE face à ce phénomène est en effet celle d’être à la fois juge et partie. Juge, parce qu’elle est chargée par les traités européens de la promotion du bon fonctionnement des systèmes de paiement, mais aussi de la supervision des banques commerciales au titre du Mécanisme de supervision unique (MSU) ; partie, car elle est selon ces mêmes traités seule en charge avec les banques centrales nationales de la conduite de la politique monétaire et de l’émission de la monnaie fiduciaire.
La BCE se trouve ainsi dans la situation délicate de devoir porter un jugement sur une activité qui peut potentiellement entrer en concurrence avec ses missions.
Cette situation assez unique porte en elle une question riche au plan théorique : une banque centrale jouit-elle d’un rôle monopolistique ou concurrentiel ? Du fait des caractéristiques particulières de la technologie blockchain, ce problème a priori incongru mérite pourtant d’être posé en ces termes 73.
Dans nos sociétés modernes, le rôle d’une banque centrale est double 74 : d’une part, c’est un institut d’émission chargé de frapper la monnaie fiduciaire ; d’autre part, il mène la politique monétaire. Si le premier rôle est celui qui, historiquement, a conduit à la création des banques centrales, le second est beaucoup plus récent.
Ces deux fonctions fondamentales sont-elles menacées par l’apparition des stablecoins et leur essor ? À écouter à tout le moins le discours de la BCE, mais aussi celui que tiennent parfois des institutions internationales comme la Banque des règlements internationaux, le FMI ou le Conseil de stabilité financière, tel semblerait être le cas. Ne faut-il pourtant pas plutôt voir dans ce discours une prudence excessive, et les craintes formulées ne jouent-elles pas le rôle d’épouvantails pour justifier les projets de monnaies numériques de banques centrales ? Ou bien sont-elles au contraire face à un péril qui met en jeu leur raison d’être ?
Les stablecoins face au pouvoir d’émission monétaire
Le pouvoir de frapper monnaie a toujours appartenu au Prince, c’est-à-dire à la personne ou l’institution qui détient le pouvoir politique (auctoritas 75) sur un espace géographique et les personnes qui y vivent. Il lui est à ce point associé que la frappe de la monnaie constitue l’un des attributs de la souveraineté d’un État.
Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que le pouvoir de frapper monnaie est transféré de façon définitive aux banques centrales comme un privilège d’émission. Celles-ci sont d’ailleurs, du point de vue historique, de création assez récente : pour ne citer que les trois premières, la Banque de Suède est créée en 1668, la Banque d’Angleterre en 1694 et la Banque de France en 1800. Ce sont là trois institutions d’abord à capitaux privés, dotées de privilèges régaliens.
Les émissions de stablecoins portent-elles atteinte au pouvoir de battre monnaie ? À première vue, il semblerait que tel soit le cas : avec les stablecoins, une entreprise commerciale, parfois même non régulée par le superviseur bancaire, émet des instruments numériques dont les fonctionnalités s’apparentent à celles de la monnaie 76.
À y regarder de plus près, il faut plutôt distinguer selon les situations que l’on rencontre dans l’Union 77.
Le premier cas de figure est celui des émetteurs de stablecoins qui n’ont pas le statut d’établissements de crédit, mais d’établissements de monnaie électronique (EME) 78. Ceux-ci n’émettent pas de la monnaie, puisqu’ils doivent être garantis par la mise en place d’une réserve 1:1 pour chaque unité monétaire émise, réserve qui est obligatoirement placée auprès d’un établissement de crédit.
La deuxième situation concerne le cas des émetteurs de stablecoins ayant le statut d’établissement de crédit (banque). Ici, les sommes reçues en contrevaleur de l’émission des stablecoins sont assimilables économiquement à des dépôts bancaires, rentrant ainsi dans les différents ratios prudentiels 79 permettant au superviseur bancaire mais aussi à la banque centrale de contrôler le respect de ces ratios et l’évolution de la masse monétaire en circulation.
Autrement dit, ici, les banques émettrices de stablecoins se trouvent dans la même situation que lorsqu’elles émettent de la monnaie scripturale. Ainsi, dans le premier cas (émission de stablecoins par des EME) l’agrégat monétaire M0 (la « masse monétaire banque centrale » 80) n’est pas impactée, contrairement à M1 (M0 + dépôts à vue) 81 ; dans le second cas, si M0 n’est pas impactée non plus, M1 l’est et M3 peut l’être de la même manière que toute création monétaire scripturale 82.
Ce qui est important pour une banque centrale est de contrôler l’évolution de la masse monétaire afin de conduire sa politique monétaire. À cette fin, dès lors que les acteurs privés sont sous pouvoir de supervision, c’est-à-dire agréés comme tel, la Banque centrale dispose des moyens de suivre l’évolution de la masse monétaire, et donc de conduire sa politique monétaire.
Au sein de l’Union, seuls des établissements régulés comme établissements de crédit ou EME peuvent émettre et distribuer des stablecoins. La BCE n’est dès lors pas gênée ni perturbée dans la conduite de sa politique monétaire lorsqu’il s’agit de stablecoins en euros 83.
À ce premier constat quant à un éventuel risque vis-à-vis de la BCE de perte du pouvoir d’émission monétaire, on peut ajouter un élément plus quantitatif soulignant l’absence de risque quant à la stabilité financière au sein de l’Union. En effet, le montant en circulation des stablecoins en euros est encore très faible, autour de 500 millions d’euros. Même si celui-ci venait à représenter l’équivalent en circulation des stablecoins en dollars de l’agrégat monétaire M1 aux États-Unis (18,80 trillions de dollars en juin 2025), soit 1,25 %, cela ne représenterait que 130 milliards d’euros sur un total de 10,8 trillions d’euros de l’agrégat M1 — à comparer aux coussins de liquidité des banques systémiques supervisées par la BCE, s’élevant à 4 950 milliards d’euros.
Autrement dit, au sein de l’Union, les risques d’atteinte à la stabilité financière que peuvent causer les stablecoins en euros sont pour l’instant encore très faibles.
Les revenus tirés du seigneuriage sont-ils affectés par les stablecoins ?
À ce pouvoir monétaire est attachée une prérogative un peu complexe dénommée le seigneuriage ; celui-ci peut être défini comme le pouvoir d’émettre monnaie et d’en tirer les revenus liés.
Il s’agit de l’écart entre la valeur faciale de la monnaie — le chiffre inscrit sur la pièce ou le billet — et son coût de production, nettement inférieur 84.
Une part importante des revenus d’une banque centrale provient du seigneuriage.
À titre d’exemple, imaginons que la BCE émette un million d’euros en billets de 20 euros, en échange d’un million d’euros de réserves de la banque centrale.
La BCE investit ensuite le produit de l’émission des billets de 20 euros dans une obligation d’État générant 2,5 % d’intérêt. Cela rapporte 0,50 € d’intérêt par an pour chaque billet de 20 euros.
Si l’on suppose que le coût total de production du billet est d’environ 0,15 €, alors, compte tenu d’une durée de vie moyenne d’environ 7,5 ans pour un nouveau billet de banque, le coût de production du billet s’élève en moyenne à 0,02 € par an. Si l’on ajoute à cela des frais de distribution moyens d’environ 0,01 € par an, le coût annuel moyen total de la mise en circulation de ce billet et de son remplacement lorsqu’il est usé est d’environ 0,03 €.
Ainsi, la BCE perçoit un revenu net annuel d’environ 0,47 € pour chaque billet de 20 € en circulation, soit, dans cet exemple, un total de 23 500 € pour le million d’euros émis 85.
C’est loin d’être négligeable.
Malheureusement, d’une part, les revenus de seigneuriage tirés de la BCE ne sont pas disponibles facilement, et d’autre part — surtout —, les coûts liés à l’émission de billets en euros ne sont pas détaillés 86.
La Banque d’Angleterre, de son côté, est plus transparente : elle produit tous les ans un rapport sur ces revenus. Ainsi, depuis les trente dernières années, ce sont en moyenne entre 1,5 et 2 milliards de livres qui sont reversés au Trésor de Sa Majesté au seul titre des produits tirés du seigneuriage — sauf depuis la crise de 2008 où ces revenus ne représentent plus en moyenne que 500 millions de livres du fait de la baisse des taux d’intérêt.
Comment connaître les revenus tirés du seigneuriage par la BCE et la Banque de France, et savoir si ceux-ci seraient affectés par l’utilisation de stablecoins ?
Un moyen grossier serait de regarder les dividendes versés par la banque centrale à son actionnaire, c’est-à-dire l’État dans le cas de la Banque de France 87 ; mais au-delà même du fait que le dividende ne permet pas de déterminer la part du seigneuriage, les résultats de la Banque de France et de la BCE sont fortement négatifs depuis 2023 88.
Un autre moyen pour connaître les revenus de seigneuriage serait alors de prendre le bénéfice de la banque centrale, même si celui-ci ne correspond qu’à une partie de ces profits. À ce bénéfice, il faut bien sûr ajouter les impôts payés par la banque centrale à l’État dans lequel elle est établie. Ainsi, pour prendre l’exemple de la Banque de France, celle-ci indique que, de 2015 à 2023, elle a versé 15,5 milliards d’euros de dividendes à l’État et 16,3 milliards au titre de l’impôt sur les sociétés, soit un profit estimé à 31,8 milliards (hors dotation aux provisions et aux réserves). Cela représente 4 milliards d’euros par an en moyenne.
Tout comme le critère du dividende, celui du bénéfice n’est pas pertinent, en particulier quand la banque centrale ne réalise pas de bénéfices mais des pertes ; mais même en cas de bénéfice, celui-ci seul ne permet pas de déterminer les profits tirés du seigneuriage.
En effet, les billets de banque émis et en circulation ne représentent qu’une faible part du passif d’une banque centrale (de l’ordre d’un quart pour l’Eurosystème). Selon la Banque de France, « en plus du seigneuriage, les banques centrales tirent aussi des revenus de leurs réserves en devises et des titres achetés pour soutenir la politique monétaire » 89. Toute la difficulté consiste à isoler ces différents revenus entre eux. Or les actifs des banques centrales ne sont pas isolés ni cantonnés, au contraire : l’ensemble des actifs permet de garantir l’ensemble du passif, tout comme pour une banque commerciale.
Une autre possibilité consisterait à calculer la différence entre la rémunération des actifs acquis en contrepartie de l’émission des billets et le coût de la gestion et de l’entretien de la monnaie fiduciaire (impression, transport, recyclage, …). La Banque de France indique que c’est « l’écart entre le revenu sur le prêt consenti par la Banque centrale nationale à la banque commerciale et le coût de production du billet, qui génère les revenus de seigneuriage » 90. Ainsi, selon la Banque de France, le refinancement bancaire serait la contrepartie de l’émission des billets 91. Cette piste-là ne permet donc pas non plus de connaître avec précision les gains tirés de l’activité de seigneuriage.
Reste une dernière solution — forcément grossière — consistant à calculer la rémunération moyenne des actifs de la banque centrale et d’y appliquer le volume des billets en circulation. Ainsi, les revenus bruts d’intérêts de l’Eurosystème ont été de 67,4 milliards en 2024, ce qui représente un rendement moyen de 1 % sur l’ensemble des actifs et de 1,2 % en excluant l’or 92.
En considérant que les plus et moins-values sur les autres actifs s’annulent avec le temps, tout en excluant l’or, le revenu brut de billets en 2024 s’élèverait donc avec ces hypothèses, à 19 milliards d’euros dont 1,16 milliard pour la France si on attribue à celle-ci la part dans le capital de la BCE (16,4 %). À cela, il convient bien sûr de retirer le coût de l’entretien de la monnaie fiduciaire, coût que les banques centrales ne communiquent pas.
Même si l’on ne parvient pas à déterminer avec précision les gains de l’activité de seigneuriage, il apparaît que ceux-ci sont loin d’être négligeables, même s’ils ne représentent pas l’ensemble des revenus d’une banque centrale. Dans quelle mesure ces revenus de seigneuriage seraient-ils affectés par une montée en puissance des stablecoins ? Autrement dit, une baisse significative des revenus de seigneuriage mettrait-elle en péril les résultats d’une banque centrale ?
Le recul de la monnaie fiduciaire et l’essor des stablecoins
On touche avec ces deux questions à celle, plus large, du « remplacement du cash » : les stablecoins vont-ils prendre la place de la monnaie fiduciaire ?
La réponse n’est pas identique d’une zone économique à une autre.
Dans les économies modernes, la part de la monnaie fiduciaire ne représente plus qu’un pourcentage très faible de la masse monétaire : un peu plus de 10 % dans la zone euro, moins de 5 % en Grande-Bretagne. Si la monnaie fiduciaire continue de représenter environ 43 % des transactions de proximité, elle descend à 20 % en valeur. Cette dernière n’est que de 15 % en Grande-Bretagne — et 1 % en Suède 93.
Paradoxalement, si sa part ne cesse de baisser en valeur, le nombre de billets et de pièces en circulation dans la zone euro ne cesse d’augmenter depuis la création de l’euro, et plus particulièrement depuis la crise du Covid 94. On retrouve le même phénomène avec le dollar américain 95, qui manifeste une thésaurisation sous forme d’espèces.
Doit-on considérer que les stablecoins vont accélérer la baisse de l’usage des pièces et billets dans les paiements de proximité et, par conséquent, l’émission de la monnaie fiduciaire ?
Si la part de la monnaie fiduciaire comme actif monétaire continue de baisser, les revenus des banques centrales peuvent s’en trouver affectés si cela se traduit par une baisse du nombre de billets en circulation. Une utilisation massive des stablecoins comme moyen de paiement, en lieu et place de la monnaie fiduciaire, risquerait de diminuer le besoin de circulation de celle-ci et, corrélativement, de peser sur les revenus des banques centrales.
Si, dans un horizon plus ou moins lointain la monnaie fiduciaire venait à disparaître — ou, à tout le moins, si son usage devenait marginal pour qu’elle soit remplacée par les stablecoins et tout autre mode de paiement numérique —, l’une des deux fonctions d’une banque centrale tendrait à disparaître.
Ce risque n’est toutefois pas nouveau ; les stablecoins ne seraient alors qu’un accélérateur d’un phénomène plus profond : la numérisation de la monnaie via de nouveaux moyens de paiement. Ce n’est donc pas un risque lié aux stablecoins dont il s’agit ici, mais d’un risque plus général de numérisation des moyens de paiement auquel les banques centrales doivent faire face.
La situation des banques centrales est hétérogène de ce point de vue.
Dans les pays à forte inflation et/ou à monnaie faible, le recours aux stablecoins est perçu par la population comme une alternative crédible à l’utilisation de la monnaie légale — qu’elle soit fiduciaire ou électronique. C’est le cas dans des pays aussi différents que le Kenya, la Turquie, le Liban, certains pays d’Amérique du Sud et d’Asie 96. Dans ces pays, les stablecoins jouent tout à la fois le rôle d’actif de réserve et de moyen de paiement dans une devise (le dollar) autre que la monnaie nationale.
Cette substitution des stablecoins à la monnaie fiduciaire légale n’est pas sans poser de nombreux risques pour ces pays, non seulement en termes de perte de souveraineté monétaire, mais aussi de revenus tirés du seigneuriage et, plus généralement, de la stabilité de leur système bancaire 97. Le développement des stablecoins constitue alors clairement une forte menace pour les banques centrales, leurs rôles et missions étant directement impactés par ce phénomène.
La situation est très différente dans les pays dotés d’une devise stable, d’une inflation maîtrisée et d’un système de paiement moderne et efficace comme c’est le cas au sein de l’Union et d’autres pays ; ceux-là ne sont pas menacés par l’arrivée des stablecoins ni leur croissance — la BCE ne l’est donc pas non plus. Il y a un consensus aujourd’hui pour estimer que les paiements de proximité en stablecoins à la place de l’euro (fiduciaire ou scriptural) constituent un risque très faible ; celui-ci ne peut pourtant être totalement écarté, car le jour peut arriver où les grands acteurs du commerce électronique se mettront à privilégier les paiements en stablecoins dollar.
Ainsi, sur la première des deux missions d’une banque centrale qu’est le pouvoir de frapper monnaie, le risque que feraient courir les stablecoins en remplaçant la monnaie fiduciaire dépend de la configuration politique, économique et technique de chaque pays. En Europe, ce risque est très faible.
La conduite de la politique monétaire est-elle affectée par les stablecoins ?
Le deuxième pouvoir d’une banque centrale, celui de déterminer la conduite de la politique monétaire, est-il affecté par la montée en puissance des stablecoins ?
Dans l’histoire monétaire, ce pouvoir de conduite n’a été transféré des États aux banques centrales qu’assez récemment. Un tel transfert se fait dans l’entre-deux-guerres pour certains — les États-Unis par exemple — et à partir des années 1970 pour la majorité.
En France, il faut attendre une loi de 1993 pour que la Banque de France soit désignée comme étant en charge de la politique monétaire. Selon cette loi, « la politique monétaire constitue l’une des composantes de la politique économique, complétant la politique budgétaire et fiscale ainsi que les politiques structurelles, qui sont du domaine de l’État. La politique monétaire est de la responsabilité des banques centrales, qui doivent veiller à la stabilité monétaire et financière pour favoriser la prospérité économique » 98.
Si la politique monétaire a longtemps été l’apanage des gouvernements, c‘est que ceux-ci estimaient qu’il n’était pas possible de conduire une politique budgétaire et économique sans maîtriser la politique monétaire.
Le transfert qu’on observe à partir des années 1970 s’opère justement afin de découpler la politique économique de la politique monétaire, laquelle, surtout depuis la création de la BCE, consiste principalement dans la « stabilité des prix, qui est définie comme une inflation de 2 % à moyen terme » 99.
Ce découplage n’a été possible qu’au nom d’une idée qui s’est peu à peu imposée : l’indépendance de la banque centrale, comme garant d’une politique monétaire non influencée par le pouvoir politique. Le pilotage de la politique monétaire est ainsi effectué par une analyse macroéconomique des facteurs présentant un risque pour la stabilité des prix, et une analyse de l’évolution de la masse monétaire pour déterminer les tendances d’inflation.
Le contrôle de l’évolution de la masse monétaire est donc un facteur essentiel pour une banque centrale.
Une influence négligeable
Dans quelle mesure les stablecoins ont-ils un impact sur la conduite de la politique monétaire ? En vérité, cet impact est faible — voire nul —, que les stablecoins soient émis par des EME ou qu’ils soient le fait des établissements de crédit. Dans les deux cas, les réserves se retrouvent auprès de la BCE.
En effet, tout établissement de crédit agréé au sein de l’Union doit constituer des réserves obligatoires auprès de la banque nationale dont il relève — soit 1 % des passifs à moins de deux ans. Dès lors que les stablecoins sont assimilés à des dépôts pour les besoins de l’agrégat M1, ils sont capturés par cette exigence.
Ce qui pourrait inquiéter une banque centrale est l’émission de stablecoins par un émetteur non supervisé par elle et utilisant sa devise : dans un tel cas, la banque centrale ne connaît pas de façon précise l’évolution de la masse monétaire et pilote à vue. Or, une telle situation n’est pas possible au sein de l’Union européenne, le Règlement européen sur les crypto-actifs (MiCA) obligeant les émetteurs de stablecoins utilisant une devise de l’Union d’être agréés au sein de celle-ci.
Une situation encore plus problématique est celle où un émetteur non supervisé par la banque centrale distribue un stablecoin dans une devise autre — comme c’est le cas dans de nombreux pays d’économie émergentes où les stablecoins en dollar sont utilisés par les agents économiques. Cette situation n’est pas interdite dans le cadre de l’Union européenne, mais le même règlement européen MiCA oblige à ce que les plateformes de crypto-actifs agréées au sein de l’Union s’assurent que l’émetteur de ce stablecoin respecte les règles européennes en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT).
Il n’existe pas d’interdiction formelle d’utiliser des stablecoins en dollars émis par des émetteurs non européens au sein de l’Union, mais les conditions de circulation sont très limitées. C’est ce qui explique que Tether, le stablecoin disposant de la capitalisation boursière la plus importante, n’est aujourd’hui plus accessible dans l’Union européenne : les plateformes de trading européennes ont été obligées de le « délister ».
Comme on le voit, en l’état actuel des choses et sans doute pour encore quelque temps, il n’y a pas de risque pour la BCE d’atteinte à sa politique monétaire via les stablecoins en euro, voire en dollar.
L’indépendance des banques centrales : une exigence récente
Création de la monnaie fiduciaire et conduite de la politique monétaire sont les caractéristiques principales d’une banque centrale aujourd’hui.
À ces deux fonctions a été ajoutée une caractéristique particulière, propre aux banques centrales modernes : leur indépendance par rapport au pouvoir politique et à l’État. Une banque centrale indépendante conduit sereinement une politique monétaire détachée des soubresauts des débats politiques.
Cette indépendance est considérée, surtout au sein de l’Union, comme une garantie du modèle de démocratie parlementaire appliquée au cas monétaire : l’indépendance de la BCE constitue un des piliers du système démocratique, en ce sens que la BCE n’est pas soumise aux aléas de la politique.
Ce modèle d’indépendance est devenu aujourd’hui un standard international, prôné par le FMI 100 ; son application n’est toutefois pas homogène d’un pays à un autre, notamment en raison des liens qui peuvent exister entre la banque centrale et le Trésor public d’un État. Plus ces liens sont lâches ou, mieux encore, inexistants, plus la banque centrale sera considérée comme indépendante et, partant, neutre dans le débat politique — son rôle étant de déterminer la politique monétaire quelle que soit la couleur politique du gouvernement.
Les débats actuels aux États-Unis montrent en quoi la question de l’indépendance est cruciale et au centre du débat politique. Si la critique principale qu’on fait au modèle de fonctionnement des banques centrales est l’absence de légitimité démocratique, tant de l’institution que de sa gouvernance, c’est là précisément leur raison d’être.
Les stablecoins pourraient-ils remettre en cause le rôle des banques centrales ?
Que conclure de ce rapide panorama sur les risques que représenteraient les stablecoins pour une banque centrale ?
Sont-ils de nature à remettre en cause non seulement le pouvoir de création monétaire de la BCE, mais aussi celui de la conduite de la politique monétaire, voire son indépendance ?
Le débat n’est pas récent. On connaît l’opinion de Friedrich von Hayek dans son ouvrage Pour une vraie concurrence des monnaies 101, où celui-ci préconise d’émettre les monnaies non plus par les banques centrales mais par des institutions privées.
L’arrivée de nouvelles technologies comme la blockchain bouleverse certes l’ordre monétaire en vigueur, en faisant de certains actifs numériques des substituts à la monnaie ; mais que ce soit pour la conduite de la politique monétaire ou le pouvoir de création monétaire, il paraît exagéré aujourd’hui de considérer que ces deux fonctions essentielles d’une banque centrale soient menacées par l’essor des stablecoins. Le discours de la BCE sur ce sujet paraît donc exagérément négatif.
La BCE serait plus avisée de se focaliser sur la place du dollar comme monnaie aussi bien dans les paiements de proximité que dans les opérations de règlement sur les marchés financiers, pour s’inquiéter d’une telle situation. La réponse de la BCE face à cette menace réelle devrait alors être de favoriser l’essor des stablecoins en euros, d’autant plus que leur impact sur la stabilité financière reste encore très faible — même dans l’hypothèse d’une circulation équivalente à celle aujourd’hui des stablecoins dollars par rapport à l’agrégat M1.
Si le risque d’utilisation des stablecoins dollars dans les paiements de proximité au sein de l’Union semble à ce jour très théorique, la situation est différente pour les marchés financiers du fait de la numérisation des actifs financiers et du besoin de disposer d’un actif de règlement numérique dans les systèmes de règlement-livraison européens. Si la bataille sur la devise numérique de règlement dans les marchés de crypto-actifs semble aujourd’hui perdue au profit du dollar, celle liée à la transformation radicale des infrastructures de marché traditionnelles — comme les bourses, les dépositaires centraux et les systèmes de règlement-livraison dans leur transformation numérique — reste ouverte.
Le risque pour l’Union est que ces infrastructures utilisent des stablecoins en dollars si aucune autre alternative crédible n’existe ; or, la faiblesse actuelle des stablecoins en euros ne leur permet pas d’être une alternative crédible ; quant à l’euro numérique de gros, il est pour sa part en voie de développement.
Certes, le basculement des infrastructures de marché prendra encore du temps.
Tout dépendra donc de la vitesse de ce mouvement de transformation : à ce moment-là, les acteurs se tourneront vers l’actif de règlement numérique le plus liquide qui puisse être disponible.
La BCE s’est trompée d’enjeu stratégique depuis plusieurs années : elle a pensé que les stablecoins étaient une menace pour la souveraineté monétaire et la politique monétaire européennes, parce qu’elle y voyait d’abord un concurrent à son projet d’euro numérique. Prisonnière de cette vision, elle n’a pas vu que le risque n’est pas le support (stablecoin) mais la devise de référence du support (le dollar).
Cette obsession a fait perdre au moins trois à cinq ans à l’Union pour se doter d’acteurs concurrençant les émissions en dollars par des émissions en euros. Les récentes déclarations du gouverneur de la Banque de France laissent cependant entrevoir une évolution vers plus de réalisme 102.
Il conviendrait d’accompagner le secteur privé dans ses projets d’émission de stablecoins en euros — pour repositionner ses priorités, c’est d’un réel aggiornamento dont la BCE a besoin.
L’article Les stablecoins sont-ils en train de détruire la Banque centrale européenne ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.