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01.04.2025 à 16:36

« Face aux tarifs de Trump, il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland », une conversation avec Cecilia Malmström

Matheo Malik

English version available at this link

Vous étiez la plus haute responsable européenne en matière commerciale lorsque les États-Unis, sous la précédente présidence de Donald Trump, ont imposé pour la première fois des droits de douane à l’Union en 2018. Demain, 2 avril, le président américain devrait déclencher une nouvelle avalanche de droits de douane. Qu’est-ce qui a changé entre Trump I et Trump II ?

Cette fois-ci, ce sera pire.

Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.

Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.

Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Cecilia Malmström

Il voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.

Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.

[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]

De Musk à Vance, l’administration Trump semble également nourrir une animosité profonde contre l’Union…

Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.

Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.

Cela signe-t-il la fin de la relation transatlantique ?

Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.

Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. 

Cecilia Malmström

Les droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.

Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.

Dans un tel contexte, l’Union peut-elle négocier de bonne foi ?

Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.

Pour l’instant, l’Union a reporté ses contre-tarifs à la mi-avril.

Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.

La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.

Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Cecilia Malmström

L’utilisation de mesures anti-coercitives contre les États-Unis serait-elle justifiée ?

La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercitif. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.

Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.

J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.

Certains États membres se sont prononcés contre l’escalade. La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni a ainsi déclaré que l’Union ne devrait pas entrer dans une spirale de contre-tarifs, arguant que cette approche était « puérile ». Dans quelle mesure est-il important de rester unis ?

La situation est assez inquiétante.

Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Les 27 pays de l’Union seront touchés.

Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.

Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.

Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Cecilia Malmström

L’administration Trump a l’impression qu’elle peut sortir victorieuse d’une guerre commerciale mondiale. A-t-elle raison ?

Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.

Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.

L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.

L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.

Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.

Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.

Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.

Sur la Chine, la Commission semble adopter une position plus conciliante. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rendra bientôt à Pékin. Pourtant, les Chinois ont mené une politique commerciale agressive qui nuit aux intérêts de l’Europe. Sommes-nous en train de tomber dans un piège ?

Non, je ne pense pas.

Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.

Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.

L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.

Cecilia Malmström

Enfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.

Le retour des droits de douane est la manifestation dans le commerce mondial du fait que nous vivons dans un monde cassé. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?

Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.

En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.

Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.

Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.

Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.

L’article « Face aux tarifs de Trump, il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland », une conversation avec Cecilia Malmström est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (2943 mots)

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Vous étiez la plus haute responsable européenne en matière commerciale lorsque les États-Unis, sous la précédente présidence de Donald Trump, ont imposé pour la première fois des droits de douane à l’Union en 2018. Demain, 2 avril, le président américain devrait déclencher une nouvelle avalanche de droits de douane. Qu’est-ce qui a changé entre Trump I et Trump II ?

Cette fois-ci, ce sera pire.

Trump a toujours aimé les droits de douane et sa personnalité n’a pas changé. Mais la différence est qu’il est entouré d’un groupe de personnes très fidèles. Beaucoup d’entre eux ont peu d’expérience dans l’administration ou la politique. Il dispose en outre d’une nette majorité dans les deux chambres.

Le président américain se moque visiblement des alliés et ne respecte pas les organisations internationales. Sur le plan intérieur, il a un agenda clair et il ne laissera personne l’empêcher de le mener à bien. Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Les droits de douane promettent cette fois-ci d’être plus importants, plus élevés et de toucher le monde entier. Il a déjà rétabli les droits de douane mondiaux sur l’acier et l’aluminium ; il a annoncé des droits de douane sur les voitures et les pièces automobiles et, le 2 avril, ce qu’il appelle le Jour de la Libération (Liberation Day), je m’attends à ce que les États-Unis lancent une série massive de ce qu’il appelle des droits de douane réciproques. Pas moins de 160 pays pourraient ainsi être touchés et l’Union européenne est bien entendu une cible. Dans ce moment de grande incertitude, une chose est sûre : son point de vue sur les tarifs réciproques inclut tout ce qu’il considère comme injuste — des déficits commerciaux à la TVA.

Que ce soit vis-à-vis de ses partenaires internationaux, des tribunaux ou des médias, Trump se comporte de la même façon : comme s’il n’avait rien à perdre.

Cecilia Malmström

Il voit également le fait que nous pratiquions des tarifs plus élevés sur certains articles comme une attaque directe contre les États-Unis, même si nous ne faisons là qu’appliquer des critères similaires à d’autres pays. Il considère cela comme une agression de la même manière qu’il considère nos règles numériques comme injustes et conçues pour nuire aux États-Unis.

Ajoutons que tout cela pourrait s’inscrire dans un scénario géopolitique plus complexe. Pour les pays européens, ce qui se passe par rapport à l’Ukraine et au Groenland est d’une importance capitale. Or la Maison Blanche a tendance à mélanger les différents sujets. Est-ce une manière de présenter un accord global ? Il n’est pas question de négocier des droits de douane plus bas en échange du Groenland.

[Tendances clefs, données, analyses: découvrez notre Observatoire de la guerre commerciale de Trump]

De Musk à Vance, l’administration Trump semble également nourrir une animosité profonde contre l’Union…

Trump a déclaré à plusieurs reprises que l’Union européenne avait été créée pour « entuber les États-Unis », et j’ai l’impression qu’il y croit profondément. Ce n’est pas qu’un slogan. En plus du mépris qu’il éprouve pour certains pays, il méprise les organisations internationales.

Le vice-président J. D. Vance a exprimé très ouvertement cette hostilité lors de la Conférence de Munich sur la sécurité. Lorsqu’on lit les messages publiés sur le groupe Signal auquel il a participé, son mépris personnel pour l’Europe est évident.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. Pour l’Europe, c’est un réveil brutal.

Cela signe-t-il la fin de la relation transatlantique ?

Il est encore possible de construire un projet positif. Nous pourrions nous asseoir ensemble, entre adultes, et discuter de ce dont nous pourrions mutuellement bénéficier. Sur la Chine par exemple, nous pourrions aborder ensemble sa politique de subventions, ses violations des règles de l’OMC, le dumping et la surcapacité. Nous pourrions également poursuivre une politique commune de diversification en ce qui concerne les minéraux critiques et réaliser des investissements communs dans d’autres pays afin de réduire notre dépendance vis-à-vis Pékin.

Malheureusement, les signaux émis par la Maison Blanche ne vont pas du tout dans ce sens.

Le monde de Trump nous considère comme des profiteurs, un groupe de personnes qui ne se prennent pas au sérieux et ne paient pas leurs factures. 

Cecilia Malmström

Les droits de douane sont élevés, mais le plus dommageable pour la relation transatlantique est la rhétorique du président des États-Unis.

Sur l’Ukraine, il tient le même discours que Vladimir Poutine. Il a humilié Zelensky devant le monde entier. Il a mis l’agresseur et l’agressé sur le même plan. Voilà ce qui a brisé la relation transatlantique. Reste à savoir si elle est seulement gravement endommagée ou si elle est carrément morte. Toujours est-il qu’il faudra beaucoup de temps pour la reconstruire. La confiance est inexistante. Pour notre part, nous devons continuer à défendre l’Ukraine car elle est européenne et qu’elle défend notre démocratie.

Dans un tel contexte, l’Union peut-elle négocier de bonne foi ?

Mon successeur, Maros Sefcovic, est très expérimenté et s’est déjà rendu deux fois à Washington. Je suis sûr qu’il a proposé des mesures constructives.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Nous devrons réagir, du moins dans un premier temps, par des contre-mesures pour montrer que ce comportement ne sera pas toléré. Le Canada a réagi avec fermeté et a adopté une approche qui montre qu’il ne se laissera pas intimider, même si cela met le pays dans une position très difficile car il est beaucoup plus dépendant des États-Unis que nous, en tant que partenaire commercial et voisin proche.

Pour l’instant, l’Union a reporté ses contre-tarifs à la mi-avril.

Nous disposons de divers outils : non seulement de contre-mesures mais aussi d’un puissant instrument anti-coercition. Rappelons que ce qui se passe n’est pas seulement mauvais pour l’Europe : les États-Unis seront également touchés. Les entreprises européennes emploient des dizaines de milliers voire des centaines de milliers d’Américains.

La guerre commerciale sera douloureuse pour eux aussi.

Nous devons réagir, donc. Pour autant, cela ne signifie pas que nous devons griller toutes nos cartouches dans la première bataille. Nous avons les anciens droits de douane qui étaient en vigueur lorsque j’étais commissaire, ils ont été suspendus mais ils peuvent être rétablis. La Commission s’est donné deux semaines supplémentaires pour consulter — elle établira une liste et pourra choisir de les introduire progressivement. Mais dans l’état actuel des choses, nous allons devoir être fermes.

L’Union est disposée à discuter, mais il y a des limites.

Cecilia Malmström

L’utilisation de mesures anti-coercitives contre les États-Unis serait-elle justifiée ?

La Commission et son équipe chargée du commerce ont élaboré différents scénarios en fonction de ce que la Maison-Blanche annoncera, y compris l’utilisation de l’instrument anti-coercitif. Il est trop tôt pour dire exactement quand et comment l’utiliser, car si nous savons qu’il y aura davantage de droits de douane le 2 avril, nous ne savons pas exactement pourquoi et comment. Je pense que, quoi qu’il arrive, la Commission sera prête à l’utiliser.

Le problème avec l’instrument anti-coercition, c’est qu’il n’a jamais été utilisé auparavant. Sa mise en œuvre devra donc être rédigée avec beaucoup de soin pour garantir son efficacité, mais aussi pour tenir compte du précédent que cela pourrait créer.

J’aurais pensé pour ma part que nous l’aurions plutôt utilisé contre la Chine en premier. Après tout, il a été créé à la suite du différend entre la Chine et la Lituanie, qui était une forme de punition politique par les Chinois par le biais du commerce. Il est ironique que nous en discutions maintenant en vue de l’utiliser peut-être contre les États-Unis. Mais c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.

Certains États membres se sont prononcés contre l’escalade. La présidente du Conseil italienne Giorgia Meloni a ainsi déclaré que l’Union ne devrait pas entrer dans une spirale de contre-tarifs, arguant que cette approche était « puérile ». Dans quelle mesure est-il important de rester unis ?

La situation est assez inquiétante.

Je peux comprendre que les États membres se préoccupent d’abord de leur propre économie et de l’Europe dans un deuxième temps. Mais soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Les 27 pays de l’Union seront touchés.

Il est clairement dans l’intérêt de tous de rester unis et de formuler une réponse commune. L’administration Trump a d’ailleurs déclaré sans ambages qu’elle viserait l’Union dans son ensemble. Face à cette menace, il n’est guère crédible qu’un pays décide de faire cavalier seul.

Ne sous-estimons pas l’impact des droits de douane sur l’économie européenne : une guerre commerciale pourrait frapper l’Europe de plein fouet. Certains membres sont prêts à adopter une approche plus agressive, tandis que d’autres ont une approche différente. C’est compréhensible et cela fait partie du processus que la Commission devra évaluer. Mais une réponse commune est la meilleure et la plus efficace en ces matières.

Soyons sûrs que si des droits de douane sont annoncés sur les pièces automobiles par exemple, cela affectera également l’industrie automobile italienne.

Cecilia Malmström

L’administration Trump a l’impression qu’elle peut sortir victorieuse d’une guerre commerciale mondiale. A-t-elle raison ?

Les États-Unis sont une puissance économique importante, mais ils ne peuvent pas faire cavalier seul. Si l’on prend un produit aussi basique que les chaussures, 85 % de la production se fait en dehors des États-Unis. Elles ne sont pas fabriquées en Amérique, elles sont fabriquées à l’étranger. Or pour autant que je sache, les Américains ont besoin de chaussures. De même si l’on regarde les voitures, il n’y a pas une seule voiture américaine qui soit fabriquée à 100 % aux États-Unis. Pas même Tesla.

Tout cela affectera donc directement les consommateurs américains.

L’administration sous-estime également la réaction du reste du monde. L’Union européenne négocie de nouveaux accords commerciaux avec vigueur. Elle est en négociations avancées avec l’Indonésie, a rouvert les pourparlers avec la Malaisie et travaille sur un accord avec l’Inde. Le Canada a également indiqué qu’il souhaitait travailler beaucoup plus étroitement avec l’Europe et renforcer ses relations avec l’Union. L’impact de ces mesures ne sera peut-être pas immédiat, mais il est important.

L’ironie de la situation est que Trump pourrait finir par relancer le système commercial multilatéral fondé sur des règles sans les États-Unis — ce qui aurait été impensable auparavant.

Cela pourrait également avoir un impact sur la Chine.

Les Chinois violent les règles de l’OMC et leur politique de subventions n’est pas équitable. Mais la Chine défend également l’OMC en tant qu’institution car son économie dépend en grande partie du bon fonctionnement du système commercial.

Nous pourrions assister à une coalition économique de volontaires pour faire respecter les règles et normes fondamentales que nous avons tous acceptées et qui ont si bien servi le monde jusqu’à présent, y compris les États-Unis.

Sur la Chine, la Commission semble adopter une position plus conciliante. Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rendra bientôt à Pékin. Pourtant, les Chinois ont mené une politique commerciale agressive qui nuit aux intérêts de l’Europe. Sommes-nous en train de tomber dans un piège ?

Non, je ne pense pas.

Nos relations économiques avec la Chine sont importantes et 80 % de nos échanges commerciaux avec ce pays ne nous exposent pas. Le de-risking est en train d’être déployé. Le ton est peut-être moins ferme qu’avant mais les enquêtes sur les subventions chinoises et les pratiques déloyales se poursuivent. Il y a 24 affaires en cours. C’est une action significative qui montre que l’Europe reste sur ses gardes.

Si la Chine est exclue du marché américain, elle sera tentée de vendre à bas prix sa surcapacité en Europe. Nous ne pouvons pas laisser faire cela. En même temps, les Chinois ne veulent pas d’une guerre commerciale simultanée avec les États-Unis et l’Europe, nous devrions donc profiter de cette opportunité pour les pousser à se réformer et à coopérer.

L’administration Trump sous-estime la réaction du reste du monde.

Cecilia Malmström

Enfin, nous ne devons pas ignorer que la Chine soutient la Russie de diverses manières contre l’Ukraine, prolongeant ainsi la guerre. Or quiconque soutient directement ou indirectement la Russie de Poutine contre l’Ukraine agit contre les intérêts de l’Europe. Je ne sous-estime pas l’importance du commerce pour l’Union, des millions d’emplois et d’entreprises en dépendent, mais les implications géopolitiques sont considérables.

Le retour des droits de douane est la manifestation dans le commerce mondial du fait que nous vivons dans un monde cassé. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de l’Europe ?

Ce qui vient s’annonce trouble. Le monde est dans le chaos et ce qui se passe aux États-Unis n’est rien de moins que l’érosion de la démocratie et des droits fondamentaux. C’est effrayant.

En Europe, cela nous rapproche. Et en termes de sécurité, cela rapproche le Royaume-Uni du continent — ce qui est une bonne chose.

Sur la construction européenne, nous devons nous ressaisir. Ce sera difficile et coûteux, mais c’est déjà en cours. Nous devons être conscients que les pressions extérieures ne vont pas disparaître. Elles vont même augmenter, ce qui signifie que nous devons être plus forts en interne. Nous devons promouvoir les réformes structurelles, la compétitivité et l’innovation. Nous avons des atouts : nous avons construit un réseau de partenaires et d’alliés, dont beaucoup sont perplexes face à ce qui se passe aux États-Unis.

Nous devons profiter de cette occasion pour renforcer notre coopération avec davantage de pays et diversifier notre dépendance commerciale vis-à-vis des États-Unis. Le Mercosur, l’Accord de partenariat transpacifique, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, pour n’en citer que quelques-uns, sont tous des partenaires importants pour l’Europe et nous devons continuer à les renforcer.

Enfin, nous ne pouvons pas laisser l’Ukraine seule. Elle se bat pour l’Europe. Un mauvais deal pour l’Ukraine est un mauvais deal pour nous.

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25.03.2025 à 09:54

Du mercantilisme au XXIe siècle

Matheo Malik

Aux côtés de Pierre Charbonnier et Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic discutera ce soir, mardi 25 mars 2025 à partir de 19h30 avec Arnaud Orain autour de sa pièce de doctrine parue dans nos pages. L’entrée est libre mais les inscriptions obligatoires à ce lien

S’il est aujourd’hui communément admis que l’ère de la mondialisation néolibérale touche à sa fin 1, il est très difficile en revanche d’identifier le système international et national qui succédera au néolibéralisme. De nombreux candidats potentiels se présentent car, pour paraphraser Yogi Berra, il est difficile de faire des prédictions, surtout sur l’avenir.

L’histoire économique peut toutefois nous aider. Dans son nouvel ouvrage, l’économiste français Arnaud Orain nous emmène dans cette direction en examinant la nature cyclique du capitalisme mondial au cours des quatre derniers siècles. Selon Arnaud Orain, nous entrons dans l’un des réajustements périodiques du capitalisme qui oscille entre libre-échange et mercantilisme — caractérisé par le « commerce armé ». D’après lui, les époques de mercantilisme ont été plus fréquentes que les périodes de laissez-faire et de libre-échange. Il identifie trois périodes mercantilistes : la conquête européenne du monde (XVIIe et XVIIIe siècles), 1880-1945 et l’époque que nous vivons.

Le mercantilisme présenterait selon son étude deux caractéristiques principales. D’une part, il considère le commerce — et l’activité économique en général — comme un jeu à somme nulle. D’autre part, il crée un monde qui n’est jamais ni complètement en paix, ni complètement en guerre. L’état normal du mercantilisme est un conflit constant, qu’il soit mené par les armes ou par une multitude d’autres moyens coercitifs (piraterie, nettoyage ethnique, esclavage, etc.). Le mercantilisme implique (i) le contrôle des moyens de transport des marchandises, ce qui, hier comme aujourd’hui, signifie le contrôle des océans ; (ii) la préférence pour l’intégration verticale de la production et du commerce, ce qui implique des monopoles et des monopsones ; et (iii) la lutte pour la terre, soit comme source de matières premières et de nourriture (en particulier lorsque les idéologies malthusiennes prennent le dessus), soit comme terre sous forme de ports et d’entrepôts pour compléter la puissance navale. Le livre est donc divisé en trois parties (chacune composée de deux chapitres) qui passent en revue successivement la concurrence navale, les monopoles et les accaparements de terres au cours des deux précédentes époques mercantilistes — d’où le titre du livre : Le monde confisqué.

Un rôle idéologique central est accordé au stratège naval américain Alfred Mahan qui a formulé ce qu’Arnaud Orain définit comme les deux « lois ». La première affirme qu’un pays passe naturellement du statut de grand producteur de marchandises — comme la Chine aujourd’hui — à celui de pays ayant besoin d’exporter ces marchandises à l’étranger — et donc de contrôler les routes maritimes. Le pays doit donc devenir une puissance navale ou, idéalement, une puissance hégémonique navale. Il doit également créer un réseau d’entrepôts pour soutenir son déploiement naval. 

La deuxième loi de Mahan est qu’il n’y a pas de différence claire entre les marines marchandes et les marines de guerre. Le commerce étant « armé », la distinction entre les deux disparaît en grande partie, et Orain fournit de nombreux exemples historiques où les flottes marchandes ou de guerre néerlandaise, anglaise, suédoise, danoise et française ont joué les deux rôles. Cela contribue à l’atmosphère générale de « ni guerre, ni paix ». Les guerres sont, pourrait-on dire, « tous azimuts » mais sans gravité.

Le mercantilisme est un capitalisme de la « finitude » — un très beau terme introduit (ou peut-être inventé ?) par Arnaud Orain qui peut faire référence à la prise de conscience que les ressources naturelles sont limitées ou que l’activité économique est perçue comme un jeu à somme nulle. Le libre-échange correspondrait, par conséquent, aux époques où notre vision du monde est plus large et plus optimiste. Dans le capitalisme du libre-échange, nous avons tendance à croire qu’il y en aura — finalement — assez pour tout le monde. Le mercantilisme voit en revanche un monde dans lequel il « n’y en aura pas assez pour tout le monde » — la phrase de conclusion du livre.

Arnaud Orain présente un tableau historique extraordinairement riche de la conquête européenne et des « semi-guerres » intra-européennes sur des terres étrangères aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des sociétés telles que les Compagnies néerlandaise, britannique et française des Indes orientales et d’Afrique occidentale et autres jouent un rôle clef. Arnaud Orain souligne que ces Compagnies avaient souvent acquis des fonctions gouvernementales en extorquant les droits « régaliens » aux gouvernements nationaux et en s’imposant par la force aux gouvernements des pays conquis.

Alors que je connaissais déjà les grandes lignes de la concurrence navale de l’époque, les deux premiers chapitres ont particulièrement retenu mon attention, notamment en ce qui concerne la conquête française de l’Afrique de l’Ouest. Ils témoignent également d’une connaissance approfondie de la stratégie navale.

Aujourd’hui, la Chine et ses entreprises publiques — en particulier COSCO Shipping — poursuivent la même voie que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et que ses sœurs britannique et française. Selon Arnaud Orain, la Chine obéit également à la première « loi » de Mahan : d’une puissance industrielle continentale, elle doit étendre son influence sur les mers afin d’expédier et de vendre ses marchandises. L’extension des  différentes flottes chinoises, en nombre de navires et en interopérabilité entre les fonctions commerciales et guerrières et le déclin parallèle des flottes américaines doivent être pris en compte. Sur les sept chantiers navals américains capables de produire de grands navires dans les années 1990, il n’en reste qu’un.

Pour conclure, je retiendrais deux points.

Il s’agit d’abord d’une lecture entièrement différente de l’histoire de la pensée économique classique. Les auteurs pré-physiocrates français tels que Forbonnais, Grotius, le conseiller juridique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et apologiste du commerce armé, ou encore Gustav Schmoller et l’école historique allemande, sont dans cette histoire des références cruciales.

Du canon orthodoxe, seuls Smith — qui est à mes yeux incontournable car ses écrits se situent à la frontière idéologique et chronologique exacte entre le libre-échange et le mercantilisme — Marx et Schumpeter « survivent ». Ricardo, Marshall, Walras, les théoriciens de l’équilibre général, Keynes et bien d’autres sont à peine mentionnés, voire pas mentionnés du tout. Ce n’est pas un caprice de l’auteur. Cela découle directement de sa lecture du capitalisme comme un système de production forcée et de commerce armé. Un économiste ayant reçu une éducation conventionnelle entre dans un monde entièrement différent : comme dans une salle de miroirs déformants, de nombreux éléments sont familiers mais sont présentés d’une manière nouvelle et apparemment déformée, tandis que beaucoup d’autres sont entièrement nouveaux.

Mon seul reproche — qui n’est pas négligeable — concerne l’explication d’Arnaud Orain sur le passage à la « finitude » mercantiliste, en particulier à la fin du livre qui traite du contrôle des terres. Le passage au capitalisme de la finitude est présenté comme le résultat de la nature épuisable des ressources. Cela me semble peu convaincant. En effet, la transition actuelle du libre-échange au mercantilisme et la perception du commerce comme un jeu à somme nulle ne sont pas le résultat d’un changement observable dans la disponibilité des ressources naturelles : le monde n’a pas soudainement découvert au cours des cinq ou sept dernières années qu’il n’y en aurait pas « assez pour tout le monde » au sens physique du terme. 

Il l’a plutôt découvert au sens idéologique du terme.

Je pense que la transition vers le capitalisme de la finitude s’est produite non pas parce que nous avons pris conscience des pénuries réelles à venir mais plutôt en raison de l’essor de la Chine et de l’Asie en général. L’émergence de la Chine, nouvel acteur majeur sur la scène internationale avec un système politique différent de celui de l’Occident, constitue en effet un défi hégémonique. Poursuivre la mondialisation néolibérale comme avant signifierait, comme l’a compris l’Occident, que la Chine finirait par dominer le monde. La perception du déclin occidental dans ces circonstances a poussé l’Occident à adopter une position plus radicale et belliqueuse, où le monde est effectivement considéré comme fini, car « s’il y en a plus pour la Chine, il y en aura moins pour nous ».

L’évolution qu’Arnaud Orain décrit si justement n’est pas due au « réel » changement physique de la quantité de ressources, mais à la concurrence stratégique pour la suprématie mondiale. Les causes du passage au mercantilisme ne sont donc pas « objectives » et physiques — mais avant tout politiques 2.

L’article Du mercantilisme au XXIe siècle est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (1795 mots)

Aux côtés de Pierre Charbonnier et Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic discutera ce soir, mardi 25 mars 2025 à partir de 19h30 avec Arnaud Orain autour de sa pièce de doctrine parue dans nos pages. L’entrée est libre mais les inscriptions obligatoires à ce lien

S’il est aujourd’hui communément admis que l’ère de la mondialisation néolibérale touche à sa fin 1, il est très difficile en revanche d’identifier le système international et national qui succédera au néolibéralisme. De nombreux candidats potentiels se présentent car, pour paraphraser Yogi Berra, il est difficile de faire des prédictions, surtout sur l’avenir.

L’histoire économique peut toutefois nous aider. Dans son nouvel ouvrage, l’économiste français Arnaud Orain nous emmène dans cette direction en examinant la nature cyclique du capitalisme mondial au cours des quatre derniers siècles. Selon Arnaud Orain, nous entrons dans l’un des réajustements périodiques du capitalisme qui oscille entre libre-échange et mercantilisme — caractérisé par le « commerce armé ». D’après lui, les époques de mercantilisme ont été plus fréquentes que les périodes de laissez-faire et de libre-échange. Il identifie trois périodes mercantilistes : la conquête européenne du monde (XVIIe et XVIIIe siècles), 1880-1945 et l’époque que nous vivons.

Le mercantilisme présenterait selon son étude deux caractéristiques principales. D’une part, il considère le commerce — et l’activité économique en général — comme un jeu à somme nulle. D’autre part, il crée un monde qui n’est jamais ni complètement en paix, ni complètement en guerre. L’état normal du mercantilisme est un conflit constant, qu’il soit mené par les armes ou par une multitude d’autres moyens coercitifs (piraterie, nettoyage ethnique, esclavage, etc.). Le mercantilisme implique (i) le contrôle des moyens de transport des marchandises, ce qui, hier comme aujourd’hui, signifie le contrôle des océans ; (ii) la préférence pour l’intégration verticale de la production et du commerce, ce qui implique des monopoles et des monopsones ; et (iii) la lutte pour la terre, soit comme source de matières premières et de nourriture (en particulier lorsque les idéologies malthusiennes prennent le dessus), soit comme terre sous forme de ports et d’entrepôts pour compléter la puissance navale. Le livre est donc divisé en trois parties (chacune composée de deux chapitres) qui passent en revue successivement la concurrence navale, les monopoles et les accaparements de terres au cours des deux précédentes époques mercantilistes — d’où le titre du livre : Le monde confisqué.

Un rôle idéologique central est accordé au stratège naval américain Alfred Mahan qui a formulé ce qu’Arnaud Orain définit comme les deux « lois ». La première affirme qu’un pays passe naturellement du statut de grand producteur de marchandises — comme la Chine aujourd’hui — à celui de pays ayant besoin d’exporter ces marchandises à l’étranger — et donc de contrôler les routes maritimes. Le pays doit donc devenir une puissance navale ou, idéalement, une puissance hégémonique navale. Il doit également créer un réseau d’entrepôts pour soutenir son déploiement naval. 

La deuxième loi de Mahan est qu’il n’y a pas de différence claire entre les marines marchandes et les marines de guerre. Le commerce étant « armé », la distinction entre les deux disparaît en grande partie, et Orain fournit de nombreux exemples historiques où les flottes marchandes ou de guerre néerlandaise, anglaise, suédoise, danoise et française ont joué les deux rôles. Cela contribue à l’atmosphère générale de « ni guerre, ni paix ». Les guerres sont, pourrait-on dire, « tous azimuts » mais sans gravité.

Le mercantilisme est un capitalisme de la « finitude » — un très beau terme introduit (ou peut-être inventé ?) par Arnaud Orain qui peut faire référence à la prise de conscience que les ressources naturelles sont limitées ou que l’activité économique est perçue comme un jeu à somme nulle. Le libre-échange correspondrait, par conséquent, aux époques où notre vision du monde est plus large et plus optimiste. Dans le capitalisme du libre-échange, nous avons tendance à croire qu’il y en aura — finalement — assez pour tout le monde. Le mercantilisme voit en revanche un monde dans lequel il « n’y en aura pas assez pour tout le monde » — la phrase de conclusion du livre.

Arnaud Orain présente un tableau historique extraordinairement riche de la conquête européenne et des « semi-guerres » intra-européennes sur des terres étrangères aux XVIIe et XVIIIe siècles. Des sociétés telles que les Compagnies néerlandaise, britannique et française des Indes orientales et d’Afrique occidentale et autres jouent un rôle clef. Arnaud Orain souligne que ces Compagnies avaient souvent acquis des fonctions gouvernementales en extorquant les droits « régaliens » aux gouvernements nationaux et en s’imposant par la force aux gouvernements des pays conquis.

Alors que je connaissais déjà les grandes lignes de la concurrence navale de l’époque, les deux premiers chapitres ont particulièrement retenu mon attention, notamment en ce qui concerne la conquête française de l’Afrique de l’Ouest. Ils témoignent également d’une connaissance approfondie de la stratégie navale.

Aujourd’hui, la Chine et ses entreprises publiques — en particulier COSCO Shipping — poursuivent la même voie que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et que ses sœurs britannique et française. Selon Arnaud Orain, la Chine obéit également à la première « loi » de Mahan : d’une puissance industrielle continentale, elle doit étendre son influence sur les mers afin d’expédier et de vendre ses marchandises. L’extension des  différentes flottes chinoises, en nombre de navires et en interopérabilité entre les fonctions commerciales et guerrières et le déclin parallèle des flottes américaines doivent être pris en compte. Sur les sept chantiers navals américains capables de produire de grands navires dans les années 1990, il n’en reste qu’un.

Pour conclure, je retiendrais deux points.

Il s’agit d’abord d’une lecture entièrement différente de l’histoire de la pensée économique classique. Les auteurs pré-physiocrates français tels que Forbonnais, Grotius, le conseiller juridique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et apologiste du commerce armé, ou encore Gustav Schmoller et l’école historique allemande, sont dans cette histoire des références cruciales.

Du canon orthodoxe, seuls Smith — qui est à mes yeux incontournable car ses écrits se situent à la frontière idéologique et chronologique exacte entre le libre-échange et le mercantilisme — Marx et Schumpeter « survivent ». Ricardo, Marshall, Walras, les théoriciens de l’équilibre général, Keynes et bien d’autres sont à peine mentionnés, voire pas mentionnés du tout. Ce n’est pas un caprice de l’auteur. Cela découle directement de sa lecture du capitalisme comme un système de production forcée et de commerce armé. Un économiste ayant reçu une éducation conventionnelle entre dans un monde entièrement différent : comme dans une salle de miroirs déformants, de nombreux éléments sont familiers mais sont présentés d’une manière nouvelle et apparemment déformée, tandis que beaucoup d’autres sont entièrement nouveaux.

Mon seul reproche — qui n’est pas négligeable — concerne l’explication d’Arnaud Orain sur le passage à la « finitude » mercantiliste, en particulier à la fin du livre qui traite du contrôle des terres. Le passage au capitalisme de la finitude est présenté comme le résultat de la nature épuisable des ressources. Cela me semble peu convaincant. En effet, la transition actuelle du libre-échange au mercantilisme et la perception du commerce comme un jeu à somme nulle ne sont pas le résultat d’un changement observable dans la disponibilité des ressources naturelles : le monde n’a pas soudainement découvert au cours des cinq ou sept dernières années qu’il n’y en aurait pas « assez pour tout le monde » au sens physique du terme. 

Il l’a plutôt découvert au sens idéologique du terme.

Je pense que la transition vers le capitalisme de la finitude s’est produite non pas parce que nous avons pris conscience des pénuries réelles à venir mais plutôt en raison de l’essor de la Chine et de l’Asie en général. L’émergence de la Chine, nouvel acteur majeur sur la scène internationale avec un système politique différent de celui de l’Occident, constitue en effet un défi hégémonique. Poursuivre la mondialisation néolibérale comme avant signifierait, comme l’a compris l’Occident, que la Chine finirait par dominer le monde. La perception du déclin occidental dans ces circonstances a poussé l’Occident à adopter une position plus radicale et belliqueuse, où le monde est effectivement considéré comme fini, car « s’il y en a plus pour la Chine, il y en aura moins pour nous ».

L’évolution qu’Arnaud Orain décrit si justement n’est pas due au « réel » changement physique de la quantité de ressources, mais à la concurrence stratégique pour la suprématie mondiale. Les causes du passage au mercantilisme ne sont donc pas « objectives » et physiques — mais avant tout politiques 2.

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