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26.11.2025 à 15:30

« Tout semble se passer exactement comme ce que j’avais décrit » : l’écrivain Carlo Masala sur le plan de paix pour l’Ukraine

Matheo Malik

C’est le livre dont tout le monde parle aujourd’hui — c’est le livre qui parle d’aujourd’hui.

Depuis quelques jours, tout se passe comme si nous vivions page après page le début inquiétant du récit géopolitique de Carlo Masala La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident (Grasset).

Mais que se passe-t-il maintenant ?

Entretien.

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Texte intégral (4798 mots)

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Les États-Unis et la Russie ont élaboré la semaine dernière un plan de paix en 28 points, sans impliquer les Ukrainiens et les Européens. Dans votre livre, vous envisagiez l’après-guerre au terme d’un plan de paix très avantageux pour la Russie : en quoi celui dont on discute présentement en diffère-t-il ?

Le plan en 28 points initialement présenté par Steve Witkoff était un plan de capitulation : il récompensait l’agresseur pour son agression. Si vous examinez le contenu de ce plan, vous constaterez que les souhaits passés de la Russie, tant en ce qui concerne l’Ukraine que l’OTAN et l’architecture de sécurité européenne, y sont exaucés

Nous ne connaissons pas l’étendue des modifications qui ont été apportées à ce plan. Les pourparlers de Genève semblent avoir permis des progrès au sujet des garanties de sécurité, de la protection des infrastructures critiques et de la reconstruction de l’économie ukrainienne ; mais la version originale était une sorte de nouveau traité de Versailles — sauf que cette fois-ci c’est la victime qui serait punie au lieu de l’agresseur.

Carlo Masala, La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident, Paris, Grasset, 2025, 176 pages.

Votre livre est paru en mars 2025 en Allemagne ; depuis, les choses ont évolué très rapidement. Si vous deviez le republier aujourd’hui, que modifieriez-vous ? Inversement, sur quels points estimez-vous que les événements vous ont donné raison ?

S’il fallait publier mon livre aujourd’hui, je n’y changerais rien : tout semble se passer exactement comme ce que j’avais décrit.

Dans ce livre, j’ai mentionné une paix de Genève — les actuels pourparlers de paix se déroulent… à Genève.

Le plan en 28 points correspond exactement à ce que j’avais envisagé : la Russie obtient ce qu’elle veut, tandis que l’Ukraine n’obtient aucune garantie de sécurité ferme.

Si ce plan était adopté, je pense que la mobilisation des sociétés européennes pour dissuader la Russie diminuerait — exactement comme je l’envisageais.

Un aspect peu discuté de ces pourparlers est la perspective, présente dans le plan en 28 points, de réintégrer la Russie au G8. Il est difficile de croire que les sociétés européennes s’accorderaient à fournir de grands efforts pour se réarmer si, dans le même temps, la Russie était acceptée dans l’un des principaux forums multilatéraux en matière économique et politique.

La Russie ne pourrait être traitée comme un membre à part entière par le G8, tout étant considérée comme une menace par l’OTAN : cette situation mènerait à des impossibilités et les opinions publiques ne l’accepteraient pas ; des débats et des discussions ne manqueraient pas de surgir pour savoir si les sommes colossales dépensées pour le réarmement de nos forces sont vraiment nécessaires.

Dans un scénario que vous écririez pour l’avenir immédiat, sur la base de la situation actuelle, diriez-vous que les Européens sont confrontés à un danger concret de guerre ?

Je pense qu’à moyen terme, la Russie tentera de tester la détermination de l’OTAN à invoquer l’article 5.

Bien que la Russie soit imprévisible, il est peu probable qu’elle lance une attaque à grande échelle contre un pays de l’OTAN comme la Pologne ou les pays baltes. Le risque que l’OTAN invoque alors l’article 5 serait trop élevé et les Russes ne peuvent pas déterminer s’ils gagneraient ce type de guerre contre l’OTAN ; ce serait un pari.

En revanche, les Russes pourraient tout à fait procéder à un test limité — en s’emparant d’une ville ou d’une île comme Spitsbergen, créant ainsi des troubles dans l’Arctique.

C’est là la faiblesse de mon scénario : si 5 000 drones provenant d’un navire quelque part en mer du Nord survolaient un pays membre de l’OTAN puis disparaissaient, l’OTAN invoquerait-elle vraiment l’article 5 ? Je ne le pense pas.

Ce type de test à petite envergure de la détermination de l’OTAN reste donc tout à fait probable.

Pour la Russie, un test limité pourrait s’avérer beaucoup plus efficace pour conquérir le territoire de l’OTAN qu’un projet à grande échelle.

Carlo Masala

Pourquoi avoir choisi de situer les événements décrits dans votre livre en 2028 ?

Lorsque j’ai écrit le livre, 2029 était considérée comme l’année où les forces russes seraient prêtes à envahir un pays membre de l’OTAN : j’ai donc imaginé que si Vladimir Poutine ou un dirigeant russe voulait tester l’OTAN, il n’attendrait pas le moment que tout le monde anticipe. D’un point de vue stratégique et logique, agir plus tôt prendrait tout le monde par surprise ; c’est pourquoi j’ai avancé la date à 2028.

Le scénario que j’ai élaboré étant très dense dans le temps, il me fallait une date précise. 

J’ai donc choisi mon anniversaire, le 27 mars, comme jour de l’attaque.

Un scénario dans lequel l’Ukraine remporte la guerre est-il selon vous envisageable ? Si oui, à quoi pourrait ressembler le chemin vers la victoire ? 

Cela dépend de ce qu’on entend par « victoire ».

Si vous entendez par « victoire » que les Ukrainiens seront capables de repousser les forces russes par des moyens militaires, je n’ai jamais cru que cela fût possible.

Cependant, je pense qu’il est toujours possible que l’économie russe souffre trop lourdement des sanctions et maintenant des frappes en profondeur des Ukrainiens contre l’industrie pétrolière et gazière russe.

Il y a maintenant deux guerres d’usure en cours. 

L’une est menée contre les forces ukrainiennes dans le Donbass en raison du manque d’effectifs de l’Ukraine par rapport à la Russie — l’autre contre l’économie russe. La question est de savoir qui tombera d’épuisement le premier : les Ukrainiens sur le champ de bataille ou les Russes sur le terrain économique.

Je ne peux pas juger de ce qui est le plus probable ni quelles seraient les conséquences pour la Russie d’un effondrement économique, mais cela pourrait changer le calcul russe en termes de gains et de pertes liés à cette guerre. Les négociations avec les Russes pourraient se dérouler de manière totalement différente de ce qui prévaut aujourd’hui ; pour l’instant, ils sont toujours convaincus de pouvoir gagner cette guerre.

Quel rôle devraient jouer l’Union et ses États membres pour éviter le scénario que vous décrivez dans votre livre ?

Tout d’abord, il faudrait immédiatement faire bien plus pour aider les Ukrainiens, par exemple en leur donnant des avoirs russes gelés pour qu’ils achètent des armes sur le marché mondial et investissent davantage dans leur industrie de défense pour augmenter la production de missiles balistiques. À ce titre, les Ukrainiens disposent déjà de deux nouveaux types de missiles, le Flamingo et le Neptune.

Ensuite, afin d’éviter une guerre ou un test politique de la Russie contre l’OTAN, nous devons adopter une approche en trois volets.

Le premier, le réarmement de nos forces armées, est déjà en cours.

Le deuxième, dans lequel j’estime que nous sommes encore trop peu avancés, est la communication, c’est-à-dire la nécessité de faire passer le message à la Russie, par tous les moyens disponibles, que l’OTAN est prête à défendre le moindre centimètre carré de son territoire contre toute attaque.

La présence de la Russie au Mali nous rappelle qu’elle considère le globe terrestre comme un unique théâtre d’opérations.

Carlo Masala

La dissuasion se joue autant avec des chars, des avions de combat et des frégates qu’avec des moyens psychologiques.

Même avec des forces adéquates, tout signe de faiblesse sera interprété comme une réticence à utiliser vos armes. Par exemple, la réticence de certains pays européens à discuter de la présence de leurs troupes en Ukraine après un cessez-le-feu indique aux Russes qu’ils ne sont pas prêts à les combattre s’ils osaient attaquer à nouveau l’Ukraine.

Dans le même temps, tous les responsables politiques, de Macron à Merz ou Starmer, expliquent à leur opinion publique combien la sécurité de l’Ukraine est importante pour l’avenir de la sécurité européenne.

Mais sans la volonté d’envoyer des troupes sur le terrain en Ukraine, quel signal est envoyé à Moscou et aux pays baltes ? Si ces responsables ne sont pas prêts à combattre les Russes en Ukraine, pourquoi seraient-ils prêts à les combattre dans les pays baltes ? Ce sont là les risques associés à un message peu clair pour les Russes.

Enfin, le troisième point est que plus on s’éloigne de Moscou, moins les sociétés sont résilientes et moins elles sont disposées à payer le prix qui accompagne le réarmement de nos forces armées et la confrontation potentielle avec la Russie.

Or une société résiliente est la condition préalable pour que les forces armées puissent défendre un pays. Sans le soutien de la société, aucun président ou Premier ministre ne déploiera longtemps ses forces dans une situation de guerre.

Dans votre livre, vous écrivez que la Russie remporterait la guerre si elle pouvait conserver les territoires qu’elle occupe actuellement, ce qui serait le cas pour une grande partie du Donbass selon le plan de paix proposé par les États-Unis. Pourquoi considérez-vous ce paramètre comme un tournant décisif ?

Si la Russie peut conserver tous les territoires qu’elle a conquis, que l’Ukraine n’obtient aucune garantie de sécurité et que Moscou n’a à faire de compromis sur aucun point avec un gouvernement ukrainien affaibli, alors c’est une victoire russe.

Si la Russie obtient le Donbass, mais doit en même temps se retirer, disons, de Zaporijia ou de Kherson, cela serait considéré comme une forme de compromis. Bien qu’asymétrique, la Russie y gagnant plus que les Ukrainiens, ce type d’accord permettrait d’éviter que les Russes ne le perçoivent comme une victoire.

Le plan en 28 points initialement présenté par Steve Witkoff était un plan de capitulation : il récompensait l’agresseur pour son agression.

Carlo Masala

Dans votre scénario, la présence militaire russe au Mali joue un rôle crucial dans le succès des opérations de Moscou après la guerre en Ukraine. Pourquoi ?

Les soldats et généraux français, allemands ou britanniques à qui j’ai parlé se concentrent sur le flanc Est et sur la manière d’y dissuader la Russie. Ils oublient souvent que la Russie, tout comme la Chine, considère le globe comme un seul et même théâtre.

Si la Russie veut provoquer l’OTAN sur son flanc Est, elle commencera à nous déstabiliser ailleurs.

L’Europe est terrifiée par l’immigration clandestine. Les Russes provoquent déjà certaines tensions, mais s’ils commençaient à susciter un flux d’immigration clandestine en provenance d’Afrique subsaharienne ou d’autres régions d’Afrique, l’attention de l’Union européenne serait immédiatement détournée. Comme l’Union ferait tout son possible pour mettre fin à ce type de vague migratoire, elle ne se soucierait plus de son flanc Est. 

Il en va de même pour les États-Unis : si les Chinois créaient des perturbations en mer de Chine méridionale, les Américains seraient immédiatement distraits, car ils se sentiraient obligés d’intervenir militairement pour dissuader d’autres pays, ouvrant ainsi la voie à la Russie pour agir sur le flanc Est.

La présence de la Russie au Mali nous rappelle qu’elle considère le globe comme un unique théâtre d’opérations alors que les Européens, même au sein de l’OTAN, continuent de discuter séparément de l’Afrique du Nord, de l’Afrique subsaharienne, de l’Arctique, du flanc oriental ou de la mer de Chine méridionale — sans voir le lien entre ces différents théâtres.

Dans quelle mesure la Zeitenwende allemande a-t-elle trouvé sa place dans votre scénario ?

La Zeitenwende allemande est un élément crucial : à l’heure actuelle, l’Allemagne est le seul pays européen à avoir résolu les problèmes financiers liés au réarmement grâce à la réforme du frein à l’endettement passée au Bundestag juste avant l’entrée en fonction de Friedrich Merz 1.

Pendant ce temps, la France est au bord de la faillite tandis que la Grande-Bretagne et l’Italie ont d’énormes difficultés à financer leurs forces armées. Parmi les grandes puissances européennes, la Pologne est le seul pays à suivre la voie de Berlin. 

Cependant, le « changement d’époque » ne fait pas l’unanimité en Allemagne. Entre les problèmes d’infrastructure, les lacunes de notre système éducatif et un système de retraite au bord de l’effondrement, les gens se demandent pourquoi les sommes colossales consacrées à la défense ne sont pas utilisées pour moderniser leur pays. Une fois qu’un cessez-le-feu sera conclu en Ukraine, je m’attends à ce que ce débat éclate en Allemagne — d’autant plus que nous sommes actuellement en train de réduire les prestations sociales, ce qui est très impopulaire.

La décision de réduire les prestations sociales tout en dépensant des sommes folles pour les forces armées ne peut se justifier que par une menace extérieure ; si les gens ne voient pas cette dernière, ils commenceront à se demander si cette politique est judicieuse.

L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord est-il encore pertinent ? 

Sous l’administration Trump, l’article 5 a déjà subi de lourds revers.

Quelle est la force de l’article 5 si une administration américaine n’exclut pas une attaque militaire pour s’emparer d’une partie du territoire d’un autre membre de l’OTAN, comme le Groenland danois ? 

La proposition en 28 points soutient que les États-Unis serviront de médiateur dans un dialogue entre l’OTAN et la Russie. 

Mais si les États-Unis ne se considèrent pas comme un membre de l’OTAN, mais comme un médiateur impartial entre la Russie et l’OTAN, quelle est alors la fonction de l’Alliance ?

Pete Hegseth a prononcé un discours à Bruxelles le 12 février dernier pour dire que les États-Unis ne sont plus le principal garant de la sécurité de l’Europe : cette déclaration, avec les autres points évoqués, montre que pour les États-Unis, l’OTAN perd de sa pertinence ; l’article 5 est donc remis en question, du moins dans le domaine conventionnel.

Il y a maintenant deux guerres d’usure en cours. L’une est menée contre les forces ukrainiennes dans le Donbass — l’autre contre l’économie russe.

Carlo Masala

La réflexion stratégique sur les scénarios géopolitiques futurs est une tâche essentielle pour la planification en matière de sécurité et de défense. Pourquoi les dirigeants occidentaux actuels semblent-ils souvent surpris ou perplexes face à la naissance de conflits malgré l’existence de ce type de travaux prospectifs ?

Les hommes politiques ont naturellement tendance à croire que les choses ne seront jamais aussi graves que prévu.

Il est également très problématique politiquement de se préparer à des événements simplement parce qu’ils pourraient se produire puisqu’il faut souvent dépenser d’importantes sommes d’argent uniquement pour les éviter alors qu’en fin de compte, il est difficile de prouver qu’une politique a empêché quelque chose de se produire.

C’est le paradoxe de la prévention : quelle que soit la somme d’argent mobilisée pour prévenir la prochaine pandémie par exemple, rien ne prouve que ces mesures auront un effet préventif.

Les hommes politiques hésitent donc à prendre ce type de mesures, car ils doivent ensuite les justifier devant leurs électeurs. 

Or aussi pénible que cela soit, il est difficile de prouver que le réarmement est la raison pour laquelle les Russes n’attaquent pas. En parallèle, les forces armées sont formées à envisager les pires scénarios, à s’y préparer et à espérer qu’ils ne se concrétiseront jamais.

Dans le cas spécifique de l’Allemagne — qui est le seul sur lequel je suis habilité à m’exprimer — les hommes politiques ont extrêmement peur de créer un climat de panique. 

Comme le reste du continent, le pays est confronté à une sorte de guerre hybride, avec des drones russes survolant les aéroports et certaines installations militaires ; mais les dirigeants allemands sont très réticents à dire à la population que, du point de vue russe, il s’agit d’une forme de guerre.

Ces dirigeants minimisent donc ces événements car ils craignent de paniquer l’opinion publique.

Quels éléments ont été pour vous les plus difficiles à prendre en compte et à prévoir dans l’élaboration de votre scénario ?

Tout ce qui relève de la dynamique interne à l’OTAN a été difficile à prendre en considération dans l’écriture de mon livre, car j’ai choisi d’explorer une seule hypothèse là où, bien sûr, il y aurait pu en avoir plusieurs. Je ne peux pas exclure que la discussion entre les alliés prenne avec le temps une autre direction, mais c’est quelque chose que j’ai dû laisser de côté.

Par exemple, je suis presque certain que si les Russes devaient conquérir une ville en Estonie, les Estoniens commenceraient immédiatement à les combattre, probablement rejoints par les Polonais et les pays nordiques.

Mais mon propos portait sur un scénario politique axé sur l’OTAN et sa non-intervention, en raison des intentions qu’a présentement la Russie de la démanteler.

Certains scénarios potentiels de résistance ont donc dû être laissés de côté.

Cela pourrait constituer une critique légitime de mon livre.

Plus on s’éloigne de Moscou, moins les sociétés sont disposées à payer le prix qui accompagne le réarmement des forces armées et la confrontation potentielle avec la Russie. 

Carlo Masala

Quelles étaient vos intentions en écrivant ce livre ?

J’ai écrit ce livre dans le contexte du débat euro-américain autour d’un scénario couramment admis dans lequel la Russie ne serait pas prête à envahir un État membre de l’OTAN avant 2029.

La plupart des gens discutaient alors de la possibilité que la Russie envahisse un membre de l’OTAN : certains soutenaient à juste titre que, compte tenu des difficultés auxquelles elle est confrontée en Ukraine, elle n’oserait jamais le faire.

En m’insérant dans ce débat, j’ai essayé d’introduire une autre façon d’envisager la question : pour tester l’article 5, il n’est pas nécessaire de mener une invasion à grande échelle avec six divisions de chars traversant le Bélarus et franchissant la frontière polonaise pour tenter de conquérir Varsovie. 

Au contraire, un test limité pourrait s’avérer beaucoup plus efficace pour conquérir le territoire de l’OTAN qu’un projet à grande échelle.

Il est intéressant de noter qu’il y a quelques semaines, le chef sortant des services de renseignement extérieurs allemands a été le seul à déclarer disposer de preuves selon lesquelles certains cercles à Moscou ne croient plus à l’article 5 et souhaiteraient le tester par le biais d’une attaque militaire limitée, probablement en Estonie.

C’est la bonne manière d’aborder le problème.

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26.11.2025 à 06:00

Une fuite explosive révèle la profondeur du rapprochement Trump – Poutine (texte intégral)

Gilles Gressani

Dans la nuit, Bloomberg a publié la transcription d'un échange confidentiel entre l’émissaire de Donald Trump, Steve Witkoff, et Youri Ouchakov, l'un des principaux conseillers diplomatiques de Vladimir Poutine.

Nous traduisons et commentons ce document important, qui révèle la portée du rapprochement entre la Maison-Blanche et le Kremlin — aux dépens de l'Ukraine.

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Texte intégral (2515 mots)

L’organisation interne du cabinet du second mandat de Donald Trump se distinguait, jusqu’ici du premier sur deux points : peu de fuites dans la presse, et quasiment aucun départ. Avec l’accélération du rapprochement avec la Russie, les premières grandes révélations ont commencé à émerger dans les médias.

Dans cet enregistrement daté du 14 octobre, deux conseillers des présidents russe et américain, les diplomates Steve Witkoff et Youri Ouchakov, se félicitent des avancées récentes et envisagent d’organiser un appel direct entre leurs dirigeants, afin de préparer la rencontre prévue à la Maison-Blanche avec le président Zelensky, quelques jours plus tard.

Ils discutent également d’un éventuel plan de paix : Witkoff évoque un format en « 20 points » qui semble avoir inspiré le cadre du traité — largement défavorable à l’Ukraine — que la Maison-Blanche tente actuellement d’imposer à Zelensky. Il laisse entendre que la position américaine serait favorable à des concessions territoriales substantielles de la part de l’Ukraine, à condition de pouvoir les présenter sous une lumière plus « positive », et propose même au conseiller du président russe que Vladimir Poutine flatte le président américain en le traitant d’homme de paix.

Par son ton, sa forme et son contenu, l’échange révèle une proximité inédite entre la Maison-Blanche et un régime qui, à ce jour, reste engagé dans une guerre d’agression sur le sol européen, contre un allié des États-Unis. Cette coordination informelle, de plus en plus assumée, même dans des positions officielles, ne laisse plus beaucoup de doutes sur la position politique de l’administration Trump.

Reste désormais à savoir quelle sera la position des membres du Parti républicain, que ce soit au Congrès ou au Sénat. Ce qui se joue, à cet égard, relève à la fois de la dynamique géopolitique et de la politique interne : le Parti se rangera-t-il sans réserve derrière la ligne de convergence avec Moscou imposée par la Maison-Blanche, ou ces révélations, suggérant une compromission qui aurait pu provoquer un scandale d’État en d’autres temps, suffiront-elles à susciter une résistance ?

De droite à gauche  : Yuri Ushakov, conseiller présidentiel russe, Vladimir Poutine et Steve Witkoff, lors d’une réunion le 11 avril à Saint-Pétersbourg.

14 octobre 2025

Steve Witkoff Salut, Youri.

Youri Ouchakov Oui, Steve, salut, comment vas-tu ?

Steve Witkoff Bien, Youri. Comment vas-tu ?

Youri Ouchakov Ça va. Félicitations, mon ami.

Steve Witkoff Merci.

Youri Ouchakov Tu as fait un excellent travail. Vraiment, un excellent travail. Merci beaucoup. Merci, merci.

La veille de cet appel, le 13 octobre 2025, s’était tenu un sommet international pour la paix à Gaza — le Gaza Peace Summit — à Sharm-el-Sheikh (Égypte), organisé dans le cadre de la trêve annoncée le 9 octobre. Ce sommet, largement médiatisé, a permis de mettre en scène le rôle prépondérant du président américain dans le processus de cessez-le-feu et de négociation d’un plan de paix. Steve Witkoff, en tant qu’envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient, avait joué un rôle clef dans cette négociation, aux côtés du gendre du président américain, Jared Kushner.

Steve Witkoff Merci, Youri, merci pour ton soutien. Je sais que ton pays l’a soutenu, et je t’en remercie.

Youri Ouchakov Oui, oui, oui. Oui. Tu sais, c’est pour cela que nous avons suspendu l’organisation du premier sommet russo-arabe.

En mai 2025, le président russe, Vladimir Poutine, avait officiellement annoncé qu’un premier sommet Russie-Monde arabe serait organisé le 15 octobre 2025. Plusieurs dirigeants de pays arabes avaient été invités. À l’approche de la date prévue, le sommet a été reporté : selon le Kremlin, de nombreux chefs d’État arabes n’avaient pas confirmé leur présence. Selon Youri Ouchakov, ce report permettrait de laisser le champ libre aux efforts diplomatiques américains pour la mise en œuvre du plan de paix au Moyen-Orient, notamment autour de Gaza.

Steve Witkoff Oui.

Youri Ouchakov Oui, parce que nous pensons que tu fais le vrai travail, là-bas, dans la région.

Steve Witkoff Eh bien, écoute. Je vais te dire quelque chose. Je pense, je pense que si nous pouvons résoudre l’affaire Russie-Ukraine, tout le monde sautera de joie.

Youri Ouchakov Oui, oui, oui. Oui, tu n’as qu’un seul problème à résoudre. [Rires]

Steve Witkoff Lequel ?

Youri Ouchakov La guerre russo-ukrainienne.

Steve Witkoff Je sais ! Comment on règle ça ?

[Si vous nous lisez souvent et que vous souhaitez soutenir le travail d’une rédaction indépendante et européenne, découvrez toutes nos offres pour s’abonner au Grand Continent]

Youri Ouchakov Mon ami, je voudrais juste ton avis. Penses-tu que ce serait utile, si nos chefs parlaient au téléphone ?

Steve Witkoff Oui, je pense que oui.

Youri Ouchakov Tu penses que oui. Et quand penses-tu que ce serait possible ?

Steve Witkoff Je pense que dès que vous le proposerez, mon gars est prêt à le faire.

Youri Ouchakov D’accord, d’accord.

Steve Witkoff Youri, Youri, voici ce que je ferais. Ma recommandation.

Youri Ouchakov Oui, s’il te plaît.

Steve Witkoff J’appellerais pour simplement réitérer que vous félicitez le président pour cet accomplissement, que vous l’avez soutenu, que vous respectez le fait qu’il soit un homme de paix et que vous êtes vraiment heureux d’avoir vu cela arriver. Je dirais ça. Je pense qu’à partir de là, l’appel sera très bon.

L’insistance sur l’image de Donald Trump comme « homme de paix » est devenue un véritable mantra de la diplomatie mondiale. Loin d’être anecdotique ou grotesque, plusieurs chefs d’État et de gouvernement s’appuient sur cet élément pour obtenir des concessions ou des arbitrages favorables, allant avant le 10 octobre — date de l’annonce du prix Nobel à l’activiste vénézuélienne María Corina Machado — jusqu’à appuyer la candidature du président américain à ce prix.

Parce que — laisse-moi te dire ce que j’ai dit au Président. J’ai dit au Président que vous — que la Fédération de Russie a toujours voulu un accord de paix. C’est ma conviction. Je lui ai dit que je le croyais. 

L’idée selon laquelle la Russie « a toujours voulu un accord de paix » semble être une déclaration sortie de la plus simple propagande poutinienne. Elle est évidemment largement contredite par les actions et les prises de position officielles du Kremlin. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, en février 2022, la Russie mène une guerre d’agression pour conquérir et contrôler des territoires ukrainiens. Les conditions posées pour tout cessez-le-feu ou toute négociation sont punitives et inacceptables pour Kiev, témoignant d’un objectif maximaliste, de capitulation et de perte de souveraineté de l’Ukraine. Les bombardements d’infrastructures civiles et les crimes commis contre les populations témoignent d’une stratégie de terreur, incompatible avec une volonté de paix.

Et je pense que la question — le problème — est que nous avons deux nations qui ont du mal à trouver un compromis, et quand elles y parviendront, nous aurons un accord de paix. Je pense même qu’on pourrait établir une sorte de plan de paix en 20 points, comme nous l’avons fait pour Gaza. Nous avons créé un plan Trump en 20 points pour la paix, et je me dis que nous pourrions faire la même chose avec vous. Mon point est le suivant…

Youri Ouchakov D’accord, d’accord, mon ami. Je pense que ce point pourrait être discuté par nos dirigeants. Hé, Steve, je suis d’accord avec toi, qu’il le félicitera, qu’il dira que M. Trump est un véritable homme de paix, etc. Il le dira.

Steve Witkoff Mais voici ce qui serait incroyable.

Youri Ouchakov D’accord, d’accord.

Steve Witkoff Et si, et si… écoute-moi bien…

Youri Ouchakov Je vais en parler à mon patron, et je reviendrai vers toi. D’accord ?

Steve Witkoff Oui, parce que, écoute ce que je dis. Je veux juste que tu dises, peut-être simplement que tu dises cela au président Poutine, parce que tu sais que j’ai le plus grand respect pour le président Poutine.

Youri Ouchakov Oui, oui.

Steve Witkoff Peut-être qu’il dira au président Trump : « Tu sais, Steve et Youri ont discuté d’un plan très similaire, un plan de paix en 20 points, et cela pourrait être quelque chose qui pourrait faire bouger un peu les choses ; nous sommes ouverts à ce genre d’idées — à explorer ce qu’il faudra pour parvenir à un accord de paix. »

Maintenant, entre toi et moi, je sais ce qu’il faudra pour obtenir un accord de paix : Donetsk, et peut-être un échange de territoires quelque part. Mais je dis, au lieu de parler comme ça, parlons de manière plus positive, car je pense que nous allons arriver à un accord. Et je pense, Youri, que le président me laissera beaucoup d’espace et de latitude pour parvenir à un accord.

Par son impréparation, Steve Witkoff avait commis plusieurs erreurs majeures dans la préparation du sommet Russie–États-Unis d’Anchorage. En sous-estimant l’ampleur des prétentions territoriales russes sur l’Ukraine, il semble ici envisager d’instaurer une logique de traité secret, dans laquelle le marketing de la paix permettrait de forcer l’Ukraine à se plier.

Youri Ouchakov Je vois…

Steve Witkoff Donc, si nous pouvons créer l’opportunité que, après cela, j’ai parlé à Youri et que nous avons eu une conversation, je pense que cela pourrait mener à de grandes choses.

Youri Ouchakov D’accord, ça me semble bien.

Steve Witkoff Et voici une autre chose : Zelensky vient à la Maison-Blanche vendredi.

Youri Ouchakov Je le sais. [En ricanant]

Vendredi 17 octobre, le président ukrainien Zelensky s’est en effet rendu à la Maison-Blanche pour demander, sans succès, un soutien militaire accru, notamment des missiles Tomahawk à longue portée, fabriqués aux États-Unis.

Steve Witkoff Je vais aller à cette réunion parce qu’ils veulent que j’y sois, mais je pense que, si possible, nous devrions avoir l’appel avec ton patron avant cette réunion de vendredi.

La prudence diplomatique semble complètement absente : Witkoff affirme sans ambiguïté que les États-Unis sont prêts à se coordonner au plus haut niveau pour préparer la visite d’un chef d’État allié avec un pays qui mène depuis plusieurs années une guerre dévastatrice contre son peuple et son sol.

Youri Ouchakov Avant, avant — oui ?

Steve Witkoff Correct.

Youri Ouchakov D’accord, d’accord. J’ai compris ton conseil. Donc, j’en parle à mon patron, et ensuite, je reviens vers toi, d’accord ?

Le 16 octobre, un appel téléphonique de plus de deux heures a eu lieu entre Trump et Poutine. Les deux présidents avaient convenu d’un nouveau sommet à Budapest, après celui d’Anchorage — ce sommet a été par la suite annulé en raison du manque d’intérêt russe et de l’absence de la moindre concession de la part du Kremlin.

Steve Witkoff D’accord, Youri, je te parle bientôt.

Youri Ouchakov Très bien, très bien. Merci beaucoup. Merci.

Steve Witkoff Au revoir.

Youri Ouchakov Au revoir.

[Fin de l’appel]

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25.11.2025 à 16:19

Économie russe : pourquoi les sanctions n’ont-elles pas détruit l’industrie de Poutine ?

guillaumer

Après plus de trois ans de sanctions contre Moscou, il faut se rendre à l’évidence : l’effondrement de l’industrie russe n’a pas eu lieu.

En frappant les usines sur le territoire ennemi, l'Ukraine pratique des « sanctions par drones » — seule manière efficace de déjouer le système de cannibalisation industrielle de la Russie de Poutine.

Esfandyar Batmanghelidj analyse les raisons d'une résilience.

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Texte intégral (4683 mots)

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En février 2022, alors que les dirigeants américains et européens imposaient de vastes sanctions économiques à la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine, ils s’engageaient à écraser l’économie russe, en particulier l’industrie.

Alors que la guerre approche de son quatrième anniversaire, de nouvelles sanctions continuent d’être imposées aux grandes entreprises russes.

Les mesures prises contre les géants pétroliers Lukoil et Rosneft, qui font désormais l’objet de sanctions secondaires américaines, marquent une nouvelle phase importante dans cette offensive.

Si l’économie russe n’a pas été anéantie, les prévisions budgétaires, les projections de croissance et les enquêtes de confiance des entreprises indiquent toutes que l’augmentation progressive de la pression économique commence à poser des problèmes aigus aux décideurs politiques russes.

Ce ralentissement tardif de l’économie avait été annoncé : Maria Shagina a été l’une des premières analystes à redéfinir les attentes 2 quant aux résultats que la coercition économique pourrait obtenir en Russie. Dans un article publié en 2023, elle suggérait qu’avec le temps, l’économie russe serait confrontée à une « érosion lente » due aux sanctions. Confirmant sa thèse, les décideurs politiques russes sont aujourd’hui confrontés aux limites structurelles inhérentes au « keynésianisme militaire » qui a temporairement stimulé la croissance du pays face au durcissement des sanctions.

C’est pourtant trop peu — et trop tard.

Lors d’une récente table ronde 3, l’historien Niall Ferguson — qu’on ne peut pas accuser d’être sensible à la propagande de Moscou — a déclaré que « le régime de sanctions a complètement échoué » à modifier le cours de la guerre. Il a ensuite qualifié 4 le plan en 28 points du président Trump pour mettre fin à la guerre de « base raisonnable pour des négociations ».

En privé, les responsables occidentaux admettent que les armes économiques ne peuvent pas faire pencher la balance dans une guerre d’usure : l’économie russe est trop importante et l’économie ukrainienne trop faible pour que les sanctions aient un impact sur le champ de bataille.

Bien qu’elle n’ait entrepris qu’une militarisation partielle de l’économie, la production industrielle russe reste robuste et les usines du pays continuent de produire des armes et des munitions. Il faudrait un effondrement spectaculaire de la production industrielle pour égaliser les chances avec l’Ukraine. Aujourd’hui, certes, la production se contracte 5 dans les deux tiers des sous-secteurs manufacturiers russes. Pour autant, cette contraction ne présage pas un effondrement.

Les raisons d’une résilience

Comme l’a récemment fait valoir Alexandra Prokopenko 6, « le paradoxe de l’économie de guerre russe est qu’elle est à la fois forte et fragile ».

La mobilisation décentralisée des capacités industrielles, impliquant aussi bien les géants publics que les petites entreprises privées, repose sur la réorganisation réussie des chaînes d’approvisionnement afin de maintenir les stocks nécessaires de matières premières et, surtout, de biens d’équipement.

La principale adaptation a consisté en un passage rapide et décisif des fournisseurs industriels européens aux fournisseurs chinois. En 2021, seulement 30 % des importations russes de biens d’équipement provenaient de Chine. L’année dernière, ce chiffre était de 75 %. Une certaine dépendance à l’égard des pièces et équipements européens persiste ; néanmoins, lorsque ces biens ne sont pas disponibles directement, ils peuvent être achetés en tant qu’importations parallèles via des pays tiers.

Le recours aux sanctions a été une stratégie irréaliste, permettant aux gouvernements occidentaux d’éviter un véritable engagement politique et militaire en faveur de la victoire ukrainienne.

Esfandyar Batmanghelidj

Une adaptation secondaire a vu les entreprises russes se lancer dans une industrialisation par substitution des importations. En général, cette substitution 7 est « technologiquement régressive », ce qui signifie que les produits contenant davantage de pièces locales sont généralement moins performants ou de moindre qualité. Il est difficile d’évaluer l’ampleur de la régression technologique, car la qualité et la sophistication des produits finis ne sont pas mesurées dans les statistiques de production ; sur le front cependant, la Russie dépend de plus en plus de drones de faible technologie et de véhicules militaires soviétiques remis à neuf, ce qui reflète les limites technologiques de l’économie de guerre.

Compte tenu de la volonté de sacrifier les technologies les plus avancées, il n’est pas surprenant que les entreprises industrielles russes aient réussi à développer de nouvelles chaînes d’approvisionnement et à maintenir leur production. De nombreux intrants manufacturiers sont petits, relativement bon marché et produits dans de nombreux pays. Les sanctions et les contrôles à l’exportation ne peuvent ainsi pas limiter de manière décisive l’accès de la Russie à ces biens intermédiaires.

La production industrielle ne dépend cependant pas uniquement des intrants : les biens d’équipement sont la colonne vertébrale de toute économie industrialisée. Peu importe que l’entrepôt d’une entreprise soit rempli de pièces si un équipement essentiel, tel qu’une machine CNC ou une presse hydraulique, tombe en panne et ne peut être réparé ou remplacé.

En ce sens, la question de savoir si une économie industrielle est confrontée à la « lente érosion » des sanctions dépend principalement de la relation entre la disponibilité des biens d’équipement, l’entretien de ceux déjà acquis et la production industrielle. Si les sanctions compromettent la capacité du pays visé à réparer ou à renouveler ses biens d’équipement — les machines, les véhicules, les outils et les bâtiments utilisés pour produire des biens —, la production industrielle diminuera inévitablement au fil du temps.

L’« érosion lente » d’une économie sanctionnée : le cas iranien

Cette relation est clairement illustrée par l’impact des sanctions sur le stock de capital en Iran.

L’imposition de sanctions financières et énergétiques majeures en 2012, puis leur réimposition en 2018, ont constitué deux chocs pour l’économie iranienne qui ont dégradé le stock de capital du pays. Les sanctions ont été associées à une baisse importante de la formation de capital fixe.

Dans l’ensemble, les sanctions créent une incertitude macroéconomique, déclenchent l’inflation et augmentent le coût du capital, autant de facteurs qui entravent l’investissement 8. En Iran, la formation brute de capital fixe a stagné depuis l’imposition de sanctions importantes et reste inférieure de 40 % à son pic de 2012. Comme l’a averti un récent éditorial 9 publié dans le principal journal financier iranien, « la diminution de la formation de capital fixe est un signal d’alarme pour les perspectives de croissance économique dans les années à venir ».

Outre leur impact sur l’investissement, les sanctions ont également limité la disponibilité des biens d’équipement, ce qui signifie que même les entreprises iraniennes disposant de liquidités à investir peuvent avoir du mal à accroître leur capacité de production. Si ces entreprises se sont tournées vers des fournisseurs industriels chinois plutôt qu’européens à la suite des sanctions, même les fabricants chinois de machines et d’équipements restent réticents à traiter avec des clients iraniens 10.

Ces contraintes ont conduit à une situation surprenante où il est moins coûteux de construire une nouvelle usine en Iran que d’acheter une installation industrielle existante ; les investisseurs paient un supplément pour éviter l’incertitude et les retards liés à l’achat et à l’importation de nouvelles machines industrielles et parcourent le pays à la recherche de machines à acheter sur le marché secondaire.

Lorsque les sanctions occidentales n’ont pas réussi à affaiblir les usines russes, l’Ukraine a cherché à les détruire : c’est là une approche plus réaliste.

Esfandyar Batmanghelidj

Il faut noter qu’à la suite des chocs liés aux sanctions de 2012 et 2018, la baisse des importations de biens d’équipement en Iran a été plus forte que celle de la production industrielle. En 2004, à l’apogée de l’industrialisation iranienne, la valeur totale des importations de biens d’équipement équivalait à 14 % de la valeur de la production industrielle. En 2024, cette proportion est tombée en dessous de 5 %. En maximisant leur production sans réparer, remplacer ou moderniser de manière adéquate leurs machines industrielles, les entreprises iraniennes ont en fait accéléré la dépréciation de leur stock de capital.

Cette réalité montre comment les sanctions peuvent induire des périodes de pression pour l’industrie qui, à terme, conduisent à un déclin permanent de la production industrielle. Les récentes pénuries d’électricité en Iran sont peut-être l’exemple le plus visible de ce phénomène : la production d’électricité n’a pas réussi à suivre la demande croissante précisément parce que les sanctions empêchent les autorités iraniennes de moderniser les centrales électriques 11 et le réseau du pays.

Comment l’industrie russe se maintient

L’exemple iranien montre clairement qu’à long terme, les sanctions peuvent avoir un impact négatif sur la production industrielle en accélérant la pression sur le secteur industriel et en compromettant le renouvellement du stock de capital. Mais qu’en est-il de la situation en Russie ? L’industrie russe est-elle également sous pression ?

Les importations russes de biens d’équipement ont diminué à la suite des sanctions : elles ont totalisé 69 milliards de dollars en 2024, soit une baisse de 33 % par rapport à leur niveau de 2021. De plus, en 2008, lors d’un boom des investissements alimenté par un supercycle des matières premières, la valeur totale des importations de biens d’équipement représentait un peu moins de 20 % de la valeur de la production industrielle ; en 2024, cette proportion était tombée à un peu plus de 10 %, ce qui représente une baisse significative, mais reste plus du double de la proportion observée en Iran.

Dans l’ensemble, la compression des importations de biens d’équipement ne semble pas avoir freiné de manière significative la formation de capital fixe. Stimulée par l’augmentation des dépenses publiques après l’invasion, la formation de capital fixe en Russie a atteint des niveaux qui n’avaient plus été observés depuis 2013, juste avant l’imposition des sanctions contre la Crimée et la chute des prix mondiaux du pétrole.

Ces dynamiques suggèrent que l’industrie russe n’est pas encore sujette à de grandes pressions : le maintien de la production à son niveau actuel ne contribue pas à la dégradation du stock de capital, car la Russie reste globalement capable d’importer des biens d’équipement et de mobiliser des investissements.

Alors que le gouvernement russe réduit ses dépenses en réponse au durcissement des sanctions, la formation de capital pourrait en pâtir. Comme en Iran, un plus grand nombre d’entreprises industrielles russes pourraient commencer à ressentir la « lente érosion » des sanctions, car celles-ci et les difficultés économiques qui en découlent rendent difficile la réparation ou le remplacement des équipements industriels et des véhicules.

Les responsables occidentaux ne doivent cependant pas supposer que ce processus, même s’il s’accélère, pourrait changer le cours de la guerre en Ukraine.

En effet, la Russie est l’un des rares pays où le développement économique s’est accompagné d’une dépréciation spectaculaire 12.

L’État russe a hérité de l’immense « patrimoine matériel » de l’économie soviétique, mais une grande partie de la base industrielle soviétique n’était pas compétitive ou, comme dans le cas des usines d’armement, superflue. L’histoire de la reprise économique post-soviétique de la Russie est ainsi centrée sur la lutte pour une utilisation plus efficace et efficiente des immobilisations.

Selon les données du Service fédéral des statistiques, le taux d’utilisation des capacités de la Russie était de 61 % en septembre 2025, soit une baisse de seulement 6 points de pourcentage par rapport à son pic de 2008. À titre de comparaison, le taux d’utilisation des capacités en Allemagne est actuellement de 76 % : en d’autres termes, la capacité budgétaire du gouvernement est une contrainte beaucoup plus pressante sur la production industrielle russe que l’utilisation des immobilisations.

Des leçons pour l’Europe

Cela pose deux défis sans doute insurmontables aux décideurs politiques occidentaux qui cherchent à utiliser les sanctions pour écraser la production industrielle russe.

Premièrement, la durée de vie des actifs industriels est généralement longue, ce qui signifie que les sanctions peuvent être très lentes à produire leurs effets. La durée de vie standard d’une centrale électrique est de 30 ans, celle d’une cimenterie de 20 ans, celle d’une aciérie de 15 ans et celle d’une usine de production d’équipements électriques de 10 ans. Comme le montre clairement l’expérience des entreprises industrielles iraniennes, la durée de vie des actifs peut être prolongée dans le but de maximiser leur utilisation et leur production. La formation de capital fixe iranienne est en berne depuis des années, mais la production d’acier reste à des niveaux historiquement élevés.

Deuxièmement, non seulement les décideurs politiques peuvent trouver des moyens de maintenir la production avec des équipements vieillissants, en particulier s’ils acceptent un certain degré de régression technologique, mais ils peuvent également redistribuer les ressources et concentrer leurs efforts de contournement des sanctions afin de stimuler les secteurs stratégiques. Il devient de plus en plus difficile pour les décideurs politiques russes de faire fonctionner leur machine de guerre ; mais tant que la production de guerre restera une priorité, il est peu probable que les sanctions puissent créer une pression suffisante sur l’industrie pour nuire à la production, en particulier si le gouvernement reste disposé à consacrer davantage de ressources budgétaires à la production industrielle.

Les responsables occidentaux admettent que les armes économiques ne peuvent pas faire pencher la balance dans une guerre d’usure.

Esfandyar Batmanghelidj

Comme l’a fait remarquer Prokopenko, s’il serait politiquement risqué pour Poutine de réemployer des biens de l’économie civile aux fins de l’économie de guerre 13 — en somme, de cannibaliser la première —, il conserve la capacité de « militariser davantage l’économie [russe] en convertissant davantage d’industries civiles pour répondre aux besoins de la production militaire, en construisant de nouvelles usines et en attirant davantage de personnes vers l’industrie de la défense grâce à des salaires plus élevés, des exemptions de conscription et des campagnes de recrutement élargies 14 ».

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les responsables occidentaux ont considéré l’arme économique comme un exemple de ce que Clausewitz appelait « une solution parfaite et complète, exempte de toute réaction ».

À cet égard, le recours aux sanctions était une stratégie irréaliste, qui a en fait permis aux gouvernements occidentaux d’éviter un véritable engagement politique et militaire en faveur de la victoire ukrainienne.

Alors que les Occidentaux peinaient à admettre les limites évidentes de leurs politiques de sanctions, les dirigeants ukrainiens ont pris les choses en main, lançant récemment une campagne audacieuse de frappes de drones visant des raffineries, des usines, des ports et des voies ferrées situés au cœur de la Russie.

Zelensky a qualifié ces frappes militaires de « sanctions par drones », inversant habilement la logique des sanctions occidentales pour souligner que la force militaire est le seul moyen d’imposer une véritable pression économique à la Russie 15.

Lorsque les sanctions occidentales n’ont pas réussi à affaiblir les usines russes, l’Ukraine a cherché à les détruire : c’est là une approche plus réaliste.

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