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16.08.2025 à 14:22

Vladimir Poutine ou la manipulation de Donald Trump : le discours intégral d’Anchorage

Ramona Bloj

Le sommet Trump-Poutine marque-t-il le retour, dans l’histoire contemporaine, de la diplomatie secrète ?

Lors d'une conférence de presse écourtée, Vladimir Poutine a livré un discours de manipulation : en réitérant subtilement sa volonté de poursuivre la guerre jusqu’à la vassalisation totale de l’Ukraine, il n'a obtenu de Donald Trump qu’accolades et compliments : « Notre relation est fantastique. »

Nous publions la première traduction commentée ligne à ligne du discours de Vladimir Poutine pendant la conférence de presse d’hier soir tenue à Anchorage, en Alaska.

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Texte intégral (2933 mots)

Comme on pouvait s’y attendre, le sommet qui s’est tenu en Alaska ce 15 août n’a été rien d’autre que ce que son intitulé laissait présager : une rencontre entre Vladimir Poutine et Donald Trump, qui marque la fin de l’isolement diplomatique de la Russie en Occident. L’ancien président Dmitri Medvedev a salué l’événement, sans élans d’enthousiasme ou d’optimisme déplacé, comme « le rétablissement d’un mécanisme complet de rencontre au sommet entre la Russie et les États-Unis. Calmement, sans ultimatums ni menaces. » 35

La presse pro-Kremlin a accordé à l’événement une attention à la hauteur de son unique résultat, tournant au contraire en dérision « l’état de folie proche du pur délire » qui s’est emparé des médias occidentaux, selon les mots de Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères 36

L’un des commentaires les plus enflammés est venu de l’agence de presse Ria Novosti, dans un article publié « à chaud » — à deux heures du matin, heure de Paris 37. On y lisait une annonce grandiloquente du retour du « grand style » en politique internationale : 

« On a le sentiment que, ces dernières années, l’Occident en général et les États-Unis ont purement et simplement oublié ce qu’était le grand style dans la haute politique. Un petit entre-soi minable dans un décor de salle des fêtes d’école, des conversations de couloir entre dirigeants de grandes puissances sur des chaises pliantes, des chuchotements et des petites intrigues. À vrai dire, cette simplification, cette banalisation, cette vulgarisation du style de la politique occidentale est directement liée à la nullité des dirigeants européens et américains, ce qui, en retour, influence directement la nature de leurs décisions et de leurs actions. […] Cette nuit, le monde a été témoin de la renaissance du grand style en politique internationale, exécuté par deux superpuissances. C’était beau, élégant et significatif ».

Comme nous le traduisons ci-dessous, les premiers mots de Vladimir Poutine à Donald Trump ont été  : « Bonjour, cher voisin. Je suis ravi de vous voir en bonne santé et bien vivant ». C’est là sans doute un choix rhétorique pertinent, mais nous sommes loin de la prose de Talleyrand, des codes de la diplomatie classique et, surtout, d’une quelconque élégance. Diplomatiquement, ce sommet a surtout été l’occasion pour Donald Trump de démontrer l’ampleur de sa maladresse. 

Après s’être emporté à plusieurs reprises contre Vladimir Poutine, il lui a littéralement déroulé le tapis rouge, confirmant ainsi la légitimité politique de son homologue, qui reste un dictateur et un usurpateur d’élections, visé par un mandat d’arrêt pour crimes de guerre de la Cour pénale internationale, et ce, après avoir adressé à la Russie une série d’ultimatums dont le non-respect n’a provoqué aucune forme de représailles.

Monsieur le président, Mesdames, Messieurs,

Nos échanges se sont déroulés dans une atmosphère constructive et un esprit de respect mutuel. Ces discussions ont été à la fois substantielles et utiles.

Je souhaiterais remercier une fois encore mon homologue américain pour sa proposition de venir en Alaska. Il était tout à fait logique d’organiser cette rencontre ici, puisque nos deux pays, bien que séparés par plusieurs océans, sont en réalité de proches voisins. Lorsque nous sommes descendus des avions, j’ai salué le président en lui disant  : « Bonjour, cher voisin. Je suis ravi de vous voir en bonne santé et bien vivant ». À mon sens, c’est le genre de déclaration amicale de bon voisinage que l’on peut se faire entre nous. En réalité, la seule chose qui nous sépare est le détroit de Béring, et encore, il y a là deux îles — l’une américaine, l’autre russe — distantes de seulement quatre kilomètres. Nous sommes donc de proches voisins, c’est un fait.

Il est également important de rappeler qu’une partie significative de l’histoire commune de la Russie et des États-Unis est liée à l’Alaska, une histoire émaillée de nombreux événements positifs. Aujourd’hui encore, cette région abrite un remarquable héritage culturel datant de l’époque de l’Amérique russe  : des églises orthodoxes et plus de 700 toponymes d’origine russe.

C’est aussi en Alaska qu’ a vu le jour, dans le courant de la Seconde Guerre mondiale, la légendaire liaison aérienne destinée à l’envoi d’avions de combat et d’autres équipements au titre du programme de prêt-bail. Malgré les dangers et la difficulté de ce parcours au-dessus d’immenses étendues de glace, les pilotes et les techniciens de nos deux pays ont fait tout ce qui était en leurs moyens pour rendre possible la victoire. Ils ont risqué et, plus d’une fois, sacrifié leur vie au nom de la victoire commune.

Je viens justement de me rendre dans la ville de Magadan, en Russie, où se dresse un monument en hommage aux pilotes russes et américains, orné des bannières de nos deux pays. Je sais qu’il existe un monument analogue à seulement quelques kilomètres d’ici, dans un cimetière militaire où reposent les pilotes soviétiques qui ont perdu la vie en accomplissant leur mission héroïque. Nous sommes reconnaissant aux autorités et aux citoyens américains pour le soin et le respect qu’ils accordent à la mémoire de ces héros. 

Voilà qui semble digne et noble.

Nous n’oublierons jamais ces autres moments de l’histoire où nos deux pays ont triomphé ensemble de leurs ennemis communs, s’apportant aide et soutien dans un esprit de fraternité guerrière et de solidarité entre alliés. Je suis convaincu que cet héritage commun nous permettra de rétablir et d’approfondir des relations égalitaires et mutuellement avantageuses, même dans les conditions les plus difficiles de cette nouvelle phase.

Le tiers de l’allocution de Vladimir Poutine a été consacré à des digressions géographiques et historiques sur l’Alaska. On se souvient qu’en février 2024, le président russe avait inondé le journaliste Tucker Carlson de considérations sur l’histoire longue de la Russie, depuis l’arrivée de Riourik, premier prince de Novgorod, en 862. On se souvient également de son essai de 2021, De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, dans lequel il avançait déjà la thèse des deux peuples historiquement « frères », thèse qu’il a une fois encore reprise à Anchorage. Cette habitude est caractéristique du style néo-poutinien : parler longuement de tout et de n’importe quoi, pourvu que l’on parvienne à ses fins — en l’occurrence, cimenter des relations personnelles et cordiales avec Donald Trump, en transposant l’amitié historique entre les États-Unis et la Russie à l’amitié actuelle entre leurs dirigeants respectifs. Quant à savoir si Vladimir Poutine comptait impressionner son homologue par cet étalage de faits pourtant bien connus, personne d’autre que lui et ses proches conseillers ne le sait.

Nul n’ignore qu’aucune rencontre russo-américaine au sommet n’a eu lieu depuis plus de quatre ans, ce qui représente un délai particulièrement long. Au cours de cette période, nos relations bilatérales ont traversé des moments difficiles, au point, disons-le sans détour, de tomber à leur niveau le plus bas depuis la fin de la Guerre froide. Cela au détriment de nos deux pays et du monde dans son ensemble.

Il était évident que cette trajectoire devait être rectifiée tôt ou tard, qu’il fallait sortir de la confrontation pour ouvrir un nouveau dialogue. De ce point de vue, l’heure était mûre pour une rencontre personnelle entre chefs d’États — à condition, bien sûr, de s’y préparer avec sérieux et minutie, ce qui a effectivement été le cas.

Nous retrouvons ici la thèse classique de la bonne entente, ou à défaut, de l’équilibre entre les grandes puissances, dont découlerait mécaniquement celui du reste des relations internationales. C’est la raison pour laquelle de nombreux observateurs s’inquiétaient ces derniers jours, laissant le champ libre aux abstractions historiques, de voir le sommet de l’Alaska devenir un « nouveau Yalta », annonciateur d’un démembrement arbitraire de l’Ukraine ou prélude à un « partage du monde » entre les États-Unis, la Russie et la Chine. Au vu des résultats de ces négociations, nous n’en sommes pas encore là.

Le président Trump et moi-même avons établi un excellent contact direct. Nous échangeons fréquemment et ouvertement par téléphone. Nous avons reçu à plusieurs reprises M. Witkoff, l’envoyé spécial du président des États-Unis. Nos collaborateurs respectifs maintiennent eux aussi des contacts réguliers, de même que les responsables de nos ministères des Affaires étrangères.

Comme chacun le sait et le comprend parfaitement, l’une des questions centrales a été celle des enjeux liés à l’Ukraine. Nous sommes conscients de la détermination de l’administration américaine et, en particulier, du président Trump, à contribuer au règlement du conflit ukrainien, ainsi que de son désir personnel d’en saisir la nature et les causes profondes.

J’ai déclaré plus d’une fois que les événements en Ukraine étaient directement liés à certaines menaces fondamentales pour notre sécurité nationale. Par ailleurs, nous avons toujours considéré — et considérons encore — le peuple ukrainien, comme je l’ai rappelé en de nombreuses occasions, comme un peuple frère, aussi étrange que cela puisse paraître dans les circonstances actuelles. Nous partageons les mêmes racines et tout ce qui se passe aujourd’hui représente pour nous une véritable tragédie, une douleur immense. C’est pourquoi la Russie est sincèrement désireuse de mettre un terme à cette situation.

Cependant, nous sommes convaincus qu’un règlement stable et durable du conflit ukrainien suppose de supprimer les causes profondes de cette crise, dont j’ai parlé plus d’une fois, de prendre en compte toutes les aspirations légitimes de la Russie et de rétablir un équilibre juste dans le domaine de la sécurité à l’échelle de l’Europe et même du monde dans son ensemble.

Selon le correspondant du Wall Street Journal, Yaroslav Trofimov, l’« équilibre juste dans le domaine de la sécurité à l’échelle de l’Europe » devrait être compris au-delà de l’Ukraine. Pour la Russie, il impliquerait le retrait des forces de l’OTAN des pays baltes, de Pologne et de Roumanie.

Je partage l’avis du président Trump, qui l’a souligné aujourd’hui  : la sécurité de l’Ukraine doit elle aussi être garantie. Cela ne fait aucun doute et nous sommes prêts à y travailler. 

Dans le langage de Poutine, les « causes profondes de cette crise » sont la « nazification » de l’élite politique ukrainienne, les velléités d’indépendance du pays, le « génocide » du « peuple russe » du Donbass et les tracés frontaliers soviétiques erronés. Dans le même ordre d’idées, le fait de « garantir la sécurité de l’Ukraine » n’est pas rassurant, car cela signifie la rendre à la nation dont elle a toujours fait partie : la Russie.

Nous voulons croire que la compréhension dont nous avons fait preuve nous permettra d’avancer vers cet objectif et ouvrira la voie à la paix en Ukraine. 

Nous comptons également sur le fait que tout cela sera accueilli de manière constructive, tant à Kiev que dans les capitales européennes, et qu’aucun obstacle ne sera dressé, qu’aucune provocation ni intrigue en coulisses ne viendra compromettre les progrès entrepris.

Avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine, le commerce bilatéral s’est déjà relancé. Pour l’heure, tout cela reste assez symbolique, mais nous parlons tout de même d’une hausse de 20 %. Ce que je veux dire par là, c’est que nous disposons d’un large éventail de possibilités pour engager ce travail conjoint.

Il est évident que le partenariat économique et les investissements russo-américains ont encore un potentiel énorme. Nos deux pays ont beaucoup à s’offrir mutuellement dans les secteurs du commerce, de l’énergie, du numérique, des hautes technologies et de l’exploration spatiale.

Dans son long discours du 18 mars 2025 au congrès annuel de l’Union des industriels et des entrepreneurs de Russie, Vladimir Poutine a déjà évoqué les conditions politiques et économiques d’un retour des entreprises occidentales sur le marché russe. Trois semaines plus tôt, il avait déjà proposé aux entreprises américaines de s’implanter sur le marché russe des terres rares, bien plus important que celui de l’Ukraine, en raison des réserves présentes dans les environs de Mourmansk, en Kabardino-Balkarie, vers Irkoutsk, ainsi qu’en Yakoutie et en Touva. Cette déclaration avait suscité l’ire de la blogosphère nationaliste et militariste russe.

La coopération dans l’Arctique et la reprise des contacts interrégionaux, notamment entre l’Extrême-Orient russe et la côte Ouest des États-Unis, figurent parmi les priorités du moment.

Dans l’ensemble, il est essentiel, et même nécessaire, que nos deux pays tournent la page et reprennent leur coopération. Symboliquement, non loin d’ici, à la frontière de la Russie et des États-Unis, comme je l’ai dit, passe le fuseau horaire qui marque la limite entre hier et aujourd’hui. J’espère que nous pourrons en faire de même sur le plan politique.

Je tiens à remercier M. Trump pour le travail accompli ensemble, pour l’atmosphère de bienveillance et de confiance qui a entouré nos échanges. L’essentiel, c’est que les deux parties soient réellement disposées à obtenir des résultats. Nous constatons que le président des États-Unis a une idée très claire de ce qu’il entend accomplir, qu’il est sincèrement attaché à la prospérité de son pays, tout en reconnaissant l’existence des intérêts nationaux de la Russie. 

Je compte sur le fait que l’entente manifestée aujourd’hui servira de base au règlement du problème ukrainien, mais aussi à la restauration de relations économiques pragmatiques entre la Russie et les États-Unis.

En conclusion, je voudrais rappeler ceci  : je me souviens qu’en 2022, lors de mes derniers échanges avec l’administration précédente, je m’étais efforcé de convaincre mon ancien homologue américain qu’il fallait à tout prix éviter de créer une situation susceptible d’entraîner de lourdes conséquences sur le plan militaire. J’avais clairement indiqué que ce serait une grave erreur.

Aujourd’hui, nous entendons le président Trump déclarer  : « Si j’avais été président, il n’y aurait pas eu de guerre » — et je pense qu’il en aurait effectivement été ainsi. Je peux l’affirmer au vu des relations que j’ai nouées avec lui, des relations globalement excellentes, professionnelles et fondées sur la confiance. J’ai toutes les raisons de croire que, si nous poursuivons sur cette voie, nous pouvons mettre un terme au conflit en Ukraine — et le plus tôt sera le mieux.

La fin du discours rappelle la formule préférée du président américain, avec laquelle il conclut chacune de ses communications sur son réseau Truth Social : « Thank you for your attention to this matter ! »

Je vous remercie pour votre attention.

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27.07.2025 à 14:12

Thaïlande — Cambodge : cinq points sur la géopolitique d’une frontière explosive 

Gilles Gressani

Depuis jeudi 24 juillet, la Thaïlande et le Cambodge s'affrontent sur leur frontière.

Comment comprendre cette escalade ?

Quels sont les principaux facteurs de tension ?

Quelle est la position des gouvernements de Bangkok et de Phnom Penh ?

Michel Foucher, l'un des principaux spécialistes de la géographie des frontières, signe une analyse en cinq points du grand contexte de cette crise géopolitique et de ses possibles solutions.

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Texte intégral (5406 mots)

1 — Des tensions à l’escalade 

L’explosion des tensions entre la Thaïlande et le Cambodge ce jeudi 24 juillet couvait depuis le début de l’année autour de quelques zones frontalières dont le tracé est mal délimité — secteurs de Prasat Ta Muen Thom, puis du Triangle d’Émeraude — et dans un contexte de surenchère politique 38.

En février, des soldats et des civils cambodgiens ont escaladé les ruines d’un temple contesté datant de l’empire khmer, Prasat Ta Muen Thom, et ont entonné un chant patriotique. Ils ont été confrontés à des soldats thaïlandais, qui s’opposaient à cette revendication implicite de souveraineté cambodgienne. Plusieurs vidéos de l’affrontement ont circulé sur les réseaux sociaux, attisant les sentiments nationalistes dans les deux pays

Après l’incendie le 1er mai d’un pavillon commémorant la zone des trois frontières, l’attention s’est ensuite tournée vers le Triangle d’émeraude, où se rejoignent le Cambodge, le Laos et la Thaïlande. Les autorités thaïlandaises ont cherché à étouffer les rumeurs selon lesquelles les troupes cambodgiennes auraient déclenché l’incendie, déclarant publiquement que l’origine du feu était innocente. 

Mi-mai, l’armée thaïlandaise a signalé que les troupes cambodgiennes creusaient des tranchées dans la zone contestée, mais qu’elles avaient accepté de se retirer à la suite de discussions entre les commandants locaux. Le 28 mai, un affrontement a coûté la vie à un lieutenant cambodgien dans la même zone, connue en Thaïlande sous le nom de Chong Bok et au Cambodge sous le nom de Mom Bei.

Le 23 juin, en réponse à une série de restrictions mutuelles, les autorités thaïlandaises ont ordonné la fermeture complète des points de passage frontaliers, sans préciser de date de réouverture. 

Le 23 juillet, soit la veille du début des hostilités, le gouvernement thaïlandais a accusé le Cambodge d’avoir posé de nouvelles mines terrestres à la frontière, causant des incidents graves (dont la perte d’une jambe) à au moins deux militaires thaïlandais le 16 juillet.

2 — Quel est le point de vue du Cambodge ?

Convoquée à la suite de l’escarmouche mortelle du 28 mai, une réunion de la Commission mixte des frontières Cambodge-Thaïlande s’est tenue le 14 juin à Phnom Penh afin de discuter des questions frontalières. Cette réunion à huis clos a été coprésidée par Lam Chea, ministre cambodgien chargé des affaires frontalières, et par Prasas Prasasvinitchai, ancien ambassadeur de Thaïlande au Cambodge et conseiller pour les affaires frontalières auprès du ministère thaïlandais des Affaires étrangères 39.

Le Premier ministre cambodgien Hun Manet a déclaré dans un message publié vendredi 13 juin qu’il s’agissait de la première réunion de cette commission après une interruption de 12 ans. Il a indiqué qu’à cette occasion, son pays aurait invité la Thaïlande à saisir la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye à propos de quatre zones frontalières contestées, à savoir Mom Bei, le temple Ta Moan Thom, le temple Ta Moan Tauch et le temple Ta Krabei.

« Je voudrais réitérer à mes compatriotes que, même si la Thaïlande refuse ou reste silencieuse, le Cambodge agira de manière unilatérale », a déclaré Hun Manet, précisant que le ministère cambodgien des Affaires étrangères enverrait une lettre officielle à la CIJ le 15 juin concernant le différend ayant trait à ces quatre régions 40.

Mardi 2 juillet, une délégation d’experts internationaux est arrivée au Cambodge afin de discuter du dépôt de plaintes devant la CIJ. Le professeur Jean-Marc Sorel a été le conseiller juridique du Cambodge dans le cadre de la procédure devant la CIJ concernant la zone entourant le temple de Preah Vihear. Il a rencontré le premier ministre cambodgien dès son arrivée pour discuter de la poursuite du processus devant mener à un règlement du différend frontalier devant la CIJ 41. « Le professeur Jean-Marc Sorel était un membre important de l’équipe de conseillers juridiques et d’avocats qui a aidé le Cambodge à gagner le procès concernant l’interprétation de la décision de la CIJ de 1962 relative au temple de Preah Vihear en 2011-2013 », a déclaré le premier ministre cambodgien.

Hun Manet a ajouté que le gouvernement cambodgien restait déterminé à porter l’affaire devant la CIJ : « Le Cambodge est déterminé à porter devant la CIJ les différends frontaliers concernant les temples de Ta Moan Thom, Tamoan Toch et Ta Krabei ainsi que la région de Mom Bei afin de trouver une solution pacifique et fondée sur le droit international ».

En 1962, la Cour internationale de justice a jugé que le temple de Preah Vihear se trouvait sur le territoire relevant de la souveraineté du Cambodge et que la Thaïlande devait retirer toutes ses forces stationnées sur place. La Cour a également affirmé que cet arrêt conférait au Cambodge la souveraineté non seulement sur le temple, mais aussi sur le promontoire sur lequel il est construit. Elle a également indiqué que la Thaïlande devait se retirer de l’ensemble de la zone environnante, et pas seulement de la structure du temple. Lors des audiences de 2013, Jean-Marc Sorel a fait valoir que l’arrêt de la CIJ de 1962 reconnaissait implicitement la souveraineté du Cambodge sur le temple et ses environs, sur la base de cartes historiques et de l’acceptation préalable de la Thaïlande 42.

Le secrétaire général de l’Académie royale du Cambodge, Yang Peou, se dit confiant quant à l’expertise et aux capacités de Sorel pour aider le Cambodge à saisir la CIJ de ces nouvelles affaires. « La Thaïlande a le droit de déclarer si elle accepte la décision de la Cour, mais le Cambodge a tout de même poursuivi la procédure judiciaire, car il estime qu’il est impossible de régler le différend de manière bilatérale, compte tenu des nombreuses violations du protocole d’accord de 2000 survenues au cours des deux dernières décennies. » 43

3 — Quel est le point de vue de la Thaïlande ?

La Thaïlande sait qu’elle n’a en effet aucune possibilité de gagner et cherche donc à éviter de se présenter devant la Cour, tout en continuant de faire perdurer sa prétention aussi longtemps qu’elle le pourra. Le Cambodge a naturellement le réflexe inverse.

« La décision de la Thaïlande de ne pas accepter la compétence obligatoire de la Cour internationale de justice (CIJ) reflète la position mûrement réfléchie de ce pays, selon laquelle tout moyen de résolution des différends entre États doit être exercé en tenant dûment compte du contexte spécifique de chaque affaire, de la nature de la situation et des intérêts souverains en jeu », a déclaré le ministère thaïlandais des Affaires étrangères dans un communiqué publié le lendemain de la saisine de la CIJ par le Cambodge 44.

Selon lui, le recours à un tiers n’est pas toujours propice au maintien de relations amicales entre les États, en particulier dans des domaines sensibles comportant des dimensions historiques, territoriales ou politiques complexes. Si des progrès ont été réalisés dans la délimitation des frontières avec le Laos et le Vietnam (respectivement 86 % et 84 % du processus achevés), les négociations bilatérales avec la Thaïlande sont au point mort. Le Cambodge accuse la Thaïlande d’utiliser une carte dessinée unilatéralement qu’il rejette fermement, la qualifiant de source des différends actuels et passés.Rappelons que le statut de la CIJ fait partie intégrante de la Charte des Nations unies. Par conséquent, tous les États membres de l’ONU reconnaissent, par défaut, la juridiction de la CIJ, sauf s’ils ont émis une réserve ou exclu expressément sa compétence. Dans l’affaire du Temple de Preah Vihear, la Thaïlande a attrait à sa juridiction n’ayant fait ni réserve ni dénonciation expresse avant que le Cambodge introduise cette affaire à la Cour. Après sa « défaite » prononcée par l’arrêt de la Cour en 1962, le roi thaïlandais en personne a prononcé une déclaration affirmant que son pays n’était absolument pas d’accord avec cette décision, mais qu’en tant qu’État civilisé, il allait l’appliquer. C’était la première expression d’une longue série de déclarations thaïlandaises s’inscrivant dans la théorie du persistent objector 45. Immédiatement après la déclaration royale, le gouvernement thaïlandais a dénoncé sa déclaration d’acceptation obligatoire de la juridiction de la CIJ.

4 — Les trois sources d’une rivalité géopolitique frontalière

4.1 — L’histoire d’une région disputée

L’histoire du Cambodge et de la Thaïlande est intimement liée, marquée par un sentiment de mépris et d’admiration réciproques. Elle est marquée par des différends profonds et amers dont les Khmers et les Thaïlandais se souviennent et ne peuvent oublier de génération en génération. Les bas-reliefs d’Angkor Wat témoignent ainsi de la lutte entre les Siamois et les Khmers.

Historiquement, la Thaïlande et le Cambodge se sont disputé une petite partie de leur frontière terrestre de 817 km, en particulier la zone autour du temple de Preah Vihear, que les Thaïlandais appellent Phra Viharn. Les origines de ce différend remontent au XXe siècle, à l’époque de la domination coloniale française, lorsque la Thaïlande (alors le Siam) a signé un traité délimitant les frontières septentrionales entre les deux pays. Entre 1941 et 1953, période durant laquelle le Cambodge était sous domination française, la région a changé de mains à de nombreuses reprises.

Rappelons que sans la mission archéologique française (l’École française d’Extrême-Orient) qui a découvert les ruines d’Angkor, puis sans le protectorat français qui a au sens propre protégé le Cambodge, ce pays aurait été conquis par la Thaïlande et le Vietnam. Durant l’occupation japonaise, la Thaïlande avait d’ailleurs annexé les provinces de Battambang et de Siem Reap, où se trouvent les ruines d’Angkor. Ces provinces ont été restituées sous la pression française en 1945.

Le moine Phut Analayo (à droite) et d’autres réfugiés ayant fui les affrontements entre soldats thaïlandais et cambodgiens dans la province de Surin, en Thaïlande, le samedi 26 juillet 2025. À ce jour plus de 200 000 personnes auraient été forcées de quitter leur domicile.

4.2 — Le droit international comme source paradoxale de tension

Après l’indépendance, les troupes thaïlandaises ont occupé la région en 1954. En réponse, le Cambodge a porté le différend devant la Cour internationale de justice (CIJ) qui, en 1962, a statué en faveur du Cambodge. C’est le deuxième facteur de tensions. Ce dernier a permis de cristalliser au plus haut point ce sentiment charnel et répulsif entre les deux peuples. Car comme il s’agit d’un des grands classiques de la jurisprudence internationale, affaire du Temple de Preah Vihéar, (mais aussi récente avec la décision de 2013) de la CIJ, il lui donne un écho planétaire, ce qui enrage encore davantage les populations des deux côtés de la frontière qui ne veulent pas perdre la face devant le monde entier qui, pensent-elles, les regarde.

La Thaïlande n’a pas accepté l’arrêt de la CIJ, contestant l’interprétation de la carte de 1907 présentée comme preuve. La Thaïlande a notamment soutenu qu’elle n’avait jamais reconnu officiellement la carte de 1907, même si elle avait été utilisée pendant une longue période, et a affirmé que l’arrêt de la CIJ ne s’appliquait qu’aux terrains immédiats des temples, et non à la région frontalière au sens large. En 2013, à la demande du gouvernement cambodgien, la CIJ a réitéré son arrêt de 1962, soulignant la souveraineté du Cambodge sur l’ensemble du complexe des temples et exhortant la Thaïlande à retirer ses troupes de la région.

La question de la frontière refait surface régulièrement, provoquant des ruptures diplomatiques entre les deux pays. Le différend a resurgi lorsque le Cambodge a tenté d’inscrire le temple de Preah Vihear sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, d’abord en 2008, puis en 2011, année au cours de laquelle des affrontements entre les troupes des deux pays ont causé la mort d’une quarantaine de personnes.

4.3 — L’usage interne des frontières

Un troisième facteur est le jeu de la politique nationale. Puisque la question des frontières rassemble profondément les populations, les dirigeants politiques utilisent ce moment d’unité à des fins politiques internes, comme lors des élections, ou pour dépasser des crises politiques, comme celle que connaît actuellement la Thaïlande, où le gouvernement est faible et menacé à la suite de la suspension de la Première ministre. L’ancien premier ministre Hun Sen — ayant dirigé depuis 1985 — est coutumier des interférences dans la politique intérieure thaïlandaise 46.

Même si l’on ne parle plus aujourd’hui du Temple de Preah Vihear, mais de quatre autres lieux, la question juridique principale est la suivante : les traités de 1904 et 1907, signés par la France et la Thaïlande, sont-ils valables ? Ces traités ont non seulement permis de délimiter la frontière terrestre entre les deux pays (le Cambodge a récupéré toute la province de Siem Reap, qui signifie d’ailleurs « le Siam vaincu », et celle de Battambang), mais aussi le tracé maritime entre ces pays.

Très soucieuse de ne pas voir se consolider une prescription acquisitive des territoires qu’elle réclame (les provinces de Siem Reap et de Battambang), la Thaïlande exprime régulièrement et méthodiquement sa puissance publique sur ces territoires contestés, conformément à la théorie du persistent objector, et ce depuis 1962, date à laquelle la Cour internationale de justice avait déclaré que le Cambodge était en droit d’invoquer les traités de 1904 et de 1907. 

D’une part, même si ces traités avaient été signés par la France, celle-ci agissait au nom du Cambodge, qui n’avait jamais cessé d’exister, car il n’était pas une colonie, mais un protectorat. D’autre part, même si ces traités avaient été conclus sous la contrainte de la force navale française, ils restaient valables, car à cette époque, la violence n’était pas contraire au droit.

5 — Quelles voies de sortie ?

Les problèmes liés aux frontières doivent être considérés comme des questions techniques (tracés, cartographie de référence, accords antérieurs, bonnes pratiques et précédents de règlement) et traités comme tels, avec l’appui d’experts 47. Il est donc essentiel de les dépolitiser, car les opinions publiques sont binaires et rétives à la complexité sur ces sujets.

Ce nouveau recours à la CIJ marque un changement par rapport à la position traditionnelle du Cambodge, qui privilégie une politique de négociation pacifique fondée sur le principe de l’uti possidetis juris, afin d’éviter le recours à la CIJ, le cas de Preah Vihar constituant une exception. Il avait convenu que l’arrêt de la CIJ en 2013 constituait un cas d’espèce et que son application avait été reportée d’un commun accord, en raison de la situation politique en Thaïlande. Sur le fond, il faudra bien que les deux pays négocient même après un éventuel arrêt de la CIJ qui serait défavorable pour la Thaïlande.

Bangkok peut mettre en avant la nécessité d’une relation apaisée et rappeler que, en tant que membres de l’ASEAN, les deux pays sont liés par un traité d’amitié et de coopération les engageant à régler pacifiquement leur conflit. La Malaisie, qui assurera la présidence de l’ASEAN en 2025, pourrait être impliquée, même si le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures est une règle.

Les mécanismes existants pour les négociations bilatérales devraient permettre de trouver un compromis plus fiable. En vertu d’un protocole d’accord de 2000, la Commission mixte des frontières est chargée de procéder conjointement au relevé et à la délimitation de la frontière terrestre. Cette commission, qui est censée se réunir au moins une fois par an, mais qui ne l’a pas fait depuis 2012, s’est réunie à Phnom Penh les 14 et 15 juin. Toutefois, le Cambodge a insisté pour ne pas discuter des quatre zones litigieuses figurant dans sa requête devant la Cour internationale de justice (CIJ). L’organe a toutefois prévu une réunion extraordinaire en septembre 48.

Au-delà de l’utilisation optimale de cette commission, les deux parties doivent saisir toutes les occasions d’apaiser les tensions et d’éviter les malentendus. Le Comité général des frontières, créé en 1995 pour permettre des échanges ministériels sur la sécurité des frontières, et le Comité régional des frontières, chargé de faciliter les discussions entre les commandants militaires locaux, devraient se réunir aussi souvent que nécessaire. La réunion du Comité régional des frontières, initialement prévue les 27 et 28 juin, a été annulée.

Un premier geste de bonne volonté de la part de Bangkok serait d’arrêter la construction d’une copie d’Angkor Wat dans la province de Buri Ram, frontalière du Cambodge.

Un autre geste serait de rouvrir les quinze postes frontaliers, lieux d’un intense commerce licite (5 milliards de dollars en 2024, avec un excédent de 3 milliards pour la Thaïlande) ; on compte environ un demi-million de travailleurs cambodgiens en Thaïlande (plus des saisonniers), qui souhaitent rester sur place malgré les appels d’Hun Sen à rentrer. Pour l’instant, il est impératif que les deux parties s’abstiennent de toute action ou déploiement susceptible d’entraîner une escalade et des affrontements militaires imprévus. Les risques de nouveaux combats, qui seraient préjudiciables aux deux parties, sont évidents et devraient inciter les décideurs à rétablir le statu quo ante à la frontière. Les zones contestées sont petites et sans importance, si ce n’est qu’elles constituent des symboles sacrés de la patrie dans l’imaginaire nationaliste des deux pays 49.

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25.07.2025 à 18:00

Face à la géopolitique alimentaire de la Russie : une stratégie européenne

jechareton

Alors que les projecteurs sont braqués sur les drones et les pipelines, la Russie déploie discrètement depuis une décennie une autre arme — moins bruyante mais tout aussi puissante.

En arsenalisant l’aide alimentaire aux pays les plus pauvres, Moscou organise un système « dés-occidentalisé » d’allégeances.

En intégrant l’agriculture dans sa politique étrangère, l’Union a les moyens de contre-attaquer.

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Texte intégral (4014 mots)

Ces dix dernières années, la Russie a discrètement mais résolument développé, puis systématiquement consolidé, un pouvoir qui renforce considérablement son influence à l’échelle mondiale. 

Bien que cette forme d’influence dissimulée fasse rarement la une, le « pouvoir alimentaire » russe touche directement des centaines de millions de personnes à travers la planète. Moscou fait en effet de la nourriture une arme dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine et l’utilise comme un puissant levier géopolitique, notamment dans des régions fragiles comme le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne ou certaines parties de l’Asie du Sud. La Russie exploite la dépendance de ces régions pour renforcer son influence géopolitique, contraindre leurs élites et compenser ses faiblesses économiques et militaires.

L’Europe et ses alliés disposent des moyens nécessaires pour désarmer la machine de guerre russe en Ukraine et contribuer à la sécurité humaine ainsi qu’à la stabilité mondiale, dans un contexte où près de 300 millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë, où 36 pays font face à des crises alimentaires prolongées et où 37,7 millions d’enfants sont gravement malnutris. Ils doivent prendre conscience que l’alimentation constitue un instrument de coercition silencieux mais redoutablement efficace, et une source majeure d’influence pour la Russie. 

Comme l’a clairement affirmé Dmitri Medvedev, ancien président russe, début 2022 : l’alimentation est « l’arme silencieuse » de la Russie. 

Il leur faut donc élaborer une véritable stratégie pour « désarmer » une Russie qui exploite sans scrupule la vulnérabilité des autres à des fins impérialistes, et pour reprendre toute leur place dans le système alimentaire mondial.

Neutraliser « l’arme silencieuse » de la Russie

La Russie déploie et combine habilement divers leviers de pouvoir pour renforcer son influence face à « l’Occident collectif »

Il y a le pouvoir militaire, avec ses chars, drones et missiles, qui sèment mort et destruction, tandis que le Kremlin tente toujours, en vain, de restaurer son emprise sur l’Ukraine. Il y a le pouvoir informationnel de la propagande et de la désinformation. Il y a le pouvoir commercial lié aux matières premières, notamment le pétrole, qui représente 26 % des exportations russes 50

La Russie est si dépendante du pétrole que chaque baisse d’un dollar du prix du baril lui coûte 2 milliards de dollars de recettes.

Une forme de pouvoir souvent sous-estimée et que la Russie a développée et déploie de manière stratégique est le « pouvoir alimentaire ». Il s’agit d’une forme asymétrique et souvent invisible de guerre économique, où la nourriture n’est pas seulement considérée comme une marchandise mais comme un atout stratégique, un « sharp power » par excellence : opaque, coercitif et manipulateur.

Affûtée au fil des ans, cette arme est aujourd’hui employée de façon stratégique dans des régions où la gouvernance vacille, les économies sont fragiles et la faim bien réelle. Elle permet alors à Moscou de contraindre ses partenaires vulnérables à lui accorder les avantages qu’elle exige.

Le rôle croissant de la Russie dans le commerce mondial des céréales n’est pas une simple conséquence des forces du marché. Il découle d’un système de dépendance qu’elle entretient soigneusement dans plusieurs des pays les plus touchés par l’insécurité alimentaire. La Russie bâtit ainsi une relation unilatérale avec ces partenaires vulnérables, exploitant une asymétrie là où la géoéconomie traditionnelle privilégie normalement les bénéfices mutuels.

L’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Le recours au pouvoir alimentaire par la Russie est insidieux.

Il illustre aussi les limites structurelles auxquelles Moscou se heurte dans un monde de plus en plus marqué par la compétition géopolitique. Pour pallier ses faiblesses militaires et économiques ou pour contourner les obstacles, le Kremlin exploite avec opportunisme les vulnérabilités des autres. Wagner (puis l’Africa Corps) ou la flotte fantôme en sont des exemples manifestes. 

De même, en usant de son pouvoir alimentaire, la Russie n’hésite pas à cibler les faiblesses les plus criantes des sociétés du Sud pluriel : la faim, l’instabilité, la dépendance.

Cette approche désordonnée, que l’on pourrait qualifier de « bricolage », n’est cependant pas un signe de force, mais bien un aveu de faiblesse. Il faut en prendre pleinement conscience et œuvrer à désarmer la Russie. C’est ce que propose en détail un récent rapport 51 de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, fondé sur une analyse approfondie des vulnérabilités de Moscou à travers différentes régions et domaines

Comment la Russie a arsenalisé la nourriture

À l’image de sa guerre de l’information, la Russie se sert de son pouvoir alimentaire pour exercer une influence géopolitique bien supérieure à ses capacités limitées. 

Comment en est-on arrivé là ? 

Cette situation est le résultat de décisions politiques délibérées de Moscou, destinées à renforcer sa position et à faire de l’alimentation une arme. 

Cela passe aussi par la destruction, tout aussi calculée, de la production agricole ukrainienne et la perturbation de ses exportations vers les marchés mondiaux. La réalité, c’est que l’essor du pouvoir alimentaire russe a été en partie facilité par le retrait progressif de l’Europe de la scène agricole mondiale.

La Russie est aujourd’hui le premier exportateur mondial de blé. Pourtant, au milieu des années 2000, elle n’occupait encore « que » la cinquième place, avec moins de 11 millions de tonnes exportées. Le Kremlin avait toutefois bien mesuré le potentiel stratégique d’un secteur agricole alors sous-performant. 

Profitant de conditions agricoles favorables, Moscou a mis en place un système visant à la fois à accroître la production de céréales et à renforcer le contrôle des exportations.

La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Dès la seconde moitié des années 2000, l’État a ainsi pris progressivement la main sur les exportations céréalières russes. La Russie a aussi su exploiter le choc des prix alimentaires et la crise humanitaire provoqués par la flambée des cours en 2007-2008 pour s’ériger en champion de la sécurité alimentaire. En 2016, sa production céréalière a dépassé le niveau soviétique (avant 1991), plaçant la Russie au rang de premier exportateur mondial. Une position qu’elle maintient depuis, en volume sinon en valeur.

La Russie a alors commencé à utiliser cette position comme un véritable levier géopolitique, surtout après le lancement de son invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Moscou a massivement pillé 52 la production agricole des territoires occupés et ciblé les infrastructures agricoles dans les zones qu’elle ne contrôle pas. Elle a également bloqué les ports ukrainiens de la mer Noire, jusqu’à ce que la stratégie maritime innovante de Kiev réduise considérablement la capacité de la flotte russe dans la région à menacer le transport commercial.

Si la Russie a subi d’importants revers sur le théâtre maritime de la guerre, elle a cependant réussi à renforcer sa position de puissance céréalière depuis 2022. 

Les exportations de blé ukrainien vers l’Afrique subsaharienne ont chuté, passant de 10 % du total des exportations à seulement 3 %. Les exportations vers l’Afrique du Nord ont diminué de près de 20 %. Dans ce contexte, la Russie a agressivement étendu son influence, en fournissant des céréales à prix réduit, voire en faisant don de céréales à certains pays d’Afrique, tels que le Burkina Faso, le Mali ou la Somalie.  Bien que ces livraisons 53, compte tenu de leur volume global, aient eu peu d’impact sur les pénuries alimentaires aiguës sur le continent (le Soudan ayant notamment été exclu, par exemple), la liste des bénéficiaires comprend notablement des régimes alliés de la Russie.

Cette apparente générosité n’a rien d’un acte de charité. Il s’agit d’une stratégie géopolitique destinée à cultiver l’influence russe dans des régions où son poids économique classique — commerce, investissements, coopération industrielle — reste limité, voire inexistant. Elle compense aussi la perte de capacité 54, causée par la guerre en Ukraine, à vendre un autre atout stratégique qui avait permis à Moscou de tisser des relations de dépendance avec ses partenaires les plus fragiles : les armes.

Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

La Russie démontre ainsi qu’avec le blé, comme avec les armes, elle peut réorienter les allégeances, faire taire les critiques dans les enceintes internationales et déplacer le centre de gravité de l’influence, loin de l’Europe, des États-Unis ou de l’ONU, vers les BRICS+. 

Ce modèle se révèle particulièrement efficace dans les systèmes politiques fragiles, les autocraties et les régimes hybrides, où Moscou peut offrir des avantages matériels aux élites tout en renforçant sa propre légitimité grâce à l’approvisionnement en denrées de base. Conseils politiques et paramilitaires, manipulations de l’information et pouvoir alimentaire se conjuguent alors pour produire un effet cumulatif, même là où la Russie n’aurait normalement guère de chances face à la concurrence géopolitique.

Comment l’Union peut montrer la voie face au piège russe

Dans un contexte de rivalité géopolitique mondiale de plus en plus vive, l’Occident a largement sous-estimé l’usage croissant que la Russie fait de l’alimentation comme instrument d’influence. 

La guerre en Ukraine, tout comme les revers subis par l’Europe et les États-Unis au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et au Sahel au cours des quinze dernières années, soulignent pourtant l’urgence pour l’Occident de réaffirmer son rôle dans la sécurité alimentaire mondiale et de mobiliser ses moyens de manière plus stratégique. Après tout, l’Union, l’Ukraine, l’Australie, les États-Unis et le Canada totalisent à eux seuls près des trois quarts des exportations mondiales de blé.

Prenons l’exemple de l’Union européenne, qui représente 14 % de ces exportations mondiales 55 : elle dispose d’atouts comparatifs uniques, avec ses vastes terres arables, son expertise agronomique de pointe, ses infrastructures performantes et une politique agricole commune (PAC) solide. 

Pourtant, son potentiel pour peser sur la scène mondiale reste largement inexploité. Sa propre puissance alimentaire est, en quelque sorte, en sommeil. 

Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.

Ondřej Ditrych et Tomáš Petříček

Comment la réactiver et comment l’Union peut-elle contribuer à la renaissance de la puissance alimentaire de l’Occident ?

Aujourd’hui, la politique agricole de l’Union reste essentiellement tournée vers ses propres besoins, ce qui pose un véritable problème. La PAC et la récente stratégie « de la ferme à la table », bien qu’elles se concentrent à juste titre sur la durabilité et la qualité des aliments, n’ont pas pris la mesure de l’importance stratégique de la production alimentaire.

Au moment même où ses rivaux utilisent l’abondance de leur production agricole comme une arme, l’Europe a choisi de limiter sa production à long terme. Elle semble avoir oublié que son climat, ses sols et son savoir-faire ne lui permettent pas seulement de subvenir à ses propres besoins, mais aussi de constituer un pilier essentiel de la stabilité, de la sécurité et de l’accessibilité alimentaire à l’échelle mondiale. 

En reléguant l’agriculture et les denrées alimentaires au second plan de l’imaginaire politique et géopolitique, et en les traitant comme de simples questions réglementaires ou compensatoires plutôt que comme des enjeux stratégiques, l’Europe a ouvert un espace aux acteurs sans scrupules, comme la Russie, qui n’ont pas hésité à exploiter la négligence des Européens face aux préoccupations réelles du reste du monde.

Pour inverser la tendance et contribuer de manière significative à la stabilité et au développement mondiaux tout en contrant les agissements malveillants de la Russie, l’Europe doit repenser l’alimentation comme un outil de politique étrangère.

Pour cela, elle doit adopter une approche plus stratégique et intégrer pleinement l’agriculture et les agriculteurs parmi ses instruments d’influence internationale. Elle devrait renouer avec son rôle légitime de puissance agricole, capable non seulement de nourrir ses propres citoyens, mais aussi de stabiliser les régions voisines sans instaurer de dépendances ni d’allégeances forcées. Il lui faut aussi reconnaître la contribution essentielle des agriculteurs et des producteurs alimentaires européens à son soft power, plutôt qu’à une logique de hard power

C’est ainsi que les Européens pourront désarmer la Russie, mobiliser leur propre puissance au service du bien commun et garantir qu’aucun pays n’ait à choisir entre souveraineté et famine.

Une vision européenne du soft power agricole

L’Union pourrait commencer par mettre en place une initiative européenne commune de diplomatie alimentaire. 

Celle-ci viserait à coordonner les exportations agricoles, à renforcer la confiance dans le commerce grâce à une transparence accrue et à mettre en place des mécanismes de réponse rapide face aux crises alimentaires dans les régions les plus vulnérables. Une telle initiative permettrait d’aligner la PAC, la coopération au développement, les instruments commerciaux et l’aide humanitaire dans un cadre stratégique cohérent. Elle pourrait aussi articuler cette nouvelle approche alimentaire avec la future stratégie européenne d’adaptation au changement climatique, attendue l’an prochain, ainsi qu’avec la nouvelle stratégie pour la mer Noire 56, qui prévoit notamment la création d’un centre régional de sécurité maritime.

Cette nouvelle approche pourrait en outre mettre en avant le lien entre l’alimentation, l’eau et l’énergie tout en renforçant le soutien ciblé à la production agricole et alimentaire dans les régions partenaires. 

En Afrique du Nord, au Sahel et dans le Caucase du Sud, l’Union ne devrait pas se contenter de fournir des céréales. Elle doit également investir dans la production locale, partager son expertise agricole et aider à bâtir des systèmes alimentaires plus résilients et diversifiés. Les Européens pourraient ainsi exploiter tout le potentiel de leur « diplomatie bleue », en intensifiant la coopération stratégique pour répondre aux besoins croissants en eau et en irrigation des pays partenaires, tant dans l’agriculture que dans l’industrie alimentaire. La Stratégie pour la résilience dans le domaine de l’eau 57, adoptée en juin par la Commission, offre d’ailleurs une opportunité de rapprocher diplomatie alimentaire et diplomatie bleue. 

Il ne s’agit pas d’une aide, mais d’un partenariat stratégique visant à créer une résilience mutuelle et à limiter l’attrait du chantage exercé par Moscou. L’objectif principal de la stratégie alimentaire européenne ne devrait pas être d’accroître ses parts de marché à l’étranger, mais de tirer parti des alliances internationales et proposer de meilleures offres qui contribuent à plus de stabilité et de justice au niveau mondial. Cela signifie élever l’alimentation au rang de priorité géopolitique au même titre que la sécurité, l’énergie et les infrastructures numériques tout en comblant les lacunes créées par la fin de l’USAID. 

L’arrêt de l’aide humanitaire américaine a gravement affecté les projets de développement agricole dans le voisinage oriental de l’Union — une région de plus en plus contestée. Impactant, entre autres, plusieurs projets de développement agricole en Arménie, où la dépendance à l’égard des importations alimentaires russes reste élevée 58.

Pour désarmer la Russie dans le domaine alimentaire mondial, il faut renforcer la connectivité et investir dans les chaînes de valeur alimentaires. 

L’initiative Global Gateway devrait donc inclure les systèmes alimentaires comme l’un des piliers de l’infrastructure de connectivité stratégique. Parallèlement, l’Union doit se concentrer sur la mise en œuvre de sa nouvelle stratégie pour la mer Noire, en partenariat notamment avec la Turquie, qui a joué un rôle clé dans l’initiative céréalière de 2022, afin de sécuriser l’acheminement maritime des céréales ukrainiennes vers les marchés internationaux.

La PAC devrait être pensée à la fois comme un levier d’autonomie stratégique pour l’Union et comme un investissement dans son arsenal stratégique. Dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont perturbées et où l’interdépendance devient une arme, la capacité à produire et exporter des denrées alimentaires est aussi cruciale que la fabrication de semi-conducteurs ou le traitement des terres rares. De la même manière que les Européens parlent de relocaliser les industries critiques, ils devraient investir dans la production d’engrais, la logistique alimentaire, l’innovation agricole et une meilleure gestion de l’eau pour l’agriculture. Autant de domaines qui peuvent nourrir des partenariats avec des pays tiers, tout en réduisant la dépendance vis-à-vis d’adversaires — Russie comprise — et en soutenant les efforts de réindustrialisation à l’échelle nationale. 

L’alimentation est l’un des meilleurs investissements que les Européens puissent réaliser aujourd’hui — tant pour leur propre sécurité que pour contrer l’influence néfaste de la Russie dans ce domaine et pour relancer leur capacité à améliorer les conditions de vie dans le monde entier.

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15.07.2025 à 14:30

Revue nationale stratégique 2025 : les armées françaises entrent dans un nouveau cycle

Matheo Malik

« Une révolution militaire se déploie sous nos yeux. »

Pour le spécialiste des politiques de défense Louis Gautier, l’actualisation de la revue stratégique acte un changement d’époque qui appelle des choix structurants.

Écrire cette nouvelle page doit passer par un alignement doctrinal européen.

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Texte intégral (2543 mots)

Après celles de 2017 et de 2022, quel sens donner à l’actualisation de la Revue nationale stratégique parue le 14 juillet ?

Elle s’inscrit dans une démarche rationnelle de vigilance et d’adaptation de notre politique de défense.

Entre 2022 et aujourd’hui, la guerre en Ukraine est venue bouleverser les conditions de sécurité en Europe, tandis que notre retrait du Sahel signalait un aggiornamento nécessaire de notre politique d’interventions extérieures. Par ailleurs, d’autres conflits — à Gaza, au Liban, contre l’Iran — mettent en lumière une révolution militaire qui se déploie sous nos yeux.

La robotisation du champ de bataille, l’usage massif des algorithmes et de l’IA sont en train de changer l’art de la guerre. 

On assiste aussi à l’arsenalisation de l’espace et au déplacement des déterminants de supériorité vers la très haute altitude. Avec le déploiement des applications quantiques, beaucoup de dispositifs de sûreté et de sécurité pourront bientôt être percés.

[Le texte intégral de la revue nationale stratégique]

Cette révolution militaire qui donne une prime à l’initiative et à la fulgurance favorise la logique des actions préemptives.

Elle accélère la remise en cause des normes internationales encadrant le recours à la force par les États et débride le passage à l’acte.

À cela s’ajoute pour les Européens le double défi que posent l’attitude belliqueuse de la Russie et le délitement de leur système d’alliance centré sur l’OTAN. Face aux actions hostiles de Moscou contre nos sociétés et au trouble que crée une politique américaine erratique, les Européens doivent rétablir des rapports de forces favorables.

Ce changement d’époque implique une révision en profondeur de nos options stratégiques et de notre modèle d’armée.

2017, 2022, 2025 : les exercices se répètent mais l’époque va plus vite. La portée de cette troisième revue stratégique tient moins dans la pertinence des diagnostics et des constats que dans les choix structurants qu’elle appelle. 

Il s’agit de rééquilibrer par un réengagement stratégique des poussées contraires et de s’opposer à des menaces hybrides qui se multiplient.

Une révolution militaire se déploie sous nos yeux.

Louis Gautier

Que recouvre concrètement l’expression de « menaces hybrides »  ?

Ce terme désigne des menées agressives qui se situent en deçà ou à la limite du seuil des actions militaires mais qui peuvent les compléter au besoin. Aujourd’hui, ce mode opératoire va au-delà des opérations traditionnelles de guerre secrète concomitantes ou préparatoires à un conflit. Le but n’est plus seulement l’infiltration et le sabotage de dispositifs militaires ou industriels d’un État ennemi mais, en dehors même d’un conflit déclaré, de s’en prendre à la société toute entière pour « incapaciter » ses réactions voire ses forces morales. Mêlant cyberattaques, actions de longue main contre des infrastructures critiques ou les réseaux de communication, la désinformation, les rétorsions économiques, il s’agit de graduer la pression pour déstabiliser un pays cible, en perturbant son bon fonctionnement et en semant la discorde.

Le but est de contraindre par l’intimidation et de façon coercitive — sans forcément en venir aux mains, sans avoir à tirer un coup de fusil.

Quelles réponses face à cette stratégie ?

Se protéger.

Nous devons durcir nos réseaux, renforcer la résilience de nos infrastructures critiques et être en mesure de mobiliser la société civile en cas de crise grave. La coordination public-privé, à cet égard, est essentielle pour détecter et neutraliser les menaces avant qu’elles ne se produisent.

En Europe, comment restaurer un rapport de forces face à la Russie et aux autres menaces qui pèsent sur le continent ?

Le premier objectif est bien de contribuer à rétablir un rapport de force favorable aux Européens sur leur continent, dans ses périphéries et sur ses voies d’approvisionnement. 

Au-delà du nucléaire, la priorité doit donc être donnée aux moyens de supériorité stratégiques — en particulier, les satellites militaires, les missiles et les flottes de combat. C’est la clef de tous les autres choix. Cela implique de définir avec nos partenaires, en premier lieu les Britanniques et les Allemands, une posture commune de protection et de dissuasion tant conventionnelle que nucléaire. C’est à quoi tend d’ailleurs, pour les aspects nucléaires, la récente déclaration franco-britannique de Northwood.

Comment avez-vous compris cette déclaration et l’annonce d’Emmanuel Macron le 13 juillet de consultations avec les partenaires européens sur la dissuasion : la doctrine française pourrait-elle connaître des évolutions d’ici la fin de l’année ?

C’est de bon sens : on ne peut pas envisager une extension de la couverture à d’autre pays de notre dissuasion sans quelques prérequis. 

Tout d’abord, pour les pays européens qui sont demandeurs de cette protection, la réaffirmation d’une communauté de destin entre eux. Ensuite la convergences des postures. Enfin, en pratique, une coordination dans la durée des moyens stratégiques des pays concernés — spatiaux, antimissiles et missiles à long rayon d’action. 

La dissuasion nucléaire est en quelque sorte le toit d’une possible maison commune. Elle suppose au départ cependant des fondations doctrinales partagées et des murs porteurs constitués de moyens conventionnels centraux mutualisés.

La portée de cette troisième revue stratégique tient moins dans la pertinence des diagnostics et des constats que dans les choix structurants qu’elle appelle.

Louis Gautier

Quels sont nos leviers ?

Cela passe, bien sûr, par la mobilisation de financements supplémentaires. 

Mais il est primordial aussi de conforter l’industrie de défense européenne afin qu’elle soit performante sur le plan des développements technologiques et de la production des matériels.

Or sur ce point, le bât blesse, en particulier en France, en raison de commandes trop irrégulières pour nourrir sans à-coup les chaînes de fabrication : l’outil industriel a besoin de prévisibilité et de continuité pour améliorer ses processus internes.

Le troisième levier passe par la rationalisation indispensable des panoplies militaires européennes pour combler des carences collectives, éviter des duplications inutiles, mutualiser les investissements.

Enfin, même si l’on s’écarte du domaine des programmes strictement militaires, la question des réseaux de communication et de l’autonomie numérique des Européens mérite d’être traitée sans tarder. Il est essentiel de prendre en compte dans un effort global le développement des infrastructures souveraines en matière de cloud, de satellites et d’IA, afin de ne pas se placer dans la dépendance de fournisseurs extérieurs actionnant à des fins de pression le bouton « off » à la première divergence d’intérêt.

C’est aussi l’une des leçons de la guerre d’Ukraine.

La France s’est engagée à porter son effort de défense à 3,5 % du PIB d’ici 2035, avec 64 milliards en 2027. Est-ce réaliste ?

C’est en tout cas difficile.

Notre pays est dans une passe étroite pour ses finances publiques.

Vu son endettement et les déficits, le réglage des comptes publics s’avère une quadrature du cercle pour les prochains exercices. Il faut être attentif à ce que les arbitrages budgétaires rendus et les efforts demandés aux Français soient compris et acceptés. C’est une condition du maintien du consensus national sur les questions de défense qui, pour notre pays, est un bien précieux.

A-t-on encore des marges de manœuvre budgétaires ?

La fixation des crédits militaires pour les années à venir s’inscrit dans un contexte budgétaire particulièrement tendu marqué par l’impératif de réduire nos déficits publics.

Certes, les nouvelles règles européennes adoptées en 2025 offrent un peu de marge de manœuvre pour les dépenses de défense, mais elles ne modifient ni les exigences des marchés financiers ni le coût du refinancement de notre dette.

Dans ce cadre contraint, il faut assurer la progression des dotations en loi de finance initiale, telle qu’annoncé par le président de la République, soit le franchissement entre 2025 et 2027 d’une marche de près de 14 milliards d’euros — ce n’est pas rien ! 

Il faut ensuite veiller à ce que les crédits militaires soient intégralement consommés, sans gels ni reports. Du côté des armées, cela suppose aussi la maîtrise des appels d’offres et des marchés : pour les militaires, ce qui compte, ce sont les crédits de paiement effectifs ; pour les industriels, ce sont les engagements des carnets de commandes.

La dissuasion nucléaire est en quelque sorte le toit d’une possible maison commune.

Louis Gautier

Pour atteindre plus facilement les paliers prévus à l’horizon 2030/2035, le recours à un emprunt communautaire à l’échelle de l’Union est envisageable.

Un financement mutualisé de l’ordre de 450 milliards d’euros, réparti au prorata des budgets nationaux, couvrirait à titre indicatif plus d’un quart de l’effort de défense français sur la prochaine décennie. Si cette solution est une piste sérieuse, elle reste encore hypothétique.

Sur le plan opérationnel, comment imaginez-vous la « mue » des armées françaises dans ce nouveau cycle stratégique ?

Avec la guerre d’Ukraine et le retrait du Mali, nous sommes d’ores et déjà entrés dans un troisième cycle de la politique de défense de la France sous la Ve République. 

Les opérations extérieures n’ont plus la même priorité — mais ce troisième cycle cherche cependant encore sa direction.

Si l’adaptation en profondeur de notre modèle d’armée est une nécessité, il faut prendre garde de ne pas obérer l’efficacité d’un outil militaire qui doit rester prêt à l’emploi.

Cette situation est-elle inédite ?

Non, elle ne l’est pas. Au cours de la Ve République, la politique militaire de notre pays a déjà connu deux grands cycles impliquant la mue de nos armées.

L’armée de la guerre froide qui reposait depuis 1960 sur le triptyque dissuasion, conscription, primat de l’indépendance est ainsi devenue, à partir de 1991, une armée d’intervention répondant à trois injonctions : projection extérieure, professionnalisation et inscription dans l’Union et l’OTAN.

Ce qu’il importe d’écrire aujourd’hui, c’est le scénario structurant pour les armées et leurs contrats opérationnels. 

À quoi devrait-il ressembler ?

Pour moi, ce scénario structurant découle de ce que doit être, en termes de systèmes centraux — satellite, dissuasion nucléaires, missiles de longue portée … —, de moyens conventionnels du haut du spectre et de capacités robustes de combat, notre contribution à la sécurité collective en Europe.

Vis-à-vis de certains pays, l’évolution des intentions hostiles suppose d’anticiper par des opérations de pénétration plus systématiques ce que seraient nos répliques en cas de passage à l’acte.

Louis Gautier

Nos armées, traditionnellement réparties en Terre, Air et Mer, doivent aussi faire évoluer des modes d’organisation encore trop cloisonnés et la programmation de leurs équipements pour tirer le meilleur parti d’une technologie qui intègre désormais tous les espaces, toutes des dimensions et qui, avec les drones, s’affranchit de plus en plus des contraintes de milieux.

Face aux logiques d’intimidation et de chantage, notamment exercées par des menaces hybrides, il convient aussi de renforcer, comme je l’ai déjà indiqué, la protection de nos réseaux et infrastructures de sécurité.

Enfin, il faut changer de logiciel : la France est une puissance pacifique qui n’entend pas faire en premier l’usage de la force. Néanmoins, vis-à-vis de certains pays, l’évolution des intentions hostiles suppose d’anticiper par des opérations de pénétration plus systématiques ce que seraient nos répliques en cas de passage à l’acte. La prise de gages devrait s’avérer dissuasive.

Sur le terrain, quelle forme prendrait la présence française en Afrique ou en Indo-Pacifique ?

Afin de retrouver de l’agilité en Europe, en Afrique dans l’Océan Indien et l’Asie Pacifique, il faut mettre en place de nouveaux partenariats.

Des épaulements en particulier sont à trouver ou à renforcer en ce qui concerne nos forces de présence, nos déploiements et nos modes d’action extérieure.

Dans l’avenir, la France pourrait en effet devoir prêter main forte à un allié, intervenir dans ses Outre-mer, assurer le secours de ses ressortissants ou s’interposer.

Quelles seront selon vous les marques d’un succès mesurable de cette Revue nationale stratégique ?

Au delà de 2026 et 2027 — qu’elle contribue à sanctuariser au plan budgétaire — le succès de cette revue stratégique se mesurera à la réalisation de quatre objectifs déterminants : l’évolution de notre modèle d’armée dans le sens de l’accroissement de sa robustesse ; la rapidité de mise en œuvre des programmes d’armement ; l’émergence de partenariats européens et internationaux structurants ; et le renforcement tangible de nos capacités spatiales, cyber et de notre indépendance numérique.

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11.07.2025 à 12:42

Après l’Ukraine, des experts américains appellent Trump à ne pas défendre directement Taïwan. Texte intégral de la proposition de Caldwell et Kavanagh

zelief

Abandonner l’Ukraine à la Russie de Poutine et Taïwan à la Chine de Xi sans broncher pourrait être la stratégie de Washington.

Pour les stratèges trumpistes, le monde n’a jamais été aussi sûr — sauf autour des États-Unis.

Dans un document d’une quarantaine de pages que nous traduisons et commentons pour la première fois en intégralité, deux auteurs proches du Pentagone de Trump articulent une doctrine qui entend peser sur le positionnement des États-Unis : de la Corée à l’Ukraine en passant par Taïwan, ils recommandent de se désengager presque partout.

L’article Après l’Ukraine, des experts américains appellent Trump à ne pas défendre directement Taïwan. Texte intégral de la proposition de Caldwell et Kavanagh est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (2543 mots)

Quatre ans pour revenir en arrière ? Rétablir la présence militaire américaine telle qu’elle était avant le 11 septembre au Moyen-Orient, et avant l’invasion russe de 2014 en Europe : ce sont les objectifs que fixent Jennifer Kavanagh et Dan Caldwell pour la revue globale de la posture des forces armées américaines (Global Posture Review) sous le mandat Trump.

Sur le continent européen, ils prônent notamment une réduction drastique de la présence de l’US Army, visant moins de 20 000 soldats américains présents — contre plus de 100 000 aujourd’hui — et une réduction de moitié de la puissance aérienne et navale. 

De la même manière, ils défendent un retrait total des forces américaines d’Irak et de Syrie, mais aussi de Jordanie et du Koweït. En Europe comme au Moyen-Orient, ce sont pour eux les « alliés » des États-Unis dans la région qui devraient prendre en charge la sécurité, libérant ainsi les moyens américains pour un redéploiement, lui aussi limité, vers le théâtre indo-pacifique. 

Au nom d’une doctrine America First poussée à l’extrême, les recommandations sont entièrement focalisées sur ce qui pourrait le plus directement toucher le territoire américain — en ce sens, ni la guerre de Poutine en Europe, ni la perspective d’une nucléarisation de l’Iran, pas plus que les mouvements insurrectionnels au Moyen-Orient ou la perturbation du trafic maritime en mer Rouge ne sont vus ou présentés comme des menaces. 

Les moyens et l’attention devraient ainsi se concentrer uniquement sur deux théâtres, seules régions du monde réellement sous la menace : le sol américain et, dans un second temps, le Pacifique.

En apparence, ce discours « prioritizer » pourrait passer pour une forme radicale de l’isolationnisme, qui trouverait enfin, après Obama et après le retrait d’Afghanistan sous Biden, la fin définitive du cycle des guerre sans fin promis par Trump. Conséquence logique de cette nouvelle ère, la présence militaire américaine dans le monde — la « posture » des forces qui est au cœur de cet article (et que nous traduisons aussi pour certaines occurrences par « dispositif », par souci de clarté) — devrait être considérablement réduite, allant même jusqu’à un retrait total dans certaines régions.

Mais il faut aussi savoir lire ce document a contrario.

S’il n’exprime que l’opinion de ses auteurs, il laisse en fait une place réelle aux ambitions impériales plusieurs fois exprimées par Donald Trump et des membres de son administration, notamment en Europe. 

Dans un paragraphe consacré à la protection de la « sécurité économique des États-Unis », on peut lire par exemple ceci : « nous partons du principe que les États-Unis ne procéderont à aucune nouvelle acquisition territoriale. » On sait que Trump poursuit l’objectif géopolitique d’une annexion du Groenland avec pour argument principal qu’il aurait une importance « vitale » pour les États-Unis. Aussi cette phrase qui en apparence écarte l’hypothèse d’une guerre d’agression est-elle suivie par une autre qui laisse en fait ouvert un grand nombre de scénarios : « Cela n’exclut pas la possibilité d’un renforcement de la posture militaire à des fins stratégiques essentielles. »

Si la ligne d’un retrait quasi-total en Europe et au Moyen-Orient au motif de la minimisation des menaces est cohérente avec un certain nombre de déclarations exprimées par Trump et son administration depuis janvier, le positionnement prôné dans le Pacifique constitue peut-être la rupture la plus étonnante. 

Arguant que Taïwan serait une « petite île » sans importance stratégique — ailleurs dans le document, l’Ukraine est elle aussi présentée comme un « petit pays » — les auteurs affirment qu’il ne serait pas dans l’intérêt des États-Unis de défendre Taipei en cas d’invasion chinoise. Considérant que la Corée du Nord n’est pas une menace directe pour Washington, ils recommandent aussi de se retirer complètement de la péninsule en laissant Séoul assurer seule sa sécurité

Jennifer Kavanagh, qui n’a jamais directement travaillé dans l’administration américaine, a fait sa carrière en tant qu’experte de la sécurité et de la politique de défense des États-Unis au sein des think-tanks RAND Corporation et Carnegie Endowment for International Peace, avant de rejoindre Defense Priorities — un groupe de réflexion connu pour son orientation « restrainer » ou anti-interventionniste. 

Dan Caldwell est une figure plus connue. Il était l’un des conseillers du secrétaire à la Défense Pete Hegseth,  mis en lumière par l’Affaire Signal, qui avait rendue publique une conversation de très haut niveau préalable au lancement d’une attaque américaine contre les Houthis au Yémen. Dans ces messages, il était mentionné par Pete Hegseth comme étant le « meilleur point de contact » de son équipe pour participer à la coordination des opérations. Après cette affaire, il est mis en congé administratif, puis licencié en avril 2025. 

Co-signer ce document serait peut-être une tentative de la part de Caldwell de conserver une certaine influence sur l’orientation de la politique militaire de l’administration Trump. Dans un Pentagone divisé et en proie au factionnalisme, Caldwell incarne une ligne proche de celle du Sous-secrétaire à la planification Elbridge Colby, en guerre notamment contre le CENTCOMM qu’il accuse depuis des années de dévorer les ressources capacitaires. Au milieu d’une « campagne anti-Colby » marquée au sein du mouvement MAGA, ce texte est également à comprendre comme un positionnement très ferme dans cette lutte bureaucratique interne.

En creux, ce rapport présente d’ailleurs une cartographie clef pour étudier les groupes de pensée qui structurent actuellement la réflexion doctrinale dans les cercles stratégiques américains : à côté de la très trumpiste Heritage Foundation, la RAND Corporation, Carnegie mais aussi le média War on the Rocks sont ici abondamment cités.

Alors que la Global Posture Review officielle de l’administration Trump n’est pas encore connue, Kavanagh et Caldwell font ici une proposition qui tente d’infléchir une ligne. Le site de publications, Defense Priorities, fait partie d’une nouvelle galaxie de think tanks anti-interventionnistes à Washington, en partie financés par les frères Koch. Comme le résume l’autrice sur X : « En attendant que le Pentagone achève sa Global Posture Review, Dan Caldwell et moi-même proposons nos propres recommandations pour aligner la présence militaire sur les intérêts américains. Nous soutenons qu’une réduction significative des forces à l’extérieur est possible et nécessaire. »

Aligner la posture militaire mondiale sur les intérêts américains

Qu’est-ce que la Global Posture Review ?

L’armée américaine est une puissance mondiale. En 2025, plus de 200 000 soldats, marins, Marines et aviateurs américains étaient déployés dans des centaines de bases militaires américaines à travers le monde 59.

Pour de nombreux décideurs politiques, cette puissance militaire déployée à l’étranger est un outil essentiel de la politique étrangère américaine. Les partisans d’une présence militaire américaine importante et active à l’étranger affirment que les troupes américaines opérant à l’étranger maintiennent la stabilité mondiale, rassurent les alliés, protègent le commerce international et préviennent les agressions qui menacent les intérêts américains 60. Ils affirment également que le personnel américain basé à l’étranger acquiert de l’expérience en travaillant avec des alliés et des partenaires, renforce l’interopérabilité et peut réagir plus rapidement aux crises que s’il était stationné aux États-Unis 61.

Les critiques de la présence militaire américaine dans le monde voient les choses différemment. Ils affirment que l’armée américaine est trop étendue et que les déploiements apportent peu d’avantages tout en créant des situations d’intrication qui risquent d’entraîner les États-Unis dans des guerres inutiles qui ne servent pas les intérêts américains 62. Ce groupe est plus sceptique quant à la valeur dissuasive des forces militaires américaines. Il fait valoir que, dans tous les cas, les États-Unis n’ont pas besoin d’une présence militaire déployée importante pour assurer leur sécurité, car ils sont entourés par de l’eau de part et d’autre et disposent de voisins faibles au nord et au sud 63.

De plus, dans presque tous les conflits futurs auxquels les États-Unis et leurs alliés pourraient être confrontés, ils protégeraient le statu quo et pourraient ainsi tirer parti des nombreux avantages de la guerre défensive — notamment des besoins réduits en matière de forces armées 64. Les critiques suggèrent qu’une importante protection américaine transforme les alliés et partenaires en profiteurs qui n’investissent pas suffisamment dans leur propre défense.

Outre ses avantages, ses risques et ses coûts, le dispositif militaire avancé des États-Unis peut être difficile à modifier. Une fois les forces envoyées à l’étranger, les États-Unis sont souvent lents à les rapatrier, même lorsque la menace ou la mission qui a motivé leur déploiement initial a pris fin. Il est donc fréquent que le nombre de forces américaines stationnées à l’étranger augmente avec le temps, la posture offensive de départ devenant peu à peu le nouveau statu quo. Cela peut rapidement conduire à un déséquilibre fondamental entre la présence militaire américaine et les intérêts stratégiques et de sécurité nationale des États-Unis.

Afin de peser ces différents facteurs et considérations, quand de nouveaux dirigeants arrivent au Pentagone à la suite d’un changement d’administration présidentielle, ils lancent généralement une Global Posture Review (GPR). 

La GPR vise à porter un examen sur le positionnement géographique et le nombre des forces militaires américaines stationnées à l’étranger et à procéder à des ajustements sur la base d’une évaluation actualisée des menaces et de la lecture que la nouvelle administration fait des intérêts et des priorités des États-Unis. 

Si les résultats de cette revue sont généralement classifiés, un résumé non classifié est habituellement publié, en particulier lorsque des changements majeurs sont prévus.

La dernière Global Posture Review a été publiée en novembre 2021, environ dix mois après l’entrée en fonction du président Joe Biden. 

Pour de nombreux observateurs, la revue de 2021 a été une déception, car elle n’a pas répondu aux changements dans l’équilibre mondial des pouvoirs ni reflété les limites et les contraintes émergentes de la puissance militaire américaine. Après une forte médiatisation, le document concluait que le dispositif militaire américain était globalement conforme aux besoins et aux intérêts des États-Unis et ne recommandait que peu de changements majeurs 65. Plus important encore pour les détracteurs de la revue, l’équipe Biden n’a pas réussi à renforcer de manière notable la posture américaine en Asie, manquant ainsi l’un de ses premiers engagements politiques.

Comme sur les sujets économiques et sociaux, en matière militaire, c’est le rejet des politiques conduites par l’administration Biden qui semble avant tout faire converger les partisans de Trump. Elle est ici accusée de n’avoir pas poursuivi suffisamment le « pivot vers l’Asie » de l’armée américaine, pourtant initié par Obama dès les années 2010. 

En dehors du GPR de Biden, au cours des quatre années de son mandat, le dispositif mondial des États-Unis est devenu plus lourd et plus déséquilibré. 

Après son arrivée au pouvoir, l’administration a annulé le retrait de 12 000 soldats d’Allemagne qui avait été prévu sous la première administration Trump et a renforcé la présence américaine en Europe de 20 000 soldats supplémentaires après l’invasion russe de l’Ukraine 66. À la suite de l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, Biden a lancé une série de mesures visant à renforcer le dispositif américain au Moyen-Orient, notamment en envoyant des moyens navals, de défense aérienne et des moyens aériens tactiques supplémentaires dans la région 67. Le Pentagone de Biden a également augmenté le nombre de soldats américains déployés en rotation en Afrique pour soutenir les opérations de contre-terrorisme et les missions de formation et d’aide 68

En comparaison, les changements faits en Asie ont été mineurs. L’équipe Biden a signé l’accord AUKUS — qui ne modifiera le positionnement stratégique que sur le long terme —, a obtenu l’accès à quatre bases supplémentaires aux Philippines et a rendu permanents certains déploiements auparavant rotatifs en Corée du Sud 69.

Dans le cadre de la revue de son dispositif, l’administration Trump a l’occasion de réaligner l’empreinte militaire mondiale des États-Unis sur les intérêts nationaux américains, en corrigeant les erreurs commises sous Biden et les séquelles persistantes de la guerre mondiale contre le terrorisme. 

Le présent rapport vise à aider les responsables du Pentagone à mener à bien leur Posture Review et à décider de la manière dont ils vont remodeler la posture militaire américaine au cours des quatre prochaines années. Il formule des recommandations en matière de positionnement stratégique qui sont conformes aux priorités déclarées de l’administration Trump en matière de sécurité nationale et qui servent les intérêts fondamentaux des États-Unis en réduisant les engagements militaires américains et en s’orientant vers une stratégie globale fondée sur la retenue (« restraint »).

Un peu sous la forme du Project 2025 de la Heritage Foundation — dont les travaux sont d’ailleurs cités par le rapport à plusieurs reprises — qui a considérablement orienté la direction des politiques de Trump pour son retour à la Maison Blanche en janvier 2025, ce rapport se donne pour objectif explicite d’être une feuille de route pour les officiels de l’administration en place.

Il se présente comme une synthèse entre les orientations des « prioritizers » — dont Elbridge Colby avait notamment formalisé la doctrine sous la première administration Trump — et des « restrainers », ou partisans d’une « stratégie de retenue », à savoir d’un désengagement militaire maximal des États-Unis dans le monde.

La section suivante du rapport présente les priorités qui ont guidé notre examen et nos recommandations, ainsi que nos hypothèses. 

Nous consacrons ensuite une section à chacune des trois grandes régions — l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie — et une section aux autres missions mondiales. Dans chaque section, nous examinons la posture actuelle des États-Unis, puis les changements que nous recommandons et les raisons qui les motivent.

L’Afrique n’est pas inclue dans les « grandes régions », alors même que les intérêts des autres grandes puissances rivales des États-Unis (Russie, Chine) y sont en constante croissance.

Ce désintérêt manifeste pour le continent africain avait été assez caractéristique de la première administration Trump.

Nous concluons en résumant et en décrivant les implications des changements de posture que nous proposons pour la sécurité nationale des États-Unis.

Priorités et hypothèses

Les orientations proposées dans le cadre de la Posture Review de 2025 devraient servir les intérêts vitaux des États-Unis et correspondre aux priorités de l’administration en matière de sécurité nationale. L’administration Trump a clairement indiqué que sa politique étrangère donnerait la priorité aux intérêts américains, viserait « la paix par la force » et adhérerait aux principes de réalisme et de retenue dans ses engagements à l’étranger 70.

Le vice-président J. D. Vance a déclaré aux diplômés de l’Académie navale en mai 2025 : « Nous revenons à une stratégie fondée sur le réalisme et la protection de nos intérêts nationaux fondamentaux… Cela ne signifie pas que nous ignorons les menaces, mais que nous les abordons avec discipline et que lorsque nous envoyons [l’armée américaine] en guerre, nous le faisons avec des objectifs très précis en tête. » 71 

Trump et son équipe pour la sécurité nationale ont défini les intérêts américains de manière plus restrictive que ses prédécesseurs récents. L’administration a clairement indiqué que la sécurité intérieure était la priorité numéro un, devant les menaces et les missions à l’étranger 72. Elle a également établi une distinction claire entre les intérêts des États-Unis et ceux de leurs alliés (même proches) et adopté une vision différente de celle de l’administration Biden quant aux menaces auxquelles les États-Unis sont confrontés. Elle a, par exemple, accepté une évaluation plus favorable de la menace conventionnelle que représente la Russie pour les États-Unis et a dépriorisé les opérations contre les groupes terroristes qui ne peuvent pas frapper directement le territoire américain 73

Pour la présidence impériale de Donald Trump, la remise au centre du territoire américain est constamment explicitée.

Cette priorisation de la « sécurité intérieure » se traduit notamment par le déploiement des forces armées directement sur le territoire, en particulier dans la lutte contre l’immigration, avec des emplois inédits comme on a pu le constater à Los Angeles.

Les recommandations contenues dans ce rapport reflètent notre évaluation de la manière dont l’administration peut utiliser les changements de posture pour poursuivre ses objectifs. 

D’une manière générale, nous recommandons au Pentagone de revoir la posture des États-Unis afin de la rendre plus cohérente avec une stratégie globale réaliste et modérée, qui réorienterait les engagements militaires américains d’une pérennisation de la primauté mondiale des États-Unis vers le maintien d’équilibres de pouvoir favorables dans des régions clés. 

En pratique, cela impliquerait que les alliés assument davantage de responsabilités dans les rôles de défense de première ligne, tandis que la présence militaire mondiale des États-Unis serait réduite et se concentrerait sur la défense des intérêts fondamentaux des États-Unis et le soutien aux alliés 74

Afin de faire progresser cette vision de politique étrangère, nous définissons quatre priorités principales en matière de sécurité nationale qui guident nos recommandations de posture. 

— Défendre le territoire national : L’administration a fait de la défense du territoire national sa priorité absolue, y compris la défense de l’espace aérien et des côtes des États-Unis, ainsi que de leurs frontières nord et sud. Les décisions prises par les États-Unis en matière de positionnement stratégique national et international doivent soutenir cet objectif, en garantissant que des forces et des ressources suffisantes sont disponibles pour la défense des États-Unis, de leurs côtes et de leur espace aérien 75

L’idée que les États-Unis pourraient manquer de ressources militaires (« scarcity of resources ») pour défendre leur territoire, ou être à même d’assurer leurs enjeux stratégiques, car ils se sont focalisés sur l’Europe ou le Moyen-Orient sans en avoir les moyens est notamment développée par Elbridge Colby, l’actuel Sous-secrétaire à la Défense chargé de la planification, dès 2021 dans The Strategy of Denial. C’est Colby qui aurait été à l’origine de l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine — une décision depuis renversée par Trump.

— Empêcher l’émergence d’un hégémon régional en Asie, en Europe ou au Moyen-Orient : Afin de maintenir un équilibre des pouvoirs favorable dans les régions clés du monde, les États-Unis devront empêcher l’émergence d’une puissance hégémonique régionale rivale en Eurasie, c’est-à-dire d’un État capable d’accumuler une prépondérance de puissance en Asie, en Europe ou au Moyen-Orient et d’utiliser cette puissance pour contester ou restreindre les intérêts américains 76

En Europe et au Moyen-Orient, les perspectives d’émergence d’une nouvelle puissance régionale dominante sont lointaines. En Asie, la Chine n’a pas encore trouvé la voie vers l’hégémonie régionale, mais elle dispose d’une puissance suffisante pour empêcher les États-Unis de maintenir leur domination exclusive dans la région. Les États-Unis devraient adopter une posture qui renforcent leur capacité à contrebalancer la puissance de leurs rivaux régionaux, en particulier la Chine 77. Cela pourrait inclure le renforcement de la présence militaire américaine dans des endroits stratégiques tels que le Japon, le long de la deuxième chaîne d’îles en Asie, ou dans des points d’étranglement maritimes clés au Moyen-Orient ou en Europe du Nord. 

Taïwan n’est pas mentionnée dans ce paragraphe, mais la menace chinoise sur ce territoire est suggérée en creux dans la mention de la « stratégie de chaîne d’îles ». Formalisée pour la première fois pendant la guerre de Corée, cette stratégie américaine visant d’abord à contenir l’Union soviétique est aujourd’hui réactivée face à la Chine.

— Transfert de responsabilité vers les alliés et les partenaires : Même s’ils poursuivent une stratégie d’équilibre des pouvoirs, les États-Unis devraient exiger de leurs alliés et partenaires qu’ils assument une plus grande responsabilité, voire la responsabilité totale, de leur propre défense. 

Cela nécessitera de transférer aux alliés la charge de la défense qui pèse actuellement sur les États-Unis et de ne maintenir les forces américaines que là où elles sont nécessaires pour garantir et protéger les intérêts américains. Les États-Unis devraient être en mesure de réduire leur présence militaire à l’étranger à mesure qu’ils se déchargent de leurs responsabilités, parfois de manière significative. 
Les États-Unis n’ont pas besoin que leurs alliés aient déjà rattrapé leur retard avant de se retirer, mais ils devraient proposer aux alliés un calendrier clair et transparent pour leur retrait. La nature et l’ampleur du transfert de responsabilités peuvent varier selon les régions 78

— Protéger la sécurité économique des États-Unis : La sécurité économique est un élément essentiel de la sécurité nationale et les États-Unis devraient être prêts à utiliser leur puissance militaire, y compris leur présence avancée si nécessaire, pour protéger l’accès des États-Unis aux voies navigables et aux ressources naturelles essentielles. 

Outre ces priorités, nous adoptons une série d’hypothèses pour orienter notre Posture Review

Premièrement, nous partons du principe que le budget du Pentagone restera globalement inchangé. La première proposition de budget « allégé » de Trump prévoyait un budget pratiquement inchangé pour le ministère de la Défense, et même si le « reconciliation bill » — s’il est adopté — accordera à l’armée 150 milliards de dollars supplémentaires répartis sur cinq ans, il devrait s’agir d’une augmentation ponctuelle 79

Deuxièmement, nous ne prenons en considération que les changements qui peuvent être réalisés au cours du mandat de Trump afin de garantir que nos recommandations sont réalistes et tiennent compte des défis bureaucratiques et des contraintes de bande passante. Après tout, une administration ne peut pas tout faire. Outre le temps nécessaire pour prendre les décisions et les mettre en œuvre, des enjeux logistiques existent, tels que la nécessité de trouver des locaux pour les forces redéployées de l’étranger vers les États-Unis et de démanteler les unités qui sont complètement supprimées. 

Enfin, nous partons du principe que les États-Unis ne procéderont à aucune nouvelle acquisition territoriale. Cela n’exclut pas la possibilité d’un renforcement de la posture militaire à des fins stratégiques essentielles, mais exclut le type de renforcement qui serait nécessaire si les États-Unis décidaient d’étendre leurs frontières.

La mention explicite de l’absence d’une acquisition territoriale par les États-Unis au cours des quatre prochaines années, formulée comme une hypothèse plutôt que comme un postulat évident, tend à confirmer que cette option est en fait véritablement envisagée. En effet, la distinction opérée par les auteurs et l’évocation d’un « renforcement de la posture militaire à des fins stratégiques essentielles » laisse ouverte la possibilité d’une mobilisation des forces militaires pour atteindre des objectifs déjà clairement et régulièrement énoncés par Trump — comme l’annexion d’une partie du territoire d’un proche allié au Groenland.

Changements de posture en Europe : un retour à 2014

La présence militaire américaine actuelle en Europe comprend environ 90 000 soldats et aviateurs, ainsi que sept escadrons de chasse et leurs unités de soutien, des moyens de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, et une présence navale qui inclut cinq destroyers basés à Rota, en Espagne. 
L’Allemagne accueille actuellement environ 39 000 militaires et un escadron de chasse, ce qui représente la plus forte concentration de forces américaines sur le continent européen. Les forces américaines sont également basées en Italie (13 000 militaires et deux escadrons de chasse), en Roumanie (5 000), en Pologne (14 000) et au Royaume-Uni (10 000 et quatre escadrons de chasse). Les États-Unis maintiennent également des déploiements rotatifs plus modestes dans les États baltes. D’autres renforcements sont prévus à court terme, notamment le déploiement en février 2026 d’une force opérationnelle interarmées (MDTF) de 500 personnes et d’un sixième destroyer de la marine. Cette présence a parfois été complétée par des groupes aéronavals en mer Méditerranée 80.

Bien sûr, cette posture est nettement inférieure à celle de la guerre froide, lorsque les États-Unis disposaient de centaines de milliers de soldats basés en Europe, mais elle représente une augmentation considérable par rapport aux quelques 60 000 soldats présents dans la région en 2013, avant la première invasion de l’Ukraine par la Russie. 

Sous Biden, environ 20 000 soldats supplémentaires de l’armée américaine ont été déployés dans la région, ainsi que des forces aériennes supplémentaires, à la suite de l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie en 2022. Cette présence renforcée reste largement maintenue dans la région à ce jour.

Les problèmes liés à la posture actuelle en Europe

La posture actuelle des États-Unis en Europe pose quatre problèmes majeurs. 

Premièrement, elle est trop importante au regard d’une évaluation objective des menaces provenant de la région. La présence militaire américaine en Europe a toujours été motivée principalement par la menace perçue que représente la Russie (à l’origine l’Union soviétique) pour les alliés de l’OTAN et pour les États-Unis eux-mêmes. Les forces avancées stationnées ont donc généralement eu un double rôle : dissuader et défendre contre les attaques visant les alliés ; former un périmètre de sécurité empêchant la Russie de représenter une menace directe pour les États-Unis.

Cependant, l’attitude de la Russie en Ukraine suggère qu’elle ne représente pas une menace militaire conventionnelle significative pour les États-Unis et qu’elle ne constitue qu’une menace modérée pour les alliés de l’OTAN 81. Bien sûr, cette menace varie à travers le continent européen, étant plus aiguë pour les États les plus proches de la Russie sur le flanc oriental de l’OTAN. Compte tenu de la lenteur de ses progrès en Ukraine — un petit pays qui lutte, en manque d’armes — il est peu probable que la Russie puisse, par exemple, mener une campagne capable de prendre le contrôle de vastes portions du territoire européen avant d’être stoppée par les forces européennes.

Grâce aux avantages de la guerre défensive, notamment la possibilité de préparer le terrain à l’avance avec des barrières et des champs de mines, d’exploiter les avantages géographiques pour la surveillance et le déploiement des forces, et d’utiliser des technologies peu coûteuses comme les drones pour limiter les progrès de l’adversaire, l’Europe dispose probablement aujourd’hui (même avant le réarmement) des capacités militaires nécessaires pour empêcher des gains militaires russes importants si Moscou attaquait un membre de l’OTAN 82. Une vision lucide de la menace russe suggère que les États-Unis n’ont pas besoin d’une présence importante pour garantir leur propre sécurité ou celle de l’Europe.

Ces paragraphes déroulent un argumentaire supposé justifier un retrait américain de l’Europe sans mettre en jeu l’alliance transatlantique.

La référence de la résistance de l’Ukraine (« petit pays en manque d’armes ») comme preuve d’une surestimation de la menace russe, alors que l’Ukraine a justement besoin des armements américains pour se battre, peut difficilement être considéré comme un argument solide. La représentation comme un pays faible et de petite taille reprend des éléments de langage du Kremlin : l’Ukraine est le pays à la plus grande superficie sur le territoire européen et son armée est aujourd’hui unanimement considérée comme l’une des plus performantes au combat. 

En amoindrissant, enfin, l’intensité de la guerre d’Ukraine, les auteurs présentent la Russie de Poutine comme une menace inexistante pour les États-Unis et « modérée » pour les Européens et les pays de l’OTAN.

Deuxièmement, la présence militaire actuelle des États-Unis est disproportionnée par rapport à leurs intérêts en Europe. Les États-Unis ont longtemps utilisé leur présence militaire pour empêcher l’émergence d’une hégémonie européenne, protéger leurs intérêts économiques en Europe et renforcer leur influence sur leurs alliés européens. Aujourd’hui, il n’est pas certain qu’une présence importante en Europe aide Washington à atteindre ces objectifs.

Le risque de voir émerger une hégémonie européenne est faible, avec ou sans la présence des forces américaines. Il semble peu probable qu’un pays européen puisse établir une position dominante dans la région compte tenu des divisions internes, et tout aussi peu probable que la Russie puisse se battre pour obtenir une large sphère d’influence en Europe. Dans le même temps, rien ne prouve qu’une présence militaire importante soit le meilleur moyen, voire le seul, de protéger les intérêts économiques des États-Unis en Europe ou qu’elle offre aux décideurs politiques le levier qu’ils recherchent. Les dirigeants européens agissent de manière indépendante sur de nombreuses questions politiques, malgré la forte présence militaire américaine.

Troisièmement, la présence militaire américaine en Europe encourage les alliés des États-Unis à sous-investir et à profiter du système, laissant Washington payer la facture de la sécurité européenne, alors même qu’une Europe riche et technologiquement avancée a les moyens de se défendre 83

Non seulement cet arrangement expose les États-Unis au risque d’être entraînés dans les guerres et les crises sécuritaires européennes même si leurs propres intérêts ne sont pas en jeu, mais il les oblige à dépenser des ressources limitées d’une manière qui n’est pas toujours conforme à leurs intérêts fondamentaux. Dès le premier jour, l’administration Trump a clairement indiqué qu’elle attendait de l’Europe qu’elle dépense et fasse davantage dans le domaine de la sécurité afin que les États-Unis puissent dépenser et faire moins, l’objectif étant que l’Europe assume l’entière responsabilité de sa propre sécurité. Cela serait préférable pour les États-Unis, car cela permettrait de préserver leurs ressources et de réduire les risques, mais cela serait également préférable pour l’Europe, qui serait ainsi autonome sur le plan géopolitique.

Enfin, une présence militaire importante en Europe absorbe des ressources qui sont nécessaires dans des théâtres d’opérations plus prioritaires, notamment en Asie, où les États-Unis font face à leur plus grand concurrent, et sur le territoire américain 84. Une présence militaire importante en Europe a donc un coût d’opportunité élevé compte tenu des autres engagements et priorités militaires des États-Unis.

Dans certains cas, ces arbitrages sont directs. Chaque soldat déployé en Europe est un soldat qui ne peut pas être utilisé dans les missions de l’administration pour défendre le territoire national. Chaque système de défense aérienne ou escadron de chasseurs déployé en Europe est un système ou un escadron qui n’est pas immédiatement disponible en cas de crise en Asie. 

D’autres arbitrages sont indirects. Les dollars dépensés pour les capacités de guerre terrestre principalement destinées au théâtre européen, par exemple, ne peuvent pas être investis dans de nouveaux navires et sous-marins nécessaires pour soutenir les opérations dans la région indo-pacifique. 

L’existence de ces arbitrages augmente le coût d’opportunité des actifs et des capacités déployés en Europe et souligne l’importance de redimensionner l’engagement américain en Europe afin de l’adapter aux menaces actuelles et aux intérêts des États-Unis.

Le concept des « tradeoffs » — arbitrages, ou compromis — est un argument clé pour le groupe des « prioritizers » : postulat d’un manque de ressources de l’armée américaine, qui seraient aujourd’hui « absorbées » par l’Europe, il implique une redistribution vers les théâtres essentiels — le territoire national et l’Asie.

Principes pour guider une révision de la posture américaine en Europe

Une révision de la posture américaine en Europe serait guidée par quatre principes. 

Premièrement, et avant toute chose, l’objectif de cette révision serait de passer d’une architecture de sécurité régionale centrée sur les États-Unis à une architecture de sécurité dirigée par les États membres de l’Union européenne. Pour y parvenir, il faudrait maintenir en Europe uniquement les forces américaines nécessaires à la sauvegarde des intérêts des États-Unis et transférer toutes les autres responsabilités aux alliés et partenaires.

Cette transition devrait avoir lieu même si l’Europe n’est pas en mesure de remplacer immédiatement les capacités militaires américaines redéployées, mais elle devra probablement se faire progressivement — non pas pour faciliter la tâche de l’Europe, mais pour donner au Pentagone le temps de prendre des décisions en matière de rotation, de stationnement et de structure des forces, alors qu’un grand nombre de soldats américains rentrent au pays. Toutefois, l’un des premiers changements à apporter consiste à transférer les rôles de défense de première ligne aux alliés européens, laissant aux États-Unis le soin de se concentrer sur les capacités de soutien au combat et les rôles défensifs.

Deuxièmement, les changements de posture viseraient à libérer les ressources actuellement basées en Europe qui pourraient être importantes dans une guerre indo-pacifique ou pour défendre le territoire national. Cela pourrait inclure la défense aérienne, certaines ressources navales, des escadrons de chasseurs et même des unités terrestres nécessaires pour soutenir le déploiement actuel de l’armée à la frontière américaine.

Troisièmement, reconnaissant que toute campagne militaire menée contre la Russie en Europe serait défensive, les changements de posture devraient viser à exploiter l’avantage du défenseur dans la guerre moderne.

Outre la réduction des effectifs nécessaires à une campagne réussie, l’accent mis sur les opérations défensives et les avantages défensifs réduirait le besoin et l’utilité de certains types de systèmes offensifs tels que les armes de frappe à longue portée et les avions de combat avancés. Au lieu de déployer ces moyens en Europe, la posture révisée des États-Unis serait principalement composée de forces de soutien, notamment logistiques, de soutien, de renseignement et de maintenance, ainsi que de certaines forces terrestres plus lourdes capables de servir de périmètre défensif.

Enfin, une posture révisée devrait tenir compte de la valeur des ressources et du personnel basés en Europe pour la projection de puissance dans d’autres théâtres, par exemple les activités de renseignement et de reconnaissance en mer Noire ou les opérations de réponse aux crises au Moyen-Orient.

Test aérodynamique sur la piste d’essai à grande vitesse de Holloman, au Nouveau-Mexique. © USAF

Recommandations

Les changements de posture que nous recommandons pour l’Europe réduiraient en fin de compte le nombre de forces terrestres d’environ 30 000 hommes et les forces aériennes et navales de moitié par rapport à leurs niveaux actuels. Cela ramènerait la posture militaire américaine dans la région à son niveau de 2013, c’est-à-dire à ce qu’était la présence militaire américaine en Europe avant la première invasion de l’Ukraine par la Russie en 2014. 

Cela ne devrait pas être le point final du retrait militaire américain en Europe. 

Au cours de la prochaine décennie, à mesure que l’Europe renforcera ses capacités de défense, la présence militaire américaine dans la région devrait encore diminuer, pour atteindre peut-être quelque 20 000 soldats au sol et une présence aérienne et navale réduite. Mais les changements décrits ici constituent des objectifs réalistes pour les quatre prochaines années.

En ce qui concerne les forces terrestres, nous recommandons de retirer trois brigades de combat (BCT) (soit environ 5 000 personnes par BCT, y compris la BCT elle-même et les forces de soutien associées) d’Europe et de les renvoyer aux États-Unis, y compris la brigade de combat en Roumanie et soit deux BCT de Pologne, soit une de Allemagne et une de Pologne. Il resterait alors deux BCT stationnées en Europe, dont la 173e brigade aéroportée stationnée en Italie. 

En outre, nous recommandons de retirer une brigade d’aviation de combat (CAB), le quartier général de la division situé en Roumanie et les forces de soutien associées. Il convient de noter que ces changements mettraient également fin à la contribution américaine au renforcement de la protection des forces dans les États baltes, qui provient généralement des BCT stationnées en Pologne et en Allemagne.

Parmi ces forces, les unités en rotation pourraient être retirées rapidement. Une fois rentrées au pays, elles ne seraient tout simplement pas remplacées. Le retrait des unités basées en permanence en Europe prendrait plus de temps, car il faudrait trouver de l’espace dans les bases américaines pour le personnel associé, à moins que ces unités ne soient entièrement supprimées afin de réduire la structure des forces de l’armée. Cela pourrait se faire plus rapidement, mais même dans ce cas, le personnel restant devrait être réaffecté.

La logique qui sous-tend ces changements est simple. 

Premièrement, la volonté des États-Unis de transférer de responsabilité exige que les alliés européens prennent l’initiative de leur propre défense, notamment en ce qui concerne les opérations de combat terrestre et la défense de la frontière Est de l’OTAN. Le retrait immédiat des unités de combat terrestre américaines incite et pousse l’Europe à prendre le relais et à combler cette lacune en constituant ses propres brigades de combat et en ajustant son dispositif collectif dans les États membres de l’OTAN situés en première ligne.

Deuxièmement, comme déjà indiqué, l’administration Trump a correctement évalué que la Russie ne représente guère une menace directe pour les intérêts américains, et qu’elle ne représente certainement pas une menace plus grande pour les intérêts américains qu’en 2014. Ni la première ni la deuxième invasion de l’Ukraine par la Russie n’ont changé la nature ou l’ampleur de la menace conventionnelle que la Russie fait peser sur le territoire américain, et les inquiétudes accrues concernant la menace russe pour l’Europe – qui ont motivé l’envoi de 20 000 soldats supplémentaires sous la présidence de Joe Biden – auraient dû se dissiper après les performances médiocres de la Russie sur le champ de bataille. Il est donc peu logique que les États-Unis maintiennent cinq brigades de combat en Europe, d’autant plus que toute opération militaire américaine sur le continent européen serait probablement de nature défensive.

Outre le retrait des brigades de combat et d’aviation, nous recommandons d’annuler le déploiement prévu en février 2026 de la MDTF et de ses capacités de missiles à portée intermédiaire en Allemagne. Ce déploiement n’est pas conforme à l’évaluation de la menace russe par l’administration Trump ni à sa volonté de réduire le rôle des États-Unis dans la sécurité européenne. La MDTF et ses missiles à longue portée ne constituent pas des capacités défensives et sont plus susceptibles de provoquer la Russie que de la dissuader, car ils sont capables de frapper profondément à l’intérieur du territoire russe. Si l’intention des États-Unis est de se retirer d’Europe et de laisser l’Europe gérer sa propre défense, il n’est guère logique de déployer en même temps dans la région une nouvelle plate-forme de missiles agressive et déstabilisante.

En ce qui concerne les forces aériennes, nous recommandons de réduire le nombre d’escadrons de chasse américains basés en Europe de sept à quatre, pour revenir au niveau de 2014 environ. Lors d’une audition devant le Congrès en mai 2025, des responsables de l’armée de l’air ont annoncé leur intention de retirer deux escadrons de chasseurs F-15 du Royaume-Uni et de les renvoyer aux États-Unis pour une période de repos et de remise en état. Cette décision reflète probablement les efforts du Pentagone pour retirer d’Europe des moyens qui pourraient être nécessaires en Asie, afin de leur donner le temps d’être réparés et modernisés si nécessaire.

L’armée de l’air n’avait alors pas précisé ce qui remplacerait les escadrons de F-15. Selon nos recommandations, ils ne seraient pas remplacés et le personnel associé serait également retiré, ne laissant que les deux escadrons de F-35 et divers éléments de soutien au Royaume-Uni, ainsi qu’environ 7 500 militaires. En plus de ce changement, nous recommandons de retirer un escadron de chasseurs F-16 d’Italie. Il resterait alors quatre escadrons de chasseurs au total en Europe. Nous réduirions également de 50 % les unités de soutien aérien (maintenance, avions ravitailleurs, etc.), qui seraient rapatriées aux États-Unis où elles pourraient être préparées pour de futurs déploiements si nécessaire.
Comme dans le cas des forces terrestres, le niveau actuel de la puissance aérienne américaine déployée en Europe dépasse largement les besoins. Non seulement les pays européens disposent de leurs propres avions de combat, mais plusieurs d’entre eux ont procédé à des achats importants afin d’élargir leur flotte d’avions à réaction américains et européens à court terme. 

Au contraire, les États-Unis devraient réduire leur puissance aérienne déployée en Europe par rapport à 2014. Non seulement la menace russe est restée largement inchangée du point de vue américain, mais les États-Unis ne sont plus engagés dans des opérations de grande envergure contre l’État islamique et n’ont plus besoin d’utiliser les bases aériennes européennes pour projeter leur puissance au Moyen-Orient dans la même mesure. Si les inquiétudes liées à la guerre entre Israël et l’Iran peuvent entraîner une augmentation temporaire de la puissance aérienne américaine en Europe, zone de transit vers le Moyen-Orient, ces forces devraient elles aussi être rapatriées dès que la situation se stabilisera.
La puissance navale américaine en Europe devrait également être réduite de moitié, passant des six destroyers actuellement prévus à Rota aux trois destroyers qui y étaient basés avant 2014. Le renforcement de la présence navale américaine au cours de la dernière décennie visait à renforcer les défenses antimissiles balistiques de l’Europe après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais même si des défenses aériennes supplémentaires étaient nécessaires à un moment donné, une attaque aérienne russe contre l’Europe semble aujourd’hui très improbable. 

De plus, les moyens de défense aérienne font partie des capacités les plus rares de l’arsenal américain et des systèmes qui seraient les plus essentiels dans un conflit indo-pacifique. La réduction du déploiement de la puissance navale américaine à trois destroyers libérerait des ressources pour les opérations américaines dans le théâtre indo-pacifique, qui est davantage prioritaire.

Outre l’ajustement du nombre de destroyers déployés en Europe, nous recommandons de réduire les déploiements futurs prévus de groupes aéronavals en mer Méditerranée. Le nombre de partenaires américains bordant cette zone maritime (Espagne, France, Italie et Turquie) montre clairement l’importance de la puissance navale alliée dans la région. Il s’agit là d’une occasion unique de réaliser un transfert de responsabilités. Ces alliés devraient être capables d’assurer la sécurité dans cette zone maritime stratégique avec un soutien américain nettement inférieur. 

Dans tous les cas, puisque les États-Unis dépendent peu du commerce transitant par le canal de Suez, ils seraient relativement à l’abri de perturbations éventuelles. Ce changement augmenterait la disponibilité des porte-avions pour des opérations ailleurs, notamment en Asie, ou pour la modernisation et les réparations en vue de besoins futurs.

Dans l’ensemble, les réductions que nous recommandons pour la présence américaine en Europe seraient donc les suivantes :

  • Supprimer trois brigades de combat terrestre, une brigade de combat aérien, une unité de commandement et le déploiement prévu de la MDTF.
  • Réduire d’environ 50 % la puissance aérienne et navale américaine dans la région.

Ensemble, ces changements réduiraient la présence globale des États-Unis en Europe de 40 à 50 % en quatre ans et ramèneraient la posture américaine à son niveau d’avant 2014. Les ajustements que nous recommandons permettraient de transférer une part importante de la charge vers les alliés, de maintenir des ressources essentielles en matière de renseignement et de projection de puissance, de redéployer des capacités très demandées qui pourraient être nécessaires en Asie ou pour la défense du territoire national, et de mieux aligner les engagements des États-Unis en Europe sur le niveau et le type de menace que représente la Russie pour les intérêts américains.

Les réductions prévues pourraient se faire de manière progressive, certaines unités de combat terrestre et aériennes quittant immédiatement le continent européen et d’autres se retirant ultérieurement selon un calendrier convenu. Toutefois, les États-Unis ne devraient pas attendre que l’Europe soit en mesure de remplacer les capacités américaines avant de mettre en œuvre les changements décrits ici.

Changements de posture au Moyen-Orient : retirer les forces de projection et mettre fin aux guerres sans fin

Le dispositif militaire américain au Moyen-Orient est aujourd’hui moins important qu’il ne l’était pendant les guerres en Irak et en Afghanistan, mais reste largement disproportionné par rapport aux intérêts américains dans la région.

Cela est particulièrement vrai après le renforcement des forces américaines dans la région à la suite de l’attaque du Hamas du 7 octobre, de la campagne de bombardements américains contre les Houthis au Yémen qui a suivi et, plus récemment, de la guerre entre Israël et l’Iran, au cours de laquelle les États-Unis ont apporté un soutien défensif à Israël et mené des frappes offensives contre l’Iran.

À l’heure actuelle, les États-Unis ont déployé près de 40 000 soldats au Moyen-Orient, ainsi que des avions et des navires de guerre. L’administration Trump a déjà commencé à retirer une partie des 2 000 soldats basés en Syrie, mais n’a pas encore annoncé un retrait complet 85. La présence de 2 500 soldats en Irak devrait également être réduite à la suite d’un accord avec le gouvernement irakien. Si l’accord annoncé est mis en œuvre comme prévu, il ne resterait plus que quelques centaines de soldats à Erbil d’ici la fin 2026 86.

Ailleurs, la présence militaire américaine est encore plus importante. Les États-Unis ont 13 500 soldats au Koweït, 5 000 aux Émirats arabes unis, environ 3 000 en Arabie saoudite, environ 10 000 au Qatar, 3 000 en Jordanie et environ 9 000 à Bahreïn, où est basée la cinquième flotte de la marine américaine. En plus de ces effectifs, les États-Unis maintiennent généralement quatre ou cinq escadrons de chasseurs, certains basés en permanence dans la région et d’autres à tour de rôle. Depuis les attaques du 7 octobre, les États-Unis ont également renforcé leur défense aérienne dans la région, en envoyant plusieurs batteries Patriot supplémentaires et deux systèmes de défense antimissile THAAD (Terminal High Altitude Area Defense) en Israël, chacun accompagné d’une centaine de militaires.

En outre, les États-Unis maintiennent généralement au moins un groupe aéronaval (Carrier Strike Group) dans la mer Rouge ou le golfe Persique. Après le 7 octobre, cette présence a été renforcée, à certains moments, par un autre CSG afin de soutenir les opérations contre les Houthis. Pendant un certain temps, les États-Unis ont également déployé un navire amphibie du Corps des Marines, l’USS Wasp, dans l’est de la Méditerranée, où sont également basés, à certains moments, des CSG supplémentaires. Quatre navires de combat littoral (LCS) et un navire de lutte contre les mines (MCM) sont également basés dans la base navale de Bahreïn 87.

Les problèmes liés à la posture actuelle des États-Unis au Moyen-Orient

Le problème le plus fondamental de la posture actuelle des États-Unis au Moyen-Orient est qu’elle est beaucoup trop importante au regard des intérêts américains en jeu. 

Bien que la région soit en proie à l’instabilité et aux conflits, il existe peu de menaces directes pour la sécurité nationale des États-Unis. Ces derniers mois, l’attention s’est principalement portée sur la menace supposée que représente le programme nucléaire iranien pour les États-Unis et leurs partenaires régionaux. Les partisans d’une présence américaine importante au Moyen-Orient affirment qu’elle est nécessaire pour dissuader l’Iran de frapper directement Israël ou de cibler d’autres actifs et intérêts américains. Elle permettrait également d’apporter une menace militaire crédible à l’appui des efforts diplomatiques visant à freiner le programme nucléaire iranien.

Mais ces arguments sont trompeurs. 

Si un Iran doté de l’arme nucléaire n’est pas idéal, il ne représente toutefois pas une menace existentielle pour les États-Unis, car Téhéran ne dispose d’aucun vecteur capable d’atteindre le territoire américain 88. Israël peut avoir une vision différente de la menace que représente un Iran nucléaire, mais les intérêts d’un partenaire des États-Unis, qui possède lui-même l’arme nucléaire et bénéficie d’une aide militaire importante de la part des États-Unis, ne devraient pas être le seul moteur de la position américaine dans la région.

La question de l’Iran divise le camp trumpiste, entre partisans de « la paix par la force » favorables à une neutralisation de l’arme nucléaire iranienne et partisans d’une politique America First qui rejettent toute implication américaine dans le conflit entre Israël et l’Iran.

Enfin, aucune approche militaire, à l’exception d’une invasion et d’une occupation totale de l’Iran, ne peut éliminer définitivement la voie vers l’arme nucléaire pour l’Iran. Comme on l’a vu ces dernières semaines, les frappes contre les sites nucléaires du pays peuvent retarder le programme sans le détruire, permettant à l’Iran de le reconstituer et même de l’accélérer au fil du temps 89. Il y a également peu d’éléments indiquant que la présence militaire américaine dans la région influence les calculs des dirigeants iraniens en ce qui concerne le programme nucléaire du pays ou sa stratégie militaire régionale plus large 90. En fait, la présence militaire américaine au Moyen-Orient crée plutôt des vulnérabilités et des risques pour les États-Unis. C’est uniquement parce que ces forces sont déployées dans toute la région que les missiles iraniens constituent une menace directe pour les États-Unis.

Au-delà de l’Iran, les intérêts américains au Moyen-Orient sont tout aussi limités. 

Les États-Unis ne dépendent pas fortement des routes commerciales qui traversent la région et, bien qu’ils soient affectés par les perturbations du transport maritime régional qui influent sur les prix du pétrole, les chocs suffisamment graves pour provoquer des hausses de prix importantes sont rares. La région du Moyen-Orient abrite un grand nombre d’acteurs terroristes non étatiques, mais aucun ne représente une menace significative pour le territoire américain 91. La plupart des défis auxquels la région est confrontée nécessitent des solutions politiques plutôt que militaires, et celles-ci ne peuvent venir que des acteurs locaux.

Certains éléments de la posture militaire américaine au Moyen-Orient sont des vestiges du passé, notamment les opérations menées par les États-Unis pendant la période qui a suivi la guerre froide et les deux décennies de guerre en Irak et en Afghanistan. Après son invasion de l’Irak en 2003, les États-Unis comptaient jusqu’à 150 000 soldats rien qu’en Irak, et d’autres étaient déployés dans toute la région. Les forces restantes en Irak, en Syrie et, dans une certaine mesure, en Jordanie sont autant de vestiges résiduels de cette posture. Même avec de nouvelles missions, les forces américaines restantes dans ces régions contribuent à un déséquilibre entre les engagements et les intérêts des États-Unis 92.

Un deuxième problème lié à la posture actuelle au Moyen-Orient est qu’elle expose les forces américaines aux attaques des groupes insurgés et aux munitions iraniennes, tout en créant un risque imminent et inutile d’enlisement dans des guerres qui ne sont pas dans l’intérêt des États-Unis. 
Avec autant de forces basées au Moyen-Orient, les États-Unis sont naturellement impliqués dans tout incident d’instabilité ou conflit qui se produit. 

En fin de compte, la principale menace que l’Iran représente pour les États-Unis est celle qui pèse directement sur les forces américaines basées au Moyen-Orient, et non sur le territoire américain lui-même. Lorsque Israël et l’Iran ont lancé leurs frappes de missiles en 2024, on a craint que les forces américaines ne soient prises entre deux feux, ce qui aurait nécessité une intervention militaire américaine plus importante. Et de fait, les forces américaines ont été la cible de tirs de roquettes et de missiles lancés par des groupes militants de la région, qui ont fait plusieurs morts.

Les petites concentrations de forces américaines en Irak et en Syrie sont particulièrement vulnérables, car elles ne disposent souvent pas de la protection aérienne nécessaire. Le risque d’imbroglio et la vulnérabilité des forces américaines sont réapparus ces dernières semaines, cette fois à une échelle plus grande et plus sérieuse, alors que l’Iran et Israël s’échangent des salves de missiles. Après que les États-Unis ont frappé des cibles nucléaires iraniennes, l’Iran a riposté en tirant des missiles sur la base aérienne d’Al-Udeid au Qatar. Il n’y a pas eu de victimes, mais cette attaque a rappelé que la présence des forces américaines dans la région est autant un risque et un fardeau qu’un avantage 93.

Un troisième problème lié à la position des États-Unis au Moyen-Orient est qu’elle encourage le parasitisme et l’aléa moral. 

© US Army

Comme dans d’autres régions, la forte présence militaire américaine a permis aux alliés et partenaires régionaux de sous-investir dans leur propre défense, convaincus que les États-Unis interviendraient pour gérer toute crise susceptible de se produire. Lorsque les Houthis ont perturbé le trafic maritime dans la mer Rouge avec des attaques de missiles, par exemple, les États-Unis n’ont reçu que peu d’aide des États de la région ou des marines européennes dans leur campagne pour rétablir la liberté de navigation, alors que ces alliés et partenaires dépendent beaucoup plus que les États-Unis du trafic maritime dans les voies navigables de la région 94.

L’aléa moral — qui traduit l’expression « moral hazard » — est un concept habituellement mobilisé en économie pour désigner les modifications de comportement d’un acteur lorsqu’il est couvert d’un risque particulier.

Le terme fait ici référence à Israël, dont la garantie de protection américaine pousserait le pays à prendre davantage de risques que ce qu’il devrait en réalité se permettre au vu de ses capacités militaires. 

Des préoccupations similaires existent sur le fait que la forte présence américaine dans la région encourage à la prise de risque par Israël. 

Lorsque Israël a décidé de lancer ses frappes contre des cibles nucléaires et militaires iraniennes, il savait que les États-Unis lui apporteraient au moins un soutien défensif, voire une aide offensive. Sans ce filet de sécurité, Jérusalem aurait peut-être fait des choix différents.

Enfin, se pose la question des arbitrages régionaux. 

Bon nombre des systèmes et une grande partie du matériel, notamment les avions, les navires, les systèmes de défense aérienne et les stocks de munitions actuellement présents au Moyen-Orient, seraient également nécessaires en cas de guerre en Asie. Tant qu’ils sont déployés au Moyen-Orient, ils ne peuvent pas être rapidement transférés vers une zone de crise dans la région indo-pacifique 95. Dans le cas des munitions, une fois utilisées, leur remplacement prend des mois, voire des années. Les déploiements prolongés et l’usure causée par le climat rigoureux du Moyen-Orient signifient que l’équipement nécessite de longues périodes de repos et de remise en état après son retour aux États-Unis. Plus encore que la forte présence américaine en Europe, l’engagement militaire continu des États-Unis au Moyen-Orient constitue un frein à la capacité des États-Unis à prendre les engagements nécessaires en Asie.

Principes pour guider une révision de la posture américaine au Moyen-Orient

Une posture révisée au Moyen-Orient, mieux alignée sur les intérêts américains, réduirait la présence militaire américaine afin de refléter la portée limitée de ces intérêts et la nature restreinte des menaces régionales. Pour ce faire, quelques changements spécifiques seraient nécessaires.

Tout d’abord, une posture régionale révisée renverrait aux États-Unis, ou dans la région indo-pacifique, selon les besoins, les forces aériennes et navales supplémentaires et les moyens de défense aérienne déployés sur le théâtre des opérations après le 7 octobre 2023. Elle annulerait les mesures récentes visant à « préparer le théâtre » pour la campagne désormais terminée contre les Houthis ou la guerre récemment conclue avec l’Iran. Ces mesures permettraient de recalibrer la posture régionale afin de l’adapter au niveau actuel de la menace, qui n’est pas clairement plus élevé qu’avant octobre 2023, tout en soutenant la désescalade régionale et en transférant la responsabilité de la défense de la région à des partenaires tels qu’Israël et les États amis du golfe Persique.

Outre le retour aux niveaux de forces d’avant octobre 2023, une posture révisée au Moyen-Orient viserait quatre autres domaines de réduction. 

Premièrement, elle mettrait fin aux déploiements hérités des guerres post-11 septembre. Vingt-quatre ans après le 11 septembre, il n’y a tout simplement aucune raison de maintenir ces éléments du dispositif. 

Deuxièmement, elle retirerait les forces américaines des zones où elles sont les plus vulnérables aux attaques de groupes militants et où le risque de s’engager dans une guerre coûteuse et inutile est le plus élevé. La récente escalade régionale n’a fait que rendre ce type de retrait plus urgent afin d’améliorer la protection des forces et de réduire l’exposition des États-Unis. 

Troisièmement, cela permettrait de redéployer les ressources et les capacités pouvant contribuer à la dissuasion et à la défense dans la région indo-pacifique, soit directement en Asie, soit d’abord sur le territoire américain. 

Enfin, cela permettrait de saisir les opportunités de transférer une partie des responsabilités en matière de sécurité régionale afin que les forces américaines n’interviennent que lorsque les intérêts nationaux fondamentaux sont en jeu. Cela impliquerait notamment de confier aux partenaires régionaux le rôle de premier plan dans la défense des domaines aérien et maritime.

Tout en réduisant ses effectifs, les États-Unis souhaiteront toutefois conserver la capacité de réagir à une crise qui affecterait leurs intérêts. Le maintien d’une partie de leur puissance aérienne et navale dans la région, ainsi que des déploiements rotatifs vers la base militaire de Diego Garcia, devraient permettre de répondre à cette exigence.

Recommandations

La première série de changements recommandés pour le dispositif au Moyen-Orient vise à mettre fin aux déploiements post-11 septembre et à retirer les forces militaires américaines des zones où elles sont les plus vulnérables. Nous recommandons de réduire à zéro les forces militaires américaines en Syrie et de maintenir le retrait prévu de la plupart des forces américaines d’Irak en 2025. Ces forces sont parmi les plus directement et fréquemment menacées par les groupes militants de la région (y compris ceux associés à l’Iran), de sorte que leur retrait réduira considérablement le risque de pertes humaines parmi les militaires américains et la possibilité d’une implication involontaire dans une guerre régionale. Le retrait complet du personnel américain de Syrie et d’Irak marquerait également la fin des déploiements liés aux guerres post-11 septembre et aux campagnes contre l’État Islamique.

Les critiques diront que ces changements ouvrent la voie à une recrudescence des insurrections, mais les groupes insurgés du Moyen-Orient ne constituent pas une menace pour les États-Unis. 

Ni les vestiges de l’EI, ni les autres groupes présents en Irak ou en Syrie ne sont en mesure de viser le territoire américain. À ce stade, les vestiges de ces insurrections sont mieux et plus efficacement traités par les partenaires régionaux, notamment les forces locales en Syrie, en Irak et en Turquie, plutôt que par le personnel militaire américain. Si cela s’avère absolument nécessaire, les États-Unis peuvent recourir à des frappes « au-delà de l’horizon » (ou à longue portée) pour cibler les principaux chefs des groupes insurgés ou leurs stocks militaires 96.

Une fois ces forces retirées de Syrie et d’Irak, deux autres retraits deviennent possibles. 

Premièrement, sans forces à soutenir en Syrie, une partie de la présence militaire américaine en Jordanie peut être retirée. La base américaine Tower 22, où trois soldats américains ont trouvé la mort en 2024, peut être fermée, et le nombre de soldats stationnés à la base aérienne de Muwaffaq Salti en Jordanie peut être réduit à environ 1 000. 

Ensuite, une fois que le nombre de soldats américains en Irak aura été réduit, les 13 500 militaires basés au Koweït pourront également être retirés, car ils ne seront plus nécessaires pour soutenir ou défendre ceux déployés en Irak. Compte tenu des liens de longue date entre les États-Unis et le Koweït, cette dernière mesure pourrait s’avérer difficile sur le plan politique, mais la réalité est que, sans troupes en Irak et avec une présence américaine nettement réduite dans la région, les fonctions logistiques et de soutien au Koweït ne sont plus nécessaires.

Enfin, la base aérienne d’Al-Udeid devrait également être fermée. Si une petite partie des 10 000 soldats et avions qui s’y trouvent actuellement pourraient être transférés ailleurs dans la région, par exemple à la base aérienne Prince Sultan en Arabie saoudite, la plupart seraient renvoyés aux États-Unis. La récente guerre aérienne entre Israël et l’Iran a en effet mis en évidence la vulnérabilité d’Al-Udeid en cas de conflit. Non seulement elle a été prise pour cible par des missiles iraniens, mais la plupart de ses avions ont dû être transférés ailleurs pour leur sécurité 97

Au total, ces mesures permettraient de retirer près de 25 000 soldats américains du Moyen-Orient.

La deuxième série de changements recommandés consisterait à retirer les moyens aériens et de défense aérienne déployés en renfort au Moyen-Orient après le 7 octobre. Cela ne devrait probablement se faire qu’après le rétablissement d’un équilibre plus stable au Moyen-Orient, étant donné que des moyens de défense aérienne supplémentaires pourraient être nécessaires pour protéger les bases américaines en cas de reprise des hostilités. Mais dès que cela sera possible, ces moyens devraient être renvoyés aux États-Unis pour être réparés ou redéployés vers des sites américains vulnérables en Asie et ailleurs.
Deux escadrons de chasseurs déployés en renfort dans la région doivent être remplacés à l’été 2025 et ne devraient pas être remplacés. Les États-Unis devraient également retirer l’escadron d’A-10 déployé sous la présidence de Joe Biden et tous les autres avions déployés dans la région lors du renforcement de juin 2025, lorsque Israël a lancé sa guerre préventive contre l’Iran. Cela réduirait à seulement deux le nombre d’escadrons de chasseurs et d’attaque dans la région (laissant également les drones de reconnaissance et les drones létaux positionnés dans la région).

Les forces de soutien des unités redéployées, y compris environ la moitié du total des avions ravitailleurs et des unités de maintenance actuellement dans la région ou dans des bases voisines, peuvent également rentrer aux États-Unis. Les défenses aériennes envoyées dans la région après le 7 octobre 2023 devraient également être retirées. Cela inclurait les deux THAAD basés en Israël, car Israël dispose de l’un des systèmes de défense aérienne les plus avancés et les plus sophistiqués au monde. Les systèmes Patriot supplémentaires déployés dans la région devraient être renvoyés aux États-Unis ou, pour ceux qui ont été retirés de Corée du Sud, renvoyés en Asie.

Des changements devraient être apportés à la puissance navale américaine dans la région. 

S’écartant de la pratique consistant à maintenir presque toujours un CSG (ou deux) dans le golfe Persique ou la mer Rouge, nous recommandons de réduire les déploiements de CSG dans la région. Compte tenu des intérêts limités des États-Unis au Moyen-Orient, le déploiement massif de forces navales dans la région n’a guère d’intérêt. Les preuves quant à l’effet dissuasif de la présence navale sont pour le moins mitigées, et les coûts l’emportent généralement sur les avantages 98. À tout le moins, les États-Unis sont confrontés à peu de menaces réelles susceptibles d’être dissuadées par une démonstration de leur puissance navale. 

Le programme nucléaire iranien restera une source de préoccupation, mais il n’est pas certain que la présence d’un porte-avions au large de ses côtes influence les calculs de Téhéran en matière d’enrichissement nucléaire. De plus, les États-Unis étant peu dépendants du commerce transitant par le Moyen-Orient, une présence navale américaine constante n’est pas nécessaire pour garantir leurs intérêts économiques.

C’est également un cas où le transfert de responsabilité est logique. Les États-Unis ont de nombreux partenaires dans la région qui disposent de leurs propres forces navales robustes, souvent équipées d’armes américaines de pointe. Il semble raisonnable qu’après des décennies de soutien américain, ils assument une plus grande part de la responsabilité de la sécurité maritime de la région, si de telles mesures sont nécessaires pour garantir leur propre sécurité physique et économique. Ils n’ont guère d’intérêt à le faire tant que les États-Unis disposent d’un porte-avions à proximité. Dans tous les cas, les destroyers américains basés à Rota pourraient être déployés dans le golfe Persique et les CSG eux-mêmes sont très mobiles et pourraient être déployés dans la région si le niveau de menace l’exigeait.

Pour remplacer les forces que nous recommandons de retirer, nous suggérons de maintenir un sous-marin de classe Ohio armé de manière conventionnelle et équipé de missiles de croisière Tomahawk dans et autour de la région du golfe Persique à des fins de dissuasion et pour répondre à une crise si nécessaire. Les États-Unis ont utilisé le déploiement de l’USS Georgia à l’automne 2024 à cette fin 99. À l’avenir, un sous-marin de classe Ohio pourrait servir de moyen relativement discret pour signaler la volonté des États-Unis de répondre aux attaques visant les forces américaines ou portant atteinte aux intérêts américains au Moyen-Orient.

Avec les déploiements rotatifs à Diego Garcia et les forces aériennes et navales restant aux Émirats arabes unis, au Qatar, à Bahreïn et en Arabie saoudite, les États-Unis disposeraient toujours d’une puissance de feu et d’une présence plus que suffisantes pour réagir rapidement en cas de crise si nécessaire. Il s’agit toujours d’une présence militaire américaine importante dans une région qui revêt une importance directe limitée pour les intérêts américains. La posture recommandée ici ne devrait donc pas être une fin en soi, mais plutôt le début d’un retrait progressif des forces américaines dans la région.

Dans l’ensemble, selon nos recommandations, la posture au Moyen-Orient serait modifiée comme suit :

  • Le retrait des forces américaines de Syrie, d’Irak et du Koweït
  • La réduction de la présence américaine en Jordanie à 1 000 soldats
  • La fermeture de la base aérienne d’Al-Udeid, la plupart des forces retournant aux États-Unis et un petit nombre (environ 2 000) étant transférées vers d’autres bases dans la région
  • Le retrait des escadrons de chasseurs déployés à tour de rôle après les attentats du 7 octobre, ainsi que de leurs unités de soutien
  • La réduction des déploiements de groupes aéronavals dans le golfe Persique
  • Le retrait de deux systèmes THAAD d’Israël et de tous les bataillons Patriot supplémentaires déployés en réponse aux attentats du 7 octobre dans le cadre de l’opération Rough Rider et en réponse à la « guerre des 12 jours » entre Israël et l’Iran
  • Le maintien d’un déploiement régulier de sous-marins de classe Ohio dans la région
  • Le maintien d’une présence tournante à Diego Garcia et des forces en Jordanie, en Arabie saoudite, à Bahreïn, au Qatar et aux Émirats arabes unis

La présence militaire finale serait environ trois fois moins importante qu’aujourd’hui et serait concentrée dans un nombre plus restreint de pays et dans des endroits où le personnel américain peut être protégé de manière adéquate. Tout aussi important, les changements recommandés permettraient le redéploiement de la puissance aérienne et navale et des moyens de défense aérienne qui pourraient jouer un rôle important en cas d’urgence en Asie de l’Est.

Posture en Asie : résilience et prévention des conflits

Même ceux qui souhaitent voir une réduction de la présence et du rôle militaires américains à l’étranger s’accordent généralement à dire que, de toutes les régions du monde, l’Asie est celle où les États-Unis ont les intérêts les plus importants en jeu et où ils sont confrontés à leur concurrent le plus féroce, la Chine. Néanmoins, des changements dans la posture américaine pourraient contribuer à sécuriser ces intérêts plus efficacement et avec moins de risques d’escalade militaire involontaire ou d’enlisement dans la guerre.

Les États-Unis ont déjà une présence militaire importante en Asie. Les États-Unis stationnent environ 28 500 militaires en Corée du Sud, principalement des soldats et des aviateurs ; 55 000 militaires au Japon ; une présence tournante aux Philippines qui compte en moyenne environ 3 000 militaires ; 500 instructeurs militaires à Taïwan ; environ 2 500 militaires en rotation en Australie ; et 9 700 militaires à Guam, ainsi que des effectifs moins importants ailleurs le long de la deuxième chaîne d’îles. 

En outre, l’armée prévoit de déployer une MDTF dans la région. Cinq sous-marins nucléaires américains sont basés à Guam et un CSG est basé au Japon. Un CSG supplémentaire opère généralement dans la région indo-pacifique. Les États-Unis disposent également d’une importante flotte d’avions en Asie, dont huit escadrons de chasse de l’armée de l’air américaine (quatre au Japon et quatre en Corée du Sud, dont un « super escadron » de 31 appareils), un escadron de F-35 de l’USMC basé à la base aérienne d’Iwakuni et les quatre escadrons de F/A-18 associés au CSG basé au Japon 100.

Les problèmes liés à la posture actuelle en Asie

Certains estiment que la présence actuelle des États-Unis en Asie serait trop limitée pour dissuader efficacement l’agression chinoise ou préparer de manière crédible la défense de leurs alliés.

Les partisans d’une plus grande retenue dans la politique étrangère américaine s’inquiètent davantage du fait que la posture actuelle est trop offensive et trop proche des frontières chinoises, dans des endroits où le personnel et les ressources américains ont peu de chances de survivre en cas de conflit et où ils sont plus susceptibles de provoquer une escalade que de dissuader l’agression chinoise 101.

De ce point de vue, la posture militaire actuelle des États-Unis en Asie présente un certain nombre de lacunes. 

Premièrement, elle accorde trop peu d’attention au risque d’équilibre entre adversaires et de spirales d’escalade. Ces dernières années, les États-Unis ont renforcé leur puissance militaire dans la région indo-pacifique, près des côtes chinoises, notamment avec le système de missiles Typhon aux Philippines et l’envoi de 500 instructeurs à Taïwan 102. Plutôt que de favoriser la dissuasion, ces mesures poussent la Chine à équilibrer ou à contrebalancer plus rapidement les initiatives militaires américaines. Il en résulte une course aux armements et un risque accru de guerre. Compte tenu du coût extrêmement élevé de toute guerre avec la Chine, les mesures susceptibles d’entraîner une escalade de la part de cette dernière doivent être examinées avec prudence et généralement évitées. La modernisation rapide de l’armée chinoise a déjà fait pencher la balance militaire en sa faveur dans la région.

Deuxièmement, la posture actuelle des États-Unis est trop concentrée sur un petit nombre de sites, dont beaucoup seraient très vulnérables aux attaques de missiles chinois en cas de conflit, par exemple le sud-ouest du Japon. Si l’armée américaine s’efforce déjà de répartir cette posture sur un plus grand nombre de sites, elle se heurte néanmoins à plusieurs contraintes. Celles-ci incluent les difficultés d’accès militaire et la réticence de certains partenaires régionaux à accueillir des forces terrestres américaines ou à autoriser des opérations d’urgence sur leur territoire. Ce défi est particulièrement aigu le long de la première chaîne d’îles, où le Pentagone a généralement concentré ses efforts 103. Les États-Unis devront élargir le champ de leurs recherches s’ils souhaitent disperser leurs forces et accroître leur résilience et leur capacité de survie.

Troisièmement, comme dans d’autres théâtres, le parasitisme des alliés et partenaires des États-Unis reste un problème 104. Bien que la Corée du Sud ait consacré davantage de dépenses à la défense que de nombreux alliés des États-Unis, elle continue de dépendre des États-Unis pour certaines capacités clefs de soutien au combat. Pour le Japon et les Philippines, compter sur le soutien militaire américain pour assurer leur sécurité nationale est le plan A, et selon certains, il n’y a pas de plan B. Pendant des décennies, le Japon n’a consacré que 1 % de son PIB à la défense, convaincu que tout déficit ou lacune serait comblé par les États-Unis.

Taïwan, bien que n’étant pas un allié officiel des États-Unis, en est venu à considérer que le soutien des États-Unis en cas d’attaque de l’île par la Chine est plus ou moins assuré 105. Bien que le Japon et Taïwan aient augmenté leurs dépenses de défense ces dernières années, aucun des deux pays n’a fait suffisamment d’efforts compte tenu des défis sécuritaires auxquels ils sont confrontés. Les États-Unis se sont montrés trop disposés à assumer la charge supplémentaire, maintenant ainsi une architecture de sécurité régionale centrée sur leur propre rôle, ce qui renforce leur domination. Cet arrangement est à la fois coûteux pour les États-Unis (d’autant plus que la puissance militaire de la Chine s’accroît) et risque de les entraîner dans une guerre qui ne sert pas leurs intérêts fondamentaux.

Enfin, la posture actuelle des États-Unis en Asie ne tire pas suffisamment parti des avantages défensifs considérables qu’offre le théâtre maritime indo-pacifique, au-delà des avantages traditionnels de la guerre défensive. Le Japon, les Philippines et, dans une certaine mesure, même Taïwan sont très faciles à défendre grâce à ce que l’on appelle la « stratégie du porc-épic », axée sur les mines navales et terrestres, les missiles anti-navires, la défense aérienne et l’artillerie à courte portée 106. Même si les États-Unis n’offraient qu’un soutien limité, voire aucun soutien, la Chine aurait beaucoup de mal à s’emparer de certaines parties du Japon ou des Philippines si ces derniers adoptaient cette stratégie relativement peu coûteuse et réalisable.

Les auteurs cherchent ici à concilier plusieurs visions et débats qui agitent les milieux stratégiques américains sur l’attitude à adopter dans le Pacifique et autour de Taïwan. La principale différence vis-à-vis du théâtre européen est que la menace, en l’occurrence, n’y est pas minimisée. Toutefois, la conclusion tirée par Kavanagh et Caldwell est que les alliés de Washington dans la région profiteraient en fait du soutien américain — le terme de « parasitisme », utilisé plus haut pour décrire l’attitude des Européens, est ainsi employé à propos de la Corée du Sud.

La « stratégie du porc-épic » évoquée pour défendre Taïwan a été élaborée il y a plusieurs années par des stratèges américains pour dissuader la Chine d’envahir l’île.

Avec les investissements appropriés, même Taïwan pourrait faire réfléchir la Chine à deux fois avant d’attaquer. En tirant mieux parti des avantages de la guerre défensive dans les environnements maritimes grâce à ses investissements dans le domaine de la posture et à son soutien aux alliés régionaux, les États-Unis pourraient réduire leur empreinte régionale sans affaiblir leur force de dissuasion.

Un hélicoptère CH-47 Chinook de l’armée américaine transporte du matériel sur la rivière Imjin lors d’un exercice conjoint de traversée de rivière entre la Corée du Sud et les États-Unis dans le cadre de l’exercice militaire Freedom Shield à Yeoncheon, en Corée du Sud, le jeudi 20 mars 2025. © AP Photo/Ahn Young-joon

Principes pour orienter la révision de la posture américaine en Asie

Les lacunes décrites ci-dessus peuvent être comblées en rééquilibrant la posture américaine dans la région indo-pacifique, notamment en modifiant les types et les emplacements des forces.

Une posture américaine révisée en Asie devrait s’articuler autour de trois principes. 

Premièrement, les États-Unis devraient transférer à leurs alliés et partenaires dans la région la responsabilité première de leur propre sécurité, en conservant un rôle de soutien et en garantissant, si nécessaire, leurs intérêts fondamentaux. Le Japon, les Philippines, Taïwan et la Corée du Sud devraient être encouragés à œuvrer rapidement à leur autonomie en matière de défense, et les États-Unis devraient ajuster leur présence militaire pour pousser les pays dans cette direction.

En particulier, les États-Unis devraient concentrer davantage leurs investissements militaires dans la région sur le soutien au combat et les capacités de soutien pouvant opérer à distance. Il reviendrait alors à leurs partenaires de déployer leurs propres forces en première ligne en cas de conflit. Cela signifierait, par exemple, que les forces japonaises assumeraient la responsabilité principale de la défense d’Okinawa.

Deuxièmement, la posture américaine en Asie devrait exploiter les avantages de la guerre défensive, en particulier ceux liés à l’environnement maritime de la région. En s’appuyant sur une stratégie de défense en profondeur, les États-Unis pourraient opérer en grande partie à partir de la deuxième chaîne d’îles en utilisant des armes à longue portée, des bombardiers à longue portée et des sous-marins. 

Afin d’exploiter au mieux les possibilités défensives de la région, les États-Unis devraient investir dans le renforcement des ports, des bases et des aérodromes, tant américains qu’alliés et se concentrer sur la maximisation de la capacité de survie à long terme des ressources déployées en première ligne. Enfin, ils doivent donner la priorité au déploiement de systèmes de défense aérienne et d’autres moyens de protection des forces dans l’ensemble du théâtre d’opérations.

Troisièmement, la nouvelle posture américaine en Asie devrait mettre l’accent sur l’équilibre régional plutôt que sur la domination. Compte tenu de la puissance militaire croissante de la Chine, il est de plus en plus irréaliste pour les États-Unis de maintenir une position hégémonique en Asie. Il est toutefois tout à fait plausible que les États-Unis équilibrent la puissance chinoise et l’empêchent d’acquérir une position hégémonique 107. Pour ce faire, il faudra veiller à ce qu’au moins le Japon et probablement les Philippines restent souverains et hors de l’orbite chinoise. 

La géographie de la région rend ces deux tâches réalisables grâce à des investissements stratégiques dans la position américaine à des endroits clés de la région, notamment le nord du Japon et la deuxième chaîne d’îles. Une approche équilibrée ne nécessite toutefois pas une défense militaire directe de Taïwan par les États-Unis, car cette petite île ne modifierait pas de manière significative l’équilibre des pouvoirs 108.

Ce passage est l’un des plus durs sur la position prônée par le document vis-à-vis de Taïwan : si les auteurs admettent ici qu’il est prioritaire pour les États-Unis d’empêcher la Chine de dominer le Japon et les Philippines, ils soutiennent explicitement que Washington ne devrait pas soutenir Taïwan — qualifiée de « petite île » comme l’Ukraine était présentée plus haut comme un « petit pays » — en cas d’invasion par Pékin. Si cette ligne n’exprime pas la position américaine, elle rejoint celle de la Russie que Xi Jinping avait exprimée à l’occasion de sa dernière rencontre avec Poutine dans laquelle il affirmait avoir le soutien total du maître du Kremlin pour annexer Taïwan.

Recommandations

Dans l’ensemble, une révision de la posture militaire américaine en Asie conforme aux principes énoncés ci-dessus permettrait de retirer certaines forces du théâtre des opérations et d’en redéployer d’autres vers des emplacements nouveaux, plus faciles à défendre. Ce réajustement transférerait une part importante de la responsabilité aux alliés et partenaires, tout en déplaçant le centre de gravité de la posture régionale américaine de la première chaîne d’îles vers la deuxième.

Une posture américaine révisée en Asie réduirait considérablement le nombre de forces américaines déployées en Corée du Sud, rendant à Séoul la responsabilité principale de la défense du pays. Cela reflète à la fois les priorités et les capacités militaires des États-Unis. Comme l’a déclaré Elbridge Colby, actuel sous-secrétaire à la défense chargé de la politique, en mai 2024, « le fait fondamental est que la Corée du Nord ne constitue pas une menace principale pour les États-Unis ». Par conséquent, selon lui, « la Corée du Sud va devoir assumer la responsabilité principale, voire écrasante, de sa propre défense contre la Corée du Nord, car [les États-Unis] ne disposent pas d’une armée capable de combattre la Corée du Nord et d’être ensuite prête à affronter la Chine » 109. La Corée du Sud dispose d’un avantage militaire conventionnel significatif sur son voisin du nord et devrait donc être en mesure de se défendre efficacement même sans le soutien des États-Unis, si ce n’est immédiatement, du moins à court terme.

Dans ce contexte, il semble logique de réduire la présence militaire américaine dans la péninsule, y compris les forces terrestres et aériennes. Cela est également logique car Séoul n’a pas offert aux États-Unis un accès illimité à ses bases pour intervenir ailleurs dans le théâtre des opérations en cas de conflit. Les forces restantes en Corée du Sud pourraient être mises à l’écart en cas de guerre régionale.

Nous recommandons de retirer de Corée du Sud toutes les unités de combat terrestre qui ne sont pas liées à la sécurité des bases, ainsi que les unités de transmission, de renseignement et de commandement de l’armée, et certaines de leurs unités de soutien et de maintenance associées. Cela permettrait de retirer la majeure partie de la 2e division d’infanterie de la péninsule, y compris les unités de combat rotatives et les unités d’aviation de combat de l’armée de terre. En outre, les États-Unis devraient réduire leur puissance aérienne basée en Corée du Sud, en rapatriant deux escadrons de chasseurs depuis ses bases américaines. Outre les avions de combat, environ un tiers des unités de maintenance aérienne et d’autres unités de soutien, ainsi que le personnel correspondant, pourraient également être rapatriés aux États-Unis.

La préconisation d’un désengagement total de la Corée du Sud au motif que le régime de Pyongyang ne serait pas une « menace fondamentale » pour la sécurité américaine constituerait là encore un renversement brutal.

Au total, cela réduirait de plus de 50 % la présence militaire américaine en Corée du Sud, laissant environ 10 000 personnes ainsi que deux escadrons de chasse (dont un super escadron plus important) et des forces de soutien. Le personnel au sol restant serait principalement chargé du soutien, de la logistique et de la maintenance, laissant aux forces sud-coréennes la responsabilité des opérations de combat en cas de crise dans la péninsule. 

À terme, la présence américaine en Corée du Sud devrait être encore réduite, avec le retrait des avions de combat restants et de la plupart des forces terrestres, en particulier si la Corée du Sud continue de limiter la capacité des États-Unis à utiliser leurs moyens de défense en Corée pour faire face à d’autres crises régionales. Une partie du personnel chargé du soutien et de la maintenance pourrait rester si la Corée du Sud autorise l’utilisation de ses bases comme centres logistiques ou de réparation.
En ce qui concerne le Japon, nos recommandations visent principalement à accroître la capacité de survie et la résilience des forces américaines et à transférer la plupart des responsabilités en matière de dissuasion et de défense de première ligne au Japon lui-même. Parmi toutes les forces présentes au Japon, celles basées à Okinawa sont les plus sensibles sur le plan politique et les plus vulnérables en cas de conflit avec la Chine. 

Okinawa n’étant qu’à 500 miles de la côte chinoise, certains experts affirment qu’en cas de guerre pour Taïwan, Pékin agirait rapidement pour attaquer les bases américaines situées là-bas afin de neutraliser les avions, détruire les munitions et creuser des cratères sur les pistes disponibles, dans le but de rendre plus difficile l’intervention des États-Unis aux côtés de Taïwan. Pour cette raison, on peut se demander si les avions et autres systèmes situés à Okinawa seraient en mesure d’apporter leur contribution en cas de guerre avec la Chine et, même si tel était le cas, dans quelle mesure et dans quel délai.

Ces préoccupations mises à part, environ 26 000 soldats sont actuellement stationnés à Okinawa, dont 18 000 marines et 8 000 aviateurs, ainsi que 75 % des bases militaires américaines au Japon. Dans le cadre d’un accord conclu en 2012 avec le gouvernement japonais, les États-Unis se sont engagés à retirer environ 9 000 marines d’Okinawa, dont 5 000 seront envoyés à Guam et 4 000 retourneront aux États-Unis 110

Alors que les inquiétudes concernant l’agression militaire chinoise s’intensifient, certaines pressions s’exercent non seulement pour annuler ce transfert, mais aussi pour augmenter le nombre de soldats – peut-être en ajoutant une MDTF de l’armée de terre – et élargir les types d’armes déployées dans les îles du sud-ouest du Japon 111.

Nos recommandations vont dans le sens inverse. Nous recommandons de procéder rapidement au transfert de 5 000 marines à Guam et de 4 000 soldats aux États-Unis, afin d’achever cette opération d’ici 2027. Nous maintiendrions les 3e et 12e régiments maritimes littoraux, ainsi que les forces de soutien et de logistique nécessaires à Okinawa, soit un total d’environ 9 000 personnes. Dans le même temps, nous transférerions l’un des deux escadrons de chasse basés à Kadena vers la base aérienne de Misawa ou Yokota, toutes deux situées plus au nord du Japon, et annulerions les futurs déploiements rotatifs à Kadena. Cela laisserait environ 14 000 soldats américains à Okinawa (un peu plus de la moitié des effectifs actuels) et faciliterait la fermeture de certaines bases de l’île.

Les détracteurs diront que cela affaiblit la dissuasion, mais cela n’est pas certain. Comme indiqué précédemment, les forces américaines stationnées à Okinawa ont peu de chances de survivre. Si certaines forces terrestres pourraient résister à une première vague d’attaques chinoises, la plupart des grandes plateformes aériennes, des lanceurs de missiles, des dépôts de ravitaillement et autres ressources seraient rapidement détruits. Le retrait de la majeure partie des forces loin des côtes chinoises peut accroître la résilience des États-Unis et leur capacité à réagir en cas de crise en protégeant le personnel et les ressources dès les premiers jours d’un conflit 112.

Tout retrait des forces américaines d’Okinawa devrait être compensé par un renforcement du déploiement des forces japonaises. Cela correspond à l’attente selon laquelle les alliés assument la responsabilité de leur défense de première ligne. Si cela se produit, il n’y aura aucun changement dans la posture défensive du Japon, seulement un transfert des forces assurant cette dissuasion ou cette défense. Cette mesure serait conforme aux souhaits des habitants d’Okinawa eux-mêmes, qui souhaitent depuis longtemps le retrait ou au moins la réduction de la présence militaire américaine sur l’île.

En dehors d’Okinawa, la posture américaine au Japon resterait globalement inchangée. Les États-Unis conserveraient par exemple leur groupe aéronaval basé à Yokosuka et leur escadre de transport aérien à la base aérienne de Yokota.

Dans le reste de la région indo-pacifique, les changements de posture américaine seraient limités, à trois exceptions notables près. Premièrement, alors que les États-Unis ne maintiennent actuellement qu’une petite présence rotative aux Philippines, ils ont récemment déployé leur système Typhon et envisagent de déployer des systèmes supplémentaires dans la région, y compris dans le sud-ouest du Japon 113. La présence continue de ce système est provocante pour la Chine, même si le Pentagone interprète les plaintes chinoises comme la preuve que le système complique la prise de décision chinoise comme prévu. 

Compte tenu du risque d’escalade que représente la présence, près des côtes chinoises, de systèmes capables de frapper profondément à l’intérieur du territoire chinois, nous recommandons de ne pas envoyer de systèmes supplémentaires au-delà de celui déjà déployé, que ce soit aux Philippines ou au Japon. L’équilibre entre dissuasion et escalade est délicat, et Washington devrait éviter toute initiative susceptible de pousser la Chine à renforcer plus rapidement ses capacités militaires ou à intensifier ses activités dans la zone grise de la région. La présence continue d’un système Typhon prouve sa viabilité, mais des systèmes supplémentaires risquent d’avoir un rendement décroissant.

Deuxièmement, les États-Unis auraient déployé 500 soldats sur l’île de Taïwan en tant que formateurs. Cette mesure est non seulement provocatrice, mais elle va à l’encontre des engagements pris par le passé de ne pas baser de forces américaines sur l’île 114. Les États-Unis devraient tirer les leçons de leurs erreurs en Europe, où les révisions constantes des engagements pris envers la Russie de ne pas élargir l’OTAN et de ne pas baser de forces de l’OTAN le long de la frontière russe ont contribué à la guerre actuelle en Ukraine. 

Les programmes de formation militaire fournis par les États-Unis ont un bilan désastreux en matière de renforcement des capacités militaires de leurs partenaires 115. Si cette formation est vraiment nécessaire, elle peut être dispensée aux États-Unis. Nous recommandons donc que ce personnel soit retiré de Taïwan.

Enfin, bien que Trump ait semblé quelque peu ambivalent à l’égard de l’AUKUS en général, compte tenu de la pression qu’il exercera sur la base industrielle de défense américaine, cet accord présente l’avantage d’augmenter le nombre de sous-marins déployés en avant-garde dans la région Asie-Pacifique. Les États-Unis devraient exploiter les termes de l’accord et transférer trois sous-marins actuellement basés en dehors de la région INDOPACOM (c’est-à-dire hors d’Hawaï) vers des ports australiens, comme le permet l’accord 116. De tous les équipements, les sous-marins seront parmi les plus utiles en Asie, compte tenu de leur furtivité, de leur portée et de leur charge utile en missiles. 

De plus, si la Chine a largement atteint la parité avec les États-Unis en termes de flotte de surface, les États-Unis conservent un avantage dans le domaine sous-marin. Un nombre plus important de sous-marins déployés en avant-garde pourrait entraîner des besoins supplémentaires en personnel de maintenance et de soutien américain basé en Australie.

Dans l’ensemble, la posture finale à la suite des changements que nous recommandons en Asie comprendrait :

  • Environ 10 000 soldats en Corée du Sud, dont principalement du personnel logistique et de soutien au combat, ainsi que deux escadrons de chasseurs avec leurs unités de soutien
  • Environ 45 000 soldats au Japon, dont 9 000 marines et un escadron de chasseurs à Okinawa, trois escadrons de chasseurs à Misawa, une escadre de transport aérien à la base aérienne de Yokota, un escadron de chasseurs de l’USMC à la base aérienne des Marines d’Iwakuni et un groupe aéronaval basé à Yokosuka (avec les escadrons de F/A-18 associés)
  • Présence actuelle en rotation aux Philippines
  • Aucun instructeur américain à Taïwan (les 500 ont été retirés)
  • Trois SSN supplémentaires déployés en Australie conformément à l’accord AUKUS (accélération si possible)
  • Un CSG opérant dans la région à tour de rôle
  • Environ 15 000 soldats à Guam et répartis sur la deuxième chaîne d’îles

Cette posture réduirait d’environ 22 000 le nombre de personnel dans la région, les réductions provenant de Corée du Sud. Le Japon verrait environ 9 000 soldats partir, mais beaucoup d’entre eux seraient transférés à Guam ou ailleurs le long de la deuxième chaîne d’îles plutôt que de retourner aux États-Unis. Les soldats japonais prendraient le relais de la défense de première ligne à Okinawa, la posture dans la préfecture étant réduite de moitié environ.

Bien que la plupart des forces de la deuxième chaîne d’îles soient affectées à Guam, il serait plus logique que le Pentagone les répartisse plus largement, par exemple à Palau, aux Îles Marshall et ailleurs. Dans cette optique, la posture américaine en Asie se recentrerait sur la deuxième chaîne d’îles, serait mieux répartie et renforcée dans le domaine sous-marin, avec l’ajout de sous-marins supplémentaires appartenant aux États-Unis et basés dans la région.

Autres missions mondiales : retrait et minimisation

La grande majorité du dispositif américain déployé à l’étranger est couverte par l’examen des trois régions déjà évoquées (Asie, Moyen-Orient et Europe), mais un GPR complet tiendrait également compte du dispositif et des missions dans d’autres régions. Les États-Unis accueillent de petits déploiements à des fins de formation en Amérique latine et en Amérique du Sud, mais ceux-ci sont généralement de durée limitée. Toutefois, compte tenu de l’objectif de l’administration Trump de maintenir l’accès au canal de Panama tout en empêchant une puissance hostile d’en prendre le contrôle, certains engagements supplémentaires en Amérique latine pourraient être envisagés, éventuellement sur une base rotative. 

L’administration Trump a également indiqué qu’elle avait l’intention de maintenir ses déploiements pour soutenir la défense des frontières, notamment les 10 000 soldats en service actif le long de la frontière sud et plusieurs LCS déployés dans le golfe du Mexique, ainsi que les moyens de la garde côtière.
L’administration Trump a exprimé l’urgence d’étendre sa présence dans la région arctique, en particulier au Groenland. Trump lui-même a déclaré vouloir acheter ou posséder le Groenland. L’exploitation des avantages de l’île en matière de sécurité nationale pourrait être réalisée à moindre coût en augmentant les investissements économiques et en rétablissant davantage d’anciennes bases américaines sur l’île, utilisées pour la dernière fois pendant la guerre froide 117. Ces bases pourraient être occupées par une petite présence rotative. Elles pourraient également servir à des opérations spécialisées dans l’espace ou sous l’eau, ou comme centres logistiques et de maintenance pour les avions et les navires de transit. Quoi qu’il en soit, ces projets impliqueraient principalement des investissements dans les infrastructures et ne nécessiteraient pas de changements significatifs dans le dispositif militaire.

Les États-Unis maintiennent également une présence non négligeable en Afrique, principalement pour des missions de formation et d’assistance aux forces africaines menant des opérations de lutte contre le terrorisme et l’insurrection. Ces déploiements sont pour la plupart des opérations héritées de la guerre mondiale contre le terrorisme. En Somalie, par exemple, les forces américaines soutiennent le personnel militaire somalien qui combat Al-Shabab 118. Les États-Unis disposent d’une base permanente à Camp Lemonnier, à Djibouti, ainsi que d’une base de drones à proximité, qui accueillent ensemble environ 5 000 personnes 119. Les États-Unis opèrent également depuis l’île de l’Ascension et des bases avancées situées ailleurs sur le continent, notamment au Kenya 120.

Nous recommandons que les opérations militaires américaines en cours en Afrique soient en grande partie mises fin et que les troupes soient redéployées aux États-Unis. Il existe peu de preuves que les missions de formation et d’assistance fonctionnent comme prévu. Les missions de formation américaines ne contribuent généralement pas à améliorer les compétences des forces étrangères et, bien qu’elles soient ostensiblement destinées à pousser les armées partenaires vers l’autosuffisance, elles n’atteignent que rarement, voire jamais, cet objectif 121. La présence des forces américaines ne renforce pas non plus la stabilité régionale et ne contribue pas à mettre fin aux conflits de longue date 122.

Les groupes terroristes semblent tout aussi actifs aujourd’hui qu’au début de la guerre mondiale contre le terrorisme, il y a 25 ans. Ces missions exposent les forces américaines à des risques et les empêchent de se concentrer sur leur rôle de soutien, car elles les entraînent dans les affaires politiques locales ou dans des opérations antiterroristes 123. Elles ont également tendance à gaspiller des ressources pour des objectifs et des tâches qui sont secondaires par rapport aux intérêts fondamentaux des États-Unis. Des groupes tels qu’Al-Shabab ne constituent pas une menace directe pour le territoire américain ni même pour les intérêts américains à l’étranger 124.

Un retrait quasi total des forces militaires américaines d’Afrique marquerait une fois pour toutes la fin des guerres post-11 septembre et serait cohérent avec les changements opérés au Moyen-Orient. La plupart des bases américaines dans la région pourraient également être fermées. 

Une fois les activités militaires américaines réduites sur le continent, les forces et les moyens déployés dans des bases permanentes, comme à Djibouti, seraient moins nécessaires. Si les États-Unis souhaitaient conserver une certaine capacité de surveillance, ils pourraient maintenir leur base de drones à Djibouti, ainsi que les MQ-9 et le personnel de soutien qui y est stationné.

Les détracteurs diront que si les États-Unis se retirent de leurs opérations en Afrique, leurs concurrents, tels que la Chine et la Russie, pourraient s’y engouffrer. Il s’agit là d’une justification déplorable pour maintenir les forces américaines déployées dans des situations risquées et dépenser les ressources des États-Unis. Les États-Unis ont peu ou pas d’intérêts en matière de sécurité nationale dans la région et devraient fonder leur politique sur la protection et la défense de ces intérêts, indépendamment de ce que les autres pays décident de faire.

Quoi qu’il en soit, la réalité est que des pays comme la Russie et la Chine poursuivent déjà leurs propres objectifs en Afrique et continueront de le faire, indépendamment de l’action militaire américaine dans la région. Comme le montre le cas du Niger, où les États-Unis ont été expulsés du pays après avoir donné à ses dirigeants un ultimatum leur demandant de choisir entre les États-Unis et la Russie, les nations africaines sont de moins en moins intéressées par le choix entre des grandes puissances protectrices 125. Les États-Unis ont peut-être des intérêts économiques ou diplomatiques dans la région, mais ceux-ci peuvent être poursuivis à l’aide d’outils non militaires.

Enfin, l’armée américaine, en particulier la marine, consacre beaucoup de temps à des missions de présence et à des opérations de « liberté de navigation » (FONOP) afin d’affirmer le droit des États-Unis de voler, de naviguer et d’opérer partout où le droit international le permet 126. Les preuves quant à l’effet dissuasif des missions de présence navale sont mitigées, mais il est certain qu’elles mobilisent les forces armées et épuisent les troupes et le matériel 127.

De même, il n’est pas certain que les opérations de liberté de navigation aient un autre effet que celui d’irriter les alliés et les adversaires. S’il peut être utile de disposer d’un CSG en Asie et s’il est important que les forces américaines puissent opérer dans des voies navigables stratégiques étroites, nous recommandons aux États-Unis de réduire considérablement leurs ressources consacrées à la présence navale et aux exercices de liberté de navigation, en limitant les déploiements de CSG et en réduisant le nombre de FONOP dans le monde.

© US Army/SIPA

Résumé

Les changements recommandés dans notre examen contribueraient grandement à réaligner la posture militaire américaine sur les intérêts des États-Unis, même si des réductions supplémentaires dans toutes les régions devraient être possibles à plus long terme, en particulier au Moyen-Orient et en Europe, où les États-Unis pourraient à terme viser à réduire leur présence à quelques milliers de forces de soutien.
Les changements recommandés ici permettraient d’atteindre un certain nombre d’objectifs, dont plusieurs sont prioritaires pour l’administration Trump.

— Transfert de responsabilité vers les alliés : Les alliés et les partenaires seraient invités à assumer une part beaucoup plus importante de leur propre défense, y compris le rôle de premier plan dans les opérations de défense de première ligne, les États-Unis jouant principalement un rôle de soutien. Le nombre de forces américaines déployées dans des endroits où elles sont vulnérables et exposées diminuerait, le personnel américain étant déployé là où cela est essentiel pour protéger les intérêts américains.

— Équilibre plutôt que domination : Les changements de posture recommandés ici placent les États-Unis dans un rôle d’équilibrateur, capable d’empêcher la montée en puissance d’hégémons régionaux en Europe ou en Asie, mais pas en mesure de maintenir l’hégémonie américaine. Il s’agit d’une stratégie moins coûteuse et plus durable qui protège les intérêts américains avec un risque de guerre moindre.

— Exploiter les avantages défensifs : Les changements de posture proposés ici reconnaissent que les États-Unis et leurs alliés seront en position défensive dans la plupart des situations et qu’ils ont tout intérêt à choisir une posture qui exploite l’avantage du défenseur. Des décisions judicieuses concernant les types et les emplacements des déploiements avancés des États-Unis et les investissements dans les bons systèmes (et encourager les partenaires à faire de même) peuvent réduire les besoins en forces des États-Unis et accélérer l’autonomie des alliés en matière de défense.

— Conserver les ressources pour les missions et les régions prioritaires : Les ajustements recommandés dans le présent rapport prévoient le retrait des forces terrestres, aériennes et navales américaines ainsi que des moyens de défense aérienne du Moyen-Orient et d’Europe, afin de les libérer pour des missions en Asie et pour défendre le territoire national. Si la plupart des systèmes et des unités redéployés retourneront aux États-Unis plutôt que d’être déployés à l’étranger, cela permettra néanmoins une période de repos et de remise en état qui renforcera la capacité de réaction des États-Unis.

— Prévenir l’enlisement et la guerre  : Les changements de posture recommandés dans cette étude éloignent les forces américaines des frontières de leurs adversaires et des endroits où elles sont les plus vulnérables ou pourraient être utilisées comme déclencheurs pour entraîner les États-Unis dans des conflits inutiles (par exemple, près des côtes chinoises ou le long de la frontière russe). Nous recommandons également de retirer la plupart des missiles terrestres à portée intermédiaire des endroits où ils peuvent atteindre l’intérieur des frontières adverses et de mettre plutôt l’accent sur les investissements défensifs, la répartition des forces et la résilience.

Les changements recommandés ramèneraient la présence américaine dans plusieurs régions à des niveaux plus bas, sur la base d’une évaluation réaliste des menaces actuelles. Ils ramèneraient la posture des forces en Europe à son niveau d’avant 2014, partant du principe que la menace que représente aujourd’hui la Russie pour les États-Unis n’est pas plus grande qu’avant son invasion initiale de l’Ukraine. 

Nous suggérons également de ramener la posture au Moyen-Orient à son niveau d’avant 2023 et de mettre fin à ce qui reste des déploiements post-11 septembre au Moyen-Orient et en Afrique. En Asie, nous nous concentrons sur le transfert des charges, les investissements défensifs et la résilience de la posture avancée des États-Unis, dans le but de sécuriser les intérêts américains tout en réduisant les tensions autour des principaux points chauds du détroit de Taïwan et de la mer de Chine méridionale.
Dans toutes les régions, ces mesures doivent être prises en premier lieu et non en dernier recours. Les objectifs décrits ici sont pertinents pour les quatre années du mandat de l’administration Trump et permettront aux États-Unis d’aligner leur présence mondiale sur leurs intérêts et leurs ressources.

Toutefois, d’autres changements seront nécessaires en parallèle. À terme, l’Europe, le Moyen-Orient et la Corée du Sud devraient être en mesure de se défendre avec un soutien minimal des États-Unis, et le Japon devrait assumer une plus grande part de sa propre sécurité.

Ces changements ne rendront pas les États-Unis moins sûrs. Au contraire, ils renforceront leur sécurité en concentrant les ressources sur des priorités clés, notamment la défense du territoire national et la réduction des risques d’enchevêtrements inutiles ou d’escalade.

Une dernière question à examiner est celle du calendrier. Si les États-Unis n’ont pas besoin de consulter leurs alliés au sujet de ces changements ni d’attendre qu’ils soient « prêts », ils doivent toutefois faire preuve de franchise et de transparence quant aux ajustements qu’ils envisagent d’apporter et au calendrier prévu. La plupart de ces changements devraient se faire par étapes, afin de permettre aux alliés de s’adapter et d’assurer une transition en douceur pour le personnel américain qui rentre au pays. Les États-Unis peuvent utiliser des déclarations claires, des exercices militaires et des engagements diplomatiques pour signaler à leurs adversaires que ces changements de posture ne sont pas un signe de désintérêt ou de faiblesse, mais visent plutôt à améliorer la position stratégique des États-Unis à l’échelle mondiale.

L’article Après l’Ukraine, des experts américains appellent Trump à ne pas défendre directement Taïwan. Texte intégral de la proposition de Caldwell et Kavanagh est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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