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26.11.2025 à 15:51

Grève lucide pour la Palestine

Ricardo Robles

Après une décennie blanche, le syndicalisme combatif de nos voisins d'outre-Pyrénées a renoué avec la stratégie de la grève nationale le 15 octobre dernier pour s'opposer au génocide en Palestine. Nous revenons sur ces mobilisations depuis la banlieue madrilène de Getafe. Après le succès du boycott de la compétition cycliste espagnole La Vuelta , le mouvement solidaire envers le peuple palestinien avait deux options : soit continuer le combat contre le génocide soit baisser les bras. (…)

- CQFD n°246 (novembre 2025) /
Texte intégral (1312 mots)

Après une décennie blanche, le syndicalisme combatif de nos voisins d'outre-Pyrénées a renoué avec la stratégie de la grève nationale le 15 octobre dernier pour s'opposer au génocide en Palestine. Nous revenons sur ces mobilisations depuis la banlieue madrilène de Getafe.

Après le succès du boycott de la compétition cycliste espagnole La Vuelta1, le mouvement solidaire envers le peuple palestinien avait deux options : soit continuer le combat contre le génocide soit baisser les bras. Malgré les résistances des deux plus grosses bureaucraties syndicales, Comisiones Obreras et l'Unión General de Trabajadores (UGT), proches du patronat et du gouvernement de Sánchez, les syndicalistes combatifs ont su imposer la première option : une grève, aussi exceptionnelle qu'expérimentale, puisque l'Espagne n'a pas connu de grève générale à l'échelle nationale depuis 2012.

Hypocrisie des socialistes espagnols

La mobilisation ne s'inscrit pas seulement en solidarité avec le peuple palestinien, mais signale aussi un ras-le-bol généralisé contre le capitalisme et l'impérialisme. En guise d'illustration du double jeu des socialistes à la tête du gouvernement espagnol : el famoso décret royal du 24 septembre dernier. Alors qu'il était censé prévoir un embargo sur le matériel militaire en provenance et à destination d'Israël, en réalité, le décret n'inclut le transit d'armes ni par voies aériennes au sein des bases militaires états-uniennes installées en Espagne, ni celui par voies navales via le détroit de Gibraltar. Drôle d'embargo… qui montre que le gouvernement espagnol est bel et bien un solide partenaire d'Israël.

Alors que depuis octobre 2023, Pedro Sánchez, membre du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et président du gouvernement, multiplie les appels au cessez-le-feu, l'Espagne reste le premier client d'Israël au sein de l'Union européenne dans l'importation d'armement. Entre octobre 2023 et mai 2025, la Chambre de commerce espagnole chiffrait ces opérations à plus de 54 millions2. Et pour ce même mois de mai, l'État espagnol a capté 78 % des exportations d'Israël vers l'Europe.

Et la solidarité entre impérialistes ne s'arrête pas là. Israël joue un rôle incontournable dans la crise du logement espagnol : de nombreux bâtiments historiques des grandes villes (Barcelone3, Malaga) ont été vendus à des fonds d'investissement privés israéliens. Inversement, l'entreprise basque Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles est impliquée dans la construction de voies ferrées dans les colonies israéliennes en Cisjordanie4. Comme le dit Elias, militant étudiant madrilène de Contracorriente5 rencontré lors d'une conférence sur la Palestine à Getafe, « la Palestine est devenue le Vietnam de la génération Z, le symbole qui concentre la synthèse de la crise du système capitaliste, la méfiance envers les gouvernements et les entreprises ».

Bras de fer syndical

Tandis que les manifestations propalestiniennes des 3, 4 et 5 octobre étaient réellement massives, le bilan du 15 reste mitigé. La grève a été bien peu suivie à Madrid. En contrepartie, succès dans les territoires à forte tradition ouvrière. À Euskal Herria (Pays basque), le nombre de grévistes est estimé par les syndicats autour de 100 000 personnes, la plupart dans le secteur de l'éducation, le secteur portuaire de Bilbao ainsi que dans des entreprises impliquées dans le génocide comme Unilever ou Pepsi. En Països Catalans (Catalogne), le suivi de la grève a été significatif dans les facs et les docks. Le taux de mobilisation est aussi variable selon les secteurs, celui de l'éducation en tête.

La réticence des bureaucraties syndicales immobilistes de Comisiones Obreras et UGT à faire grève en la retardant le plus possible s'est vite fait ressentir dans les forces militantes, déjà un peu essoufflées le 15 octobre. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : tandis que la manif' madrilène du 4 octobre comptait 100 000 manifestants, celle du 15 en comptait à peine 70 000… Pour de nombreux militants comme Elias, la date du 15 était trop tardive et il aurait été préférable d'appeler à la grève générale le 4 octobre, plus proche des dates des grèves italiennes et françaises.

Deux bonnes nouvelles cependant. D'abord, la réactivation du mouvement étudiant, solidaire des syndicalistes comme de la Palestine, illustré par le piquet conjoint entre les grévistes ­d'Airbus et les étudiants de l'université Carlos 3, le 5 octobre à Getafe. Mais aussi la revitalisation du syndicalisme combatif à l'initiative de cette grève : ces dernières années, une panoplie de petits syndicats indépendantistes (basques, catalans ou andalous), anarcho-syndicalistes ou trotskystes ont vu leur nombre d'adhérents augmenter. Espoir d'un regain combatif dans le pays ? Une nouvelle date paraît s'annoncer : 29 novembre…

Ricardo Robles

2 Les analyses détaillées par secteur d'activité et par pays sont disponibles sur le site officiel de DataComEx : datacomex.comercio.es

3 Voir le rapport « Complicitats del sector immobiliari i turístic de Catalunya amb l'ocupació de Palestina », publié par l'ODHE (mars 2025).

4 « Colaborar con la ocupación israelí se convierte en un mal negocio para las empresas españolas », El Salto (5/09/2025).

5 Une organisation marxiste trotskyste étudiante.

22.11.2025 à 00:30

De l'art et des cochons

Orianne Hidalgo-Laurier

Au pays de l'exception culturelle, les politiques publiques sabordent le budget de la culture, ouvrant un boulevard aux fortunes privées et à l'extrême droite pour faire de l'entrisme. Dans ce secteur, l'union des droites est déjà consommée. En Provence-Alpes-Côte-d'Azur, la « Trajectoire Valeurs » de Renaud Muselier déclare la guerre au « wokisme ». « Il était temps de mettre un coup d'arrêt aux dérives communautaires du maire de Marseille […] Nous avons, nous aussi, nos traditions et nos (…)

- CQFD n°246 (novembre 2025) / ,
Texte intégral (1893 mots)

Au pays de l'exception culturelle, les politiques publiques sabordent le budget de la culture, ouvrant un boulevard aux fortunes privées et à l'extrême droite pour faire de l'entrisme. Dans ce secteur, l'union des droites est déjà consommée. En Provence-Alpes-Côte-d'Azur, la « Trajectoire Valeurs » de Renaud Muselier déclare la guerre au « wokisme ».

« Il était temps de mettre un coup d'arrêt aux dérives communautaires du maire de Marseille […] Nous avons, nous aussi, nos traditions et nos racines chrétiennes. Il était temps de les faire respecter. » Face à la caméra de CNews, Stéphane Ravier, sénateur (ex-RN et Reconquête) des Bouches-du-Rhône, exulte : le docu-fiction prosélyte Sacré Cœur, promu par les chaînes du groupe Bolloré, sera projeté au château de la Buzine, à Marseille. La municipalité, qui s'était opposée à sa diffusion au nom du principe de laïcité et au grand dam de la droite locale, y a été contrainte le 25 octobre dernier par le tribunal administratif. Pourtant, c'est au nom de cette même laïcité que le président de Région, Renaud Muselier (Renaissance, ex-LR), avait fait voter en catimini la charte « Trajectoire Valeurs » en avril dernier, comprenant le « renforcement du contrôle des subventions régionales dans les domaines du sport et de la culture, pour prévenir toute dérive séparatiste ou atteinte à la laïcité ».

Partout en France, les fanges réactionnaires instrumentalisent les droits de l'homme et du citoyen pour mener leur guérilla culturelle et idéologique

Inspirée par une motion du RN, celle-ci se résume ainsi : « Vision, Autorité, Liberté, Europe, Respect, Souveraineté ». Des mots clefs qui ne sont pas sans rappeler ceux derrière le projet Périclès du milliardaire ultra-conservateur Pierre-Edouard Stérin : Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes.

Sous ses airs de comédie de boulevard, l'anecdote n'est pas un cas isolé. Partout en France, les fanges réactionnaires instrumentalisent les droits de l'homme et du citoyen pour mener leur guérilla culturelle et idéologique. En mai dernier, c'est Laurent Wauquiez (LR) qui suspend toutes les aides de sa région à l'Université Lyon 2 sous prétexte de « dérives islamo-gauchistes » et arrose dans le même temps de 450 000 euros le spectacle à la gloire du roman national Raconte-moi la France. L'année précédente, c'est le coup d'éclat de la collectionneuse Sandra Hegedüs qui démissionne du conseil d'administration de l'association des Amis du Palais de Tokyo, fustigeant le « wokisme pro-palestinien » du centre d'art. Des attaques auxquelles s'ajoutent nombre de concerts et spectacles annulés sous pression de groupes identitaires et catholiques. Ceux-ci vont même jusqu'à cyberharceler les artistes racisé·es comme Rébecca Chaillon ou, à l'instar du groupuscule Sword of Salomon (« l'Épée de Salomon »), menacer de mort un artiste gazaoui accueilli à l'école supérieure des Beaux-arts d'Aix-en-Provence, dans le cadre du Programme national d'accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil, sans que cela n'émeuve les pouvoirs publics. Au pays de l'exception culturelle, les politiques dézinguent le budget de la culture – celui de la région PACA a baissé de 7,7 % par rapport à 2024 –, tandis que l'empire médiatico-éditorial de Bolloré se charge de donner une légitimité intellectuelle aux thèses du grand remplacement et de la déculturation.

Chasse aux sorcières

Face à la violence brute des réseaux de l'extrême droite, une simple charte « républicaine » paraît inoffensive. D'ailleurs, Trajectoire Valeurs aurait provoqué peu de remous si elle n'avait pas servi à cibler d'emblée l'école Kourtrajmé de Marseille en mettant fin à la subvention régionale de 75 000 euros.

Nombre ­d'intermittent·es isolé·es se sont vu·es renvoyer ou refuser leurs demandes de subvention car les dossiers étaient écrits en écriture inclusive

Depuis 2018, à l'initiative du réalisateur primé Ladj Ly, l'association offre des formations aux métiers du cinéma à destination d'un public éloigné du sérail, dans un but d'insertion sociale et de lutte contre les inégalités. « On a reçu un communiqué de presse qui disait qu'on était wokistes et islamistes », témoigne Marie Antonelle Joubert au micro des « Pieds sur Terre » sur France Culture. La directrice de l'école marseillaise apprend la décision suite à une séance du conseil régional qui « a commencé avec un hommage à Jean-Marie Le Pen ». Elle n'a jamais obtenu de rendez-vous avec Renaud Muselier.

Kourtrajmé n'est qu'un arbre qui cache la forêt. Nombre d'intermittent·es isolé·es se sont, comme elle, vu·es renvoyer ou refuser leurs demandes de subvention car les dossiers étaient écrits en écriture inclusive – interdite par la charte Trajectoire Valeurs – indice d'un dangereux « islamogauchisme ». Les demandes d'aides d'autres collectifs comme Les Têtes de l'art ont tout simplement été écartées : leur site internet était en inclusif. « Sur le fond, votre plan “Valeurs” est un marqueur politique, dicté par le Rassemblement national, et ne répond pas aux véritables défis de la langue française, comme l'appauvrissement du vocabulaire ou la polarisation de la pensée, réagit le directeur Sam Khebizi dans une vidéo publiée sur leur site. Cette décision pénalise non seulement notre association, mais aussi les centaines d'artistes et d'opérateurs culturels que nous accompagnons […] En validant la démarche du Rassemblement national, vous prenez le risque de fragiliser l'ensemble du tissu associatif et de rompre la confiance avec les partenaires engagés à vos côtés. »

OPA idéologique

Le chantage idéologique aux aides publiques pousse les acteur·ices du secteur culturel dans les griffes du privé. Kourtrajmé prévoit de se tourner vers Netflix. Les intermittent·es courent derrière les cachets et vont aux plus offrants. En PACA, c'est Rocher Mistral qui recrute à tour de bras. Ce parc à thème, construit sur le modèle du Puy du Fou du royaliste Philippe de Villiers, promeut la « Provence éternelle » (sic). Là-bas, « la Bible est plus importante que le code du travail », de l'aveu d'un ancien employé.

Le spectacle historique est désormais la chasse gardée de l'extrême droite

Et, bien que sous le coup de multiples procès, il reste applaudi et soutenu à hauteur de sept millions d'euros par la Région : dans le plus vieux château provençal, des spectacles contre-révolutionnaires rendent gloire à l'aristocratie blanche et catholique menacée par des hordes de péquenots incendiaires ou encore un éloge son et lumière à l'empereur Napoléon. Son propriétaire, Vianney d'Alençon, est par ailleurs à l'initiative du rachat de l'École supérieure de journalisme de Paris, aux côtés de Bolloré, Arnault, Saadé et Dassault, dont il est sacré directeur. Le spectacle historique est désormais la chasse gardée de l'extrême droite. Et pour cause, le directeur du château de Chambord vient d'annuler la création de l'historien Patrick Boucheron et du metteur en scène Mohamed El Khatib autour « des Renaissances » arguant ne pas vouloir être « l'otage d'un discours militant » – gauchiste donc.

La résistance s'organise

Contrairement aux institutions culturelles, des syndicats et collectifs d'artistes ont dénoncé la purge aux accents trumpistes de la Région à l'ouverture du Printemps de l'Art Contemporain à Marseille. « Le directeur du Réseau PAC nous avait invités à venir lire un texte sur les coupes budgétaires. Le plan Trajectoire Valeurs était tombé juste avant, donc il fallait qu'on en parle, retrace l'artiste Emmanuel Simon, membre du Syndicat des Travailleur·euses Artistes Auteur·ices (STAA CNT-SO). Le directeur de la culture à la Région était là. Il y a eu des prises de paroles de la Mairie, de la DRAC, etc. Dans l'expo, il y avait une vidéo de Trump. Tout le monde s'enorgueillissait “Trump met des murs, nous on construit des ponts”. On a modifié au dernier moment notre texte, en disant que les élus pouvaient bien faire des blagues, ils faisaient la même chose que Trump. Le mec de la Région a fait son caca nerveux en direct. Il s'est retourné vers le directeur hyper énervé, en disant qu'il était pris au piège. Ça a été une première réaction, après on a lancé une tribune. » Ces collectifs ont bien compris que le nerf de la guerre reste économique. Appuyés par la commission culture du PCF à l'Assemblée et au Sénat, ceux-ci militent pour « la continuité de leurs revenus »1. « Une autre piste émerge, conclut Emmanuel Simon, une sécurité sociale de la culture, portée par Réseau salariat. Il s'agit de créer des enclaves communistes dans la société capitaliste pour ne plus dépendre des financements étatiques et privés – soit l'extrême droite. C'est utiliser démocratiquement la valeur de notre travail. » Autrement dit, la mutualisation : un véritable horizon politique qui a déjà fait ses preuves. Pour l'heure, la Région n'a pas répondu à nos sollicitations. Renaud Muselier s'est contenté d'avouer, dans la presse locale, « être allé trop loin » sur l'écriture inclusive et préfère désormaiscirconscrire cette interdiction aux documents adressés à la collectivité.

Orianne Hidalgo-Laurier

1 Lire « Tribune : pour une continuité de revenus des artistes auteur·ices », sur le site du Syndicat des travallieur·euses artistes-auteur·ices CNT-SO (16/03/2024).

22.11.2025 à 00:30

Exarchia sans les condés

Émilien Bernard

« Vivre sans police ? […] C'est bien beau mais comment ? […] Et pourquoi ? Tout le monde trouve-il vraiment la police superflue ? ». Voilà quelques-unes des interrogations qui traversent Vivre sans police (Agone, octobre 2025), de l'ami Victor Collet, consacré aux lendemains des émeutes de décembre 2008 à Athènes. Pour focale, le mythique quartier d'Exarchia niché au cœur de la capitale, qui a un temps résisté à l'invasion policière. 6 décembre 2008, Athènes brûle. Pour étincelle, (…)

- CQFD n°246 (novembre 2025) / ,
Texte intégral (1844 mots)

« Vivre sans police ? […] C'est bien beau mais comment ? […] Et pourquoi ? Tout le monde trouve-il vraiment la police superflue ? ». Voilà quelques-unes des interrogations qui traversent Vivre sans police (Agone, octobre 2025), de l'ami Victor Collet, consacré aux lendemains des émeutes de décembre 2008 à Athènes. Pour focale, le mythique quartier d'Exarchia niché au cœur de la capitale, qui a un temps résisté à l'invasion policière.

6 décembre 2008, Athènes brûle. Pour étincelle, l'assassinat par un policier d'Alexandros Grigoropoulos, 15 ans. Les jours suivants, l'ardeur émeutière ne faiblit pas, avec pour épicentre le quartier athénien d'Exarchia, déjà auréolé d'une tradition de résistance – à la dictature puis au néolibéralisme vampire. La décennie qui suit s'inscrit pleinement dans cet héritage, Exarchia expérimentant un quotidien quasiment exempt de gent policière. Formidable ? Bien sûr. Mais cela ne va pas sans heurts, tant « le mythe n'a rien du long fleuve tranquille », écrit Victor Collet, qui ausculte l'évolution d'un quartier où l'auto-organisation devient centrale. Ayant résidé sur place à de multiples reprises, de 2014 à 2021, il offre le récit vivant d'une expérience où le slogan « Batsi ! Ghourounia ! Dolofoni ! » [« Flics ! Porcs ! Assassins ! »] se double d'une concrétisation pleine d'enseignements.

6 décembre : l'étincelle

« Le 6 décembre et ses suites ont souvent été comparés à la lutte des Gilets jaunes. J'y vois plutôt une ressemblance avec les émeutes de banlieue, comme celles de 2024 après la mort de Nahel. Dans les deux cas, ça part d'un meurtre policier. Et on retrouve ici et là-bas une conflictualité très marquée dès le départ, alors que l'éruption est totalement inattendue.

Exarchia est un refuge, un îlot de tranquillité

À Athènes, les flics se pensaient tout puissant, d'où les circonstances de ce meurtre policier : Alexis a été tué de sang-froid dans un quartier très politisé, au beau milieu d'une rue prisée par la jeunesse radicale. Le mouvement anar est alors beaucoup plus conflictuel qu'ailleurs en Europe. Rappelons que la démocratie grecque est très jeune, le régime des colonels étant tombé en 1973-1974. Le mouvement antiautoritaire se développe donc tardivement, auprès de jeunes qui pour beaucoup ont eu des parents communistes et/ou exilés par un régime soutenu par la police. Il n'a pas eu le temps d'être adouci par des compromis avec les institutions ou des vagues de répression. De plus, l'explosion se déroule dans un pays où l'État est alors affaibli et en pleine course en avant néolibérale.

Point important : ce n'est pas un mouvement coupé du reste du pays. Les secousses du 6 décembre 2008 se communiquent à toutes les grandes villes. Idem pour Athènes : si Exarchia fait office de lieu emblématique, beaucoup de quartiers sont en lutte. D'autant que l'antagonisme envers l'État est déjà présent partout. En cette période de délitement économique, attisé par la crise des subprimes, beaucoup ont dû faire sans lui. L'auto-organisation est une réponse à cette absence. Basiquement : nous contre la police et l'État. »

Urbanisme favorable

« En 2008, Athènes a un côté motor city, avec une pollution sonore omniprésente et des périphéries désindustrialisées. Délaissé par les plans d'urbanisme, Exarchia est donc un refuge, un îlot de tranquillité à dix minutes à pied du Parlement. Cela s'accompagne d'une multiplicité de lieux squattés, pour la plupart ouverts sur l'extérieur et n'accueillant pas que des militants : beaucoup d'exilés et de familles y sont installés.

Par ailleurs, l'urbanisme du quartier est propice à la lutte urbaine, avec des petites ruelles et des intersections très rapprochées. Parfait pour se replier quand ça chauffe. En 2017, j'ai assisté à une manifestation mêlant antifas et queers contre Aube dorée1. Quand les mats (les CRS locaux) ont chargé, tout le monde s'est replié sur Exarchia, avec quelques camarades postés à l'entrée du quartier des Molotov à la main. Une situation permise notamment par le refus de la logique sécuritaire et des caméras de surveillance. Celles installées dans le quartier à l'occasion des JO d'Athènes en 2004 n'ont pas tardé à être explosées. »

Police en retrait

« Au fil du temps, Exarchia est globalement déserté pas la police. Les flics savent que le niveau d'antagonisme sera élevé s'ils s'y aventurent en masse. Ils restent donc en retrait, sauf pour quelques incursions ciblées. D'autant qu'ils redoutent une extension hors d'Exarchia de cette conflictualité exacerbée.

Deux militants du parti néonazi sont abattus en pleine rue. Le message est clair : cela peut tomber sur n'importe qui

Et si beaucoup craignaient le chaos, la vie sans police est tout le contraire d'un bordel permanent. Quand je m'y rends pour la première fois en 2014, je suis d'abord étonné par le calme ambiant. En dehors des événements symboliques comme les manifs annuelles du 6 décembre, l'atmosphère est plutôt bon enfant.

Il y a par contre divers points de tension, à commencer par la lutte contre Aube dorée. Alors que les ratonnades racistes ou politiques se multiplient au début des années 2010, la contre-attaque ne tarde pas. Elle culmine quand le rappeur antifa Pávlos Fýssas est abattu en 2013. Cela déclenche des manifestations de plusieurs milliers de personnes. Dans la foulée, deux militants du parti néonazi sont abattus en pleine rue. Le message est clair : cela peut tomber sur n'importe qui. Et les militants d'Aube dorée finissent par raser les murs. Il y a clairement un gouffre avec ce qui s'est passé quand Clément Méric a été tué par des fascistes. En France, l'État a fait en sorte que la colère soit très encadrée. Alors qu'en Grèce, le double assassinat a été revendiqué sans qu'il y ait la moindre arrestation. Là aussi, cela se doublait d'une lutte contre la police, qui avait souvent pris le parti d'Aube dorée dans les affrontements de rue.

Suite à ça est arrivé un autre ennemi : la mafia et ses dealers, devenus omniprésents à Exarchia à partir de 2016. En réponse, des groupes d'autodéfense ont commencé à patrouiller dans les rues. Face à la démission étatique, l'autogestion s'est imposée. Cela n'a rien d'anodin, comme je l'écris dans le livre : “[C'est] l'une des rares preuves en actes de la possibilité concrète de se passer de l'État, de la police, et de renverser l'idée dominante de leur nécessité.” Par contre, c'est rapidement devenu hors de contrôle, avec la présence accrue de commerçants, de hooligans ou d'experts en sécurité autoproclamés. Une situation complexe, qui a provoqué l'atomisation de nombreux groupes militants. Certains étaient dégoûtés par la militarisation affichée et l'exhibition des armes à feu. Autre reproche adressé aux manifestants anti-dealers : leur tendance à vouloir pacifier le quartier jusque dans les actions politiques des tenants de l'insurrection permanente, avec une forme de lissage du radicalisme. »

Le crépuscule d'Exarchia

« Est-ce que l'histoire du quartier est celle d'une défaite ? Oui si l'on se focalise sur la situation actuelle. Il y a par contre eu un cumul d'expériences assez bluffant. Si on prend la question de la solidarité avec les exilés, ça a pris des proportions impressionnantes, avec l'accueil de milliers de personnes. Idem pour l'occupation de lieux : il y en avait entre 50 et 60 en 2019, avant la vague d'expulsions. Ça a été une longue décennie de luttes instructives. Jusqu'à ce que le capitalisme reprenne la main, notamment via l'explosion du tourisme et d'Airbnb. Dans le même temps, la police s'est modernisée : en 2008, ils étaient complètement dépassés par la conflictualité des manifestants, en chemisettes et armés de gazeuses. Aujourd'hui, ce sont des Robocops.

Dernier point qui a précipité le délitement de l'expérience : la folklorisation de la lutte. Il y a très vite eu une forme de riot-porn qui a attiré des gens de toute l'Europe.

Des commerçants ont commencé à vendre des t-shirts ACAB et les hipsters fans de street-art ont déboulé en masse.

Il faut dire que c'était plus vendeur qu'une zone humide paumée où tu te cailles. Le quartier est devenu aussi bien symbole de rébellion que d'atmosphère authentique en plein centre-ville. Ça a eu des effets délétères, dont l'invasion de touristes. Des commerçants ont commencé à vendre des t-shirts ACAB et les hipsters fans de street-art ont déboulé en masse. La gentrification a logiquement accompagné ces transformations, avec une hausse du prix du logement. Une évolution similaire en certains points à celle observée à Marseille, passée de ville qui fait peur à attraction pour touristes.

Lors de mon dernier séjour en 2021, juste après la crise Covid, je n'ai plus retrouvé le parfum de liberté que j'associais au quartier. Ce qui m'avait tant plu dans ces rues avait disparu, d'autant qu'il y régnait désormais une omniprésence policière. Il reste pourtant des lieux occupés et une solidarité active, par exemple envers les exilés. Comme beaucoup le disent là-bas : la lutte ne meurt jamais. Mais la vie sans police n'est pour l'instant plus d'actualité. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

1 Aube dorée est un parti politique grec néonazi.

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