28.06.2025 à 00:09
Pari si la monnaie
Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-septième épisode consacré à l'extension du monde du pari en ligne, qui désormais s'applique aux soubresauts de l'actualité. Fut un temps où le monde du pari se cantonnait aux tripots à bookmakers et aux PMU. Flèche d'Azur, casaque verte, va-t-elle l'emporter sur Bucéphale Mordoré, casaque rouge à pois ? La belle époque. Aujourd'hui, outre les paris sportifs en ligne, qui ruinent beaucoup d'apprentis Nostradamus, (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Aïe TechTexte intégral (692 mots)
Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Vingt-septième épisode consacré à l'extension du monde du pari en ligne, qui désormais s'applique aux soubresauts de l'actualité.
Fut un temps où le monde du pari se cantonnait aux tripots à bookmakers et aux PMU. Flèche d'Azur, casaque verte, va-t-elle l'emporter sur Bucéphale Mordoré, casaque rouge à pois ? La belle époque. Aujourd'hui, outre les paris sportifs en ligne, qui ruinent beaucoup d'apprentis Nostradamus, il est possible de miser ses kopecks sur absolument tout. En page d'accueil du site Polymarket, on trouve par exemple cette proposition de prédiction contre monnaie sonnante et trébuchante, avec mention des fluctuations : « Y aura-t-il un cessez-le-feu entre Gaza et Israël avant juillet ? » (59 % de chance). Ou sur une autre plateforme, Kalshi : « Le nouveau médicament contre le cancer va-t-il passer la première phase de test ? » (14 %). Flippant. Alors oui, il y a des gagnants. Un article du Monde1 cite l'heureux parieur ayant misé sur Robert Francis Prevost (Léon XIV) comme futur pape, 60 000 dollars dans les popoches. Mise totale des parieurs sur cet événement toutes plateformes confondues : 40 millions de billets verts. Ce type de site empoche évidemment de solides commissions sur chaque événement ainsi monétisé. On peut rétorquer que la Française des Jeux fait la même chose, cette pelle à merde étatique. Sauf qu'il y a ici un évident problème éthique et politique. Les partisans de cette mise aux enchères du monde se réclament de la pensée libertarienne ou des plus féroces théoriciens du néo-libéralisme débridé genre Friedrich fucking Hayek, qui estiment que les marchés financiers doivent s'étendre à tous les recoins de la société. Indécent ? Que nenni, c'est juste l'économie, idiot2 ! Mais ça ne s'arrête pas à un problème de morale. En pariant sur le vainqueur des élections présidentielles roumaines ou le déclenchement d'une guerre Iran-USA, les utilisateurs de ces plateformes exercent une sorte d'influence sur le futur. Poser un taux de probabilité sur ces événements, c'est déjà offrir le monde sur un plateau aux adeptes de la-data-à-tout-prix. Autre effet délétère : si tout devient quantifiable par le pékin moyen, il n'y a plus de frontière entre analyse du monde rationnelle et prédiction au doigt mouillé. C'est la victoire des affects numériques, scrutés de près par les vautours politiques. Ils disposaient déjà de Facebook ou Twitter pour savoir comment souffler sur les braises, ils ont désormais la main sur de gigantesques sondages en ligne sur la marche du monde. Vertigineux. Est-ce que ce monde est sérieux (66 %) ? Je parie sur non. Cabrel va-t-il mourir cet été (22 %) ? Non, oh lord, sa moustache est immortelle. Cette fichue planète malade va-t-elle s'autodétruire dans son capitalisme morbide ? Yep (à 100 %).
28.06.2025 à 00:05
Reliefs d'une adolescence en lutte
Une ado non binaire, radicale et solitaire, fuit sa famille et la société dans les terrils du nord de la France. Avec Colline, Fanny Chiarello signe un roman incandescent, où l'écologie, la classe et la fiction dessinent une contre-mythologie du présent. « La solitude, ce n'est pas forcément être seule. » Coline, 17 ans, lycéenne du nord de la France, vit avec son chien dans une ancienne ville minière. Végan, non binaire, lesbienne, écolo, anticapitaliste : elle coche toutes les cases, et (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / BouquinTexte intégral (585 mots)
Une ado non binaire, radicale et solitaire, fuit sa famille et la société dans les terrils du nord de la France. Avec Colline, Fanny Chiarello signe un roman incandescent, où l'écologie, la classe et la fiction dessinent une contre-mythologie du présent.
« La solitude, ce n'est pas forcément être seule. » Coline, 17 ans, lycéenne du nord de la France, vit avec son chien dans une ancienne ville minière. Végan, non binaire, lesbienne, écolo, anticapitaliste : elle coche toutes les cases, et le revendique. Coincée pour les vacances avec sa mère, sa tante et ses cousins, elle décide de fuir dans les collines noires des terrils, à la recherche d'un territoire à elle. Le récit de Colline (Cambourakis, 2025) s'ouvre sur une « genèse homofuturiste », puis changement de style : un monologue intérieur nerveux et une course-poursuite effrénée commencent. « J'étais un animal sauvage acculé par l'avancée des tronçonneuses... » Coline, traquée par une société coincée dans les stéréotypes, se réfugie dans les marges. Le récit haletant alterne avec un autre fil, fait de souvenirs récents, plus calmes, plus doux. Les deux trames narratives finissent par se rejoindre, comme une forme de réconciliation de Coline avec sa classe, son histoire, ses contradictions. L'ado est tout sauf lisse. Elle méprise les goûts trop « populaires », mais refuse de critiquer la salade de riz faite avec amour par ses tantes. Elle revendique son élitisme, tout en laissant percer une sensibilité désarmante : « Je serais toujours de celles qui préfèrent les trucs touchants à ceux qui déchirent... » Coline juge, doute, souffre, rêve, aime. Et c'est dans cette tension que réside sa beauté. Figure générationnelle, elle incarne une jeunesse ultra-consciente, ultra-lucide, mais pas cynique pour autant. Dans ces paysages ravagés par l'extraction du charbon, puis abandonnés et réensauvagés par le vivant, la jeune fille invente un monde parallèle où elle dialogue avec Jamila Woods, chanteuse qu'elle vénère. Le pouvoir de l'imaginaire est ici vital, politique, tandis que la langue devient une arme de résistance. « Je laisse le phatique à la masse et je prends le magique. » Dans Colline se dessine un paysage intérieur autant qu'extérieur, une chambre d'échos où se mêlent solitude, désir, écologie et lutte. Fanny Chiarello écrit avec une précision musicale. Son style, à la fois nerveux et poétique donne une langue singulière à cette héroïne hors norme. Rédigés lors d'ateliers d'écriture avec des lycéens, les dialogues, empreints d'humour noir et de lucidité adolescente, capturent une génération sans moquerie ni condescendance. Pas d'imaginaire de vainqueurs ici, mais une ode à celles et ceux qui s'inventent des mondes pour survivre et se battre.
28.06.2025 à 00:03
Trahir le socialisme
Dans Brève histoire des socialismes en France, l'historien Julien Chuzeville revient sur les mutations du mouvement socialiste. À la fois réformiste et révolutionnaire, il parvient à s'unifier autour de la SFIO en 1905 avant que le parti trahisse ses principes et s'engouffre dans la guerre… Au commencement : le socialisme. Un projet révolutionnaire, dont l'objectif est le renversement du capitalisme et son remplacement par une société sans classes, oppressions, ni exploitations. Né dans (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Caroline SuryTexte intégral (1637 mots)
Dans Brève histoire des socialismes en France, l'historien Julien Chuzeville revient sur les mutations du mouvement socialiste. À la fois réformiste et révolutionnaire, il parvient à s'unifier autour de la SFIO en 1905 avant que le parti trahisse ses principes et s'engouffre dans la guerre…
Au commencement : le socialisme. Un projet révolutionnaire, dont l'objectif est le renversement du capitalisme et son remplacement par une société sans classes, oppressions, ni exploitations. Né dans l'Europe capitaliste du XXe siècle, ce mouvement internationaliste « sans patrie ni frontières » se structure en France autour de la SFIO (Section française de l'internationale ouvrière). Parti de masse, elle cherche à amorcer des réformes sociales tout en conservant son objectif révolutionnaire et internationaliste. Mais quand la Première Guerre mondiale éclate, la SFIO se range du côté des belliqueux, au mépris des principes du mouvement... Une leçon historique très actuelle, que nous rappelle Julien Chuzeville dans Brève histoire des socialismes en France (Libertalia, 2025).
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Dans les débats, réformes et révolution ne s'opposent pas toujours
Dans les années 1880-90, lorsque les premiers partis ouvriers se constituent, ils appellent indifféremment « socialisme » ou « communisme » le projet d'abolition de l'État et du capitalisme qu'ils souhaitent voir advenir. Ils se divisent cependant sur la marche à suivre : la prise du pouvoir d'État par le prolétariat, comme le défendent Jules Guesde et le Parti ouvrier (PO) ? Le socialisme réforme par réforme (Fédération des travailleurs socialistes de France) ou la grève générale portée par les syndicats (Parti ouvrier socialiste révolutionnaire) ? Dans les débats, réformes et révolution ne s'opposent pas toujours. Les plus révolutionnaires reconnaissent l'intérêt de réformes sociales – notamment la baisse du temps de travail quotidien – et les plus réformistes ne s'opposent pas « en principe » à la révolution. Certains partis socialistes parviennent à faire élire des militants – parfois ouvriers – dans des mairies et à l'Assemblée. Leur stratégie, c'est d'abord de « faire connaître les idées socialistes ». Mais progressivement, le moyen devient une fin en soi : il s'agit de « faire campagne essentiellement afin d'avoir le plus d'élus possible ». Les candidats atténuent leur propos, parlent moins d'internationalisme, et plus de patriotisme et les résultats électoraux s'améliorent. Entre 1899 et 1903, l'entrée au gouvernement Waldeck-Rousseau du socialiste indépendant1 Alexandre Millerand divise les socialistes. Certains espèrent des réformes sociales. D'autres se méfient de l'enrôlement d'un socialiste dans un gouvernement bourgeois. Le bilan de Millerand leur donnera raison. Le ministre socialiste n'arrive à aucune avancée sociale et participe à un gouvernement qui réprime dans le sang des grévistes à Chalon-Sur-Saône et en Martinique.
Aujourd'hui, alors que la guerre rôde en Europe, aucun parti de « gauche » auParlement ne se fonde sur l'internationalisme pour s'opposer à la guerre
Après l'échec de Millerand, les différents partis socialistes décident de former ensemble la SFIO en 1905, et reviennent aux principes du socialisme. Ils déclarent dans leur texte fondateur : « Tout en poursuivant la réalisation des réformes immédiates revendiquées [le parti] n'est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte des classes et de révolution ». Le parti n'abandonne pas la participation aux élections, municipales et parlementaires, et dirige alors de nombreuses mairies, où il met en place des politiques sociales. À l'Assemblée, les députés, emmenés par Jean Jaurès, constituent un groupe d'opposition qui refuse toute alliance ou participation à un gouvernement bourgeois2. Minoritaires, leurs projets de réformes – salaire minimum, assurance sociale ou abolition de la peine de mort – n'aboutissent pas. Mais les socialistes jouissent d'une tribune où ils clament des discours socialistes, et perturbe l'Assemblée en y chantant l'Internationale. Et le parti ne se limite pas à son groupe « politique ». Il est composé de dizaines de milliers d'adhérents. Ses militants – artisans, ouvriers, enseignants, employés – montent des sections locales où ils débattent, échangent et organisent le parti. Ils créent également des journaux dans lesquels ils se font le relais des luttes locales et expriment leurs opinions. Malgré tout, une petite élite politicienne se dégage : « Le groupe parlementaire n'est pas choisi par les militants [...] et ses délibérations ne font l'objet que de comptes-rendus brefs. » Progressivement, certains membres, comme le député Albert Thomas, révisent les positions anticapitalistes du parti et soutiennent la mise en place d'un capitalisme d'État par la gestion d'une élite d'« experts » socialistes. C'est l'action des masses qu'on cherche alors à mettre de côté : « L'émancipation de la classe travailleuse ne doit plus être l'œuvre de la classe travailleuse elle-même, mais l'œuvre de spécialistes », résume Julien Chuzeville.
Les socialistes entrent dans le gouvernement d'« Union sacrée » du présidentRaymond Poincarré, qui suspend illico la liberté d'expression et d'opinion
En 1912, face à la crainte d'un embrasement mondial, les socialistes européens réunis à Bâle proclament l'unité du prolétariat européen et préconisent la grève générale mondiale pour empêcher la guerre. Mais quelques mois avant le conflit, rien ne semble pouvoir empêcher les États de s'affronter. Pas même Jean Jaurès, partisan de la paix, assassiné par un nationaliste en 1914. Emmené par les guesdistes, pourtant révolutionnaires, le parti cède alors aux injonctions guerrières, et vote les crédits de guerre.
Les socialistes entrent dans le gouvernement d'« Union sacrée » du président Raymond Poincarré, qui suspend illico la liberté d'expression et d'opinion. À l'intérieur du parti, ils refusent la participation d'étrangers et coupent toute relation avec le SPD (Parti social-démocrate d'Allemagne). Les deux partis ont pleinement intégré le nationalisme. « Ils se vivent désormais avant tout comme des Allemands et des Français, ennemis dans la guerre avant d'être des socialistes. » Mais à l'intérieur de la SFIO, certains résistent. Les Zimmerwaldiens – qui fonde leur tendance en 1915 à Zimmerwald (Suisse) – s'opposent à cette trahison et signent un manifeste internationaliste et antiguerre qui circule clandestinement. En 1917, la SFIO quitte finalement le gouvernement après n'avoir obtenu aucune avancée sociale pour la classe ouvrière et avoir participé à une économie de guerre mortifère, dont le patronat a largement profité. Au XXe siècle, la SFIO, qui deviendra en 1969 le Parti socialiste (PS), continue la lente révision de ses principes. Concentré sur la conquête du pouvoir, le parti est bureaucratique et coupé de sa base ouvrière. Celle-ci s'incarne alors davantage dans les syndicats, certains partis trotskystes ou mouvements libertaires. Aujourd'hui, alors que la guerre rôde en Europe, aucun parti de « gauche » au Parlement ne se fonde sur l'internationalisme pour s'opposer à la guerre. Jean-Luc Mélenchon, qui se réclame souvent du socialisme historique de Jaurès, souhaite assurer « une industrie de défense souveraine et performante » et s'inquiète du déclin de la France sur les cinq continents3. Socialistes, vous avez dit ?
1 Car il refuse comme d'autres d'être membre d'un parti socialiste qu'il juge trop révolutionnaire.
2 Des mots de Jean Jaurès lui-même, pourtant ancien soutien d'Alexandre Millerand « ne jamais sacrifier à une convenance gouvernementale, à une combinaison parlementaire, les intérêts mêmes du prolétariat et l'autonomie de la classe ouvrière ».
3 « L'intérêt de la France, c'est d'être indépendante, non alignée et altermondialiste. La paix des Français est à ce prix ! », Jean-Luc Mélenchon, Revue de Défense nationale, n° 880 (mai 2025).
28.06.2025 à 00:02
« Les Indonésiens craignent un retour de l'Ordre nouveau »
En février et mars dernier, un mouvement de protestation a secoué l'Indonésie. La population d'un des pays les plus inégalitaires du monde dénonce l'autoritarisme du président Prabowo Subianto. Interview de l'historien Rémy Madinier. Le 17 février dernier, le président indonésien Prabowo Subianto annonce des coupes budgétaires drastiques (environ 40 milliards d'euros) pour lutter contre la malnutrition infantile et financer un nouveau fonds souverain pour des projets dans les énergies (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / Irène BeausejourTexte intégral (1723 mots)
En février et mars dernier, un mouvement de protestation a secoué l'Indonésie. La population d'un des pays les plus inégalitaires du monde dénonce l'autoritarisme du président Prabowo Subianto. Interview de l'historien Rémy Madinier.
Le 17 février dernier, le président indonésien Prabowo Subianto annonce des coupes budgétaires drastiques (environ 40 milliards d'euros) pour lutter contre la malnutrition infantile et financer un nouveau fonds souverain pour des projets dans les énergies renouvelables, la sécurité alimentaire et les nouvelles technologies. Les étudiants montent alors au créneau : ces réductions pourraient affecter les bourses et le prix de la scolarité. Ils n'ont par ailleurs aucune confiance dans leurs élites corrompues. Au mois de mars, l'adoption d'une loi permettant aux militaires d'occuper à nouveau des postes à responsabilités au sein des institutions met le feu aux poudres. La jeunesse craint un retour de la dictature. Entretien avec Rémy Madinier, historien spécialiste de l'Indonésie et directeur de recherche au CNRS.
Il y a régulièrement des mouvements de protestation en Indonésie depuis 1998. En quoi celui-ci est-il différent ?
« Prabowo a fondé toute sa carrière militaire sur la violence »
« Ces manifestations témoignent de fortes inquiétudes quant à une sorte de restauration de l'“Ordre nouveau”, ce régime autoritaire [de 1966 à 1998] présidé par le général Suharto qui a été pendant un temps le beau-père de l'actuel président Prabowo Subianto. Ce dernier a été élu en février 2024 face au président sortant, Joko Widodo (surnommé Jokowi), un homme respecté qui n'appartenait pas à l'oligarchie indonésienne. Prabowo a par deux fois tenté de briguer la présidence avec un registre militaro-nationaliste tout en promouvant l'islam radical. Cette fois-ci, il a réussi non pas face à Jokowi, mais grâce à Jokowi, qui l'a désigné comme son successeur en acceptant que son fils devienne colistier puis vice-président de Prabowo. Ensuite, il y a eu l'annonce de la création d'un fonds souverain et de distributions de repas gratuits dans les écoles. Beaucoup ont alors commencé à craindre un retour de l'“Ordre nouveau” et avec lui, le retour de la corruption et la restriction de la liberté d'expression. »
En quoi la création d'un fonds souverain et les distributions de repas gratuits sont-e les le signal d'un retour à un régime de corruption ?
« Grosso modo, on soupçonne que l'argent disparaisse entre le ministère et les prestataires de services, d'autant plus que les militaires sont désormais autorisés à travailler dans des entreprises sans même démissionner de l'armée. Ils peuvent donc avoir une “double fonction”, et donc un pouvoir politico-économique accru, comme à l'époque de l'“Ordre nouveau”. Et à cette époque, la presse avait dénoncé des cas de repas gratuits avariés et distribués… Et ce n'est qu'un des nombreux exemples de la corruption qui a toujours existé en Indonésie. À ce titre, il faut nuancer la rupture entre Prabowo et le président sortant : Jokowi avait lui-même laissé le Parlement affaiblir la KPK (la Commission d'éradication de la corruption). Il a ensuite utilisé les moyens de l'État pour favoriser les ambitions politiques de son fils. La presse a aussi été largement affaiblie par différentes lois en 2018, 2022 et mars 2025, élargissant notamment la notion de blasphème dans le Code pénal ou restreignant la diffusion d'investigations. De son côté, le président Prabowo s'est déjà prononcé : la presse doit être fidèle et loyale à l'Indonésie… »
Qui est Prabowo Subianto ?
« La société indonésienne est assez peu politisée et il n'y a pas beaucoup de corpsintermédiaires pour absorber le mécontentement »
« Il est fils d'une grande famille indonésienne : son grand-père a fondé la banque d'Indonésie et son père a été ministre des Finances. Ce dernier l'a poussé à faire une carrière militaire pour que Prabowo approche le pouvoir. Il a fondé toute sa carrière militaire sur la violence. Il est notamment accusé de crimes de guerre, en particulier dans la province d'Aceh, au nord de l'île de Sumatra et au Timor oriental. En 1975, le Timor oriental se libère du joug colonial portugais et obtient son indépendance, mais est rapidement envahi par l'armée indonésienne. L'Indonésie possède déjà une partie de l'île de Timor, mais veut s'étendre pour satisfaire ses velléités nationalistes. Et pour ce faire, l'armée assassine entre 100 000 et 200 000 personnes, dont de nombreux civils. L'ensemble des exactions commises a été mis sous le boisseau comme tous les crimes commis sous le régime de Suharto. En 1998, suite à un mouvement de protestation qui dégénère en émeutes et qui fait 1 200 morts, Suharto démissionne. La même année, Prabowo rate un coup d'État face au nouveau président Jusuf Habibie et quitte le pays. Mais après un court et confortable exil en Jordanie, il revient au début des années 2000 pour reprendre une carrière politique. Idéologiquement, c'est un pragmatique de l'autoritarisme, comme l'était Suharto. Il pratique un capitalisme d'État, qui favorise les intérêts de sa famille et de ses proches, dans une économie de conglomérats qui repose encore beaucoup sur les ressources naturelles. »
Y a-t-il une continuité entre le régime de l'« Ordre nouveau » et celui de Prabowo ?
« Sous l'“Ordre nouveau”, la liberté de la presse était extrêmement limitée et les fonctionnaires étaient obligés de voter. On les emmenait en bus pour être sûr qu'ils glissent le bon bulletin dans l'urne. Même chose dans les campagnes où on menaçait de ne pas réparer les routes si tel village ne votait pas à 90 % pour le parti au pouvoir… Depuis 1998, l'Indonésie est une démocratie (ou du moins, l'était jusqu'à ces derniers temps) dans la mesure où les élections sont libres, la liberté d'expression existe, la liberté de la presse également. Les choses ont néanmoins déjà dérapé sous le deuxième mandat de Jokowi. Le président sortant avait un côté développementaliste autoritaire : son projet de nouvelle capitale construite au milieu de nulle part à Kalimantan, dans la partie indonésienne de Bornéo, incarne bien cette ambition de démesure. Et sur ce point, Prabowo accélère le mouvement. »
Y a-t-il une opposition de gauche à Prabowo ?
« Pour l'instant, c'est surtout la presse qui est visée »
« Oui, mais elle reste très limitée à l'échelle nationale, notamment parce que l'“Ordre nouveau” et les régimes qui lui ont succédé ont falsifié la mémoire du pays en imposant un puissant récit anticommuniste [voir encadré]. Aujourd'hui, la société indonésienne est assez peu politisée et il n'y a pas beaucoup de corps intermédiaires pour absorber le mécontentement. Des structures syndicales existent, mais l'économie informelle emploie près de 50 % des travailleurs. Il est donc difficile pour les gens de se mobiliser. Les manifestations qu'on observe aujourd'hui ont surtout lieu dans quelques grandes villes étudiantes. Avec l'inflation qui repart et toute l'incertitude autour des droits de douane américains, l'économie indonésienne risque de flancher. La situation peut devenir explosive pour Prabowo et le gouvernement si les gens qui manifestent pour le respect de l'État de droit sont rejoints par des gens inquiets pour des raisons socio-économiques. »
Que peut-on espérer pour la suite de ce mouvement ?
« Déjà, on peut souhaiter qu'il continue et qu'il n'y ait pas de répression trop féroce. Celle-ci n'a pas encore atteint le même niveau que sous Suharto, mais pourrait en prendre le chemin. Pour l'instant, c'est surtout la presse qui est visée. La jeunesse mobilisée compte parmi elle des enfants des élites indonésiennes, donc on peut tabler sur une retenue de la part des forces de l'ordre, voire même un relai des revendications au plus haut niveau du pouvoir. On peut au mieux espérer que la restauration de l'“Ordre nouveau” ne soit pas trop rapide. Mais est-ce qu'on n'y est pas déjà ? »
La mémoire indonésienne falsifiée
« En 1966, après une période de très fortes tensions entre un communisme extrêmement puissant et l'armée, avec Sukarno (premier président de l'Indonésie au pouvoir de 1945 à 1967) qui arbitrait au milieu, il y a eu une tentative de putsch durant laquelle les sept principaux membres de l'état-major ont été tués. Le général Suharto fut le seul épargné. Il a réagi extrêmement vite et s'est emparé du pouvoir en quelques mois en lançant une effroyable répression anticommuniste. Il y a eu entre 500 000 et trois millions de morts, avec un génocide de proximité encouragé par l'armée. Tout un tas de gens massacrait leurs voisins sous prétexte qu'ils étaient peut-être communistes. Le régime de l'“Ordre nouveau” a ensuite déversé sa propagande sur l'Indonésie pendant 30 ans, en expliquant que les communistes avaient eux-mêmes tué ces gens et qu'ils représentaient toujours un danger latent. Cette inversion de la mémoire a profondément marqué la scène politique indonésienne qui est désormais amputée de quasiment tout son flanc gauche. »
21.06.2025 à 00:07
Le puits néonazi
Dans la BD La Nuit sera longue, l'auteur italien Zérocalcare décrit le calvaire de militants européens antifascistes arrêtés en Hongrie et en Europe après avoir manifesté contre un rassemblement néonazi. Les images ont fait le tour des médias : une jeune femme traînée par une laisse, menottes aux poignets, chaînes aux pieds, exhibée devant un tribunal hongrois. Le tort de cette instit' italienne de 39 ans prénommée Ilaria ? Avoir manifesté contre des néonazis à Budapest, le 11 février (…)
- CQFD n°242 (juin 2025) / BouquinTexte intégral (792 mots)
Dans la BD La Nuit sera longue, l'auteur italien Zérocalcare décrit le calvaire de militants européens antifascistes arrêtés en Hongrie et en Europe après avoir manifesté contre un rassemblement néonazi.
Les images ont fait le tour des médias : une jeune femme traînée par une laisse, menottes aux poignets, chaînes aux pieds, exhibée devant un tribunal hongrois. Le tort de cette instit' italienne de 39 ans prénommée Ilaria ? Avoir manifesté contre des néonazis à Budapest, le 11 février 2023, « le jour de l'honneur » des bas du front venus de toute l'Europe1. Pour l'occasion, deux fascistes ont été bousculés, récoltant cinq et huit jours d'ITT, ouin ouin. Sans que rien ne la relie directement à ces faits, Ilaria risquait 20 ans de prison.
Camarade à tendance punk, Zerocalcare a signé pléthore de super bandes dessinées, dont Kobané Calling (Cambourakis, 2019), reportage auprès des combattants kurdes et internationalistes luttant contre les dangereux tarés de Daech. Dans La Nuit sera longue (Nada, 2025), il s'attaque à la vague de répression frappant les militants antifascistes en Hongrie, mais aussi dans toute l'Europe. C'est à la fois drôle et glaçant. Certaines cases font rire (jaune) : « Vous allez me dire que [ces néonazis] sont cons comme des sacs de gravier. Mais ces graviers, ils prennent 18 000 euros de financements publics. Pour faire les cosplayers de nazis. » D'autres accablent, à l'image de celles qui décrivent le traitement inique d'Ilaria au tribunal : « Quelque chose qui a à voir avec l'exposition du corps de l'ennemi, amené fers aux pieds, pour être vu par tout le monde, comme un trophée de chasse. »
La position de Zerocalcare est claire :« Un principe éternel. Dix mots. On ne lâche pas les gens qui finissent en taule. » Militant anticarcéral, il s'est lui-même fait défoncer la gueule par des fascistes italiens (dents, mâchoire et nez cassés) mais refusé de porter plainte contre ses agresseurs arrêtés. Raison de plus pour s'indigner du sort réservé aux ennemis de l'hydre brune. Car il ne s'agit pas seulement d'Ilaria, mais aussi de Tobias (arrêté avec elle), Macha ou Gino. Si les trois premiers ont été libérés, le dernier a été arrêté en France où il risque l'extradition en Hongrie. Une réalité que Zerocalcare interroge en décrivant « les lieux où tous les discours abstraits et les déclarations romantiques se prennent la réalité en pleine face. Comme à Fresnes, aux portes de Paris, où un antifasciste [Gino] attend dans une cellule de savoir si la France va ou non le livrer à un pays qui veut l'enterrer en prison ». En postface de l'ouvrage, des « antifascistes indomptables » rappellent la gravité de cette situation documentée par Zerocalcare : « L'affaire de Budapest illustre de manière alarmante la façon dont l'engagement antifasciste est aujourd'hui criminalisé et réprimé avec une extrême sévérité, tandis que les réseaux d'extrême droite continuent d'opérer en toute impunité. » Un cri d'alarme2.
1 Ces pelles à merde célèbrent la date anniversaire d'une contre-attaque en 1945 par des soldats allemands et hongrois contre le siège de l'Armée rouge sur Budapest.
2 Signalons qu'une partie des bénéfices de l'ouvrage seront versés à une caisse de solidarité « en soutien aux antifascistes victimes de la répression ».