28.04.2025 à 00:42
En Belgique, l'info trace les limites
En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible. Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d'extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu'en Belgique francophone l'extrême droite en obtient un. (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / BertoyasTexte intégral (1238 mots)

En Belgique francophone, un « cordon sanitaire médiatique » a été mis en place au début des années 1990 afin de contrer la menace de l'extrême droite. Résultat aujourd'hui : peu institutionnalisée, sa portée reste faible.
Sidération au soir des élections fédérales du 24 novembre 1991 en Belgique. Pour la première fois, le Vlaams Blok – parti d'extrême droite en Flandre – décroche douze sièges à la Chambre des représentants, tandis qu'en Belgique francophone l'extrême droite en obtient un. Le choc laisse vite place à l'action. La direction de la Radio-télévision belge francophone (RTBF) décide d'appliquer un « cordon sanitaire médiatique ». Le dispositif vise à ne plus accorder de temps d'antenne en direct aux partis porteurs de propositions discriminatoires ou antidémocratiques.
Trente-cinq années plus tard, le constat est clair : alors que dans le nord du pays, en Flandre, le Vlaams Belang (nouveau nom du Vlaams Blok) continue de percer un peu plus à chaque élection, dans le Sud, le paysage politique reste quasiment vierge de la présence de partis d'extrême droite réellement structurés. Une réalité qui contraste avec la situation française et qui interroge. Comment comprendre le rôle du cordon sanitaire médiatique dans cette réussite ?
Facilement adopté au sein de la rédaction de la RTBF, le cordon sanitaire médiatique a pourtant été maintes fois attaqué en justice par l'extrême droite en Belgique, dénonçant notamment son exclusion des débats électoraux1. La RTBF a ainsi dû asseoir la légitimité du dispositif sur des arguments juridiques solides, en mobilisant la loi contre le racisme et la xénophobie, le Pacte culturel2, ou encore la Convention européenne des droits de l'Homme.
« La liberté d'expression ne doit pas être confondue avec l'obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions »
Le cordon sanitaire acquiert même un statut légal en 2011 grâce à un règlement du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) rendant son application obligatoire. Son principe fondateur est inscrit dans le Code de déontologie journalistique belge : « La liberté d'expression ne doit pas être confondue avec l'obligation, pour les médias, de diffuser toutes les opinions. » Comme le résume Benjamin Biard, chercheur en sciences politiques au Centre de recherche et d'information sociopolitiques (CRISP) : « Le mécanisme s'est extrêmement formalisé à travers le temps. Il a gagné en légitimité à travers des décisions en justice, judiciaires ou administratives, et par le consensus qui s'est construit autour. »
Comment est-il perçu aujourd'hui ? « L'opposition au cordon sanitaire reste extrêmement faible », juge Benjamin Biard, bien que son application alimente encore régulièrement la controverse. Récemment, la décision de la RTBF de diffuser le discours d'inauguration de Donald Trump en différé – afin de pouvoir en contextualiser les propos si nécessaire – a suscité une levée de boucliers qui s'est faite entendre jusque sur le plateau de Pascal Praud sur CNews.
Autres critiques : le non-élargissement du cordon sanitaire aux partis d'« extrême gauche », ou encore l'inefficacité du dispositif au regard des stratégies de contournement via les réseaux sociaux ou les médias privés. La « fonction préventive » du cordon sanitaire aurait en effet tendance à diminuer dans un contexte où la portée des médias audiovisuels traditionnels est moins importante que par le passé et où la présence de l'extrême droite s'accentue sur les réseaux sociaux.
D'où l'importance de comprendre que le cordon sanitaire médiatique ne peut seul expliquer l'absence d'une force politique d'extrême droite organisée en Belgique francophone. D'abord, s'il y a consensus autour de sa mise en œuvre « c'est aussi parce que l'extrême droite s'y est développée de manière plus tardive, plus timide qu'en Flandre, et qu'elle présente encore de nombreuses faiblesses internes », raconte Benjamin Biard. Ensuite, certains médias comme la RTBF vont au-delà du cordon sanitaire et misent sur un travail de pédagogie sur les dangers de l'extrême droite en proposant des contenus historiques et des articles d'analyse et de recadrage.
À cela s'ajoute la présence d'un tissu associatif, notamment antifasciste, et de syndicats extrêmement mobilisés qui contribuent à bloquer la structuration de mouvements fascistes. Ces derniers s'impliquent au travers d'initiatives comme la Coalition8mai, le soutien aux mobilisations antifascistes3 et l'organisation de débats et de formations pour les délégués syndicaux afin de déconstruire les discours d'extrême droite. Comme quoi, la lutte contre l'extrême droite doit continuer de se faire sur tous les terrains.
1 La justice a notamment donné raison au Front national belge (FNB) après que la RTBF lui a refusé l'accès à ses tribunes électorales en 1994.
2 Accord politique signé par la plupart des partis politiques de Belgique en 1972, destiné à protéger les minorités idéologiques et philosophiques du pays.
3 En novembre 2022, le Centre d'éducation populaire André Genot (CEPAG), associé à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB), a par exemple lancé sa campagne antifasciste intitulée « L'extrême droite est l'ennemie des travailleuses et des travailleurs ».
28.04.2025 à 00:34
Rap des champs
Au fond de leurs campagnes, certains rappent depuis leur adolescence dans les années 2010. Ils se reconnaissent bizarrement mieux dans la culture hip-hop de la télé que dans celle du village et ses traditions. Mais comment rapper les champs quand le rap est un « art du béton » ? Reportage depuis des patelins camarguais. « Les incompris de la société, un peu à côté, ça n'appartient pas qu'au quartier ! » raconte Nono, proche de la trentaine, les yeux brillants. Il se remémore son (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Anto Metzger, Le dossierTexte intégral (1841 mots)
Au fond de leurs campagnes, certains rappent depuis leur adolescence dans les années 2010. Ils se reconnaissent bizarrement mieux dans la culture hip-hop de la télé que dans celle du village et ses traditions. Mais comment rapper les champs quand le rap est un « art du béton » ? Reportage depuis des patelins camarguais.
« Les incompris de la société, un peu à côté, ça n'appartient pas qu'au quartier ! » raconte Nono, proche de la trentaine, les yeux brillants. Il se remémore son adolescence depuis son petit village de Camargue, quand lui et ses copains d'enfance ont découvert le rap. « On faisait des freestyles toute la nuit, on parlait de nous, de nos angoisses de jeunes, nos espoirs aussi, puis il y a eu les morceaux ensemble, les concerts. On était habités. » Et dans les campagnes, ils n'étaient sûrement pas les seuls. En décalage avec le village et ses traditions, loin des radars des villes et des maisons de disque, le rap a aussi fait germer sa génération de rappeurs. Mais jamais facile d'assumer cette identité de village quand le rap est plus souvent identifié aux grands ensembles qu'aux grands espaces… Défaitistes pour autant les bouseux ?
« Quand on a découvert le rap, on n'avait pas forcément conscience de son héritage, mais ça nous a tout de suite parlé » racontent Val et Jo, alias Bonobo et Kod.a.ma, qui découpent des instrus depuis une quinzaine d'années. Eux deux ont grandi dans des petits villages camarguais à 20 kilomètres à l'est de Montpellier, où le folklore local tourne plutôt autour des courses de taureaux et des fêtes de villages biturées.
« Tu te reconnais assez facilement dans le rap de cité. Le fait d'être excentré, de se faire chier, de voir toujours les mêmes têtes »
Dans les années 2000-2010 via les jeux vidéo, la radio, internet ou les séries américaines, le rap s'invite sur les télés familiales et dans les chambres d'ados. « C'était un autre univers, plus urbain, qui nous attirait. Sûrement car on faisait tache au village : on traînait au skatepark, on était bizarre. Moi, je suis fils de prof, donc “cultivé”, en décalage avec la mentalité villageoise », confie Val. Jo, d'un milieu moins petit-bourgeois, ne se retrouve pas non plus dans les traditions taurines : « C'était abstrait car nos parents ne venaient pas du coin. » Pour tromper l'ennui et l'impression de tourner en rond, entre le skatepark et le terrain de foot, le rap est un jeu : « Faire des rimes, se moquer des uns et des autres. Ça nous liait tous ensemble. » Et pourquoi pas le rock, le scrabble ou la danse classique ? « Tu te reconnais assez facilement dans le rap de cité. Le fait d'être excentré, de se faire chier, de voir toujours les mêmes têtes. Les city stades, il y en a aussi dans les petits bleds ! » explique Jo. Pour Val, ça se situe aussi sur le terrain des problèmes sociaux : « La drogue est aussi très présente dans les campagnes. Les femmes battues, les voisins qui pètent les plombs… On connaît ça aussi. Et puis le rap véhicule un certain esprit de révolte dans lequel on se reconnaissait. »
Mais comment s'approprier une culture, tout sauf campagnarde, sans faire une mauvaise copie ? « Au début on s'imaginait pas le partager, on faisait ça en cachette », raconte Val. Car difficile d'être pris au sérieux « quand tu corresponds pas à l'image du rappeur de banlieue. Même si plein de gens écoutaient du rap au village, 50 Cent, Eminem… C'était pas nous ! » Et puis un jour, « Orelsan débarque avec un rap de villageois assumé. On se dit “Y'a des mecs dans des bleds à l'autre bout de la France qui font pareil ! On a le droit de montrer notre rap !” », résume Jo.
Ces morceaux sentent la « Brousse » et on se perd dans le « No man's land »
Sur le terrain d'une des mamans de la bande, ils installent un studio dans une caravane. « Petit à petit, on enregistre, on se sent légitime, on fait des concerts… » Kaozed, qui habite à Sommières, petite ville de l'autre côté du Vidourle qui sépare l'Hérault du Gard, se rappelle quand, arrivé au lycée, Bonobo et Kod.a.ma l'invitent à la caravane : « C'était ouf. Je me suis dit, “allions les forces, tout est possible !” – Même si notre rap sonnait et sonne toujours très urbain car beaucoup se sont installés en ville à l'âge adulte », nuance Bonobo, dont l'univers musical respire le bitume et les ruelles anciennes de Montpellier. Kaozed, lui, a fait le choix de rester et d'assumer son identité rurale. Si les inspirations musicales sont variées, new-yorkaises ou parisiennes, pareil à leurs titres, ses morceaux sentent la « Brousse » et on se perd dans le « No man's land » : « Avec le temps, j'ai de plus en plus assumé d'où je venais, c'est une fierté. » Et rajoute : « La campagne, c'est inspirant. Les ambiances, les odeurs, les gens, y'a une richesse dans les noms de bled éclatés ! ». C'est clair qu'à regarder dans le coin : Congénies, Entre-vignes ou Sussargues, ça force l'inspiration !
Dans ses clips, on voit la « Bourgade » où « sur la place y'a même pas de gens/et dans les abribus y'a même pas de bancs », et les « Sentiers » qu'il traverse en mobylette « parce qu'on est quand même un peu beauf ! » Il taffe à la radio locale et a depuis constitué un collectif de hip-hop, « Deep Tieks », avec ses potes de toujours : « J'ai eu la chance de continuer avec eux. On a monté un studio, organisé un festival de hip-hop à Sommières. J'ai pensé plusieurs fois tenter ma chance ailleurs mais j'ai préféré faire les choses ici, c'était plus moi ». Et dynamiser le coin par le rap, le décentraliser ?
Julian, un ami rappeur d'une bande voisine, a fondé avec ses amis proches un groupe de « Reggae rap du Sud » : Riddim Flagada. « On représente les gens qui vivent ici. On retranscrit l'ambiance des villages du Sud, les paysages, on revalorise nos traditions et identités régionales mises en danger par la “culture française” uniformisante et imposée historiquement par l'État. » Julian dit s'inspirer des troubadours qui, entre le XIIe et le XIVe siècle, récitaient des poèmes et des chansons en langue d'oc à travers l'Occitanie. Ses titres : « Au cabanon », « Local » ou « Les filles du Midi ».
« Ça nous traversait pas l'esprit de rapper, sûrement par manque de légitimité et de figures rappeuses auxquelles s'identifier »
Les filles justement, où sont-elles dans ces groupes de rappeurs ? C'est Souf, une amie de la bande qui en parle : « Ça nous traversait pas l'esprit de rapper, sûrement par manque de légitimité et de figures de rappeuses auxquelles s'identifier. Même si j'aimais les soutenir, on se faisait chier à mourir à les regarder rapper dans le froid. Ça explique aussi pourquoi j'ai quitté le village . » Elle raconte, non sans fierté, une soirée où, quelques années plus tard « on a pris le mic et on a rappé pendant une heure avec les meufs en disant des conneries. C'était notre vengeance ! »
À Lunel (Hérault), la ville moyenne du coin, pas franchement riche, Julian raconte qu'un ami a monté un autre studio : « Tous les petits du coin viennent rapper ! Des villages ou bien des petites cités de Lunel. Le planning est toujours plein ! » Pour lui, « ils copient encore pas mal ce qu'ils écoutent. Par contre y'a plein de meufs ! Elles rappent énervées à la Keny Arkana ! » En dix ans, le nombre de rappeuses connues a explosé, de quoi donner aux jeunes femmes de la légitimité dans le game. Au-delà du genre, certains mecs ont pu, grâce au rap, connecter les champs et la cité : « Y'a des gens du 94 qui descendent de temps en temps dans mon bled pour qu'on rappe ensemble. On se marre, ils ont la culture de la vanne comme nous », résume Kaozed, dont le collectif a déjà invité la Scred Connexion, un crew de rappeurs parisiens, à venir poser à Sommières. Bonobo se rappelle les connexions qu'ils avaient nouées avec une équipe de rappeurs des cités de Perpignan : « On s'est entendu direct, grâce au rap évidemment. Mais aussi car on partageait les mêmes constats politiques. Ils nous ont aussi permis de mieux comprendre les difficultés de la banlieue. »
Reste à aller voir un peu plus loin encore où se cachent les autres rappeurs et rappeuses des champs et des ronds-points, des abribus et des bleds aux noms claqués. Dans un reportage pour France 3 diffusé en 2021, intitulé « Terres de rap », le réalisateur David Ctiborsky est allé plus à l'Ouest où, vers Toulouse, il a rencontré des bandes drôlement similaires. Ils rappent pour « les collines et les briques », connaissent aussi « l'éloignement, l'enclave et le rejet social » et disent partager « beaucoup de choses avec les rappeurs [urbains] même si le décor n'est pas le même ». Le rap a-t-il réussi ce que les politiciens de gauche ne sont jamais parvenus à faire, réunir le béton et les champs, les blancs et pas blancs, les bourgs et les tours ?
28.04.2025 à 00:25
Une civilisation mourante
Le camarade John Marcotte, parfois correspondant de CQFD dans le Massachusetts, nous a fait parvenir ce texte pas franchement optimiste. On a choisi de le traduire car il permet de considérer avec une certaine hauteur historique le grand barouf fasciste outre-Atlantique. Donc voilà : le coup d'État a bien eu lieu. Derrière Elon Musk et Donald Trump se dresse quelque chose de plus massif. Ces acteurs de l'histoire montent sur la scène d'un empire en décomposition, tout comme l'avaient fait (…)
- CQFD n°240 (avril 2025) / Maïda ChavakTexte intégral (1833 mots)
Le camarade John Marcotte, parfois correspondant de CQFD dans le Massachusetts, nous a fait parvenir ce texte pas franchement optimiste. On a choisi de le traduire car il permet de considérer avec une certaine hauteur historique le grand barouf fasciste outre-Atlantique.
Donc voilà : le coup d'État a bien eu lieu. Derrière Elon Musk et Donald Trump se dresse quelque chose de plus massif. Ces acteurs de l'histoire montent sur la scène d'un empire en décomposition, tout comme l'avaient fait Néron et Caligula à Rome. Ils font irruption en tant qu'agents de forces qui les dépassent ; en l'occurrence, pas seulement un empire en berne, mais le déclin d'une civilisation industrielle basée sur les énergies fossiles. Et si le saut par-dessus la falaise est assuré, il est terrifiant de regarder vers le bas, là où gisent les ruines d'autres civilisations : l'Empire romain, mais aussi les Assyriens, les Mayas, et ainsi de suite.
Qu'est-ce qui a propulsé Trump ? MAGA (Make America Great Again) – un enracinement dans le passé, dans la mesure où le capitalisme contemporain n'est plus à même d'offrir un niveau de vie florissant pour les masses de ce pays. L'incantation MAGA est empreinte de nostalgie, s'inscrit dans un fantasme d'époque idyllique – toute entière emballée dans la misogynie, le racisme, la haine et la peur, elle se veut une réponse à un système qui n'a pas tenu ses promesses.
Le mouvement MAGA est une réponse au déclin progressif du niveau de vie de la classe travailleuse
La crise pétrolière des années 1970, de même que la dette liée à la débâcle de la guerre du Vietnam, ont engendré les premiers appels à l'« austérité » et aux « coupures budgétaires ». Ont suivi la crise fiscale new-yorkaise de 1975, le licenciement des contrôleurs aériens par Ronald Reagan et une guerre généralisée contre les syndicats ; mais aussi le développement de la Rust Belt1, « ceinture de rouille », à mesure que les industries se délocalisaient au Sud, puis de l'autre côté des océans, pour conserver leurs marges bénéficiaires. Le mouvement MAGA est une réponse au déclin progressif du niveau de vie de la classe travailleuse, dont j'ai été le témoin et la victime.
Mais soyons clair : le Green New Deal (GND)2 est lui aussi un programme réactionnaire, basé sur une nostalgie d'un soi-disant âge d'or. Au lieu de la domination de fer typique des années 1950, exercée par les hommes blancs hétérosexuels de MAGA, le GND se languit de l'époque de Franklin D. Roosevelt, des grands projets gouvernementaux et de l'ultime programme de travaux publics : la Seconde Guerre mondiale. Ah si seulement nous pouvions être sur le pied de guerre, mais cette fois pour une guerre technologique contre le réchauffement climatique !
Nous avons atteint une étape de la civilisation industrielle où nous pouvons discerner les détails de ce mur que nous sommes sur le point d'emboutir
Des deux côtés, aucun réalisme. Confrontés à la peur d'un futur incertain, droite comme gauche voudraient faire machine arrière. Mais on ne peut jamais faire demi-tour.
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[…] Nous avons atteint une étape de la civilisation industrielle où nous pouvons discerner les détails de ce mur que nous sommes sur le point d'emboutir. D'où le malaise et la nostalgie. L'épuisement des ressources est indéniable, qu'il s'agisse des terres rares pour les batteries et l'électronique, du sable pour le béton, des sols fertiles, voire du pétrole et du gaz (la fracturation hydraulique a ouvert de nouvelles réserves, mais elles ne sont pas infinies). Dans le même temps, nous nous noyons dans nos déchets : le CO2 réchauffe la Terre en provoquant tempêtes et incendies destructeurs, les plastiques étouffent nos océans, les produits chimiques grouillent dans l'eau.
Malgré tout, nous ne savons faire qu'une chose : continuer à creuser, brûler, raser davantage de forêts tropicales afin de planter du soja pour encore plus de hamburgers – rien ne ralentit.
Aujourd'hui nous savons, au plus profond de nous-mêmes, que cela ne peut continuer indéfiniment.
Mais comment stopper la machine ? Quand le PIB cesse de grimper ne serait-ce que d'un pour cent, les travailleurs sont propulsés dans la misère et les gouvernements tombent.
Tout le capital pioché dans notre fond de Sécurité sociale ne sera pas suffisant pour continuer à faire tourner indéfiniment les roues du capitalisme
Les cinglés Trump et Musk ne sont qu'un symptôme. Toutes les coupes dans les besoins humains ne résoudront pas la crise. Ils vont faire les poches des travailleurs, des plus pauvres, pour dénicher le capital qui financera les délires de Musk pour coloniser Mars (et s'enrichir avec ses potes dans le processus), mais cela aussi sera temporaire. Tout le capital pioché dans notre fond de Sécurité sociale ne sera pas suffisant pour continuer à faire tourner indéfiniment les roues du capitalisme. Et ne comptez pas sur les « adultes dans la pièce », les politiciens, les cadres de l'ONU, les économistes et les ingénieurs. Ils sont tout aussi paumés que nous.
Un indice révélateur de la gravité de leur crise : à la vieille époque des oligarques, Andrew Carnegie, Andrew Mellon, John Pierpont Morgan, John Davison Rockefeller et cie se faisaient des fortunes en construisant chemins de fer, mines de charbon, acier, bateaux. Comparez avec aujourd'hui : le capitalisme contemporain ne repose que sur la finance et le contrôle social – spéculation, pyramides de Ponzi, magouilles sur les bitcoins, fonds spéculatifs. Ils nous vendent des mensonges, font de l'argent sur du vide, en ne créant rien. Un pur casino.
Quand on étudie l'histoire, on voit comment les civilisations se développent et déclinent, généralement suivant une courbe en forme de cloche. Ni les Romains ni les Mayas n'ont disparu du jour au lendemain. Nous avons connu plusieurs périodes de déclin progressif entre le choc pétrolier des années 1970 et aujourd'hui. Il peut y avoir des moments de changement dramatique – ce qui sera le cas avec le coup d'État DOGE3 s'il parvient à ses fins. Dans ce cas, nous, les travailleurs, serons projetés dans un mode de vie ressemblant à celui des années 1920 (travailler jusqu'à la mort, pas d'assurance sociale, répression des syndicats, misère généralisée). Nos petits-enfants pourraient ne jamais connaître l'assurance maladie, l'eau courante potable pourrait devenir un privilège réservé à certains, etc. Leurs propres petits-enfants risquent d'endurer une réalité physique encore plus désastreuse : des catastrophes climatiques causant des destructions si vastes que l'homme serait incapable de reconstruire après. Rappelez-vous : c'est Mère Nature qui est aux commandes. Et notre choix, décider de l'aider ou continuer obstinément notre travail de destruction, pèsera dans la balance.
Cette époque est mourante, c'est ce que sous-titre l'avènement de Musk, Trump et du DOGE
Parce que ce sont uniquement les énergies fossiles, à commencer par le charbon, qui ont rendu possible l'avènement de cette civilisation industrielle, pas « l'ingéniosité ». Eh non, il n'est nullement possible de remplacer ces quantités considérables d'énergie concentrée, et ce n'est pas rendre service aux humains que de prétendre que la « technologie verte » pourrait résoudre le problème. Oui, le solaire et l'énergie éolienne peuvent nous aider à vivre à un degré de dépense énergétique plus bas que ce que nous pratiquons aujourd'hui ; mais si les êtres humains n'ont pas besoin de quantités illimitées d'électricité, ce n'est pas le cas du capitalisme. […] Les énergies fossiles étaient une offrande de millions d'années d'énergie emmagasinée, que le capitalisme a dilapidée furieusement pour créer des fortunes immenses pendant des siècles.
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Cette époque est mourante. C'est ce que sous-titre l'avènement de Musk, Trump et du DOGE. Gardons-le en tête, même quand nous luttons contre ces oligarques : oui nous les combattons, mais ils ne sont rien d'autre que les symptômes d'un malheur bien plus vaste. [...]
Nous n'avons pas le choix. Le Vieux Monde est mourant [...] et le nouveau n'est pas encore né. Mais les graines de ce renouveau sont déjà plantées dans nos petites villes, dans nos quartiers, partout où nous nous associons pour nous entraider, partout où nous prenons soin les uns des autres. Nous savons ce qu'il faut faire. Personne d'autre ne nous sauvera. Et nous sommes à la veille d'un long voyage, très long.
1 Jusque dans les années 1970, cette région industrielle du nord-est des États-Unis était nommée la « Manufacturing Belt », avant de changer d'appellation après son déclin économique.
2 Reprise du programme de Roosevelt, le New Deal, basé sur une politique de relance de l'économie par l'État, mais teinté d'oripeaux écologiques.
3 « Department of Government Efficiency », ou « Département de l'efficacité gouvernementale », créé par Trump le premier jour de son second mandat. C'est lui qui a notamment organisé les licenciements de masse d'employés fédéraux.