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29.07.2025 à 12:27
Des pages qui grattent : deux siècles de presse féministe
Texte intégral (4106 mots)
« La femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doit cesser. Nous naissons libres comme l’homme et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l’autre. » C’est avec ces mots que la brochure La Femme libre lance son premier numéro, en août 1832.
Les premiers supports destinés spécifiquement aux femmes apparaissent à la fin du XVIIIe siècle, « mais, en réalité, ce sont des journaux de mode pour la plupart », modère la chercheuse en littérature Lucie Barette, autrice de Corset de papier. Une histoire de la presse féminine (éditions Divergences, 2022). Au début du XIXe siècle, certaines de ces revues laissent tout de même une place à quelques articles où s’expose la condition des femmes, comme L’Athénée des dames. Mais, pour l’universitaire, c’est La Femme libre qui ressemble le plus à ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de journal « féministe » – même si le terme n’a commencé à être utilisé dans le sens qu’on lui connaît aujourd’hui que cinquante ans plus tard.
Cette petite brochure est lancée non pas par des bourgeoises ayant reçu éducation et moyens financiers, mais par des ouvrières adeptes du saint-simonisme, un mouvement de pensée réformateur, politique et religieux, qui prône entre autres l’égalité entre les femmes et les hommes. De 1832 à 1834, l’équipe non mixte de La Femme libre s’en prend à l’institution du mariage, aux inégalités devant l’éducation et souhaite articuler l’émancipation féminine à celle du prolétariat. À l’époque, il est encore rare pour les femmes de prendre la plume et de s’exprimer : écrire pour être lue est en soi un acte de transgression.

À la suite de la révolution de 1848, ce flambeau est repris par deux figures de l’histoire du féminisme, Eugénie Niboyet et Jeanne Deroin, passées par le saint-simonisme, et qui développent, respectivement dans La Voix des femmes et L’Opinion des femmes, des réflexions aux accents socialistes. Ces initiatives ne durent que quelques mois, mais, en posant ainsi leurs idées sur papier, ces militantes ne font pas seulement irruption dans les débats de leur époque, elles laissent aussi des traces durables de l’histoire des femmes. « Pour nous, historiennes, ces journaux sont des sources extraordinaires », avance Florence Rochefort, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et coautrice du livre Ne nous libérez pas, on s’en charge
À partir de 1870, avec le renouveau politique de la IIIe République, les mobilisations féministes connaissent un essor important, autour de figures comme Maria Deraismes, Léon Richer ou Hubertine Auclert. Cette effervescence se traduit d’autant plus à travers la presse que celle-ci connaît un fort dynamisme. Le Droit des femmes est ainsi lancé par Léon Richer en 1869, puis La Citoyenne, d’Hubertine Auclert, paraît à partir de 1881. Créer un bulletin fait désormais partie du répertoire d’action féministe, au même titre qu’organiser des réunions publiques. Mais, malgré la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, les femmes n’ont toujours pas le droit de diriger une publication en leur nom propre. La suffragiste Hubertine Auclert se voit donc contrainte de confier à son compagnon la gérance du journal qu’elle a elle-même créé.
Ces périodiques publient des témoignages de femmes sur les injustices qu’elles vivent, elles se désolent du sexisme du Code civil, réclament le rétablissement du droit au divorce, s’inquiètent des conditions de travail des ouvrières… Ils s’intéressent aussi de près à la violence des hommes. Le titre d’Hubertine Auclert a même une rubrique consacrée à la « brutalité masculine , où sont fustigés les « maris assassins ». « La presse féministe de l’époque parle beaucoup des faits divers parce qu’il y a très peu d’études sur les femmes à l’époque, décrypte Florence Rochefort. Donc elle s’appuie sur l’étude des textes juridiques, mais aussi sur des faits de société qu’elle analyse de façon critique. Il y a toute une pédagogie militante, qui explique pourquoi il est nécessaire de réclamer des droits. »
Un cap supplémentaire est passé avec l’aventure de La Fronde, lancé par l’ambitieuse Marguerite Durand en 1897. Il s’agit désormais de prouver que les femmes peuvent être des journalistes professionnelles tout aussi capables que les hommes. Alors que, jusqu’ici, les journaux féministes étaient la production de militant·es souhaitant promouvoir leurs idées, Marguerite Durand est, elle, avant tout journaliste. Elle découvre d’ailleurs ces idées sur le tard alors que, rédactrice pour Le Figaro, on l’envoie couvrir le congrès féministe international de 1896 – dans le but de le railler ! Mais, pour elle, c’est une révélation. Membre de la bourgeoisie, elle décide alors de créer son média, avec le zèle de la nouvelle convertie. Si les idées féministes sont largement présentes dans ses pages, La Fronde se veut avant tout un quotidien d’actualité générale, à même de concurrencer les autres grands journaux, mais – et c’est une différence de taille – réalisé par une équipe entièrement féminine. Le premier numéro est un événement. Il est tiré à pas moins de 200 000 exemplaires – des chiffres jamais vus dans la presse féministe.
La vague des années 1970
« L’expérience de La Fronde est fondatrice parce que Marguerite Durand met vraiment le pied dans la porte en ce qui concerne l’accès des femmes au journalisme et à l’ensemble de l’espace public », analyse Lucie Barette, qui a consacré une biographie à la patronne de presse

Pour séduire l’opinion publique, cette ancienne actrice n’hésite pas à miser sur le luxe (la rédaction est installée dans un hôtel particulier) et l’élégance – ce qui ne manque pas de faire grincer les dents de quelques militantes aguerries. Mais La Fronde finit par se heurter, comme tant d’autres projets féministes, à la question du financement. Jamais rentable, « jugée trop bourgeoise pour les socialistes et trop révolutionnaire pour les bourgeois », selon les propres mots de Marguerite Durand, La Fronde met la clé sous la porte en 1905, après que sa fondatrice a dû régulièrement renflouer la caisse avec ses fonds personnels.
Quelques autres initiatives font vivre les idéaux d’égalité lors de la première moitié du XXe siècle, comme L’Écho de Pointe-à-Pitre de 1918 à 1921, premier journal féministe de la Caraïbe francophone, ou La Française, hebdomadaire lié à l’Union française pour le suffrage des femmes, qui réussit l’exploit de durer de 1906 à 1940. Mais il faut attendre que le mouvement féministe revienne sur le devant de la scène dans les années 1970 pour voir déferler une vague sans précédent de médias féministes.
Né à l’été 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) voit son premier journal paraître moins d’un an plus tard, en mai 1971. Il est tiré à 35 000 exemplaires. C’est le fameux Torchon brûle, un « menstruel » à la périodicité tout à fait irrégulière, comme peuvent parfois l’être les règles. La mise en page est foutraque et créative, le ton insolent et impertinent ; le propos, éminemment politique. Ici pas de rubriques régulières : témoignages personnels alternent avec analyses théoriques, poésie et dessins, textes tapés à la machine ou écrits à la main… Et si les militantes à l’origine des publications du début du XIXe siècle étaient des autodidactes, les rédactrices du MLF sont des femmes ayant eu accès aux études supérieures, voire des chercheuses à l’université. Ses équipes sont bénévoles et non professionnelles, organisées de manière horizontale et changent au gré des numéros. Financé par des dons de militantes, Le torchon brûle est disponible en kiosque, vendu à la criée dans la rue ou lors de rassemblements militants. « L’idée est de créer un média à soi, un lieu d’expression qui n’existe pas dans la presse d’information ou dans la presse féminine, qui permet de se rendre visible et de faire connaître ses actions », décrit Bibia Pavard, historienne à l’université Paris-Panthéon-Assas, spécialiste de la période – et membre du comité éditorial de La Déferlante.
Si Le torchon brûle ne connaît que six numéros et s’éteint à l’été 1973, des publications militantes paraissent à foison dans son sillage, de la feuille de chou agrafée à la main à la revue brochée plus sérieuse. Le livre Mouvements de presse de Martine Laroche et Michèle Larrouy
Quelques professionnelles du journalisme ou de l’édition tentent de lancer des périodiques à destination d’un public élargi. Des journalistes féministes, frustrées par les journaux qui les emploient, montent Histoire d’elles et réussissent, avec très peu de moyens, à faire paraître 22 numéros entre mars 1977 et avril 1980, tirés à 20 000 exemplaires. Les éditions des femmes, d’Antoinette Fouque, plus à l’aise financièrement – grâce au mécénat d’une riche héritière – proposent Le Quotidien des femmes, imprimé à 60 000 exemplaires de 1974 à 1976, puis Des femmes en mouvement, un magazine sur papier glacé, de 1977 à 1982. « Mais en France, on n’a pas eu l’équivalent de Ms Magazine, lancé en 1971 aux États-Unis, et qui existe toujours aujourd’hui, ou du britannique Spare Rib, qui perdure jusque dans les années 1990 », observe Bibia Pavard.
L’historienne note cependant une « circulation » des idées féministes jusque dans des médias commerciaux. Ainsi, le féminin Marie Claire innove en 1976 avec un « cahier femme ». Dans ce qu’elles appellent les « pages qui grattent », tant sur le fond que sur la forme – les feuilles sont plus rugueuses que l’habituel papier glacé –, de jeunes journalistes engagées dressent le portrait de femmes qui font des « métiers d’hommes », taclent des publicités sexistes ou donnent des nouvelles des mouvements militants.
Une autre tentative grand public vient de Claude Servan-Schreiber, passée par Elle et L’Express, avec le soutien financier du groupe L’Expansion. Comme elle le raconte dans sa biographie (Une femme dans son siècle, Seuil, 2025), la journaliste rêve alors d’un « journal qui ne traiterait pas de mode, de cuisine ni de cosmétique, mais de ce que les femmes accomplissent dans tous les domaines ». Elle recrute pour l’occasion une rédaction 100 % féminine, dont l’écrivaine Benoîte Groult, qui vient de faire un carton en librairie avec son essai Ainsi soit-elle (Grasset, 1975). Le premier numéro de F Magazine est lancé en janvier 1978, avec un tirage à 400 000 exemplaires, des chiffres faramineux pour un magazine aux velléités féministes.
Mais la démarche de F Magazine, comme celle de Marie Claire, n’est pas bien vue par un milieu militant qui se méfie plus que tout de la récupération politique. « À l’époque, il y a une hantise que le mouvement soit dévoyé, constate Florence Rochefort. Avec le recul, on peut aussi constater l’effet positif des répercussions du militantisme sur d’autres supports. Oui, ça édulcore, mais cela diffuse aussi des notions qui touchent un public large, qui ne serait pas forcément sensible à un positionnement politique plus dur. » Trop commercial pour les militantes, F Magazine ne l’est cependant pas assez pour les agences publicitaires. Ces dernières se méfient de ce « repaire d’enquiquineuses », comme le décrit Claude Servan-Schreiber, qui n’hésitent pas à refuser des pages de publicité sexistes. Faute de rentabilité, l’aventure s’arrête en 1981.
Le féminisme est alors en train en perte de vitesse et il faut attendre le renouveau du début des années 2010 pour retrouver une ébullition côté presse, qui s’accentue avec le mouvement MeToo à la fin de 2017. Désormais, les médias féministes sont avant tout numériques, qu’ils soient lancés par des professionnel·les ou par des militantes. Citons ainsi les sites Madmoizelle (de 2005 à 2025), Les Nouvelles News (depuis 2009), Cheek magazine (de 2013 à 2025), ou encore les newsletters ou les podcasts (lire nos articles sur les podcasts et les newsletter). Des activistes s’emparent aussi des blogs, créent leurs chaînes YouTube et des comptes Instagram, qui se transforment en plateformes pour diffuser les points de vue progressistes.








Dans les médias grand public
Le papier n’a, pour autant, pas disparu, qu’il soit vendu en kiosque comme avec le magazine Causette (2009 à 2024), ou en librairie, avec les revues Panthère première (depuis 2017), Censored (en version papier de 2018 à 2024, et désormais en ligne), Gaze (depuis 2020) ou La Déferlante (depuis 2021, lire notre manifeste). « Ce qui me frappe, c’est l’importance qu’ont prise, dans ces médias, les informations internationales, sur la situation des femmes dans d’autres pays, ainsi que les sujets LGBTQIA+, analyse Florence Rochefort. On voit qu’il y a une grande porosité entre la recherche féministe, qui s’est développée ces dernières décennies, et ces médias. Aujourd’hui, certaines journalistes ont fait des études de genre et sont formées en amont à ces questions. »
De fait, de jeunes rédactrices portent aussi les thématiques féministes dans les rédactions généralistes où elles travaillent, et on observe, comme dans les années 1970, une dissémination de ces idées dans les médias grand public, y compris avec la création d’espaces spécifiques : les newsletters féministes de Libération, Mediapart, Ouest-France. Sans compter des médias ad hoc, comme Simone, journal numérique du groupe Prisma, pourtant propriété du milliardaire
d’extrême droite Vincent Bolloré.
Il faut attendre le début des années 2010 pour retrouver une ébullition côté presse, qui s’accentue avec le mouvement MeToo à la fin de 2017.
L’historienne Bibia Pavard remarque l’importance prise par la communication pour la nouvelle génération de féministes. « On ne retrouve pas exactement la même perspective que dans les années 1970. À l’époque, l’important était de manifester, de changer la société par la lutte, et les journaux n’étaient que le prolongement de ces combats. Aujourd’hui, on voit apparaître l’idée que c’est en communiquant auprès d’un vaste public que l’on va pouvoir faire changer les mentalités, que ce sont cette communication et ces médias qui vont faire descendre dans la rue et donc peser sur le changement social. » Ainsi, après bientôt deux cents ans d’histoire, les médias féministes, qu’ils soient papier ou numériques, semblent plus que jamais être un lieu capital des luttes.