ACCÈS LIBRE
01.05.2025 à 17:59
Hélène Giannecchini
Pendant des années, la photographe Donna Gottschalk n’a montré son travail à personne. Elle refusait d’exposer ses portraits au jugement ou à la moquerie du public. Ce désir de protection était d’autant plus fort qu’elle a photographié les gens qu’elle aimait profondément. Née en 1949 dans l’un des quartiers les plus pauvres de Manhattan, elle a consacré son œuvre à documenter la vie quotidienne de « celles et ceux que personne ne regarde et que tout le monde oublie », comme elle me l’a dit la première fois que je l’ai rencontrée. Sur ses photographies, on voit sa mère coiffer ses clientes dans son petit salon de beauté, son père poser dans l’hôtel social où il habite, ses amies traîner sur les toits de New York, sa meilleure amie s’habiller le matin…
En juin 1969, quand le soulèvement de Stonewall1 éclate dans West Village à New York, Donna a 20 ans et étudie la photographie non loin de là, à Cooper Union. Cela fait plusieurs années déjà qu’elle fréquente les bars lesbiens de Manhattan. Elle connaît l’importance et l’ambivalence de ces lieux de nuit où l’on risque à tout moment de se faire embarquer par la police – l’homosexualité est encore interdite aux États-Unis. Aucun appareil photographique n’est toléré dans ces endroits. Donna demande donc à ses amies de poser à la sortie de secours de son appartement, ou profite d’une discussion animée pour saisir l’intimité et la complicité qui les lient.
L’amitié a une place fondamentale dans la vie et l’œuvre de Donna Gottschalk, elle lui permet de se créer une famille, choisie, qui protège de la violence sexiste et homophobe du monde, de trouver des semblables et de rêver sa vie avec elles. Donna raconte souvent que ses amies étaient son « trésor ». C’est parce qu’elle aimait tellement les regarder qu’elle est devenue photographe. Elle a photographié plusieurs mêmes personnes pendant trente ou quarante ans. On voit ses amies vieillir devant son objectif. Ces clichés sont bouleversants parce qu’ils révèlent à la fois l’importance de leur lien, mais aussi la violence que subissent les corps queers et pauvres aux États-Unis.
Il est rare de voir de telles images, représentant des personnes lesbiennes, gays et trans. D’ordinaire, les vies queers sont captées par deux iconographies majoritaires : celle de la lutte ou celle de la fête. Si ces images sont importantes, elles ont aussi tendance à réduire ces personnes à leur identité de genre ou sexuelle ; à leur enlever la possibilité du quotidien, de l’ennui, de l’attente. Les images de Donna relèvent d’une certaine vacance, d’une suspension des assignations. Elles sont une émanation de ce que les Anglais appellent « kinship » et qu’il est difficile de traduire en français. Le terme désigne la multitude de nos liens et, selon la chercheuse Elizabeth Freeman, « un espace radical et ouvert d’expérimentation des relations ».
Du 20 juin au 16 novembre 2025
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini, Nous autres
Le BAL, Paris.
Tous les photos : courtesy Galerie Marcelle Alix.