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05.05.2025 à 14:52

PYRAMIDEN de Damien Faure

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Le dernier humain dans la beauté du monde

- 5 mai / , ,
Texte intégral (2572 mots)

Pyramiden, de Damien Faure, sort en DVD ces jours-ci, bientôt au catalogue de aaa production [1]. Lorsque je l'ai vu, c'était au Cinéma Saint André des Arts en janvier 2025. Avant la projection, nous eûmes droit à une publicité pour des voitures puissantes balançant du rêve à l'impératif, « éclipsez la lune ! », « Dépassez les nuages ! » : le saccage de la planète continue comme si de rien n'était, inéchappable, même en 2025, même au Saint André des Arts. à archiver, pour plaider, un jour, des crimes contre la planète et l'humanité, par un imaginaire qui délire pour vendre des machines à lithium ou pétrole en contradiction avec tous les signaux d'alerte qui s'accumulent.

Pyramiden est un signal d'alerte de plus, qui se distingue de beaucoup d'autres en se situant à la crête de la fiction la plus imaginaire et de la réalité la plus factuellement filmée (Damien Faure est un documentariste expérimenté, auteur d'une dizaine de films en deux décennies [2], membre de l'ACID, Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion). Telle est la signature de ce film rare, par sa forme, qui en fait déjà un film culte sur le devenir-désertique de la Terre. Œuvre à la fois de science-fiction et document brut sur un des endroits les plus désolés de la planète, le Svalbard, un archipel au milieu de l'océan Arctique.

Pyramiden n'éclipse pas la lune, ni ne dépasse les nuages comme les grosses bagnoles. Tout à l'inverse, il nous plonge sur un paysage lunaire, au milieu des nuages, en plein sur la Terre. Il nous dévoile un univers, qui, précisément, dans le futur, se comprend comme le résultat du crime contre la planète et l'humanité perpétré par les publicités de 2025, jusqu'à la dévastation.

Dans le film, LE dernier humain, est perdu sur une planète d'où la vie a reflué. Ses dernières boîtes de conserve sont immangeables. Il part à la recherche de nourriture, comme le père et le fils du roman La route de Cormac McCarthy, adapté au cinéma en 2009. Sauf que là, pas de couches de cendres étouffant la terre, ni de bandes ultra-violentes en patrouilles, qui tiennent la narration de l'imaginaire états-unien, catastrophiste et ultra-violent.

Ici, dans Pyramiden, pas l'ombre d'un autre être humain à l'horizon, juste un paysage du Grand Nord d'une beauté à couper le souffle. Solitude absolue et beauté absolue, qui rendent l'impression de gâchis encore plus tragique : pourquoi, diable, ne pas d'abord, de toute urgence, méditer, cultiver et soigner la beauté à portée de main, et bien évidemment pas qu'au Svalbard.

Dans Pyramiden, l'image, le son, le montage, le corps tatoué, maigre et musclé, de l'unique comédien (David d'Ingéo), prennent le devant sur la narration, qui n'en est pas pour autant absente. Poésie visuelle et sonore à la Tarkovski (Le miroir, Stalker, Nostalgia…)

La matière que tord Damien Faure est d'abord celle des îles où le tournage a eu lieu, à plus de 600 km au nord de la Norvège, dont le Spitzberg est la plus grande [3]. Le personnage survivant, habillé comme un trappeur, muni d'un fusil, y vagabonde comme en sursis dans des paysages sublimes où il est dur de survivre : bords de fjords et hautes montagnes pelées, eaux glacées et toundras déjà au ralenti à l'automne, saison où se déroule le tournage. Minéralité, couleurs de gris, de noir, de blanc, quelques roux. La glace qui craque.

Au cours d'une marche dans des pentes rocheuses, Harald (le nom du personnage humain) tombe sur une ancienne mine de charbon désaffectée. Il s'y installe pour quelque temps. Il y trouve un lit, de quoi manger et boire. Cette cité perdue devient le troisième personnage central du film, après la nature et Harald. Elle existe réellement, cette mine sur cette île, et le film de Damien Faure nous entraîne alors, en pleine fiction, dans un pur documentaire.

Les restes d'un extractivisme industriel

Le site a été exploité par l'URSS puis par la Russie jusqu'en 1998. Harald en découvre les restes, encore présents aujourd'hui. On y voit les ruines d'un extractivisme d'état centralisé ayant déployé une cité modèle pour les ouvriers et les cadres – mais les ruines pourraient aussi bien être celles du capitalisme industriel. La cité fut appelée Pyramiden, en rappel de la forme pyramidale de la montagne la plus proche. Harald se déplace de bâtiment en bâtiment. Il y trouve les décombres d'une piscine. Un bar. Un restaurant. Une salle de cinéma et de théâtre. Une salle de classe. Tout est vide. Tout est délabré. Mais tout porte la trace de la qualité des matériaux d'origine – beaucoup de bois, des mosaïques, de la pierre. Les portes, les escaliers, les architectures ont leur esthétique. Harald excave des films de l'époque en puisant dans des bobines de 35mm stockées sur place (elles le sont, pour de vrai, sur le site actuel). Il projette des films en noir et blanc dans l'auditorium monumental. Il voit (et nous, les spectateurs, découvrons avec lui) les habitants du lieu historique. Ils jouent dans la neige. Ils conversent dans le réfectoire. Ils travaillent à la mine. Il y a des familles, beaucoup d'enfants. On assiste à un mariage.

De ces images d'archive, il ressort une émotion propre à la photographie, dont Roland Barthes a si bien parlé dans La chambre claire. Une émotion qui met en mouvement, déjà avec l'image fixe : « Telle photo, tout d'un coup, m'arrive ; elle m'anime et je l'anime. C'est donc bien ainsi que je dois nommer l'attrait qui la fait exister : une animation. La photo elle-même n'est en rien animée (je ne crois pas aux photos “vivantes”) mais elle m'anime : c'est ce que fait toute aventure » (La chambre claire, Cahiers du cinéma Gallimard Seuil, 1980, p.39).

Harald découvre aussi des images animées d'ours polaires. La fiction ici se greffe sur le documentaire. Dans le film, les ours polaires ont disparu ainsi que tous les animaux, sauf un renne qui apparaît une fois, aussi perdu qu'Harald. La présence animale passe soit par les images en noir et blanc, soit par une présence hors-champ, par des sons off, des grognements, dont le spectateur est amené à penser qu'il s'agit de rêves, de cauchemars ou de peurs du personnage qui s'éloigne peu de son fusil, de jour comme de nuit.

Harald, dans sa solitude, imagine beaucoup. Pour quelques séquences, il se fantasme côtoyant des doubles de lui-même : lui en officier soviétique affublé d'un uniforme trouvé sur place, lui en super-héros avec costume et masque. Scène qui donne lieu à la seule bribe de dialogue : « Je ne suis pas un super-héros. Je suis fatigué », déclare l'Harald de chair à l'Harald costumé.

Pour une scène qui se déroule dans un conduit de charriots de la mine, Harald, l'officier, tire sur Harald, le personnage, qui riposte.

Travail, à nouveau, de la matière cinématographique : Damien Faure et Esther Frey montent en parallèle les tirs de fusils et des bobines de cinéma en train de tourner sur un projecteur.

Quel sens en deviner ? C'est ouvert. Le tir à balles réelles est-il réel ou de cinéma ? Toute la puissance du travail poétique, de la torsion de la matière, est d'ouvrir sur des interprétations plurielles qui sont à tenter du côté des spectateurs.trices à partir des images vues. Et c'est aussi pour cette raison que raconter la scène – comme je le fais ici – ne « spoile » rien du tout, parce que ce n'est pas tant l'histoire qui compte, mais surtout l'image montée, à voir absolument, à écouter, à sentir, pour se sentir impacté, émotionné, animé.

L'image n'émeut qu'en étant vraiment reçue telle qu'elle se donne dans la salle de cinéma ou sur écran : il faut la voir pour se faire son idée sur ce montage parallèle, d'où chacun tirera un sens à partir d'une sensation.

Possible interprétation : que l'imaginaire du personnage – son double qui lui tire dessus – est une sorte de cinéma. Harald fait un film de sa vie avec d'autres humains, car il n'a plus que le cinéma-imaginaire pour y parvenir, les autres humains n'existant plus dans la réalité.

Autre possible : le cinéma, qui nous rend palpable la vie de ce site et des ours blancs disparus, finit par englober jusqu'à Harald lui-même, le dernier humain promis à n'avoir pour seule existence future que le cinéma qui en laissera une image vagabonde dans l'univers.

Par le cinéma qui gagne petit à petit tous les aspects de la vie extérieure du site anciennement industriel, et de la vie intérieure du personnage, Harald accède à une sorte de récapitulation des possibles du passé, du présent, du futur.

Les fantômes marchent avec lui, dans des moments qui peuvent faire penser, parfois, à des citations visuelles de Shining (Kubrick). Harald apparaît tantôt plus vieux qu'il n'est, tantôt plus jeune, ou sans âge, ou entre deux âges ; il est parfois robuste, et souvent faible, vulnérable ; il joue comme les enfants, il sourit, il hurle, il est tendre, et parfois il est terrorisé ; il se déguise, met une perruque ; il s'invente ingénieur de la cité perdue dont il parvient à réenclencher les turbines d'énergie ; il joue de l'accordéon, du piano ; il boit de la vodka jusqu'à l'ivresse ; il danse, en miroir de danses d'images visionnées ; il tire sur l'écran où se déplace un ours plaire.

Mais les réserves d'énergie ont une fin, aussi bien dans la cité modèle que sur la Terre, ou dans le corps des humains. La cité s'éteint.

Espérance et tragédie

Harald se remet en marche. Il traverse un cimetière perdu.

Si rebond il peut s'en suivre, il viendra d'une autre ressource que les générateurs d'électricité.

Cette ressource de la fin du film, je n'en dirai, cette fois, rien. Elle mêle, à nouveau, comme tout le long du film, à la fois une réalité documentaire du Svalbard réel et un imaginaire de science-fiction poétique. Une graine d'espoir.

Mais qui peut y croire, ai-je envie de demander au cinéaste et aux autres spectateurs, tant que rien ne change au système qui se perpétue, droit dans ses bottes, aux yeux de tous, via les autres images animées, les publicités, qui occupent l'espace autour, autrement soutenues, systématiques, ultra-financées et envahissantes ?

Comment y croire, tant que la descendance d'Edward Bernays est au pouvoir ? Edward Bernays dont la vie professionnelle, qui traverse le XXe siècle, inspire la pièce de théâtre de Julie Timmerman, Un démocrate, à l'affiche du Théâtre de la Concorde en avril 2025 [4], en livre chez C&F éditions, avec un dossier de 100 pages sur le « petit prince de la propagande » [5]. Dans le spectacle, un silence terrible suit la question de la manipulation des opinions et des habitudes : « Quelle est la différence, alors, entre dictature et démocratie ? » (p.39 du livre)

Pyramiden, à la fois graine d'espérance et tragédie. Comme pour l'interprétation de la matière cinématographique : c'est ouvert ! C'est pourquoi l'exercice critique, de parler de l'art en réception, si possible à plusieurs, en dialogue ouvert, est propédeutique à la fois d'une lucidité partagée sur les structures du monde, et d'une perspective pratique qui ne renonce pas à sauver du pire. La tragédie de l'adaptation au pire ne se situe pas à un niveau individuel – Harald essaye de s'en sortir face au pire, et qui pour le lui reprocher ? – mais collectif et politique, où se planterait la graine d'un faire autrement qui soit décisif.

Olivier Fournout


05.05.2025 à 14:42

La Macédoine du nord en ébullition

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La colère s'organise après l'incendie d'une discothèque qui a fait 62 morts

- 5 mai / , , ,
Texte intégral (2166 mots)

Suite à une tragédie ayant coûté la vie à une soixantaine de jeunes dans l'incendie d'une discothèque à Kočani, en Macédoine du Nord, les citoyens et étudiants macédoniens ont décidé de faire entendre leur voix. À l'instar des mobilisations récentes en Serbie, des manifestations ont été organisées et des plénums se sont formés pour protester contre les gouvernants jugés responsables de cette catastrophe. Ce phénomène montre que le modèle du plénum n'est pas une forme d'auto-organisation isolée, mais qu'il s'exporte et s'étend lors des crises successives dans les pays des Balkans, prouvant ainsi qu'il a le potentiel d'être bien plus qu'un simple outil de contestation…

C'est dans la nuit du 16 mars 2025, vers 2h35 du matin, qu'un incendie s'est déclaré dans la discothèque Pulse, située à Kočani, alors qu'environ 650 personnes assistaient à un concert du groupe de hip-hop DNK. Le feu aurait été provoqué par des engins pyrotechniques utilisés lors de la performance, dont les étincelles auraient enflammé des matériaux inflammables au plafond. L'incendie s'est propagé rapidement, piégeant de nombreuses personnes à l'intérieur. Le bilan est lourd : 62 morts et 193 blessés, faisant de cet événement tragique l'un des plus traumatisants de l'histoire récente de la Macédoine du Nord.
Là où la tristesse est encore plus vive pour la population macédonienne, c'est que différentes sources liées à l'enquête indiquent que la discothèque Pulse opérait sans licence valide et ne respectait pas les normes de sécurité requises. Le bâtiment, un ancien entrepôt reconverti, manquait de sorties de secours adéquates, de systèmes de sprinklers (réseau de tuyaux et d'arroseurs automatiques installés au plafond) et ne disposait que d'un seul extincteur. Ces manquements ont considérablement entravé les efforts de sauvetage et amplifié la catastrophe.
En conséquence, la tristesse s'est rapidement transformée en colère : face à un drame évitable, une majorité de la population attribue cette tragédie à la corruption qui gangrène la société macédonienne, exprimant ainsi un ras-le-bol général envers les gouvernants jugés incompétents. En réaction à ce mécontentement, le gouvernement de Macédoine du Nord a annoncé une série d'inspections dans l'ensemble des établissements enregistrés comme cabarets, discothèques et boîtes de nuit, avec l'engagement de publier un rapport détaillé. Cette annonce n'a cependant pas suffi à apaiser la colère des citoyens et des étudiants, qui considèrent que la catastrophe est le symptôme d'une corruption systémique bien plus profonde.
Ce mouvement rappelle fortement ce qui s'est produit récemment en Serbie suite à la catastrophe de la gare de Novi Sad, le 1er novembre 2024. Cette ancienne gare mal entretenue, dont les travaux de rénovation semblent avoir été bâclés, a vu l'un de ses auvents s'effondrer, provoquant la mort de 16 personnes et de nombreux blessés. Cet événement avait profondément choqué la population serbe, qui a, elle aussi, rapidement exprimé sa colère contre une corruption généralisée des gouvernants. Ce mouvement de protestation se poursuit encore aujourd'hui, au moment où sont écrites ces lignes.

La création des plénums

Les similitudes entre les mouvements en Serbie et en Macédoine du Nord ne s'arrêtent pas là. Ces deux pays, rappelons-le, partagent un passé commun au sein de l'ex-Yougoslavie, ainsi que de nombreuses références culturelles et politiques. Après avoir enflammé la Serbie, la dynamique des plénums a désormais gagné la Macédoine du Nord. Là aussi, face à une classe dirigeante jugée incompétente et responsable de la tragédie, les gouvernés ne se sont pas contentés de manifester : ils ont spontanément formé des « plénums », ces assemblées horizontales ouvertes à tous, fondées sur les principes de la démocratie directe.
Ce mode d'auto-organisation est bien connu dans les Balkans. Il avait déjà émergé lors de grandes vagues de contestation : en Croatie en 2009, en Bosnie-Herzégovine en 2014, et plus récemment en Serbie. Il s'inscrit dans une tradition régionale marquée par l'expérience de l'autogestion, héritée du régime de Tito, qui a laissé une empreinte durable dans les sociétés post-yougoslaves, même si cette autogestion était imparfaite et que le régime titiste restait autoritaire et bureaucratique.
Par ailleurs, les plénums s'inspirent aussi de l'anarchisme : lors de leur première apparition en Croatie en 2009, ils avaient été en partie portés par des étudiants proches des milieux anarchistes, qui réclamaient alors une éducation gratuite et accessible pour tous. Les plénums sont donc apparus comme une solution naturelle pour les classes populaires macédoniennes pour protester contre des gouvernants jugés responsables, portés notamment par les étudiants. Le groupe nouvellement formé « Plénum étudiant » a rapidement appelé les étudiants de Macédoine du Nord à s'organiser avec leurs camarades et à décider ensemble comment lutter contre un « système pourri et corrompu », partageant des documents comme le livre de cuisine du blocus qui inspiré la formation des plénums dans les Balkans.
D'autres collectifs se sont également mobilisés, à l'image du groupe informel « Promeni.mk ». Appelant à des mobilisations autonomes, en dehors des partis et syndicats traditionnels, ils puisent leur inspiration dans les récentes protestations étudiantes en Serbie. Dans un de leurs appels, « Promeni.mk » dénonce l'acceptation passive de l'injustice et la normalisation de la corruption et de l'incompétence qui gangrènent le pays. Selon eux, il est urgent que les citoyens cessent d'attendre des solutions venues d'en haut et prennent eux-mêmes en main leur destin, pour construire, ensemble et de manière organisée, la Macédoine qu'ils souhaitent et méritent.
Nous pourrions aussi évoquer la Faculté « St. Cyrille et Méthode » de Skopje, où deux fractions étudiantes s'affrontent : le Parlement des étudiants de l'Université (USS-UKIM), représentation bureaucratique et hiérarchique des étudiants, et le Parlement étudiant indépendant (NSS-UKIM), issu d'une initiative lancée par des étudiants de la Faculté de philosophie. Ce dernier groupe s'est constitué après l'adoption d'une motion de défiance contre la direction de l'USS-UKIM. Contrairement à l'organisation traditionnelle, ils s'organisent de manière horizontale, par plénums, se décrivant eux-mêmes comme « une organisation structurée horizontalement et produit de l'auto-organisation de tous les étudiants de l'UKIM », et proclamant : « Nous appelons tous les parlements étudiants à suivre cet exemple et à se distancier publiquement de l'USS, ainsi qu'à voter une motion de défiance envers sa direction. Il est temps que les étudiants parlent pour eux-mêmes ! L'expérience USS est terminée, c'est notre Université ! »
À travers cette démarche, les étudiants affirment leur refus de voir leurs organes décisionnels placés sous l'influence des partis politiques ou des autorités, revendiquant ainsi leur indépendance et leur autonomie. Ces appels forts à l'autonomie collective, en dehors des structures traditionnelles, ne se limitent pas au seul milieu étudiant. On retrouve la même dynamique dans d'autres groupes, comme le collectif informel « Koj e sleden ? » (‘Qui est le prochain ?'), né après le meurtre tragique de Frosina Kulakova, une jeune femme tuée en janvier 2025 dans un contexte de violences qui a profondément choqué la société macédonienne. Cette affaire, perçue comme révélatrice des défaillances du système judiciaire et institutionnel, notamment son incapacité à protéger les femmes victimes de violences, a provoqué une vague d'indignation et donné naissance à ce collectif citoyen.
Depuis, « Koj e sleden ? » multiplie les initiatives. Après avoir organisé plusieurs manifestations, le groupe continue ses actions en faveur de la justice sociale et de la lutte contre l'impunité. Parmi elles, un rassemblement commémoratif a été organisé en hommage aux victimes de l'incendie de la boîte de nuit à Kočani, réunissant des milliers de personnes venues exprimer leur deuil et leur solidarité. Lors de ces événements, les banderoles donnaient une voix à la colère collective. On pouvait lire des slogans percutants tels que : « Le peuple souffre pendant que le système reste figé », « La corruption tue, les innocents brûlent », ou encore « À cause d'un système pourri, nous, les jeunes, pourrissons ». D'autres messages exprimaient la douleur et la solidarité : « Une boule dans la gorge, des larmes dans les yeux, vous n'êtes pas seuls », « Détenteurs de records en jours de deuil », ou « Toutes les années de silence se terminent par une minute de silence ». Chaque phrase, brandie haut par la foule, traduisait une même exigence : celle d'en finir avec l'impunité et l'indifférence institutionnelle.

Les limites du mouvement

Si ces expériences sont réjouissantes à bien des égards et montrent un phénomène plus large d'un processus en cours dans les Balkans, qui voit les plénums se multiplier lors des grands moments de crise et de protestation sociale, il manque encore une étincelle qui puisse transformer l'essai. Il s'agirait de faire des plénums non plus un simple outil de contestation contre la corruption ou les gouvernants, mais un véritable contre-pouvoir à l'État bourgeois, dans une optique plus radicalement anticapitaliste.
Les plénums ont clairement les prérequis pour devenir la pierre angulaire d'une nouvelle forme de gouvernement : celui de l'auto-gouvernement des classes populaires et des opprimés. Ces assemblées populaires, entièrement horizontales, spontanées et ouvertes à tous, sont les prémices d'un monde radicalement différent, fondé sur la démocratie directe, où la population reprend en main ses affaires, libérée des structures oppressives capitalistes et institutionnelles. Cette forme d'organisation semble éviter les erreurs du passé, telles que la délégation aveugle ou la récupération politique par des partis et syndicats devenus de simples outils bureaucratiques de gestion du capitalisme. Elle se révèle être un modèle facilement exportable au-delà des frontières. Peu importe le nom qu'on leur donne — plénums, conseils, assemblées populaires — leur fonctionnement reste globalement similaire, malgré des spécificités locales, et s'inscrit dans la continuité d'expériences historiques comme les soviets, dont ils représentent une forme moderne, parmi d'autres expériences d'auto-organisation populaire tendant à l'horizontalité et à la décentralisation.
Cependant, si les plénums portent en eux une origine clairement anticapitaliste, ils peuvent aussi être détournés et se dissoudre dans un mouvement plus diffus, diluant ainsi leur potentiel révolutionnaire. Le défi est donc de lier les plénums à une lutte explicitement anticapitaliste, dépassant la simple dénonciation de dirigeants corrompus ou incompétents. Car le capitalisme est, par nature, un système corrompu par l'argent roi ; le problème n'est pas un défaut de vertu des gouvernants, mais bien la logique même du système. Le mythe d'un gouvernement vertueux doit être abandonné : tout gouvernement sert la classe sociale qui le soutient, en l'occurrence la bourgeoisie. La seule réponse possible est l'auto-gouvernement, seul capable de défendre les intérêts du plus grand nombre, en permettant aux individus de reprendre collectivement en main leurs affaires quotidiennes, à travers des plénums permanents, organisés partout et en tout temps. Ce processus permettrait, par la même occasion, d'abolir la séparation entre politique et vie quotidienne, entre travail et existence.
Pour radicaliser ces expériences, il nous faut remporter la bataille culturelle, en proposant comme horizon une sortie du capitalisme par ces nouvelles formes d'auto-gouvernement. Cela implique de construire des organisations fortes, capables de faire germer des idées hautement radicales et de relier les luttes entre elles sans instaurer de nouvelles hiérarchies. Il est essentiel de veiller à ne pas reproduire les erreurs du passé : il ne s'agit pas de s'approprier les luttes, mais de permettre aux personnes concernées de s'emparer elles-mêmes des sujets qui les touchent. Pas à l'énième universitaire de venir expliquer aux opprimés ce qu'ils vivent au quotidien. C'est là, et seulement là, que réside la possibilité d'embraser la société, pour construire un monde débarrassé de toute forme de domination, un monde où régnerait la véritable liberté : celle où le travail par nécessité aurait disparu, et où chacun pourrait se développer pleinement, collectivement comme individuellement.

Lucas Skalski

05.05.2025 à 13:32

En finir avec la culture du mépris

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Réflexions croisées d'un metteur en scène et d'un sociologue

- 5 mai / , ,
Texte intégral (6046 mots)

2025 s'ouvre sur de funestes perspectives pour les acteurs culturels. L'annonce de coupes budgétaires drastiques par l'État et les collectivités territoriales menace une partie du secteur et tout particulièrement les lieux intermédiaires [1] qui jouent un rôle central dans l'irrigation du territoire : éducation artistique et culturelle, animations socio-culturelles, interventions dans les territoires ruraux, festivals, résidences d'artistes, créations partagées, etc. C'est tout un travail de fond, résultat d'une œuvre sédimentée sur la durée, pour ancrer d'autres manières de voir et de faire, de concevoir le vivant et les rapports de force, d'instiller du rêve et de la poésie, qui est menacé de disparaître. Pire, ce travail est nié par une vision utilitaire du monde où prime la rentabilité, la concurrence, « l'innovation » et les projets « créatifs ». Les mots vides de sens du modèle gestionnaire l'ont emporté pour de bon. Mais s'il n'y avait que ça.

Cette crise n'est pas conjoncturelle, le malaise est bien plus profond, comme en témoigne le sentiment d'impuissance des acteurs de la culture. En cause, leur armature conceptuelle entachée par une faute originelle : celle d'avoir cru aux paroles du ministre de la culture de François Mitterrand. Jack Lang affirmait en 1982 dans le discours de Mexico que la culture pouvait « vaincre la crise économique ». Cette justification fantaisiste demeure encore de nos jours comme un ultime rempart à la désagrégation du service public de la culture. Sur France Culture, le metteur en scène Thomas Joly assène que « la culture, c'est aussi un investissement et qu'elle crée de la richesse » (10/1/2025). L'argument des externalités positives, Aurélie Filippetti l'avait déjà brandi sous François Hollande. Avant elle, certains artistes l'avaient clamé lors de l'annulation du festival d'Avignon en 2003 : « Voyez comme la culture crée de la richesse. On s'arrête et le secteur de la restauration et de l'hôtellerie pleure ! »

Mais ce n'est pas la richesse économique, bien réelle, qui importe en matière de « culture ». En rabattant le travail des artistes dans le domaine de la production marchande, la justification économique fait de l'art et de la culture des marchandises, comme Jack Lang l'avait si bien dit. Mais la poésie et le corps d'un interprète ne se transportent pas sur des porte-containers. À l'exception des grosses productions, cela n'est pas rentable, et ne le sera jamais. La richesse de « la culture » ne ruisselle pas. Elle ensemence et se dissémine, permettant de grandir et de mieux respirer. Envisager l'art et la culture comme des marchandises rend possible, voire compréhensible, la sape puis la destruction du service public de la culture, qui comme les autres services publics, est programmée par l'Accord Général sur le Commerce des Services instituant l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC, 1994) [2].

L'impasse de la démocratisation culturelle

Une autre justification consiste à dire que la culture joue un rôle dans « l'émancipation des citoyens ». Accoler ces deux termes laisse supposer que l'émancipation aurait une dimension politique. C'était le cas après-guerre lorsque les acteurs de l'éducation populaire œuvraient à forger une conscience citoyenne, en utilisant la pratique artistique à travers de ateliers de réalisation (cinéma, poésie, théâtre, danse) [3]. L'important était de faire ensemble, de forger une conscience politique collective, avec des femmes et des hommes dont les métiers étaient en lien avec la beauté. Et d'éprouver, en s'engageant corporellement, que la beauté n'est pas une exclusivité des artistes, mais qu'elle est en chacun de nous. L'orientation des politiques culturelles a progressivement marginalisées cette conception du rôle de l'art dans la société pour privilégier le spectacle. Sous l'action du ministère de Malraux et de ses successeurs, nous sommes passés de la valorisation de la pratique à la sacralisation des œuvres, adossée sur une politique de démocratisation culturelle. L'évangélisation des masses entendait favoriser l'accès aux œuvres. Là était le salut.

Bien que critiquée dès les années 60 par Guy Debord [4], cette mutation est encensée avec constance par la majorité des opérateurs culturels depuis les années 80. Nul doute que la fréquentation des œuvres procure une forme d'émancipation, à savoir de rupture avec le quotidien qui produit des bifurcations, des formes de libération, et des changements dans les parcours de vie parfois. Mais le sens politique s'est durablement absenté d'une « politique » centrée sur les modalités de réception, à travers le développement de la médiation culturelle, dont les dispositifs privilégient le comment faire au détriment du sens de l'action : comment amener la culture aux gens... L'institutionnalisation du mépris a fait de substantiels progrès. Des années 60 à aujourd'hui, la pratique des amateurs a été dévaluée, jusque dans les modalités de recensement des « pratiques culturelles des Français » [5]. Quant aux trois piliers de l'Éducation artistique et culturelle, (pratique, connaissance, rencontre), ce sont les deux derniers qui sont principalement mis en œuvre . La pratique y demeure encore sous estimée.

C'est pourtant par et à travers la pratique que cette « émancipation » acquiert une profondeur et révèle son sens. Là sont les gisements de sentiment d'exister. C'est en chantant, en écrivant, en filmant, en dansant, en cuisinant… que nous prenons conscience de ce que l'acte créateur comporte d'humanité. La pratique est ce qui nous rassemble et nous permet d'envisager la différence comme une richesse. Au lieu de ça prévaut une vision de la culture centrée sur la création artistique, instituant une coupure entre l'art et le plus grand nombre. Les études statistiques réalisées depuis 1973 sont sans appel : c'est une majorité de Français qui, malgré tous les efforts consentis pour élargir la fréquentation des musées, des expositions, des théâtres, des opéras…, déclarent ne pas sortir [6].

Des croyances d'une autre époque

Afin de justifier la sacralisation des œuvres, opérateurs culturels et artistes se complaisent à envisager « la culture » comme un rempart contre la barbarie. Ils sont nombreux à penser que la poésie, le théâtre et la danse peuvent contribuer à faire reculer le vote Rassemblement national. Bien que ce parti soit devenu le premier en 2024, cette chimère a la peau dure. Les gens de culture oublient un peu vite qu'une partie de la gauche a rompu avec les classes populaires depuis les années 1990, et que les gens de culture dans leur grande majorité se sont eux aussi détournés des classes populaires. Ils ont accepté l'idée que les politiques culturelles mises en œuvre pouvaient à la fois satisfaire la droite et la gauche.

La déconstruction de ce messianisme culturel par des historiens, des anthropologues et des écrivains [7] n'empêche pas d'entendre encore des artistes comme le directeur du Théâtre du Nord déclarer :

« Le théâtre nous impose de nous positionner et moi je crois très fort à la puissance de ces outils-là. Je crois très fort à l'intuition géniale des fondateurs du ministère de la culture, de la décentralisation culturelle, de la démocratisation culturelle, qui au lendemain de la guerre ont fait le pari de miser sur la culture, la création, la créativité, les artistes pour créer des maisons de théâtre, pour que la culture devienne un endroit de réparation d'une population très éprouvé par la guerre, très morcelée, très fragmentée, à terre et de pouvoir reconstruire comme ça l'idée du peuple, transformer la population en peuple. Aujourd'hui et pour d'autres raisons, la population elle est aussi complètement fracassée, fragmentée, opposée, et je crois que la culture peut nous offrir un miroir commun pour qu'on puisse réellement se reconnaître en l'autre. [8] »

Quoiqu'elles ne disposent d'aucun soubassement théorique, les déclarations de ce type sont légions dans le monde de la culture cultivée. Comment pouvoir raisonnablement prétendre que la fréquentation des œuvres d'art serait un antidote aux désordres du monde ? À la sixième extinction de l'espèce ? À l'accroissement des inégalités ? À l'enrichissement des plus riches et à la croissance de la pauvreté ? À « la surrection du nihilisme » qui provient « d'une crise du récit et d'une crise de l'avenir » [9] ? À l'une de ses conséquences, la radicalisation d'une part de la jeunesse dans le djihadisme [10] ? Au court-termisme de la « gouvernance » et de l'appel à projet qui règnent en maître ? À l'air saturé de néolibéralisme qui engendre ces cauchemars ? Au baratin qui domine aussi bien le domaine de la publicité, des relations publiques que celui de la politique ? [11] À la montée partout dans le monde du fascisme ? Aux effets du dérèglement climatique ? À la fuite en avant productiviste ?

On est saisi par l'impression que ceux qui croient au rôle émancipateur de la culture se sont arrêtés à une lecture du monde des années 70. Si ces croyances destinées à rassurer les opérateurs culturels sur leur place dans la société n'étaient que des impasses, si cela n'était que du baratin pour se donner bonne conscience, ce ne serait pas si grave. Mais elles laissent la place aujourd'hui à la droite, et demain à l'extrême droite.

Au cœur de la bataille culturelle

Cela fait belle lurette que la culture n'est plus débattue lors des campagnes pour les présidentielles. Les ministres gèrent les affaires courantes. Qui prendrait le risque de remettre en cause l'héritage de Jack Lang ? À gauche personne. « L'artiste au centre » et « le soutien à la création » sont considérées comme des politiques vertueuses. Mais quelle est au fond la mission de service public de la culture ? Qu'est-ce qui justifie la dépense ? « L'émancipation ». Comment la définissez vous ? Développer la « tolérance », « l'ouverture d'esprit ». Mais la tolérance en quoi, l'ouverture vers quoi ? On a l'impression de tirer les vers du nez d'un élève de 6e qui a mal appris sa leçon. À droite personne non plus. Changement d'époque, il est question de faire des économies. Allons-y gaiement, la voie est libre. Depuis combien d'années entendons nous les représentants des institutions publiques nous expliquer que les moyens diminuent inéluctablement et doivent légitimement se resserrer autour des établissements publics, labellisés, conventionnés. Le monde de la Culture n'est pas un corps malade, mais une sorte de momie devant laquelle trop peu veulent cesser de se prosterner. Inutile d'argumenter pour tailler dans les budgets, car en face, il n'y a rien qui définisse en quoi consiste ce service public, si ce n'est des notions creuses rabâchées jusqu'à la corde (« vivre ensemble », « lien social »).

Cette indétermination est le symptôme d'une déroute : les forces progressistes ont perdu la bataille culturelle. Sur les réseaux sociaux, l'hégémonie de l'extrême droite entretient la confusion dans tous les domaines. L'Éducation nationale et la Culture, les deux secteurs professionnels du service public censés œuvrer pour l'émancipation politique, apparaissent impuissants à endiguer la diffusion de la pensée de l'extrême droite. La proportion d'une génération détenteur du baccalauréat [12] ainsi que le pourcentage de collégiens [13] ayant assisté à une action d'Éducation artistique et culturelle (EAC) sont pourtant respectables. Mais les jeunes de 18-24 ans votent majoritairement pour le Rassemblement national ; et on se souvient du score de ce parti aux dernières municipales à Avignon, la ville du plus grand festival de théâtre au monde... L'une des conséquences de cette défaite est l'invisibilisation des acteurs culturels. Leur décrédibilisation. La loi du Covid les a classé parmi les non essentiels.

Ce constat établi, une autre voie est-elle possible pour redonner du sens et de l'élan à tous les acteurs de la culture, qui partout réalisent un travail formidable, que ce soit dans les médiathèques, les musées, les arts de la scène, les ateliers réalisés en dehors des « lieux de culturel » institutionnels (dans les écoles, les centres sociaux, les prisons, les Ephad, etc.), le travail de recherche et de création entrepris dans les lieux intermédiaires ? Oui, et cette voie existe. Elle est déjà là !

Aller chercher l'art où il se trouve

Cessons de considérer les acteurs et les lieux à l'aune de l'excellence artistique, de la recherche de « nouveaux publics », de la « culture pour tous », autant de notions alimentant le paradigme de la démocratisation culturelle qui a fait long feu. Une politique culturelle qui se réduit à mettre à disposition du « peuple » la seule culture « cultivée » est une politique du mépris. « Sortir des théâtres » ne suffit pas, il faut inventer d'autres façons de faire. Nous devons développer des pratiques artistiques appropriées à l'en-dehors, à l'au-delà, à l'au-devant. Aller au-devant des gens, c'est indispensable. Aller partout où ils se trouvent. Il faut y consacrer le principal des efforts. À l'encontre de ceux qui pensent que l'art doit infiltrer la vie, œuvrons pour que la vie infiltre l'art. Artistes, compagnies, lieux, beaucoup ont adopté pour principe de produire avec des gens qui ne sont pas des spécialistes. En fréquentant les ateliers de « bricolages et d'excentricités », ceux qui ne font jamais de théâtre ou de musique, ceux que cela intimident, en font souvent sans le savoir, et c'est ça qui est important.

Le « dilettantisme » induit un engagement et des dispositions poétiques qui compensent largement les insuffisances de savoir-faire. La maladresse ne peut en aucun cas décider de la valeur artistique de ce qui advient. Faire œuvre avec les gens n'implique pas qu'on va leur apprendre à faire ce qu'on sait ou ce qu'on fait. On va les chercher parce qu'on ne sait pas inventer tout seul. On va chercher ensemble ce qu'on ne sait pas qu'on cherche. On va faire ensemble ce qu'a priori on ne sait pas faire. On va penser ensemble, cheminer ensemble, pratiquer ensemble, bricoler ensemble… Ensemble, donnons la parole et faisons de cette parole une œuvre d'art. Il est particulièrement jubilatoire, de fréquenter, d'investir des espaces incongrus de création... de mettre en œuvre ce qui n'aurait pas dû... être œuvre... d'encourager, susciter, provoquer le laisser aller des imaginations... de s'enthousiasmer de l'inconvenant de la production, et même de « l'idiotie » artistique qui peut advenir... de se réjouir de hisser des créations marginales au rang d'œuvre d'art.

Proposons des œuvres qui contestent les valeurs du savoir-faire et de la virtuosité, accueillent la maladresse appliquée de l'amateur comme une aubaine et ainsi la possibilité de surgissement de formes hors normes. Mettons en œuvre ce qui n'aurait pas dû… être œuvre, ce qui n'aurait pas dû faire œuvre… Proposons d'autres sensations artistiques, d'autres postures, portons d'autres regards sur les choses périphériques, communément repérées comme superflues ou insuffisantes. Chercher à co-construire, à co-créer, co-réaliser, expose à des évaluations peu clémentes. Cette démarche peut paraître insignifiante aux yeux de certains, la « visibilité » passant par l'intense fréquentation du public, et la « reconnaissance » par des relations étroites avec les lieux institutionnels.

Vers ce que l'on ignore

La notion d'élitisme pour tous a été une erreur fondamentale. Il faut appeler à l'abandon de la recherche des « grands artistes », des « génies » et des « œuvres majeures inoubliables ». Il faut plutôt apprendre ou réapprendre à regarder ailleurs et autrement, à faire l'éloge des petites choses : de tout ce qui manque d'attention et qui paraissait jusque-là futile, frivole, anodin ou superflu. « Il faut réapprendre à danser à l'envers et que cet envers devienne notre véritable endroit » [14].

Il est donc nécessaire de créer de nouveaux outils d'évaluation adaptés à ces façons de faire. Réaliser des œuvres d'art en co-création relève d'une exigence artistique intense. Il ne s'agit pas de délaisser l'œuvre mais de redéfinir son espace sensible de réalisation. Nous devons sortir du clivage établi entre la création artistique et l'action culturelle. Il est essentiel de dénoncer la noblesse de la « chose » artistique et le dénigrement des pratiques socio-culturelles. Nous devons revendiquer l'utilisation du champ socio-culturel comme terrain propice à la création et à la réalisation d'œuvres. S'implanter sur un quartier, un territoire annoncé à faible offre culturelle, y développer des ateliers, créer un lien avec la population ne s'improvise pas. Cela demande de l'opiniâtreté, une détermination sans faille et du temps. Les meilleures conditions pour élaborer les projets artistiques sont là. Les liens établis avec une population de non-spécialistes sont essentiels à leur réalisation. Cela suppose un pas de côté qui consiste à inverser carrément l'appréciation entre le majeur et le mineur, le noble et le commun.

Loin des institutions prestigieuses qui produisent du rayonnement territorial en mettant en concurrence les uns et les autres, les artistes de lieux intermédiaires recherchent un certain équilibre, préférant à tous et à tout, les choses inutiles et anti économiques, suspectant tout ce qui se veut utile et qui est apprécié parce que tel. Ils ne recherchent pas systématiquement la perfection. Ils s'en méfient, et pensent que se livrer à la plus extrême liberté de pensée vaut mieux que d'être soupçonné d'une quelconque complaisance vis-à-vis d'une morale asservissante. Selon eux, le meilleur de la vie artistique se reconnaît dans ce qui se manifeste en opposition à tout rationalisme. Le bonheur se rencontre en participant à un événement qui soit l'occasion de divagations stimulantes. Si quelque chose d'expérimental peut encore se réaliser, c'est dans un rapport frénétique à la vie, loin de tout souci de valeur artistique.

Au delà de tout ce qui se dit sur ce travail de sensibilisation et sur l'importance du lien social dans les quartiers, la légitimité de leurs existences ne doit pas être une légitimité limitée. Ce ne sont pas les Centres Dramatiques, les Centres Chorégraphiques, les Opéras qui occupent le terrain, c'est eux. Ce n'est pas le genre ou la forme qui fait l'intérêt, mais la valeur des engagements : ce sont leur capacités à exciter la curiosité, à donner du plaisir, à faire découvrir la créativité, à réaliser des rêves. Ils proposent leur savoir-faire et leur imaginaire, ils mettent à disposition leur fantaisie. Ils proposent aussi une idée de la vie qui n'est pas celle des victimes de leur sort. Ils fréquentent les artistes les plus rares et les plus improbables de la même façon que les gens du quartier. Mais modeste et fiers de l'être, ils ne consentent pas à être traités comme des inutiles. L'utilité ou l'inutilité de leur démarche ne se pose pas. Ce qui advient s'impose comme le résultat d'une attitude exigeante et enthousiaste, même si ce qui arrive n'a pas la forme attendue par les professionnels de la culture. Ce qu'ils font, nous le considérons comme nécessaire, essentiel, car nous ne l'imaginons pas autrement. Et qu'on ne s'y trompe pas, leurs façons de faire sont destinées au plus grand nombre.

Mais, lorsque ces expériences existent, elles passent inaperçues, elles sont forcément insignifiantes du point de vue artistique, car elle ne peuvent être appréciées que par le prisme de l'excellence et ses références copieuses. Et quand ces expériences sont repérées, elles sont considérées comme des insuffisances navrantes, voir la manifestation d'une contestation des règles inacceptable. S'il est de bon ton de transgresser les règles esthétiques, transgresser les codes bureaucratiques de l'institution, c'est mal.

Cet art là a beaucoup à voir avec un égarement, avec une exagération de la vérité. À quoi sert-il ? À célébrer l'inutile, à révéler ce qu'il a d'essentiel. C'est bizarrement salutaire à un équilibre : à la fois celui de faire supporter sa situation et celui de se révolter contre ses conditions d'existence. L'imposition d'un prisme gestionnaire invisibilise le sens de ce travail. Il autorise aussi bien des raccourcis, notamment de reprocher aux artistes et aux acteurs culturels d'être des assistés. En dit-on autant des entreprises privées (premier budget de l'État en 2022 [15]), des agriculteurs, des associations humanitaires ou sportives ? Cette critique se nourrit précisément de la sacralisation de l'art défendue par une partie des professionnels ; de la « singularité de leur démarche » ; et du rôle présumé des œuvres : envisage-t-on de convertir la population aux bienfaits de la natation ou de l'athlétisme comme on le fait couramment pour le théâtre ?

S'insurger

Depuis quelques années - création partagée - art participatif - lieux intermédiaires - nouveaux territoires de l'art et toutes les réflexions qui accompagnent et étayent ces expériences sont accueillis comme le progrès dans les années 60. Auraient-ils fini par convaincre de la nécessité de tels modes d'existence et de telles pratiques singulières ? De l'importance à encourager leur émergence, leur développement ? Les études de ces expériences se sont installées peu à peu sur les étagères des penseurs institutionnels en charge de la culture. Tout leur vocabulaire et même leur argumentaire sont de plus en plus utilisés. Ils fournissent en formules pertinentes les dernières pages des cahiers des charges des lieux labellisés. Ils peuvent servir aussi à remplir les vides des programmes culturels de nos joyeux candidats en campagne. Mais ils font peur aussi, car leur rôle n'est pas de pallier à la destruction du lien social par les logiques marchandes du capitalisme. Si des gamins mettent le feu à des voitures, ils ne sont pas là pour les empêcher. Leur rôle est de les amener à donner du sens à ce qu'ils font.

Difficile de se reconnaître dans le recensement de lieux et de structures censés être porteur de valeurs et d'engagements que les acteurs des lieux intermédiaires défendent. Car certains en sont les embrouilleurs les plus symboliques. Il ne suffit pas de s'appeler « Friche » ou « Tiers Lieu » pour assurer une réelle rupture avec des pratiques conservatrices, faut-il encore y favoriser des émergences, promotionner des démarches ayant à voir avec des formes nouvelles de participations créatives, d'échanges singuliers entre artistes et population.

Le Grand Art s'est toujours efforcé de bannir de la sphère du Beau, le « sauvage », le « commun », le « modeste », qu'il a toujours souhaité associer à l'insignifiant, au dérisoire, au vulgaire, au laid, au grotesque. Revendiquons un art sans importance, impur. Un art particulièrement ordinaire, un art du peu qui se moque du bon goût (qui loue le goût douteux, car il vaut mieux douter de ses goûts), que nous appelons « art approximatif », un art de proximité vis à vis des gens et de « bordure », de « périphérie » vis à vis de la « culture cultivée », un art du bricolage. Celui du bricoleur qui « assemble ce qui est à portée de la main (il s'agit de se rendre réceptif, disponible) [16] ».

Ces manières de concevoir la culture sont porteuses d'une vision de la société où l'art ne se réduit pas aux œuvres et à un supplément d'âme pour la petite bourgeoisie. Elles s'inscrivent dans la filiation de l'éducation populaire politique, que les cénacles cultivés qui réfléchissent à la culture s'accordent à ne pas nommer, en lui préférant la référence aux Droits culturels. Mais au-delà des termes retenus, c'est bien des manières de concevoir et de mettre en œuvre qu'il importe de s'inspirer pour refonder une politique culturelle avec les gens et pour les gens. Des précédents institutionnels, comme la mise en place de la charte de coopération culturelle à Lyon par Marc Villarubias, et le déjà là des lieux intermédiaires qui irriguent le territoire, rappellent que nous ne partons pas de rien.

Il convient de réarmer le sens politique des « projets culturels ». De donner un objectif citoyen aux métiers de la culture : quelles finalités et quelles lignes de fuite au service de l'intérêt général ? De donner un sens politique à l'émancipation, comme l'historienne Laurence de Cock le suggère : la capacité à identifier les rapports entre dominants et dominés [17]. À préciser systématiquement ce que nous entendons par « culture » ; à considérer que les arts ne sont qu'une infime part de la culture. À cesser avec ces mots d'ordre ou l'absurde le dispute au mépris (« apporter la culture dans les quartiers »). À prendre en compte le fossé entre la culture cultivée et la vie simple des simples gens (« C'est pas pour moi »). À rompre avec la matrice réactionnaire de Jack Lang que certains pensent (encore) de gauche. À cesser de sacraliser le spectacle et à redonner toute sa place aux simples pratiques. À nouer des synergies entre les pratiques et les moments de représentation, de création, d'exploration et de vertige. À dépasser la seule revendication en termes de moyens, indispensables à l'instauration des conditions de travail, à la préservation des lieux et espaces de création, mais insuffisante si elle est dénuée de sens.

À ces conditions, il devient possible de lutter pour l'instauration d'un service public de la culture, avec des moyens conséquents, mais qui ne soit pas un relais supplémentaire du mépris des classes dominantes. Une service public au service de l'émancipation politique. Un service public où les gens se sentent chez eux.

Christophe Apprill, sociologue.
Yves Fravega, metteur en scène.


[1] Ce terme accueille une diversité de structures indépendantes, d'organisations (parfois en collégialité) et de manières de travailler : lieux d'art, expérimentaux, fabriques, ateliers partagés, collectifs d'artistes, lieux collaboratifs...

[2] Articles 1-3-b et c

[3] Franck Lepage (dir.), L'éducation populaire, une utopie d'avenir, Paris, Les Liens qui libèrent, 2012.

[4] Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1967.

[5] C'est avec l'étude publiée en 1996 que l'on prend la mesure de son importance. Olivier Donnat, Les amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français, Paris, Ministère de la Culture, 1996.

[6] Philippe Lombardo, Loup Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles des Français, Paris, Ministère de la culture, Collection Culture études, 2020.

[7] Johann Chapoutot, Georges Didi-Huberman, Jonathan Littell, Christophe Dejours.

[8] David Bobée, in « Alain Françon, metteur en scène : "Marivaux, c'est essentiellement le rythme" », Les midis de Culture, France Culture, 12 décembre 2024. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/alain-francon-sublime-la-langue-de-marivaux-dans-sa-mise-en-scene-des-fausses-confidences-4405649 – consulté le 10/1/2025.

[9] Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l'histoire de notre temps, op. cit.

[10] Olivier Roy, Le Djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016.

[11] Harry G. Frankfurt, De l'art de dire des conneries, Paris, Éditions Mille et un nuits, 2020.

[12] En 2024, le taux de réussit au baccalauréat est de 91,4 %. A la session 2024, 79,1 % d'une génération a obtenu le baccalauréat. Source : Ministère de l'Éducation nationale. https://www.education.gouv.fr/l-education-nationale-en-chiffres-edition-2024-414935 – consulté le 14/3/2025.

[13] « En juillet 2024, la part collective [du Pass Culture] concernait ainsi plus de 93 % des établissements scolaires de métropole et d'outre-mer (tous ministères confondus49). 72 % des jeunes scolarisés ont bénéficié du dispositif ». Source : Entités et politiques publiques. Premier bilan du Pass Culture, Rapport public thématique, Cour de comptes, décembre 2024, p. 68.

[14] Antonin Artaud.

[15] « Une récente revue des dépenses de l'Inspection générale des finances (IGF) évalue à 88 milliards d'euros le montant des aides versées en 2022 par l'État et la Sécurité sociale, à travers environ 380 dispositifs. » Aides publiques aux entreprises : un état des lieux, 17 septembre 2024.

[16] Claude Lévi-Strauss, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon.

[17] Laurence de Cock, Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau, L'Histoire comme émancipation, Marseille, Agone, 2019.

05.05.2025 à 11:29

Les Roms de Transcarpatie et la guerre en Ukraine

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Texte intégral (6902 mots)

En Europe, l'antitsiganisme est historiquement et géographiquement aussi diffus que mal documenté [1]. Il y aurait beaucoup à dire du rapport qu'entretiennent les gouvernements avec ces populations disparates qui tiennent à des formes-de-vies qui ne se laissent pas dissoudre dans la fiction stato-nationale mais qu'en est-il plus particulièrement dans une situation de guerre comme celle que traverse l'Ukraine ? Les auteurs de ce reportage se sont rendus dans l'oblast de Transcarpatie pour enquêter et se documenter. Sans surprise, la condition des populations roms en Ukraine se révèle dramatique.

Les Roms en Ukraine, entre fragmentation et consolidation

Dès le 18e siècle, la littérature et les arts usèrent de figures et de poncifs racistes et romantiques figeant les populations roms dans une authenticité et une extranéité inextricable. Nombre d'auteurs européens, qu'ils soient de l'Ouest ou de l'Est, narreront leur envoutement par une « Tsigane » intouchable, yeux et cheveux noirs, lascive et forcément voleuse… au moins du cœur et du destin de l'envouté. Yevhen Hrebinka, poète écrivain romantique ukrainien du 19e siècle, écrit, dans Les Yeux noirs : « Oh ! les beaux yeux noirs, les yeux merveilleux / Les yeux séducteurs étincelant de feu / Comme je vous crains, comme je vous aime / J'ai dû vous croiser un jour de déveine /Vous êtes aussi noirs que le ciel de nuit / Et j'y vois déjà le deuil de ma vie / Et j'y vois encore un brasier vainqueur / Dans les flammes brûle et se meurt mon cœur / Et pourtant je trouve dans mon triste sort / Non pas du chagrin, mais du réconfort : / Le meilleur de ce que Dieu m'avait donné / À ces yeux de braise je l'ai sacrifié ». [2] La romantisation « positive » du « Tsigane » ou du « Bohémien », voyageur, voleur, libre et authentique, en tant que catégorie identitaire racisante, efface les rapports aux territoire parcourus et habités ainsi que les histoires complexes et toujours particulières de groupes et sous-groupes pouvant revendiquer l'identité rom – bien qu'ils ne s'y réduisent jamais totalement [3].

Les associations d'aide aux communautés roms estiment qu'au moins 400 000 Roms résidaient en Ukraine au début de la première décennie des années 2000. Ce chiffre est toutefois sujet à caution : le dernier recensement en Ukraine date de 2001 et les personnes concernées déclarent fréquemment une « identité ethnique préférée » distincte de l'identité rom. Cette identité rom, qui constituerait la « minorité ethnique majoritaire » d'Europe selon les travaux commandés par la Commission Européenne [4], n'est toutefois ni figée ni univoque ; elle recouvre au contraire des histoires et des réalités individuelles et collectives multiples généralement occultées. De nombreux groupes et sous-groupes roms vivent sur toute l'étendue du territoire ukrainien, du Sud de la Crimée au Nord de Tchernihiv, de l'Est de Donetsk à l'Ouest de Transcarpatie ; ils parlent diverses langues (ukrainien, russe, hongrois, roumain, différents dialectes romani) et connaissent une intégration et des discriminations plus ou moins marquées. La très grande majorité des populations roms d'Ukraine est sédentaire [5].

Il faut noter l'importance des recompositions territoriales en Europe de l'Est, en particulier celles ayant eu lieu lors de la chute de l'URSS, dans la répartition des populations roms, dans la « fragmentation et la recomposition » des groupes et leurs éventuels déplacements dans des États-nations qui se structurèrent alors pour aboutir aux formes que nous leur connaissons aujourd'hui.

L'Ukraine a été l'une des places fortes des populations roms dans l'URSS. La reconnaissance initiale de la minorité ethnique rom et de sa culture dans la fédération soviétique a rapidement laissé place, dès le début des années 1930, à des politiques répressives à leur endroit. La reconnaissance initiale passait elle-même par une politique de « sédentarisation » et « d'indigénisation » à marche forcée. Cette politique se télescopait avec la volonté de répression d'une identité rom spécifique qui aurait pu entrer en contradiction avec le concept de « peuple soviétique ». En 1923, des artels, des « ateliers coopératifs d'artisans tsiganes », sont créés dans les villes, comme à Kharkiv, en vue d'« intégrer » les Roms des villes et d'inciter les Roms itinérants à la sédentarisation. En 1926, des décrets sont émis pour faciliter la création de « kolkhozes tsiganes » (52 sur le territoire ukrainien avant la Seconde Guerre mondiale). À partir de 1932, ont lieu des déportations massives de Roms itinérants, cherchant du travail dans les villes, vers la Sibérie. En 1936, des décrets établissent que des mesures doivent être prises en vue de l'intégration des « Tsiganes itinérants » dans des « ateliers coopératifs d'artisans », des « kolkhozes », des « sovkhozes » ou des établissements industriels. En 1944, de nombreux Roms de Crimée sont déportés jusqu'en Asie centrale par le pouvoir soviétique [6]. Ainsi, après la fin de la guerre, malgré le génocide « tsigane » (Samudaripen) perpétré par les nazis et leurs alliés dans les pays d'Europe de l'Est (Hongrie, Roumanie), les politiques répressives envers les Roms dans les territoires de l'URSS ne sont pas assouplies.

Par suite de l'effondrement de l'URSS et de la restructuration économique afférente, notamment la fermeture des fermes collectives et des industries lourdes, « les Roms, dit-on, ont été les premiers à être débauchés et les derniers à être embauchés pour occuper les postes vacants. » [7] La situation actuelle des Roms en Ukraine, ainsi que les disparités territoriales, ne peuvent être comprises sans le recours à cette histoire européenne particulière que nous n'avons fait qu'approcher.

C'est ainsi qu'aujourd'hui l'Ukraine « est habitée par différents groupes roms, qui parlent différentes langues et différents dialectes de la langue romani, et qui ont des traditions et des histoires différentes en ce qui concerne leur installation », comme nous l'explique Ignacy Jóźwiak, sociologue et anthropologue du centre de recherche sur les migrations de l'université de Varsovie, que nous avons rencontré à Mukatchevo, en Transcarpatie. « Selon certains spécialistes, il existe 15 groupes de ce type en Ukraine et 8 en Transcarpatie », poursuit-il. La triviale division Ouest/Est du territoire ukrainien est donc inopérante dans ce cadre.

Les Roms, une minorité fortement discriminée en Ukraine, en particulier en Transcarpatie

Bien que les Roms soient historiquement présents sur les territoires de l'actuelle Ukraine depuis au moins le 15e siècle, et que leur culture soit intégrée, à l'aide de politiques publiques correspondantes, au folklore national des pays d'Europe de l'Est, l'antitsiganisme y est omniprésent, décomplexé et structurel.

Rada Kalandia, activiste rom et responsable du centre d'accueil pour les réfugiés roms à Mukatchevo.

La situation des Roms dans l'oblast de Transcarpatie, territoire de l'Ouest de l'Ukraine frontalier de la Roumanie, de la Hongrie et de la Slovaquie, jouxtant aussi la Pologne, est particulièrement préoccupante – en cela elle est paradigmatique [8]. C'est ce que nous confirme Rada Kalandia, militante rom à la tête de l'organisation des Roms de la région de Donetsk depuis 2013, aujourd'hui réfugiée en Transcarpatie. Ce territoire abriterait un dixième de la population rom d'Ukraine, soit environ 40 000 personnes pour 1,3 million d'habitants. Ignacy Jóźwiak relève notamment la diversité linguistique des (sous-)groupes roms présents sur ce territoire : « dans la région de Transcarpatie, il existe des communautés roms qui parlent le hongrois, le romani (différents dialectes), et certaines d'entre elles ne parlent que l'ukrainien. »

Dans cette région, les populations roms sont fortement ségréguées spatialement dans des camps de fortune ou bidonvilles appelés tábor. Ces tábors peuvent être transformés en véritables ghettos, comme dans la ville de Beherovo, où un mur de 2,5 mètres de haut a été construit par la mairie pour épargner le centre-ville de ces indigents. [9] Le tábor de Mukachevo, aux abords duquel nous nous sommes rendus pour discuter avec Madame Kalandia des conditions de vie des Roms en Transcarpatie, abrite d'après elle « approximativement 12 000 habitants », et serait le plus grand d'Ukraine mais aussi d'Europe. Ces camps sont des enclaves dans ou en bordure des villes dans lesquelles il n'y a le plus souvent ni adduction d'eau, ni tout-à-l'égout, ni électricité. Les routes sont des pistes en terres fangeuses, percées de trous remplis d'eau croupie. L'insalubrité et la misère sont la norme. Pour Rada Kalandia « les autorités locales ont créé les conditions pour que [les personnes dans ces tábors] ne puissent rien faire, rien penser, rien prévoir, si ce n'est vivre là et mourir là. »

Originaire de l'Est de l'Ukraine, qu'elle a fui par suite de l'invasion russe de 2022, Rada Kalandia a, dès son arrivée à Mukatchevo, « constaté de gros problèmes pour les populations locales en ce qui concerne leur accès à l'éducation et d'autres services sociaux » ; problèmes auxquels elle n'était auparavant pas confrontée. À Vuhledar, d'où elle vient, elle décrit la situation comme « plutôt bonne, sans discrimination systématique à l'encontre des Roms », elle note aussi « l'absence d'exclusion territoriale des Roms, qui vivaient parmi les ukrainiens et pouvaient aller à l'école », bien qu'ils pussent aussi être « pointés du doigt dans la rue et être traités de ‘‘gitans, gitans !'' » ou « refusés chez le docteur ». Comme nous l'explique Rada Kalandia, les enfants roms du tábor de Mukachevo n'ont, eux, que très rarement accès à l'éducation ou à des repas, a fortiori chauds. Lorsqu'ils peuvent aller dans des écoles publiques, ces écoles sont ensuite identifiées comme « gitanes » par les non-Roms, dont certains refusent d'y envoyer leurs propres enfants. À Oujhorod, une mère nous indique que « l'école n°7 est celle des Roms. »

La salle de classe du centre d'intégration, où diverses activités préscolaires sont proposées aux enfants de la communauté rom du tabor.

En Transcarpatie, seuls 0,3 % des Roms ont pu suivre des études supérieures et 4 % ont l'équivalent du baccalauréat. [10] La juriste Tania Krehul, qui travaille avec Rada Kalandia, nous explique que dans le « centre d'intégration », financé par la fondation Romodrom, à l'intention des Roms de Mukachevo et dans lequel sont proposées des activités de préscolarisation, certains enfants de 10-11 ans qu'ils reçoivent « n'avaient jamais vu ou tenu un crayon ou un stylo. Ils n'avaient pas les doigts ‘‘habitués'' à tenir un crayon. Au début ils ne pouvaient même pas le tenir. Les enseignants ne comprenaient pas, les enfants ne pouvaient pas ‘‘bouger'' leurs doigts pour tenir un simple crayon. Il y a beaucoup de cas de ce type ici [à Mukachevo] et beaucoup de travail... »

Les élèves du centre d'intégration.

Madame Kalandia a aussi découvert avec stupéfaction que beaucoup de Roms n'avaient pas de papiers d'identité. Grâce à un programme soutenu par la fondation ukrainienne des femmes roms Chiricli et l'ombudsman européen pour les droits de l'Homme en Ukraine, l'association de Rada Kalandia a permis de produire des documents d'identité pour près de 300 personnes qui « avaient perdu leurs papiers ou qui n'en avaient jamais eu. » Certains n'avaient même pas d'acte de naissance et donc d'identité déclarée à l'état civil. Pour Rada Kalandia, « les autorités ne sont pas intéressées du tout à développer et rendre la vie de la communauté rom locale meilleure et plus facile. »

La ségrégation administrative et sociale, qui se surajoute pour ces populations à leur forte ségrégation spatiale, limite d'autant plus l'accès aux aides sociales et aux services publics pour les Roms de Transcarpatie : santé, éducation, aide en tout genre. Elle entraîne aussi une ségrégation économique de fait. Il n'y a pas de titres de propriété. Beaucoup d'enfants sont en situation de handicap, sans que cette situation ne soit reconnue officiellement. De même, l'accès à la santé reproductive est inexistant. Les familles sont nombreuses, avec « 2-3 enfants, jusqu'à 9-10-12 », d'après les observations de Rada Kalandia dans le tábor de Mukachevo. En somme, « de l'aide doit être apportée partout », déplore-t-elle.

Ces ségrégations limitent aussi les possibilités de déplacement en Ukraine et au-delà de ses frontières… renforçant la ségrégation spatiale et économique. Signalons toutefois que la majorité des Roms de Transcarpatie est magyarophone, ayant une ascendance hongroise antérieure à 1945. De ce fait, certains travaillent comme saisonniers sur des chantiers en Hongrie et possèdent un passeport hongrois – les politiques d'émission de passeports pour les personnes d'ascendance hongroise ayant été facilitée par le gouvernement de Viktor Orbán et sa politique pour une « Grande Hongrie ».

La ségrégation spatiale et administrative favorise des formes organisationnelles spécifiques et parallèles dans les tábors de l'Ouest de l'Ukraine. Des « barons », plus ou moins désignés par les habitants des tábors, gèrent le camp, tranchent les litiges entre habitants et organisent l'économie parallèle. Comme l'indique Rada Kalandia, « en Ukraine de l'Est […] [nous] n'avons pas ce système avec les ‘‘barons''. »

Finalement, l'ensemble de ces ségrégations se cristallise dans un discours antitsigane banalisé, traversant les couches sociales, les contextes et les ancrages territoriaux au sein de l'Ukraine. Lorsque nous évoquons notre désir de visiter le tábor de Oujhgorod avec une médecin anesthésiste, salariée d'une ONG venant en aide aux déplacés internes, celle-ci nous souhaite en premier lieu « bon courage ! ». On nous répétera souvent que les tabors sont « des endroits dangereux », où les habitants sont soumis à la « mainmise totale de ‘‘barons'' ». Plus généralement, nos questions sur les Roms suscitent toujours des remarques sur leur « alcoolisme », leur « dépendance aux narcotiques », leur « saleté », leur « paresse », leur « repli communautaire » et leur « instinct de voleurs ». En 2019, dans son rapport annuel sur les « préjugés interethniques en Ukraine », le Kyiv international institute of sociology relevait que les Roms étaient, de toutes les minorités ethniques prises en compte par l'enquête, la plus sujette aux « préjugés ethniques ». Près d'un tiers des sondés considéraient que les Roms ne devaient pas être admis en Ukraine. [11] Nos entretiens confirment cette tendance. Pour la totalité des personnes que nous avons interrogées, quel que soit l'endroit d'où elles viennent en Ukraine, les Roms ne veulent pas aller à l'école ou travailler, ils ne veulent pas s'intégrer… bref, « ils posent problème ». Pour Rada Kalandia, justifier la ségrégation des populations roms par un hypothétique refus d'intégration qui leur serait intrinsèque oblitère la misère noire dans laquelle elles sont placées.

L'antitsiganisme décomplexé ne s'arrête pas aux discours haineux. Depuis quelques années, des pogroms – tentatives de nettoyage « ethnique » total ou partiel d'un lieu ou d'une région, soutenues ou encouragées par les autorités locales et nationales – sont recensés. Le 20 avril 2018, pour ne donner qu'un exemple marquant, le groupe néo-nazi S14 (Sich) chasse les Roms présents dans le camp du parc Lysa Hora de Kyiv, avant de brûler celui-ci. La police refuse alors d'ouvrir une enquête. Les meneurs du groupe sont même invités sur les plateaux de télévision pour discuter de la « question rom ». En juin 2018, au cours de l'un de ces pogroms, un Rom est tué et des enfants poignardés. [12] Ces dernières années, les groupes d'extrême droite, sortis renforcés de l'Euromaïdan de 2014 par suite de leur participation active et violente à celui-ci, troquent leur discours antisémite historique, endémique en Europe de l'Est, pour un discours antitsigane décomplexé ; ce dernier reçoit aujourd'hui l'approbation de la société ukrainienne tout entière, au-delà des seuls militants d'extrême droite.

La guerre en Ukraine, catalyseur ou révélateur des discriminations envers les Roms ?

Le 24 février 2022, les troupes russes envahissent l'Ukraine. Six jours plus tard, on compte déjà plus d'un million de civils déplacés. En juillet de la même année, ce sont plus de 12 millions d'Ukrainiens qui ont quitté leur foyer, selon l'ONU-HCR. Pour les plus de 100 000 déplacés issus des communautés roms, dont un grand nombre a fui vers la Transcarpatie et les pays frontaliers, la situation est d'autant plus compliquée que s'ajoutent aux effets dévastateurs de la guerre de nombreuses et violentes discriminations, subies à tous les stades de leur parcours.

Dès le début de l'invasion russe, le centre européen pour les droits des Roms (ERRC) a mis en place, en Ukraine et dans les pays frontaliers (Roumanie, Hongrie, Moldavie, République Tchèque et Slovaquie), une mission d'observation des droits de l'Homme. Leurs rapports successifs mettent en évidence les disparités majeures qui existent entre les réfugiés roms et les réfugiés non-roms. Ils rapportent des cas de ségrégation, de violences, de profilage ethnique et de discrimination à l'encontre des réfugiés roms, et montrent aussi comment ces inégalités dramatiques perdurent depuis trois ans, transformant une fuite entravée en une stabilisation impossible [13]. Le droit à l'aide humanitaire et à l'asile est, par exemple, encore trop souvent conditionné à la possession de papiers d'identité. Beaucoup de familles roms magyarophones originaires de Transcarpatie sont parties vers la Hongrie, où des attitudes discriminatoires et antitsiganes fortes de la part des humanitaires, des bénévoles de l'accueil et même de certaines ONG – pour lesquels il vaudrait mieux être « un ukrainien blond qu'un gitan » – ont été rapportées.

Les violences racistes antitsiganes sont aussi le fait des services de police, des autorités frontalières et des administrations, non seulement en Hongrie, mais aussi dans les autres pays frontaliers de l'Ukraine. Dans de nombreux endroits, les réfugiés roms sont forcés d'attendre dans des queues séparées. Les bailleurs privés refusent souvent les familles roms dans leurs logements, condamnant ces dernières à rester dans des abris d'urgence exigus et surchargés, conçus pour le court-terme. En Roumanie, les médecins généralistes perçoivent moins de subventions pour leur patientèle de réfugiés issus des communautés roms que pour les autres réfugiés, conduisant à une utilisation obligée des services d'urgence hospitaliers. En 2022, 78 % des enfants réfugiés roms d'Ukraine ne participaient à aucune forme d'enseignement primaire, contre 13 % de la population générale des réfugiés ukrainiens. Pour les déplacés roms, le minimum nécessaire est presque impossible à obtenir, et l'installation à moyen et long-terme découragée. Si bien que beaucoup ont été contraints de revenir en Ukraine. En août 2024, le gouvernement hongrois a par ailleurs décidé de cesser de subventionner l'accueil des réfugiés issus de zones ukrainiennes considérées comme n'étant pas directement impactées par l'invasion russe, dont la Transcarpatie. Cette décision a eu pour effet l'expulsion parfois violente de groupes roms hors des abris d'urgence qui leurs avaient été fournis, les condamnant au sans-abrisme ou à la fuite.

L'activiste rom et porte-parole de la fondation Chiricli Maria Popenko explique, dans un discours donné à l'occasion d'une réunion de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) au printemps 2022 : « cette guerre est un exemple de la façon dont les Roms et d'autres minorités sont constamment négligés, traités de façon inhumaine et continuent d'être persécutés […] toutes les personnes déplacées à l'intérieur du pays, et surtout les personnes défavorisées telles que les Roms, devraient avoir un accès égal aux abris temporaires et à l'aide humanitaire. » C'est aussi en réponse à ces inégalités qu'un centre d'accueil pour les déplacés internes roms a été créé à Mukatchevo par Radia Kalandia. Elle-même a fait l'expérience de ces déplacements. « Nous nous sommes cachés pendant plusieurs jours dans les sous-sols, nous avons tout juste survécu », raconte-t-elle. « La fondation Chiricli nous a aidé à évacuer la région. Je suis arrivée en Transcarpatie, et j'ai continué mon travail ici », explique celle qui est désormais responsable de cet abri, financé par la fondation. « Nous sommes là depuis plus de deux ans, nous avons accueilli environ 2000 personnes en tout. Une trentaine de personnes continuent de vivre ici, parce qu'ils n'ont nulle part où aller. »

Pour beaucoup, s'ajoute à la condition d'exilé l'accusation d'être de « faux réfugiés », des réfugiés problématiques voire des profiteurs de guerre. Ainsi S., qui a participé aux réseaux de volontaires pour l'évacuation des civils des régions proches du front, nous raconte : « il y avait une famille rom, on les a évacués, et on les a amenés ici […]. Il y avait beaucoup de problèmes avec cette famille sur place » – sans préciser de quels problèmes il s'agissait. « Les Roms étaient comme tous les autres gens, sans réseaux parallèles pour l'évacuation. Mais ils sont intelligents, ils s'adressaient souvent aux représentants des églises protestantes. Ils étaient aidés à travers ce réseau-là. Ils utilisaient ce réseau au maximum, en demandant même plus que l'évacuation. »

Un antitsiganisme décomplexé se révèle aussi au plus haut niveau de l'État. En mai 2022, le Ministre de l'intérieur ukrainien, M. Viktor Andrusiv, déclarait dans une interview retransmise sur YouTube : « si vous êtes un déserteur qui a fui consciemment, vous n'êtes pas un Ukrainien. Vous êtes un Tsigane. » Pourtant, selon les déclarations de Stephan Müller, conseiller pour les affaires internationales auprès du Conseil central des Sinti et des Roms d'Allemagne, on estime à plusieurs milliers les combattants ukrainiens issus des communautés roms. Si certains sont mobilisés volontairement, il arrive aussi que des mobilisations forcées aient lieu. « Les services militaires viennent dans le tabor et embarquent un grand nombre de Roms », explique Rada. Les discriminations administratives profondes auxquelles font face les communautés roms rendent de fait la majorité des hommes mobilisables.

Être Ukrainien et « Tsigane »

Lorsque nous posons la question de la discrimination des Roms en Russie, Rada Kalandia nous répond que, là-bas, « il y a bien évidemment de la discrimination, mais pas aussi forte qu'ici [à Mukachevo]. La situation est proche de celle que l'on retrouve à l'Est de l'Ukraine, et est donc incomparable avec celle en Transcarpatie. »

Pourquoi, alors, une personne comme Rada Kalandia, qui a vécu 40 ans dans l'Est de l'Ukraine et qui est russophone, décide-t-elle de fuir vers l'Ouest de l'Ukraine et non en Russie ? « Parce que toute sa vie cette personne a établi ses connexions en Ukraine, et la Russie est quelque chose de totalement différent de l'Ukraine », nous répond-t-elle. Dans son cas, aussi parce que dès 2014 elle « aidait les personnes déplacées internes roms à fuir les territoires capturés puis occupés par la Russie ». Pour elle, « il est clair [qu'elle] est ukrainienne ». Finalement elle considère que, « même si ce n'est pas parfait [pour les Roms à l'Est de l'Ukraine], nous sommes sur notre terre, nous sommes les propriétaires de cette terre. Et peu importe si l'occupant est bon ou mauvais, c'est lui qui, dorénavant, décidera ! Plus toi ! » Ce que Rada Kalandia et d'autres Roms, de l'Est comme de l'Ouest, ne peuvent envisager.

Photos des soldats roms partis au front affichées au mur de l'accueil du centre d'intégration.

L'attachement à la terre et à la nation ukrainienne est aussi présent chez les habitants du tábor de Mukatchevo, ce malgré l'inhumanité de leur condition de vie. Des photos de soldats, morts ou toujours au front, tapissent les murs de l'entrée du centre d'intégration. Des dizaines d'hommes du tábor se sont portés volontaires pour combattre au sein de l'armée ukrainienne. Un « bataillon Rom » a même été créé par des volontaires roms de toute l'Ukraine. [14] Outre la défense de leur terre et de leur identité ukrainienne, ils voient là un moyen de rendre visible la minorité rom et d'accroître son poids politique, avec en ligne de mire l'amélioration des conditions de vie de l'ensemble des Roms d'Ukraine.

Les derniers des derniers : l'antitsiganisme et l'Europe

L'antitsiganisme ne s'arrête pas aux frontières de l'Ukraine ou à la ligne imaginaire de séparation entre l'Europe de l'Est et de l'Ouest. Les formes qu'il revêt sont cependant historiquement et géographiquement spécifiques. Alors que 25 à 50 % de la population rom d'Europe fut exterminé durant la Seconde Guerre mondiale, le génocide Rom, ou Samudaripen, n'est encore que trop rarement évoqué, enseigné et reconnu. Le rôle des autorités françaises dans celui-ci reste un point sensible et discuté de l'historiographie de la Seconde Guerre mondiale. [15]

L'histoire des Roms est très mal connue en Europe de l'Ouest, où cette population semble majoritairement saisie à travers le prisme sécuritaire de la répression de populations « nomades » authentiquement criminelles et, ce faisant, du contrôle de leurs déplacements. La France a, par exemple, connu une période de prolixité antitsigane dans les années 2010-2013 [16]. Le ministre de l'Intérieur d'alors, Manuel Valls, pouvait déclarer, sans indignation aucune dans l'assistance, que « ces populations [les Roms] ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation. […] Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie. » D'ailleurs, comme d'autres, il assimilait puérilement, par paronymie, Roms et Roumanie, suggérant par là même la déportation de ces premiers vers cette dernière, leur véritable « terre ».

D'après le rapport de la FRA (Fundamental Rights Agency) paru en 2019, « la moitié (52 %) de la population française se sentirait (très) mal à l'aise à l'idée d'avoir des Roms comme voisins. Cette proportion est nettement plus élevée que dans les autres pays couverts par l'enquête. » [17]. La CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme) relevait pour sa part, dans un rapport daté de 2008, que tous les droits des personnes roms étaient bafoués (droits civils et politiques, droit d'asile, droit au logement, droit au séjour, droit à l'éducation, droit sociaux et accès à l'emploi), mettant à mal « l'universalité et l'indivisibilité des droits de l'Homme ». [18]

La question du non-respect des droits de l'Homme en général, et des droits des minorités roms en particulier, resurgit aussi dans le cadre du processus d'intégration de l'Ukraine à l'Union Européenne. Elle constitue aussi un maillon central de l'argumentation du Kremlin visant à justifier son invasion à grande échelle. Selon Madame Popenko, les discriminations des Roms – bien réelles – servent la propagande russe : « Les histoires relatives à la violation des droits des minorités sont massivement utilisées par la Fédération de Russie pour sa propagande sur les tensions néo-nazies en Ukraine. » Pour l'ONG ZIMA, qui dénonçait la déclaration raciste de monsieur Andrusiv, cet antitsiganisme décomplexé « contredit les ambitions de l'Ukraine, qui défend les valeurs européennes telles que la liberté, l'égalité, la justice et l'inclusion, de devenir un pays diversifié et démocratique appréciant les contributions de communautés telles que les Roms, comme l'exprime le programme gouvernemental ‘‘Unité dans la diversité'', et fait le jeu de la propagande russe. » Ces ambitions et valeurs, mises à mal non seulement par l'Ukraine mais par nombre de pays de l'Union Européenne, devraient, une fois pour toute, se voir prolongées par des actions aux répercussions concrètes.


[1] Il existe néanmoins d'excellentes recherches, nous pensons notamment aux travaux de Lise Foisneau et à ces articles parus dans lundimatin :
Résistances voyageuses : un long combat
https://lundi.am/Resistances-voyageuses-un-long-combat
Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo
Ou encre à cet article :
Antitsiganisme, poussières et chaleur suffocante

[2] Traduction Marina Lushchenko, 2013

[3] Henriette Asséo, « Non les Roms ne sont pas nomades », dans Le Monde diplomatique, octobre 2012.

[4] Voir les fiches produites pour la Commission Européenne : https://www.coe.int/fr/web/roma-and-travellers/roma-history-factsheets

[5] Henriette Asséo, « Non les Roms ne sont pas nomades », dans Le Monde diplomatique, octobre 2012.

[6] Des territoires d'extermination à l'Est de l'Europe (1941 - 1944) (2016). Études Tsiganes, 5657, (1).

[7] Eszter György, « Les Roms de Transcarpatie : ‘‘Trop ukrainiens pour les Russes, trop hongrois pour les Ukrainiens, trop gitans pour les Hongrois'' », dans Jean-Yves Grenier, Sabina Loriga et Gábor Sonkoly (dir.), « La guerre en Ukraine. Regards depuis la frontière européenne », Politika, mis en ligne le 22/03/2023, consulté le 28/03/2023 ; URL : https://www.politika.io/fr/article/roms-transcarpatie-trop-ukrainiens-russes-trop-hongrois-ukrainiens-trop-gitans-hongrois

[8] ERRC, The Misery of Law : The Rights of Roma in the Transcarpathian Region of Ukraine, disponible en ligne : https://www.errc.org/uploads/upload_en/file/00/17/m00000017.pdf >.

[9] Eszter György, « Les Roms de Transcarpatie : ‘‘Trop ukrainiens pour les Russes, trop hongrois pour les Ukrainiens, trop gitans pour les Hongrois'' », art. cit.

[10] Ibid.

[11] Voir : https://kiis.com.ua/?lang=eng&cat=reports&id=904&page=1 >

[12] Se reporter à https://www.errc.org/news/anti-roma-pogroms-in-ukraine-on-c14-and-tolerating-terror > ainsi qu'à https://www.amnesty.org/en/documents/eur50/8708/2018/en/ >

[15] Lise Foisneau, « Le génocide des ‘‘Nomades'' : figures du déni », L'Homme [En ligne], 249 | 2024, mis en ligne le 05 avril 2024, consulté le 25 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/48415 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.48415

[16] Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels, Roms & riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La fabrique, 2014.

05.05.2025 à 09:44

Temps de la ruine et ruine des temps

dev

« Les gorges sont sèches car la soif est morte »

- 5 mai / , ,
Texte intégral (1324 mots)

Il n'est pas de révolte plus absolue que celle qui porte ces lignes. Une révolte vieille comme la Nuit accouchant du premier Jour. Et moi, maniant la plume acérée du scandale, je demeure esclave de cette fronde vengeresse.

L'Histoire, choisissant seule les supports pour sa propre reproduction, me pointe aujourd'hui du doigt, exigeant de ma personne le déversement d'un flot de vérité tiède. Mais l'atmosphère brûlante qui m'enveloppe l'esprit m'impose d'aller vite et fort, avant qu'il s'évapore.

Je dois tenir l'équilibre que je dénonce pour encore me faire entendre. Que voulez-vous… Infidèles, nous restons les enfants de la contradiction.

Aussi je crois que la pensée devrait rester liquide. Mais comment résister au blizzard qui fouette chaque mot, paralyse chaque pensée, écorche chaque langue ? Comment délivrer du givre la parole ? La Société est ce royaume de glace qu'il nous faut brûler.

Le symbole, si longtemps soumis à cette entreprise de pétrification des choses qu'on appelle « monde », survivra-t-il encore à ce lourd dévoiement ? Ici on ne peut qu'espérer. Espérer fondre en silence, d'abord. Puis, peu à peu, réentendre le langage comme art du possible : construction infinie de formes aux desseins fuyants, aux lignes fugaces, aux rêves fugitifs.

Entendez : je viens crever les tympans de votre curiosité muette ! Étouffer de mes mains son silence jusqu'à ce que retentisse, enfin, l'antique question — jusqu'à ce qu'elle explose ! Soufflés par ses couleurs vous saisirez alors vos pinceaux, caresserez de leurs poils souples chaque angle cadrant vos vies et, désormais avertis, n'attendrez plus que cela sèche.

*
BASCULEMENTS

I

Quand le gris des murs se cherche une compagnie
Le ciel lui répond de son plus beau silence

Partout le neutre avait vaincu les âmes
Nous l'abritions comme un enfant sans vie

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

À l'unisson les cœurs tordaient un grand sourire
Témoin d'une peine fatiguée de mentir

Le semblant avait quitté les gestes
Nous avions épousé nos ombres et les arbres riaient

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

Nous n'irons plus glaner les vices du grand spectacle
Cramer nos cigarettes au seuil des bars
S'excuser poliment de notre retard — à qui ? pourquoi ?
Quand on y pense… Il fallait être fous !

La rumeur s'évapore
Ses rues sont muettes
Le mal ne fait plus peur

Le soleil de l'avant lavera nos fautes
D'ici là on ne peut que sentir
Et pour la première fois nous allions innocents

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

La mer s'épand comme un linceul sur le cours des vies
La voûte est de marbre
Les galets se préparent au repos

Dans un ultime élan le mouvement se fige
Un creux s'est emparé du monde
La suite ne se paye plus

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

Les vagues respirent encore et les montagnes attendent
On y marche au bord et la terre est fauve

Mon souffle ondule avec tes cheveux
Je joins mes mains à jamais
Priant le vent qu'il nous balaie

Nous commettions notre dernier espoir

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain n'existe plus

II

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

Ma vie comme une aquarelle mal exécutée
Aux nuances grossières
Sous le feu d'un réverbère qui noircit mes manches

Un curieux s-o-s scintille depuis la lagune
Qu'importe !
Aujourd'hui j'ai choisi d'écouter

Le fatras tant attendu n'est jamais venu
On dit « c'est bien commode »
Mais le langage pleure encore les pluies de la veille

Le paquebot crache son épaisse fumée
Tout le monde attend
Personne ne coule

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

Des franges d'écumes qui lèchent la roche
Le temps devrait être à la fête
Mais on a tout dépensé

Je voudrais encore flotter
Longtemps
Jusqu'aux confins du souvenir

La magie y jouerait ses tours et nous
Heureux
N'aurions plus rien à dire

Le mauve étend sa menace
Maintenant
Il est temps de partir

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

III

Si la lumière de feu succède au pastel
Non
Ce n'est pas pour aujourd'hui

Le météore avait gémi tout près de mon oreille
De sa caresse je conserve la cicatrice

Mille pépites de lune constellent mon corps
Depuis demain le jour est multiple

Mais pour le temps on refusait d'y croire
Ce n'était pas de saison

Si la lumière de feu succède au pastel
Non
Ce n'est pas pour aujourd'hui

Le bruit change de matière dans la douceur d'un craquement d'écorce
Le jour est immobile
Il baigne dans la soie

Sur mon épaule repose une mésange
Qui ne partira plus

La nuit a disparue
La vie défie le sol
Le souffle a sévi

On ne voguera plus face au vent

IV

L'allégresse a quitté les masques

Nos lueurs s'épaississent

La pénombre évacue le mal qu'elle tenait de ces vilains démons clamant leur innocence

Les gorges sont sèches car la soif est morte

Chaque suspension produit les drames qui la conduisent au-delà de toute fin

V

Sa frange qui galope en avant vers le bord
Déroule une sombre humeur

Elle gronde

Les failles du récif
Sensibles à ces saillies
Déversent en continu leur torrent de larmes

À l'arrière
Paisible
Le visage d'un lac

Tempérance hautaine ? Authentique hauteur ?

L'azur demeure immense et les nuages rares
Dans le creux d'une crique un festin se prépare

Photo : Louis Maurel

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