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05.05.2025 à 11:29

Les Roms de Transcarpatie et la guerre en Ukraine

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Texte intégral (6812 mots)

En Europe, l'antitsiganisme est historiquement et géographiquement aussi diffus que mal documenté [1]. Il y aurait beaucoup à dire du rapport qu'entretiennent les gouvernements avec ces populations disparates qui tiennent à des formes-de-vies qui ne se laissent pas dissoudre dans la fiction stato-nationale mais qu'en est-il plus particulièrement dans une situation de guerre comme celle que traverse l'Ukraine ? Les auteurs de ce reportage se sont rendus dans l'oblast de Transcarpatie pour enquêter et se documenter. Sans surprise, la condition des populations roms en Ukraine se révèle dramatique.

Les Roms en Ukraine, entre fragmentation et consolidation

Dès le 18e siècle, la littérature et les arts usèrent de figures et de poncifs racistes et romantiques figeant les populations roms dans une authenticité et une extranéité inextricable. Nombre d'auteurs européens, qu'ils soient de l'Ouest ou de l'Est, narreront leur envoutement par une « Tsigane » intouchable, yeux et cheveux noirs, lascive et forcément voleuse… au moins du cœur et du destin de l'envouté. Yevhen Hrebinka, poète écrivain romantique ukrainien du 19e siècle, écrit, dans Les Yeux noirs : « Oh ! les beaux yeux noirs, les yeux merveilleux / Les yeux séducteurs étincelant de feu / Comme je vous crains, comme je vous aime / J'ai dû vous croiser un jour de déveine /Vous êtes aussi noirs que le ciel de nuit / Et j'y vois déjà le deuil de ma vie / Et j'y vois encore un brasier vainqueur / Dans les flammes brûle et se meurt mon cœur / Et pourtant je trouve dans mon triste sort / Non pas du chagrin, mais du réconfort : / Le meilleur de ce que Dieu m'avait donné / À ces yeux de braise je l'ai sacrifié ». [2] La romantisation « positive » du « Tsigane » ou du « Bohémien », voyageur, voleur, libre et authentique, en tant que catégorie identitaire racisante, efface les rapports aux territoire parcourus et habités ainsi que les histoires complexes et toujours particulières de groupes et sous-groupes pouvant revendiquer l'identité rom – bien qu'ils ne s'y réduisent jamais totalement [3].

Les associations d'aide aux communautés roms estiment qu'au moins 400 000 Roms résidaient en Ukraine au début de la première décennie des années 2000. Ce chiffre est toutefois sujet à caution : le dernier recensement en Ukraine date de 2001 et les personnes concernées déclarent fréquemment une « identité ethnique préférée » distincte de l'identité rom. Cette identité rom, qui constituerait la « minorité ethnique majoritaire » d'Europe selon les travaux commandés par la Commission Européenne [4], n'est toutefois ni figée ni univoque ; elle recouvre au contraire des histoires et des réalités individuelles et collectives multiples généralement occultées. De nombreux groupes et sous-groupes roms vivent sur toute l'étendue du territoire ukrainien, du Sud de la Crimée au Nord de Tchernihiv, de l'Est de Donetsk à l'Ouest de Transcarpatie ; ils parlent diverses langues (ukrainien, russe, hongrois, roumain, différents dialectes romani) et connaissent une intégration et des discriminations plus ou moins marquées. La très grande majorité des populations roms d'Ukraine est sédentaire [5].

Il faut noter l'importance des recompositions territoriales en Europe de l'Est, en particulier celles ayant eu lieu lors de la chute de l'URSS, dans la répartition des populations roms, dans la « fragmentation et la recomposition » des groupes et leurs éventuels déplacements dans des États-nations qui se structurèrent alors pour aboutir aux formes que nous leur connaissons aujourd'hui.

L'Ukraine a été l'une des places fortes des populations roms dans l'URSS. La reconnaissance initiale de la minorité ethnique rom et de sa culture dans la fédération soviétique a rapidement laissé place, dès le début des années 1930, à des politiques répressives à leur endroit. La reconnaissance initiale passait elle-même par une politique de « sédentarisation » et « d'indigénisation » à marche forcée. Cette politique se télescopait avec la volonté de répression d'une identité rom spécifique qui aurait pu entrer en contradiction avec le concept de « peuple soviétique ». En 1923, des artels, des « ateliers coopératifs d'artisans tsiganes », sont créés dans les villes, comme à Kharkiv, en vue d'« intégrer » les Roms des villes et d'inciter les Roms itinérants à la sédentarisation. En 1926, des décrets sont émis pour faciliter la création de « kolkhozes tsiganes » (52 sur le territoire ukrainien avant la Seconde Guerre mondiale). À partir de 1932, ont lieu des déportations massives de Roms itinérants, cherchant du travail dans les villes, vers la Sibérie. En 1936, des décrets établissent que des mesures doivent être prises en vue de l'intégration des « Tsiganes itinérants » dans des « ateliers coopératifs d'artisans », des « kolkhozes », des « sovkhozes » ou des établissements industriels. En 1944, de nombreux Roms de Crimée sont déportés jusqu'en Asie centrale par le pouvoir soviétique [6]. Ainsi, après la fin de la guerre, malgré le génocide « tsigane » (Samudaripen) perpétré par les nazis et leurs alliés dans les pays d'Europe de l'Est (Hongrie, Roumanie), les politiques répressives envers les Roms dans les territoires de l'URSS ne sont pas assouplies.

Par suite de l'effondrement de l'URSS et de la restructuration économique afférente, notamment la fermeture des fermes collectives et des industries lourdes, « les Roms, dit-on, ont été les premiers à être débauchés et les derniers à être embauchés pour occuper les postes vacants. » [7] La situation actuelle des Roms en Ukraine, ainsi que les disparités territoriales, ne peuvent être comprises sans le recours à cette histoire européenne particulière que nous n'avons fait qu'approcher.

C'est ainsi qu'aujourd'hui l'Ukraine « est habitée par différents groupes roms, qui parlent différentes langues et différents dialectes de la langue romani, et qui ont des traditions et des histoires différentes en ce qui concerne leur installation », comme nous l'explique Ignacy Jóźwiak, sociologue et anthropologue du centre de recherche sur les migrations de l'université de Varsovie, que nous avons rencontré à Mukatchevo, en Transcarpatie. « Selon certains spécialistes, il existe 15 groupes de ce type en Ukraine et 8 en Transcarpatie », poursuit-il. La triviale division Ouest/Est du territoire ukrainien est donc inopérante dans ce cadre.

Les Roms, une minorité fortement discriminée en Ukraine, en particulier en Transcarpatie

Bien que les Roms soient historiquement présents sur les territoires de l'actuelle Ukraine depuis au moins le 15e siècle, et que leur culture soit intégrée, à l'aide de politiques publiques correspondantes, au folklore national des pays d'Europe de l'Est, l'antitsiganisme y est omniprésent, décomplexé et structurel.

Rada Kalandia, activiste rom et responsable du centre d'accueil pour les réfugiés roms à Mukatchevo.

La situation des Roms dans l'oblast de Transcarpatie, territoire de l'Ouest de l'Ukraine frontalier de la Roumanie, de la Hongrie et de la Slovaquie, jouxtant aussi la Pologne, est particulièrement préoccupante – en cela elle est paradigmatique [8]. C'est ce que nous confirme Rada Kalandia, militante rom à la tête de l'organisation des Roms de la région de Donetsk depuis 2013, aujourd'hui réfugiée en Transcarpatie. Ce territoire abriterait un dixième de la population rom d'Ukraine, soit environ 40 000 personnes pour 1,3 million d'habitants. Ignacy Jóźwiak relève notamment la diversité linguistique des (sous-)groupes roms présents sur ce territoire : « dans la région de Transcarpatie, il existe des communautés roms qui parlent le hongrois, le romani (différents dialectes), et certaines d'entre elles ne parlent que l'ukrainien. »

Dans cette région, les populations roms sont fortement ségréguées spatialement dans des camps de fortune ou bidonvilles appelés tábor. Ces tábors peuvent être transformés en véritables ghettos, comme dans la ville de Beherovo, où un mur de 2,5 mètres de haut a été construit par la mairie pour épargner le centre-ville de ces indigents. [9] Le tábor de Mukachevo, aux abords duquel nous nous sommes rendus pour discuter avec Madame Kalandia des conditions de vie des Roms en Transcarpatie, abrite d'après elle « approximativement 12 000 habitants », et serait le plus grand d'Ukraine mais aussi d'Europe. Ces camps sont des enclaves dans ou en bordure des villes dans lesquelles il n'y a le plus souvent ni adduction d'eau, ni tout-à-l'égout, ni électricité. Les routes sont des pistes en terres fangeuses, percées de trous remplis d'eau croupie. L'insalubrité et la misère sont la norme. Pour Rada Kalandia « les autorités locales ont créé les conditions pour que [les personnes dans ces tábors] ne puissent rien faire, rien penser, rien prévoir, si ce n'est vivre là et mourir là. »

Originaire de l'Est de l'Ukraine, qu'elle a fui par suite de l'invasion russe de 2022, Rada Kalandia a, dès son arrivée à Mukatchevo, « constaté de gros problèmes pour les populations locales en ce qui concerne leur accès à l'éducation et d'autres services sociaux » ; problèmes auxquels elle n'était auparavant pas confrontée. À Vuhledar, d'où elle vient, elle décrit la situation comme « plutôt bonne, sans discrimination systématique à l'encontre des Roms », elle note aussi « l'absence d'exclusion territoriale des Roms, qui vivaient parmi les ukrainiens et pouvaient aller à l'école », bien qu'ils pussent aussi être « pointés du doigt dans la rue et être traités de ‘‘gitans, gitans !'' » ou « refusés chez le docteur ». Comme nous l'explique Rada Kalandia, les enfants roms du tábor de Mukachevo n'ont, eux, que très rarement accès à l'éducation ou à des repas, a fortiori chauds. Lorsqu'ils peuvent aller dans des écoles publiques, ces écoles sont ensuite identifiées comme « gitanes » par les non-Roms, dont certains refusent d'y envoyer leurs propres enfants. À Oujhorod, une mère nous indique que « l'école n°7 est celle des Roms. »

La salle de classe du centre d'intégration, où diverses activités préscolaires sont proposées aux enfants de la communauté rom du tabor.

En Transcarpatie, seuls 0,3 % des Roms ont pu suivre des études supérieures et 4 % ont l'équivalent du baccalauréat. [10] La juriste Tania Krehul, qui travaille avec Rada Kalandia, nous explique que dans le « centre d'intégration », financé par la fondation Romodrom, à l'intention des Roms de Mukachevo et dans lequel sont proposées des activités de préscolarisation, certains enfants de 10-11 ans qu'ils reçoivent « n'avaient jamais vu ou tenu un crayon ou un stylo. Ils n'avaient pas les doigts ‘‘habitués'' à tenir un crayon. Au début ils ne pouvaient même pas le tenir. Les enseignants ne comprenaient pas, les enfants ne pouvaient pas ‘‘bouger'' leurs doigts pour tenir un simple crayon. Il y a beaucoup de cas de ce type ici [à Mukachevo] et beaucoup de travail... »

Les élèves du centre d'intégration.

Madame Kalandia a aussi découvert avec stupéfaction que beaucoup de Roms n'avaient pas de papiers d'identité. Grâce à un programme soutenu par la fondation ukrainienne des femmes roms Chiricli et l'ombudsman européen pour les droits de l'Homme en Ukraine, l'association de Rada Kalandia a permis de produire des documents d'identité pour près de 300 personnes qui « avaient perdu leurs papiers ou qui n'en avaient jamais eu. » Certains n'avaient même pas d'acte de naissance et donc d'identité déclarée à l'état civil. Pour Rada Kalandia, « les autorités ne sont pas intéressées du tout à développer et rendre la vie de la communauté rom locale meilleure et plus facile. »

La ségrégation administrative et sociale, qui se surajoute pour ces populations à leur forte ségrégation spatiale, limite d'autant plus l'accès aux aides sociales et aux services publics pour les Roms de Transcarpatie : santé, éducation, aide en tout genre. Elle entraîne aussi une ségrégation économique de fait. Il n'y a pas de titres de propriété. Beaucoup d'enfants sont en situation de handicap, sans que cette situation ne soit reconnue officiellement. De même, l'accès à la santé reproductive est inexistant. Les familles sont nombreuses, avec « 2-3 enfants, jusqu'à 9-10-12 », d'après les observations de Rada Kalandia dans le tábor de Mukachevo. En somme, « de l'aide doit être apportée partout », déplore-t-elle.

Ces ségrégations limitent aussi les possibilités de déplacement en Ukraine et au-delà de ses frontières… renforçant la ségrégation spatiale et économique. Signalons toutefois que la majorité des Roms de Transcarpatie est magyarophone, ayant une ascendance hongroise antérieure à 1945. De ce fait, certains travaillent comme saisonniers sur des chantiers en Hongrie et possèdent un passeport hongrois – les politiques d'émission de passeports pour les personnes d'ascendance hongroise ayant été facilitée par le gouvernement de Viktor Orbán et sa politique pour une « Grande Hongrie ».

La ségrégation spatiale et administrative favorise des formes organisationnelles spécifiques et parallèles dans les tábors de l'Ouest de l'Ukraine. Des « barons », plus ou moins désignés par les habitants des tábors, gèrent le camp, tranchent les litiges entre habitants et organisent l'économie parallèle. Comme l'indique Rada Kalandia, « en Ukraine de l'Est […] [nous] n'avons pas ce système avec les ‘‘barons''. »

Finalement, l'ensemble de ces ségrégations se cristallise dans un discours antitsigane banalisé, traversant les couches sociales, les contextes et les ancrages territoriaux au sein de l'Ukraine. Lorsque nous évoquons notre désir de visiter le tábor de Oujhgorod avec une médecin anesthésiste, salariée d'une ONG venant en aide aux déplacés internes, celle-ci nous souhaite en premier lieu « bon courage ! ». On nous répétera souvent que les tabors sont « des endroits dangereux », où les habitants sont soumis à la « mainmise totale de ‘‘barons'' ». Plus généralement, nos questions sur les Roms suscitent toujours des remarques sur leur « alcoolisme », leur « dépendance aux narcotiques », leur « saleté », leur « paresse », leur « repli communautaire » et leur « instinct de voleurs ». En 2019, dans son rapport annuel sur les « préjugés interethniques en Ukraine », le Kyiv international institute of sociology relevait que les Roms étaient, de toutes les minorités ethniques prises en compte par l'enquête, la plus sujette aux « préjugés ethniques ». Près d'un tiers des sondés considéraient que les Roms ne devaient pas être admis en Ukraine. [11] Nos entretiens confirment cette tendance. Pour la totalité des personnes que nous avons interrogées, quel que soit l'endroit d'où elles viennent en Ukraine, les Roms ne veulent pas aller à l'école ou travailler, ils ne veulent pas s'intégrer… bref, « ils posent problème ». Pour Rada Kalandia, justifier la ségrégation des populations roms par un hypothétique refus d'intégration qui leur serait intrinsèque oblitère la misère noire dans laquelle elles sont placées.

L'antitsiganisme décomplexé ne s'arrête pas aux discours haineux. Depuis quelques années, des pogroms – tentatives de nettoyage « ethnique » total ou partiel d'un lieu ou d'une région, soutenues ou encouragées par les autorités locales et nationales – sont recensés. Le 20 avril 2018, pour ne donner qu'un exemple marquant, le groupe néo-nazi S14 (Sich) chasse les Roms présents dans le camp du parc Lysa Hora de Kyiv, avant de brûler celui-ci. La police refuse alors d'ouvrir une enquête. Les meneurs du groupe sont même invités sur les plateaux de télévision pour discuter de la « question rom ». En juin 2018, au cours de l'un de ces pogroms, un Rom est tué et des enfants poignardés. [12] Ces dernières années, les groupes d'extrême droite, sortis renforcés de l'Euromaïdan de 2014 par suite de leur participation active et violente à celui-ci, troquent leur discours antisémite historique, endémique en Europe de l'Est, pour un discours antitsigane décomplexé ; ce dernier reçoit aujourd'hui l'approbation de la société ukrainienne tout entière, au-delà des seuls militants d'extrême droite.

La guerre en Ukraine, catalyseur ou révélateur des discriminations envers les Roms ?

Le 24 février 2022, les troupes russes envahissent l'Ukraine. Six jours plus tard, on compte déjà plus d'un million de civils déplacés. En juillet de la même année, ce sont plus de 12 millions d'Ukrainiens qui ont quitté leur foyer, selon l'ONU-HCR. Pour les plus de 100 000 déplacés issus des communautés roms, dont un grand nombre a fui vers la Transcarpatie et les pays frontaliers, la situation est d'autant plus compliquée que s'ajoutent aux effets dévastateurs de la guerre de nombreuses et violentes discriminations, subies à tous les stades de leur parcours.

Dès le début de l'invasion russe, le centre européen pour les droits des Roms (ERRC) a mis en place, en Ukraine et dans les pays frontaliers (Roumanie, Hongrie, Moldavie, République Tchèque et Slovaquie), une mission d'observation des droits de l'Homme. Leurs rapports successifs mettent en évidence les disparités majeures qui existent entre les réfugiés roms et les réfugiés non-roms. Ils rapportent des cas de ségrégation, de violences, de profilage ethnique et de discrimination à l'encontre des réfugiés roms, et montrent aussi comment ces inégalités dramatiques perdurent depuis trois ans, transformant une fuite entravée en une stabilisation impossible [13]. Le droit à l'aide humanitaire et à l'asile est, par exemple, encore trop souvent conditionné à la possession de papiers d'identité. Beaucoup de familles roms magyarophones originaires de Transcarpatie sont parties vers la Hongrie, où des attitudes discriminatoires et antitsiganes fortes de la part des humanitaires, des bénévoles de l'accueil et même de certaines ONG – pour lesquels il vaudrait mieux être « un ukrainien blond qu'un gitan » – ont été rapportées.

Les violences racistes antitsiganes sont aussi le fait des services de police, des autorités frontalières et des administrations, non seulement en Hongrie, mais aussi dans les autres pays frontaliers de l'Ukraine. Dans de nombreux endroits, les réfugiés roms sont forcés d'attendre dans des queues séparées. Les bailleurs privés refusent souvent les familles roms dans leurs logements, condamnant ces dernières à rester dans des abris d'urgence exigus et surchargés, conçus pour le court-terme. En Roumanie, les médecins généralistes perçoivent moins de subventions pour leur patientèle de réfugiés issus des communautés roms que pour les autres réfugiés, conduisant à une utilisation obligée des services d'urgence hospitaliers. En 2022, 78 % des enfants réfugiés roms d'Ukraine ne participaient à aucune forme d'enseignement primaire, contre 13 % de la population générale des réfugiés ukrainiens. Pour les déplacés roms, le minimum nécessaire est presque impossible à obtenir, et l'installation à moyen et long-terme découragée. Si bien que beaucoup ont été contraints de revenir en Ukraine. En août 2024, le gouvernement hongrois a par ailleurs décidé de cesser de subventionner l'accueil des réfugiés issus de zones ukrainiennes considérées comme n'étant pas directement impactées par l'invasion russe, dont la Transcarpatie. Cette décision a eu pour effet l'expulsion parfois violente de groupes roms hors des abris d'urgence qui leurs avaient été fournis, les condamnant au sans-abrisme ou à la fuite.

L'activiste rom et porte-parole de la fondation Chiricli Maria Popenko explique, dans un discours donné à l'occasion d'une réunion de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) au printemps 2022 : « cette guerre est un exemple de la façon dont les Roms et d'autres minorités sont constamment négligés, traités de façon inhumaine et continuent d'être persécutés […] toutes les personnes déplacées à l'intérieur du pays, et surtout les personnes défavorisées telles que les Roms, devraient avoir un accès égal aux abris temporaires et à l'aide humanitaire. » C'est aussi en réponse à ces inégalités qu'un centre d'accueil pour les déplacés internes roms a été créé à Mukatchevo par Radia Kalandia. Elle-même a fait l'expérience de ces déplacements. « Nous nous sommes cachés pendant plusieurs jours dans les sous-sols, nous avons tout juste survécu », raconte-t-elle. « La fondation Chiricli nous a aidé à évacuer la région. Je suis arrivée en Transcarpatie, et j'ai continué mon travail ici », explique celle qui est désormais responsable de cet abri, financé par la fondation. « Nous sommes là depuis plus de deux ans, nous avons accueilli environ 2000 personnes en tout. Une trentaine de personnes continuent de vivre ici, parce qu'ils n'ont nulle part où aller. »

Pour beaucoup, s'ajoute à la condition d'exilé l'accusation d'être de « faux réfugiés », des réfugiés problématiques voire des profiteurs de guerre. Ainsi S., qui a participé aux réseaux de volontaires pour l'évacuation des civils des régions proches du front, nous raconte : « il y avait une famille rom, on les a évacués, et on les a amenés ici […]. Il y avait beaucoup de problèmes avec cette famille sur place » – sans préciser de quels problèmes il s'agissait. « Les Roms étaient comme tous les autres gens, sans réseaux parallèles pour l'évacuation. Mais ils sont intelligents, ils s'adressaient souvent aux représentants des églises protestantes. Ils étaient aidés à travers ce réseau-là. Ils utilisaient ce réseau au maximum, en demandant même plus que l'évacuation. »

Un antitsiganisme décomplexé se révèle aussi au plus haut niveau de l'État. En mai 2022, le Ministre de l'intérieur ukrainien, M. Viktor Andrusiv, déclarait dans une interview retransmise sur YouTube : « si vous êtes un déserteur qui a fui consciemment, vous n'êtes pas un Ukrainien. Vous êtes un Tsigane. » Pourtant, selon les déclarations de Stephan Müller, conseiller pour les affaires internationales auprès du Conseil central des Sinti et des Roms d'Allemagne, on estime à plusieurs milliers les combattants ukrainiens issus des communautés roms. Si certains sont mobilisés volontairement, il arrive aussi que des mobilisations forcées aient lieu. « Les services militaires viennent dans le tabor et embarquent un grand nombre de Roms », explique Rada. Les discriminations administratives profondes auxquelles font face les communautés roms rendent de fait la majorité des hommes mobilisables.

Être Ukrainien et « Tsigane »

Lorsque nous posons la question de la discrimination des Roms en Russie, Rada Kalandia nous répond que, là-bas, « il y a bien évidemment de la discrimination, mais pas aussi forte qu'ici [à Mukachevo]. La situation est proche de celle que l'on retrouve à l'Est de l'Ukraine, et est donc incomparable avec celle en Transcarpatie. »

Pourquoi, alors, une personne comme Rada Kalandia, qui a vécu 40 ans dans l'Est de l'Ukraine et qui est russophone, décide-t-elle de fuir vers l'Ouest de l'Ukraine et non en Russie ? « Parce que toute sa vie cette personne a établi ses connexions en Ukraine, et la Russie est quelque chose de totalement différent de l'Ukraine », nous répond-t-elle. Dans son cas, aussi parce que dès 2014 elle « aidait les personnes déplacées internes roms à fuir les territoires capturés puis occupés par la Russie ». Pour elle, « il est clair [qu'elle] est ukrainienne ». Finalement elle considère que, « même si ce n'est pas parfait [pour les Roms à l'Est de l'Ukraine], nous sommes sur notre terre, nous sommes les propriétaires de cette terre. Et peu importe si l'occupant est bon ou mauvais, c'est lui qui, dorénavant, décidera ! Plus toi ! » Ce que Rada Kalandia et d'autres Roms, de l'Est comme de l'Ouest, ne peuvent envisager.

Photos des soldats roms partis au front affichées au mur de l'accueil du centre d'intégration.

L'attachement à la terre et à la nation ukrainienne est aussi présent chez les habitants du tábor de Mukatchevo, ce malgré l'inhumanité de leur condition de vie. Des photos de soldats, morts ou toujours au front, tapissent les murs de l'entrée du centre d'intégration. Des dizaines d'hommes du tábor se sont portés volontaires pour combattre au sein de l'armée ukrainienne. Un « bataillon Rom » a même été créé par des volontaires roms de toute l'Ukraine. [14] Outre la défense de leur terre et de leur identité ukrainienne, ils voient là un moyen de rendre visible la minorité rom et d'accroître son poids politique, avec en ligne de mire l'amélioration des conditions de vie de l'ensemble des Roms d'Ukraine.

Les derniers des derniers : l'antitsiganisme et l'Europe

L'antitsiganisme ne s'arrête pas aux frontières de l'Ukraine ou à la ligne imaginaire de séparation entre l'Europe de l'Est et de l'Ouest. Les formes qu'il revêt sont cependant historiquement et géographiquement spécifiques. Alors que 25 à 50 % de la population rom d'Europe fut exterminé durant la Seconde Guerre mondiale, le génocide Rom, ou Samudaripen, n'est encore que trop rarement évoqué, enseigné et reconnu. Le rôle des autorités françaises dans celui-ci reste un point sensible et discuté de l'historiographie de la Seconde Guerre mondiale. [15]

L'histoire des Roms est très mal connue en Europe de l'Ouest, où cette population semble majoritairement saisie à travers le prisme sécuritaire de la répression de populations « nomades » authentiquement criminelles et, ce faisant, du contrôle de leurs déplacements. La France a, par exemple, connu une période de prolixité antitsigane dans les années 2010-2013 [16]. Le ministre de l'Intérieur d'alors, Manuel Valls, pouvait déclarer, sans indignation aucune dans l'assistance, que « ces populations [les Roms] ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation. […] Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie. » D'ailleurs, comme d'autres, il assimilait puérilement, par paronymie, Roms et Roumanie, suggérant par là même la déportation de ces premiers vers cette dernière, leur véritable « terre ».

D'après le rapport de la FRA (Fundamental Rights Agency) paru en 2019, « la moitié (52 %) de la population française se sentirait (très) mal à l'aise à l'idée d'avoir des Roms comme voisins. Cette proportion est nettement plus élevée que dans les autres pays couverts par l'enquête. » [17]. La CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme) relevait pour sa part, dans un rapport daté de 2008, que tous les droits des personnes roms étaient bafoués (droits civils et politiques, droit d'asile, droit au logement, droit au séjour, droit à l'éducation, droit sociaux et accès à l'emploi), mettant à mal « l'universalité et l'indivisibilité des droits de l'Homme ». [18]

La question du non-respect des droits de l'Homme en général, et des droits des minorités roms en particulier, resurgit aussi dans le cadre du processus d'intégration de l'Ukraine à l'Union Européenne. Elle constitue aussi un maillon central de l'argumentation du Kremlin visant à justifier son invasion à grande échelle. Selon Madame Popenko, les discriminations des Roms – bien réelles – servent la propagande russe : « Les histoires relatives à la violation des droits des minorités sont massivement utilisées par la Fédération de Russie pour sa propagande sur les tensions néo-nazies en Ukraine. » Pour l'ONG ZIMA, qui dénonçait la déclaration raciste de monsieur Andrusiv, cet antitsiganisme décomplexé « contredit les ambitions de l'Ukraine, qui défend les valeurs européennes telles que la liberté, l'égalité, la justice et l'inclusion, de devenir un pays diversifié et démocratique appréciant les contributions de communautés telles que les Roms, comme l'exprime le programme gouvernemental ‘‘Unité dans la diversité'', et fait le jeu de la propagande russe. » Ces ambitions et valeurs, mises à mal non seulement par l'Ukraine mais par nombre de pays de l'Union Européenne, devraient, une fois pour toute, se voir prolongées par des actions aux répercussions concrètes.


[1] Il existe néanmoins d'excellentes recherches, nous pensons notamment aux travaux de Lise Foisneau et à ces articles parus dans lundimatin :
Résistances voyageuses : un long combat
https://lundi.am/Resistances-voyageuses-un-long-combat
Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo
Ou encre à cet article :
Antitsiganisme, poussières et chaleur suffocante

[2] Traduction Marina Lushchenko, 2013

[3] Henriette Asséo, « Non les Roms ne sont pas nomades », dans Le Monde diplomatique, octobre 2012.

[4] Voir les fiches produites pour la Commission Européenne : https://www.coe.int/fr/web/roma-and-travellers/roma-history-factsheets

[5] Henriette Asséo, « Non les Roms ne sont pas nomades », dans Le Monde diplomatique, octobre 2012.

[6] Des territoires d'extermination à l'Est de l'Europe (1941 - 1944) (2016). Études Tsiganes, 5657, (1).

[7] Eszter György, « Les Roms de Transcarpatie : ‘‘Trop ukrainiens pour les Russes, trop hongrois pour les Ukrainiens, trop gitans pour les Hongrois'' », dans Jean-Yves Grenier, Sabina Loriga et Gábor Sonkoly (dir.), « La guerre en Ukraine. Regards depuis la frontière européenne », Politika, mis en ligne le 22/03/2023, consulté le 28/03/2023 ; URL : https://www.politika.io/fr/article/roms-transcarpatie-trop-ukrainiens-russes-trop-hongrois-ukrainiens-trop-gitans-hongrois

[8] ERRC, The Misery of Law : The Rights of Roma in the Transcarpathian Region of Ukraine, disponible en ligne : https://www.errc.org/uploads/upload_en/file/00/17/m00000017.pdf >.

[9] Eszter György, « Les Roms de Transcarpatie : ‘‘Trop ukrainiens pour les Russes, trop hongrois pour les Ukrainiens, trop gitans pour les Hongrois'' », art. cit.

[10] Ibid.

[11] Voir : https://kiis.com.ua/?lang=eng&cat=reports&id=904&page=1 >

[12] Se reporter à https://www.errc.org/news/anti-roma-pogroms-in-ukraine-on-c14-and-tolerating-terror > ainsi qu'à https://www.amnesty.org/en/documents/eur50/8708/2018/en/ >

[15] Lise Foisneau, « Le génocide des ‘‘Nomades'' : figures du déni », L'Homme [En ligne], 249 | 2024, mis en ligne le 05 avril 2024, consulté le 25 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/48415 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.48415

[16] Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Windels, Roms & riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La fabrique, 2014.

05.05.2025 à 09:44

Temps de la ruine et ruine des temps

dev

« Les gorges sont sèches car la soif est morte »

- 5 mai / , ,
Texte intégral (1324 mots)

Il n'est pas de révolte plus absolue que celle qui porte ces lignes. Une révolte vieille comme la Nuit accouchant du premier Jour. Et moi, maniant la plume acérée du scandale, je demeure esclave de cette fronde vengeresse.

L'Histoire, choisissant seule les supports pour sa propre reproduction, me pointe aujourd'hui du doigt, exigeant de ma personne le déversement d'un flot de vérité tiède. Mais l'atmosphère brûlante qui m'enveloppe l'esprit m'impose d'aller vite et fort, avant qu'il s'évapore.

Je dois tenir l'équilibre que je dénonce pour encore me faire entendre. Que voulez-vous… Infidèles, nous restons les enfants de la contradiction.

Aussi je crois que la pensée devrait rester liquide. Mais comment résister au blizzard qui fouette chaque mot, paralyse chaque pensée, écorche chaque langue ? Comment délivrer du givre la parole ? La Société est ce royaume de glace qu'il nous faut brûler.

Le symbole, si longtemps soumis à cette entreprise de pétrification des choses qu'on appelle « monde », survivra-t-il encore à ce lourd dévoiement ? Ici on ne peut qu'espérer. Espérer fondre en silence, d'abord. Puis, peu à peu, réentendre le langage comme art du possible : construction infinie de formes aux desseins fuyants, aux lignes fugaces, aux rêves fugitifs.

Entendez : je viens crever les tympans de votre curiosité muette ! Étouffer de mes mains son silence jusqu'à ce que retentisse, enfin, l'antique question — jusqu'à ce qu'elle explose ! Soufflés par ses couleurs vous saisirez alors vos pinceaux, caresserez de leurs poils souples chaque angle cadrant vos vies et, désormais avertis, n'attendrez plus que cela sèche.

*
BASCULEMENTS

I

Quand le gris des murs se cherche une compagnie
Le ciel lui répond de son plus beau silence

Partout le neutre avait vaincu les âmes
Nous l'abritions comme un enfant sans vie

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

À l'unisson les cœurs tordaient un grand sourire
Témoin d'une peine fatiguée de mentir

Le semblant avait quitté les gestes
Nous avions épousé nos ombres et les arbres riaient

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

Nous n'irons plus glaner les vices du grand spectacle
Cramer nos cigarettes au seuil des bars
S'excuser poliment de notre retard — à qui ? pourquoi ?
Quand on y pense… Il fallait être fous !

La rumeur s'évapore
Ses rues sont muettes
Le mal ne fait plus peur

Le soleil de l'avant lavera nos fautes
D'ici là on ne peut que sentir
Et pour la première fois nous allions innocents

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

La mer s'épand comme un linceul sur le cours des vies
La voûte est de marbre
Les galets se préparent au repos

Dans un ultime élan le mouvement se fige
Un creux s'est emparé du monde
La suite ne se paye plus

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

Les vagues respirent encore et les montagnes attendent
On y marche au bord et la terre est fauve

Mon souffle ondule avec tes cheveux
Je joins mes mains à jamais
Priant le vent qu'il nous balaie

Nous commettions notre dernier espoir

Aujourd'hui sonne le dernier jour
Demain n'existe plus

II

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

Ma vie comme une aquarelle mal exécutée
Aux nuances grossières
Sous le feu d'un réverbère qui noircit mes manches

Un curieux s-o-s scintille depuis la lagune
Qu'importe !
Aujourd'hui j'ai choisi d'écouter

Le fatras tant attendu n'est jamais venu
On dit « c'est bien commode »
Mais le langage pleure encore les pluies de la veille

Le paquebot crache son épaisse fumée
Tout le monde attend
Personne ne coule

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

Des franges d'écumes qui lèchent la roche
Le temps devrait être à la fête
Mais on a tout dépensé

Je voudrais encore flotter
Longtemps
Jusqu'aux confins du souvenir

La magie y jouerait ses tours et nous
Heureux
N'aurions plus rien à dire

Le mauve étend sa menace
Maintenant
Il est temps de partir

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l'horizon retient ses larmes

III

Si la lumière de feu succède au pastel
Non
Ce n'est pas pour aujourd'hui

Le météore avait gémi tout près de mon oreille
De sa caresse je conserve la cicatrice

Mille pépites de lune constellent mon corps
Depuis demain le jour est multiple

Mais pour le temps on refusait d'y croire
Ce n'était pas de saison

Si la lumière de feu succède au pastel
Non
Ce n'est pas pour aujourd'hui

Le bruit change de matière dans la douceur d'un craquement d'écorce
Le jour est immobile
Il baigne dans la soie

Sur mon épaule repose une mésange
Qui ne partira plus

La nuit a disparue
La vie défie le sol
Le souffle a sévi

On ne voguera plus face au vent

IV

L'allégresse a quitté les masques

Nos lueurs s'épaississent

La pénombre évacue le mal qu'elle tenait de ces vilains démons clamant leur innocence

Les gorges sont sèches car la soif est morte

Chaque suspension produit les drames qui la conduisent au-delà de toute fin

V

Sa frange qui galope en avant vers le bord
Déroule une sombre humeur

Elle gronde

Les failles du récif
Sensibles à ces saillies
Déversent en continu leur torrent de larmes

À l'arrière
Paisible
Le visage d'un lac

Tempérance hautaine ? Authentique hauteur ?

L'azur demeure immense et les nuages rares
Dans le creux d'une crique un festin se prépare

Photo : Louis Maurel

05.05.2025 à 09:42

Un préfet exemplaire, Maurice Papon

dev

Le procès Papon, histoire d'une ignominie ordinaire au service de l'Etat, par Jean-Jacques Gandini, préface de Johann Chapoutot, postface d'Arié Alimi
[Bonnes feuilles]

- 5 mai / , , ,
Texte intégral (4481 mots)

En 1997, s'est déroulé devant la Cour d'Assises de Bordeaux le procès de Maurice Papon, inculpé de crime contre l'humanité pour sa participation active à l'organisation de convois qui ont envoyé à la mort, entre 1942 et 1944, 1600 personnes d'origine juive, dont 223 enfants. En tant qu'observateur de la Ligue des droits de l'homme, Jean-Jacques Gandini a suivi le procès tout au long des six mois qu'il dura. Du livre qu'il tire aujourd'hui de cette expérience, on peut retenir, entre bien d'autres, cet enseignement : Papon a vécu, et est certainement mort, en ayant gardé jusqu'au bout la conscience du devoir accompli.

Tout comme on peut présumer que près de 28 ans après le procès de Bordeaux, dans cette préfecture de Gironde dont Papon fut secrétaire général, l'actuel préfet a eu et a toujours le sentiment de ne faire que son devoir en signant une note à destination des « gestionnaires d'hébergements accueillant des demandeurs d'asile », dans laquelle il les incite à pousser au départ les déboutés de l'asile pour éviter qu'ils tentent les voies de recours légales qui leur seraient pourtant encore ouvertes. Tout comme le préfet de la Seine-Saint-Denis a-t-il eu le sentiment de ne faire que son devoir en émettant une note [1] créant un fichier spécifique pour les « étrangers en situation régulière placés en garde à vue », y compris quand la garde à vue n'aboutit à rien ou à un classement de l'affaire. On songe aussi à ces préfets qui, dans un passé récent, n'ont pas hésité à mobiliser des associations de chasseurs, que ce soit en Seine-et-Marne pour faire respecter le confinement, ou dans le Haut-Rhin , avec des « chasseurs vigilants », pour surveiller les campagnes et les forêts. Bien entendu, le racisme systémique de l'Etat français en 2025 ne saurait être mis sur le même plan que la politique pétainiste au service de l'œuvre génocidaire des nazis, tout comme ces démangeaisons de mobilisation d'hommes en arme ont des allures infiniment plus civilisées que celles des S.A. ais à chaque fois qu'on retombe sur la fameuse nécessité de « faire la différence », on retrouve aussi l'interrogation : « différence de degré ou de nature ? »

Ce que la bonne conscience paponesque devrait nous aider à interroger, c'est le rapport entre les dynamiques institutionnelles et les mécanismes psychologiques et sociaux qui font glisser dans l'ignominie avec le sentiment du devoir accompli. Comprendre pour combattre, bien sûr. Mais combattre comment ? Incitation à la dissimulation de protections légales, création d'un fichier illégal ou de milices citoyennes au statut légalement discutable… cela pose la question : devrait-on recourir à la Loi pour décider si ces hauts fonctionnaires n'ont fait que la servir ? Le procès serait-il la bonne voie ?

C'est ici que l'histoire judiciaire du procès Papon peut fournir quelques indications utiles.
SQ

Extrait de la préface de Johann Chapoutot :

« Aux historiens, le procès Papon laissa un goût de bâclé. Le défilé des témoins de moralité de l'accusé, tous anciens résistants, gaullistes aux états de service impeccables, le talent de l'avocat de Papon, Me Varaut, les enfantillages navrants du fils Klarsfeld, entré dans le prétoire et les mémoires en patins à roulettes, aboutirent à un verdict mitigé, peu lisible et peu compréhensible – dix ans de réclusion criminelle. Henry Rousso le jugea très sévèrement : « En somme, il nous a parlé du présent, pas de l'histoire », (…) Ce procès parle bien du présent en ce qu'il illustre parfaitement le propos ­qu'Hannah Arendt, en se trompant toutefois d'objet [2], avait développé à propos d'Adolf Eichmann. Si le SS-Obersturmbannführer, chef de service au RSHA, était un nazi convaincu et un antisémite rabique, nullement, donc, ce médiocre soumis dont il joua admirablement le rôle pour sauver sa peau, Papon, quant à lui, incarne cette insuffisance (d'empathie, d'intelligence, de courage…), cette criminalité par défaut, et non par excès, dont Arendt, avec Günther Anders, Hans Jonas ou Heidegger, mais aussi Adorno et Jaspers, font l'essence du mal contemporain : ce n'est ni par obsession antisémite (non, certes, qu'il aimât démesurément les Juifs et les étrangers), ni par dilection éperdue pour le Reich que Papon fut un criminel, mais parce qu'il fallait bien déférer à l'ordre du jour, aux impératifs de la carrière et aux arcanes toujours mystérieux, parfois terribles, d'une raison d'État nébuleuse. »

[Henry Rousso, grand historien de la période, refusa de venir témoigner à ce procès, et Chapoutot expose les raisons de ce refus :]

« Plus fondamentalement, il est ici question de juridiction : celle du savant, ou du scientifique, est celle de la raison, non du Code pénal, de ses catégories frustes et de sa psychologie sommaire. La justice n'est qu'une institution sociale comme une autre, l'historien l'étudie comme objet, compulse volontiers ses archives, mais n'a pas à se plier à la fiction de sa mise en scène et de ses jeux de rôle, d'autant moins si le débat est mal pensé et peu problématisé. (…) La même observation, et la même conclusion, vaut au fond pour les plateaux de télévision où il n'est pas rare, finalement, de croiser les mêmes – sophistes rompus aux effets de manche, bateleurs superficiels sans culture, narcisses sans consistance –, à telle enseigne que les propos de Rousso sur le prétoire sont peut-être bien l'équivalent de ce que Bourdieu disait à peu près au même moment sur les médias. »

Quant à nous, vulgus pecus jetés dans l'arène d'une histoire contemporaine recrue d'horreur, nous qui n'avons ni la prétention à la scientificité des universitaires, ni celle de la légitimité juridique, nous pouvons utiliser les contradictions entre ces deux pouvoirs, celui du Savoir et celui de l'Etat et, en nous appuyant sur nos propres expériences de combat sur le terrain, déconstruire le second en utilisant le premier sans s'illusionner sur ses propres limites. La confrontation à l'ignominie d'aujourd'hui, quelle que soit son échelle, sera toujours l'un des meilleurs outils pour saisir l'ignominie d'hier. Le vrai trou noir de l'histoire contemporaine, le massacre à grande échelle en cours depuis deux ans et demi à Gaza avec la complicité non pas d'un secrétaire de préfecture et de son Etat croupion, mais de la majorité des gouvernants et des Etats d'Occident, est là pour le rappeler : il n'y aurait pas de crime contre l'humanité s'il n'y avait pas de préfets ou de généraux pour les mettre en œuvre.

Extrait du chapitre « Devoir de désobéissance contre raison d'Etat »

Hannah Arendt a lumineusement démonté ces arguments de l'« obéissance » et du « moindre mal » :

La technique qui consiste à faire accepter des maux moindres sert de manière délibérée à préparer par un conditionnement les hauts responsables de l'État ainsi que l'ensemble de la population à accepter le mal en tant que tel. Nous ne citerons qu'un seul exemple parmi d'autres : l'extermination des Juifs a été précédée d'une série graduée de mesures antijuives dont chacune a été acceptée parce que le refus de coopérer n'eût fait qu'aggraver les choses jusqu'à ce qu'on soit parvenu à un stade où rien qui fût plus grave encore ne risquait plus d'arriver [3]. 

Quant à l'obéissance, « seul un enfant obéit. Si un adulte “obéit”, il cautionne en fait l'instance, l'autorité ou la loi qui réclament “obéissance”, car sans ce soutien, sans cette obéissance, l'instance en question serait totalement démunie… Par conséquent, la question posée à ceux qui ont participé et obéi à des ordres ne devrait en aucun cas être : “Pourquoi avez-vous obéi ?”, mais bien plutôt : “Pourquoi avez-vous donné votre caution ?” ». Obéir c'est donc soutenir, et face à un régime d'exclusion, démissionner c'est résister [4].

Oui, quelles que soient les circonstances, tout individu doit conserver sa capacité de choix de dire non. Conformisme et servilité anéantissent la conscience. L'obéissance passive du fonctionnaire n'est pas de mise lorsque « l'ordre donné est manifestement illégal » selon les propres termes du statut des fonctionnaires, et doit céder le pas au « devoir d'alerte [5] » : le fonctionnaire n'est pas fait pour avoir l'encéphalogramme plat, pour être un simple porteur de serviette ou un domestique. L'éthique de conviction doit primer sur l'éthique de fonctionnement.

On n'est jamais obligé de prêter la main à des crimes en servant de près quelque pouvoir que ce soit, de nier par son soutien actif ou passif des convictions fondamentales. Dans la fonction publique, on peut toujours se mettre à l'abri des compromissions au prix de quelque courage, à l'appui d'un plus clair discernement. Or, nombre de nos contemporains ne l'ont pas fait faute d'avoir identifié en temps utile, selon des critères préalablement adoptés, le seuil de l'acte déshonorant […] Nul n'était obligé à quelque rang que ce fût d'aller à l'encontre de sa conscience [6]. 

L'article 8 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg l'a également précisé : « Le fait que l'accusé ait agi conformément aux instructions de son gouvernement ou d'un supérieur hiérarchique ne le décharge pas de sa responsabilité. » La condamnation de Maurice Papon signe la fin de l'immunité pour cette élite techno-bureaucratique – dont il est une figure de proue – qui se pensait investie d'une mission, « agir au nom de l'État », lui assurant par là même la jouissance du privilège régalien de l'irresponsabilité. Entre 1940 et 1944 [7], le devoir de désobéissance devait primer sur la raison d'État.

Mais, au-delà de Papon, c'est vous, c'est moi, qui devons nous sentir interpellés, comme le rappelle Robert Paxton en conclusion de La France de Vichy :

Lorsqu'il a fallu choisir entre deux solutions, faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc s'exposer à des dangers physiques immédiats, la plupart des Français ont poursuivi leur travail. L'auteur et les lecteurs de cet ouvrage, hélas, auraient peut-être été tentés d'en faire autant [8].

Il faut le dire et le redire avec force :

Aucun régime totalitaire ne peut venir et se maintenir au pouvoir sans une multitude de petites lâchetés, compromissions, ralliements, reniements, renoncements ou actes d'obéissance d'hommes et de femmes, comme vous et moi, du plus petit citoyen au plus haut fonctionnaire. Non, ce n'est pas parce qu'il y a eu Hitler ou Pétain que nous avons eu des hommes comme Papon, mais parce qu'il y a eu des milliers d'hommes comme Papon que nous avons eu Hitler et Pétain [9].

[Jean-Jacques Gandini ne pouvait pas ne pas évoquer l'autre grand crime de Papon : son pilotage du massacre d'Algériens par la police française le 17 octobre 1961. A cette occasion, il revient sur le long combat que menèrent deux « historiens militants », c'est-à-dire non consacrés par l'Université mais tout à fait pourvus des qualités de rigueur et de solidité des sources nécessaires : Maurice Rajfus et Jean-Luc Einaudi. Papon ayant intenté un procès en diffamation à ce dernier, deux archivistes, sans tenir compte des consignes officielles de réserve, vinrent témoigner du sérieux des recherches d'Einaudi. Jean-Jacques Gandini rappelle le cas de ces « petits » fonctionnaires, Brigitte Lainé et Philippe Grand, qui osèrent remettre en cause l'obéissance aveugle au règlement.]

Extrait du chapitre « L'autre face de Papon, 17 octobre 1961 : la Nuit de cristal de la police parisienne. »

Brigitte Lainé, l'anti-Papon

Les témoignages en justice de Brigitte Lainé et de Philippe Grand ont mis littéralement hors de lui François Gasnault, le directeur des archives de Paris, qui se présente comme un homme de gauche. Sur la base de deux simples « notes de service », ils sont suspendus de toutes leurs attributions et délégations, parqués dans des bureaux dépouillés de tout équipement, n'ont même pas droit à une adresse électronique professionnelle… Tout contact avec le public leur est interdit. Bref, ils se sentent « mis au rebut comme un paquet de linge sale ». Ils sont ignorés, car « ils ont touché à un tabou majeur d'une profession censée sacrifier toute conscience morale et civique à la raison d'État [10] ».

En effet, au-delà de leur directeur, ils sont mis au ban de toute la profession au nom de l'obligation de réserve et du respect du secret professionnel auquel ils opposent la déontologie archivistique : ils auraient commis une faute s'ils n'étaient pas intervenus. Le soutien va venir du côté de la société civile avec une pétition demandant justice pour les deux archivistes, lancée par François Nadiras, militant de la Ligue des droits de l'homme (LDH) – animateur de la section et du site Internet de la LDH-Toulon, particulièrement actif sur les questions de mémoire coloniale [11] –, mais l'engagement de la LDH au niveau national restera des plus discrets. Pour l'historien Fabrice Riceputi, cela s'explique du fait du « légalisme républicain » de l'organisation et de la position de sa présidente d'honneur, l'historienne Madeleine Rebérioux, pour qui « la préservation de la vie privée des personnes était une priorité absolue et l'accès aux archives aux non-historiens un danger ».

La pétition […] eut un succès relatif : en quelques mois, elle recueillit près de 1 300 signatures, dont bien peu de personnalités de premier plan […] Chez les intellectuels, aucun très “grand nom” […] Les archivistes et historiennes étrangeres furent dix fois plus nombreuxses à le faire que leurs homologues françaises [12].

Le maire RPR Jean Tiberi ayant laissé la place en 2001 au socialiste Bertrand Delanoë, ils eurent une lueur d'espoir aussitôt éteinte, car ce dernier « ne leva pas le petit doigt pour faire cesser les sanctions déguisées » et ira même jusqu'à déclarer un jour, selon Philippe Grand : « Ces deux-là, je ne veux plus en entendre parler [13] ».

Comme finalement aucune faute professionnelle n'avait pu être retenue contre eux, ils demandèrent le rétablissement de toutes leurs attributions. En vain. Philippe Grand partit à la retraite en juillet 2004, et ce n'est qu'en septembre 2005 que Brigitte Lainé fut de nouveau autorisée à publier des travaux : 6 ans de placard ! Le 14 juillet 2015, seize ans après le début de cette affaire, elle est faite chevalier de la Légion d'honneur pour avoir « servi » – sans autre précision – 42 ans aux archives, et décédera le 2 novembre 2018. « Ce sont les élèves conservateurs du patrimoine qui sauvèrent l'honneur en baptisant “Brigitte Lainé” leur promotion 2020-2021, expliquant ainsi leur choix : “Le parcours de Brigitte Lainé nous éclaire. Il propose un modèle inspirant de conscience professionnelle pour les jeunes conservateurs et conservatrices du patrimoine que nous sommes. Nous croyons aux valeurs défendues par Brigitte Lainé et souhaitons que l'acte symbolique de lui donner le nom de notre promotion continuera à porter sa mémoire tout au long de notre carrière au service du patrimoine et des citoyens à qui il appartient” [14] ».

Au service du citoyen, et non du Pouvoir comme Papon ; tout est dit.

La reconnaissance encore inachevée du 17 octobre 1961 comme « crime d'État »

Commandé par Élisabeth Guigou, garde des Sceaux, le 3 juin 1998, le Rapport Géronimi est remis au Premier ministre Lionel Jospin le 5 mai 1999 par Jean Géronimi, avocat général près la Cour de cassation, mais ne sera rendu public qu'en août. S'appuyant sur les documents judiciaires contenus dans les archives départementales de la région parisienne ainsi que sur les pièces de l'administration centrale du ministère de la Justice conservées aux archives nationales, il estime que « l'on peut évaluer à 48 le nombre de personnes tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre », tout en soulignant les limites de son étude.

Ce même 5 mai, un communiqué des services du Premier ministre « décide de favoriser l'accès aux archives publiques ayant trait à cet événement en conformité avec les règles établies par la loi du 3 janvier 1979, la plupart de ces archives étant soumises à des délais d'accès supérieurs à trente ans. Le Premier ministre a demandé aux ministres responsables de ces archives d'accorder largement des dérogations individuelles permettant aux personnes effectuant des recherches d'y accéder. La demande de dérogation sera instruite dans un délai inférieur à trois mois. » Le lien ne peut pas ne pas être fait avec le procès Papon-Einaudi, et ce dernier va ainsi pouvoir poursuivre son travail de pionnier défricheur. On ne saura probablement jamais le nombre exact de morts cette nuit du 17 octobre, mais la communauté des historiens et des chercheurs, français et étrangers, s'accorde désormais à reconnaître la fiabilité des chiffres avancés par Jean-Luc Einaudi.

Dans les années 2000, plusieurs travaux d'historiens ayant notamment eu accès aux archives judiciaires et policières souligneront que cette période fut, pour les Algériens de France, celle d'une véritable « terreur d'État, coloniale et raciste ». Jim House et Neil MacMaster [15], dont c'est l'apport majeur dans l'historiographie du 17 octobre, ont montré que cette dernière commença à s'exercer bien avant le 17 octobre et que celui-ci ne fut pas un épisode isolé de violence incontrôlée, mais le pic le plus spectaculaire d'une répression sans limites érigée en système [16].

(…)
Ce que nous attendons aujourd'hui, c'est que soit reconnu explicitement que c'est un véritable pogrom qui s'est déroulé le 17 octobre 1961. Un crime d'État, qu'on peut aussi qualifier de crime contre l'humanité. Nous attendons également qu'il soit rappelé qu'au-dessus de Papon il y avait un ministre de l'Intérieur, Roger Frey, au-dessus de ce dernier un Premier ministre, Michel Debré, et au sommet le président de la République, Charles de Gaulle, qui devra en rendre compte devant le tribunal de l'Histoire.

Sera-ce le cas le 17 octobre 2025 ?


[1] Cf. Les Jours : « Cela pose de nombreuses questions : fichage illégal, présomption d'innocence foulée au pied, atteinte au secret judiciaire, fragilisation des titres de séjours… »

[2] . Bettina Stangneth, Eichmann vor Jerusalem. Das unbehelligte Leben eines Massenmörders, Arche, 2011.

[3] . Voir Hannah Arendt, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial » in Penser l'événement, Belin, 1989, p. 93-105.

[4] .  C'est justement ce qu'a fait en juin 1940 celui que Papon prétend être son modèle : le général de Gaulle.

[5] .  Comme l'a qualifié le conseiller d'État Christian Vigouroux en application de la théorie dite des « baïonnettes intelligentes » (La Gazette du 16 décembre 1996, p. 6-10).

[6] .  François Bloch-Lainé, Claude Gruson, Hauts fonctionnaires sous l'Occupation, Odile Jacob, 1996.

[7] .  Aujourd'hui aussi : lorsqu'un parti politique prône et pratique ouvertement, là où il est au pouvoir, la discrimination envers une partie de la population, « pour ce qu'elle est », il est du devoir des fonctionnaires de se refuser à obéir à des directives légitimant cette discrimination.

[8] . Robert Paxton, La France de Vichy, Seuil, 1999.

[9] .  Jacques Fénimore, Le Passant ordinaire, octobre 1997.

[10] . Fabrice Riceputi (2021), Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961, le passager clandestin, 2024, p. 228.

[11] . Ce site a survécu au décès de François en 2017, sous l'intitulé histoirecoloniale.net hébergé par la LDH.

[12] . Ibid., p. 241.

[13] . Ibid., p. 242.

[14] . Ibid., p. 246-247.

[15] . Jim House, Neil MacMaster (2006), Paris 1961. Les Algériens, la terreur d'État et la mémoire, Gallimard, 2021.

[16] . Fabrice Riceputi, Ici on noya les Algériens, op. cit., p. 123.

05.05.2025 à 09:42

Nos yeux explosés

dev

Images envers et contre tout
Nicolas Klotz

- 5 mai / , , ,
Texte intégral (1665 mots)

Au solstice d'hiver
Les années que nous avions l'habitude de saluer
Ne passent plus
Elles s'accumulent, lourdement, chargées
Des méga-tonnes de bombes
Qui anéantissent les vies de milliers et
Milliers et milliers et milliers et…
De femmes, d'hommes, d'enfants, palestinienn.es
Massacré.es à Gaza.

Sous nos yeux.

L'humanité regarde
Elle voit tout
Sur nos écrans HD
Téléphones, ordinateurs
Réseaux sociaux, boucles WhatsApp
Elle voit tout, elle sait.

Grâce aux images
Filmées et diffusées
En direct, si directement
Si courageusement
Par les habitant.es de Gaza
Au risque de leurs vies
NOUS SOMMES LÀ POUR TOUJOURS
Résistance, résistance, résistance.

Les cœurs éclatés
Les enfants orphelins
Les jeunes gens arrachés à leurs avenirs
À leurs descendances
Les femmes réduites en cendres
Les familles démembrées
Les journalistes massacré.es
Les soignants, médecins, sauveteurs, assassiné.es
Résistance, résistance, résistance.

Bâches plastique en lambeaux
Recouvrant à peine
Les corps décapités
Les visages massacrés
Les cerveaux explosés des enfants
Anéantis dans leur sommeil
Hôpitaux carcasses fumantes
Les blessé.es opéré.es à même le sol
Combien gisent encore sous les
Tombeaux d'immeubles déchiquetés ?
Bombe après bombe après…
Résistance, résistance, résistance.

Mourir sous les bombes
AméricainesEuropéennesIsraéliennes
Par le tir d'un drone quadricoptère
Un logiciel de ciblage IA
Mourir de ses blessures
De faim
De froid
Par manque d'eau
Manque de médicaments
Par désespoir
Tout cela à la fois
Résistance, résistance, résistance.

Et nous, ici
Qui finassons
A L'INFINI sur les mots
Pour surtout ne rien dire
Rien écrire
Rien filmer
Rien hurler
Le devenir indifférent européen
En ces temps sur-infectés
Où un président US fétide interdit
L'usage de centaines de mots
Sans risquer d'être destitué
Où la Puissance brute et la Force de Mort
Excèdent le droit international
Saccagé par la Guerre de la Genèse
De Benjamin Netanyahu
Les milliardaires évangélistes antisémites US
Aux bras de Bardella Marechal Le Pen à Jérusalem
Remakes Bibliques
Propriété intellectuelle
De l'Extrême Droite israélienne
Qui ne recule devant rien
Pour mettre à mort la Palestine et Israël
Les descendants du peuple de la Terre Sainte
Et la splendeur révolue de la diaspora juive européenne.

VISAGE PALESTINIEN
CŒUR ARABE
Écrivait Jean-Luc Godard
Du temps où le cinéma
Tentait de retrouver son âme
Pour n'avoir pas filmé les chambres à gaz
Avec cette question au cœur
De son œuvre de plus de 150 films :
Comment filmer après Auschwitz ?

Nous, qui perdons les mots
À force de ne plus nommer le réel
Qui perdons les images
À force de les noyer dans leurs financements
Qui avons renoncé à croire à ce que nous voyons
Qui avons déserté l'Europe de la résistance
Qu'est-ce que notre misérable silence
Est en train de détruire ?

Des billets de 20 New Shekels
Et des cartes SIM
Tombent du ciel
Au-dessus du camp de réfugiés Alchati
Avec un numéro de téléphone :
Si vous voulez collaborer avec nous…
Clic 1 rester à Gaza et mourir tout de suite
Clic 2 accepter la déportation et mourir lentement.

Gaza, La Zone d'Intérêt
Riviera antisémite pour milliardaires américains
La bande de Gaza et ses habitant.es
Terre Sainte Déluge Métal Brûlant.

Si c'est un homme écrivait Primo Levi en 1947
La suite s'écrit 75 ans plus tard
Dans les cendres, le sang, les corps déchiquetés
De l'enfer de Gaza.

Qui mettra fin
A la Guerre de la Genèse
De Benjamin Netanyahu
Fleuve cauchemardesque de pétrole, de gaz, de cadavres
Sommes-nous encore loin d'un nouveau flash atomique ?

Nos yeux ont explosé à Gaza
Comme à Auschwitz, Hiroshima, Nagasaki
Le fantôme d'Yitzhak Rabin assassiné
Plane au-dessus des ruines calcinées
Avec Yasser Arafat et Mahmoud Darwich
Comme un mauvais sort
Lancé au visage de Benjamin Netanyahu :
Même si vous massacrez jusqu'au dernier des Palestiniens
Jamais vous ne ferez la paix avec les morts
Et ils vous hanteront
Jusqu'à ce que votre haine ait tout décimée
Autour de vous.

À combien de tonnes de bombes
Peut résister une famille ?
Un peuple ?
A partir de combien de morts
Le camp des « vainqueurs »
Explose lui aussi ?

Les images filmées et diffusée par les habitant.es de Gaza, ont en réalité, déjà vaincu Benjamin Netanyahu. Depuis le premier jour. Malgré le black-out médiatique militarisé imposé par le gouvernement d'extrême droite israélien, ces images héroïques documentent très précisément ce qu'est la destruction quasi-atomique du monde vivant dans la bande de Gaza, par cette armée massivement sur-armée, qui se vante d'être la plus « morale » du monde.

En 1945, les premières images des camps de concentration ont été filmées par l'armée US à leur libération. Une fois le cauchemar terminé.

À Gaza, nous assistons aux massacres en direct. Tout est superposé dans un même temps hyper-accéléré. Les images filmées, les éléments de langage, la censure, les intimidations, les manipulations, l'accusation lancée contre Israël par l'Afrique du Sud pour risque génocidaire, les prises de parole des juristes internationaux, les condamnations de la Cour Internationale de Justice, le travail des historiens, le déni, la négation, la propagande, les statistiques, la destruction / renouvellement des chefs religieux et militaires du Hamas, les déclarations du gouvernement Netanyahu ; la libération, le retour et la mort des otages israéliens sous les bombes israéliennes ; la libération des prisonniers otages palestiniens ; les descentes armées des colons fascistes de la Cisjordanie, les démissions, la désertion des soldats israéliens, les menaces de l'Iran, l'impossible négociation pour imposer la paix, l'élargissement des bombardements au Liban… Tout est vu, entendu, diffusé, en temps réel. Un réel massivement défiguré par le récit messianique-biblique-SF des « vainqueurs », ivres du cauchemar sanglant de Benjamin Netanyahu.

Mais les images sont là et les survivants continueront à filmer, à raconter. Avec les poètes, les écrivains, les juristes internationaux, les historiens, les chercheurs, les journalistes, les cinéastes - palestiniens, israéliens, libanais.

Combien de générations, des deux côtés, auront été sacrifiées au nom d'une guerre coloniale longue de plusieurs centaines d'années qui aurait pu ne jamais exister ?

Les Palestiniens épuisés par la destruction de leur pays et de leur peuple ; les Israéliens pris en otage par ce que leur pays, à peine né, est devenu en 70 ans.

Ne nous racontons pas d'histoires. Tout ce malheur, les millions de morts 1939-2025, victimes juives / victimes palestiniennes, ces continents d'illusions perdues, cette haine à l'état d'antiquité entretenue par les milliardaires antisémites, antimusulmans, du colonialisme génocidaire du fascisme « démocratique » des grandes puissances ; appartiennent aux vastes stocks du carburant fossile de l'impérialisme zombie, qui se partage aujourd'hui plus de 12 000 armes nucléaires et tente de survivre à sa propre démence nécro-techno-politique.

Saurons-nous en sortir collectivement, sans flash atomique ?

Nicolas Klotz

10 / 10

 

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