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30.06.2025 à 11:03

Grandeur de Mahmoud Darwish

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Texte intégral (1523 mots)

Comment faire face à l'indicible de la solution finale mise en œuvre pour effacer de la terre de Palestine la ville de Gaza ? Pour Gaza, aujourd'hui, en cet été 2025, reste-t-il encore quelque chose à dire ? Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui, il n'y a à penser rien d'autre que Gaza.

Avec ce texte, « K Revue transeuropéenne de philosophie et arts » entreprend la composition d'un numéro spécial sur Gaza.

L'enfance grandit en moi
jour après jour
Mahmoud Darwish

Nous le savons : la catastrophe (Nakba) ne date pas d'aujourd'hui, elle ne commence pas avec le génocide actuellement en cours, son histoire dure depuis des décennies, et pourtant quelque chose s'est passé ces deux dernières années, une nouvelle fracture s'est produite dans le tourbillon de la violence contre les Palestiniens. C'est difficile à penser, mais de toute évidence il peut y avoir, jusque dans les plis de la catastrophe, une aggravation, jusqu'à atteindre une équation apparemment sans issue : être Palestinien signifie être exterminé. Ce n'est pas tout : ce qui est en train de se passer à Gaza révèle que le monde peut tolérer les massacres, peut nier, si ce n'est à quelques exceptions près, le principe de réalité : la réalité de la solution finale palestinienne. Ainsi, s'il est vrai, comme l'écrivait Gilles Deleuze dans Grandeur de Yasser Arafat (1983), que « la cause palestinienne est d'abord l'ensemble des injustices que ce peuple a subies et ne cesse de subir », il est tout aussi vrai que la décision d'Israël d'effacer Gaza, de laisser des gens affamés se faire trucider dans leur recherche d'un morceau de pain, provoque une lacération plus profonde, un traumatisme sans issue, un saut dans l'apocalypse (en réalité, dès 1983, Deleuze voyait le génocide du peuple palestinien et la véritable intention d'Israël : « faire le vide dans le territoire palestinien »).

Comment être à la hauteur de la destruction totale ? Comment ne pas faire de la douleur de Gaza un chapitre de notre culture ? Comment ne pas faire de notre voix, de ce numéro spécial, une occasion de se laver la conscience ? Comment faire face à la colonisation extrême qui coïncide avec un acte de dévastation totale ?

Walter Benjamin se demandait, en 1933, dans un court et formidable essai, Expérience et pauvreté, « que vaut en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ? ». Avec la pauvreté de l'expérience, liée au développement de la technique, à l'héritage, notamment, de la Grande Guerre, Benjamin ne pense pas seulement à une dimension privée, mais à la misère « dans les expériences de l'humanité tout entière ». La pauvreté de l'expérience, qui rend tout « patrimoine culturel » inutile, stérile, sinistre, coïncide exactement avec ce que Benjamin considère comme la barbarie. Mais face à cette barbarie, Benjamin en imagine une autre, il pense à « une conception nouvelle, positive, de la barbarie », appelée à faire enfin « table rase » d'une barbarie incapable de faire l'expérience de ce qui se passe, de ce qui s'est passé. Il s'agit alors d'avoir la force et le courage de prendre congé de « l'image traditionnelle » de l'homme ; d'abandonner l'idée que l'on peut vivre et résister au nom de l'humanité, parce que c'est toujours au nom de l'homme en général que se produisent les catastrophes. Nous voudrions dire qu'à Gaza, une fois de plus, nous ne voyons pas l'idée d'humanité partir en lambeaux, mais, bien au contraire, nous faisons la terrible expérience de son triomphe. Car c'est au nom de l'homme, de la démocratie, de notre bien-être, que prévaut une forme de colonialisme destructeur et criminel.

Benjamin pensait au patrimoine culturel allemand, qui à l'ère de la guerre industrielle devient un simulacre dépourvu de sens. Que faire de la philosophie et de l'art occidentaux tandis que s'évanouit Gaza ? Après Auschwitz, des autrices et auteurs d'origine juive ont permis d'approfondir, d'affiner notre critique du sujet, de l'appartenance, de l'identité, de l'État, en contribuant à un déchiffrement généalogique de la violence du logos. C'est peut-être surtout d'eux, dans le fond, que nous sommes repartis alors que l'Europe ne comptait plus que des décombres. Néanmoins, aujourd'hui, nous nous demandons que vaut tout notre patrimoine culturel, si nous n'y tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ?

Afin de nous faire comprendre, et seulement à titre d'exemple : le grand philosophe d'origine juive Emmanuel Levinas, le philosophe de la différence, qui va jusqu'à penser l'altérité au point de remplacer le je par le tu, se plie durant la dernière période de sa vie à une lecture très ambiguë du conflit judéo-palestinien, éclairant d'une lumière sinistre ses thèses sur la vulnérabilité et la responsabilité éthique. Chez Levinas, en effet, nous trouvons une revendication à la fois politique et éthique du sionisme (c'est d'ailleurs ici que l'antinomie entre éthique et politique, selon Levinas, serait brisée) : « l'idée sioniste, telle que je la vois maintenant, dégagée de toute mystique, de tout faux messianisme immédiat, est cependant une idée politique qui a une justification éthique [...]. On défend le prochain quand on défend le peuple juif ; chaque juif en particulier défend le prochain quand il défend le peuple juif » (E. Levinas, A. Finkielkraut, Israël : éthique et politique, conversation radiophonique, 28 septembre 1982).

Que faire de la philosophie de l'altérité lorsqu'elle attribue un fondement éthique, originel, à la politique d'un État ? Le sionisme de Levinas n'interroge-t-il pas, comme il l'a fait par exemple pour le Rectorat de Heidegger, le statut même de la philosophie ? Dans la barbarie actuelle de la culture et de l'histoire, il semblerait que pas même le fait de penser autrement ne puisse parvenir à nous faire renouer avec l'expérience. Alors voilà, recommencer à zéro, recommencer à nouveau, mais à partir d'où, pour penser (avec) (depuis) Gaza ?

Nous ne savons pas si Gaza survivra à sa fin. Où est Gaza à présent, tandis qu'il disparaît ? Peut-être, dans quelque vers de Darwish ? Dans quelque fragment d'une poétesse palestinienne qui vient d'être tuée ? Dans quelque image soustraite à la catastrophe par ceux qui l'habitent ? Notre hypothèse est que l'évasion politique de Gaza de sa propre fin pourrait aujourd'hui résider en un geste de désertion radicale contre ceux qui la détruisent. Mais comment déserter ? Est-ce possible, vraiment, en écrivant, en lisant de la poésie, en reprenant des images qui proviennent de l'horreur ? Il ne nous reste, effectivement, que la langue, ou plutôt l'invention d'une langue spectrale, comme l'a écrit Refaat Alareer :

Les cœurs ne sont pas des cœurs.

Les yeux ne peuvent pas voir

Les yeux ne sont pas là

Les ventres ont encore faim

Une maison détruite sauf sa porte

La famille, toute la famille, disparue

Sauf pour un album photo

Qui doit être enterré avec eux

Personne n'est resté pour chérir les souvenirs

Personne.

Sauf les âmes fraîchement pondues par les ventres.

Sauf un poème.

« La poésie ne change rien. Rien n'est sûr, mais écris » (Franco Fortini). Nous le disons en toute simplicité : la poésie est ici le nom de ce qui ne peut être capturé ; ce qui reste quand plus rien ne reste, la trace d'une survie, un spectre, le signe qu'a été le peuple sans État. La poésie fait allusion, au sein de la catastrophe, à une possible autre forme de vie quand aucune vie ne semble plus possible, ni même peut-être souhaitable ; elle est un obstacle à l'objectif probablement plus profond, parfois inavouable, de la solution finale en cours : la disparition de la mémoire palestinienne ; l'effacement d'une trace qui pourrait rappeler qu'à Gaza, on vivait autrement. La poésie ici n'est pas seulement le nom d'un geste de résistance, d'une forme de témoignage, d'une existence réduite à la terrible nécessité de survivre, elle matérialise une autre histoire : elle est l'image d'un autre monde, où la vie dépasse l'histoire, et devient absurdement politique.

Illustration : Nord de Gaza City, 24 juin 2025, photo d'Abdul Hakim Khaled Abu Rayash (archivio gaza_fuorifuoco_palestina).

30.06.2025 à 10:28

L'égarement sioniste : le cas de Benny Morris

dev
Texte intégral (4591 mots)

Un entretien avec l'historien israélien Benny Morris est paru dans un journal allemand (Frankfurter Allgemeine) le 20 juin dernier. La Revue K en a publié une traduction française dans son édition du 25 juin [1]. Morris y aborde successivement l'opération militaire israélienne en Iran (l'entretien est paru la veille de l'intervention nord-américaine), la guerre à Gaza, des points d'histoire relatifs à la situation en Palestine dans les années 1930-1948, enfin l'état politique de la question israélo-palestinienne. Ayant analysé précédemment dans LM le délire antisioniste d'Andreas Malm, je me propose ici d'analyser le délire sioniste de Benny Morris. Ainsi, l'état des lieux du délire antagonique sioniste/antisioniste sera provisoirement esquissé, à défaut d'en présenter un tableau clinique exhaustif.

Le délire de Morris – j'entends par là le « trouble psychique d'une personne qui a perdu le contact avec la réalité, qui perçoit et dit des choses qui ne concordent pas avec la réalité ou l'évidence, quelle que soit leur cohérence interne » - ne se manifeste pas tout au long de l'entretien, ce qui le rend particulièrement intéressant, en ce sens que la tonalité est rigoureusement la même, qu'il avance des propos sensés, voire affûtés, ou délirants. Ainsi, la phase délirante ne débute à proprement parler que suite à une question du journal allemand relative à Gaza : « Israël commet-il un génocide à Gaza ? ». C'est alors que l'historien israélien commence à chavirer. Voici sa réponse :

BM : Je ne suis pas spécialiste du génocide, mais j'ai écrit avec Dror Ze'evi un livre sur le génocide turc des Arméniens, des Grecs et des Syriens entre 1894 et 1924. Je sais à quoi ressemble un génocide. Un génocide doit être organisé par l'État, être systématique et avoir un objectif précis. Et il doit y avoir une intention réelle d'exterminer un peuple. Or, ces deux conditions ne sont pas remplies dans le cas des Palestiniens, sauf peut-être pour quelques ministres israéliens. Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles, c'est pourquoi d'autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international. Se pose alors la question de la proportionnalité.

Suivant la manière dont on définit le mot « génocide », et les exemples historiques qu'on mobilise à l'appui, on peut en effet juger que son usage est abusif dans le cas de ce que l'Etat israélien « commet » à Gaza. A suivre Morris, il faut « deux conditions » : a) que ce soit « organisé par un Etat », « systématique » et répondant à un « objectif précis » ; b) qu'il y ait « une intention réelle d'exterminer un peuple ». Or ces deux conditions ne sont pas remplies dans ce cas, « sauf peut-être pour quelques ministres israéliens ». Morris concède donc que « quelques ministres israéliens » sont prêts à organiser l'extermination des Palestiniens de Gaza. C'est ici qu'intervient le premier symptôme du délire, non parce qu'il serait délirant d'affirmer une chose pareille – il semble que certains « ministres », en effet, sont des génocidaires plus ou moins ouvertement déclarés -, mais parce que ceci posé, quelque chose cloche dans la tonalité générale de cet entretien, comme si l'historien avait entériné, le plus simplement du monde, que des génocidaires pouvaient être « ministres » de l'Etat d'Israël... A minima, cela devrait conduire Morris à prendre position. Mais non, il le remarque en passant, il ne s'y arrête pas. Et la pathologie que recèle l'apparente quiétude du propos de se déclarer ouvertement, dès la phrase qui suit : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles, c'est pourquoi d'autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international ». Depuis octobre 2023, l'armée israélienne a lancé une campagne de destruction massive de toute la bande de Gaza, réduisant l'existence de plus de deux millions de gazaouis à une lutte quotidienne pour la survie. Cependant Morris, imperturbable, assure que c'est « autorisé par le droit international ». On croirait entendre le porte-parole de Tsahal. Ce n'est plus un historien qui s'exprime, c'est un fonctionnaire enrégimenté. Morris n'est plus maître de sa parole et, en ce sens, il est aliéné. Intervient alors une observation du journaliste, manifestement décontenancé par l'analyse de Morris relative à ce qu'autoriserait le droit international : « Il ne reste presque plus rien à Gaza ». Morris a sans doute cru s'entretenir avec un journaliste israélien aussi enrégimenté que lui. Certes, l'Allemagne soutient tout ce que l'Etat israélien croit utile d'entreprendre pour assurer son existence. Mais un journaliste allemand est malgré tout un peu informé de ce qui se passe à Gaza. Morris doit donc reprendre ses esprits, dans la mesure du possible. Il répond aussitôt à la remarque du journaliste :

BM : Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines – les tuer n'est pas le but des attaques israéliennes. Les images ne montrent jamais de combattants du Hamas, mais presque toujours des femmes et des enfants, ce qui est un peu étrange, car Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas. On ne voit jamais non plus de combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens. On ne les voit tout simplement jamais. Et on mentionne à peine que le Hamas a attaqué Israël le 7 octobre 2023, tuant 1.200 Israéliens, pour la plupart des civils, et en kidnappant 250 autres.

De quelles « images » parlent l'historien qui « ne montrent jamais de combattants du Hamas » ? S'il y a « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza » survivant « au milieu des ruines », il est logique que des « images » de Gaza montrent en majorité des civils, non « des combattants du Hamas » qui, eux, se cachent, outre qu'ils ne doivent pas être bien nombreux, du moins proportionnellement aux « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza ». Il n'empêche, Morris, et c'est le point essentiel à ses yeux, assure que tuer les civils « n'est pas le but des attaques israéliennes ». Ce n'est donc pas un « génocide ». Mais sur quels documents se fonde-t-il pour affirmer qu'« Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas » ? Sachant que le nombre des victimes palestiniennes est fourni par le Ministère de la santé de Gaza et qu'il ne mentionne pas l'appartenance des uns ou des autres au Hamas, et sachant que nul document n'évoque le nombre de « 20 000 combattants du Hamas », à l'exception des estimations gouvernementales israéliennes, l'historien relaie donc, une nouvelle fois, la propagande d'un appareil d'Etat. L'aliénation est ainsi caractérisée, car la propagande en question est bâtie sur une méthodologie qu'un écolier n'avaliserait pas, à moins d'un sérieux conditionnement idéologique : les victimes des « attaques israéliennes » se chiffrant à plus de 55 000 morts (et autour de 120 000 blessés), les « 20 000 combattants du Hamas » ne sont autres, grosso modo, que le nombre des personnes décédées ayant pour caractéristiques d'être du sexe masculin et d'avoir, disons, entre 13 ans et 65 ans. En juin 2025, ONU-femmes chiffrait à 28 000 le nombre « de femmes et de fillettes » tuées, et dans le journal Haaretz (édition en ligne du 26 juin 2025) on lit que le nombre de mineurs palestiniens tués est de 17 000 (dont 12 000 enfants de moins de 13 ans). Autrement dit, si vous divisez 55 000 par 2, vous obtenez une estimation du nombre de tués de sexe masculin, à laquelle vous retranchez, disons, les moins de 15 ans et les plus de 65 ans, et vous obtenez alors, grosso modo, « 20 000 combattants du Hamas » tués par « les attaques israéliennes ». Mais plutôt que d'interroger la méthode de calcul qui permet d'atteindre le nombre de « combattants du Hamas » tués par les « attaques israéliennes », Morris s'étonne de ne pas voir les « images » de « combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens ». De fait, 400 soldats israéliens sont morts en combattant le Hamas à Gaza, tandis que les victimes palestiniennes s'élèvent à plus de 55 000. Il y a donc 138 fois plus de victimes palestiniennes, ce qui justifie qu'il y ait 138 fois plus d' « images » de victimes palestiniennes. Cela dit, Morris s'étonne de ne voir « jamais » de soldats israéliens tués par des combattants du Hamas. Accordons-lui que l'objectivité journalistique exigerait un rapport de 1 à 138. Cela suffirait-il à ôter à Morris le sentiment de ne voir « jamais » d'autres « images » que celles de victimes palestiniennes ? Quant aux victimes « israéliennes » des attaques du Hamas le 7 octobre, je ne vois pas qu'on les « mentionne à peine » ; en revanche, ce qu'on oublie souvent de mentionner, c'est que parmi ces victimes « israéliennes » se trouvaient indistinctement des Juifs et des Arabes, ainsi que des ouvriers immigrés thaïlandais ou népalais. Enfin, si Morris a raison de rappeler que le Hamas a kidnappé « 250 autres » personnes, là encore juifs, arabes, thaïlandais, népalais, il omet de mentionner, pour sa part, que l'armée israélienne retient dans ses prisons, sous le régime de la « détention administrative », c'est-à-dire selon le bon plaisir d'un tribunal militaire, des milliers de Palestiniens : ils étaient 3 300 selon un article du Monde paru en février 2025 [2]. Et à lire les témoignages, ici ou là, relatifs à leurs conditions de détention, je ne suis pas certain que Morris ne préfèrerait pas les tunnels de Gaza. Cela dit, je ne lui souhaite ni l'un ni l'autre.

Outre le nombre avancé de « combattants du Hamas » parmi les victimes recensées, et les « images » que ne voient pas Morris, ou les mots qu'il n'entend pas, la fragilité de son équilibre mental est nettement mis au jour lorsqu'on ressaisit la cohérence supposée de certains de ses énoncés. Ainsi, dans un premier temps, il assure : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu'ils se cachent sous des installations civiles ». Puis, suite à la timide remarque de son interlocuteur, il concède : « Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines ». Si, comme il semble en être convaincu, « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas », comment expliquer que « deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie » ? Est-ce à dire que les « combattants du Hamas » se sont abrités, à un moment ou à un autre, dans les « deux tiers des bâtiments » que compte la bande de Gaza, ce qui justifia, en vertu du droit international, soit de les bombarder, soit de les dynamiter ? Morris ne peut pas croire à ce qu'il raconte. Il a beau vouloir se convaincre et adopter une posture d'intellectuel dont le phrasé est sûr, et la pensée solidement ancrée dans une connaissance objective des réalités en cause, il ne peut pas y croire, à moins d'avoir basculé dans le délire. Vraisemblablement inquiet par le discours que lui tient l'historien, le journaliste s'efforce alors d'éveiller son esprit critique en évoquant un propos qu'il a tenu publiquement : « Vous avez déclaré au journal Haaretz que les cœurs des Israéliens seraient conditionnés pour un génocide ». Morris paraît alors retrouver un semblant de lucidité :

BM : Cela tient à l'esprit du pays et à ce qui s'est passé ici au cours des dernières décennies, depuis que la droite est arrivée au pouvoir et domine le système éducatif de différentes manières, en particulier depuis le 7 octobre. Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes, et cette déshumanisation est une condition préalable nécessaire à un éventuel génocide. Les nazis ont déshumanisé les Juifs, puis ils les ont tués. Les Turcs ont déshumanisé les Arméniens et les Grecs, puis ils les ont tués. En même temps, cela est le miroir du conditionnement des Palestiniens à l'égard des Israéliens. Les Palestiniens considèrent aujourd'hui les Israéliens comme des sous-hommes ou des démons, un mélange d'êtres tout-puissants et faibles à la fois. Ils le font depuis le début du projet sioniste dans les années 1880, et de manière plus intense depuis 1948 et 1967. Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés. Les Israéliens sont plus puissants, mais le Hamas est une organisation génocidaire.

Si le « Hamas est une organisation génocidaire », Morris a observé plus haut que certains « ministres » de l'actuel gouvernement ne l'étaient pas moins ; de même, si les Palestiniens sont massivement conditionnés par une idéologie raciste et potentiellement génocidaire, les Israéliens le sont aussi, toujours à suivre Morris : « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». L'état des lieux, en Israël-Palestine, est donc singulièrement pathologique, ce qui pourrait expliquer l'état dans lequel se trouve Morris. Puis le journaliste oriente l'entretien sur le travail d'historien de Morris, portant notamment sur la séquence historique 1930-1948. Alors, il redevient lui-même, jusqu'à ce que, au terme de l'entretien, le journaliste l'interroge sur l'avenir politique du problème israélo-palestinien et que, de nouveau, il bascule dans le délire. La question du journaliste est la suivante : « Israël assiste-t-il actuellement à la fin définitive de la solution à deux Etats ? ». Et Morris de répondre :

BM : Ce serait la seule solution qui offrirait un certain degré de justice aux deux parties. Mais elle ne verra jamais le jour, car le mouvement national palestinien arabe s'est toujours opposé à une solution à deux États. Ils veulent toute la Palestine. Les Juifs ne méritent aucune partie de la Palestine, et même du côté israélien, la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États. Ils craignent qu'un État palestinien ne soit dirigé par le Hamas.

L'historien semble maîtriser son propos, la vision étant pessimiste, certes, mais objective : d'un côté, un « mouvement national palestinien » qui, pour sa part, « s'est toujours opposé à une solution à deux Etats » ; de l'autre, « du côté israélien », « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États ». Toutefois, à prêter attention à ce constat, un détail ne peut manquer de frapper le lecteur, un détail qui est loin d'être anodin, puisqu'il touche à la structure : au sujet de la partie palestinienne, il est question de la position d'un « mouvement national » ; au sujet de la partie israélienne, il est question des « gens ». Or, que s'ensuivrait-il si l'on inversait ? Serait-il possible de conclure que, du côté palestinien, « « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États », craignant que l'Etat israélien soit dirigé par des génocidaires, tandis que du côté israélien, le « mouvement national », celui actuellement au pouvoir en Israël, « s'est toujours opposé à une solution à deux États » ? J'ignore si la plupart des Palestiniens rejettent de plus en plus la solution à deux Etats - en fait, je ne le crois pas -, mais je suis convaincu qu'ils craignent que l'Etat d'Israël soit dirigé par des génocidaires, et je sais que la droite nationaliste israélienne s'est toujours opposée à la solution à deux Etats et qu'un premier ministre israélien l'a même payé de sa vie. Le sentiment que donne Morris, c'est donc celui d'esquiver le face à face avec la droite nationaliste israélienne qui, depuis des décennies, d'une part a entrepris d'éduquer les masses israéliennes à la haine des Palestiniens, d'autre part s'est employée à consolider le pouvoir du Hamas, « organisation génocidaire » selon Morris. Pourquoi donc esquive-t-il l'affrontement politique avec la droite israélienne ? Est-ce parce qu'il est mentalement fragilisé ? Ou est-ce plutôt que l'origine de son mal se trouve là, dans l'esquive ? Le journaliste fait alors rebondir l'entretien par une observation qui, à l'évidence, est motivée par l'impasse que vient de diagnostiquer l'historien : « Certains rêvent d'un Etat binational ». Alors, Morris sombre définitivement :

BM : L'État binational existe peut-être dans l'esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens, mais le multiculturalisme ne fonctionne pas ici. Les Arabes ne veulent pas non plus de Juifs ici, et encore moins vivre avec des Juifs qui sont plus riches, mieux éduqués et plus puissants qu'eux. Cette idée n'a été soutenue que par quelques centaines d'intellectuels. Par Martin Buber ou Gershom Scholem. Quelques-uns ont cherché des Arabes prêts à les rejoindre, mais ils n'en ont jamais trouvé.

A ceux qui « rêvent », confortablement installés à la terrasse d'un café parisien, Morris répond que, pour sa part, il n'entend pas se bercer d'illusions, contes pour enfants ou, à le suivre, pour « bobos » parisiens : « le multiculturalisme ne fonctionne pas ici ». Tiens donc ? Mais dans quelle réalité vit donc l'historien ? Pour ma part, il me semblait acquis que la société israélienne est précisément multiculturelle, étant composée de juifs d'origines si variées, depuis le Yémen et l'Ethiopie jusqu'à l'Argentine et les Etats-Unis, en passant par la Russie et la France ; étant composée en outre d'une forte communauté de juifs dit « ultra-orthodoxes » dont les modes de vie et de pensée ne ressemblent à rien d'autre ; étant composée enfin de 20% d'Arabes palestiniens, citoyens d'Israël. De fait, bien loin d'être un rêve de « bobos » parisiens, l'Etat binational existe déjà en Israël, de même que le multiculturalisme. Ce qu'il manque à Morris et tant d'autres, c'est d'ouvrir enfin les yeux et de comprendre que cet état de fait n'est pas une malédiction mais une bénédiction, et que la réussite du sionisme, c'est précisément celle-ci : avoir poser les bases empiriques d'un Etat binational et multiculturel à venir, fondé sur un axiome égalitaire et le rejet déterminé de toutes les formes de conditionnement génocidaire. Le Hamas ne s'y est du reste pas trompé : en assassinant indistinctement les Juifs, les Arabes, les Thaïlandais, les Népalais, etc., il s'en est pris au seul « sionisme » qui mérite d'être défendu, celui d'un multiculturalisme égalitaire ; d'où suit que la seule manière de s'opposer radicalement au Hamas, c'est de bâtir une tout autre égalité multiculturelle et multiraciale que celle qui vaut dans la seule mort violente sous les balles de forcenés génocidaires. Hélas, aux yeux de Morris, c'est là un projet politique et social sans consistance, une illusion : ça « ne fonctionne pas ici ». Et plutôt que de rêvasser, l'historien préfère donc s'ancrer dans la réalité : « Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes » ; « Les Palestiniens considèrent aujourd'hui les Israéliens comme des sous-hommes » ; « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». Tel est le monde dans lequel vit Benny Morris, tel est son horizon. Certes, « l'esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens » n'est peut-être pas d'un niveau toujours très élevé. Mais si l'alternative, c'est un esprit génocidaire généralisé, qui ne préfèrerait le comptoir d'un bistrot parisien, à moins d'être définitivement cinglé ? Vraisemblablement à bout de force, le journaliste risque alors une dernière question : « Quel plan pour Gaza ? ». J'aurais volontiers, pour ma part, demander un « plan » également pour Morris. Mais restons sur Gaza. L'historien répond :

BM : Le gouvernement israélien souhaite que les Arabes partent maintenant de leur plein gré. Mais ce ne serait pas un départ volontaire. Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables que ce ne serait pas volontaire. Le Hamas s'oppose au départ de ces femmes et de ces hommes. Et personne ne veut d'eux. Ni les Égyptiens, qui auraient pu leur donner une partie du Sinaï, ni les Jordaniens, ni les Libanais, ni personne d'autre. Malheureusement, ils resteront coincés à Gaza. Il faudra des années pour déblayer les décombres, et encore plus longtemps pour tout reconstruire.

A suivre l'historien, il n'y a donc pas de « plan » : les habitants de Gaza « resteront coincés à Gaza ». Et s'ils y « resteront coincés », c'est donc parce que d'une part le Hamas ne les laisse pas partir, que d'autre part « personne ne veut d'eux ». Cependant Morris a d'abord mentionné la raison pour laquelle ces gens voudraient quitter Gaza, ce qui seul justifie de conclure qu'ils y « resteront coincés » : « Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables […] ». A cette lumière, le souhait du « gouvernement israélien » de donner la possibilité aux gazaouis de s'exiler « de leur plein gré » serait donc, somme toute, humanitaire. Aussi, que reprocher à la politique israélienne menée à Gaza depuis le lendemain du 7 octobre 2023 ? L'Etat israélien respecte le « droit international » et, en outre, il s'efforce d'aider les gazaouis à trouver ailleurs de meilleures conditions de vie. Le problème est que, quel que soit l'effort surhumain accompli par Morris pour relayer la propagande de l'appareil d'Etat israélien, son discours est troué de toute part. Car si les deux tiers des habitations de Gaza sont détruites, et avec elles les conditions de vie alimentaires, sanitaires, urbaines, agricoles, etc., c'est évidemment, non pas parce que les combattants du Hamas « se cachent sous des installations civiles », mais parce qu'il s'agit d'une politique sciemment définie et réalisée, précisément organisée par l'État, systématique, répondant à un objectif précis et animée par une intention réelle : contraindre les Palestiniens à s'exiler de Gaza en anéantissant les conditions matérielles de leur existence. Dès lors, s'ils doivent restés « coincés » à Gaza, il faudra bien que Morris trouve un remède à son délire car, en toute logique, c'est de deux choses l'une : ou bien l'Etat israélien revoit sa politique de fond en comble, ou bien le « génocide », tel que Morris l'a précisément défini, est l'issue prévisible et fatale.

Reste la question : quelle est l'origine du mal dont souffre Morris ? Pour ma part, je tendrai à penser que c'est la peur, non pas des combattants du Hamas, mais de l'actuel gouvernement israélien et de sa police, laquelle est dirigée par un « ministre » dont il est fort à parier que Morris lui-même l'a qualifié de génocidaire. De fait, il y a de quoi avoir peur, car il vous suffit d'être vêtu d'un tee-shirt sur lequel est inscrit « Arrêtez la guerre » pour que la police, aujourd'hui en Israël, juge que vous avez basculé dans « l'illégalité » [3]. C'est du reste un phénomène largement observé dans l'Histoire, depuis la Rome antique jusqu'aux politiques coloniales des Etats modernes européens. L'historien Clifford Ando le relève au sujet de Rome : « comme par inversion métaphorique, des formes de la domination impériale exercée jadis par les Romains sur les autres peuples ont été intégrées au fonctionnement de la justice à Rome et ont été désormais exercées par les Romains sur eux-mêmes [4] ». Le comité invisible repère le même phénomène dans le cas de l'Etat colonial : « Ce que l'on expérimente sur les peuples lointains, c'est tôt ou tard le sort que l'on réserve à son propre peuple : les troupes qui ont massacré le prolétariat parisien en juin 1848 s'étaient fait la main dans la ‘‘guerre des rues'', les razzias et les enfumades de l'Algérie en cours de colonisation [5] ». Morris, vraisemblablement, a donc peur. Et c'est la raison de son délire : il peut ainsi se sentir libre.

M'inspirant d'une notion talmudique, celle de « hamar-gamal », « âne-chameau », je conclurai ainsi : un certain sionisme a prétendu que, lors du génocide nazi, les juifs d'Europe se sont laissés conduire à l'abattoir comme des « moutons » et qu'il s'agissait à présent de créer, sous la férule de l'Etat d'Israël, un « nouvel homme juif ». Nous avons aujourd'hui une idée du résultat obtenu dans le cas particulier de Benny Morris : l'intellectuel juif qu'il fut jadis est devenu ce que j'appellerai un « mouton-perroquet », sorte d'animal grégaire qui singe la parole humaine.

Ivan Segré


[3] Haaretz, édition anglaise du 16 juin 2025 : « Footage from the protest shows a police officer telling protesters that wearing 'stop the war' shirts is illegal ».

[4] L'Empire et le droit. Inventions juridiques et réalités historiques à Rome, trad. M. Bresson, Odile Jacob, 2013, p. 15.

[5] A nos amis, La Fabrique, 2014, p. 156.

30.06.2025 à 10:27

La technique et la peur

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De la préhistoire de l'humain numérisé au triomphe apparent du technofascisme, en passant par l'antiterrorisme comme mode de gouvernement
Serge Quadruppani

- 30 juin / , ,
Texte intégral (6575 mots)

Le texte qui suit a été rédigé pour une intervention au début des rencontres « S'organiser contre l'informatisation de la société » qui se sont déroulées les 27-28-29 sur le site du Villard, dans la montagne limousine. Elles étaient organisées par le Comité du 15 juin, créé en soutien aux personnes raflées le 15 juin 2021 sous l'accusation d'être impliquées dans deux affaires d'incendies volontaires concernant de véhicules d'Enedis à Limoges et du relais TDF des Cars. Réunissant une bonne centaine de personnes, ces rencontres ont permis non seulement de faire le point sur la situation des trois derniers inculpés dans cette affaire, mais aussi d'écouter le témoignage d'une victime de la justice dans « l'affaire du 8 décembre », et plus généralement de réfléchir au rôle du numérique dans la répression politique et celle de la vie en général. Plusieurs tables rondes ont permis d'approfondir la question du soubassement matériel du numérique : l'extractivisme minier (avec Célia Izoard et les collectifs Stop Mines), son coût humain en RDC (avec Fabien Le Brun et Génération Lumière), le déploiement de la 5G (avec Mathieu Ameiech, Nicols Bérard et le collectif Ecran Total), les puces électroniques et dégâts des eaux à Grenoble avec le collectif StopMicro. Le week-end devait se conclure sur une action symbolique.

Intervention

J'ai écrit deux livres qui tournent autour de la répression des révolutionnaires dans les démocraties contemporaines, L'antiterrorisme en France (La Découverte, 1989), et La Politique de la peur (Seuil, 2011). Mais mon principal titre à prendre la parole de manière un peu développée pour nourrir notre discussion, c'est que je suis vieux. Ça fait plus d'un demi-siècle que je suis compagnon de route des groupes et des individus qui veulent sérieusement changer le monde. Cela me donne un certain recul que je voudrais partager avec vous.

Aujourd'hui, ce monde qu'on voulait changer, on dit, et on n'a pas tort, qu'il est surtout en marche, vers une forme de fascisme, ou plus précisément de techno-fascisme.

Dans les années 70, un des refrains préférés de la rhétorique gauchiste c'était la « fascisation du pouvoir ». Crier à la fascisation, c'était une des activités préférées, notamment, des maoïstes de la Gauche prolétarienne, qui voulaient rejouer la geste de la Résistance en se baptisant les « Nouveaux Partisans ». Ça a donné une fort belle chanson chantée par Dominique Grange. Mais l'imaginaire de la Résistance tel que la portaient cette chanson et le gauchisme en général, il faut bien reconnaître qu'il a été totalement impuissant, aussi bien à empêcher l'essor de l'extrême-droite, qu'à saisir les transformations du capitalisme, dans les formes du travail et dans les rapports sociaux en général, et donc cet imaginaire-là, hormis simplement comme leçon de courage, il n'a en aucune manière été un outil de lutte efficace.

Sous peine de sombrer dans la même impuissance que le maoïsme français, pour que ce mot ne soit pas juste un signifiant creux qui trahit notre incapacité à comprendre ce qui nous arrive, il nous faut donc, collectivement, réfléchir à ce qui différencierait la fascisation supposée des années 70, de la fascisation d'aujourd'hui. Il faut saisir les particularités de cette transformation d'un pouvoir d'Etat qui s'en prend maintenant aux libertés formelles des démocraties capitalistes, qui prône l'aveuglement devant la catastrophe écologique, et promeut un discours raciste et masculiniste. Cette transformation, que nous voyons opérer au niveau mondial, faut-il l'appeler fascisation ? Une fascisation qui serait donc plus réelle que celle de ma jeunesse. Ce qui donne dans doute au mot un surcroit de prise sur la réalité, c'est l'ajout de ce terme : « techno ». Comprendre le rôle de la technique dans la domination toujours accrue des ennemis de l'humanité et du vivant en général est une des tâches les plus urgentes de l'époque. Elle a été entreprise depuis des décennies par un grand nombre d'auteurs [1] et de mouvements et ces rencontres devraient y contribuer.

Malgré les saluts nazis de Musk, malgré la nostalgie pour le nazisme affichée par des individus qui se sont agrégés autour de Trump, je ne crois pas qu'il s'agisse simplement des mêmes éternels gros fachos de toujours, qui ne se différencieraient de leurs prédécesseurs que par le fait qu'ils disposeraient de techniques nouvelles, regroupées sous le terme générique de « numérique ». Il n'y a pas de fascisme transcendantal, comme je ne crois pas qu'il y ait, ainsi que le prétend Badiou un « pétainisme transcendantal », qui remonterait bien avant Pétain, à 1815, à la Restauration ! De par leur égotisme surmultiplié et leur mépris de tout ce qui n'est pas eux, Musk et Trump sont certainement des personnalités aussi méprisables que Hitler et Mussolini. Mais ils n'exercent pas leur pouvoir de la même manière et si on emploie le mot « fascisme » à leur propos, c'est faute d'avoir trouvé mieux pour désigner leur adoration de la force, et parce qu'on leur adjoint le terme « techno ».

Il n'y a pas de fasciste transcendental mais il y a bel et bien une subjectivité, un type humain qu'on peut, faute de mieux appeler techno-fasciste.

Alors, de quoi parlons-nous quand nous parlons de techno-fasciste ?

La technique n'est jamais extérieure aux conditions historiques, elle n'est jamais, ou jamais seulement, l'œuvre d'un inventeur génial, les techniciens ne sont pas détachés des rapports de production, il sont là pour répondre aux besoins de ces derniers. Si le cinéma a été inventé à une époque et pas une autre, alors que les conditions de sa naissance existaient depuis longtemps, c'est parce que les possibilités d'existence d'un divertissement industriel et diffusables à l'échelle mondiale sont apparues. Comme le montre Yves Pagès dans son livre Les Chaîne sans fin, un fil historique relie les moulins punitifs des prisons anglaises du début du 19e siècle et le tapis convoyeur du travail à la chaîne. On peut aussi remonter la généalogie des camps d'extermination nazis, depuis l'industrialisation de la mort dans les abattoirs de Chicago à l'aube du 20e siècle, elle-même rendue possible par l'invention du barbelé, qui avait été rendue nécessaire par l'élevage extensif des bovidés, lui-même rendu possible par le génocide des peuples amérindiens. Mises au service d'une politique reposant sur la tradition antisémite occidentale sous une forme scientiste, ces évolutions tecnho-industrielles ont été le ventre immonde d'où est sorti la Shoah. A ce développement des techniques de mise à l'écart et d'extermination aura tout au long été associé celui d'une idéologie, d'un « grand récit » comme on dit aujourd'hui, sur la supériorité de la civilisation capitaliste occidentale l'autorisant à un exploiter jusqu'à la mort aussi bien les colonisés que les animaux et la nature toute entière. C'est le discours du progrès, dont les représentants les plus éminents sont aujourd'hui au pouvoir – désormais on ne dit plus « progrès » mais « innovation » et « croissance ».

Musk et Trump sont sans doute les exemples les plus purs de ce qu'on peut appeler le techno-fascisme, mais il n'est pas un despote aujourd'hui, de Xi-Jing Ping à Narendra Modi, de Poutine à Milei en passant par Erdogan et les apprentis despotes du macronisme en phase terminale, qui n'ait recours aux modes de gouvernance relevant du techno-fascisme. Pour comprendre la nature, il faut saisir l'évolution idéologique profonde qui l'a accompagnée et a concerné l'ensemble civilisation capitaliste mondiale. Et il ne s'agit pas seulement d'idéologie, on pourrait carrément parler de mutation anthropologique. Autrement dit, il s'agit de comprendre quel type de subjectivité a permis l'avènement du numérique, avant d'être renforcé par lui.

On peut dire du capitalisme ce que Debord dit du spectacle : il réunit ce qui a été séparé, mais en tant que séparé. Le capitalisme, qui repose sur la séparation du producteur d'avec son produit, doit à la fois réunir tous les producteurs en communauté productive mais en même temps, il doit les empêcher d'exister comme communauté en dehors de lui et contre lui. Il s'agit donc, pour le Capital, de produire un individu centré sur lui-même, entrepreneur de lui-même, et dont les rapports aux autres soient entièrement médiatisés par la technique du capital. L'avènement de cet individu, on peut considérer que c'est l'histoire du XXe siècle, avec la destruction des communautés pré-capitalistes, en Occident d'abord et dans le reste du monde ensuite. Ce sera l'œuvre notamment des deux guerres mondiales : pour la France l'unification linguistique et la fabrication de l'ouvrier fordiste (fabriquant à la chaîne des voitures dont il s'endettera à acheter des exemplaires) se sont faites dans les tranchées. Ensuite, il y a eu, après la deuxième guerre mondiale, l'essor du consumérisme individualiste, qui est en quelque sorte la préhistoire de l'humain numérisé, sa condition de possibilité.

Mais dans le même temps qu'on sépare, comme tout le processus de destruction des solidarités et des territoires ne va pas sans heurt, l'Etat capitaliste démocratique au service d'intérêts transnationaux a besoin de rassembler dans la fiction nationale. C'est ici qu'intervient une forme de gouvernance qui va jouer un rôle prédominant dans la période précédant l'avènement du numérique, la politique de la peur.

Pour éclairer un aspect essentiel de cette préhistoire du numérique, mais c'est loin d'être le seul, je m'appuierai donc sur un article écrit pour CQFD, dont ce mensuel a publié une version abrégée. Le voici dans sa version intégrale.

L'antiterrorisme : Brève histoire d'une technique de gouvernement

Le 22 décembre dernier, au terme d'une procédure antiterroriste, un tribunal infligeait de lourdes peines de prison aux accusés du procès de l'affaire dite « du 8/12 ». [2] Si celle-ci portait un nom si bizarre, tiré de la date de l'arrestation en 2020 des personnes poursuivies, c'est parce qu'on était bien en peine de les relier à une quelconque organisation ou à un projet terroriste. Pour l'excellente raison qu'il n'y avait ni l'une ni l'autre, toute l'affaire reposant sur la construction théorique élaborée par la DGSI en reliant des individus qui, souvent, ne se connaissaient pas, à partir de faits dérisoirement anodins.

Une quarantaine d'années plus tôt, en 1981, une loi d'amnistie votée à l'initiative du gouvernement remettait en liberté une vingtaine de militants. Il s'agissait pourtant des membres de groupes bien identifiés, qui avaient revendiqué des actions violentes (attentats et fusillades) : Action Directe, Groupes anarchistes autonomes, Noyaux armés pour l'autonomie prolétarienne, indépendantistes basques et corses.

Dans le cas le plus récent, des gens sont condamnés au nom de ce que ce que le Renseignement intérieur imagine qu'ils auraient pu faire. Et il n'y a pas lieu, ici, d'invoquer l'indépendance judiciaire par rapport au politique : le jugement correspond en tous points aux réquisitions du parquet, lesquelles reprenaient telles quelles les conclusions de la DGSI, qui étaient en parfaite concordance avec la ligne de Darmanin, décidé à faire d'une fantomatique ultragauche un épouvantail de choix.

Dans le cas le plus ancien, grâce à une loi votée par le parlement, des gens ont été graciés, en dépit de ce qu'eux-mêmes avaient revendiqué avoir fait.

D'un événement à l'autre, à quarante ans de distance, l'Etat français traite donc de manière totalement différente des personnes que tout son personnel, politique, policier, judiciaire a pourtant placées sous un même vocable : celui du « terrorisme ». Cette différence de traitement est symptomatique d'une évolution qui, des années 80 à nos jours, a touché, à des degrés divers, toute la planète. [3] Son historique n'est pas sans importance, si l'on veut comprendre le rôle de l'antiterrorisme dans le basculement mondial vers des formes de gouvernement qui, dans leur variété, tournent toutes autour d'un modèle unique : le fascisme.

L'histoire de l'antiterrorisme des années 80 à nos jours est inséparable de deux phénomènes complémentaires, constitutifs de la politique de la peur. D'une part on constate une augmentation permanente de la violence étatique, à travers un durcissement et une accumulation de lois toujours plus répressives et restrictives des libertés, qu'accompagne une brutalisation continue des pratiques policières et une augmentation exponentielle des moyens de surveiller, mutiler, tuer. D'autre part, l'espace médiatico-politique est gagné par une rhétorique toujours plus intolérante à « la violence », terme générique recouvrant une grande diversité de pratiques et de motivations, du bris de vitrine à l'assassinat des gens en terrasse, des « incivilités » d'ados aux fusillades des dealers. Tolérance de la violence étatique et intolérance à toute autre forme de violence n'ont cessé de croître et renforcer l'essor de l'antiterrorisme. Le triomphe de ce duo idéologique n'est pas sans rapport avec ce que j'ai appelé « L'évaporation de la gauche de la planète Terre ».

Né dans la Constituante de 1789 pour désigner ceux qui s'opposaient au veto du Roi, le mot « gauche » doit à ses origines révolutionnaires d'avoir longtemps désigné une conception du monde qui incluait le sentiment du caractère provisoire des règles sociales. Avec le refus du veto royal s'imposait l'idée qu'aucune autorité extérieure au corps social n'avait une légitimité assez intangible pour s'imposer contre la souveraineté du peuple quand il se mettait en mouvement. La distinction entre le légitime et le légal est au fondement même de l'idée de « gauche ». Elle a été poussée à ses conséquences ultimes avec, dans la constitution de 1793, l'inscription du droit à l'insurrection – paradoxe fécond d'une règle qui invite à transgresser les règles. Comme l'histoire l'a bien vérifié depuis, on n'a jamais changé une société dans le respect de ses lois et règlements.

On savait, depuis 1914 au moins, que la gauche institutionnelle serait toujours in fine du côté de la conservation du capitalisme et de l'Etat. Mais elle ne pouvait intégrer le prolétariat dans la société capitaliste qu'à condition d'adhérer, au moins dans un premier temps aux élans transformateurs des mouvements populaires (de 36 à 68), quitte ensuite à écraser les tendances et groupes révolutionnaires. Il fallait donc que, implicitement au moins, persistât dans ses fondements imaginaires et rationnels cette distinction entre légitime et légal. Au début du règne de Mitterrand, la droitisation du PS était la tendance lourde mais il subsistait autour de lui quelques représentants de cette gauche historique au nom de laquelle il avait pris le pouvoir. Ce sont eux qui convainquirent le néo-monarque de faire voter la loi d'amnistie de 1981. Et aussi d'adopter cette fameuse « doctrine » qui porte son nom et qui permit à des dizaines de révolutionnaires italiens fuyant la répression de s'installer en France en échange d'un adieu aux armes. Depuis le combat pour l'amnistie des communards soutenu par Victor Hugo, la gauche avait régulièrement adopté cette démarche qui, tout en reconnaissant leur caractère politique – et donc une forme de légitimité – à des pratiques plus ou moins violentes, vise à parachever une pacification pour l'essentiel obtenue par la répression. Avec l'abolition de la Cour de Sûreté de l'Etat, la « doctrine Mitterrand » fut le chant du cygne de la gauche historique.

« Au milieu des années 80, nombre de pays européens avaient déjà une grande expérience dans l'exercice de ce paradoxe : défendre la démocratie en faisant reculer les garanties démocratiques. A commencer par la mère de toutes les démocraties, la Grande-Bretagne » [4] : la détention administrative que subissent aujourd'hui les palestiniens est l'héritière directe de celle subie par les sionistes poseurs de bombe durant le mandat britannique des années 30, laquelle reprenait les dispositions législatives de l'Empire britannique contre le soulèvement irlandais qui a suivi la 1re guerre mondiale. En Espagne, après Franco, le gouvernement démocratique n'avait pas hésité à utiliser contre l'ETA les lois franquistes et en Allemagne, une modification constitutionnelle avait permis d'introduire toute une série de dispositions antiterroristes, impliquant notamment l'interdiction professionnelle. En Italie, face au plus important mouvement social d'après-guerre en Occident, l'Etat italien installa entre 1975 et 1980 au cœur du système pénal un dispositif d'urgence (recours aux repentis, torture blanche de l'isolement, etc.) qui dure encore. A la fin des années 70, la France avait donc un retard à rattraper. Elle dut pour cela s'atteler à une tâche redoutable, conforme à sa mission universelle : après avoir proclamé un siècle et demi plus tôt à la face du monde ces droits de l'homme si bien illustrés, entre autres, dans ses colonies, elle allait lui offrir une définition du terrorisme.

1986, fin du retard français

Avec le tournant de la rigueur en 1983 et l'essor d'une post-gauche qui ne se distinguait de la droite que par le strass culturel et sociétal, on fit en sorte d'effacer jusqu'au souvenir d'une culture prolétarienne dans laquelle, par exemple, le sabotage pouvait être considéré comme une arme légitime de la lutte de classes.

C'est à un gaulliste d'extrême-droite devenu ministre de l'Intérieur à la faveur de la cohabitation, que revint la charge de proclamer les principes fondateurs de l'antiterrorisme à la française. En 1986, ce personnage, Charles Pasqua lançait une formule dont on retrouvera plus tard l'esprit dans tout l'Occident, jusqu'à Guantanamo : « il faut terroriser les terroristes », ajoutant un peu plus tard sur TF1 : « la démocratie s'arrête là où commence la raison d'Etat ». Mais pour énoncer cette raison d'Etat, il fallait d'urgence combler un manque. Avant de se constituer en un arsenal législatif, une doctrine policière et un ensemble de techniques de surveillance et de terrorisation, l'antiterrorisme existait seulement comme discours gouvernemental ou médiatique. Mais il présentait cette faiblesse congénitale de ne pas avoir produit de définition incontestable de l'ennemi qu'il était censé combattre.

C'est devenu une banalité journalistique : les terroristes d'hier peuvent être les gouvernants de demain. La soi-disant « seule démocratie du Moyen-Orient » a été fondée par toutes sortes de moyens, y compris terroristes : le record du nombre de victimes civiles (91 morts et 46 blessés) dans un attentat a longtemps été détenu par celui visant l'hôtel King David (22/07/1946) à Jérusalem. Il était œuvre de l'Irgoun, dirigée par Menahem Begin, futur premier ministre d'Israël de 1977 à 1983. Condamné par tout un chacun, y compris les autres organisations juives, cet attentat contribuera néanmoins largement à convaincre les Anglais de se retirer de la Palestine, et à permettre la fondation d'Israël. L'occupant allemande appelait « terroristes » les résistants, et les défenseurs de l'apartheid usaient du même terme pour les militants de l'ANC dont beaucoup sont aujourd'hui au pouvoir. Jusqu'aux années 80, ni au niveau des Etats, ni à celui des organisations internationales, il n'existait de consensus juridique sur la définition d'un mot dont l'Histoire avait montré la plasticité. Comme le signale un chercheur, à propos de l'organisation de l'antiterrorisme aux Etats Unis : « La signification couramment attribuée à ce terme - qui ne renvoie à aucune réalité définie et unifiée - travestit en fait son sens historique en inversant la perspective. En effet, historiquement, le terrorisme renvoie aux pratiques étatiques d'instauration d'un état de terreur. » [5]

La « loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'Etat », est la première de la série de 35 textes législatifs qui, sur 35 ans, entre 1986 et 2023, ont eu pour objet, unique ou pas, de combattre le terrorisme. Donc, en 86, on se décide enfin, du côté du pouvoir, à dire en termes juridiques ce qu'est le terrorisme. La loi définit un nouveau type d'infractions, celles qui seraient « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur. » Chose remarquable, ce texte de loi ne définit pas des actes nouveaux dans leur matérialité ou leurs modalités, il se contente de lister une série d'actes graves déjà réprimés par le Code (meurtres, destructions, etc.), mais en leur rajoutant un élément qui ferait grimper ces actes, déjà condamnables, beaucoup plus haut encore sur l'échelle de la gravité. L'élément qui change tout, c'est le but de ces actes : produire de l'intimidation ou de la terreur. Sans être spécialiste du droit, on ne croit pas qu'il existe beaucoup d'autres cas de cette espèce de transsubstantiation juridique d'une infraction uniquement par la grâce des émotions qu'elle viserait à obtenir.

Le cas français est exemplaire d'une difficulté qui a toujours miné partout la logique antiterroriste. Car qu'est-ce que « le trouble grave à l'ordre public » ? Peut-on mettre sur le même plan le « trouble » provenant d'une attaque contre des symboles (objets ou bâtiments) ou celui qui menacerait la vie des personnes ? Et surtout, qui s'agit-il d'intimider ou de terroriser ? Hormis l'indignation réelle ou fabriquée par les médias, la population française a-t-elle été intimidée ou terrorisée par le meurtre du patron de Renault ou par celui d'un attaché militaire étatsunien ? L'allemande par celle du patron des patrons ? Faut-il ignorer que les premiers attentats des Brigades rouges en Italie » ont suscité la compréhension sinon l'approbation de nombre de secteurs ouvriers ? Et, ne convient-il pas de distinguer les assassinats ciblés, quoi qu'on pense de ces derniers [6], pratiqués par les groupes armés (Action Directe, Brigades Rouges, Fraction Armée Rouge), des attentats massacres tels que celui de la rue de Rennes (septembre 86) ou de la gare de Bologne (août 1980) ?

Ces questions, à la fin du 20e siècle, on était d'autant plus fondé à se les poser, que les deux vagues d'attentats aveugles qui ont ensanglanté les trottoirs et le métro français étaient l'œuvre d'organisations pilotées par des Etats [7] : en 1986, le Hezbollah libanais pour le compte de l'Iran et en 1995, le Groupe Islamique Armé infiltré par le DIS, le service secret algérien. Des citoyens lambda sont morts parce que le gouvernement français refusait de payer ses dettes envers le gouvernement iranien et fournissait des munitions au gouvernement irakien, ou parce qu'il cherchait à influer la sale guerre civile des années 90 en Algérie. Servi abondamment jusque dans le Monde, le discours antiterroriste, avec ses mensonges rebattus sur les exécutants et les commanditaires, a dès lors fonctionné comme paravent de politiques pour lesquelles n'importe quel passant risquait d'être tué, mais sur lesquelles il n'avait aucune lumière ni encore moins de pouvoir. [8] Bref, intimider ou terroriser la population est resté en France et dans le reste de l'Occident une tactique étatique.

Dernière question : où commencent l'intimidation et la terreur ? Durant la grande grève des transports de 1995 qui a contrecarré la première grande offensive gouvernementale contre les retraites, quand on entendait les perroquets médiatiques entonner le refrain des « usagers pris en otage » on pouvait se demander si les catégories de l'antiterrorisme ne risquaient pas un jour ou l'autre de menacer les mouvements sociaux – ce qui devait se vérifier à l'étape suivante, celle de l'état d'urgence. [9]

L'état d'urgence pour l'éternité

11 septembre 2001. Avec l'entrée en scène d'Al Qaeda, s'opère une grande première : le massacre aveugle n'est plus la prolongation de manœuvres géostratégiques interétatiques, mais l'irruption d'une entité qui prétend remettre en cause le nouvel ordre mondial dont les Etats Unis se faisaient le héraut. Fabriquée par eux pour contrer la Russie en Afghanistan, l'organisation s'avère un monstre de Frankenstein qui se retourne contre son créateur.

Le silence interloqué de Bush apprenant par le chuchotis d'un sous-fifre à son oreille que « l'Amérique est attaquée » [10], cette interruption de toute interaction qui ressemble fort à une mécanique soudain enrayée au plus haut sommet de l'Etat dure cinq bonnes minutes : à ce moment, pour la première fois peut-être, la terreur et l'intimidation sont arrivées jusque dans le tuyau auditif de l'incarnation du Monstre Froid. On connaît la réaction du paladin mondial de la démocratie : ceux ont fait ça vont prendre cher. Avec le Patriot Act et quelques autres créations juridiques et réglementaires, ce qui était jusqu'alors la part honteuse, occulte, des démocraties réellement existantes : la torture, l'emprisonnement indéfini dans des conditions dégradantes, les disparitions extrajudiciaires et les assassinats ciblés, tout cela va être exhibé aux yeux du monde, sapant dans ses profondeurs cet Etat de droit qui justifierait qu'on défende les régimes occidentaux contre les dictatures. La rupture éthique assumée et brandie par les Etats Unis va influencer profondément tout le siècle qui s'ouvre. L'antiterrorisme devient le discours de toutes les répressions et de tous les coups fourrés étatiques, de Poutine allant « buter les terroristes jusque dans les chiottes » en Tchétchénie jusqu'à Hollande intervenant dans les conflits intercommunautaires du Sahel avec le succès qu'on sait.

Dans la première décennie du troisième millénaire, tout se passe comme si, confrontée à une raison étrangère à la raison de l'Etat démocratique, la puissance étasunienne rejoignait en fait l'adversaire sur le terrain de l'affrontement entre deux visions du monde irréconciliables, et pour ce faire, repartait de ce vieux fond de religiosité fanatique qui était celui des pères fondateurs. Toutes les théorisations juridiques comme le « droit de l'ennemi » énoncé par Günther Jakobs [11], ou à prétentions scientifiques comme celles de la « détection précoce », œuvre des Dupont et Dupond de l'antiterrorisme à la française (Raufer et Bauer), ou le tout récent « djihadisme d'atmosphère » de Kepel, qui n'est qu'une reprise islamophobe de la « théorie de la mouvance » de pasquaïenne mémoire, toutes ces constructions sont élaborées dans l'élan donné à l'ensemble des sociétés occidentale par une passion.

A l'origine de cette passion, il y a un traumatisme originel, celui qu'a subi l'Occident quand il a dû supporter chez soi un échantillon des massacres que ses politiques ont, à une échelle de bien plus grande ampleur, plus ou moins directement provoquées ailleurs : on sait que Daesh, après Al Qaeda, est largement une production de la politique irakienne des Etats Unis et de l'Occident en général. Cette passion, c'est celle de la Justice Infinie.

Infinite Justice est le premier nom de code des opérations militaires étatsunienne entamées en 2001 avec l'invasion militaire de l'Afghanistan puis étendues, sous un autre nom mais dans une même continuité conceptuelle aux Philippines, dans la Corne de l'Afrique, le Sahara, les Caraïbes, l'Amérique latine et le Kirghizistan. Si les actions de guerre dans ces différentes zones n'ont plus porté le nom d'Infinite Justice, elles en ont gardé l'esprit. Après le 11 septembre 2001, nous sommes entrés dans l'ère de la Justice Infinie, celle où se donnent libre cours la passion de la vengeance et de la punition.

L'idéologie de la Justice Infinie a largement débordé les institutions pour se répandre dans toute la société. [12] Elle imprègne désormais les mentalités, elle domine dans l'éditocratie, elle va de soi dans une bonne partie des échanges des réseaux sociaux. Elle a aussi largement débordé du cadre strict de l'antiterrorisme pour s'appliquer à tout ce qu'on considère comme incarnant l'ennemi du genre humain. A côté du terroriste, figurent désormais en bonne place le pédocriminel, le violeur, l'antisémite, etc. Et à qui viendrait l'idée de défendre le terroriste, le pédocriminel, le violeur, l'antisémite, etc. ? De fait, la Justice Infinie commence toujours par s'attaquer à des gens indéfendables. Les premiers fichiers ADN ont été créés en France dans un quasi-consensus pour lutter contre les criminels sexuels. Sauf que, par cette brèche de l'indéfendable, toutes les autres catégories d'infractions réelles ou supposées sont ensuite passées et les motifs de prélèvement d'ADN se sont multipliés au point qu'à présent, pour avoir été embarqué dans une manifestation, on risque de se voir intimer l'ordre d'ouvrir la bouche pour qu'on y fourre un bâtonnet.

Le 11 septembre a ouvert l'ère de la politique de la peur. Cette politique, dont les gouvernants s'emparent sous toutes les latitudes, a pour horizon l'instauration d'un état d'urgence permanent. Une politique sécuritaire qui ne cesse d'identifier de nouveaux ennemis : en France, à travers ses lois et sa police, elle s'en est pris aux étrangers pauvres, aux jeunes des quartiers populaires, aux internautes rebelles, aux prostitué.e.s, aux chômeurs, aux écologistes radicaux, aux manifestants sortant des clous, et tout récemment à ceux qui voulaient affirmer leur solidarité avec la population palestinienne subissant le plus grand nettoyage ethnique du 20e siècle… Dans une ère de multiplication des conflits armés et de fusion des crises (écologique, sociale, économique), pour les gouvernants confrontés aux conséquences toujours plus catastrophiques de la course folle d'un capitalisme industriel qu'ils serviront jusqu'à sa mort, la politique de la peur sera toujours le moyen ultime de garder le pouvoir.

Le fascisme historique fut à la fois un esprit du temps (le vitalisme et le racisme) perfusant dans tout l'arc politique, et un projet politique (construction d'une société pyramidale). Avec la Justice Infinie et la Politique de la Peur, nous avons désormais un esprit et un projet bien placés pour aider à construire le fascisme du 21e siècle.

Serge Quadruppani


[1] Ellul, Charbonnier, Castoriadis, André Gorz, Serge Lacouture, Günter Anders, Ivan Illich, Françoise d'Eaubonne, Jacques Camatte, Murray Bookchin, et tant d'autres…

[2] Sur cette affaire : https://lundi.am/Affaire-du-8-decembre ; https://soutien812.blackblogs.org/ ; et le suivi quotidien du procès sur Au Poste, la chaîne Twitch de David Dufresne, ainsi que sur https://lundi.am/Affaire-du-8-decembre-5713

[3] Sur les origines de l'antiterrorisme à la française, on peut se reporter à mes deux livres :

L'antiterrorisme en France ou la terreur intégrée, 1981-1989, La Découverte, 1989 et La politique de la peur, Le Seuil, 2011

[4] La politique de la peur, op. cit. p.16

[5] Philippe Bonditi, « L'organisation de la lutte antiterroriste aux Etats Unis », https://ciaotest.cc.columbia.edu/olj/cc/44_cc_win01/bop01.pdf

[6] La lutte armée des années 70 fut une erreur politique et une faute éthique, cela ne lui retire en rien sa nature de pratique politique et le fait qu'elle devrait, juridiquement et historiquement, être traitée comme telle, en la replaçant dans le contexte de l'histoire sociale de la période. C'est pourquoi il faut, en dehors de tout discours innocentiste, continuer à se battre pour la libération de Cesare Battisti.

[7] Rappelons aussi que les attentats-massacres en Italie étaient l'œuvre de réseaux mêlant divers cercles paraétatiques (services secrets et loge P2), extrême-droite et mafia.

[8] Sur les deux campagnes d'attentats, cf La politique de la peur, op. cit. pp 18-20

[9] Concernant les possibilités d'arbitraire offertes par la législation antiterroriste : https://www.youtube.com/watch?v=NJfmJHPi1Ik

[11] Cette conception, théorisée par le professeur de droit allemand Günther Jakobs, distingue deux droits distincts : celui réservé au citoyen respectueux de l'Etat de droit et lui garantissant le respect des droits de l'Homme et celui de ' l'ennemi ', relativisant ou supprimant les garanties juridiques courantes et les libertés fondamentales, autorisant par exemple sa détention sans jugement : « la dangerosité de l'individu détenu prime sur tout,

30.06.2025 à 09:35

Souviens-toi d'Evin

dev

« À l'entrée de cette prison, l'État d'Israël rejoint la République islamique. »
Parham Shahrjerdi

- 30 juin / , , ,
Texte intégral (661 mots)

Le 23 juin dernier, l'armée israélienne tirait un missile sur la prison d'Evin à Téhéran où sont entassés et torturés la grande masse des opposants au régime. S'il s'agissait certainement de mettre en scène le soutien du régime israélien à l'opposition iranienne, Parham Shahrjerdi y voit au contraire le point de rencontre et d'intersection de deux fascismes.

Alors, voilà. Faisons une petite présentation de la prison d'Evin.
Ce lieu « symbolique », là où la République islamique d'Iran commet tous les crimes imaginables — et surtout, inimaginables. Incarcération. Isolement. Torture. Pendaison. Exécutions de masse.

Evin, c'est une adresse bien connue : celle des prisonniers politiques. Ceux qui pensent. Ceux qui résistent. Ceux qui mettent en péril la République islamique.

Il y a des prisonniers, à Evin. Des proches, de la famille, qui viennent leur rendre visite. À Evin, il y a aussi de jeunes garçons, obligés d'y faire leur service militaire. Evin : la prison.

Le 23 juin 2025, l'armée israélienne attaque la prison d'Evin.
Remplie de prisonniers. Remplie de visiteurs. Remplie de corps déjà torturés par le régime.

D'après l'un des régimes fascistes impliqués, cette attaque a coûté la vie à 71 personnes.
Plusieurs prisonniers sont portés disparus.
D'autres, qui ont survécu, ont été transférés vers d'autres prisons — dans des conditions abominables : jusqu'à 40 par cellule, sans soins, sans secours.

Écrivons. Pour que cela reste, que cela s'inscrive quelque part —
Comme une tache. Comme une trace. Une de plus.
De ce que le fascisme d'État fait à l'autre, au corps, à l'esprit.
Et bordel, personne ne bouge.

Écrivons pour ces corps abandonnés à l'enfer.

Reprenons, donc :
En plein jour, l'armée israélienne viole le ciel de Téhéran —
après avoir violé la vie et les vivants :
Gaza, ses hôpitaux, ses écoles, ses ruelles, ses maisons,
ses enfants, ses habitants.

Après avoir piétiné le droit international,
après avoir souillé chaque recoin de l'Iran,
elle atteint, enfin, la prison d'Evin.

Evin : la prison où le régime fasciste de la République islamique
emprisonne, torture, exécute
les têtes pensantes,
les corps insurgés,
les voix vivantes.

À l'entrée de cette prison,
l'État d'Israël rejoint la République islamique.
Point de jonction entre fascisme et fascisme.
Le bourreau change de nom — pas de méthode.

Et devant la lâcheté du monde,
devant la complicité des puissants,
l'État d'Israël frappe Evin.
Il prolonge la torture,
il bombarde les corps déjà brisés
par les tortionnaires d'hier.

Personne n'est venu pour libérer.
Ils sont venus pour tuer.
Pour appuyer le crime d'un autre crime, d'un autre régime.
Pour écraser les survivants de l'intérieur
sous les bombes de l'extérieur.

Les fascistes se ressemblent.
Ils se reconnaissent.
Ils s'entraident.

Les principes sont à l'épreuve.

SOUVIENS-TOI D'EVIN.

Parham Shahrjerdi

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