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13.10.2025 à 15:49
Crépuscule du marmiton
Sur L'autre collaboration de Michel Onfray
- 13 octobre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2Texte intégral (4185 mots)

Il y eut une époque où Michel Onfray passait pour un libertaire demi-habile et pleinement prétentieux. Pour vendre de plus en plus mauvais livres, il a su faire sa mue en âne de plateaux télés et clown d'extrême-droite. Ali Benziane a eu l'étrange idée de lire son dernier opus L'autre collaboration, les origines françaises de l'islamo-gauchisme dans lequel le philosophe version Shein n'hésite pas à démontrer que Jean-Luc Nancy, Lacoue-Labarthe ou encore Deleuze n'était ni plus ni moins antisémites. En voici la note et peine de lecture.
La Belle sera réveillée, non par le baiser d'un prince charmant, mais par l'écho de la gifle retentissante que le maître de cuisine assénera au marmiton.
Walter Benjamin
Dans sa réinterprétation du conte La Belle au bois dormant, Walter Benjamin identifie la vérité à la Belle tout en reléguant le prince charmant aux oubliettes. Pas de baiser langoureux, Benjamin nous emmène dans les bas-fonds du château, dans les coulisses du grand théâtre historique, précisément là où tout se joue. Car la Belle de Benjamin n'est pas celle des contes de fées, elle gît, plongée dans un long et profond sommeil, dans un monde où la vérité est malmenée, violée, souillée. Il ne peut y avoir de happy-ending folklorique mais une lutte de tous les instants, souterraine, impitoyable.
L'une des plus belles définition de la vérité se trouve dans ce poème de Jalaluddin Rumi :
La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve.
De nos jours, les pseudo penseurs et autres philosophes de papier ne se contentent pas de ramasser les fragments du miroir de Rumi. Ils les utilisent comme une arme, éraflant, écorchant, tailladant leurs ennemis jurés, à savoir les véritables penseurs qui ne prétendent pas détenir la science infuse, mais essaient patiemment de reconstituer le miroir, parfois durant toute une vie de dur labeur, s'efforçant de bâtir une œuvre digne de ce nom, comme un reflet fidèle de la vérité philosophique. « Qui ne peut attaquer le raisonnement, attaque le raisonneur » écrivait Paul Valéry et c'est précisément la seule stratégie véritable des marmitons. Parmi ces derniers, certains semblent se délecter d'une pathétique plongée dans un crépuscule sans fin, s'enfonçant toujours plus dans les abîmes néantisantes de la déchéance intellectuelle. Dans l'un de ses livres les plus récent —L'autre collaboration, Plon, 2025— (dont on espère toujours qu'il sera le dernier— Hélas !), le polygraphe forcené Michel Onfray s'est attaqué à un maître ès philosophie, j'ai nommé Jean-Luc Nancy, qui, en une dizaine d'ouvrages devenus des références, a produit infiniment plus de matière à penser que notre professeur et sa centaine d'opuscules. Dans cet essai, en voulant à tout prix assimiler les grands penseurs dits « de gauche » au courant « islamo-gauchiste », notre Don Quichotte d'Argentan, brandissant son clinquant marteau nietzschéen, part en croisade contre tout ce qui lui paraît une faucille et un marteau repeintes aux couleurs de l'islam. Jurant de détruire ses idoles philosophiques, dont la seule ombre —gigantesque il est vrai— lui est tout bonnement intolérable, il pratique la reductio ad hitlerum à tout va (Nancy honore les mains d'Adolf Hitler lit-on en tête de chapitre). Nazi, antisémite, négationniste… Notre marmiton a la diatribe psittacique et la calomnie facile (trop facile lorsque les principaux intéressés sont morts depuis belle lurette). Foucault— « le père du wokisme » (sic !) —, Deleuze, Sartre… et bien sûr Marx, « leur père à tous » (resic !). Personne ne doit être épargné par notre chercheur de nazi. Tout en traitant au passage les marxistes de « chiens » (chacun appréciera la finesse du propos), il s'agit, coûte que coûte, de traquer l'antisémite tapi derrière l'intellectuel de gauche, qu'il se réclame ou non de Marx. Mais, une fois encore, inutile de s'encombrer de la moindre précision. Pour certains penseurs cités dans le livre (Alain, Garaudy…), l'antisémitisme est un secret de polichinelle. Mais pour déceler un soi-disant antisémitisme larvé dans la pensée de Nancy, Lacoue-Labarthe ou encore Deleuze, notre pauvre marmiton a dû s'épuiser à force de contorsions en tout genre.
En traversant ainsi les bas-fonds de la pensée, j'ai l'impression d'évoluer dans Le pont du Nord, ce film de Jacques Rivette où l'on passe, presque sans crier gare, de la parodie enfantine au jeu morbide. On se dit que ce règlement de compte post-mortem qui se mue en haine pure et simple (car c'en est une) doit sûrement avoir une explication plus profonde. Onfray se trahit dans une note de bas de page où il affirme avoir été « traité d'antisémite » par Nancy dans une tribune publiée dans Libération et qui date de… 2012. Il est vrai que le coup devait être particulièrement rude à en juger par le seul titre dudit texte : « Du ressentiment à l'effondrement de la pensée : le symptôme Onfray. » Treize ans plus tard, la plaie demeure ouverte… Il soutient que la raison d'un tel brûlot tiendrait simplement au fait qu'il s'est borné à « inviter à lire » une œuvre de Jean Soler dans un compte-rendu, mais il passe sous silence que cette prétendue invitation — farouchement anti-monothéiste — établit une équivalence troublante entre Hitler et Moïse. Même Alain Soral n'aurait pas osé ! On comprend dès lors que ses attaques contre Nancy soient portées par un zèle manifeste à prouver que non seulement notre malheureux protagoniste n'est pas antisémite, mais que, selon l'adage, c'est celui qui dit qui est. Du début à la fin du chapitre (notes de bas de page comprises), le marmiton en fait une affaire personnelle et ne se prive pas d'afficher son mépris pour Nancy et son travail : « ... un universitaire aux tirages aussi confidentiels que des recueils de poèmes publiés à compte d'auteur ! » écrit-il. A ce stade, il est inutile d'évoquer les ridicules et insignifiantes mirlitonnades de notre penseur nietzschéen…
Philippe Lacoue-Labarthe (surnommé Lacoue), autre penseur important et acolyte de Nancy, également attaqué dans cet opuscule, décrit très bien, au tout début de son livre La fiction du politique, cette époque singulière où la pensée philosophique n'est plus que l'ombre d'elle-même. Je cite : L'œuvre du plus grand penseur, sans conteste, de ce temps relève presque exclusivement du commentaire, et de son propre aveu ne fait pas même « œuvre » au sens où la tradition a entendu ce terme. La modestie affichée par Lacoue contraste violemment avec la suffisance du marmiton, prompt à distribuer des coups bas en s'attardant sur la nature des relations entre les deux penseurs. Or, pour qui souhaite comprendre la véritable communauté philosophique unissant Nancy et Lacoue, il suffit de se reporter à la première partie de Proprement dit, un entretien sur le mythe entre Jean-Luc Nancy et Mathilde Girard. Le marmiton enchaîne par une attaque de ce livre important qu'est Le mythe nazi (peut-on résolument citer une production onfrayesque qui restera dans les annales de la pensée philosophique ?). Le titre de cet ouvrage, publié par Nancy et Lacoue en 1991, ne signifie pas que le nazisme se serait bâti sur un mythe, comme on pourrait le croire au premier abord, mais bien qu'il a été édifié comme un mythe, à travers l'esthétisation du politique. Il reproche aux deux auteurs d'écarter d'un revers de main les atrocités commises contre les Juifs par les nazis et particulièrement la Shoah qui est pour lui l'essence du projet politique national-socialiste. En somme, selon le logiciel onfrayen, toute philosophie qui veut transcender les faits historiques pour mieux les comprendre est négationniste et révisionniste. Pour comprendre, lisons plutôt Lacoue dans le texte : « le mythe n'est rien de « mythologique ». C'est une « puissance », la puissance même du rassemblement des forces et des directions fondamentales d'un individu ou d'un peuple, c'est-àdire la puissance d'une identité profonde, concrète et incarnée » (Fiction p.135). Et ainsi : Le nazisme est le mythe nazi, c'est-à-dire le type aryen, comme sujet absolu, pure volonté (de soi) se voulant elle-même (Fiction p.137). D'où : Le nazisme est un humanisme (Fiction p.138). Horreur et damnation, s'écrie le marmiton. Mais pour qui voit un peu plus loin que le bout de la lorgnette, l'actualisation des forces abstraites évoquées par Lacoue se concentre dans le sujet rêvé et c'est donc pour cela que, pour les nazis, les Juifs n'appartiennent pas à l'humanitas ainsi définie parce qu'ils n'ont ni rêves ni mythes. Le mythe est remplacé par la Loi et pour le nazisme en tant que fiction du politique, le Juif ne peut pas être un sujet. D'où persécution et extermination. On comprend à quel point ce raisonnement peut être redoutable si on utilise la méthode Onfray, en l'interprétant comme une faute originelle du peuple juif qui finalement aurait attiré Auschwitz. Si, dans Le mythe nazi, Lacoue et Nancy ne parlent pas directement d'Auschwitz, c'est parce qu'ils l'ont abordé ailleurs et avec une finesse et une profondeur qu'Onfray n'égalera jamais. Ce que ce dernier ne saisit pas, c'est que l'objectif de l'ouvrage n'est pas de commenter la Shoah, mais de mettre au jour la genèse d'une idéologie totalitaire en Occident. Il ne s'agit donc pas d'un texte « judéo-centré » consacré uniquement à la tragédie de l'extermination, mais d'une analyse de la façon dont un pouvoir a pu ériger une esthétique mortifère, en construisant la figure d'un « Juif-type », aboutissement tragique de la longue histoire du Juif comme paria. Réduire le nazisme à la seule « solution finale », c'est interdire toute réflexion sérieuse sur les conditions de possibilité de la Shoah. De la même manière, affirmer que la Shoah c'est le nazisme, c'est se condamner à ne pas penser l'émergence possible d'un « nouvel Auschwitz », si l'on n'envisage pas Auschwitz comme un site, un lieu de possibilité, et non comme un simple fait historique. Or, tirer les leçons du passé suppose précisément d'identifier ces conditions pour empêcher que l'horreur ne se reproduise sous d'autres formes. Ainsi, Nancy dans le texte (cité par Onfray lui-même !) : L'assurance confortable dans les certitudes de la morale et de la démocratie, non seulement ne garantit rien, mais expose au risque de ne pas voir venir, ou revenir, ce dont la possibilité n'a pas tenu à un pur accident de l'histoire. Assimiler une telle démarche de pensée à un « anéantissement des Juifs » et une « destruction de l'Occident », peut-on imaginer simplification plus grossière ? Mais lorsque l'on comprend le projet idéologique de Michel Onfray cela ne nous étonne guère : il faut à tout prix réhabiliter l'Occident— la fameuse « civilisation judéo-chrétienne » — dans son valeureux combat contre les barbares islamo-gauchistes. Inévitablement (on le voit venir de très loin), le marmiton reproche une complaisance suspecte avec la pensée de Heidegger qui est, selon lui, la voie royale vers la collaboration. Pourtant, dans cet autre livre majeur qu'est La fiction du politique, Lacoue se défend de toute forme d'heidegerrianisme et analyse avec subtilité le grand aveuglement du philosophe allemand, en l'interprétant comme un symptôme de l'hubris qui précède la « césure » causée par la fin de la métaphysique : qui, dans ce siècle, devant la mutation historico-mondiale sans précédent dont il a été le théâtre et l'apparente radicalité des propositions révolutionnaires, qu'il fût « de droite » ou “de gauche », n'a pas été floué ? Et au nom de quoi ne l'aurait-il pas été ? « De la démocratie » ? Laissons cela à Raymond Aron, c'est-à-dire à la pensée officielle du Capital (du nihilisme accompli, pour lequel en effet tout vaut). Aron et Onfray même combat ? Notre pourfendeur en chef de l'islamo-gauchisme appréciera certainement… De même, à la toute fin de La Fiction du politique, on peut lire : le silence [de Heidegger] - la « sauvegarde » de l'Allemagne - valait-il le risque, pour la pensée elle-même, d'un aveu (sans aveu) de complicité avec le crime ? C'est cette question que, pour un « millénaire » (qu'on se souvienne aussi de la réalité de ce calcul historique), laisse ouverte la pensée du penseur. L'ultime paradoxe est qu'elle soit gardée, en mémorial, dans le poème d'un poète juif [Paul Celan], qui s'intitule, on s'en souvient - et il faut s'en souvenir -, Todtnauberg.
Dans Banalité de Heidegger, Jean-Luc Nancy ne cherche nullement à disculper Heidegger de son antisémitisme ; bien au contraire, il montre que l'analyse heideggérienne du « Juif-type », conçu comme totalement déraciné de l'être (sans historialité) dans les Cahiers noirs, aggrave encore son cas. C'est ce que Nancy désigne comme un « antisémitisme historial » : le retour aux Grecs, à l'être, se fait nécessairement contre les Juifs, identifiés au « non-être ». Heidegger sait parfaitement ce qu'il fait : il recueille « l'ordure banale » pour la convertir en une élaboration prétendument supérieure, ce qui revient à reconnaître une « vérité supérieure de l'antisémitisme » (Banalité, p. 40). De là découle l'idée de « détruire la destruction » : Nancy met en rapport le déclin de l'Occident avec l'antisémitisme principiel. Pour lui, l'antisémitisme s'inscrit dans la longue histoire du christianisme, renforcé et exacerbé par Luther. Heidegger, selon Nancy, n'a pas seulement été antisémite : il a voulu penser, jusqu'à son extrémité, la nécessité foncière et historico-destinale de l'antisémitisme (Banalité, p. 76). Ainsi, la banalité de Heidegger renvoie à la banalité du mal : celle de l'antisémitisme comme donnée originaire, déjà présente dans le déclin inexorable de l'Occident, signe d'une autodestruction immanente de celui-ci. Or Heidegger ne s'interroge jamais sur les causes ou l'origine de l'antisémitisme : il le reçoit comme un élément de l'envoi occidental, une banalité déjà transformée en discours haineux et grotesque, tel celui des Protocoles des Sages de Sion (Banalité, p. 43). L'exclusion des Juifs lui paraît aller de soi et leur sacrifice, en quelque sorte, prévisible. Il ne suffit pas de condamner l'ignominie de l'antisémitisme, écrit Nancy, il faut en mettre les racines au jour— et cela ne signifie rien de moins qu'intervenir au cœur même de notre culture. Plus encore, dans La haine des juifs, Nancy tente de comprendre l'antisémitisme chez Heidegger en mettant en lumière ce qui, dans sa pensée fortement influencée par les présocratiques, serait « juif » : le vertige métaphysique, la césure entre l'être et l'étant, l'oubli de l'être, etc. Le Juif devient alors le pharmakos, bouc émissaire éternel, celui qui fait oublier jusqu'au bouc de la tragédie grecque (La Haine). Le peuple juif incarne la tragédie elle-même, c'est-à-dire la différence ontologique comme césure entre être et étant. De ce fait, pour accéder à l'être dans son univocité, il faut d'abord « détruire la destruction ». Dans Supplément, Nancy rappelle que, pour Heidegger, le judaïsme constitue le principe même de la destruction de l'Occident chrétien, donc de la métaphysique. Or, christianisme et judaïsme demeurent liés, malgré la tentative paulinienne qui, en rejetant l'origine juive du christianisme, fonde en réalité l'antisémitisme et ouvre la fuite en avant de la religion chrétienne. C'est pourquoi, pour Nancy, l'antisémitisme de Heidegger est d'essence chrétienne. On comprend dès lors le rejet viscéral que suscite une telle lecture chez les défenseurs de la prétendue « civilisation judéo-chrétienne ». Que dire alors quand Onfray clame que l'islam porte « une haine orientale contre l'Occident » (sic !) et évoque sans ménagement « une haine musulmane du judaïsme » (resic !) ? Contrairement à ces affirmations à l'emporte-pièce, que reprend également Stéphane Zagdanski, l'islam ne porte pas en lui un antisémitisme intrinsèque car la religion musulmane ne s'est pas construite contre le judaïsme et encore moins contre le peuple juif. Dès son apparition, l'islam, en cherchant à dépasser la césure entre être et étant, tente d'ancrer le judaïsme vers un nouveau lieu symbolique, marqué par le changement de qibla (direction sacrée) opéré par le Prophète, réorientant la prière de Jérusalem vers La Mecque. Ici, il ne s'agit pas d'un ancrage dans l'être, mais dans l'Un, donc au-delà de l'être. L'islam propose ainsi un passage du concept de « peuple élu » à celui de « peuple universel ». Réduire l'islam à une « théologie de la substitution », comme le fait Zagdanski, paraît d'autant plus discutable que la notion d'élection divine du peuple d'Israël est bel et bien présente dans le Coran, mais qu'elle s'y trouve déplacée, reconfigurée et universalisée, loin du schéma strictement hébraïque. Comme le souligne Lacoue, il ne faut guère s'étonner que le judaïsme ait toujours été considéré comme “un corps étranger” au sein de la civilisation européenne. En raisonnant de la sorte, on se place en faux face à un aveuglement irrationnel, dépourvu de fondement, auquel Onfray contribue activement. Il s'agit du passage d'un antisémitisme d'extrême droite à un « islamo-gauchisme » incarnant le nouvel antisémitisme post-7 octobre, que l'on cherche à « nazifier » à tout prix. Tout en fermant les yeux sur la collusion de la droite identitaire occidentale avec un national-sionisme qui prétend parler et tuer au nom du peuple juif ! Ainsi, on finit par confondre les vessies et les lanternes, transformant les choses en leur contraire. Les réflexions de Nancy dans La haine des juifs sont prolongées dans Exclu le juif en nous, un petit livre très intéressant qui manifestement est trop court pour être digne d'être lu par notre marmiton snobinard. Pourtant, l'auteur y tente une archéologie de la haine des Juifs dans une société qui, tout en ayant évacué le mythe, reste profondément marquée par la querelle séculaire entre le logos grec et le dieu caché juif. Les origines de l'antisémitisme sont à repérer au plus intime de notre culture européenne, écrit-il en introduction avant de poser la question : Comment, de ces prémisses contradictoires, a pu s'engendrer l'histoire si longue et si terrible de la haine du 'Juif' masquant une haine occidentale de soi ? Ce qui nous amène à la question suivante : est-ce que l'alliance entre la droite identitaire occidentale et le sionisme politique d'extrême droite est un accomplissement de la civilisation judéo-chrétienne ou une énième expression de cette haine occidentale de soi ? Pour répondre à la problématique de l'Occident comme sujet, Lacoue-Labarthe affirme dans une conférence donnée à Monastir en Tunisie et reprise dans le recueil de textes La réponse d'Ulysse : « Peut-être alors, dans cette époque où l'Occident philosophique touche à sa limite, l'islam recèle-t-il la chance d'une autre pensée de ce que nous n'appellerions plus le sujet. » Ce glissement vers une pensée d'inspiration orientale (sinon orientée) n'est pas sans évoquer les propos que Michel Foucault tint un jour lors d'un échange avec des moines bouddhistes : « Il n'y a aucun philosophe qui marque cette époque. Car c'est la fin de l'ère de la philosophie occidentale. Ainsi, si une philosophie de l'avenir existe, elle doit naître en dehors de l'Europe ou bien elle doit naître en conséquence de rencontres et de percussions entre l'Europe et la non-Europe. » De même, selon Lacoue, ce n'est qu'en se « désoccidentalisant » que l'islam peut en finir avec le « Dieu mort » nietzschéen. Mais une telle entreprise est loin d'être gagnée. La récupération de l'islam comme idéologie politique qui se veut anti-occidentale tout en pratiquant la stratégie de la terreur, enfante des monstres. Lacoue continue : [L'islamisme] s'il lutte contre ce qu'il appelle l'”Occident”, c'est avec les moyens, et les visées de l'Occident. Or, une résistance à l'oppression qui emprunte ses armes à l'oppresseur est toujours vaincue. (Ulysse, p.55). Le marmiton aurait alors cru tenir la preuve définitive que Lacoue-Labarthe cumulait les tares : à la fois infâme nazi et odieux « islamo-gauchiste »…
Si déconstruire le vernis occidental pour comprendre l'origine profonde d'un fait aussi grave que l'antisémitisme signifie détruire l'Occident et les Juifs (comme Hitler), à ce moment-là on ne peut plus rien dire et encore moins réfléchir. Nous devons nous plier à la loi grossière du point Godwin et seule l'inénarrable logorrhée onfrayesque fait office de lumière dans la nuit (ou comment prendre sa vessie distendue pour le phare d'Alexandrie). Pour l'heure, laissons le marmiton faire ce qu'il aime plus que tout : déambuler dans ses ruines. S'agissant de Lacoue-Labarthe, je renvoie les lecteurs intéressés au Post-scriptum 3 de La Fiction du politique, où il répond aux diverses objections formulées à l'encontre de son travail et anticipe de façon remarquable, des années avant leur survenue, les critiques adressées par M. Onfray.
Je conclurais avec l'engagement pro palestinien de Deleuze que j'ai étudié de près durant l'écriture de mon essai Panser Gaza. Lorsque l'auteur de Logique du sens affirme que l'histoire d'Israël compte « beaucoup d'Oradour », il ne fait pas montre de « palestinisme » (affection mystérieuse qui atteindrait les intellectuels de gauche) et encore moins de négationnisme. Deleuze ne fait que rappeler que la création de l'appareil d'Etat israélien a été jalonnée de massacres et de destruction de villages palestiniens. Les plus meurtriers restent ceux de Deir Yassin et Dawaimeh et l'horreur de ces massacres opérés par les milices terroristes sionistes n'a absolument rien à envier au drame d'Oradour-sur-Glane. Il n'y a donc pas lieu de s'offusquer lorsque Deleuze évoque « le terrorisme sioniste » car ce dernier existe bel et bien à travers (entre autres) les exactions du groupe Stern et des milices paramilitaires qui ont sévi dès les années 1940. Bien entendu, le marmiton pense enfoncer le clou de la crucifixion antisémite en dévoilant le lien que fait Deleuze entre sionisme et capitalisme, pourtant évident pour celui qui veut bien se pencher sur l'histoire de l'édification de l'appareil d'état israélien. En guise d'exemple concret, et sans trop s'attarder sur le terrain des idées : les séjours répétés de Ben Gourion aux Etats-Unis pour récolter des fonds afin de financer les milices qui donneront les forces de défense israélienne. Et non, ce n'est pas une énième identification « marxiste » : Juif=argent ! Last but not least, le chantre de la civilisation judéo-chrétienne reprend mot pour mot la rhétorique de Netanyahu selon laquelle le mufti de Jérusalem aurait susurré la solution finale à l'oreille de ce pauvre Hitler… N'étant pas graphomane et étant occupé à d'autres projets plus intéressants (dont la traduction d'une grande poétesse palestinienne tuée à Gaza), je n'ai pas le temps (et encore moins la force) d'écrire sur les autres chapitres, dont les seuls intitulés donnent du fil à retordre au plus aguerri des exégètes de la logorrhée professorale : Foucault attend l'imam caché, Lacoue-Labarthe bénit le nazisme, Deleuze touriste à Oradour… Heureusement, mon métier de pharmacien me garantit un accès illimité aux calmants, l'aspirine demeurant le plus fidèle allié face à une lecture aussi pénible qu'éprouvante.
Ali Benziane
13.10.2025 à 15:19
Airbnb en Procès ?
Quatre multipropriétaires de « meublés touristiques » devant les tribunaux de Marseille !
- 13 octobre / Avec une grosse photo en haut, Mouvement, 4Texte intégral (4782 mots)

Les lundis 13 et 20 octobre 2025 se tiendra à Marseille le procès de quatre gros propriétaires de AirBNB. La Ville, après des années de Far-West dans le business du dit « meublé de saison », attaque quelques gros propriétaires pour « non-respect de la réglementation sur les locations saisonnières »… Et en faire, dit-elle, « un exemple ». Haro sur la touristification et la gentrification de la cité phocéenne ?
Se retrouveront à l'audience (s'ils s'y présentent) quatre investisseurs, près de 40 logements, 7 immeubles volés aux Marseillais.es. Dont un en arrêté de péril au moment du lancement de la procédure... Et désormais un deuxième, placé en urgence en « sécurité » et vidé d'une partie de ses habitants le weekend du 4 octobre (voir « Medhi Guenouni, l'investisseur parisien et l'eldorado marseillais »).
Une quarantaine de logements donc... des multi-propriétaires qui en possèdent plusieurs voire des dizaines, font des milliers d'euros de chiffre d'affaire par an (plus de 20 000 euros en moyenne par tête), et qui se torchent parfois, face caméra, avec la loi et les besoins en logement de la population marseillaise.
Comme Vincent Challier, ce chirurgien du Périgord repéré dès la fin d'année 2023 par les habitant.es du quartier des Réformés [1] avec son immeuble où un incessant défilé de valises à roulettes commençait à faire tâche. Et déclarant pépère dans la foulée aux micros de Complément d'enquête se trouver en « flagrant délit d'illégalité » mais affirmant s'être seulement « débrouillé ». Pauvre Vincent.
Après avoir prétexté en plein hiver 2021 un arrêté de péril afin d'en expulser les occupants par la préfecture, l'horrible personnage a entretemps découpé, à la façon des marchands de sommeil à l'ancienne, tout l'immeuble et placé 14 chambres en Airbnb sans la moindre autorisation, avec un bel espace dit de co-living. Pour « adoucir » les taxes comme on dit.
Crevardise ou procès du mal-logement 2.0. ? « C'est Marseille bébé ! »
Ces lundis 13 et 20 octobre comparaîtront 4 beaux exemples de la crevardise générée par l'économie de plateforme. L'hospitalité 2.0., l'opacité des annonces et des pratiques, le contournement généralisé des règles pour amasser profit et rentabilité sur le dos des habitant.es. Les audiences sont bien faites, et mixeront habilement :
- le « capital étranger » (étranger à Marseille s'entend), et ces investisseurs qui, comme Vincent Challier, le périgordien ayant racheté le 30 rue Thiers et rebaptisé le « tueur du quartier », ou le parisien Medhi Guenouni, propriétaire du 31 rue Barthélémy, déboulent sur la cité phocéenne depuis le fameux été 2020. Eldorado touristique post Covid, tout le monde comprend alors qu'à Marseille, aucune réglementation ne freine la « renta » pour un prix du mètre carré équivalent à celui des plus pauvres des communes du 9.3., et plein de taudis.
Mais au royaume de la crevardise, ils auront fort à faire avec :
- le « capital autochtone », nos bons petits Marseillais à l'ancienne, composé, d'un côté, des époux Chevalier, aux immeubles entiers avec pour seuls intermédiaires de beaux boîtiers électroniques comme au 38 rue du Progrès, et d'autres loués en Airbnb malgré pourtant des arrêtés de péril comme rue Vacon, et de l'autre, les époux Bonefay, exploitant n'importe comment plusieurs Airbnb au 165 de la rue Consolat.

Dès 2022 en réalité, 16 000 annonces Airbnb étaient recensées à Marseille, 400% d'augmentation en à peine 5 ans. La cité phocéenne, peu après les effondrements de la rue d'Aubagne le 5 novembre 2018, est vite devenu un eldorado à crevards 2.0.
Reconvertir des taudis, obligation de rénovation face à l'insalubrité massive, débarquement des touristes dans des quartiers à forte « renta » (soit pas chers et délabrés)… l'appât du gain a vite produit ses effets. Délogements en pagaille, contournements et bordel généralisé. Et malgré les nombreuses réglementations prises depuis, on compte encore 12 760 très officielles annonces, affirme la mairie à quelques semaines du procès. Pour seulement 1 300 locations disponibles à l'année en location ordinaire alors qu'on en comptait près de 13 000 en 2018.
Pas besoin de chercher très loin pourquoi tant de monde galère depuis à trouver un logement. Sans même parler de l'explosion des loyers. Entre 25 000 à 30 000 personnes ont été privées de logement grâce aux business des plateformes et de cette nouvelle moula pour blaireaux qui s'affichent parfois tout à fait publiquement sur leurs comptes Insta, vantent leurs combines pour revendre des taudis ou passer à côté des taxes et des réglementations.
D'après les chiffres (enfin) délivrés par la mairie de Marseille, qui attendait le ruissellement tant promis, ce sont même finalement 40% des annonces qui s'avèrent en réalité frauduleuses.
Ce qui n'empêche pas le nouveau syndicat des propriétaires AirBNB, créé en février 2025 à Marseille - ledit « Syndicat des professionnels de la location meublée » – d'attaquer les dernières mesures mises en place par la Ville pour limiter la prédation (en abaissant par exemple à 90 nuits par an les locations touristiques dans les résidences principales et en imposant l'obligation de compenser par du logement longue durée tout logement placé en meublé touristique dans une résidence secondaire).
6 000 annonces frauduleuses. « Les fraudeurs, c'est vous ! »
Face à cette situation, la mairie a longtemps brillé par son absence. Ou feint de croire que dans la capitale de l'insalubrité, les propriétaires vertueux joueraient le jeu de la « grande rénovation de Marseille ». Elle a surtout cherché à collecter la fameuse taxe de séjour, et d'assez rapidement constater que... tout ce beau monde ne respectait pas le jeu pourtant tant vanté. Même avec les durcissement de la réglementation en 2022 et 2023, le chaos a continué à se propager. Et beaucoup ne s'en cachaient pas vraiment d'ailleurs.
Il a pourtant fallu attendre les premiers saccages de printemps, dans ces appartements du Prado ou de La Plaine, par des voisins en colère, les innombrables tags et affiches en ville, enfin les destructions de boites à clés par centaines, pour que la Ville officialise puis double les effectifs de sa brigade de contrôle des Airbnb. Il faut dire qu'à l'automne, une brigade de « Marseillais.es du centre-ville » avait annoncé son intention de « jeter les touristes dans le Vieux port » si la situation perdurait, après un rapt de dizaines de boites à clés reversées en mairie empaquetées dans une valise à roulette.
« C'est la réglementation la plus stricte et la plus forte de France pour lutter contre les meublés de tourisme »
Patrick Amico, maire-adjoint au logement à la Ville de Marseille, Le Monde, 8 octobre 2025
Les fraudes étaient devenues évidentes, et le ras-le-bol marseillais tout autant. Il faut pourtant attendre la fin 2024 pour voir les premières mises en demeure distribuées par la Ville chez certains propriétaires, parfois dénoncés depuis deux ou trois ans.
La faute aux Jeux Olympiques ? Aux 4 millions d'euros de taxe de séjour récoltés au 1er janvier de cette année-là ? Aux désormais 40% de fraude dans le business supposé si régulier ?
La situation a de quoi faire réfléchir surtout quand, depuis des années, collectifs militants et habitant.e.s répètent que les marchands de sommeil sont en train de se reconvertir, profitent du « meublé touristique » pour éviter le permis de louer à Noailles [2], quartier meurtri par les effondrements et les délogements. Dès 2019, l'association « Un centre ville pour tous » prévenait de la dérive. Car, derrière la communication rodée du mastodonte numérique, de la théorie du « petit coin de canapé sympa pour finir les fins de mois », derrière les propriétaires-occupants stylés genre Yannick Nobile (le communicant de la plateforme à Marseille), beaucoup captent assez vite que le tout sert avant tout à engraisser véreux, gros investisseurs et, par dessus le marché, détruit une bonne partie du parc de logements encore accessible aux Marseillais.es. Devra-t-on atteindre les 99% de fraudes pour en arriver à la conclusion qui s'impose ?
Medhi Guenouni, l'investisseur parisien et l'eldorado sans habitant.es
Avec le procès du 13 octobre, la Ville de Marseille, sous la pression des luttes d'hier, et des élections municipales de demain, veut faire des exemples : attaquer l'arbre qui cache la forêt en mettant en lumière quelques-uns. Et il faut dire qu'entre des Challier et Chevalier, des Guenouni ou des Bonefay, notre cœur (ou le vomi) balance. Chevalier, plombier chauffagiste, louait encore en Airbnb il y a quelques semaines un immeuble sous arrêté de péril rue Vacon, au milieu des rénovations tous azimuts et des touristes qui inondent le Vieux Port.
Vincent Challier, on l'a vu, exotique périgordien à Marseille, a vite saisi comment exploiter le trauma de la rue d'Aubagne, les peurs des effondrements, pour en dégager les habitants rue Adolphe Thiers, passer à côté de toutes les réglementations et augmenter sa rentabilité, à distance.
La palme de l'automne 2025 revient pourtant probablement au parisien Medhi Guenouni, maître es plateau-télé France 24, et qui, dans le bel immeuble résidentiel du quartier des Réformés, au 31 de la rue Barthélémy, vient de réussir le tour de force de mettre en danger habitants et structure du bâtiment à la veille du procès :
« Aujourd'hui, l'immeuble est quasiment vide. Il y a 5 logements au rez-de-chaussée, en Airbnb ou en bail mobilité [3]. 4 autres au 1er où le proprio a déjà tout découpé. Son projet, c'est d'en faire 4 à nouveau au 4e. Petit souci, il n'a jamais eu l'autorisation pour ces travaux. Les rachats se sont effectués entre 2020 et 2022. L'immeuble passe alors de proprio, racheté par les Benjamin puis par Guenouni. Entretemps, les premiers avaient viré un squat et tendu l'atmosphère ».
Un lanceur d'alerte, 8 octobre 2025
Car, au milieu du printemps 2022, l'aventure mafieuse du 31 se répand. Des occupants sans titre et même certains locataires sont empêchés d'accéder au bâtiment, face à d'étranges gros bras qui ferment l'accès.
« On s'est retrouvé face à des gars qui jouaient les faux-policiers avec brassard et ont évacué en prétextant que le nouveau propriétaire se retrouvait à la rue avec des enfants en bas-âge à cause de l'occupation par les squatteurs. Place en crèche du petit à l'appui... Ils ont ensuite brandi de faux Cerfa ayant constaté de l'amiante et concluant qu'à ces dates personne n'occupait l'appartement squatté... Bon, le tout frisait le délire de cette famille d'ultra riches, les Benjamin, au point d'en devenir contreproductif. Comme ça marchait pas, ils ont envoyé une vraie compagnie de sécurité privée mafieuse, Black Corps, chargée de lutter et mettre dehors (illégalement) les squatteurs, avec leur chef Jean-Christophe ».
Un délogé du 31 au printemps 2022, octobre 2025
Le tout aurait pu alerter les pouvoirs publics, avec tout ce beau monde zonant nuit et jour face à la petite école du quartier.
« Une fois les squatteurs partis, Guenouni rachète à l'été 2022. Il file 3 000 euros aux locataires du 1er qui se sont barrés et lance les travaux dès septembre. Tout était dans l'illégalité mais quand les gens voient une revente, d'un proprio à un autre, tout le monde pense au départ qu'il est dans son bon droit. Bref, Guenouni fait tout découper au 1er étage. Mais, à l'automne 2024, les travaux reprennent. Là, les ouvriers attaquent les combles, sans la moindre déclaration. Ils construisent aussi un local de chantier énorme dans la cour. Là, les riverains commencent à se méfier. L'un d'eux alerte les services de la Ville, qui fait logiquement intervenir le service de l'urbanisme, et l'inspection du travail, comprenant que, depuis le départ, le gars devait avoir un permis de construire qu'il n'a jamais demandé, l'autorisation de mettre les appartements en Airbnb qu'il n'a jamais eue et que des ouvriers ne sont pas censés dormir dans les gravats qu'ils produisent eux-mêmes. Bref, l'inspection du travail et l'urbanisme arrivent super vite. Les travaux s'arrêtent, l'espace de chantier dans la cour est réduit au strict minimum légal »
(un lanceur d'alerte, 8 octobre 2025)
Mais Le sieur Guenouni n'est pas de ceux qu'on effraye si facilement. A 800 kilomètres, bravant les interdits depuis son appartement rue du Chevalier de la Barre, dans le 18e arrondissement de Paris, il s'élance dans une énième bataille :
« Le gars prépare une contre visite en juin 2025 pour relancer les travaux. Et là, on assiste à quelques ajustements minimaux pour tenir compte du droit de l'urbanisme et d'éventuelles poursuites. Le local de la cour, 20m2 de buanderie sauvage, prend un coup d'essorage et est réduit à 3m2, la taille légale d'un abri de jardin, sans permis. Les machines à laver et les sèche-linge entassées dedans sont serrées. Pour l'image, une ancienne femme de ménage, de l'équipe qui régulièrement lave, sèche, plie, remplace la literie des Airbnb et qui présente super bien est finalement promue au rang d'agente immobilière. Une petite dame, d'origine asiatique, dont le propriétaire sait pertinemment que personne ne va vouloir l'embrouiller, qui fait visiter les studios en placo pour étudiant.es et autres travailleurs.euses de passage ».
Un lanceur d'alerte, 8 octobre 2025
Et qui passe mieux, selon certains riverains encore, que le gérant d'un mètre 90 qui met des coups de pression en permanence aux habitant.es. La prratique épurée de l'usage à triple ou quadruple détente de la « femme de ménage », souvent payée le prix d'un seul boulot (et encore), est d'ailleurs une de ces pratiques courantes des gros investisseurs Airbnb, comme le rappellent ouvertement certains crevards bien connus des réseaux sociaux.
Mais voilà, trois mois après la contre-visite, Medhi Guenouni, pourtant à dix jours de son procès, envoie du lourd. Il fait relancer les travaux, toujours illégaux, tant et si bien qu'en cherchant à multiplier les surfaces à louer, il fait exploser certains murs supposés non porteurs qui l'étaient devenus avec le temps.
« En quelques jours, ils ont tout pété, tout détruit. C'est samedi, en revenant, qu'on a découvert de grosses fissures. Les portes ne fermaient plus, le sol s'affaissait. C'était la panique totale. »
(Julie, délogée du 31 le 4 octobre au soir, cité dans La Marseillaise, 08 octobre 2025)
Appelé en urgence par un des habitant.es, un architecte et ancien expert de la ville, constate le désastre. Il lance l'alerte aux marins pompiers et techniciens de la ville qui collent un arrêté de péril sur les 3e et 4e étages, face au gérant qui beugle, intimide et harcèle des occupantes en train de faire leur paquetage en urgence.
« J'ai mis 7 ans de vie dans des sacs et là je dors chez des amis »
Julie, délogée du 31 le 4 octobre au soir, La Marseillaise, 08 octobre 2025)
La colère monte. Les traumas de la rue d'Aubagne ressortent. Et ses assassins, ancienne manière ou version 2.0., courent toujours les rues de Marseille.

En finir avec AIRBNB. Des logements pour toutes !
Car la racine du problème reste entière. Et ailleurs que chez les seuls crevards ou les plus gros des investisseurs. Un coup de disqueuse sur trois cadenas accrochés au mobilier urbain, vite repositionnés sur les porte d'entrée ou dans une cage d'escalier, quelques cadenas explosés ou quelques vautours pour faire peur à 300 propriétaires mis en demeure suffiront-ils à réparer les dégâts ? A calmer la colère habitante ? A ramener les 30 000 personnes dégagées de leur logement ? Sans même parler de faire revenir à des niveaux moins délirants des loyers qui poussent toute une partie des Marseillais.es loin de leur quartier ?
Depuis des années, AirBNB et les plateformes transforment l'hospitalité en commerce et en pure rentabilité, nos quartiers en zoo à touristes, les logements en distributeur de billets, légaux ou non. Tant de Marseillais.es n'en peuvent plus, comme dans plein d'autres villes, villages, campagnes. Et combien se taisent par peur de connaître le même sort, acceptent des hausses indues de loyers, l'insalubrité, l'isolement, le délogement. Quand, enfin, certains véreux sont poursuivis, ils remettent bien souvent le couvert en légalisant le tout voire en plaçant les logements en bail mobilité en veux-tu en voilà. Marre d'un business qui détruit la ville et nos quartiers, qui accélère sa gentrification et la touristification contre ses habitant.e.s.
Contre la marchandisation et l'épuration sociale de nos quartiers, un seul procès n'y suffira pas.
Mort au airbnb et à la gentrification !
#Airbnbtuenosquartiers #Mortauxvalisesàroulettes infos - vismaviedemarseillaise@riseup.net
[1] Et non par Complément d'enquête ou la Ville comme c'est un peu trop souvent dit depuis.
[2] Passé en urgence par la mairie de feu (et pas regretté) Jean-Claude Gaudin pour sauver les meubles après les effondrements et 8 morts de la rue d'Aubagne, le permis de louer imposer en novembre 2019 la visite d'experts de la ville avant toute nouvelle location ou renouvellement de bail dans le périmètre des effondrements. Les plateformes, évitant comme par miracle, l'obligation deviennent alors vite un refuge pour nombre de propriétaires « indélicats ».
[3] Le bail mobilité, plaie des villes balnéaires depuis quelques années, permet de mettre en location à des précaires de septembre à juin et de mettre les logements sur les plateformes tout l'été. Beaucoup s'y sont convertis quand les réglementations se sont durcies et ont abaissé le nombre de nuits autorisées dans les résidences principales et mis en place les règles de compensation (très lourdes) dans les résidences secondaires.
13.10.2025 à 14:39
La parole écrasée
Retour sur le film Eddington d'Ari Aster
- 13 octobre / Avec une grosse photo en haut, Littérature, 2Texte intégral (4656 mots)

Eddington est sorti en salles au milieu du mois de juillet. Deux mois séparent donc sa sortie de la date à laquelle nous mettons le point final à ce texte. Deux mois qui ont permis une certaine production critique. Articles, vidéos Youtube, débats ont suscité une importante somme de discours sur le film – et le moins que l'on puisse dire est que la critique est divisée. Et pourtant, cela nous laissant abasourdis à défaut d'être réellement surpris, il nous semble qu'aucune de ces critiques ne met le doigt de près ou de loin sur le sujet central de ce film : l'inceste. Un avis assez renseigné sur Reddit s'est même fait le plaisir de lister ce qui serait, aux yeux de l'internaute en question, les dix-sept sujets majeurs du film. Il n'a pas même mentionné les violences sexuelles sur les enfants. Cette réception d'Eddington, effarante, est sans doute dû en partie au positionnement même du film, qui tente de montrer comment l'inceste écrase le langage, dans une société qui s'évertue à la maintenir en dehors des frontières du dicible. Retour sur Eddington.
Dans Eddington, le dernier film d'Ari Aster en date, tout fait signe. Gestes et paroles, symboles et écritures semblent désigner quelque chose d'autre qui serait à l'arrière d'eux. Tout n'est que représentation.
Et alors que, face à l'écran, nous nous surprenons à agir en enquêteurices, amassant indices, traces et signaux, nous ne sommes jamais en mesure de comprendre la nature de notre démarche. Sommes-nous devenus des conspirationnistes, des détectives, des scientifiques, des chercheurs en quête d'une vérité première ?
Une seule certitude : la vérité est derrière.
On pourrait ainsi dire qu'Eddington est un film omineux, pour reprendre le terme utilisé par Mark Fisher dans Par-delà étrange et familier. [1] Fisher y distingue en effet le bizarre de l'omineux. Si le bizarre est l'effet produit par quelque chose qui n'est pas à sa place, quelque chose qui se trouve là où il ne devrait pas être, l'omineux est le sentiment d'étrangeté provenant d'une action réalisée par une entité située en dehors ou derrière la scène, qui agit sur celle-ci sans y être directement présente. Le sentiment de l'omineux nous fait poser des questions telles que : « Quel agent est ici à l'œuvre ? Y'a-t-il même un agent ? ».
Fisher nous dit : « Ces questions peuvent être posées dans un registre psychanalytique (si nous ne sommes pas ce que nous pensons être, que sommes-nous ?) mais elles s'appliquent aussi aux forces qui régissent la société capitaliste. Le capital est à chaque niveau une entité omineuse : convoqué à partir de rien, il exerce pourtant plus d'influence que n'importe quelle entité censément douée de substance. »
Or Eddington correspond précisément à un même mouvement d'élargissement focal dans l'œuvre d'Ari Aster. Après un triptyque psychanalytique qui s'attachait à disséquer les névroses de la famille nucléaire (Hérédité, Midsommar, Beau is afraid), Ari Aster observe désormais les États-Unis sous Covid. Dans un mouvement de dézoom, Aster montre l'intrication de la petite cellule familiale dans l'organisation sociopolitique de la grande société étatsunienne.
Certaines critiques du film ont reproché à Eddington une forme de nihilisme réactionnaire en affirmant que différentes formes d'activisme politique, extrême droite et antiracisme, par exemple, étaient mises sur le même plan. Il nous apparaît au contraire qu'Eddington évite l'écueil de la satire ricaneuse et surplombante, et surtout, qu'il s'agit d'un film extrêmement précis dans sa manière de montrer comment les dominations systémiques prennent racine dans la sphère familiale.
Commençons d'abord par résumer de quoi il s'agit.
L'intrigue se concentre, tout d'abord, sur une campagne électorale opposant, on le comprend, Démocrates et Républicains ; campagne de plus en plus fiévreuse (au propre comme au figuré) et meurtrière, constamment médiée par les outils numériques. Mais cette compétition politique délirante ne peut être comprise pour ce qu'elle est que lorsque l'on s'attarde sur ce qui en est à l'origine dans la narration, et qui semble d'abord un détail, un élément peu exploité, dont on se demande presque ce qu'il vient faire là : l'inceste.
Joe Cross, shériff d'Eddington, est persuadé que sa femme, Louise Cross, a été violée durant son adolescence par Ted Garcia, actuel maire de la ville. Il lui voue donc une haine féroce, exacerbée par les directives adoptées durant la pandémie de Covid-19. Joe décide donc de se présenter aux élections municipales contre son ennemi de toujours. Or, Ted Garcia est innocent, et comme on le comprend peu à peu, Louise a été en réalité victime de son propre père, décédé quelques années plus tôt. L'inceste n'est jamais dit frontalement, mais les indices ne manquent pas : Louise défaille lorsque sa mère, qui habite avec le couple, évoque la mémoire de son père. Un peu plus tard, Louise fait la rencontre d'un étrange gourou se disant victime d'abus, qui suggère lors d'un dîner houleux qu'elle aurait été agressée sexuellement par son père. Elle semble sur le point de lui donner raison lorsque sa mère lui intime de se taire, en criant au délire. Le dîner passé, Joe, doutant pour la première fois, demande à sa femme par qui elle a été agressée – sans lui laisser la possibilité de répondre, puisqu'il se reprend immédiatement. Joe finira d'ailleurs par exposer publiquement sa version des faits pour mieux accuser son adversaire politique, exposant ainsi l'intimité de sa femme aux yeux de tous. Humiliée, elle préférera s'enfuir, tout en innocentant Ted Garcia sur les réseaux sociaux. Louise parle enfin et la narration s'emballe alors, s'engageant dans une toute autre voie, allant de tueries en tueries.
C'est que l'intrigue familiale, sur laquelle repose pourtant toute la narration (sans mensonge familial, pas de rivalité entre Joe Cross et Ted Garcia, donc pas de campagne électorale) est constamment concurrencée et étouffée par l'intrigue politique – au point qu'on pourrait la prendre pour un arc narratif indépendant, voire, l'oublier tout à fait.
La campagne pour les élections municipales, le complotisme de la mère de Louise, les émeutes provoquées par le meurtre raciste de Georges Floyd, la prétendue existence d'un complot pédocriminel, divers attentats antifascistes délirants, la montée de l'épidémie de Covid, une série de fusillades et de courses-poursuites l'emportent sur les quelques éléments évoquant l'inceste, qui semblent bien moins spectaculaires, bien plus anecdotiques. Le rythme du film lui-même, juxtaposant des images saturées de signes et presque illisibles, contribue à cet effacement. La cacophonie détourne, silencie, masque : tout comme Joe le fait avec Louise, le film suggère l'inceste et la répudie aussitôt.
De telle sorte que le spectateur pourrait bien s'y tromper, et croire qu'Eddington n'est qu'une diatribe supplémentaire sur la politique contemporaine. Mais, afin de mieux comprendre comment Ari Aster montre l'intrication de la crise politique contemporaine et le silence qui entoure l'inceste, revenons sur le concept crée par Mark Fisher, l'omineux.
L'omineux est cette sensation esthétique qui nous fait nous demander ce qui agit derrière ce qu'on voit. Dans Eddington, cette sensation est à tiroirs multiples (Qu'est-ce qui agit sur ce qui agit sur ce qui agit sur... ?). La question du pouvoir et de la domination se décompose ainsi à la manière d'une poupée russe. La plus petite matriochka semble être la famille incestueuse, alors que la plus grande est le pouvoir techno-fasciste des GAFAM. Et ce faisant, nous ne savons jamais si nous sommes en train de défaire ou de remonter cette poupée gigogne, ou pour le dire plus clairement, nous ne savons jamais quelle strate politique influence l'autre. Ce qui est certain, c'est qu'à l'instar du jouet en bois, toutes ces couches sociopolitiques se superposent : du silence propre à la famille incestueuse jusqu'aux faux-semblants politico-médiatiques dopés aux réseaux sociaux, ce sont les mêmes mécanismes qui se mettent en branle.
En effet, et comme le montre l'anthropologue Dorothée Dussy, l'inceste fait système. Il ne s'agit jamais d'une affaire interindividuelle entre l'agresseur et l'agressé-e : chaque membre de la famille est embarqué, plus ou moins malgré lui, dans un système dans lequel ne pas prendre position est déjà favoriser l'incesteur. Ainsi, le trio que forment Louise, sa mère et son époux, est lui-même évidemment incestuel et uni autour d'un mensonge, fantasmé par la mère de Louise, à savoir l'agression de Ted Garcia. De la même manière, Joe, visiblement plus âgé que sa femme et exerçant le même métier que son père, l'infantilise à de nombreuses reprises et persiste dans le déni. A mesure que le film progresse, la mère de Louise prend d'ailleurs la place de sa fille : d'abord sous la forme d'une hallucination, Joe étant pris par la fièvre, puis dans le lit conjugal, dormant aux côtés de son gendre et partageant sa vie lorsque Louise quitte la ville. Ainsi, chacun est pris dans un système menant à dissimuler et à reproduire l'inceste, parfois sur plusieurs générations et prenant ainsi de l'ampleur. De telle sorte que le climat incestuel ou incestueux tisse sa toile, progresse, s'étend, de manière presque exponentielle. Dès lors, il n'en faut pas beaucoup plus pour imaginer que l'inceste puisse infuser dans toute la société : Dorothée Dussy évoque un « berceau des dominations [2] », suggérant que l'inceste soit au cœur de la reproduction des oppressions systémiques.
Continuons. On trouve dans plusieurs scènes du film une disjonction entre l'énoncé et l'action qui est propre à la famille incestueuse. Souvent, ce qui est inscrit à l'écran vient manifestement contredire les faits et gestes des personnages. On voit apparaître « To Protect and Serve » sur la voiture du shériff alors que celui-ci vient d'assassiner une des personnes les plus vulnérables de la ville. Plus tard, alors qu'il emprisonne un de ses collègues pour des raisons racistes, on peut distinguer sur un des murs du commissariat, une affiche qui porte la mention « Rights of the Employees ». Cette disjonction est aussi ce qui caractérise la communication propre aux temps capitalistes, disjonction qui englobe tant les discours mensongers du marketing – on pense au greenwashing – que les promesses non-tenues des campagnes électorales de la démocratie représentative. Les messages de tous types prolifèrent dans notre espace visuel, dont certains sont manifestement contraires aux intentions qui les ont vu naître. Or, c'est précisément le même mécanisme qu'on retrouve dans la famille au centre d'Eddington. Le père de Louise est une figure tutélaire, un exemple à suivre, un fantôme glorieux qui continue de projeter son ombre sur les siens comme le montre un portrait géant, en uniforme de police, qui trône encore dans le salon bien après sa mort. C'est ce qu'on pourrait nommer la logique autophage de l'inceste. La famille, où l'on espère trouver du réconfort, de l'amour, des soins, devient le lieu où l'on fait pour la première fois l'expérience de la violence. Et ce principe d'autocontradiction s'observe au sein d'autres institutions. La police tue alors qu'elle devrait, paraît-il, nous protéger. Les technologies pourraient profiter à la transition écologique, mais leur coût énergétique participe activement au désastre. Dans Eddington, vos ami-es deviennent vos ennemies, à l'image du fils de Ted Garcia qui nargue et humilie à longueur de journée son seul camarade. Les réseaux sociaux sont censés, comme leur nom l'indique, encourager les liens sociaux, mais tout au long du film, ils mettent à mal toute communication, brouillent le sens, enferment chacun dans une vérité qui lui est propre et incommunicable. Et ainsi de suite : ce qui est tenu pour remède constitue toujours, in fine, le mal auquel on aimerait remédier. Chaque entité, famille, police, amitié, technologie, nie elle-même sa raison d'être et, très paradoxalement, se reproduit à partir de sa propre négation.
La logique autophage à l'œuvre dans la famille incestueuse entraîne d'autres conséquences. Elle suspend le sens et réduit à rien le langage. L'incesté-e peut ne pas trouver les mots justes, douter de ce qu'iel a vécu ; doute redoublé par les stratégies familiales d'assignation au silence. L'expérience de l'inceste résiste à la communication. La violence peine à se dire, à s'imaginer, à se partager, laissant les victimes seules avec leurs vécus. Ainsi, Louise reste seule durant l'ensemble du film et est particulièrement vulnérable lorsqu'elle croit avoir trouvé un espace où partager son histoire, au sein d'une communauté sectaire dont on peut douter des intentions. Joe Cross, à l'issue d'une fusillade rocambolesque, se trouve sévèrement handicapé, incapable de parler ou de communiquer de quelque façon que ce soit. De la même manière, chaque personnage évolue dans une bulle qui lui est propre, suivant ses intérêts et ne croisant qu'accidentellement la route d'autres individus : toutes et tous participent à un même « système Eddington » qui les dépasse, sans jamais avoir quelque chose de commun à partager. La société de l'inceste que décrit Ari Aster est fragmentée, elle fait système, pas communauté, et le langage est aplati. Les slogans politiques, les révélations en direct, les flashs d'informations sont voués à s'écraser dans un no-man's-land du sens, étrangement bavard.
Cet écrasement du sens fait écho à ce que Sara Ahmed dit de la famille, dont « l'image est maintenue par une activité permanente de polissage ». Pour le dire vite, la famille, et a fortiori la famille incestueuse, est une microsociété où rien ne peut être dit de véritable, car l'on « s'emploie à masquer tout ce qui ne correspond pas à l'image du bonheur [3] ».
Dans les États-Unis sous Covid décrits par Aster, la situation est semblable : on peut tout dire et son contraire, voire on dit simultanément une chose et son contraire, mais rien n'est porteur de sens ou d'émotion. Chaque scène du film est saturée par des signes et des informations, depuis des pancartes de prévention sanitaire jusqu'à un historique de conversation SMS sur l'écran d'un smartphone. Quasiment tous les plans présentent trop de texte pour que le spectateur puisse le lire en entier. Les États-Unis contemporains sont dépeints comme un espace géographique recouvert par le texte, à peu près ensevelis en réalité, par la profusion des écrits. À l'instar de la discussion dans la famille incestueuse, c'est un immense bavardage contradictoire, où tout ce qui est dit ne compte pour rien, sinon seulement à faire diversion.
Dès lors, l'incommunicabilité de l'expérience vécue et la disparition du commun entraînent une relativisation de tous les discours, qui semblent finalement tous se valoir. Chaque individu peut avoir sa propre perception de la réalité, sa propre vérité, et peu importe qu'elle soit délirante. Et c'est peut-être là que se situe le coup de génie d'Ari Aster, qui nous plonge tour à tour et sans plus d'explications dans différentes perceptions de la vérité, juxtaposés les uns aux autres sans réelle causalité. Le spectateur voit d'abord Eddington à travers le regard d'un américain d'extrême-droite. Le Covid n'est pas arrivé jusqu'ici, pas plus que le racisme dans cette petite ville où tout le monde se connaît, de telle manière que les militant-es de Black Live Matter paraissent réciter une leçon. Mais à la scène suivante, on a changé de conception du vrai et de perception des faits : Joe Cross, atteint du Covid, se rend complice des violences racistes de son officier, donnant raison auxdits militant-es. Puis l'on change à nouveau de lunettes ; les antifascistes sont à l'origine d'attentats terroristes financés par la CIA et/ou par Georges Soros et exacerbent volontairement la violence des policiers et des militant-es. Et ainsi de suite : on passe d'une version de la réalité à une autre, contredisant parfois – souvent – la première. Comme le soulignent les critiques du film, cette relativisation peut paraître réactionnaire : peut-on mettre sur le même plan les discours d'extrême droite et les discours de gauche ? Mais encore une fois, Eddington ne dépeint pas le réel, mais décrit au contraire l'impossibilité de l'atteindre (ou ne serait-ce que de porter une exigence de vérité) dans une société atomisée par les technologies de l'information et par une structuration des relations sociales en prise avec la famille incestueuse.
Le spectateur, désorienté, plongé dans une conception du vrai puis dans un autre, contradictoire, ne sait jamais s'il peut se fier à ce qu'il vient de voir. S'il s'aventure à adopter le point de vue qui lui est proposé à un moment, il sera immédiatement contredit, obligé de répudier ce à quoi il vient tout juste d'adhérer, bref : piégé. Le phénomène s'accentue à mesure que le film progresse puisque Joe, malade, hallucine de plus en plus. Dès lors, on ne peut plus que douter, constamment, de tout ce que la narration propose et du sens de chaque signe apparaissant à l'écran. Voilà bien la logique de l'inceste : il n'y a guère de répit possible et vous vous devez de rester sur vos gardes, sans quoi vous serez piégé. Et voilà le spectateur lui-même atteint par une fièvre paranoïaque, craignant d'être dupé, traquant le prochain piège.
Mais ce qui agit en sous-main derrière la narration, c'est d'une part le silence qui entoure la famille incestueuse et qui fait tache d'huile sur le reste de la société, mais c'est aussi la puissance des GAFAM et des théoriciens apocalyptiques de la Silicon Valley, qui, quelque soit le résultat de la compétition électorale, parviendront à leurs fins. C'est d'ailleurs, au moins en apparence, une des sources principales de dissensus dans l'élection qui oppose Joe Cross et Ted Garcia. Le premier est rétif à la création d'un data center monumental sur le territoire de la commune, du nom de SolidGoldMagikarp, le second y est favorable. Mais l'un et l'autre ont fait campagne prioritairement sur les réseaux sociaux, surtout par temps de Covid. L'un et l'autre investissent avant tout le champ de la communication, bien plus que celui d'une quelconque réflexion programmatique réelle. Et Joe, le Républicain soi-disant opposé à l'apparition du data center, centre une partie de sa campagne sur le bitcoin, les crypto-monnaies étant présentées comme des bastions de la liberté à l'américaine.
La première et la dernière scène du film sont consacrées à l'édifice architectural qui abrite le data center. De cette façon, Aster semble signifier que, malgré les dissensus entre les personnes, malgré les différents discours politiques et les prises de positions, malgré ce qui a eu, bon gré mal gré, l'apparence d'un jeu démocratique, une main invisible a régné sur le cours normal des choses. C'est que ces discours et ces actions ont quasiment toujours été réalisés par le truchement de réseaux sociaux. Rapports amoureux, messages privés utilisés comme des pièces à conviction, discours politiques diffusés en live sur Facebook, manifestations : tout a permis de créer du contenu pour la méga-machine informationnelle mise à flot par les GAFAM. Ce qui a pris la forme d'une polarisation politique entre deux camps et d'une lutte idéologique et politique entre bords opposés a, en réalité, toujours été sous-tendu par une architecture du pouvoir et de l'information qui n'a elle, jamais été menacée.
On l'a dit, le film alterne sans cesse d'une version des faits plus ou moins délirante à une autre, incarnant ainsi les vérités parallèles (ou l'intrication de mensonges) qui sculptent la famille incestueuse. Mais à une toute autre échelle, on pourrait aussi considérer que l'agent regardant le film, le sujet par lequel on voit l'action, est en partie le data center lui-même. Le ridicule des militants de BLM étant ainsi le résultat de la façon dont leur lutte est caricaturée par les réseaux sociaux. D'une lutte contre les violences policières et qui aspire à souligner la dimension intrinsèquement coloniale des États-Unis, il ne reste plus qu'une poignée de slogans, d'actions symboliques et de rituels engloutie dans la mélasse internettique qui confère à toute chose l'aspect d'un simulacre.
Ainsi, on peut penser que le film interroge une certaine forme de polarisation politique. Non pas une conflictualité politique réelle, essentielle à révéler la violence infuse dans des structures sociales qui ont tout intérêt à se faire passer pour a-conflictuelles, mais un dissensus construit par l'atomisation grandissante du corps social. En somme, le film a la vertu de nous interroger sur la construction du dissensus politique dans les démocraties occidentales contemporaines. C'est là où réside le bien-fondé de l'interrogation qui poursuit le spectateur tout au long du film (qu'est-ce qui agit derrière l'écran, les personnages, etc.), puisqu'elle nous conduit à nous interroger sur l'architecture même du pouvoir dans laquelle vont prendre corps nos luttes. Cela nous donne envie de dire, à la suite de Jacques Rancière : « Au fond, la rupture ce n'est pas de vaincre l'ennemi, c'est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi vous a construit. [4] » (même s'il n'est pas absurde de penser la complémentarité de ces deux objectifs).
Enfin, le film nous donne un dernier indice sur la nature de cette architecture du pouvoir. L'étrange nom de la compagnie qui érige le data center, SolidGoldMagikarp, n'a pas été choisi au hasard. Pour le dire vite, SolidGoldMagikarp était le pseudonyme d'un membre du forum Reddit, et est devenu également, par la grâce d'un ensemble de processus techniques que je vais m'épargner de décrire ici, un bug assez célèbre propre aux premières versions de l'intelligence artificielle. Le terme SolidGoldMagikarp faisait ainsi complètement dérailler Chat-GPT, le conduisant à des réponses aberrantes. En dotant le data center d'Eddington de ce nom, Ari Aster nous fait entrapercevoir l'arbitraire qui régit les opérations langagières effectuées par l'IA.
La dernière image du film fait clairement apparaître un sentiment d'omineux. Le data center brille dans le crépuscule. Quelques étoiles s'allument dans le ciel à mesure que le soleil décline, une poignée de nuages sont balayés par le vent, se teintent de couleurs roses et de plus en plus mauves, mais les lumières du data center, quant à elles, restent immobiles, fixes, indémontables. Dans un procédé typique afin de faire saillir le sentiment de l'omineux, il nous est pendant plusieurs dizaines de secondes difficile de savoir s'il s'agit d'une image fixe ou bien d'un plan filmé. Quelque chose agit-il devant nous ? Et si oui, qu'est-ce qui agit ?
La dénomination SolidGoldMagikarp vient complexifier la réponse à cette question, puisqu'elle souligne que les capacités d'agir des IA sont parasitées par des bizarreries, par des échos étranges, par des fantômes grésillants déposés en elles depuis les bas-fonds d'Internet.
Eddington, malgré la vivacité de sa réalisation et à cause des interrogations qu'il soulève à chaque scène, est un film froid et cérébral. Comme en écho à la sphère médiatique contemporaine, l'émotion n'y affleure jamais ou sous une forme très vite désactivée sinon carrément pervertie. Reste à voir comment le film vieillira. Comme une incarnation du nihilisme politique sous couvert de donner à voir l'atomisation de la société états-unienne du début des années 20 ? Ou alors comme une description acérée de la catastrophe sociopolitique dans laquelle nous nous trouvons et de ses racines plongeant dans ce que Dorothée Dussy appelle « le système inceste » ?
Anne Rumin et Baptiste Fauché
[1] Par-delà étrange et familier, Mark Fisher, éditions sans soleil, Marseille, Paris, Genève, 2024 [2017], trad. Julien Guazzini.
[2] Le Berceau des dominations, Dorothée Dussy, Éditions la Discussion, Marseille, 2013.
[3] Vandalisme queer, Sara Ahmed, éditions Burn Août, Romainville, 2024 [2019], trad. Collective T4T – Translators for Feminism.
[4] Libération, entretien, 16 nov. 2011., cité dans Apocalypse Nerds, de Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, éditions Divergences, septembre 2025.
13.10.2025 à 11:04
Le sauvetage pris dans les plis du désastre
Texte intégral (14886 mots)

Le philosophe Alain Brossat vient de publier Écrire au bord du gouffre. Victor Klemperer ou la résistance dans la langue (Mimesis). À partir du journal des années de guerre du philologue Judéo-allemand et de son essai séminal consacré à la langue nazie LTI, Lingua Tertii Imperii, Alain Brossat décrit une écriture entendue comme art et manière de résister dans la langue à son saccage par une puissance infernale – l'État nazi. Nous en publions ici le chapitre 9 : Le sauvetage pris dans les plis du désastre.
Le chapitre 36 (« La preuve par l'exemple ») de LTI, la langue du IIIe Reich de Victor Klemperer s'ouvre sur ces mots : « Au matin du 13 février 1945, on reçut l'ordre d'évacuer les derniers porteurs d'étoile qui restaient à Dresde. Préservés jusqu'ici de la déportation parce qu'ils vivaient en couples mixtes, voilà qu'ils étaient promis à une fin certaine ; il fallait s'en débarrasser en cours de route, car Auschwitz était depuis longtemps aux mains de l'ennemi et Theresienstadt très gravement menacé » [1].
À cette date fatidique est donc supposé s'achever le voyage de Klemperer au bout de la nuit du IIIe Reich. C'est l'issue qu'il attend depuis longtemps déjà, ayant percé à jour l'intention non seulement massacrante mais génocidaire des nazis – pas un Juif de Dresde ne doit demeurer en vie. Depuis 1941, les noms de Theresienstadt (le camp où l'on meurt beaucoup) et celui d'Auschwitz (le camp dont on ne revient pas) ont balisé le Journal, au gré des nouvelles qui lui parviennent, via la « rumeur juive », essentiellement. C'est donc le supplice de l'attente qui prend fin, en ce matin de février. On remarquera au passage que, jusqu'au bout (dans un chapitre où il est, plus que jamais, question de la LTI et de l'endurance de celle-ci dans les conditions même où le Reich est en train d'être emporté par la tempête de l'Histoire), le philologue demeure captif de l'objet de son étude même au-delà du Journal, dans son essai même sur la langue nazie, rédigé dans l'après-coup, il s'en tient au terme mensonger d'évacuation – pour déportation... Les Juifs ne sont pas « évacués », ils sont entassés dans des wagons à bestiaux ou destinés au transport de marchandises, en vue de leur transport forcé vers les centres d'extermination – ou ce qu'il en reste à cette date.
Lorsqu'il reçoit notification de « l'ordre d'évacuation » (LTI !) Klemperer sait que celui-ci signe son arrêt de mort et il en évalue lucidement le débouché – les « évacués » seront liquidés « en cours de route », d'une façon ou d'une autre.
Le Journal fait mention, précédemment de rumeurs évoquant les évacuations de camps bien connues aujourd'hui sous le nom de « marches de la mort ». Depuis que les déportations des Juifs de Dresde (comme d'ailleurs en Allemagne) ont pris un caractère sinistrement routinier, Klemperer voit son existence entièrement remise entre les mains du destin. Aucune alternative ne se dessine, aucune ligne de fuite n'est envisageable – seule l'attente du plus improbable des retournements (il emploie parfois le mot « miracle ») lui permet de supporter l'interminable attente du décret de mort annoncé par la Gestapo. Son cœur se déchire à l'idée de devoir être séparé pour toujours d'Eva, si vulnérable, mais le double suicide auquel s'est résolu un certain nombre de Juifs de Dresde n'a jamais été une option pour eux – jusqu'au bout, ils ont espéré que le mariage mixte pourrait être la petite lucarne par laquelle ils parviendraient à s'arracher, in extremis, aux griffes de la terreur nazie.
En réalité, si l'on se réfère au Journal, les choses se passent de manière un peu plus, disons, alambiquée, que ce qu'en dit Klemperer dans ce chapitre de LTI. On pourrait presque dire qu'elles se passent d'une façon plus sinistre encore que dans ce récit d'après-coup. En effet, à la date du 13 février, « mardi après-midi par un véritable temps de printemps », on trouve le récit détaillé et à tous égards déchirant de la mission confiée à Klemperer par les responsables de la Communauté, courroie de transmission entre l'administration nazie et les Juifs survivant à Dresde, qui l'ont requis (« Ulysse chez Polyphème », note-t-il) : il lui est demandé d'aller déposer chez ces personnes une « circulaire » les convoquant pour un transport, le vendredi suivant : « On devait se présenter le vendredi matin dans la Zeughausstrasse 3 en vêtement de travail, munis de bagages à main devant être portés sur un assez long trajet avec des provisions de bouche pour deux ou trois jours de voyage » [2]. Le fait que l'opération soit baptisée Arbeitseinsatz, comme s'il s'agissait d'aller travailler sur un chantier ou dans les champs, ne saurait faire illusion, note Klemperer : « elle est comprise par tout le monde comme une marche à la mort » [3]. La preuve : des enfants, nullement en âge de travailler, sont inclus dans le transport.
Klemperer, donc, est chargé de distribuer ces « circulaires » en forme d'arrêt de mort dans les foyers juifs parce que, précisément, il n'est pas inclus dans la liste de ceux qui sont convoqués pour cette nouvelle opération de déportation : « moi, en tant qu'exempté, je reste ici ». Mais il sait bien que cela ne représente pour lui que le plus fragile des sursis : « Le cœur m'a complètement lâché dans le premier quart d'heure, par la suite, je suis tombé dans un état de profonde apathie » [4].
Le voici donc parti pour s'acquitter de sa mission de messager de la mort, une « tournée » dont chaque station est une épreuve effroyable : « Il fallait d'abord que je prévienne Frau Stühler, elle en a été plus terriblement ébranlée que par la mort de son mari et elle est partie en courant, les yeux hagards, pour alerter des amis sur le sort de son Bernhard » [5]. Puis « Dans la Sedanstrasse, Frau Gaehde, qui a beaucoup vieilli, a écarquillé les yeux, la bouche si grande ouverte que le mouchoir qu'elle tenait devant son visage y disparaissait presque totalement, elle s'est mise à protester avec véhémence, la mine convulsée, le verbe haut : elle se battra jusqu'au bout contre cette ordonnance, elle ne peut pas abandonner son petit-fils de dix ans, son mari de soixante-dix ans, son gendre en captivité à l'étranger ‘pour la cause allemande, allemande', elle se battra, etc. » [6]. Et puis encore : « Ca a été terrible, malgré sa maîtrise de soi, chez une Frau Grosse dans la Renkstrasse, jolie villa près de l'église Saint-Luc (…) ‘mon pauvre mari, il est malade, mon pauvre mari... moi-même, je suis tellement malade du cœur...' J'ai essayé de la réconforter en lui disant que ça ne serait peut-être pas si terrible que ça, que ça ne pouvait pas durer longtemps, que les Russes se trouvaient près de Görlitz (...) » [7].
Chaque fois, le messager du Diable doit, de surcroît, extorquer la signature des victimes désignées, attestant qu'il a bien délivré la circulaire en mains propres... Plus loin, il remet le document à une jeune femme blonde accompagnée d'une mignonne petite fille... « Elle a lu le papier, a répété à plusieurs reprises toute décontenancée : ‘Mais ma petite fille, que va-t-elle devenir ?' puis elle a signé calmement avec un crayon. Pendant ce temps, l'enfant se poussait contre moi en me tendant son ours en peluche et en disant, rayonnante et joyeuse : ‘Regarde, regarde, c'est mon petit ours, mon petit ours !'… ». Puis une Frau Tenor, absente, mais dont l'amie assure Klemperer qu'elle a « toujours redouté cette mesure » et qu'elle se suicidera. « Je lui ai instamment prêché le courage, la priant de remonter le moral à son amie »... La déchirante litanie se poursuit ainsi, jusqu'à cette « fille très jeune, très brune » qui lit le papier « tout à fait résignée », dit que « tout lui est désormais indifférent », mais auprès de laquelle Klemperer doit insister longuement pour qu'elle accepte de signer le reçu... [8]
Retour au bureau de la communauté ensuite, où le messager retrouve un certain nombre de « candidats à la déportation » à qui il serre la main. « Vous venez aussi ? non ? », lui demandent-ils. Et aussitôt, sur sa réponse : « Le fossé était entre nous », infranchissable entre ceux dont l'arrêt de mort a été prononcé et celui auquel est accordé un infime supplément de survie. Klemperer s'entretient avec un certain Waldmann, lui aussi provisoirement épargné : « Il a développé avec une grande certitude l'hypothèse la plus sombre. ‘Pourquoi emmène-t-on les enfants juifs ? (…) Il y a des intentions de meurtre là-derrière'. Et nous qui restons, ‘nous n'avons qu'un sursis d'environ huit jours. Puis on viendra nous chercher dans nos lits à six heures du matin. Et nous aurons le même sort que les autres' ». Klemperer (qui ne se résout jamais à voir s'évanouir toute espérance) objecte alors : « Mais pourquoi laisse-t-on ici un si petit reste ? Et surtout maintenant que le temps presse ? ». Mais son interlocuteur est intraitable : « Vous verrez que j'ai raison » [9].
C'est en effet assurément Waldmann qui a raison : les derniers Juifs qui sont conservés en vie le sont pour des raisons utilitaires. L'appareil nazi a besoin d'intermédiaires, de petites mains, d'exécutants, dans la société juive elle-même (ce qu'il en reste) pour mener à bien son œuvre de mort. C'est, à l'échelle de Dresde, le même phénomène que celui des Conseils juifs dans les vastes ghettos où sont regroupés les Juifs en Europe de l'Est ou encore de l'UJIF en France. Ceux qui sont ménagés à cette fin seront les derniers tués, mais ils ne seront pas épargnés, leur statut de Juifs « protégés » ne les protégera pas. Klemperer est promis à la mort, comme les autres, mais la dernière « mission » dont il doit ici s'acquitter ajoute encore à l'horreur de la chose – le voici lui-même embarqué dans la mise en œuvre de l'extermination, assigné au rôle funèbre de messager de la mort et y ajoutant de son plein gré les illusoires consolations d'usage. In extremis, la victime désignée devient un rouage infime de la machine exterminatrice. Et jusqu'au bout, il entretient le faible espoir que son statut de Juif privilégié (protégé par son mariage avec une femme « aryenne ») serait susceptible de lui épargner la déportation. Étrange combinaison chez cet homme d'un pessimisme foncier et d'un reste indestructible de confiance en une heureuse providence susceptible de le sauver au dernier instant.
Un sauvetage in extremis a bien eu lieu, pour lui, et il est venu du ciel. Mais il est de forme cataclysmique – Armageddon en version industrielle. Le sauvetage de deux survivants au prix d'un urbicide résultant lui-même du paroxysme de la guerre aérienne au cours de la Seconde Guerre mondiale. Un appareil de terreur en ensevelit un autre sous les bombes au phosphore, au prix donc d'un incendie généralisé, à l'échelle d'une ville entière, d'une intensité sans précédent. Jamais sans doute dans l'histoire de l'humanité la figure du sauvetage d'une singularité n'aura été indissolublement associée à un désastre de telle proportion. Ceci au point que la relation entre l'un et l'autre demeure à peu près impensable – le « miracle » du sauvetage du couple Klemperer – mais à quel prix – la destruction d'une ville de plus de 600 000 habitants, la mort de 25 à 40 000 personnes sous les bombardements (les évaluations ont beaucoup varié et ont fait l'objet de toutes sortes de surenchères propagandistes).
À partir du 22 février 1945, Klemperer renoue avec le Journal – une interruption de dix jours alors que ce qui constituait son monde de (sur)vie vient d'être pulvérisé et qu'il se trouve lancé sur les chemins d'un exode à haut risque – c'est finalement bien peu : tandis que tout se déchire et se discontinue autour de lui (il y a un avant et un après la destruction de Dresde par l'aviation anglo-américaine), tandis qu'il se trouve placé au cœur du désastre, non pas spectateur, non pas simplement témoin, mais otage, emporté par le souffle de la tempête de mort qui ravage sa ville, le Journal assure la continuité du récit de la catastrophe, envers et contre tout : dès qu'il est en mesure de le faire, le narrateur renoue le fil de la chronique. Ce narrateur va se définir désormais comme un double survivant – celui qui a réchappé de la « Solution finale » à la dernière minute et celui qui a survécu au bombardement qui a coûté la vie à des dizaines de milliers d'habitants de sa ville. Il est remarquable que le premier mouvement de Klemperer soit, dès qu'il est à nouveau en situation d'écrire (conditions minimales : un lieu abrité des intempéries, un stylo, des feuilles blanches ou un cahier, une table et une chaise ou peut-être le dos d'une valise...) de consigner ses souvenirs et impressions de ce qu'il désigne comme l'anéantissement (Vernichtung) de Dresde.
Or, par définition, le gouffre qui sépare la capacité humaine de témoigner d'un fait ou d'un événement et la puissance négative même de cet événement est ici béant. Une affaire de criante disproportion, d'absence de commune mesure. Le témoin/otage est emporté comme un fétu de paille par le souffle de la catastrophe, et c'est miracle s'il y survit. Mais, pour Klemperer, ce miracle (double – la destruction de Dresde interrompt le parachèvement de la « Solution finale ») ne suffit pas. Encore faut-il, impérieusement, se colleter avec lui en mots et phrases, en témoigner, c'est-à-dire, sous le régime d'écriture auquel il se tient envers et contre tout, s'essayer à en dresser le procès-verbal aussi précis, détaillé, sensible que possible. Ce n'est pas l'objectivité (impossible/impensable en l'occurrence) qui est ici la ligne d'horizon du chroniqueur, mais bien la précision. Dans la position du témoin/otage, la description ou le compte-rendu ne se séparent pas des impressions : il est « au milieu » de l'événement et celui-ci a la forme d'un maelström (Norbert Elias [10]), d'un séisme, d'un ouragan.
Il pourrait se réfugier derrière des adjectifs et se contenter de dire : ce déluge de feu, ces immeubles croulant sous les bombes, ces rues constellées de cadavres, c'est vraiment l'indicible, l'indescriptible, l'inimaginable. Mais non : il a un pacte avec le témoignage, le récit (c'est-à-dire avec lui-même) et il doit honorer cet engagement jusqu'au bout. Par conséquent, dès l'instant où il a pu reprendre son souffle et se poser provisoirement quelque part, il relève le gant et s'essaie à consigner l'épreuve extrême de la destruction de Dresde telle qu'il l'a vécue, traversée, éprouvée. Telle qu'il y a survécu.
La relation par Klemperer de l'événement « anéantissement de Dresde » ne se subsume pas sous le terme de description. La description suppose une distance, de quelqu'espèce celle-ci soit-elle, entre le sujet et l'objet. Or, ici, ce qui se trouve consigné, c'est avant tout l'épreuve que vient de traverser un sujet humain, épreuve si extrême qu'il ne peut qu'en témoigner, c'est-à-dire en rapporter ses impressions, les effets de choc, les éclats de souvenir. Ce récit en réveille un autre, plus célèbre : celui que fait Elias Canetti de l'émeute populaire qui déboucha sur l'incendie du Palais de Justice de Vienne le 15 juillet1927, suite à l'acquittement inique des meurtriers d'ouvriers tués dans le Burgenland... [11]
En effet, en dépit des différences sensibles entre les deux situations, le témoin-narrateur se trouve, dans les deux cas, emporté par le tourbillon d'un événement cataclysmique (c'est le mot tempête qui revient avec insistance sous la plume de Klemperer, au fil des dix pages de cette évocation) dont le matériau ou l'élément dynamique est une masse humaine. Dans la séquence relatée par Canetti, il s'agit d'une masse en expansion dont il découvre (expérience inaugurale et fondamentale pour la suite de sa réflexion) la puissance irrésistible. Dans le cours de l'événement cataclysmique dont témoigne Klemperer, il s'agit d'une masse en panique, plutôt qu'en fuite (comme il en est question dans un chapitre de Masse et puissance [12]). Mais le lien solide qui unit les deux expériences de situations extrêmes et leurs relations respectives par Canetti et Klemperer, c'est la dissolution de l'individualité dans la masse, entendue comme une des expériences fondamentales de la modernité. Comme le jeune Canetti emporté par la houle de l'émeute court, halète, subit toutes sortes d'impressions sensorielles avec la masse, au cœur de la masse, Klemperer fuit les bombes incendiaires, s'abrite, se rapproche du fleuve (l'Elbe) en espérant y échapper au pire parmi la masse des rescapés ; toutes les impressions qu'il retient et consigne dans le Journal, après-coup, surgissent de l'intérieur de ces coulées humaines qui se forment sur les lieux du désastre.
Le solide terreau commun à la relation de ces deux événements, c'est leur total éloignement de toute approche normative/péjorative de la foule placée dans des conditions extrêmes – foules aveugles, en folie, déchaînées, etc. Ce qui intéresse les deux chroniqueurs, c'est le rapport qui s'établit entre une foule en fusion et un événement-tempête. Canetti en tire des conséquences théoriques, Klemperer, qui a horreur de la pensée spéculative, s'en tient à l'exactitude, ce que l'on pourrait appeler la morale rigoureuse du témoin. Mais aussi bien, l'une et l'autre approches de la masse se tient au plus loin du cliché dominant de la foule aveugle et dangereuse. Chez Klemperer comme chez Canetti, il n'y a pas l'ombre d'une « psychologie des foules ». Ce qui est en question, dans les deux textes, ce sont les mouvements de la masse humaine prise dans la dynamique d'un événement ou d'une situation dans laquelle les individualités sont brassées, homogénéisées et emportées, sans prise sur le cours des choses. L'événement est une vague immense qui les emporte et les submerge avant de les rejeter sur le sable de l'après-désastre [13].
L'objet de la relation de l'événement, c'est donc la consignation d'une collection d'images et de sensations qui ont été enregistrées par le narrateur lorsqu'il s'est trouvé pris dans ce tourbillon. Il ne s'agit pas de décrire des actions mais des déplacements, des jeux de forces – le milieu de la relation est physique et comportemental. Toutes les perceptions sont déformées, tous les repères de la vie ordinaire sont abolis. Le texte de Klemperer abonde en notations qui enregistrent ce phénomène de désorientation généralisée dans le temps incandescent de l'événement : les lieux les plus familiers sont devenus méconnaissables, là où se tenait un bâtiment se discerne un espace vide, curieusement vacant [14]. Les flammes de l'incendie abolissent la différence entre le jour et la nuit, la perception du temps par ceux qui sont plongés au milieu du chaos est totalement perturbée [15]. Les morts, les blessés, les agonisants, les rescapés sont agglutinés pêle-mêle dans les abris. Les gestes les plus simples sont susceptibles d'être emportés par la spirale monstrueuse de l'événement. Victor et Eva, par deux fois, sont séparés au cours des vagues successives de bombardements, ils sont à la recherche l'un de l'autre. « À un moment donné, relate Klemperer, tout en me cherchant, elle avait voulu allumer une cigarette et elle n'avait pas d'allumettes ; quelque chose se consumait par terre, elle avait voulu s'en servir – c'était un cadavre qui brûlait » [16].
Le cataclysme abolit toute espèce de continuité dans le temps comme dans l'espace. Seule la survie importe, avec les gestes effectués d'instinct et les éclats de pensée qui l'accompagnent – le narrateur se rappelle avoir entendu un « bourdonnement de mauvais augure », puis avoir été pris dans le souffle d'une explosion : « J'ai couru en direction du mur, il y avait là déjà plusieurs personnes allongées par terre, je me suis jeté au sol, la tête contre le mur, le visage dans mes bras. Et déjà une première bombe explosait et une pluie de gravier ruisselait sur moi. Je suis resté encore quelques instants allongé, je me disais : ‘Surtout ne pas crever maintenant, après coup, ce serait trop bête !' » [17].
Et pourtant, de cette collection de souvenirs épars (gestes, de sensations, d'instants, d'images hétéroclites, tant ceux du narrateur lui-même que ceux que lui a rapportées Eva), émergent des bribes de conduites rationnelles ou bien de sentiments d'humanité résistant à la pure et simple emprise du chaos. Ne voyant autour de lui qu'une mer de feu, Victor pense à Eva dont il a été séparé : « Eva était-elle perdue, avait-elle pu se sauver, avais-je trop peu pensé à elle ? » [18]. Dans le fracas et le feu de la tempête, quelque chose résiste à ce que Klemperer appelle la « destruction absolue » : « Une fois, j'ai demandé à des gens si je pouvais poser un moment mes affaires sur leur caisse, le temps de remettre en place ma couverture. Une autre fois, un homme s'est adressé à moi : ‘Mais vous êtes juif vous aussi ? J'habite depuis hier dans votre maison' – Löwenstamm. Sa femme m'a tendu une serviette pour que je me panse le visage » [19].
Et puis, au registre des signes de vie, non pas guidés par le seul instinct de survie mais bien par, à la fois le sentiment moral et l'intelligence du moment, il y a ce geste sublime d'Eva, quelques instants après leurs premières retrouvailles au hasard de leur errance sur le belvèdère surplombant l'Elbe : ils rencontrent un Juif de leur connaissance et qui, désemparé, recherche sa famille : « (…) Je devrais retirer mon étoile, dit-il, comme lui avait déjà enlevé la sienne. Sur ce Eva arracha avec un petit canif de poche la stella de mon manteau » [20]. Plus tard, au début de leur exode, ce geste salutaire sera prolongé par la falsification du nom de Klemperer en Kleinpeter (100% « aryen ») sur le document d'identité de Victor.
En d'autres termes, la civilisation humaine survit par bribes tenaces au milieu du paysage d'apocalypse. La ville en feu n'est plus qu'un brasier infernal : « De nombreuses maisons de la rue en haut sortaient encore des flammes. Ici et là des corps, racornis et réduits pour l'essentiel à un petit tas de vêtements, gisaient éparpillés sur le chemin. L'un avait eu le crâne arraché, la tête était comme une coupe d'un rouge sombre. A un endroit, il y avait un bras par terre avec une main blême qui n'était pas sans beauté, comme on peut en voir en cire dans les vitrines des coiffeurs » [21].
C'est dans ce paysage même où la mort en masse est à l'œuvre activement (s'il ne s'agissait encore que des ruines...) qu'émergent, obstinément, des conduites humaines. La masse écrasée par les bombes, en panique, choquée ne succombe pas, dans le tableau dressé par Klemperer de la complète dévastation de Dresde, à de bas instincts grégaires et criminels comme dans le grand récit massophobe inauguré par Gustave Le Bon. Au contraire, ce qui émerge, ce sont les gestes de petite bonté, de solidarité, d'entraide. Au fil de leur déambulation parmi les ruines encore en flammes, dans les rues d'où s'élèvent des nuages de poussière, les Klemperer tombent sur un groupe de connaissances juives. L'une d'elle, un certain Waldmann raconte comme il a « sauvé une quarantaine de personnes, des Juifs et des aryens ». Un autre, Witkowsky figurait sur la liste de ceux qui, le vendredi suivant, devaient être déportés : « Cela m'a fait une drôle d'impression que Witkowsky, considéré comme irrémédiablement perdu, se trouve, robuste et agile, parmi les vivants » [22].
Le relevé opéré par Klemperer de l'anéantissement de Dresde se définit moins comme une description du désastre que comme une phénoménologie des perceptions et sensations éprouvées par celui qui s'y trouve pris, totalement immergé. C'est, en vérité, une succession de chocs, avec les images et les mouvements qui en découlent. Les sensations et les visions, les moments se suivent, sans enchaînement, une succession d'intensités pures : « On a entendu tout à coup le bourdonnement de plus en plus sourd et intense d'une escadre qui se rapprochait, la lumière s'est éteinte, une déflagration tout près (…) Tout à coup, la fenêtre de la cave opposée à l'entrée s'est ouverte, et dehors il faisait clair comme en plein jour. Quelqu'un a crié : ‘Bombe incendiaire, il faut éteindre le feu !' Deux personnes sont allées chercher la pompe à incendie et se sont activées bruyamment (…) J'avais perdu la notion du temps (…) Un vent violent soufflait, un terrible vent de tempête. Vent naturel ou vent d'incendie ? Sans doute les deux » [23].
L'image qui parcourt et soutient tout le récit est celle de la tempête – l'incendie est un souffle de mort qui embrase la ville tandis que se succèdent les explosions. Une déflagration toute proche contraint Klemperer à se plaquer contre un mur et, quand il relève les yeux, Eva a disparu. Il ne le retrouvera que des heures plus tard, au hasard de son errance parmi les ruines. Il veut fuir vers un endroit moins exposé, enregistre un choc : « Puis un impact à la fenêtre près de moi, j'ai senti un choc violent et brûlant sur le côté de mon visage. J'y ai porté la main, ma main était pleine de sang, j'ai touché mon œil, il était encore là. Un groupe de Russes – d'où venaient-ils – se pressait vers la porte pour sortir. J'ai bondi pour les rejoindre. Le sac, je l'avais sur le dos, la sacoche grise avec nos manuscrits et les bijoux d'Eva à la main, le vieux chapeau m'avait échappé. J'ai trébuché et je suis tombé. Un Russe m'a relevé... » [24].
On assiste dans ce passage à la transformation, dans le milieu de l'événement catastrophique, du sujet individuel séparé en une sorte d'automate mu par les déplacements paniques de la masse en quête de salut. Mais en même temps, cette masse en fusion devenue le matériau humain (le combustible) de la « destruction totale » conserve jusqu'au bout une réserve de qualité humaine – le vieil homme tombe dans sa fuite éperdue, le prisonnier russe l'aide à se relever. La masse se déplace en bloc, par pans entiers, l'individu pris dans cette coulée humaine continue d'enregistrer des sensations, il n'est plus qu'un corps en tension, une masse nerveuse : « Déflagrations, lumière comme en plein jour, fracas de l'impact des bombes. Je ne pensais à rien, je n'avais même pas peur, il y avait seulement une formidable tension en moi, je crois que j'attendais la fin » [25].
À la peur de la mort (un sentiment éprouvé par le sujet humain dans l'ordinaire des jours) s'est substituée la sensation pure de l'attente de la fin, corrélat de la situation apocalyptique. L'homme de la masse pris au piège de la tempête tombée du ciel est entré dans un autre monde de la subjectivité humaine. Il se tient désormais par-delà tout ce qui constitue le tissu de la Sorge für... du souci de la vie dans ses formes ordinaires – la peur de la mort elle-même est abolie. Entouré d'une « mer de feu », il enregistre ses sensations de fin du monde et les gestes d'automate qui les accompagnent : « J'avais mis la couverture de laine - l'une, j'avais sans doute dû perdre l'autre en même temps que le chapeau – sur ma tête, elle cachait aussi l'étoile, je tenais à la main la précieuse sacoche et... mais oui, aussi la petite valise de cuir contenant les affaires en laine d'Eva, comment avais-je pu la garder à la main dans toutes ces escalades, c'est un mystère pour moi. La tempête m'arrachait constamment la couverture, me faisait mal à la tête. Il s'est mis à pleuvoir (...) » [26].
Le narrateur se souvient ici de la façon dont il s'est trouvé durablement dissocié de lui-même dans l'accomplissement même des gestes et la succession des mouvements (on ne saurait parler ici d'actions) qui ont peuplé sa quête instinctive du salut. Cependant, dès qu'un répit se présente dans cette fuite éperdue, il éprouve, dit-il, des « élancements de conscience » - « qu'en est-il d'Eva, pourquoi penses-tu si peu à elle ? ». Puis la catastrophe l'emporte de nouveau : « Il pleuvait, la tempête faisait rage (…) Je ne pensais à rien, il ne me venait que des bribes – Eva, pourquoi ne suis-je pas sans cesse en peine d'elle (…) ? (…) Je me tenais là, comme dans un demi-sommeil, et j'attendais que le jour se lève » [27].
On dirait ici que l'homme d'hier, celui d'avant la catastrophe, charpenté par ses attachements et son mode de vie (un homme marié et qui plus est amoureux de sa femme), a decent man très soucieux de ce qui s'associe à des formes de vie civilisées) et ce que l'on pourrait appeler la bête de survie plongée au cœur du désastre, qui n'est plus qu'un organisme vivant engagé dans une fuite éperdue, talonné par la tempête – l'un et l'autre se livrent une rude bataille. Et, en fin de compte, on ne saurait dire que, dans cet affrontement, l'homme d'avant, le civilisé ayant repris le dessus aura vu ses efforts (en vue de retrouver sa femme) couronnés, récompensés – c'est au contraire le pur hasard qui, au fil de son errance dans les lieux du désastre, reconduit ses pas vers Eva : « Finalement, sans doute vers sept heures, le terrasse - la terrasse interdite aux Juifs – s'était relativement vidée, j'ai longé le Belvédère toujours en train de flamber et je suis arrivé au mur de la terrasse. Des gens y étaient assis. Au bout d'une minute, quelqu'un m'a appelé par mon nom : Eva était assise là, saine et sauve, dans son manteau de fourrure sur sa valise. Nous nous sommes salués très affectueusement, et la perte de nos biens nous était parfaitement indifférente, et elle l'est encore aujourd'hui » [28].
Le désastre est, dans cette scène admirable, le creuset de ce qui apparaît bien comme un double prodige : il faut rien moins que la puissance du bombardement qui réduit la ville en miettes pour qu'enfin le règlement barbare interdisant l'accès du Belvédère (qui surplombe l'Elbe) aux Juifs soit pulvérisé et qu'en conséquence, le narrateur, encore affublé de son étoile, ose s'y risquer. Et puis, aussi bien, il n'en faut pas moins que la totale destruction de la ville pour que puisse se produire, sous les yeux du narrateur, cette quasi-surnaturelle apparition - Eva, sauve, enveloppée dans son manteau de fourrure et qui prononce son nom. L'admirable euphémisation du bonheur des retrouvailles sous la plume du bourgeois décidément coincé (en mode davantage protestant que juif, ici) qu'est Klemperer - « nous nous sommes salués très affectueusement » -, passablement kitsch et involontairement comique comme elle est, ne fait, au fond que renforcer, par contraste, le trait sublime du prodige. Nulle part, autant que dans cette image, les noces contre nature de la pure barbarie et du sauvetage contre tout espoir et toute raison n'auront été célébrées dans des termes aussi sobres, presque détachés – un ton de calme et convenable objectivité (surtout pas de pathos !) : « Nous nous sommes salués très affectueusement ».
Klemperer n'est pas seulement le témoin jusqu'au bout – il est aussi l'observateur qui consigne et engrange jusqu'au bout, tout en s'arrêtant dans le journal sur le seuil de l'analyse ou de la tentation de « théoriser » ce qu'il a relevé. Il pratique une sorte de « nouvelle objectivité » compréhensive fondée sur la combinaison de la présence, l'immersion (dans le cas présent plus que jamais) et d'une certaine distance que l'on peut se risquer à dire « critique ». Ainsi, il note, après ses retrouvailles avec Eva, que l'un et l'autre se sont conduits différemment pendant que les bombes s'abattaient sur la ville : « Eva avait beaucoup mieux réagi que moi, elle avait observé les choses plus calmement et elle avait trouvé son chemin toute seule, bien qu'à sa sortie du soupirail les planches d'un battant de fenêtre lui soient tombées sur la tête (…) La différence : elle a agi et observé et moi, j'ai suivi mon instinct, d'autres gens, et je n'ai rien vu du tout. Nous étions donc mercredi matin, le 14 février, nous avions sauvé nos vies et nous étions retrouvés » [29].
Aussitôt après, Eva découd l'étoile du manteau de Victor et ce geste, symboliquement, signifie non seulement leur émancipation de la tyrannie nazie, mais leur passage vers un autre monde, une autre époque (le franchissement de la Mer Rouge par les Juifs en exode ?).
Même dans le contexte de la « destruction absolue », lorsque se forme la masse en panique fuyant désespérément les lieux les plus exposés du désastre, demeure et persiste quelque chose de l'individualité, remarque Klemperer : Eva a agi avec calme, a observé et cherché la meilleure issue possible. Elle a conservé une certaine maîtrise d'elle-même, alors que, littéralement, les décombres s'abattaient sur elle. Klemperer, lui, s'est fondu dans la masse en fuite, il a agi par pur instinct, et, chose essentielle, il n'a rien vu. Ce dont il lui faut donc témoigner, c'est de ce qu'il n'a pas, à proprement parler, vu et encore moins observé, mais simplement éprouvé, au fil d'une succession ininterrompue de sensations, de chocs, d'impressions, d'éclats d'images. Il ne décrit donc pas l'anéantissement de Dresde, une ambition qui se tiendrait tout à fait hors de sa portée, il collationne des éléments qui s'y rapportent et les agence en un récit qui en est une reconstitution tout à fait partielle – ses propres souvenirs, ceux d'Eva et ce qu'il peut en inférer, des éléments généraux d'information rassemblés ultérieurement. Ce pourrait être une définition du désastre total ou de la catastrophe absolue : ce dont il faut bien témoigner quoiqu'à vrai dire (que l'on y ait été submergé ou qu'on en ait été tenu trop éloigné), on n'en ait rien vu. Ici, celui-là même qui tient à intituler le volume de ses mémoires consacrés à la période de la guerre Je veux témoigner jusqu'au bout est le premier à dire : « je n'ai rien vu du tout ». Ce dont il faut témoigner (le « je veux » du titre fait entendre l'écho de cette injonction morale), c'est ce dont on n'a rien vu du tout.
Ce dont il faut témoigner peut-être en premier lieu, c'est de l'état second dans lequel se trouve rapidement le sujet humain pris sous le bombardement. La destruction ne se produit pas en une fois, mais par vagues, au fur et à mesure que les avions reviennent en essaim. Par deux fois, Eva disparaît tandis que les bombes s'abattent sur la ville. À la fuite éperdue succède, pendant les accalmies, une immense fatigue, augmentée par la faim, le manque de sommeil. On échange des paroles avec des inconnus, on enregistre des images et puis l'on s'endort n'importe où : « Quant à moi, j'ai beaucoup circulé ici et là, bavardant à l'occasion, puis je me suis accroupi sur un petit banc et j'ai dormi. Après cette nuit de catastrophe et cette copieuse marche de la matinée avec le sac à dos, j'étais si fatigué que je n'avais plus la moindre notion du temps. Il n'était pas plus tard que seize heures, et il me semblait que nous étions déjà au cœur de la deuxième nuit. La fatigue était encore accrue par la faim. Depuis le café de mardi soir, nous n'avions rien mangé du tout » [30].
Ce dont il faut témoigner, c'est de la soif dévorante, des blessés qui râlent dans les abris, et puis aussi des secouristes qui administrent des gouttes dans les yeux à la chaîne – « quantité de lésions oculaires », note Klemperer, et qui y ajoutent même le mot de petite bonté : « Allez, p'tit père, je n'allais pas vous faire du mal ! » [31]. Il faut témoigner de tout ce qui, à vrai dire, ne constitue pas un tout cohérent, mais une succession violemment dépareillée d'instants, une collection disparate d'intensités placées sous le signe du désastre.
Il faut témoigner de l'impossible : un sauvetage, c'est-à-dire d'un recommencement inespéré, surgi au cœur de l'anéantissement : « Nous étions donc mercredi matin le 14 février, nous avions sauvé nos vies et nous nous étions retrouvés » [32].
Témoigner de l'impossible, c'est évidemment le point limite du témoignage – ici, les dix pages du récit de la destruction de Dresde rejoignent les grands témoignages concentrationnaires – Antelme, Levi, Chalamov, Borowski, Kertész... Il faut témoigner d'une séquence apocalyptique dont on a traversé des moments entiers sans « la moindre pensée ni la moindre notion du temps » [33], en état de pure émotion, déambulation automatique, comme un somnambule, témoigner donc de ce dont on n'a pas à proprement parler fait l'expérience, vécu, témoigner de tous ces temps d'absence à ce que l'on a pourtant été, comme corps en mouvement et en quête instinctive de salut. Témoigner de sensations et d'impressions qui ont été déposées par la catastrophe dans le subconscient du narrateur. Rassembler le souvenir de conversations qu'il a eues avec d'autres rescapés pendant les accalmies, car il lui faut aussi témoigner pour les autres en collationnant ce qu'il a pu entendre et voir de leurs faits, gestes et paroles. Il faut témoigner du désastre comme d'une épreuve collective, évoquer les morts aussi, et ceux que l'on a vu souffrir et agoniser. Témoigner jusqu'au bout, c'est consigner l'épreuve jusqu'au bout, jusqu'à l'évacuation des rescapés en camion, les sains et saufs pressés sur les blessés couchés dans des civières : « Trajet cahoteux dans un paysage de ruines et d'incendies. Je ne pouvais pas voir grand-chose depuis mon siège, mais l'Albertplatz marquait la limite de la destruction intégrale » [34]. Mais du moins, lorsqu'il s'agit de faire monter les rescapés dans les camions, nul ne se soucia d'opérer le tri entre les représentants de l'espèce aryenne et les autres. Il n'aura fallu rien moins que cette « destruction intégrale » pour que soit aboli en pratique le décret infâme présidant à ce tri.
Telle est bien la consistance proprement impensable de l'événement apocalyptique : Witkowsky qui, le matin même du bombardement de Dresde devait partir en déportation, échappe à la mort promise (revient d'entre les morts, à peu de choses près) par la grâce monstrueuse de la réduction de la ville en ruines et en cendres. Le voici, « agile et robuste », plein de vie, qui se dresse au milieu des cadavres démembrés, carbonisés. Une image que l'on pourrait ici rapprocher de celle sur laquelle s'achève La Métamorphose : celle de la jeune fille, la sœur du personnage emporté par son devenir-cloporte et qui s'étire, insoucieuse et débordante de vitalité juvénile, tandis que la bonne balaie la pauvre dépouille de l'insecte. La discontinuité entre le « monde d'avant » (le bombardement) et celui du temps des ruines est ici radicale, mais, d'un point de vue juif (celui du survivant), sur un mode inversé : hier « déjà mort », le promis à l'extermination revit aujourd'hui en pleine santé au milieu des ruines, au cœur du désastre – celui-là même qui le sauve.
Klemperer ne perd pas une seconde à gloser philosophiquement ou métaphysiquement autour de cette image qui, pourtant, se prêterait si facilement à devenir une allégorie, un blason de l'époque, ou de l'à-présent placé sous ce signe : seul un nouveau désastre, plus puissant, pourra te sauver in extremis de la catastrophe en cours. Cette image (que l'on ne saurait décrire comme dialectique qu'au prix du plus criant des abus) ne condense pas les traits d'une situation unique, exceptionnelle – elle stylise tout un régime d'histoire. Ici, elle en stylise surtout la version providentielle. Mais généralement, le désastre qui efface le désastre n'offre pas ce supplément miraculeux. On pourrait multiplier les exemples – libérés des camps nazis, les prisonniers de guerre soviétiques qui ont survécu à leur extermination concertée par la faim, les chambres à gaz, le travail forcé et les épidémies se retrouvent en masse au goulag – leur reddition au temps de la défaite étant supposée non pas accuser l'aveuglement de Staline au temps de sa lune de miel avec Hitler mais résulter d'un abandon qui déshonore la patrie soviétique.
Klemperer ne glose pas, ne philosophe pas sur l'épreuve qu'il a traversée, allergique qu'il est à toute philosophie, la philosophie de l'Histoire-majuscule en particulier – le galimatias nazi a achevé de l'en dégoûter, si besoin était. Le témoignage est bien ici ce qui occupe la place de la philosophie, dans la mesure où il recèle, implicitement au moins, sa propre philosophie – ne pas gloser, ne pas se perdre dans les abstractions, se défier des châteaux d'idées (autour desquels rôdent les spectres de l'idéologie et la propagande) et s'en tenir au plus près à l'observation participante du réel, noter, glaner et consigner, mais sans jamais se contraindre à une fausse objectivité qui comprimerait le sens critique et boucherait l'angle de vue du scribe qui, précisément, est, en sus, un narrateur.
Klemperer se (re)tient en deçà ou à côté, en dehors de la philosophie, mais pas de la pensée critique et du jugement. C'est en ce sens que son témoignage communique, envers et contre tout, avec la philosophie – il met celle-ci sur la voie de ce qui constitue le signe caché, le hiéroglyphe de l'époque qui s'est symboliquement inaugurée avec des désastres (qui sont aussi des crimes d'État) comme Hiroshima, Nagasaki, Dresde – des désastres-crimes dont la particularité est d'interrompre un autre désastre – les guerres de conquête conduites par le régime nazi et le régime militaro-fasciste japonais dans leurs sphères d'expansion respectives.
Ce que le témoignage de Klemperer à son acmé - la destruction « salvatrice » de Dresde par les aviations alliées – ne dit pas, c'est que ce moment paroxystique ne se place pas tant sous le signe de l'exception absolue qu'il inaugure une règle. Mais il nous met sur la piste de ce signe caché. Klemperer, après la chute du régime nazi, adhère bien, existentiellement parlant, à la notion d'une normalisation des conditions générales, puisqu'il opère le choix de relancer sa carrière, d'occuper des responsabilités dans la nouvelle Allemagne placée sous tutelle soviétique. Mais en même temps, son Journal de la seconde moitié de l'année 1945 témoigne bien de ses doutes quant à la qualité, à l'authenticité de cette normalisation – comme toujours, c'est le langage qui est le premier de ses observatoires ; or il se trouve que, sous ses yeux, la chienlit de la LTI n'en finit pas de se reproduire sous la forme d'une LQI à la mode soviétique.
La philosophie pratique de l'Histoire qui point ou pointe (le bout de son nez) ici est aussi abrupte que drastique – un désastre chasse l'autre. En 1953, Klemperer sera aux premières loges pour assister à l'émeute sanglante qui, dans les rues de Berlin-Est, met aux prises le prolétariat de la ville et les troupes soviétiques accompagnées de blindés. Et il n'aura alors rien vu – la conjugaison du cataclysme et du plus douteux des miracles avec l'effondrement de la RDA et le rattachement de l'Allemagne de l'Est à la RFA capitaliste et atlantiste... C'est que, si l'on veut comprendre quelque chose, généalogiquement parlant, à la guerre russo-ukrainienne d'aujourd'hui, autre désastre, il importe de remonter jusqu'à cette scène primitive.
La philosophie de l'Histoire dont le cœur tient dans cette formule – un désastre chasse l'autre – se distingue en tous points d'une philosophie dialectique prompte à statuer qu'il faut, parfois, en passer par le négatif (d'une épreuve majeure, d'une défaite, d'une catastrophe) pour, en la surmontant, repartir d'un bon pas. Elle est également étrangère à toute philosophie de l'Histoire fondée sur l'opposition entre la règle et l'exception – d'une part, les temps « normaux » (temps placés sous le signe générique de « la paix », la stabilité, la reproduction des conditions ordinaires de l'existence sociale, de la vie politique, l'activité économique, les relations entre peuples et nations) ; et, d'autre part, les séquences placés sous le signe de l'exception, laquelle est généralement violente, souvent guerrière et, d'une façon générale, associée à des notions comme celles de la catastrophe, du désastre, du cataclysme...
Si l'on envisage au contraire la succession des temps (des époques entendues comme singularités et des moments présents, dans leur trait propre, irréductible à tout autre), alors le normal, la normalité et les normalisations de toutes espèces doivent être dénoncées comme l'alpha et l'oméga des mystifications – auto-mystifications, en premier lieu – la façon dont un présent se perçoit lui-même comme placé sous le signe de la normalité.
Après un désastre majeur, les vivants sont habités par un puissant désir de retour à la normalité, généralement associée à la paix et au cours de la vie qui reprend, dans toutes ses dimensions. Mais ce désir si impérieux est un cache-misère et il dresse des écrans entre le présent post-catastrophique et ceux qui en sont les protagonistes. On peut ici se référer au corpus immense et infiniment riche des films d'après-guerre, notamment les films japonais et états-uniens réalisés durant les années suivant la fin de la Seconde guerre mondiale. Il y apparaît distinctement (en dépit de la radicale différence supposée entre les conditions prévalant dans un pays en ruines comme le Japon et dans celui qui est le grand vainqueur de l'affrontement qui vient de prendre fin) que ce qui succède au paroxysme de violence de la guerre, avec le chaos et les épreuves collectives qui l'accompagne, ce n'est pas ce que l'on en espère : pour l'essentiel, un nouveau printemps de la vie ; c'est, bien plutôt un âge placé sous le signe d'un nouveau désastre obscur, un désastre qui n'a pas encore de nom : années de dépression où prospèrent le crime et les combines, où les opportunistes et les sans scrupules s'enrichissent et triomphent insolemment tandis que la grande masse végète et survit dans la rage et l'humiliation, surplombée par ces maux typiques d'après-guerre que sont le chômage, la prostitution, les pénuries, la criminalité galopante, la misère, la faim, les maladies, les suicides... Un désastre chasse l'autre, cela veut dire, dans le contexte japonais et pour reprendre le titre d'un film célèbre : après le temps des cuirassés, celui des cochons [35]. Il n'y a pas de « retour à la normale », l'après-guerre est une autre figure du malheur, pour les femmes notamment, les veuves de guerre et les autres...
Il n'y a donc pas, à proprement parler, d'enchaînement d'une époque sur l'autre, mais plutôt empilement des désastres – c'est l'image de l'accumulation des ruines « jusqu'au ciel » que Benjamin oppose justement à la philosophie de l'histoire progressiste, une histoire qui poursuivrait irrésistiblement sa marche « à travers un temps homogène et vide ». Au contraire, la succession en forme de stratification des moments ou âges désastreux est placée sous le signe des intensités négatives. Chaque désastre a son mode d'intensité propre – on voit bien, dans le Journal de Klemperer que la terreur nazie, c'est une intensité qui a sa coloration propre (tout particulièrement pour les Juifs), tandis que le moment-terreur de la destruction de Dresde, c'est un tout autre monde d'intensité(s) associé à la terreur aussi – une autre modalité de la terreur. Klemperer est le point de rencontre de deux modalités du désastre absolu – le génocide et l'urbicide par voie aérienne qui opèrent ici leur jonction dans son destin individuel.
On passe sans transition d'un régime d'intensités négatives, paroxystiques, à l'autre et le souvenir des unes et des autres s'« empile » dans la mémoire des survivants. On va les appeler des miraculés, ceux-ci, mais le prodige de leur survie est un faux-miracle puisque leur sauvetage les jette dans un nouveau maelström : sorti sain et sauf et par miracle de la grotte de Polyphème, Klemperer trouve refuge dans l'antre du frère jumeau du premier – en 1945, le stalinisme classique (associé à la terreur de masse et portant les traits du totalitarisme classique) a encore de beaux jours devant lui. Klemperer, une nouvelle fois, va passer entre les gouttes – mais il n'en vit pas moins dans le périmètre de cet autre topos désastreux et il lui faut bien s'y adapter, c'est-à-dire, entre autres, plier un peu l'échine et s'abêtir. Il a suffisamment écrit et répété dans les pages du Journal des années brunes que nazisme et « bolchévisme », c'était bonnet noir et blanc bonnet pour ne pas se faire, sur le fond, beaucoup d'illusions à ce propos...
Mais c'est qu'il ne suffit pas de survivre au désastre, encore faut-il vivre, après, c'est-à-dire revenir à une vie dont on devra se convaincre qu'elle est placée sous le signe de la normalité. Alors, Klemperer procédera aux ajustements de conviction et d'adhésion nécessaires pour donner corps et consistance à cette illusion – il redeviendra un professeur titulaire, adhérera au parti communiste, suivra un honorable parcours de notable dans la RDA commençante...
Nourrir, dans ces conditions, l'illusion du retour à la normale, c'est une illusion vitale, une ruse de la vie. Mais, en vérité, cette normalité est un miroir aux alouettes – très tôt, le miroir montre ses fêlures (1953), son tain s'écaille, il se brise et tombe en morceaux en 1989. Après la chute de la RDA prospère dans la nouvelle Allemagne « réunifiée » (mais le réunification est un autre de ces faux miracles, un faux-miracle XXL) toute une démonologie de l'ancienne Allemagne de l'Est, avec son système de surveillance orwellien placé sous la coupe de la Stasi, ses persécutions politiques – mais comme toujours, ici, cette mise en scène du désastre (la RDA comme État policier) en cache une autre, ou bien d'autres : en premier lieu, celui qu'a constitué le basculement sauvage et chaotique de l'« autre Europe » dans le camp d'un Occident sans qualité(s), trouvant dans cette manne un second souffle inespéré.
Dans le temps qui suit un désastre, la vie insiste pour réaffirmer ses droits, comme dans le rythme des saisons, le printemps affirme les siens lorsque l'hiver se retire. Les vivants qui ont traversé le désastre et en sont revenus désirent de toutes leurs forces que la vie reprenne et donc que « les choses aillent mieux », et de mieux en mieux, qu'une nouvelle ère placée sous le signe du renouveau s'inaugure, et relègue dans le passé les horreurs et les rigueurs du désastre. Deux principes, également vitaux, entrent ici en conflit. En tout premier lieu, le désir de reprise, de relance de la vie, qui suppose le congé donné au signe de mort sous lequel est placé le désastre, une réorientation vers la paix, la quête de la stabilité, la prospérité, et pourquoi pas le bonheur, par opposition aux malheurs associés au désastre (la guerre ou autre).
Mais cette puissante aspiration au renouveau de la vie est porteuse de méconnaissance. Elle nourrit, auprès de ceux qui l'éprouvent, la fausse conscience du présent. Elle se dope à l'espérance, elle se gorge de promesses et ne veut rien voir ni savoir des signes qui balisent le chemin sur lequel progresse déjà un nouveau désastre. Il n'est vraiment pas long, pourtant, à l'échelle historique, le parcours qui conduit de la chute des régimes inféodés à l'URSS en Europe de l'Est, du printemps des peuples illusoire qui l'accompagne, à la guerre en Ukraine, avec tout ce qu'elle entraîne dans son sillage...
Ici, donc, l'espérance qui naît sur les décombres d'un désastre obscur (la Guerre froide, la coupure de l'Europe en deux, la course aux armements nucléaires au cœur de l'Europe...) est bien mauvaise conseillère. Elle place inconsidérément le monde qui surgit sur les décombres de ce désastre progressivement institué dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, sous le signe d'une coupure émancipatrice, d'un principe de liberté (par opposition à la pesante tutelle des années soviétiques). Cette méconnaissance vitale heurte donc de plein fouet une autre nécessité tout aussi vitale : celle de la connaissance du présent que l'on habite. Cette nécessité s'associe inévitablement à la peine et même à la douleur dans un temps avide, précisément, de congédier l'une et l'autre – on a bien assez souffert comme ça, dans le temps du désastre. Or, ici, ce sont les fausses lumières de l'espérance vague, instinctive qui devraient être mises sous le boisseau. Le principe vital de connaissance du présent est ascétique, il se défie des intensités euphoriques nées de l'air du temps. Il ne connaît que trop bien le cycle de l'inflation des promesses, de la montée des illusions puis de la chute dans le grand dégoût des désillusions, de l'espérance trahie, de la montée du nihilisme. La froideur analytique nourrit la capacité du jugement sur ce qui est et ce qui vient, elle se tient à distance du règne des émotions, de la sentimentalité collective, de la tyrannie des ambiances. La sagacité a un prix : elle peut difficilement être joyeuse, s'associer au « gai savoir » insouciant, puisqu'elle consiste en premier lieu à détecter dans le présent les manifestations de la résilience du désastre – ses métamorphoses, sous un régime d'histoire où prévalent, pourtant, de radicales hétérogénéités.
Le Journal de l'année 1945 met en scène très clairement le combat des deux principes. D'un côté, dans la vie courante, Klemperer sent, pense, calcule comme si la vie recommençait, placée sous un nouveau principe lui ouvrant les portes d'une nouvelle vie, une nouvelle carrière. Un nouveau lancer de dés a eu lieu, c'est le temps de la reprise et non pas seulement celui de la réparation, les puissances de la vie ont, en dépit de la profondeur abyssale du gouffre dont on s'est extrait, triomphé. On va même, dans les conditions nouvelles, s'élever plus haut que l'on n'aurait jamais pu espérer le faire dans les conditions qui précèdent l'avènement du IIIe Reich – s'engager sur la voie d'une sorte de carrière politique officielle. Klemperer devient une personnalité officielle (de second rang) du nouveau régime.
Mais, d'un autre côté, il y a toute cette froide lucidité du Journal, qui ne se dément ni ne se retient, dans les nouvelles conditions, pas davantage que sous le régime nazi : l'observation lucide des continuités cachées entre le temps du désastre et celui qui est censé le récuser et l'abolir – comme toujours, la boussole du témoin est ici la langue – la LQI emboutie dans la LTI, les habitudes mentales, l'esprit de subalternité, la bêtise administrative, les opérations de recyclage, les adaptations opportunistes... Klemperer n'est dupe de rien, lorsqu'il observe et consigne en clinicien du présent. La balise du désastre obscur est toujours là, il n'ignore pas qu'un nouveau naufrage est en gestation. Mais il n'en respecte pas moins, pour autant, la règle du jeu. C'est qu'il faut bien vivre et que la connaissance vraie du présent ne peut être, dans les conditions nouvelles comme dans celles qui les ont précédées, que marrane.
En ce sens même, le Journal de Klemperer de l'année 1945, saisit l'essentiel de l'impasse dans laquelle se trouve engagé l'après-désastre, topos revenant sans fin, se répétant sous la forme, chaque fois, de l'éclosion d'une singularité prise, précisément, dans le temps de la répétition (ou la reprise) : la vie qui reprend, après la catastrophe, ne peut se passer du support de l'optimisme, de l'espoir d'une vie meilleure et enfin désexposée, rétablie dans une durée stable, solide, en voie d'amélioration constante. Mais ce stimulant indispensable, accompagné des sensations correspondantes (un souffle printanier traverse la société, alors même que les ruines n'en finissent pas d'être relevées, que la précarité et le manque persistent...) entrave une appréhension réaliste et vérace du présent – les lunettes roses déforment la perception du réel, elles produisent une forme de fausse conscience, elles portent les vivants à ne pas s'arrêter sur tous les signes qui balisent la formation et le devenir déjà en cours d'un nouveau désastre. Le sauvetage, en ce sens, et la vie qui se relance sur ce fondement, le sauvetage qui emprunte le chemin terrible des désastres partiels épargnant à la collectivité qui les subit un désastre total, cette figure même est un faux-semblant, un leurre. On en trouve un parfait exemple avec les justifications fallacieuses que les dirigeants des Etats-Unis ont constamment mises en avant afin de justifier le recours à l'arme nucléaire à Hiroshima et Nagasaki – celui-ci aurait épargné au Japon la destruction totale en mettant fin à la guerre, tout comme il l'aurait fait de « centaines de milliers de vie américaines ». Ce serait là l'usage supposément prophylactique de la terreur ; tout comme, sur le front européen, avec les urbicides de Dresde et Hambourg.
Mais la procédure même d'interruption du désastre en cours (les guerres de conquête conduites par des régimes fascistes) contient ici en germe de façon évidente d'autres désastres : le monde d'après-Hiroshima, c'est celui d'un nouvel ordre surplombé par l'ombre de la terreur nucléaire (Günther Anders : Hiroshima est partout, et sans terme [36]). L'interruption du désastre en cours sur un mode terroriste recèle une puissance désastreuse : le propre des après-guerres avides de retour à la paix et à la stabilité en forme de reconstruction est de rendre ce trait méconnaissable, de l'enfouir sous les ruines du monde d'hier. Aussi, le monde en paix qui s'érige sur les ruines de la catastrophe est-il frappé du sceau du mensonge. Cette paix n'est que le faux-nez du nouveau désastre qui s'annonce : deux ans après les démonstrations de force administrant la terreur aérienne en grand, destinées à briser l'échine du régime nazi, le visage du nouveau désastre est déjà dessiné sur la carte de l'Europe – la guerre froide, la course aux armements, les prémisses d'une nouvelle guerre mondiale. Celle-ci n'aura pas lieu, mais on est là dans le domaine de l'aléatoire, des facteurs contingents - nullement de la Raison dans l'Histoire (une pseudo-rationalité historique indexée sur la supposée sagesse de la dissuasion nucléaire, de l'équilibre de la terreur). La prophylaxie du désastre pratiquée par les Alliés a mis fin à un désastre en semant les graines d'un ou de plusieurs autres : la Guerre froide, la course aux armements, l'âge atomique... Tout se passe donc en la matière comme si le mal n'était jamais guéri que par le mal – ici se dessine l'ample débouché de la philosophie de l'Histoire du présent sur la philosophie morale.
On identifie chez Klemperer une singulière combinaison d'optimisme déraisonnable et de pessimisme de la raison. Il est en effet rigoureusement déraisonnable de s'obstiner (compte tenu de ce qu'est sa condition propre) à demeurer en Allemagne après 1933, et toujours davantage au fur et à mesure que les conditions s'aggravent, en ne renonçant jamais entièrement à l'espoir d'un effondrement inopiné du régime – alors même que tous les signes que relève l'observateur sagace et pointilleux qu'il est lui-même tendent à indiquer au contraire que le régime s'est stabilisé en politique intérieure et que tout lui réussit en politique extérieure. Cet optimisme déraisonnable résultant d'une combinaison indéracinable de propension à espérer, d'inertie et d'attachement à son lieu de vie relève d'une pulsion plutôt que de calculs. Il est en tout cas le fondement du choix (plutôt que de la décision, à proprement parler) de ne pas partir (ou plutôt que de rester, de renoncer à bouger, ce qui est sensiblement différent) – une option partagée par les deux époux, pour des motifs sans doute sensiblement différents).
Cet optimisme est bien déraisonnable puisqu'il conduit Klemperer, au bord de la mort – Auschwitz. Seul le cataclysme-miracle le sauve.
Mais d'un autre côté, durant les douze années du IIIe Reich, la très grande majorité des observations que consigne le diariste est située sous le signe d'une lucidité qui place le pessimisme au poste de commande. C'est le principe même qui préside à une enquête conduite en suivant le fil de la langue – la saisie opérée sur celle-ci par les nazis indique que le mal plonge désormais ses racines au plus profond dans la société même, il est dans les têtes et dans les bouches, pas seulement dans les appareils de pouvoir. Le Journal dresse le procès-verbal de la constante progression du mal, il est, pour tout ce qui concerne l'observation des conduites, des phénomènes de croyance, de l'aveuglement partagé sur l'état réel de la situation ( la montée de la terreur, les menaces de guerre...) placé sous le signe de l'irréversible – rien ne semble pouvoir arrêter la montée en puissance du régime, Hitler surmonte tous les obstacles se dressant sur sa voie, le voici bientôt maître de l'Europe et, pourquoi pas, du monde, tandis qu'en politique intérieure, toutes les résistances et oppositions ont été, de longue date, éliminées.
Il n'échappe pas au reste à Klemperer que cette irrésistible montée en puissance est une marche vers l'abîme – que Hitler l'emporte sur ce qui tente de résister à sa marche triomphale ou qu'il soit vaincu – l'issue sera, dans tous les cas, apocalyptique. Pour cette raison même, le Journal de ces années est placé tout entier sous un signe de mort. Klemperer n'ignore pas que l'empirement constant des conditions générales dont il consigne les signes multiples se traduit, pour ce qui le concerne, par l'accroissement incessant, implacable, des menaces pesant directement sur sa vie. Et pourtant, il n'en finit pas d'« espérer » et pour soutenir cette espérance littéralement folle, de travailler, de se consacrer à ses recherches dans des conditions de plus en plus impossibles ; tout en demeurant inébranlable dans sa détermination à faire comme si l'avalanche toujours plus près de l'ensevelir n'existait pas.
Quelque chose d'une structure existentielle placée sous le signe de l'omniprésence du désastre (d'une consistance désastreuse du présent) se dévoile ici. Plus le pessimisme de la raison et la sagacité analytique nourrissent la certitude que les conditions générales (dans lesquelles est saisie, engluée la situation du narrateur) empirent, plus les mâchoires du piège (la terreur) sont près de se refermer, et plus la petite musique de l'espérance persiste à refuser de s'éteindre – mais tout de même, qui sait, peut-être bien que...?
On ne peut pas se retenir d'espérer, au cœur même du désastre, alors même que celui-ci impose ses conditions sur un mode toujours plus draconien. L'espérance ne peut rien contre le terrible, bien sûr, entendu comme régime d'Histoire, mais elle constitue la plus constante des pulsions permettant d'y survivre provisoirement, d'y surnager, fût-ce pour un instant encore. Il s'agit bien ici d'entretenir à des fins vitales (ou plutôt de survie) la méconnaissance de ce que, au demeurant, on connaît d'un savoir assuré. Dans son essai sur la fausse conscience, Joseph Gabel rapproche l'idéologie de la schizophrénie [37]. On pourrait ici, dans le même sens, décrire la coexistence non dialectique du pessimisme de la raison et de l'optimisme de survie comme relevant distinctement d'une structure schizophrénique – une forme de psychose, donc.
Cela décrirait sans doute, sommairement mais non sans exactitude, notre relation au désastre entendu tant comme notre milieu de vie que comme ce qui surplombe notre condition historique.
Un trait marquant autant que constant du Journal est l'extrême variabilité des dispositions qui s'y manifestent, au fil des jours et au gré de l'évolution de la situation des persécutés, des événements. C'est généralement le pessimisme radical qui donne le ton, tant pour ce qui concerne le cours général des choses que les conditions propres au couple Klemperer. Mais ce ton n'est pas uniforme et l'espérance opère régulièrement des percées qui, pour être infimes, n'en actualisent pas moins la tension perpétuelle qui définit en propre la condition ontologique dont témoigne le Journal, des années nazies, d'un bout à l'autre.
Du point de vue de la perception du temps (ou peut-être même d'une philosophie pratique de la temporalité), cette tension se traduit ainsi : globalement, dans la durée, le temps travaille pour les criminels persécuteurs, contre les réprouvés et les victimes désignées. Mais en même temps, la puissance des persécuteurs n'est pas établie pour l'éternité ; elle-même présente des signes de faiblesses et la raison même (pas seulement l'espérance déraisonnable) dicte aux persécutés la conviction que sa fin viendra. Ici prend consistance la figure d'une course contre le temps, une course contre la mort : les persécutés survivront si la puissance des persécuteurs s'effondre (est détruite par une autre puissance) avant qu'ils n'aient eu le temps de venir à bout des derniers persécutés. Tant que le dernier des Juifs n'aura pas été déporté vers un camp de la mort, la notion même de cette course conservera son actualité. Or, à plus d'un égard, Klemperer est bien, dans sa situation propre, l'incarnation même de ce dernier des Juifs (ils ne sont plus qu'une poignée à Dresde lorsque survient le bombardement) et, qui plus est, notion essentielle, il se trouve que ce dernier s'active inlassablement à témoigner de sa situation et de cette figure de l'affrontement entre le temps des persécuteurs et celui des persécutés. Le Journal témoigne d'une sorte de guerre des temporalités, de l'affrontement jusqu'à la mort entre la durée de la terreur et l'endurance des survivants. Ceux qui n'ont pas les moyens de résister activement espèrent en dépit de tout que les circonstances leur accorderont une durée plus longue que celle qui reviendra à leur persécuteur. La figure messianique serait ici qu'il y suffit d'un instant – cet instant de plus serait celui de leur victoire contre la tyrannie, contre le destin. Un long instant, dans le cas de Klemperer, et que l'on pourrait appeler l' « instant RDA » - quinze ans (1945-1960).
Au plan existentiel, enfin, le jeu des oppositions actualisant la tension structurelle entre les deux pôles se repère facilement dans le Journal : profusion d'images apocalyptiques placées sous le signe de la fin terrible (la prison de la Gestapo, la déportation, le camp, la maladie, le pogrom, les bombardements...) et, à l'opposé, l'indéracinable envie de vivre, le désir éperdu du sursis, aussi infime soit-il, et surtout quand la situation semble absolument sans issue. Vivre, cela tient à quelques éclats d'images actualisant le désirable : un supplément d'instants partagés avec Eva, le livre sur le XVIIIe siècle français à achever, quelques belles échappées dans les campagnes environnantes, un bon repas dans une auberge, et, pourquoi pas, la ligne d'horizon de l'impossible n'étant jamais fixée une fois pour toutes, la reprise de l'enseignement, une chaire, un poste à l'Université – avec logement et voiture... Il est remarquable que, dans le Journal, même aux moments les plus noirs, cette tension persiste à peu près jusqu'au bout. Il ne suffisait assurément pas d'être un possédé de l'espérance pour survivre, dans cette situation, mais cela en était une condition. L'énigmatique combinaison du pessimisme fondamental (et de sa fidèle compagne, la dépression) et de l'espérance envers et contre tout a accompagné Klemperer jusqu'aux dernières étapes du voyage en enfer.
[1] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Albin Michel « Espaces libres », 2023 (1996), traduit de l'allemand par Elisabeth Guillot, avec une préface de Johann Chapoutot, p. 461. Le titre original du livre est : LTI – Notizbuch eines Philologen. Il a été publié en 1947, à Dresde. La première édition française de 1996 comportait une préface de Sonia Combe et une postface d'Alain Brossat qui ont été évacuées de l'édition de poche au profit du texte de Chapoutot. Alain Brossat explique dans le livre les raisons de cette substitution.
[2] Id., Je veux témoigner jusqu'au bout. Journal, 1942-1945, traduit de l'allemand par Ghislain Riccardi, Michèle Kintz-Tailleur, Jean Tailleur, Seuil, 2000, p. 617.
[3] Ibid., p. 617.
[4] Ibid., p. 616.
[5] Ibid., p. 617.
[6] Ibid., p. 617.
[7] Ibid., p. 617.
[8] Ibid., p. 618.
[9] Ibid., p. 619 (13/02/1945).
[10] Norbert Elias : Engagement et distanciation, traduit de l'allemand par Michèle Hulin, Fayard, 1993 (1983).
[11] Elias Canetti, Le flambeau dans l'oreille, traduit de l'allemand par Michel-François Demet, Albin Michel, 1982.
[12] Id., Masse et puissance, traduit de l'allemand par Robert Rovini, Tel Gallimard, 1986 (1960).
[13] Au cours de l'émeute de Vienne, la police tire sur la foule – quatre-vingt-dix morts...
[14] « Nous sommes entrés dans le cimetière juif. Du bâtiment, qui avait contenu le dépositoire et le petit appartement des Jacobi, il ne restait plus que les murs extérieurs, sans toit ; au milieu de ces ruines, on pouvait voir un trou profond dans la terre nue, rien d'autre, tout avait été totalement anéanti. Cet espace avait l'air étrangement petit ; impossible de comprendre comment il avait pu contenir le hall, l'appartement et quelques autres pièces annexes ». Je veux témoigner..., op.cit., p. 625 (22-24/01/1945).
[15] « Je n'avais plus aucune notion du temps, ça semblait interminable et ça n'avait pourtant pas duré si longtemps, puis le jour s'est levé. La ville continuait à brûler », ibid., p. 623.
[16] Ibid., p. 624.
[17] Ibid., p. 627.
[18] Ibid., p. 622.
[19] Ibid., p. 623.
[20] Ibid., p. 624-25.
[21] Ibid., p. 625.
[22] Ibid., p. 626.
[23] Ibid., p. 620.
[24] Ibid., p. 621
[25] Ibid., p. 621
[26] Ibid., p. 622.
[27] Ibid., p. 623.
[28] Ibid., p. 624. La souveraine indifférence éprouvée par les Klemperer, à ce moment, pour la perte de leurs biens consigne symboliquement la radicale coupure entre le temps d'avant et celui de la catastrophe.
[29] Ibid., p. 624.
[30] Ibid., p. 628.
[31] Ibid., p. 626.
[32] Ibid., p. 624.
[33] Ce motif de la perte de la notion du temps revient de façon lancinante tout au long du récit de la destruction de Dresde.
[34] Ibid., p. 630.
[35] Cochons et cuirassés, film de Shohei Imamura, 1961.
[36] Günther Anders : Hiroshima est partout, traduit de l'allemand par Denis Trierweiler et Ariel Morabia et de l'anglais par Françoise Cazeneuve et Gabriel Raphaël Veyret, Seuil, 2008.
[37] Joseph Gabel, La fausse conscience, L'échappée, 2023 (1967).
13.10.2025 à 10:32
Refuser de parvenir à surproduire des merdes inutiles avec l'IA
Texte intégral (1770 mots)

Fatigué de lire ou entendre une énième critique de l'intelligence artificielle qui enjoint à se méfier de ses abus, dérives ou « externalités négatives », Sébastien Charbonnier, philosophe des sciences de l'éducation propose ici de « terminer le problème ». En entretenant la confusion entre délivrance et liberté, l'IA ne nous trompe pas, elle nous prompte ; et s'il n'y aura jamais d'usage raisonné et raisonnable de cette nouvelle technologie, c'est qu'elle se méprend sur le sens premier et vital de toute activité.
René Descartes n'a pas écrit les Méditations métaphysiques pour qu'on glose indéfiniment sur la métaphysique, mais pour avoir un socle solide (à ses yeux), et pour n'avoir plus à y revenir. Dit autrement, les arbres et les corps l'intéressaient plus que dieu ou la volonté supposée libre. (Lettre du 28 juin 1643) C'est la même chose avec les intelligences artificielles génératives : offrons-nous le plaisir de terminer le problème (comme on terminerait un ennemi), à la racine, pour ne plus perdre notre temps à gloser sur leur ineptie.
L'IA [1] nous délivre de penser : elle le fait à notre place pour que nous n'ayons plus à le faire. Cette délivrance s'inscrit dans l'histoire de la grande confusion occidentale entre délivrance et liberté, magistralement diagnostiquée par Aurélien Berlan dans Terre et liberté (La Lenteur, 2022). De ce point de vue, l'IA est une étape supplémentaire dans l'obsession aristocratico-bourgeoise pour la délivrance, dont on se demande bien ce qu'elle va laisser d'humanité aux humain es : ne plus avoir à se battre (mercenaires ou conscrit es) ; ne plus avoir à travailler (esclaves ou salarié es) ; ne plus avoir à élever ses enfants (femmes mariées assignées à la maternité) ; ne plus avoir à décider politiquement (système représentatif) ; ne plus avoir à transpirer et se mouvoir (hydrocarbures et moteurs) ; ne plus avoir à choisir ou désirer (algorithmes de suggestion d'achat) ; etc.
Ce qui caractérise cette liste, c'est la mécompréhension première du sens de chaque activité. Puisqu'aucune activité ne peut être déléguée (jouir par procuration, c'est difficile), pas plus que la vie elle-même, il faut donc un malentendu fondamental sur le sens de la praxis pour croire pouvoir jouir de ses fruits tout en étant délivré
e de ses conditions de possibilité. Par exemple, l'« art d'habiter » (Ivan Illich) suppose une manière de co-construire avec des lieux – qui induit que « jamais la demeure n'est achevée avant d'être occupée ».L'IA ne nous délivre donc pas de « penser », en réalité, puisqu'elle n'est jamais capable que de pasticher des traces passées (textes, images, sons, vidéos) : elle nous permet de continuer à obéir en amoindrissant les contraintes subjectives de cette obéissance. Après le développement durable (polluer moins pour polluer plus longtemps), voici la servitude durable : faire semblant d'obéir pour obéir plus longtemps. C'est flagrant avec l'usage bureaucratique : beaucoup voient dans l'IA une manière de déléguer, enfin, les synthèses, dossiers de subvention et autres évaluations qui leur sont demandées. D'où l'appétence pour l'IA chez les personnes sous emprise d'institutions coercitives (par exemple : le savoir-pouvoir à l'école ou à l'université) [2]. Par conséquent, au lieu de réfléchir collectivement à la possibilité de refuser une telle humiliation, chacun e est invité e à gérer cette oppression absurde, individuellement (c'est-à-dire : isolément), en continuant à contenter la demande, mais avec une pénibilité amoindrie grâce à l'IA. C'est un peu comme si on conseillait à un cadet subissant des viols incestueux à répétition de se mettre une vaginette entre les cuisses pour tromper son grand frère ; c'est plus simple que d'affronter collectivement la culture de l'inceste et de déconstruire le familialisme.
Dans le cadre de l'IA, ce « faire semblant » est une résistance de pacotille puisqu'il est une simple dérivation de l'exploitation vers d'autres. On pourrait ici répéter les arguments écologiques à foison, mais ils sont tellement évidents… Quel triste spectacle de voir les occidental
es tortiller pour décrire leur mauvaise conscience écologique : « oh zut l'extractivisme, zut la gabegie énergétique, zut les travailleurs et travailleuses du Sud exploité es... », « Oh zut mon mode de vie colonial », en gros. Cela n'a rien de spécifique à l'IA, ce n'est qu'une différence de degré avec la numérisation des formes de vie, dont le soubassement matériel est un écocide. Tant qu'on ne comprend pas que la technique n'est jamais neutre, qu'elle n'est pas un outil-dont-il-nous-revient-de-trouver-de-bons-usages, on demeure dans une mauvaise foi insupportable qui ne mérite pas que quiconque nous accorde le temps d'une énième démonstration – de même que les féministes ont mieux à faire que de la pédagogie auprès des hommes.Enfin, et surtout, l'importance accordée au faux problème de l'IA (je le dis faux, d'un point de vue épistémologique, car il est si simple à penser : nos tergiversations ne disent rien du problème lui-même, mais tout de notre malhonnêteté intellectuelle), cette importance, donc, traduit l'ampleur qu'ont pris les activités scripturales chez les gavé [3], et parce qu'on est soi-même prompté e par les rapports de pouvoir. Un e dominé e qui croit tromper un e dominant e en usant de l'IA n'est qu'un e dominé e en train d'apprendre à devenir dominant e – se servant des outils du maître pour (prétendument) le combattre.
es de la société de consommation. Or, le scriptural est typique des formes de vie toxiques et nocives – en gros, les positions de domination sociale. Ce qui est commun avec les traces, c'est leur finalité performative : être des mots d'ordre en vue de faire faire. On écrit des prompts pour donner des ordresChaque fois qu'il y a obéissance, il y aura commandement. C'est comme ça que s'en sortent les dominant
es, toujours : leur misère affective et leur nullité épistémique les condamnent à se servir d'autrui pour combler leur propre vide existentiel. L'IA constitue donc un bon test pour apprécier les formes de vie : n'aura jamais besoin d'utiliser une IA quiconque n'instrumentalise pas autrui « pour soi et aux fins de soi » (pour reprendre la belle définition du refus de parvenir, par Albert Thierry).En bref, l'IA est une grosse merde et il est finalement assez simple de voir toute la joie maintenue et conquise qu'il y a à refuser de parvenir à faire semblant de produire de la merde. Et n'allez pas croire que la non-coprophagie est une attitude sacrificielle : pas plus qu'un non-fumeur n'a l'impression de renoncer à quoi que ce soit, celles et ceux dont les modes d'existence leur font refuser tout ce cirque autour de l'IA ne renoncent à rien de ce qui est beau dans l'existence.
Sébastien Charbonnier
PS : Pour refuser plus avant de parvenir, voir notre récent entretien avec Sébastien Charbonnier autour de son livre Pouvoir et puissance.
[1] Pour alléger le texte, les intelligences artificielles génératives seront désignées par la formule simplifiante : IA.
[2] Conséquence pratique et limpide : qui ne donne pas d'ordres ne reçoit pas des retours obéissants usant de l'IA. Les pédagogies critiques ne dégénèreront jamais en discours plaintif sur l'« usage généralisé » de l'IA par les élèves, tout simplement parce qu'un tel usage n'a aucun sens pour les élèves dont les activités communes sont fondées, en raison, sur des pratiques réellement émancipatrices. Par exemple, apprendre à faire un potager et couper des fruits avec de vrais couteaux bien affutés dès cinq ans, ou bien écrire à des correspondant es devenu es des ami es : est-ce désirable de le faire faire pour faire semblant de l'avoir fait ?
[3] Par contraste, tentez d'écrire un édit pour faire pousser les carottes ou gagner en souplesse : ça ne marche pas. L'IA est radicalement inutile dans la perspective écoféministe de la subsistance. Dit autrement, l'IA ne sert strictement à rien dans le quotidien politique des activités vitales de l'apprendre, du nourrir, de l'habiter, du relationner, etc.