13.10.2025 à 17:47
De la colère froide des Français
« Tout le week-end, j’ai cherché le mot qui conviendrait le mieux pour désigner l’affect qui s’est emparé de la société française, tous camps et toutes classes confondus, face à la crise politique en cours.
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En admettant que la “colère froide” soit un bon candidat, la question est alors de savoir si, à l’instar des colères du passé, celle-ci va pouvoir être confiée à ce que le philosophe Peter Sloterdijk appelle une “banque de la colère”.
De ma boulangère – “et en plus, c’est avec notre argent qu’ils se livrent à ce pitoyable et interminable jeu de chaises musicales” – à ma femme – “on n’accepterait de personne dans la vie normale de jouer ainsi avec les nerfs de ses semblables” –, c’est un étrange sentiment qui règne dans la société française depuis la séquence ouverte par la démission surprise de Sébastien Lecornu, il y a une semaine, et sa reconduction, hier, autour d’un gouvernement à l’assise encore plus étroite et en sursis face à deux nouvelles motions de censure.
D’abord l’incrédulité : en un peu plus d’une année, voilà le troisième gouvernement qui s’effondre sur lui-même faute d’avoir trouvé le moyen de former des compromis au sein d’un Parlement sans majorité et sous la pression d’un président de la République enclin à considérer qu’il pouvait faire plier la réalité politique à sa volonté. Au-delà des querelles d’egos et d’ambitions, qui sont le lot normal de la vie politique, c’est le sentiment dominant que les politiques sont devenus incapables d’articuler leurs ambitions personnelles aux enjeux du pays et du moment. Même si Sébastien Lecornu se présente, en rupture avec ce climat, comme un “moine soldat” motivé par le seul sens du “devoir”… Dans une France sans budget, en proie à une dette colossale et à une polarisation idéologique et sociale sans précédent, les acteurs politiques apparaissent comme de purs arrivistes au service de leurs intérêts et de leurs calculs à la petite semaine. En regard de la gravité des crises, la politique prend l’aspect d’un petit cénacle à l’intérieur de la société, inapte à lui procurer cette distance et cette hauteur qui lui permettraient de se déchiffrer et de se décider. Or ce décrochage de la vie politique, initié par la dissolution de l’Assemblée nationale, n’a cessé de s’aggraver depuis un an et demi. D’où la colère qui s’est saisie du corps social.
Comment la qualifier ? Dans la Rhétorique, Aristote définit la colère comme “le désir douloureux de se venger publiquement d’un mépris manifesté publiquement à notre endroit ou à l’égard des nôtres, ce mépris n’étant pas justifié”. Si les Français ont le sentiment que leur destin est négligé et méprisé par les politiques, leur colère se distingue cependant de la forme active et véhémente à laquelle pensait Aristote, pour qui l’expression publique du courroux était déjà une manière de compenser le dommage subi. Or ce qui monte aujourd’hui chez les Français ressemble bien plus à une colère silencieuse, collectivement partagée, mais rentrée.
À la différence de la colère classique, vengeresse, la colère française s’associe au sentiment tout aussi prégnant d’une impuissance collective, comme si les citoyens étaient devenus otages de querelles sur lesquelles ils n’ont pas de prise alors qu’elles les empêchent de vivre. Loin d’être éloquente et agissante, c’est donc une colère froide, mélange d’exaspération et de lassitude, de nervosité et de fatigue, de consternation et de détachement. Plus retenue que la haine, elle allie l’indifférence au sens du ridicule… “Quelle bande de clowns !”, entend-on de plus en plus. Reste à savoir si cette colère froide et retenue peut subsister longtemps sans se réchauffer et passer à l’action. Dans Colère et Temps (Libella-Maren Sell, 2007), le philosophe allemand Peter Sloterdijk proposait de penser la politique en termes “thymotiques” – de thymos, désignant en grec le cœur, les passions et les émotions. Dans cette perspective, il invitait à considérer les partis révolutionnaires du XXe siècle comme des “banques mondiale de la colère” dont la fonction avait été de collecter, placer et valoriser les colères dispersées dans le corps social en les échangeant contre des promesses d’action collective future. “La base de leur commerce, écrivait-il, est la promesse faite à leurs clients de déverser un profit thymotique sous forme d’une hausse du respect de soi et d’une capacité élargie à faire face à l’avenir s’ils renoncent au défoulement instantané de leur colère.” Depuis longtemps – c’est sans doute sa principale ambition –, Marine Le Pen a cherché à transformer le front de la haine et de la vengeance, créé par son père avec le FN, en une banque de la colère susceptible de prendre le pouvoir. Et c’est tout le sens de son attitude dans la crise actuelle. Si elle dénonce “un spectacle affligeant, désespérant et pathétique”, elle table sur le renoncement “au défoulement instantané de la colère” afin d’engranger, le temps venu, le maximum de dividendes politiques de ce précieux capital. Reste qu’elle n’a pas encore fait la démonstration qu’elle était capable de donner aux “avoirs en colère” une traduction sous la forme d’une politique qui “assurerait la hausse du respect de soi et une capacité élargie à faire face à l’avenir”, selon le schéma proposé par Sloterdijk. Sans compter que son accession au pouvoir pourrait provoquer la révolte de la France qui ne se se reconnaîtrait sans doute pas dans cette expression-là de la colère… C’est peut-être tout l’enjeu “thymo-politique” des mois à venir : à quelle banque politique les Français vont-ils vouloir confier leur froide colère ? »

13.10.2025 à 15:54
Pourquoi retraduire la “Métaphysique” d’Aristote ?
Depuis plusieurs années, Jean-François Pradeau s’est lancé dans un lent mais ambitieux travail de retraduction de la Métaphysique d’Aristote, qui permet d’en renouveler l’approche. On vous explique comment, à partir du dernier volume qui vient de paraître : un tour de force où, par un judicieux choix de vocabulaire, Aristote soudain s’éclaire et devient accessible !
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Du temps où la métaphysique était une nouvelle discipline encore balbutiante
Le problème avec la métaphysique, c’est qu’on ne sait pas très bien de quoi ça parle, ce que ça dit, bref : ce que c’est. Et ce problème n’est guère nouveau : rappelons que, dès l’origine, c’était à tâtons qu’Aristote (384-322 avant J.-C.) envisageait l’existence d’une toute nouvelle discipline, encore balbutiante donc, sans savoir ni exactement sur quoi elle devait porter ni même comment la nommer. Dans l’ouvrage auquel la postérité donnera le nom allusif de Métaphysique (c’est-à-dire ce qui est « après » ou « par-delà » la physique), Aristote nourrit en effet un projet inédit et qui se cherche encore – à savoir celui de poser les fondations d’une science qui, au lieu de se concentrer sur une certaine partie de tout ce qui est, puisse envisager ce tout lui-même, sans rien exclure, pour en faire comme tel son objet d’étude. Si la physique étudie les corps en mouvement et eux seulement, l’éthique examine l’action humaine, les mathématiques traitent des nombres et des figures, etc., peut-on concevoir une science qui soit cette fois-ci universelle, c’est-à-dire qui porte sur l’ensemble de ce qui est ?
L’objet de la métaphysique
Ainsi présentée, on voit mal comment on pourrait s’y prendre concrètement pour mener à bien ce projet. La perspective évoquée semble certes intellectuellement excitante mais difficilement réalisable, puisqu’à partir du moment où l’on tient le moindre propos sur quelque chose, on risque d’exclure autre chose. Aristote tergiverse et envisage différentes possibilités (au grand dam des commentateurs, qui passeront des siècles à se demander si ces différentes perspectives se recoupent ou non). Pour faire simple, deux grandes options se dégagent :
- La métaphysique pourrait consister à rapporter tout ce qui est à sa cause, qui est elle-même l’effet d’une cause antérieure, etc. En dernière instance, elle reviendrait alors à étudier Dieu comme l’origine ou la cause de toute forme d’être… et serait ainsi assimilable à la théologie.
- Mais elle pourrait aussi consister à étudier ce qui est, du simple point de vue que cela est, abstraction faite de ce que c’est. Une table est (une table), une idée est (une idée), un événement est (un événement)… et même si ces choses, abstraites comme concrètes, correspondent à des réalités différentes, elles ont toutes en commun d’être, tout simplement.
Selon cette dernière interprétation, la métaphysique aurait pour objet « l’être », et chercherait à élucider la question suivante : qu’est-ce que l’être ? C’est du moins ainsi qu’on a l’habitude de traduire en français le questionnement aristotélicien, puisque le grec est sensiblement moins ambigu. « Être » en français est tantôt un verbe tantôt un substantif, tandis que le terme qu’utilise Aristote est un pur substantif, qui signifie « l’étant », ou donc « ce qui est » (en grec το ον – to on – d’où le nom d’« ontologie » donné à cette branche de la philosophie).
“On considère habituellement que la métaphysique a pour objet ‘l’être’ et cherche à répondre à la question suivante : qu’est-ce que l’être ?”
Tel est le choix de traduction fait par le spécialiste de philosophie antique Jean-François Pradeau : après Métaphysique, Livre Alpha (PUF, 2019), Bêta (PUF, 2021), Gamma (PUF, 2022), Delta (PUF, 2023) et Epsilon et Petit alpha (PUF, 2024), il vient en effet de publier sa traduction des deux livres centraux (Livres Zêta et Êta, PUF, 2025) qui s’écarte des traductions habituelles et rend l’intention aristotélicienne beaucoup plus claire. Afin de mieux le comprendre, comparons trois traductions d’un extrait particulièrement important du premier chapitre du livre Zêta, où Aristote recentre sa pensée pour donner une nouvelle formulation de ce qui lui semble la question centrale de la métaphysique, en déplaçant le questionnement :
Traduction la plus répandue (J. Tricot, 1933) | Variante (M.-P. Duminil et A. Jaulin, GF, 2008) | NOUVELLE TRADUCTION (J.-F. Pradeau, PUF, 2025) |
« En vérité, l’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, la question toujours posée : qu’est-ce que l’Être ? revient à ceci : qu’est-ce que la substance ? C’est cette substance, en effet, dont les philosophes affirment, les uns, l’unité, d’autres, la pluralité, cette pluralité étant, pour les uns, limitée en nombre, et pour d’autres, infinie » | « La question que l’on se pose chaque fois, autrefois comme maintenant, et qui est chaque fois source de difficulté : “Qu’est-ce que l’être ?” équivaut à la question : “Qu’est-ce que la substance ?” En effet, les uns affirment que l’être est un, les autres qu’il y en a plusieurs, soit en nombre fini, soit infini » | « La question qui se pose toujours et qui toujours fait difficulté, “qu’est-ce qui est ?”, cette question est celle de savoir ce qu’est la réalité (les uns affirment en effet qu’il s’agit d’une seule chose, les autres qu’il y en a plusieurs, d’autres qu’elles sont en nombre limité et d’autres en nombre illimité) »
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La différence est patente entre les trois traductions, ou plus exactement entre les deux premières traductions (qui sont assez proches) et la dernière. Autant le questionnement aristotélicien semble pompeux quand il porte sur « l’être » – et plus encore quand on écrit cet « être » avec une grandiloquente majuscule, « l’Être » –, autant il devient plus accessible quand il s’exprime de manière plus concrète, comme la recherche de ce qui est. Aristote, ainsi compris, ne veut plus se lancer dans la quête improbable d’une entité inconnue mais interroge simplement et concrètement ce qui constitue le réel.
Parler de “réalité” plutôt que de “substance”, qu’est-ce que ça change ?
La suite du passage est encore plus éloquente. Là où les traductions antérieures faisaient se demander à Aristote si ce mystérieux « l’être » était l’équivalent de « la substance », Jean-François Pradeau, plus modestement, ne parle que de « la réalité ». Choisir le terme de « substance » pour traduire le grec ουσία – ousia – posait de multiples difficultés, tant il semble surtraduit et lourd de sens, comme peut l’être un terme technique et savant, voire inquiétant… car on se met immédiatement à spéculer sur la nature de cette étrange substance, qui semble à la fois indéterminée et pourtant dotée d’une certaine sorte de permanence ou de subsistance. Dans ces conditions surtout, la métaphysique semble une affaire réservée aux initiés qui disposeraient des codes d’une terminologie spécifique ; et ce n’est pas un hasard si ce sont d’abord dans les écoles scolastiques que la traduction de ουσία par le latin substantia s’est imposée (avant de connaître un grand succès dans la philosophie moderne chez Descartes, Spinoza, et Hegel notamment), avant de se transmettre de génération en génération de philosophes.
“Avec cette nouvelle traduction, Aristote ne veut plus se lancer dans la quête improbable d’une entité inconnue ; il interroge simplement et concrètement ce qui constitue la réalité”
Dans la version de Jean-François Pradeau en revanche, on perd ce fil de tradition et de transmission mais l’on se met à reconsidérer la métaphysique avec des yeux neufs, car le terme de « réalité » est plus neutre et banal, accessible à tout un chacun. Elle redevient un questionnement évident et quotidien, consistant à constater d’une part que « ce qui est » correspond à ce que nous considérons comme « réel », et d’autre part que tout le monde ne s’accorde pas sur la nature et l’extension de ce qui peut être légitimement considéré comme réel. À partir de là, bien sûr, les difficultés restent nombreuses et très ardues : y a-t-il une seule réalité au-delà des apparences ? Les différentes réalités sont-elles au contraire les diverses choses qui nous environnent, et alors sont-elles toutes de nature sensible et corporelle ou en existe-t-il de nature intelligible ? La réalité n’est-elle pas toujours un composé de matière et de forme ? Ce qui fait la réalité d’une chose est-il sa matière, son essence ou autre chose encore ?
Historiciser la métaphysique
Ce n’est là qu’un aperçu des questions qu’Aristote s’apprête à se poser, et le lecteur avec lui, dans le reste de la Métaphysique. Mais quoi qu’il en soit, l’on mesure de quelle façon une traduction permet d’éclairer profondément le sens d’un texte et la compréhension qu’on peut s’en faire. Et dans le cas d’un ouvrage qui a été aussi commenté que la Métaphysique, on pourrait dire que si elle eût été traduite autrement, c’est toute l’histoire de la philosophie qui en aurait été changée.
Disponible aux Presses universitaires de France, retrouvez toute la Métaphysique d’Aristote dans sa nouvelle traduction ici : Livre Alpha (2019) / Livre Bêta (2021) / Livre Gamma (2022) / Livre Delta (2023) / Livres Epsilon et Petit alpha (2024) / et notamment les Livres Zêta et Êta (2025), centraux dans l’œuvre du penseur grec.

13.10.2025 à 12:29
Sébastien Lecornu, un “salarié boomerang” ?
Revenir occuper un poste que l’on a volontairement quitté : quelle idée ! C’est pourtant un phénomène de plus en plus courant... et qui ne touche pas que les ministres : celui du « salarié boomerang », nouveau chouchou des DRH. Nos confrères de Philonomist nous expliquent le concept, dans un article en accès libre.

13.10.2025 à 08:00
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12.10.2025 à 08:00
Un philosophe chrétien face à “quatre mousquetaires” : Denis Moreau a lu le “Manifeste pour un nouvel athéisme”
Denis Moreau était en retraite dans un monastère quand nous lui avons adressé ce Manifeste pour un nouvel athéisme de quatre esprits brillants et polémiques qui mettent à l’index le renoncement des croyants à argumenter. Dans notre nouveau numéro, le philosophe chrétien, qui publie en cette rentrée Tous hérétiques ?, a accepté de les lire et de se faire l’avocat… de Dieu.
