06.05.2025 à 20:00
Maître colon sur un arbre perché…
« Quoi de plus innocent qu’un arbre ? “Grâce à votre contribution, un arbre a été planté.” Ou encore : “Nous avons reboisé 4 hectares de forêt grâce à votre soutien.” Qui ne se sentirait pas ragaillardi par un tel message, la conscience allégée du poids du pack de bouteilles en plastique tout juste chargé dans le coffre de la voiture ? Les arbres évoquent la vie, le renouveau, la bonne santé de la terre, la solidité. Lorsqu’ils brûlent, c’est donc tout un symbole qui part en fumée.
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Ainsi, les mégafeux qui ont touché Israël ces derniers jours ne sont pas de “simples” incendies. Pour le comprendre, il faut s’intéresser plus précisément au type d’arbres qui a été réduit en cendres.
Depuis la fin du mois dernier en Israël, une région a été particulièrement touchée par de gigantesques incendies : celle du Latroun, qui se situe à un point stratégique entre Jérusalem et Tel-Aviv, tout contre la Cisjordanie qu’elle borde à l’ouest. Rien d’étonnant à cela : le Latroun abrite surtout des parcs naturels et des forêts, réputés pour leurs sentiers de randonnées. Ces zones boisées ont toutefois la particularité de comporter très peu d’essences d’arbres (une seule principale, à vrai dire), et d’avoir une histoire très récente pour un paysage de ce type. Si l’on zoome sur Google Maps ou que l’on fait défiler les photos postées par les touristes ayant laissé un avis – oui, on peut même noter une forêt –, on reconnaît des pins à perte de vue… soit une espèce plutôt résistante et invasive, mais très vulnérable aux incendies. La “kryptonite” du pin, c’est sa résine : ces pins flambent d’autant plus vite qu’ils ne sont pas une espèce endémique dans la région, mais qu’ils ont été récemment plantés là afin d’empêcher que des populations déplacées ne se réinstallent. Bref, ces arbres sont tout sauf des merveilles de la nature.
Dès sa création en 1948, Israël a utilisé les arbres comme une sorte d’arme pacifique, d’abord destinée à définir une identité, puis à rendre les territoires occupés impropres au retour des populations palestiniennes qui en avaient été chassées – c’est le cas du Latroun, conquis par Israël après la guerre des Six Jours en 1967. Selon l’expression restée célèbre du premier ministre David Ben Gourion, il s’agissait alors de “faire fleurir le désert”, sous-entendant que ses précédents occupants avaient négligé de tirer des fruits de la terre, ou s’y étaient mal pris. Or ce n’est pas exactement le cas.
Les Palestiniens cultivaient notamment des oliviers parfois millénaires, qui ont été pour beaucoup, et ce encore jusqu’à aujourd’hui, méthodiquement arrachés – les photographes Adam Broomberg et Rafael Gonzalez tentent de recenser ces arbres menacés en leur tirant le portrait et en notant leurs coordonnées GPS. Pour les remplacer : essentiellement des pins et des eucalyptus. C’est notamment le Fonds national juif, fondé en 1901 par Theodor Herzl, et ses emblématique petites boîtes en métal bleues permettant de recueillir les dons de particuliers, qui s’est chargé de la reforestation. L’organisation se vante aujourd’hui d’avoir planté plus de 240 millions d’arbres en Israël. Mais elle a été récemment épinglée pour son soutien actif aux colonies illégales implantées en Cisjordanie. La guerre se joue donc aussi entre les branches.
On associe d’ordinaire colonialisme et destruction de la forêt, comme ce fut le cas en Amérique du Nord – Henry David Thoreau décrit bien ce processus encore à l’œuvre dans les forêts du Maine, qu’il traverse dans les années 1840-50 – ou au Brésil, en Amazonie. À chaque fois, il s’agit d’exploiter une ressource naturelle en rasant, sciant, élaguant, mais aussi de chasser des peuples autochtones qui embarrassent cet accaparement. En Israël, la démarche s’apparente davantage à du greenwashing avant l’heure. Mais contrairement au sens pris par l’expression aujourd’hui, qui signifie le fait de se donner une bonne conscience écologique à peu de frais, il s’agit littéralement d’un nettoyage de la terre par le vert : la forêt n’est pas ici conçue comme une ressource à exploiter, mais comme un nouvel écosystème qui permet d’en effacer un autre, grâce à la dynamique de tous ses processus biochimiques. Et si le (méga)feu passe par là ? Eh bien, il ne reste plus rien. »

06.05.2025 à 17:28
Simon Chevrier reçoit le Goncourt du premier roman pour “Photo sur demande”
Le jeune romancier Simon Chevrier vient de recevoir le prix Goncourt du premier roman pour Photo sur demande (Stock, 2025). Une autofiction où « le plaisir tient la main de la mort », qui avait marqué notre rédaction au point que nous l’avions jugée digne d’être notre « roman du mois » en février dernier. À l’occasion de cette consécration littéraire pour son auteur, nous vous invitons à (re)lire la chronique qu’en avait faite dans nos pages l’écrivain Arthur Dreyfus !

06.05.2025 à 15:58
Qu’est-ce qu’une paix juste ?
Face à l’empressement de l’Amérique de Donald Trump à pactiser avec Poutine en Ukraine, comme face aux offensives répétées de l’armée israélienne à Gaza, il n’est plus tant question de savoir ce qu’est une guerre juste, mais quel visage devrait prendre la paix… pour être juste.
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➤ Nicolas Tenaillon s’est tourné vers les philosophes, de Leibniz et Kant à Aron et Rawls pour leur poser cette question originale. Leurs réponses composent une série d’exigences fondamentales pour que la paix soit plus qu’un renoncement à combattre.
La guerre en Ukraine n’en finit plus. Pourtant, l’espoir d’un cessez-le-feu est bien là – mais les conditions du plan de paix proposé aujourd’hui par les États-Unis ne semblent satisfaire aucun des belligérants. Ce triste constat invite à nous interroger sur ce qu’est une paix juste. Or, paradoxalement, si les critères de la « guerre juste » ont pu être peu à peu établis d’abord par les théologiens (dont Thomas d’Aquin au XIIIe siècle) puis, plus rationnellement, par les juristes (depuis Grotius au XVIIe siècle), ceux de la paix juste paraissent beaucoup plus difficiles à définir. Difficiles mais pas impossibles, si l’on en croit quatre penseurs classiques qui ont tenté de faire de l’idéal de paix non plus une utopie… mais bien une réalité.
Leibniz : la compréhension mutuelle
Pour qu’une paix soit juste, il faut qu’elle soit durable. Mais le critère de durabilité peut masquer bien des injustices. En premier lieu celle de la soumission du vaincu par la peur, voire par son anéantissement. « Là où les romains ont semé la désolation, ils appellent cela la paix », disait Tacite dans Vie d’Agricola (98). La paix à n’importe quel prix n’aboutit qu’à « la paix des cimetières ». Il faut donc ajouter à la durabilité un autre critère : celui de la reconnaissance des droits du vaincu, ce qui implique qu’on comprenne ses revendications. Telle est la thèse de Leibniz pour qui c’est bien souvent le malentendu, l’incompréhension sinon de la langue du moins de la culture et des valeurs défendues par l’adversaire, qui mène à la guerre.
“La paix à n’importe quel prix n’aboutit qu’à ‘la paix des cimetières’”
Diplomate, envoyé en mission à Paris en janvier 1672 par l’électeur de Mayence pour convaincre Louis XIV de ne pas faire la guerre à l’Allemagne, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) croyait à la capacité des grands du monde à soumettre leur volonté particulière à la raison. Naïveté ? Non, car Leibniz voyait bien, comme il l’écrit dans son Codex diplomaticus (1693) que la paix n’est bien souvent que « la reprise du souffle entre deux gladiateurs ». Il ne prêchait pas le désarmement des nations qui doivent toujours se préparer à l’éventualité de la guerre. Mais il avait foi en l’harmonisation possible des différences parce que la raison est universellement partagée. Œuvrant avec acharnement pour la réconciliation des Églises protestante et catholiques, il rêvait d’une Europe unie, d’une langue sinon commune du moins d’une « caractéristique universelle » (ce pour quoi il avait travaillé à partir des idéogrammes chinois à la fabrication d’une machine capable de traduire toutes les langues) susceptible de rapprocher les peuples sans nier leur culture propre en rendant possible un dialogue sans ambiguïté entre les ennemis d’hier.
Kant : la constitution républicaine
Car c’est bien à cause de l’ambiguïté, du manque de transparence dans les intentions des ou de l’un des belligérants que l’avènement d’une paix juste est toujours retardé. Telle est la conviction d‘Emmanuel Kant (1724-1804) qui, un siècle après les réflexions de Leibniz, dès la première section de son opuscule Vers la paix perpétuelle (1795), pose comme une condition sine qua non de toute paix juste qu’« aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future ». Or c’est bien souvent le désir de conquête, difficilement avouable aujourd’hui, d’un pouvoir autoritaire qui motive le non-dit de la perpétuation de la guerre. Aussi Kant place-t-il moins dans le droit international que dans le droit constitutionnel son espoir de voir les nations tendre vers un état de paix toujours plus durable.
“Selon Kant, ‘aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future’”
Pour lui en effet, c’est le républicanisme qui à terme nous protégera des guerres et fera de la paix une paix perpétuelle. Pourquoi ? Parce que sous une constitution où le sujet n’est pas citoyen, la guerre ne dépend que de la volonté du souverain qui, ne manquant de rien, flatté par un corps diplomatique corrompu, peut la faire par plaisir ; tandis que dans un État républicain, le peuple hésite toujours à s’envoyer lui-même à la guerre. En République, où les débats sont ouverts et négociables, il n’y a plus de place pour le secret. Sous ce régime, les bellicistes ne peuvent avancer masquer. Kant croit ainsi que si les États deviennent des États de droit, on pourra dépasser la « politique de l’équilibre » voulue par les traités de Westphalie de 1648 pour mettre fin à la Guerre de Trente Ans, politique qui n’a fait qu’engendrer d’autres guerres. Il s’agit de viser une libre association des États - ce que Kant, visionnaire, appelle une « Société des nations » ou « fédération d’États libres » (« Föderalismus freier Staaten »), qui tendra progressivement vers un « règne du droit »… sachant que la paix perpétuelle n’est qu’un idéal de la raison, car il ne peut y avoir de constitution cosmopolitique parfaite.
Aron : une paix réaliste
Mais tout miser sur le républicanisme ne suffit pas, car le peuple, s’il est manipulé peut se tromper dans ses choix. La république de Weimar en fit l’amère expérience en 1933. Victime d’une paix humiliante, issue du traité de Versailles, les citoyens allemands, en élisant démocratiquement Hitler, optèrent pour le pire. Les drames du XXe siècle auront révélé que deux obstacles ruinent tout espoir de paix perpétuelle. D’abord, l’idéologie caractéristique des États totalitaires, qui empêche le pluralisme des pensées et réintroduit l’opacité dans l’exercice du pouvoir. Comme le dit Raymond Aron (1905-1983) dans Démocratie et Totalitarisme (1965), « le but du totalitarisme est d’unifier les hommes à travers une vérité unique, imposée par l’État ». Ensuite et corrélativement le nationalisme, le même Raymond Aron écrivant dans Paix et Guerre entre les nations (1962) : « Il n’y aura pas de paix perpétuelle tant que le monde sera divisé en nations jalouses de leur indépendance », toujours prêtes à en découdre pour prouver leur force, car diplomatie et stratégie sont inséparables.
“Pour Aron, ‘il n’y aura pas de paix perpétuelle tant que le monde sera divisé en nations jalouses de leur indépendance’”
S’agit-il alors de renoncer à l’idée même de paix juste ? Non pas – mais il faut distinguer, nous dit Aron, la « paix hégémonique », toujours injuste, et la « paix d’équilibre », qui peut être juste dans la mesure où elle reconnaît la légitimité d’existence aux nations dites « faibles ». Réaliste, ne se leurrant pas sur les possibilités du droit comme Kant, Aron soutient que « la paix n’est pas l’état naturel des relations internationales, elle est un équilibre instable ». En conséquence, « la paix juste n’est pas celle qui élimine la guerre pour toujours, mais celle qui rend la guerre moins probable, et moins totale ». À l’âge de la dissuasion nucléaire et des guerres non conventionnelles, Aron ira même jusqu’à dire dans Penser la guerre. Clausewitz. T. II, L’Âge planétaire (1976) que « pour sauver les hommes de leurs propres moyens de destruction, il a fallu “sauver ” les guerres » classiques. Tout se passe donc comme si la paix « juste » devait nécessairement composer, sporadiquement, avec des conflits armés qui témoignent paradoxalement de la vitalité des États.
Rawls : l’attractivité de la justice
Le réalisme prudentiel ne cède-t-il pas toutefois à un excès de pessimisme en justifiant la guerre sous prétexte qu’elle revient encore et toujours ? Aron lui-même se reprochait cet excès, et c’est pourquoi il aimait répéter le mot de Nicias rapporté par Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse (fin du Ve siècle av. J.-C.) : « Il n’est pas d’homme assez fou pour préférer la guerre à la paix, car dans la paix les enfants enterrent leurs parents, dans la guerre ce sont les parents qui enterrent leurs enfants ». Peut-être convient-il alors de penser la paix juste moins à partir de la guerre que de la justice elle-même. C’est là l’option choisie par le philosophe politique américain John Rawls (1921-2002), qui repose le problème de la définition de la paix juste dans Paix et Démocratie (1999) à partir de principes de justice qui peuvent être acceptés à la fois par les sociétés libérales et les sociétés non libérales, car « il serait déraisonnable d’exiger que toutes les sociétés deviennent des démocraties libérales pour qu’elles soient acceptables » autour d’une table de négociation.
“D’après Rawls, il faut penser la paix à partir de principes de justice – et des principes qui peuvent être acceptés à la fois par les sociétés libérales et les sociétés non libérales”
À mi-chemin entre le réalisme politique et les utopies cosmopolitiques, Rawls dessine ainsi une troisième voie. Il admet d’une part qu’on ne peut contracter une paix juste avec « les peuples hors-la-loi », qui violent systématiquement les droits de l’homme et ne cherchent que l’agression, de sorte que face à eux, la guerre est nécessaire – comme elle le fut contre, par exemple, l’État islamique (Daech). Mais, d’autre part, Rawls soutient que dans la plupart des cas, même les peuples qui ne vivent pas en régime démocratique sont raisonnables, car « l’idée de raison publique est une partie intégrante du Droit des Peuples », si bien que le contrat social peut être étendu à la Société des Peuples sans que cela soit vécu comme une perte d’identité. Le but de Rawls est d’échapper au reproche d’ethnocentrisme. Sa conception de la paix juste est analogue à celle qu’il avait développé dans son grand-œuvre Théorie de la justice (1971) pour la société américaine, société de migrants et donc plurielle. Il estimait alors que pour qu’une société soit juste, ses principes directifs doivent être choisis derrière un « voile d’ignorance » de sorte qu’ils profitent à tous et en particulier aux plus défavorisés. De même, Rawls croit que les peuples peuvent promouvoir ensemble un droit international consensuel et équitable : « Une paix juste ne peut être stable que si elle repose sur des institutions politiques légitimes, soutenues par un consensus public ». À ses yeux, les différences religieuses, politiques, économiques ne sont pas telles qu’elles rendent inacceptables pour l’une des parties de reconnaître comme légitimes : le respect mutuel, la non-agression ou le devoir d’assistance aux peuples en détresse. Ce que défend Rawls, c’est au fond la conviction que la justice étant une valeur universelle alors que la force est toujours relative, la raison humaine oblige moralement à promouvoir celle-ci plutôt que de s’en tenir à celle-là.
Il apparaît ainsi que la paix juste repose sur des critères nuancés comme la durabilité mais pas la perpétuité, l’avènement majoritaire des États de droit mais non l’imposition d’un seul modèle constitutionnel, la reconnaissance des différences nationales et non l’établissement d’un État mondial, la promotion morale de la justice et non la légitimation politique de la force.

06.05.2025 à 12:35
“Banal Gens” : pourquoi sommes-nous souvent des caricatures de nous-mêmes ?
« Banal Gens » est un compte Instagram qui montre des galeries de personnages types. Si cet humour fonctionne, n’est-ce pas un peu parce que nous prenons parfois un malin plaisir à être nous-mêmes des clichés ? Décryptage avec Erving Goffman.
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Personne n’échappe à sa caricature…
« C’est pas pour moi c’est pour un ami ! » , jubile un jeune homme tout sourire, en faisant un clin d’œil appuyé. Voici un exemple de ce que propose le compte Instagram humoristique assez particulier « Banal Gens ». La page se présente comme une galerie de photos d’individus aux visages ultra expressifs. Chaque cliché est accompagné de la phrase type : celle que la personne aurait pu prononcer au regard de son expression et de son accoutrement.
Avec ses quelque 130 000 abonnés, le compte Instagram en vogue joue sur un présupposé simple : l’habit fait le moine. En société et dans la vie de tous les jours, nous sommes souvent très prévisibles. Il suffit parfois de scruter les vêtements et la mine de quelqu’un pour s’amuser à deviner ce qu’il va à peu près penser ou dire concernant un sujet donné, mais aussi pour anticiper la manière dont il peut réagir. « Miiince, fallait rien dire ? Que je peux être gaffeuse ! », s’exclame par exemple une femme avec de grands yeux écarquillés, un visage crispé et un petit col étriqué de chemise à carreaux, tandis qu’un quadragénaire à polo rayé bleu qui fixe l’objectif d’un air goguenard demande : « Et ça, c’est nos impôts ? » On imagine sans peine les voix qui vont avec.
“Il suffit parfois de scruter les vêtements et la mine de quelqu’un pour s’amuser à deviner ce qu’il va à peu près penser ou dire, mais aussi pour anticiper la manière dont il peut réagir”
Très souvent, la page Instagram tape juste. Les phrases types, celles que l’on formule sans s’en rendre compte, sont restituées avec une précision qui laisse admiratif. On a l’impression que celui qui est à l’origine de ce compte se promène dans les rues avec un petit carnet, pour saisir au vol les bribes de phrases issues de situations banales, prononcées par des personnes de tous horizons et en des lieux variés – telle cette jeune femme apparemment en pleine nature qui demande avec un air à la fois préoccupé et bienveillant : « C’est quand la dernière fois que tu t’es vraiment écoutée ? » Cette façon de décoder les petites phrases de la vie quotidienne s’inspire des codes humoristiques en vogue dans les scènes de stand-up. Mais il peut aussi trouver ses racines dans des courants beaucoup plus anciens : celui des moralistes du XVIIe siècle comme La Bruyère, auteur des célèbres Caractères (1688), ou Saint-Simon, qui dans ses Mémoires (posth., 1829) brosse le portrait des personnages de la cour de Louis XIV. Écrivains et humoristes excellent dans l’art de repérer les traits distinctifs, les mimiques et les petites obsessions propres aux différents milieux sociaux.
Le plaisir du jeu
La méthode a certes quelque chose de moralement périlleux, dans la mesure où elle vise les stéréotypes qui, par définition, tendent à essentialiser les individus en fonction de leurs attributs extérieurs. L’idée est de réduire les personnalités à un aspect saillant : de mettre littéralement chacun dans une petite case bien carrée.
Mais quand il est bien exécuté, cet humour va au-delà du simple cliché imposé par un regard extérieur. Il ne vise pas tant à réduire les individus à leur apparence qu’à montrer leur propension à jouer avec leur propre image. Et pour cause – nous sommes tous parfois des personnages analogues au « garçon de café » forgé par Sartre dans L’Être et le Néant (1943), qui effectue son rôle de serveur avec un « empressement » et une « sollicitude » très appuyés. Le philosophe vise en l’occurrence à dépeindre ceux qui endossent leur fonction sociale à fond. Pendant un temps donné – en l’occurrence, celui du service –, ils se fondent totalement dans leur rôle, en s’adonnant à une chorégraphie précise et clairement reconnaissable. Il y a « la danse de l’épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur », énumère Sartre. Ce sont ces diverses parades que cette page internet de « caractères » donne à voir avec particulièrement d’acuité (voir par exemple la phrase type de cette illustratrice).
“Si cet humour fonctionne aussi bien, c’est aussi parce qu’il existe autant chez les autres que chez soi-même une forme de jubilation née du repérage des rôles sociaux caricaturaux”
Loin d’être uniquement stigmatisante, cette sensation de jouer un rôle peut être très plaisante. Si un tel humour caractéristique des conversations entre amis, des réseaux sociaux et des scènes de stand-up fonctionne aussi bien, c’est aussi parce qu’il existe autant chez les autres que chez soi-même une forme de jubilation née du repérage des rôles sociaux caricaturaux. Autrement dit, on se complaît parfois à endosser l’idéal qui correspond à l’image que l’on renvoie : la superstitieuse, la fashion victim, le bon-vivant, celui qui tente des blagues… Ces différents rôles ne caractérisent pas l’identité profonde des individus, mais leur rôle, ce à quoi ils jouent quand ils sont inscrits dans une situation sociale déterminée. Cette métaphore du « jeu » est employée par le sociologue américano-canadien Erving Goffman (1922-1982), qui estime que l’ensemble de nos relations sociales sont régies par la théâtralité. À chaque fois que nous prenons la parole, dans les moindres instants de nos relations au public, nous faisons selon lui « une scène » : avec « un décor » et un ensemble de « répliques » (La Mise en scène de la vie quotidienne, I). Ces répliques, qui ont parfois un côté embarrassant, sont savoureusement illustrées par le compte Instagram : « Bonjour ? Bonsoir ? On sait plus haha. Avec les jours qui se rallongent haha », déclare par exemple cet homme – sans doute un voisin – vêtu d’un gilet gris. À cet instant précis, il n’est pas le voisin de palier : il joue à l’être, il l’incarne, il endosse pleinement ce rôle. Il n’est pas un simple voisin : il est l’idée même du voisin, sa version la plus absolue.
Nous pouvons donc quelquefois avoir conscience du cliché que l’on véhicule, et en jouer avec plaisir : cela vaut aussi pour le « bobo » de service en plein brunch, le « beauf » auto-revendiqué qui force le trait sur la blague lourde… Ce plaisir relève de la joie du jeu, mais aussi d’un certain goût pour le zèle. Goffman évoque par exemple le « plombier myope », qui prend soin de cacher ses lunettes pour correspondre à l’image supposée que l’on peut se faire de l’artisan. Il s’agit bien de créer les conditions de réalisation d’une image d’Épinal, capable de convaincre autrui que nous sommes exactement ce à a quoi l’on ressemble (ou l’inverse). Il y a selon le sociologue un certain plaisir à réussir son interaction sociale, en créant une « congruence » parfaite entre notre performance sociale réelle, et celle qui était supposée par notre interlocuteur.
Comment l’habit forge le moine
Jouer un rôle social déterminé peut paraître un peu réducteur, hypocrite, voire ennuyeux… Mais dans la plus grande partie de notre quotidien, nous avons besoin de nous raccrocher à certains rôles préétablis, habituels. Pour reprendre le vocabulaire de Goffman, nous disposons en tant qu’acteur sociaux d’un « répertoire » forcément limité. Au fil de nos interactions, nous avons par exemple appris à endosser un ensemble d’émotions commodes telles que « la modestie », « la déférence » ou encore « l’indignation vertueuse », susceptibles d’être appliquées dans une grande diversité de situations dans lesquelles elles sont attendues. Bref : ce n’est pas si difficile de nous conformer à nos différents rôles, car nous y sommes entraînés. Nous disposons également tous d’une palette de répliques « cultes », d’expressions ou d’anecdotes que l’on se (com)plaît à réutiliser le plus souvent possible.
“Le sociologue Erving Goffman estime que l’ensemble de nos relations sociales sont régies par la théâtralité”
Dans les interactions de la vie quotidienne, cette tendance que nous avons à être des clichés de nous-mêmes est un principe fédérateur. À rebours des injonctions à surprendre, à étonner, à sortir de sa zone de confort, le cliché peut avoir un effet rassurant et réconfortant. Le compte Instagram « Banal Gens » est à ce titre la confirmation d’une intuition très goffmanienne : la vie ordinaire est comme un gigantesque théâtre, un theatrum mundi dans lequel chacun endosse une série de rôles relativement connus et facilement repérables. Il n’y a pas besoin de vivre des moments exceptionnels pour faire l’expérience d’une véritable « scène » avec ses paroles habituelles et ses didascalies : le boulanger ou la discussion de comptoir suffisent. Le tissu serré des relations quotidiennes regorge de saynètes plus ou moins prévisibles qui contribuent à coder et à consolider les liens… autant qu’à ravir les observateurs amusés du monde social. Loin d’être soporifique, la banalité ainsi considérée devient un délectable terrain de jeu.

06.05.2025 à 08:00
Qu'apprend-on de ses erreurs ? Témoignages commentés par Charles Pépin
Décisions regrettables, moments d’égarement… Nos cinq témoins racontent ce que leurs erreurs, professionnelles comme personnelles, leur ont appris sur eux-mêmes. Dans notre nouveau numéro, Charles Pépin, auteur de Vivre avec son passé, éclaire le potentiel transformateur de ces parcours semés d’embûches.
