07.05.2025 à 16:00
hschlegel
Soupçonné d’avoir assassiné sa femme et ses quatre enfants en 2011 dans leur maison à Nantes, Xavier Dupont de Ligonnès reste depuis introuvable. Psychiatre expert auprès des tribunaux, Daniel Zagury consacre au personnage et à la fascination dont il est l’objet une passionnante « enquête psychique », L’Énigme publique n°1 (Éditions du Seuil, 2025). Où l’on découvre que Dupont de Ligonnès était habité par une croyance apocalyptique et une religion nouvelle, sans doute à l’origine de son crime. Le psychiatre nous explique le sens de sa démarche.
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Nous rappelons qu’en l’absence de toute condamnation judiciaire, Xavier Dupont de Ligonnès reste présumé innocent aux yeux de la loi, et que tous les développements présentés ici comme dans le livre ne sont que des hypothèses.
Vous présentez votre livre comme une “enquête psychique”. Faut-il entendre par là quelque chose comme un intermédiaire entre une enquête policière et un travail de psychiatre ?
Daniel Zagury : Oui ! C’est même le titre que j’avais d’abord pensé donner au livre : Enquête psychique. L’enquête psychique, c’est le travail que j’ai mené et qui se situe précisément là où devrait commencer l’enquête à la fin du format habituel des « true crimes » qu’on voit partout à la télévision en deuxième partie de soirée – soit dit en passant, cette fascination pour le crime est par ailleurs absolument sidérante, mais c’est un autre sujet. Or faire cela, ce serait traiter la réalité des faits comme on traite la fiction télévisuelle. Et donc, pour le dire de manière très prosaïque, il s’est agi pour moi de déterminer ce qu’il s’est passé dans la tête du criminel, de comprendre l’homme et son fonctionnement. Alors bien sûr, je peux me tromper sur des dates, sur l’importance à accorder à tel ou tel événement… Mais ce qui est le plus important est la cinétique, autrement dit le mouvement, le parcours mental, le cheminement intérieur qui a conduit jusqu’au passage à l’acte. C’est un travail qui permet de sortir de la perception commune et d’éviter ce qu’on dit tout le temps sur le monstre et sur la banalité du mal. C’est un travail de dé-fascination.
“Un peu comme ‘Jack l’éventreur’ fait l’objet d’innombrables spéculations de l’autre côté de la Manche depuis un siècle, ‘XDDL’ semble destiné à devenir notre énigme nationale” Daniel Zagury
Justement, le personnage de Xavier Dupont de Ligonnès fascine le public…
Quand j’ai commencé à dire autour de moi que je préparais un livre sur lui, une seule et unique question ne cessait de revenir : « Alors, il est vivant ou il est mort ? » Les gens ne semblaient avoir que cette interrogation à la bouche, sur sa survie ou sa mort. Je vous avoue que ça m’exaspérait car, de mon côté, c’était autre chose qui m’intéressait : je voulais savoir qui il était, quelle était sa personnalité et quel était son cheminement, autrement dit, pourquoi il avait fait cela. Mais j’ai dû me résoudre à voir à quel point ce criminel fascinait, alors qu’il était censé inspirer des sentiments d’horreur comme pour tant d’autre criminels. Pourquoi n’est-il pas l’« ennemi public n° 1 » ? D’où le titre qui a finalement été retenu, L’Énigme publique n°1. Un peu à la manière dont « Jack l’éventreur » fait l’objet d’innombrables spéculations de l’autre côté de la Manche depuis un siècle, Dupont de Ligonnès semble destiné à devenir notre énigme nationale, au cœur d’interrogations partagées par tout un chacun, avec différents groupes internet qui se forment, échangent des informations, etc. On l’a quand même reconnu près de 2 000 fois dans le monde !
Très récemment encore, un blogueur people dont le pseudonyme est “Aqababe” a prétendu vouloir mettre sa notoriété et ses réseaux au service d’une “traque numérique”, qui a conduit certains à croire l’avoir retrouvé à Malte ou en Asie…
Comme c’est une tâche aveugle, on peut dire et penser absolument ce qu’on veut, c’est extraordinaire. Et à force de se demander où il est, comme il est nulle part, on finit par le voir partout ! L’histoire la plus sidérante reste quand même celle du malheureux Guy Joao, arrêté à Glasgow en 2019, alors que ce pauvre homme n’avait aucune caractéristique physique commune avec Dupont de Ligonnès. Voilà qui témoigne d’une forme de véritable folie collective… Il n’est guère étonnant que cet épisode s’apprête à faire l’objet d’une adaptation cinématographique sous forme de comédie par Gérard Jugnot ! D’une manière plus générale, il faut reconnaître que Dupont de Ligonnès occupe une place très singulière dans ce qu’on peut appeler « l’inconscient collectif » : je dirais que c’est celle de « l’attendu ». C’est une place religieuse, bien sûr, mais aussi profane. Et même si ce n’est certes ni l’attente du retour de l’amoureux, ni celle du fils prodigue, ni non plus celle d’Ulysse après un long voyage, en même temps, c’est pourtant un peu de tout cela.
“Dupont de Ligonnès occupe une place très singulière dans ce qu’on peut appeler ‘l’inconscient collectif’ : celle de ‘l’attendu’. C’est une place religieuse, bien sûr, mais aussi profane” Daniel Zagury
Votre sujet est donc double : en même temps que vous vous intéressez à la psychologie de Xavier Dupont de Ligonnès, vous étudiez celle de nos concitoyens.
Il me semble impossible de dissocier la réaction collective du personnage de l’affaire. Je pense qu’il n’y a pas de honte à s’intéresser aux faits de société à partir du moment où ils offrent l’occasion d’élucider une affaire mais aussi de réfléchir. Chacun est amené à se demander : est-ce que ça pourrait m’arriver à moi ou pas ? Les crimes sont souvent associés à l’idée d’une monstruosité ou d’une maladie mentale. Ils interpellent les consciences, avec des allers-retours, puisque chacun tantôt se sent confusément attiré comme si ces histoires le concernaient personnellement, tantôt considère qu’elles sont exclusivement le fait de fous et de monstres. Dans le cas de Dupont de Ligonnès, nous nous retrouvons dans l’incapacité de nous identifier, ou de nous représenter nous-mêmes en train de massacrer notre famille. Mais il faut bien comprendre la distance considérable qui sépare notre perception du crime – à savoir donc, une horreur inimaginable – et ce qui s’est passé dans la tête de « XDDL ». Ce crime est un massacre familial qui nous répugne et qui rend impossible toute identification : je vous défie de faire l’effort psychique, vous n’y arriverez pas ! Mais lui a, très probablement, pensé commettre un acte sublime de sacrifice, de ce qu’il avait de plus cher, au divin. Les gens sentent que ce qui l’animait était un mélange de désespoir et de mysticisme.
Revenons plus en détail sur les étapes de ce cheminement emprunté par “XDDL” pour en arriver là.
L’une des idées du livre est que se croire prédestiné vous empêche de vous forger un destin. C’est ce qui s’est passé pour Dupont de Ligonnès, qui a longtemps cru en son caractère prédestiné : jusqu’à l’âge de 35 ans, il a cru les prédications de sa mère, c’est-à-dire qu’il a cru que l’Apocalypse allait avoir lieu et qu’il ferait partie des élus. À quoi bon faire des études et travailler ? Il suffisait d’attendre. D’attendre jusqu’en 1995 plus précisément, où iI réunit quelques personnes pour la venue de cette Apocalypse… sauf qu’elle n’a pas lieu. Et l’ironie est que l’Apocalypse qui ne s’est pas produite produisit chez lui un effondrement. Car il s’est aperçu que le système de maman ne fonctionnait pas. Les gens peinent à comprendre et se demandent s’il est stupide ou fou. Mais ce n’est ni l’un ni l’autre, il y a simplement « cru ». Or la croyance est un phénomène terrible, très puissant, capable de tout contrebalancer. La croyance est beaucoup plus dangereuse que le délire, car le délire peut se soigner et devenir moins prégnant, moins envahissant, mais la croyance ? Allez donc expliquer à un « platiste » que la Terre n’est pas plate, c’est peine perdue !
“La croyance est beaucoup plus dangereuse que le délire, car le délire peut se soigner et devenir moins prégnant, moins envahissant. Mais avec la croyance, c’est peine perdue” Daniel Zagury
Y a-t-il cru jusqu’au bout ?
Probablement a-t-il mené un certain travail critique, de manière souterraine : d’ailleurs, il affirme dans l’un de ses messages que l’on ne passe pas d’un seul coup de l’ombre à la lumière. Mais ce renoncement aux croyances maternelles qui l’ont fondé n’en représente pas moins une sorte de déflagration brutale dans le cours de sa vie. Suite à cela, il se déclare incroyant… tout en passant son temps sur des sites catholiques – ce qui donne un aperçu de la complexité du personnage. Il se prend même pour un savant sur ces sites, adoptant la posture d’une sorte de théologien qui se croit autorisé à faire la leçon à tout le monde. Il prétend avoir perdu la foi et en même temps ne l’avoir jamais eue. Au lieu de douter, il s’est contenté de gober ce que lui disait sa mère ; mais il prétend en même temps ne pas lui en vouloir, considérant qu’elle s’est toujours montrée sincère. Il entre alors dans une sorte de foi déchirée, incapable de vivre sans Dieu mais incapable de vivre avec.
Il s’invente une nouvelle religion ?
À cet égard, on peut le comparer avec sa femme, qui a également perdu la foi en la doctrine de sa belle-mère mais qui s’est banalement fondue dans le moule du catholicisme versaillais en allant à la messe, etc. : elle vivait une religion de partage, conformément à l’étymologie du terme religion qui signifie « relier ». Lui, au contraire, a développé une religion très personnelle, car au fond, il ne pouvait ni croire comme les autres ni ne plus croire. Son déchirement est une sorte d’échec spirituel qui s’ajoute aux autres échecs qu’il a rencontrés, tant sur le plan professionnel que sur le plan amoureux. Son histoire s’apparente à celle d’une véritable tragédie grecque avec cette lente dégringolade, cette longue descente aux enfers où il va d’échec en échec. Il finit par être poursuivi par les huissiers, avec le risque de mettre sa famille sur le carreau… On a l’impression de quelque chose d’inéluctable, même si cette impression est une illusion rétrospective, formulée après coup. L’élément déclencheur qui aurait rendu l’acte inéluctable reste difficile à déterminer : est-ce la mort du père, qui constitue une sorte de second abandon ? Est-ce le suicide d’un grand ami de la famille, qui « abandonne » ainsi les siens, ce qui lui vaut d’être qualifié de « lâche » par Dupont de Ligonnès lui-même ?
“L’histoire de ‘XDDL’ s’apparente à celle d’une véritable tragédie grecque, avec cette lente dégringolade, cette longue descente aux enfers où il va d’échec en échec” Daniel Zagury
Mais alors pourquoi ce crime ?
L’un des fils conducteurs est ce que j’appelle le « clivage » de Dupont de Ligonnès et qui constitue sa grande singularité clinique : d’un côté, Xavier est un petit garçon dans l’univers religieux de sa mère, avec ce qu’il appelle « le catéchisme à l’ancienne » et la perspective de l’Apocalypse et du châtiment divin, tandis que d’un autre côté, il se montre bel homme, souriant, avec ses lunettes Ray-Ban et son goût pour les grosses voitures américaines. On retrouve constamment chez lui cette dualité, sans jamais de conflit puisque ces deux univers parallèles semblent ne jamais se rencontrer. Certes ce « Monsieur-Tout-va-bien » a quelques éclairs de lucidité, notamment la nuit quand il se réveille en sueur avec des cauchemars, mais qui sont très rapidement étouffés. En revanche, dans les derniers moments de sa vie, je pense qu’il a résolu l’équation et qu’il a vécu des moments bien plus apaisés. Au bout du rouleau, ne pouvant plus vivre ainsi, il a enfin trouvé une solution « rationnelle », si je peux dire.
La justification logique de son crime ?
Il pense au suicide, mais cela ne le satisfait pas car le suicide n’est pas chrétien et équivaudrait à un abandon des siens. La solution qu’il a trouvée était de mourir tous ensemble, en donnant le sens de sacrifice à cette mort collective. Il a dû pour cela « désymboliser » totalement l’idée de sacrifice : il n’a pas pensé massacrer les siens mais les offrir à Dieu. Et « Dieu ne refuse pas les sacrifices », comme il l’écrit lui-même (certes, Dieu ne les demande pas mais Il ne les refuse pas). C’est ce que j’appelle « le travail psychique du crime », tel qu’on le retrouve également chez les tueurs en série et les génocidaires. Comment les criminels s’auto-entraînent-ils à supprimer tous les obstacles, à effacer la culpabilité et à inverser le bien et le mal ? D’après mon expérience, les crimes sont toujours commis au nom d’une certaine idée du Bien (à l’exception de quelques rares satanistes), du Juste, du Vrai, etc. Une fois son projet arrêté, Dupont de Ligonnès l’a accompli sans aucun état d’âme et avec au contraire le sentiment de l’action sublime. C’est un acte « religieux » – au sens de sa conception très personnelle de la religion, bien sûr. Il y a une identification christique, et ses derniers messages portent sur la généalogie du Christ : lui aussi allait être sans descendance.
“‘XDDL’ n’a sans doute pas pensé massacrer les siens mais les offrir à Dieu” Daniel Zagury
N’est-ce pas également le cas de ceux qui attendent de le voir resurgir, c’est-à-dire ressusciter ?
Absolument ! C’est sans doute honteux et scandaleux – attention, je précise bien que je parle de ce qu’il y a dans sa tête à lui, pas dans la mienne –, mais : il y a une dimension christique dans son acte. On comprend mieux qu’après avoir massacré à bout portant, il puisse appeler sa sœur pour lui raconter qu’ils ont passé un bon moment au cinéma. Il a pris énormément de recul parce qu’il sait qu’il a fait ce qu’il devait faire, en transformant une vie de cauchemar en un acte sublime et grandiose. Il n’est déjà plus là-dedans, il n’est déjà plus sur terre.
C’est votre réponse à ceux qui se demandent encore où il se trouve ?
Non, il n’est plus sur terre. Penser qu’il aurait disparu depuis 14 ans sans donner le moindre signe de vie me semble totalement improbable, quand on connaît la force des liens qui l’unissaient au reste de sa famille. Et il faut dégonfler cette baudruche que nous avons nous-mêmes créée.
L’Énigme publique n°1. Xavier Dupont de Ligonnès, de Daniel Zagury, paraît le 9 mai 2025 aux Éditions du Seuil. 176 p., 17,50€, disponible ici.
Une rencontre publique avec Daniel Zagury se tiendra jeudi 22 mai à 19h30 à la librairie Millepages de Vincennes (94). Gratuit et ouvert à tous dans la limite des places disponibles.
mai 202507.05.2025 à 10:00
nfoiry
Il n'est pas indispensable d'être philosophe pour devenir jardinier, ni d'être jardinier pour devenir philosophe, mais la tradition philosophique a toujours lié l'un à l'autre. Alors que le nouveau hors-série de Philosophie magazine consacré à l’art du jardin sort aujourd’hui chez votre marchand de journaux, nous vous proposons de découvrir le très beau dialogue entre le jardinier-paysagiste engagé Gilles Clément et le philosophe Gilles Tiberghien, spécialiste du Land Art.
mai 202507.05.2025 à 08:00
nfoiry
Les chefs d’État du G7 dépassés par une situation de crise, une situation convenue ? Sauf qu’avec Rumours, nuit blanche au sommet, le long métrage de Guy Maddin et Evan et Galen Johnson à retrouver dès aujourd'hui au cinéma, c'est le fantastique, voire l'horreur, qui s'invite à la table des négociations. Une satire jubilatoire et surréaliste du pouvoir – et de ses limites – que vous présente Cédric Enjalbert dans notre nouveau numéro, à retrouver également chez votre marchand de journaux.
mai 202506.05.2025 à 20:00
hschlegel
« Quoi de plus innocent qu’un arbre ? “Grâce à votre contribution, un arbre a été planté.” Ou encore : “Nous avons reboisé 4 hectares de forêt grâce à votre soutien.” Qui ne se sentirait pas ragaillardi par un tel message, la conscience allégée du poids du pack de bouteilles en plastique tout juste chargé dans le coffre de la voiture ? Les arbres évoquent la vie, le renouveau, la bonne santé de la terre, la solidité. Lorsqu’ils brûlent, c’est donc tout un symbole qui part en fumée.
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Ainsi, les mégafeux qui ont touché Israël ces derniers jours ne sont pas de “simples” incendies. Pour le comprendre, il faut s’intéresser plus précisément au type d’arbres qui a été réduit en cendres.
Depuis la fin du mois dernier en Israël, une région a été particulièrement touchée par de gigantesques incendies : celle du Latroun, qui se situe à un point stratégique entre Jérusalem et Tel-Aviv, tout contre la Cisjordanie qu’elle borde à l’ouest. Rien d’étonnant à cela : le Latroun abrite surtout des parcs naturels et des forêts, réputés pour leurs sentiers de randonnées. Ces zones boisées ont toutefois la particularité de comporter très peu d’essences d’arbres (une seule principale, à vrai dire), et d’avoir une histoire très récente pour un paysage de ce type. Si l’on zoome sur Google Maps ou que l’on fait défiler les photos postées par les touristes ayant laissé un avis – oui, on peut même noter une forêt –, on reconnaît des pins à perte de vue… soit une espèce plutôt résistante et invasive, mais très vulnérable aux incendies. La “kryptonite” du pin, c’est sa résine : ces pins flambent d’autant plus vite qu’ils ne sont pas une espèce endémique dans la région, mais qu’ils ont été récemment plantés là afin d’empêcher que des populations déplacées ne se réinstallent. Bref, ces arbres sont tout sauf des merveilles de la nature.
Dès sa création en 1948, Israël a utilisé les arbres comme une sorte d’arme pacifique, d’abord destinée à définir une identité, puis à rendre les territoires occupés impropres au retour des populations palestiniennes qui en avaient été chassées – c’est le cas du Latroun, conquis par Israël après la guerre des Six Jours en 1967. Selon l’expression restée célèbre du premier ministre David Ben Gourion, il s’agissait alors de “faire fleurir le désert”, sous-entendant que ses précédents occupants avaient négligé de tirer des fruits de la terre, ou s’y étaient mal pris. Or ce n’est pas exactement le cas.
Les Palestiniens cultivaient notamment des oliviers parfois millénaires, qui ont été pour beaucoup, et ce encore jusqu’à aujourd’hui, méthodiquement arrachés – les photographes Adam Broomberg et Rafael Gonzalez tentent de recenser ces arbres menacés en leur tirant le portrait et en notant leurs coordonnées GPS. Pour les remplacer : essentiellement des pins et des eucalyptus. C’est notamment le Fonds national juif, fondé en 1901 par Theodor Herzl, et ses emblématique petites boîtes en métal bleues permettant de recueillir les dons de particuliers, qui s’est chargé de la reforestation. L’organisation se vante aujourd’hui d’avoir planté plus de 240 millions d’arbres en Israël. Mais elle a été récemment épinglée pour son soutien actif aux colonies illégales implantées en Cisjordanie. La guerre se joue donc aussi entre les branches.
On associe d’ordinaire colonialisme et destruction de la forêt, comme ce fut le cas en Amérique du Nord – Henry David Thoreau décrit bien ce processus encore à l’œuvre dans les forêts du Maine, qu’il traverse dans les années 1840-50 – ou au Brésil, en Amazonie. À chaque fois, il s’agit d’exploiter une ressource naturelle en rasant, sciant, élaguant, mais aussi de chasser des peuples autochtones qui embarrassent cet accaparement. En Israël, la démarche s’apparente davantage à du greenwashing avant l’heure. Mais contrairement au sens pris par l’expression aujourd’hui, qui signifie le fait de se donner une bonne conscience écologique à peu de frais, il s’agit littéralement d’un nettoyage de la terre par le vert : la forêt n’est pas ici conçue comme une ressource à exploiter, mais comme un nouvel écosystème qui permet d’en effacer un autre, grâce à la dynamique de tous ses processus biochimiques. Et si le (méga)feu passe par là ? Eh bien, il ne reste plus rien. »
mai 202506.05.2025 à 17:28
hschlegel
Le jeune romancier Simon Chevrier vient de recevoir le prix Goncourt du premier roman pour Photo sur demande (Stock, 2025). Une autofiction où « le plaisir tient la main de la mort », qui avait marqué notre rédaction au point que nous l’avions jugée digne d’être notre « roman du mois » en février dernier. À l’occasion de cette consécration littéraire pour son auteur, nous vous invitons à (re)lire la chronique qu’en avait faite dans nos pages l’écrivain Arthur Dreyfus !
mai 202506.05.2025 à 15:58
hschlegel
Face à l’empressement de l’Amérique de Donald Trump à pactiser avec Poutine en Ukraine, comme face aux offensives répétées de l’armée israélienne à Gaza, il n’est plus tant question de savoir ce qu’est une guerre juste, mais quel visage devrait prendre la paix… pour être juste.
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➤ Nicolas Tenaillon s’est tourné vers les philosophes, de Leibniz et Kant à Aron et Rawls pour leur poser cette question originale. Leurs réponses composent une série d’exigences fondamentales pour que la paix soit plus qu’un renoncement à combattre.
La guerre en Ukraine n’en finit plus. Pourtant, l’espoir d’un cessez-le-feu est bien là – mais les conditions du plan de paix proposé aujourd’hui par les États-Unis ne semblent satisfaire aucun des belligérants. Ce triste constat invite à nous interroger sur ce qu’est une paix juste. Or, paradoxalement, si les critères de la « guerre juste » ont pu être peu à peu établis d’abord par les théologiens (dont Thomas d’Aquin au XIIIe siècle) puis, plus rationnellement, par les juristes (depuis Grotius au XVIIe siècle), ceux de la paix juste paraissent beaucoup plus difficiles à définir. Difficiles mais pas impossibles, si l’on en croit quatre penseurs classiques qui ont tenté de faire de l’idéal de paix non plus une utopie… mais bien une réalité.
Leibniz : la compréhension mutuellePour qu’une paix soit juste, il faut qu’elle soit durable. Mais le critère de durabilité peut masquer bien des injustices. En premier lieu celle de la soumission du vaincu par la peur, voire par son anéantissement. « Là où les romains ont semé la désolation, ils appellent cela la paix », disait Tacite dans Vie d’Agricola (98). La paix à n’importe quel prix n’aboutit qu’à « la paix des cimetières ». Il faut donc ajouter à la durabilité un autre critère : celui de la reconnaissance des droits du vaincu, ce qui implique qu’on comprenne ses revendications. Telle est la thèse de Leibniz pour qui c’est bien souvent le malentendu, l’incompréhension sinon de la langue du moins de la culture et des valeurs défendues par l’adversaire, qui mène à la guerre.
“La paix à n’importe quel prix n’aboutit qu’à ‘la paix des cimetières’”
Diplomate, envoyé en mission à Paris en janvier 1672 par l’électeur de Mayence pour convaincre Louis XIV de ne pas faire la guerre à l’Allemagne, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) croyait à la capacité des grands du monde à soumettre leur volonté particulière à la raison. Naïveté ? Non, car Leibniz voyait bien, comme il l’écrit dans son Codex diplomaticus (1693) que la paix n’est bien souvent que « la reprise du souffle entre deux gladiateurs ». Il ne prêchait pas le désarmement des nations qui doivent toujours se préparer à l’éventualité de la guerre. Mais il avait foi en l’harmonisation possible des différences parce que la raison est universellement partagée. Œuvrant avec acharnement pour la réconciliation des Églises protestante et catholiques, il rêvait d’une Europe unie, d’une langue sinon commune du moins d’une « caractéristique universelle » (ce pour quoi il avait travaillé à partir des idéogrammes chinois à la fabrication d’une machine capable de traduire toutes les langues) susceptible de rapprocher les peuples sans nier leur culture propre en rendant possible un dialogue sans ambiguïté entre les ennemis d’hier.
Kant : la constitution républicaineCar c’est bien à cause de l’ambiguïté, du manque de transparence dans les intentions des ou de l’un des belligérants que l’avènement d’une paix juste est toujours retardé. Telle est la conviction d‘Emmanuel Kant (1724-1804) qui, un siècle après les réflexions de Leibniz, dès la première section de son opuscule Vers la paix perpétuelle (1795), pose comme une condition sine qua non de toute paix juste qu’« aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future ». Or c’est bien souvent le désir de conquête, difficilement avouable aujourd’hui, d’un pouvoir autoritaire qui motive le non-dit de la perpétuation de la guerre. Aussi Kant place-t-il moins dans le droit international que dans le droit constitutionnel son espoir de voir les nations tendre vers un état de paix toujours plus durable.
“Selon Kant, ‘aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future’”
Pour lui en effet, c’est le républicanisme qui à terme nous protégera des guerres et fera de la paix une paix perpétuelle. Pourquoi ? Parce que sous une constitution où le sujet n’est pas citoyen, la guerre ne dépend que de la volonté du souverain qui, ne manquant de rien, flatté par un corps diplomatique corrompu, peut la faire par plaisir ; tandis que dans un État républicain, le peuple hésite toujours à s’envoyer lui-même à la guerre. En République, où les débats sont ouverts et négociables, il n’y a plus de place pour le secret. Sous ce régime, les bellicistes ne peuvent avancer masquer. Kant croit ainsi que si les États deviennent des États de droit, on pourra dépasser la « politique de l’équilibre » voulue par les traités de Westphalie de 1648 pour mettre fin à la Guerre de Trente Ans, politique qui n’a fait qu’engendrer d’autres guerres. Il s’agit de viser une libre association des États - ce que Kant, visionnaire, appelle une « Société des nations » ou « fédération d’États libres » (« Föderalismus freier Staaten »), qui tendra progressivement vers un « règne du droit »… sachant que la paix perpétuelle n’est qu’un idéal de la raison, car il ne peut y avoir de constitution cosmopolitique parfaite.
Aron : une paix réalisteMais tout miser sur le républicanisme ne suffit pas, car le peuple, s’il est manipulé peut se tromper dans ses choix. La république de Weimar en fit l’amère expérience en 1933. Victime d’une paix humiliante, issue du traité de Versailles, les citoyens allemands, en élisant démocratiquement Hitler, optèrent pour le pire. Les drames du XXe siècle auront révélé que deux obstacles ruinent tout espoir de paix perpétuelle. D’abord, l’idéologie caractéristique des États totalitaires, qui empêche le pluralisme des pensées et réintroduit l’opacité dans l’exercice du pouvoir. Comme le dit Raymond Aron (1905-1983) dans Démocratie et Totalitarisme (1965), « le but du totalitarisme est d’unifier les hommes à travers une vérité unique, imposée par l’État ». Ensuite et corrélativement le nationalisme, le même Raymond Aron écrivant dans Paix et Guerre entre les nations (1962) : « Il n’y aura pas de paix perpétuelle tant que le monde sera divisé en nations jalouses de leur indépendance », toujours prêtes à en découdre pour prouver leur force, car diplomatie et stratégie sont inséparables.
“Pour Aron, ‘il n’y aura pas de paix perpétuelle tant que le monde sera divisé en nations jalouses de leur indépendance’”
S’agit-il alors de renoncer à l’idée même de paix juste ? Non pas – mais il faut distinguer, nous dit Aron, la « paix hégémonique », toujours injuste, et la « paix d’équilibre », qui peut être juste dans la mesure où elle reconnaît la légitimité d’existence aux nations dites « faibles ». Réaliste, ne se leurrant pas sur les possibilités du droit comme Kant, Aron soutient que « la paix n’est pas l’état naturel des relations internationales, elle est un équilibre instable ». En conséquence, « la paix juste n’est pas celle qui élimine la guerre pour toujours, mais celle qui rend la guerre moins probable, et moins totale ». À l’âge de la dissuasion nucléaire et des guerres non conventionnelles, Aron ira même jusqu’à dire dans Penser la guerre. Clausewitz. T. II, L’Âge planétaire (1976) que « pour sauver les hommes de leurs propres moyens de destruction, il a fallu “sauver ” les guerres » classiques. Tout se passe donc comme si la paix « juste » devait nécessairement composer, sporadiquement, avec des conflits armés qui témoignent paradoxalement de la vitalité des États.
Rawls : l’attractivité de la justiceLe réalisme prudentiel ne cède-t-il pas toutefois à un excès de pessimisme en justifiant la guerre sous prétexte qu’elle revient encore et toujours ? Aron lui-même se reprochait cet excès, et c’est pourquoi il aimait répéter le mot de Nicias rapporté par Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse (fin du Ve siècle av. J.-C.) : « Il n’est pas d’homme assez fou pour préférer la guerre à la paix, car dans la paix les enfants enterrent leurs parents, dans la guerre ce sont les parents qui enterrent leurs enfants ». Peut-être convient-il alors de penser la paix juste moins à partir de la guerre que de la justice elle-même. C’est là l’option choisie par le philosophe politique américain John Rawls (1921-2002), qui repose le problème de la définition de la paix juste dans Paix et Démocratie (1999) à partir de principes de justice qui peuvent être acceptés à la fois par les sociétés libérales et les sociétés non libérales, car « il serait déraisonnable d’exiger que toutes les sociétés deviennent des démocraties libérales pour qu’elles soient acceptables » autour d’une table de négociation.
“D’après Rawls, il faut penser la paix à partir de principes de justice – et des principes qui peuvent être acceptés à la fois par les sociétés libérales et les sociétés non libérales”
À mi-chemin entre le réalisme politique et les utopies cosmopolitiques, Rawls dessine ainsi une troisième voie. Il admet d’une part qu’on ne peut contracter une paix juste avec « les peuples hors-la-loi », qui violent systématiquement les droits de l’homme et ne cherchent que l’agression, de sorte que face à eux, la guerre est nécessaire – comme elle le fut contre, par exemple, l’État islamique (Daech). Mais, d’autre part, Rawls soutient que dans la plupart des cas, même les peuples qui ne vivent pas en régime démocratique sont raisonnables, car « l’idée de raison publique est une partie intégrante du Droit des Peuples », si bien que le contrat social peut être étendu à la Société des Peuples sans que cela soit vécu comme une perte d’identité. Le but de Rawls est d’échapper au reproche d’ethnocentrisme. Sa conception de la paix juste est analogue à celle qu’il avait développé dans son grand-œuvre Théorie de la justice (1971) pour la société américaine, société de migrants et donc plurielle. Il estimait alors que pour qu’une société soit juste, ses principes directifs doivent être choisis derrière un « voile d’ignorance » de sorte qu’ils profitent à tous et en particulier aux plus défavorisés. De même, Rawls croit que les peuples peuvent promouvoir ensemble un droit international consensuel et équitable : « Une paix juste ne peut être stable que si elle repose sur des institutions politiques légitimes, soutenues par un consensus public ». À ses yeux, les différences religieuses, politiques, économiques ne sont pas telles qu’elles rendent inacceptables pour l’une des parties de reconnaître comme légitimes : le respect mutuel, la non-agression ou le devoir d’assistance aux peuples en détresse. Ce que défend Rawls, c’est au fond la conviction que la justice étant une valeur universelle alors que la force est toujours relative, la raison humaine oblige moralement à promouvoir celle-ci plutôt que de s’en tenir à celle-là.
Il apparaît ainsi que la paix juste repose sur des critères nuancés comme la durabilité mais pas la perpétuité, l’avènement majoritaire des États de droit mais non l’imposition d’un seul modèle constitutionnel, la reconnaissance des différences nationales et non l’établissement d’un État mondial, la promotion morale de la justice et non la légitimation politique de la force.
mai 2025