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25.11.2025 à 17:22

Décoloniser nos assiettes

Vipulan Puvaneswaran· Clara Damiron · Shams Bougafer

Universelle, la viande ? Pas du tout : c’est la colonisation et le capitalisme qui ont imposé le carnisme. Dans la plupart des cultures, l’alimentation de base est largement végétale. Même en France, on pourrait composer un véritable “véganisme populaire” avec d’anciennes recettes. Tour d’horizon des coutumes, pour mieux liquider nos héritages impérialistes.

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Texte intégral (15697 mots)
Temps de lecture : 30 minutes

Ce texte est extrait du livre Autonomies animales – Ouvrir des fronts de luttes inter-espèces (Michel Lafon, 2023), écrit par Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer.


Comprendre, raconter ou écrire l’histoire des mécanismes d’oppression a souvent été un outil pour lutter contre ceux-ci. Dès lors qu’on cherche à comprendre les faits et gestes de notre quotidien, la plupart des choses qui composent nos journées, ce que l’on mange notamment, se révèlent fondées sur des représentations symboliques ou des rapports de domination. L’hégémonie et l’omniprésence actuelle de certaines pratiques sont donc le résultat de rapports de force, de circonstances historiques précises, et parfois d’un peu de hasard, qui ont favorisé et généralisé une chose plutôt qu’une autre. Les plantations bananières n’auraient peut-être pas recouvert et asservi les Antilles si un « explorateur » espagnol n’avait pas eu l’idée d’emporter, en 1516, des plants de bananiers africains dans son navire, et si les plantations n’avaient pas par la suite été encouragées par l’empire colonial. Sur un autre plan, c’est la viande des vaches de race limousine qui est la deuxième la plus convoitée sur le marché français aujourd’hui. Pourtant, cette race, fabriquée à l’origine par la sélection humaine pour sa force au travail, a manqué de peu de s’éteindre au lendemain de la guerre : sa descendance a tenu à peu de choses. Et on ne servirait pas de tartiflette dans les restaurants savoyards de toutes les grandes villes françaises si un restaurateur, à La Clusaz, n’avait pas baptisé ainsi cette vieille recette régionale en 1970, lors d’une crise de surproduction du reblochon. Ces choses, qui font aujourd’hui partie de notre quotidien, auraient pu ne pas arriver, ou arriver autrement, ou à un autre moment, si les rapports de force avaient été différents.

Enquêter sur l’évolution des pratiques alimentaires – que ce soit la composition de l’alimentation, les façons de cuisiner, les habitudes populaires, et les imaginaires qui y sont rattachés – peut nous permettre de cerner le rôle que l’impérialisme et la colonisation ont joué dans la diffusion massive du régime carné, et des rapports au monde qu’il véhicule sans pour autant affirmer que toute alimentation carnée est le fait de la colonisation européenne.

Retrouver nos héritages végétaux, inventer des pratiques conviviales

Nos héritages sont la marque d’autres rapports aux mondes animaux et d’autres manières de vivre, nous pouvons apprendre de ceux-ci et nous en inspirer. Aujourd’hui, l’idée que la chair des animaux terrestres ou aquatiques, le lait ou les œufs sont des « choses », des produits consommables, est très fortement répandue. L’estomac humain est effectivement adapté à une grande diversité de régimes1, mais c’est la « norme carnée » (celle qui dit qu’il est normal de consommer quotidiennement des produits d’origine animale : chair, produits laitiers, œufs, etc.) qui domine à présent presque partout dans le monde. Faudrait-il donc systématiquement exploiter, enfermer, tuer pour se nourrir ? Et, si la colonisation et le racisme sont allés jusque dans nos assiettes, comment s’en défaire ? A-t-on d’autres héritages sur lesquels s’appuyer ?

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Nous avons choisi d’utiliser le terme de carnisation, formé à partir du terme « carnisme2 » qui désigne le système de valeurs qui accompagne et légitime la consommation de produits issus d’animaux. La carnisation, pour nous, est un processus de transformation des sociétés qui les amène à utiliser les corps d’animaux pour leur subsistance d’une certaine manière : plus systématique, plus banalisée, plus marchandisée. Cela se traduit notamment par l’adoption d’un régime alimentaire de plus en plus carné, au sein de sociétés qui n’avaient pas ce régime auparavant – c’est-à-dire que leur alimentation reposait principalement sur des produits d’origine végétale3. Lorsqu’on parle de carnisation, cela ne veut pas seulement dire qu’il arrive de manger de la viande, mais que cela devient la norme. C’est un nouveau régime alimentaire car, si on lui soustrayait ses aliments issus d’animaux, il serait largement admis qu’il lui « manque » quelque chose, en termes nutritifs mais aussi symboliques ; plutôt qu’une diversification de l’alimentation, on assiste davantage à l’abandon et l’oubli progressif des autres pratiques qui le précédaient : on perd de vue les plats de base qui contenaient des protéines végétales, et donc aussi le savoir-faire pour les cultiver et les cuisiner. Bien souvent, la diversité des végétaux consommés diminue car cette carnisation, nous l’avons vu, est allée de pair avec le développement de la monoculture. Au-delà de ce que l’on plante et de ce que l’on met dans son estomac, la carnisation met aussi en jeu (et c’est peut-être le plus important) une transformation des relations entre humains et non-humains, avec la mise en place de moyens de domestication, de domination et de contrôle plus approfondis et plus systématiques, la transformation du travail dont nous avons parlé précédemment et la mise à mort systématique. La carnisation implique donc un nouveau gouvernement du vivant, tourné vers la marchandisation des corps et des produits animaux. Sans le processus de carnisation à l’échelle mondiale, des scientifiques n’auraient pas établi par exemple que les ossements de poules (70 milliards de poules d’élevage tuées dans le monde en seulement une année) sont si nombreux dans le sol, que cela constituera l’un des principaux marqueurs de l’anthropocène au niveau géologique4. Le terme de carnisation sert ainsi à s’appuyer sur l’impact matériel et la transformation du quotidien, de l’intime qu’implique l’exploitation animale. Ce mot insiste aussi sur le fait qu’il s’agit bien d’un processus historique (progressant par étapes, parfois freiné ou interrompu) lié à l’action de certains groupes sur la société : nous verrons que des colons européens ont souvent joué ce rôle de carnisateurs, en fonction de leurs intérêts économiques, politiques et territoriaux.

Un élevage industriel. Wikimedia.

Lire aussi | Vivre avec les animaux : une proposition politique・Pierre Madelin (2019)

La bétaillisation des Amériques

À nouveau, commençons notre récit en Amérique centrale. Au second voyage de Christophe Colomb, celui qui marque le début de la conquête des Amériques, les colonisateurs espagnols transportèrent 34 chevaux et un grand nombre d’animaux de bétail. Les navires qui suivirent continuèrent à disperser le bétail européen dans toutes les Antilles5. Au cours du xvie siècle, l’invasion du Mexique fut l’occasion pour les conquistadors d’y introduire à leur tour chevaux et bétail. Une fois les Aztèques vaincus, les colons espagnols s’emparèrent des terres de l’empire mexicain pour y installer des animaux exploités pour leur viande et leur peau. Le décalage avec les façons de vivre et d’habiter des Aztèques est saisissant. En effet, l’alimentation aztèque reposait beaucoup sur la culture du maïs, des haricots, de la courge (ces plantes sont d’ailleurs surnommées les « trois sœurs ») et de quelques insectes. Il arrivait aux Aztèques de manger de la viande mais il semble que c’était très rare. Ils n’ont domestiqué que deux types d’animaux avec lesquels ils partageaient leur espace de vie : des dindes et des canards (outre les chiens, mais leur domestication n’est pas le fruit de la civilisation aztèque)6. Alors que la conquête coloniale avançait, les Espagnols étaient surpris du faible nombre d’animaux domestiqués (et mangés) en Amérique du Sud, et ce malgré l’existence d’espèces qui auraient pu l’être (comme le capybara, l’agouti doré ou le tapir du Brésil)7. Aussi, les colons ont démarré l’élevage d’animaux du continent déjà domestiqués, tels que les dindes, canards et lamas, leur donnant une nouvelle dimension.

Un troupeau au Brésil. Wikimedia.

La bétaillisation a profondément transformé les territoires et les sociétés, comme le montre par exemple l’introduction de bovins et de chevaux au xvie siècle dans la région du Rio de la Plata (située entre l’actuelle Argentine, le Paraguay et l’Uruguay). Celle-ci a créé de nombreux groupes d’animaux marron qui ont suscité l’intérêt des gauchos (des colons espagnols et enfants « mixtes » issus d’Espagnols et d’indigènes). Ceux-ci chassaient le bétail sauvage et combattaient les indigènes qui résistaient à la colonisation. Leur gagne-pain provenait essentiellement de la traite des peaux de chevaux et du bétail marron. Le marché des peaux et du cuir, qui explosa, attirait toujours plus de colons venus tenter leur chance en Argentine. Alors que 150 000 peaux étaient exportées du port de Buenos Aires en 1778 à destination de l’Europe, pas moins de 1 400 000 peaux (presque dix fois plus) transitèrent vers le Vieux Continent cinq ans plus tard. À la fin du xviiie siècle, les colons installèrent des usines de salaison qui permettaient également d’exporter la viande argentine. Les clôtures finirent par structurer le paysage. Le développement de ces activités économiques a considérablement favorisé l’immigration d’Européens et d’Européennes, en même temps que les populations amérindiennes disparaissaient, si bien qu’en 1890, l’Argentine est devenue l’un des principaux exportateurs de viande à l’échelle mondiale. Sur des terres qui ont connu des peuples dont les rapports de domesticité étaient peu nombreux et non systématiques, les populations européennes ont établi l’une des plaques tournantes de l’élevage industriel. Sous les effets de la colonisation, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont connu pareilles trajectoires.

Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas.

La bétaillisation des Amériques se fonde donc sur une violente prise de terres, qui organise un nouveau rapport au monde. Nous pouvons parler ici, comme dans le cas des monocultures généralisées qui vont recouvrir les Antilles, d’un « habiter colonial8 », c’est-à-dire une nouvelle organisation de la vie qui s’impose par la violence à ceux qui peuplaient le territoire auparavant (humains comme non-humains) : monocultures, prés privés, routes sur lesquelles on convoie les animaux vers les abattoirs. On parle ici d’une façon violente d’habiter le monde, en s’appropriant les corps et la terre. Cet habiter colonial n’a pas disparu avec la soi-disant fin des impérialismes, car c’est bien cette façon de se rapporter à la terre et aux corps (comme des propriétés) qui conditionne encore nos façons de vivre aujourd’hui. Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas : il a été imposé par la conquête coloniale, et a occupé la terre jusqu’à faire disparaître presque tous ceux et celles qui vivaient autrement. La bétaillisation des Amériques, accompagnée de sa carnisation, se répand encore partout où l’habiter colonial continue sa course, notamment au Brésil où la déforestation de la forêt amazonienne et la spoliation des terres paysannes par l’agro-industrie et pour l’élevage avancent plus vite que jamais sous l’action de puissants lobbys9. Cette façon d’habiter signe aussi la fin de nombreux liens entre humains et animaux, et poursuit la transformation des corps et des terres en « machines à produire ». Ces trajectoires historiques donnent lieu à des luttes partagées, notamment au Brésil où les paysans et paysannes dépossédés et les mal-logés (les « sans-terre » et les « sans-toit ») font alliance avec les animalistes contre les lobbys de l’élevage et de la malbouffe : la carnisation a aussi ouvert des fronts de lutte communs.

La carnisation des plats en Afrique de l’Ouest

Le véganisme est souvent associé et défendu par ses militants et militantes comme un horizon de progrès : après avoir aboli l’esclavage et donné le droit de vote aux femmes, il serait dans la suite naturelle de l’histoire de libérer les animaux de l’exploitation. Le véganisme serait la suite logique du progrès des sociétés occidentales. Mais la carnisation contredit cette lecture « progressiste » de l’évolution des régimes alimentaires. Elle montre, au contraire, que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines ; engendrant une crise profonde des rapports que l’on entretient aux animaux et au vivant, de façon générale. Cette lecture ouvre aussi la voie à un « racisme de l’assiette », qui consiste à associer les personnes racisées à certaines viandes qu’elles mangeraient, une généralité (dépréciative) qui sous-entend aussi que les colonisés et leurs descendants ne seraient pas « arrivés » au stade moral avancé du « devenir végane ». En multipliant les clichés, sur l’abattage rituel, les fêtes religieuses, le traitement des animaux dans les pays du Sud, on déforme la réalité et on en vient à penser que les plus cruels avec les animaux sont les personnes non blanches. Il est pourtant inutile de « blanchir » le régime végétalien en prétendant qu’il serait une invention occidentale, de même que d’essayer d’en faire une marque de distinction ou le signe d’une moralité plus avancée. Au contraire, nous voulons rappeler que les traditions alimentaires végétales ont souvent été bien plus puissantes dans des histoires non occidentales.

La carnisation montre que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines.

En effet, nous connaissons tous des stéréotypes sur l’alimentation des personnes racisées. KFC a abusé de ces représentations10 en ciblant, dans une publicité australienne pour la viande de poulet, les populations noires que l’on assigne à la malbouffe et au fast-food. En parallèle, en Afrique de l’Ouest, on assiste à une forme de néocolonisation de l’assiette avec l’importation massive de ce que les Béninois appellent le « poulet morgue » : de la volaille à très bas prix congelée et importée d’Europe, des États-Unis ou du Brésil, élevée avec des intrants (antibiotiques, farines, hormones), à l’origine de problèmes de santé et de zoonoses (maladies ou infections qui se transmettent des animaux vertébrés à l’humain et vice versa). Cette viande fait concurrence aux « poulets bicyclette » : une viande issue d’animaux rustiques à croissance lente, vivant en plein air, dans la nature ou dans les rues, et se nourrissant des restes de récoltes ou de maisons. Des campagnes citoyennes parlent même de « nutricide », un terme inventé aux États-Unis, qui désigne la façon dont l’industrie agroalimentaire produit une alimentation à destination des populations pauvres, noires en particulier, qui augmente les risques de problèmes cardio-vasculaires, de diabète et d’obésité11.

Des marchandes de légumes au Bénin. Wikimedia.

Pourtant, jusqu’à la colonisation, nombre de régimes alimentaires africains, ceux de l’Afrique de l’Ouest plus particulièrement, reposaient essentiellement sur les plantes et les végétaux. La flore luxuriante de ces pays (notamment en zone tropicale) y était propice. Des spiritualités africaines et plusieurs mythes fondateurs sont emplis d’histoires d’animaux ayant rendu service à leur communauté, au point de marquer des interdits de consommation de leur chair. Par exemple, pour les Nyabwa de Côte-d’Ivoire, les interdits qui varient de village en village concernent la chair de la panthère, de la gazelle, du chien, du bouc, de la chèvre, du bœuf (mêlant donc animaux domestiques et animaux dits « de brousse »), des poissons de certaines rivières, de l’aigle, du poulet, etc.12. Historiquement, quantité de plats « africains » étaient entièrement basés sur le végétal. Il en reste d’ailleurs des traces : que ce soit l’attiéké de Côte-d’Ivoire, l’atassi du Bénin ou le mafé du Mali, ces plats bien connus portent tous des noms de plantes. La viande est secondaire, voire n’y a été ajoutée que très récemment. Chaque fois que l’on mange de la viande dans l’un de ces plats, il semble qu’il s’agit de plats « carnisés », c’est- à-dire détachés de leurs contextes végétaux pour n’être plus envisagés autrement qu’avec de la viande. Nous manquons de données et de recherches pour mieux comprendre qui a joué quel rôle dans ce processus : les colons, les élites locales ? Ou encore les diasporas ? Quoi qu’il en soit, ce processus s’est accompagné d’une valorisation culturelle du fait de manger un animal ou de boire du lait. Un fait marquant à ce sujet concerne le nombre de personnes intolérantes au lactose, très élevé dans l’ensemble des pays africains (70-90 %)13, alors que ce taux est de 21 % chez les populations d’origine britannique en Amérique du Nord, et descend en dessous de 20 % en Italie, en Autriche ou en Angleterre, par exemple. Nos microbiotes intestinaux portent ainsi la marque des différentes époques de la carnisation : les intolérances alimentaires révèlent, entre autres choses, que la consommation de lait est plus ou moins récente d’une population à l’autre. Malgré cela, de grandes firmes européennes exportent chaque année sur le continent africain des milliers de litres de lait pour écouler la surproduction européenne, en particulier du lait en poudre enrichi en graisses végétales, ce qui selon le réseau IFBAN constituerait l’une des causes majeures de la dénutrition des enfants dans les pays concernés. Le réseau accuse 27 fabricants de violer l’interdiction prononcée par l’OMS en 1981 en faisant de la publicité pour leurs laits de substitution, en incitant les femmes à stopper l’allaitement, et en corrompant les professionnels de santé à qui ils distribuent des échantillons gratuits14.

Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme.

La carnisation, nous commençons à le comprendre, ne s’opère pas que dans les assiettes et les estomacs. Elle a également lieu dans les esprits : l’interdit des Nyabwa doit paraître aujourd’hui ridicule à bien des afrodescendants. Il n’y a pourtant pas si longtemps, ces manières de se rapporter aux vies animales étaient encore majoritaires sur le continent.

Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme15. L’afrovéganisme, pour des communautés afrodescendantes, consiste à revaloriser un véganisme en lien avec une histoire particulière que l’on se réapproprie. Il s’agit de dire que le véganisme n’entre pas en opposition avec le fait de revendiquer un attachement à sa terre d’origine. Il n’est évidemment pas question de dire qu’avant la colonisation, personne ne mangeait d’animal ou n’avait quelque geste violent que ce soit à leur égard. Il s’agit de simplement rappeler que le véganisme peut trouver ses sources en dehors du référentiel occidental. Comme nous l’avons vu plus haut, le véganisme est aussi un choix de solidarité entre personnes qui subissent racisme et animalisation. Cela peut aussi être un choix politique : faire tout son possible pour refuser les produits carnés importés, souvent mauvais à long terme pour la santé (volaille et poisson congelés, viande cuisinée, lait en poudre16) et se reposer au maximum sur les cultures locales végétales – évidemment, si on en a la possibilité. Se rendre compte que ses ancêtres avaient, peut-être, des rapports aux mondes animaux différents avant la colonisation, s’en faire les héritiers et les renouveler, voilà qui donne de la puissance à d’autres récits. Des récits sans aucun doute plus mobilisateurs que l’imaginaire d’un végétarisme sans histoire, aseptisé, qui fabrique de la viande cellulaire en laboratoire.

Lire aussi | Cuisine et politique : les recettes d’une anthropologue・Gaëlle Ronsin (2024)

Un marché en Indonésie. Wikimedia.

Les héritages végétaux de l’Inde et du Sri Lanka

La cuisine indienne est l’un des exemples les plus utilisés pour penser les héritages végétaux dans des mondes non occidentaux. On peut d’ores et déjà démentir cela, car il n’existe pas une cuisine indienne, qui serait uniforme : il serait plus juste de parler de pratiques alimentaires qui diffèrent en fonction des régions et sont d’ailleurs aussi à la source de conflits ethnico-religieux récents (comme entre les musulmans et les hindous).

Il est vrai que la présence de protéines végétales a été, et est encore très importante dans beaucoup de plats typiques de cette région du monde, avec notamment une large proportion de légumineuses, associées aux céréales : le dahl qui accompagne le riz tous les midis, par exemple (le plat porte d’ailleurs le nom de son ingrédient principal, la lentille). Même dans les plats avec viande, les protéines végétales font toujours partie du fondement de la préparation : on peut considérer que la carnisation n’a pas, dans ce cas précis, effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont encore mis en avant aujourd’hui comme des marqueurs de cette cuisine. Il existe aussi un héritage culturel et historique qui permet de savoir cuisiner des légumes savoureux grâce à la forte présence d’épices. Historiquement, c’est aussi lié à des conditions matérielles car l’utilisation d’épices dans les pays chauds permettait une meilleure conservation des aliments : cela fait aujourd’hui partie de ce qui rend ces préparations aussi appréciées.

En Inde et au Sri Lanka, la carnisation n’a pas effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont mis en avant comme des marqueurs de cette cuisine.

Cependant, ces héritages viennent aussi en partie de pratiques de distinctions sociales des classes dominantes : les brahmanes, qui ne mangeaient pas de viande, constituaient l’élite socioreligieuse du pays, et leurs pratiques étaient donc aussi en partie perçues comme des moyens de se distinguer du reste de la population. Le fait de ne pas manger de viande était ainsi considéré comme un gage de pureté morale, de « maîtrise de soi » (c’est-à-dire de son appétit pour la viande), mais aussi un signe de bienveillance et de cohérence (c’est l’idée que, puisque les humains perçoivent aussi la souffrance animale, il est paradoxal qu’ils mangent des animaux17). La distinction sociale recherchée à travers ces régimes n’est pas propre à cette région du monde : elle fait écho à bien d’autres18. En Inde ou au Sri Lanka, les personnes dont les grands-parents (et leurs parents avant eux) mangeaient de la viande viennent plutôt des castes les plus basses : le travail « souilleur » de tuer les animaux non humains leur était en outre confié, pour que les hautes castes ne soient pas atteintes dans leur pureté morale.

Un thali végétarien. Wikimedia.

Cependant, c’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » cette région à plus grande échelle. Cela s’est traduit par la substitution d’aliments végétaux par des aliments carnés : par exemple, l’abandon progressif du lait de coco pour un usage plus généralisé du lait de vache (les vaches étant considérées comme sacrées, il était jusqu’alors inconcevable de tuer leurs petits pour prendre le lait, mais cela est de plus en plus massivement pratiqué aujourd’hui). On observe un usage plus important de lait et d’œufs, y compris dans les gâteaux et pâtisseries qui étaient pour beaucoup traditionnellement entièrement végétaliens. En parallèle, la présence plus importante de firmes capitalistes et de chaînes de fast-food comme McDonald’s, Pizza Hut ou KFC parvient à attirer de nombreuses personnes vers la consommation de viande.

C’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » la région à plus grande échelle.

En dépit de ces considérations historiques, c’est la persistance d’une culture matérielle végétale, également présente dans les classes populaires aujourd’hui, qui montre les possibilités de retrouver des assiettes végétales tout en les vidant de leurs stigmates passés. En outre, ces moyens de distinction sociale par le biais de l’alimentation végétale sont en réalité déjà en partie tombés dans l’oubli, le végétarisme n’est plus autant une pratique qui confère un statut moral spécifique ni particulièrement associée à un statut social : le végétarisme est un « fait social » beaucoup plus diffus. De nombreux militants et militantes antispécistes indiens ou issus de la diaspora s’en inspirent et y trouvent un appui pour lutter contre la carnisation des pratiques alimentaires de leurs communautés. On pourrait trouver bien d’autres situations similaires en Asie, qui montrent que là aussi des héritages végétaux ont subsisté, par exemple au Vietnam où la consommation de soja est quotidienne et procure une partie du lait et des protéines à la population. Reste à assurer une alimentation saine et suffisamment riche à tout le monde, et à redonner leur autonomie aux producteurs et productrices19 – mais déjà, les savoir-faire et les ancrages culturels sont présents et largement partagés.

Lire aussi | Freedom Farmers : la résistance agriculturelle noire aux États-Unis・Flaminia Paddeu et Monica M. White (2025)

Un boulanger en Égypte. Wikimedia.

Carnisme, nation et tradition en France

Il nous paraît à présent essentiel de revenir là où nous sommes, à ce qui est propre au territoire que l’on habite et sur lequel nous pouvons avoir prise. De prime abord, le processus de carnisation paraît moins évident, moins lisible en France. Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent spontanément en tête des menus de bistrots qui regorgent de plats à la viande, au poisson, à la crème, aux lardons, au fromage. Mais malgré cela, il serait faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.

La cuisine française renvoie généralement à la gastronomie. Or, celle-ci ne reflète pas (parce que ce n’est pas son but) les manières dont mange la population vivant en France : la gastronomie est bien plus le reflet de ce que mange une élite sociale donnée. D’ailleurs, le « repas français » (inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010) est défini non pas comme une pratique populaire mais comme un « art » de manger, une « cuisine », transmise de maîtres en apprentis, qui se déroule selon un schéma ritualisé : apéritif, entrée, poisson et/ou viande, légumes, fromage, dessert, généralement accompagné d’un digestif. Les produits issus d’animaux y occupent une place centrale. Et pourtant, ce schéma est bien loin du quotidien du plus grand nombre : il s’agit davantage d’une forme rituelle reflétant les habitudes des classes sociales les plus élevées. Les débuts de la « cuisine française » comme patrimoine remontent à la Révolution française, où des écrivains et notables, en exil, vantent ce qu’ils estiment être les spécialités de leur pays et, empreints de nostalgie, contribuent à créer des identités culinaires régionales. Les cuisines bourguignonne, provençale, bretonne ou bordelaise ont ainsi chacune leur réputation, que d’autres voyageurs commenteront ensuite. La Révolution industrielle, avec son lot d’émigration rurale, alimente aussi la nostalgie des produits du pays qui donneront, ensuite, les produits du terroir : la nourriture « du pays » fait office de refuge d’identité pour les populations prises dans le tumulte de la grande ville. La cuisine comporte, comme ailleurs, un aspect collectif et est donc un marqueur d’identité – ce qui n’a d’ailleurs pas échappé à certains nationalistes qui ont fait du couple vin/viande un instrument de propagande culturelle et politique20. Ce patrimoine ainsi constitué est aussi devenu un atout pour le secteur du tourisme, de la restauration et de la grande distribution.

Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent en tête des menus de bistrots avec viande, poisson, crème, lardons, fromage. Il serait pourtant faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.

De même, ce qui est considéré comme la cuisine traditionnelle de France et les spécialités régionales, plus communément partagées que ne l’est la gastronomie, relève également d’une construction sociale. Ce qui ne veut pas dire que les traditions sont « fausses » mais qu’elles sont toujours fabriquées, pour répondre à une situation nouvelle. C’est ce que l’on appelle la « tradition inventée21 », une pratique rituelle et symbolique qui fait office de « référence au passé au cœur du présent », alors même que sa continuité avec le passé est largement fictive. Son rôle est symbolique, et non pas historique. Les États-nations et tous les mouvements nationalistes ont eu besoin de ces traditions inventées pour créer un imaginaire national, et faire qu’on puisse se « sentir Français » avant d’être Normand ou Berrichon. La cuisine traditionnelle fait amplement partie de cela, car le repas partagé est un moment de consolidation du groupe – et l’on y mange notamment du cochon, ce qui a permis à certains de justifier de ne pas traiter des juifs ou des musulmans comme des citoyens à part entière, au motif qu’ils dérogent au « grand banquet fraternel de la République22 » en raison de leur régime halal ou casher.

Un salon culinaire en 1898. Wikimedia.

L’État a joué un rôle notable dans le développement de ces traditions inventées : comme nous l’avons vu précédemment, les transformations des sociétés paysannes avec la centralisation de l’État, l’exode rural, puis les politiques agricoles d’après-guerre, et enfin la politique agricole commune (PAC) européenne ont favorisé l’essor d’un « capitalisme carné ». L’agriculture française est la plus subventionnée de toute l’Europe, et 71 % des élevages de « volailles », 89 % des élevages de cochons et quasiment l’intégralité des élevages de moutons, chèvres et vaches bénéficient d’argent public. On produit donc plus de viande qu’on ne le pourrait s’il n’y avait pas ces politiques publiques : on estime que 53 % des élevages ne s’en sortiraient pas sans les subventions. En comparaison, les producteurs et productrices de fruits et grandes cultures sont 37 % dans cette situation, et les maraîchers et maraîchères 17 % : leur autonomie est plus grande. Il faut en outre compter dans le budget du spécisme à la française l’argent des impôts versé pour permettre, par exemple, le transport par camion, la prise en charge des coûts en matière de santé publique et d’environnement et, comme si ça ne suffisait pas, la publicité aux produits carnés23. En parallèle, l’État a contribué à la carnisation des imaginaires depuis plusieurs siècles : au travers du soutien des municipalités à l’organisation des foires à bestiaux (xviiie-xixe siècle), puis la création des premiers concours généraux agricoles (à partir de 1870), des salons de l’agriculture régionaux, nationaux puis internationaux (à partir du milieu du xixe siècle), la concentration des « tueries » dans de gigantesques abattoirs (comme ceux de La Villette à Paris, en 1867), et la recherche agronome (génétique et autres techniques). En somme, l’investissement de l’État dans le développement d’un marché national alimentaire a permis d’outrepasser les limites techniques, économiques, spatiales et animales qu’aurait rencontrées la carnisation dans les sociétés paysannes.

La spécialisation des régions s’est accrue continuellement : dans certains territoires, comme en Bretagne, on retrouve aujourd’hui une densité inédite d’élevages (55 % des cochons, 43 % des poules pondeuses, 21 % des vaches laitières du pays) et d’abattoirs (40 % des animaux abattus dans les 960 abattoirs de France le sont en Bretagne, où se trouvent les plus grands établissements du pays). Le plus souvent cette spécialisation ne s’est pas faite selon la volonté ni dans l’intérêt économique des éleveurs et éleveuses : au contraire, ceux-ci comptent parmi la population agricole la moins aisée et la plus dépendante des subventions. Ce sont les grandes industries qui, en créant des situations de monopole local, ont même fini par inventer leur « tradition » pour écouler la surproduction : le camembert de Normandie, le foie gras d’Aquitaine, les sardines du Finistère, les huîtres et moules du Nord, chaque territoire a un exemple à fournir. La dévitalisation des savoirs, dans les campagnes qui se vident, a conduit à fabriquer un « patrimoine », c’est-à-dire, « un passé que l’on peut vendre24 ». Ainsi, on ne vend plus seulement un produit mais un imaginaire de terroir ou de spécialité régionale, qui prétend être hérité du passé, ce qui permet… d’augmenter les prix. Mais comme, très vite, la demande créée par cette publicité excède de loin les capacités (tant vantées) de productions locales, et pour rendre ces produits moins chers (afin d’en vendre plus), le camembert est désormais produit à partir de laits importés du monde entier, les escargots de Bourgogne viennent de Grèce, le foie gras de Hongrie, les sardines du Maroc, et ainsi de suite. En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme. Pourtant, c’est au prix d’une exploitation toujours plus grande des animaux, des terres, des classes dominées et des énergies fossiles que l’on peut manger de la viande à quasiment toutes les tables en France. En parallèle, cela a conduit au déclin de tout un tas d’autres productions notamment celles de légumineuses, légumes anciens, blés et autres céréales cultivées depuis le Moyen Âge, les terres servant désormais au fourrage et à l’élevage25.

En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme.

Tant que cette tradition arrivera à se confondre avec la norme, on pourra faire passer le végétalisme pour une mode, un lifestyle importé sans aucune continuité avec nos héritages, donc en quelque sorte, une chose illégitime et/ou vouée à rester marginale. C’est d’ailleurs tout dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer pour « tendance » et moderne, car cela permet là aussi de vendre plus cher des produits estampillés véganes à celles et ceux qui cherchent une distinction sociale via l’alimentation. Au-delà du fait qu’on peut trouver la « tradition carnée » violente, elle est surtout surreprésentée et fantasmée.

L’alimentation des gens en France n’est pas nécessairement – et n’a pas toujours été – carnée : il y eut des périodes avec, d’autres sans, des spécialités basées sur le végétal et d’autres qui se sont constituées autour des ressources de la mer, de la chasse et de l’élevage. Au début du Moyen Âge, période dite « d’abondance », même les familles paysannes pouvaient chasser du gibier et l’on servait couramment plusieurs viandes à table.

Un tian. Wikimedia.

Dès le milieu du xvie siècle, la chair animale se fait bien plus rare, tant à la chasse que dans les fermes, en raison notamment d’une pression accrue sur les ressources et de la suppression de plusieurs droits coutumiers. C’est alors qu’elle devient un signe de richesse. En revanche, on utilise depuis très longtemps le fromage et les œufs comme sources de protéines : les œufs sont un aliment de base quasiment au même titre que le pain, et le fromage très commun et pratique pour avoir accès aux protéines et graisses du lait en dehors des périodes de lactation (il se conserve et se transporte). Dans le Sud-Est, bénéficiant d’un climat plus clément pour les cultures tout au long de l’année, l’alimentation provençale ou méditerranéenne est moins carnée : ratatouille, tian de légumes, socca, estouffade, fougasse, châtaignes, noix, tomates et autres ingrédients sont cuisinés aux condiments frais et à l’huile végétale (d’olive, notamment) au lieu de la crème ou du beurre26. À partir du Moyen Âge et jusqu’à ce que la modernisation agricole et l’urbanisation lissent ces différences régionales, au nord de la France, on mangeait couramment de la flamiche aux poireaux, des betteraves, de l’ail et des galettes de sarrasin ; dans le centre, de nombreux plats de lentilles et autres légumineuses ; et dans le sud-ouest, ce n’est pas tant du canard et de la brebis que l’on mange au quotidien, quoiqu’il y en ait, qu’un ensemble de légumes et légumineuses assaisonnés, piperade27 et autres spécialités.

Il est dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer le véganisme pour « tendance » et moderne.

Du fait de ces héritages, il existe de réelles bases pour développer un « véganisme populaire » en France. Certains produits, tels que le soja (sous toutes ses formes) ou le seitan (gluten extrait du blé), sont certes récemment apparus dans nos champs ou nos assiettes, mais bien d’autres y sont présents et produits dans les différentes régions depuis des siècles. On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées : le cassoulet, le « plat du pauvre » dans le Languedoc, a longtemps été constitué de fèves sans confits d’animaux (ces derniers n’étaient incorporés qu’à de rares occasions), contrairement à aujourd’hui. Nombre de ces plats sont davantage représentatifs d’une culture populaire transmise et appropriée par de nombreuses générations que ne l’est la gastronomie française traditionnelle. Il peut s’agir du pain, dont l’histoire est à peu près aussi vieille que l’installation des premiers villages28, et plus généralement d’un ensemble de préparations typiques à base de céréales (galettes de blé noir, tourteaux) qui formaient la base de l’alimentation paysanne. Mais on peut citer aussi l’emploi des protéines végétales, qui fut bien plus avancé à des époques passées : la consommation de pois, fèves et lentilles, arrivés dans la région il y a plus de 2 000 ans, était proportionnellement plus répandue au Moyen Âge qu’aujourd’hui29. La carnisation n’a pas effacé toutes ces façons de manger : la soupe au pistou, le plat de lentilles, les galettes de céréales complètes, les graines, les jeunes pousses, les fruits à coque, les aliments lactofermentés30, la choucroute et bien d’autres demeurent. La plupart de ces aliments sont peu coûteux, moins que la viande ou les produits laitiers, et il est relativement facile de les préparer soi-même.

Nous avons donc maintenant en tête différentes formes de carnisation : aux Amériques, avec la prise de terres par et pour le bétail et la création d’un imaginaire pionnier fortement attaché à la consommation de viande ; en Afrique de l’Ouest, où elle relève à la fois de la destruction coloniale et esclavagiste des pratiques et spiritualités incompatibles avec l’exploitation intensive des animaux, et de l’économie néolibérale (« dumping » pratiquée par les firmes étrangères importatrices, et création d’un marché africain de la viande et du lait souvent soutenu par les institutions internationales). En Inde et au Sri Lanka, on voit que la carnisation est plus avancée que l’image fantasmée de « l’Inde végétarienne » ne nous le laisse penser. Mais si le régime alimentaire fut au cœur d’intenses conflits de classe et de religion, et si l’industrie carnée y a trouvé un nouveau marché à conquérir, le végétarisme a laissé un héritage conséquent. En France enfin, cela relève d’une multitude de facteurs liés à des enjeux de classe, d’urbanisation, d’imposition de l’État et de nationalisme, mais tout cela n’a pas effacé la possibilité de se nourrir autrement : au contraire, l’insoutenabilité de la production alimentaire actuelle l’a rendue d’autant plus urgente.

Lire aussi | Instituer le droit à l’alimentation en France au XXIe siècle・Tanguy Martin (2021)

La préparation du kimchi en Corée du Sud. Wikimedia.

Renverser la carnisation : instituer des coutumes végétales conviviales

Force est de constater qu’on ne pourra pas revenir à des alimentations végétales en nous appuyant sur des héritages impérialistes ni sur le modèle extractiviste qui se perpétue dans nos assiettes. Car si l’on peut se procurer lait de coco, noix de cajou, café, chocolat, avocat, arachides et autres en abondance pour des recettes « véganes », c’est aussi parce que l’on jouit du privilège économique de manger des richesses d’ailleurs, à un prix qui ne rémunérera jamais ce qu’elles coûtent réellement. Une alimentation même exclusivement végétale qui repose sur ce type de produits ne nous intéresse pas : nous pouvons, tout comme pour les aliments carnés, « faire tout notre possible » pour les éviter. Sans perspective d’autonomie alimentaire, sans la constitution de sociétés paysannes véganes, nous n’aurons pas fait le travail de décoloniser nos assiettes, nous continuerons de manger ce qui porte la marque de l’exploitation.

Il existe en France de réelles bases pour développer un « véganisme populaire ». On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées.

Seulement voilà, trop souvent, les mouvements militants « progressistes » négligent l’importance de la tradition : surtout conservatrice, on n’y accorde donc pas d’importance (« Du passé, faisons table rase »). Pour nous, cette question est un peu plus compliquée. Nous reconnaissons la dimension sociale et le rôle d’identification collective que joue l’alimentation. Les manières de se nourrir sont vectrices d’un rapport aux autres et aux mondes non humains, et c’est précisément pour cela qu’elles nous intéressent. Nous ne voulons pas d’une révolution qui efface tout le rituel, le familier, le spécifique, mais au contraire qui le multiplie. Même si nous la critiquons, ce que nous proposons n’est pas une croisade absolue contre la tradition, mais l’instauration de nouvelles pratiques. Beaucoup des mouvements politiques qui sont parvenus à transformer des espaces ne l’ont pas fait en débattant ou en votant, mais en créant une culture matérielle au fil de la lutte, une pratique de résistance quotidienne.

Nous voulons que les luttes contre l’exploitation animale, mais aussi toutes les autres formes de luttes sociales et écologistes puissent participer à renverser le processus de carnisation en se dotant de nouvelles pratiques d’autonomie conviviales et qui ne reposent pas sur de l’exploitation animale. Par « convivialité », nous entendons non seulement qu’elles soient collectives mais surtout, au sens d’Ivan Illich31, qu’elles soient largement appropriables et accessibles, qu’elles ne soient pas contrôlées par en haut, ou encore que la production demeure suffisamment mesurée pour ne pas devenir aliénante ou écraser toutes les autres. Que faire, alors, de la tradition ? Ce terme renvoie à quelque chose de figé et d’invariable, donc nécessairement détaché de son contexte : nous lui préférons le terme de « coutumes », qui désigne ce qui s’instaure par la pratique. Les coutumes ne sont jamais exécutées à l’identique, même si elles font appel à une forme d’expérience et de transmission : elles ne peuvent pas être figées dans le marbre, tout simplement parce que la vie ne l’est pas. C’est donc une manière de créer des pratiques qui convient mieux à ce que nous voulons : des communautés de vies autonomes, en mouvement, et aussi horizontales que possible. Ces coutumes peuvent être de toutes sortes : cantines véganes, soupes populaires, récoltes et cueillettes, mais aussi éducation à la cohabitation avec les non-humains en ville, veillées en forêt, réparation des milieux de vie endommagés, célébration des naissances et des morts non humaines et autres pratiques ritualisées… Sauf qu’elles ne célébreront pas une victoire sur les mondes animaux (comme c’est le cas aujourd’hui) mais plutôt l’invention de nouveaux rapports avec eux, la fragilisation du système spéciste, le grain de sable jeté dans l’engrenage. Pour que ces coutumes adviennent, qu’elles soient fortes et vivantes, il nous faut amorcer une rupture avec le monde spéciste et carniste qui nous enferme, et faire de la question de l’autonomie alimentaire une priorité de la lutte contre l’exploitation animale.


Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer sont toustes trois issu·es de milieux politisés par un mélange de luttes écologistes, sociales et décoloniales, par des questions agricoles et par des enjeux liés aux questions animales, et inspirés par l’autonomie des mouvements sociaux, particulièrement ceux de 2018-2020. Leur livre Autonomies animales est le fruit de discussions collectives plus larges que les trois auteur·ices.

Image d’accueil : four à pain à l’ancienne, Fuerteventura, Îles Canaries, 2012. Wikimedia.

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Notes

  1. À ce sujet : Thomas Lepeltier, « Petite litanie des arguments anti-végétaliens », Sens-dessous, vol. 12, n° 2, 2013, p. 31-42.
  2. Melanie Joy est à l’origine de la définition de ce terme : Melanie Joy, Why We Love Dogs, Eat Pigs and Wear Cows. An Introduction to Carnism, Conari Press, 2010.
  3. On peut comprendre « végétalienne » ou « végane » ici, mais le terme serait anachronique.
  4. Jan Zalasiewicz et al., « Et l’os de poulet devient le symbole de l’anthropocène », The Conversation, 30 décembre 2018.
  5. Charles Patterson, Un éternel Treblinka, 2002, trad. Dominique Letellier, Calmann-Lévy, 2008, p. 92.
  6. Michael E. Smith, The Aztecs, Wiley Blackwell, 2002.
  7. Valérie Chansigaud, Histoire de la domestication animale, Delachaux et Niestlé, 2020, p. 126.
  8. L’habiter colonial est une notion développée par Malcolm Ferdinand dans Une écologie décoloniale, Seuil Anthropocène, 2019.
  9. À ce sujet : « La patte de la vache : récit de luttes antispécistes au Brésil », podcast Avis de tempête, épisode 7, 2022.
  10. En 2010, une pub australienne de KFC avait mis en scène un supporter blanc à côté d’une foule déchaînée de supporters noirs. Pour les calmer, la personne blanche sort un pot de poulet frit qu’il se met à distribuer.
  11. Pour en savoir davantage sur cette notion, voir le livre de Llaila Afrika, Nutricide The Nutritional Destruction of the Black Race, EWorld Inc., 2013.
  12. P. Zézé Béké, « Les interdits alimentaires chez les Nyabwa de Côte-d’Ivoire », Journal des Africanistes, 1989, p. 229-237.
  13. Selon le Centre d’information et de recherche sur les intolérances et l’hygiène alimentaires, l’intolérance au lactose se retrouve aussi dans les pays d’Asie de l’Est (90-100 %), Asie centrale (80 %), ainsi que dans des minorités en Amérique du Nord : populations ashkénazes juives (60-80 %), populations indigènes (80-100 %).
  14. Rapport « Breaking the rule, stretching the rules », GIFA, 16 mai 2014.
  15. Pour en savoir plus sur l’afrovéganisme : Syl Ko, « Qu’est-ce que le black veganism », L’Amorce, 2019.
  16. Un rapport récent de la FAO détaille cela : « Croissance agricole en Afrique de l’Ouest : facteurs déterminants de marché et de politique ».
  17. Cette sensibilité « innée » à la souffrance animale, conjuguée à un régime qui se base sur la mort ou l’exploitation d’animaux, est ce que Rob Percival appelle le « meat eating paradox ». Nous remercions Nicolas Baumard pour les informations précises qu’il nous a fournies à ce sujet et plus largement sur l’alimentation en Inde.
  18. Par exemple au sein du christianisme, le « vendredi maigre », jour sans viande (mais avec poisson…), est associé à la « vertu chrétienne de sobriété ».
  19. En 2020-2021, un gigantesque mouvement social (la « révolte des paysans ») a fédéré dix des onze syndicats agricoles principaux et jusqu’à 250 millions de grévistes qui ont bloqué les accès des villes d’Haryana et Delhi, pour lutter contre la nouvelle politique agricole nationale. Il s’agirait de la plus grande grève de l’histoire du pays.
  20. Marie Aline et Nicolas Santolaria, « Viande, digestif et extrême droite, bienvenue dans la mangeosphère », Le Monde, 29 janvier 2022.
  21. Eric Hobsbawm, L’Invention de la tradition, trad. Christine Vivier, Éditions Amsterdam, 2006.
  22. Dans La République et le cochon (Seuil,2013), Pierre Birnbaum explique que le cochon serait un marqueur identitaire de la nation française « célébré par les représentants de la nation les plus divers comme un emblème qui unifie les manières de faire, de sentir, de se réjouir de tous les citoyens » (p. 25). Ainsi, le « retour en force du cochon » dans des banquets sert aujourd’hui de « réaffirmation identitaire » contre la présence du halal ou du casher.
  23. Au niveau européen, 252 millions d’euros de fonds publics ont été dépensés entre 2016 et 2020 pour financer à hauteur de 80 % les publicités des plus grands acteurs des filières viande et lait.
  24. Merci à Damien Darcis pour son travail d’enquête et de synthèse sur la question : Pour une écologie libertaire, Eterotopia, 2021.
  25. En France, on estime que 70 % des terres agricoles sont consacrées au bétail, et parmi celles-ci, au moins la moitié serait cultivable en l’état pour la production de fruits, légumes, grandes cultures et céréales. C’est sans compter le fait qu’une large partie des céréales fourragères est importée : l’occupation réelle des terres et la déforestation engendrées par l’élevage français s’étendent donc au-delà des chiffres annoncés.
  26. D’ailleurs, les intolérances au lactose sont bien plus fréquentes chez les personnes originaires du sud de la France (65 %) que du nord (17 %), selon une étude du CIRIHA.
  27. Spécialité basque à base de tomates et de piment.
  28. Adam Maurizio, Histoire de l’alimentation végétale, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, Ulmer, 2019.
  29. Ibid.
  30. La lactofermentation est obtenue par fermentation des légumes dans une eau de saumure, sans intrant animal.
  31. La Convivialité d’Ivan Illich (Seuil, 1973) propose une critique de la technique qui peut aussi guider des pratiques alimentaires.

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12.11.2025 à 00:35

Face au pétromasculinisme, une paysannerie écoféministe

Léo Coutellec

Pour le philosophe Léo Coutellec, l’agriculture est progressivement devenue une pétroculture patriarcale, caractérisée par la domination masculine et la dépendance aux fossiles. À l’autre bout du spectre, on voit pourtant naître une paysannerie féministe et émancipatrice, qui conteste la subordination des paysannes et renouvelle les pratiques.

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Texte intégral (6899 mots)
Temps de lecture : 9 minutes

Extrait du livre de Léo Coutelec, Devenirs paysans. Pour une paysannerie émancipatrice, paru en 2025 aux éditions Le Bord de l’eau dans la collection « En Anthropocène », 192 pages.


« J’entends les silences et je pense aux arbres ; ils sont là, nus, ils ne plastronnent pas, ils ne sont pas glorieux, ils sont tenaces, accrochés dans la pente des hivers et du temps. Je ne sépare pas les arbres et les paysannes. » Marie-Hélène Lafon1

« Prendre la pétromasculinité au sérieux signifie prêter attention aux désirs contrariés des patriarcats privilégiés, à mesure que s’étiolent leurs fantasmes fossiles. » Cara New Daggett2

« Nous saluons toutes les femmes qui, à partir de différents territoires, soutiennent la vie, l’alimentation, les soins et les transformations sociales. (…) Nous, les femmes, continuons à marcher, à dénoncer la violence et les crimes environnementaux et sociaux, à lutter contre le pillage de nos richesses et le massacre des peuples. Nous continuons à tisser des réseaux et des alliances pour démasquer le patriarcat, le capitalisme et le néolibéralisme qui menacent la vie sur la planète. » La Via Campesina3

Mesurer la réussite d’une ferme à la taille de ses tracteurs, organiser un concours de labour ou une course de moiss’batt-cross, porter des habits de travail à l’effigie d’une marque de machines agricoles, manifester à coups de gros tracteurs pour faire démonstration de puissance mécanique, assumer sa dépendance aux combustibles fossiles par la consommation ostentatoire de carburants ou d’engrais chimiques, sont autant d’indices que l’agriculture est progressivement devenue une pétroculture. Et que cette dernière est avant tout une « pétromasculinité4 », concept forgé par la politologue Cara New Dagett. La domination masculine et l’affirmation d’une virilité autoritaire trouvent dans la mécanisation démesurée de l’agriculture un point d’appui, avec une identification du travail « à l’expérience virile du contact avec la machine5 ». Le refus d’admettre l’évidence de la crise climatique par la continuation assumée d’une agriculture pétro-dépendante est l’une des manifestations de cette pétromasculinité. La responsabilité des hommes dans le désastre agricole en cours est évidente, et pas simplement parce qu’ils sont numériquement bien plus nombreux que les femmes, mais aussi et surtout parce qu’ils dominent la « profession » par l’adhésion sans réserve au mythe fossile qui assure leurs privilèges.

C’est une lecture que l’on peut faire des mouvements récents d’agriculteurs des syndicats de droite (FNSEA [Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles], JA [Jeunes Agriculteurs] et Coordination rurale), dont le centre revendicatif était le refus des normes environnementales, l’arme principale une ribambelle de gros tracteurs et les visages médiatiques essentiellement masculins. Ce qui était défendu au fond, au-delà des slogans creux de diversion distillés par les directions syndicales, c’était une forme de pétromasculinisme agricole que nous définissons comme la domination masculine dans l’agriculture s’affirmant par la défense du régime fossile. Selon cette approche, épuiser la terre, polluer les sols et les eaux, homogénéiser les paysages, détruire la biodiversité ne sont pas les objectifs principaux de l’agriculture productiviste, ce sont des conséquences d’une finalité bien plus insidieuse, celle qui consiste à maintenir et à défendre les privilèges d’une culture patriarcale basée sur l’autoritarisme fossile. Dagett définit le régime fossile comme la « logique de gouvernement qui dépend matériellement et psychologiquement de la consommation intensive de combustibles fossiles6 ». La deuxième dimension de cette dépendance, la dimension psychologique, bien que moins souvent mise en avant, est pour autant déterminante en cela qu’elle permet de justifier une posture d’autorité, là où « le pouvoir explosif de la combustion s’est trouvé grossièrement assimilé à la virilité7 ». Dans un contexte où la responsabilité de la combustion d’énergies fossiles dans la crise climatique est avérée, défendre le régime fossile et le faire de façon ostentatoire peut être considéré comme une forme de violence, que certains qualifient de « carbofasciste8 », dont le but est de réaffirmer et conserver le pouvoir masculin blanc. C’est pourquoi Daggett parle d’une « convergence catastrophique » entre masculinité, combustion fossile et autoritarisme.

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Une paysannerie émancipatrice passe donc nécessairement par un refus de cette pétroculture patriarcale. En contrepoint, c’est un écoféminisme paysan que l’on voit naître et s’intensifier9. De nombreuses paysannes s’installent hors du cadre dominé par la démonstration d’une puissance mécaniste et viriliste, et dans une conscience du caractère systémique des dominations de la terre et du corps des femmes pour penser et vivre l’activité paysanne différemment, sans pour autant faire sécession. Prendre soin de la terre et des animaux autrement, revendiquer des pratiques de subsistance10 pour se défaire de la dépendance au système productif masculin, gagner en autonomie décisionnelle et pratique, refuser la division sexuelle du travail agricole11, adapter le travail pour qu’il ne soit plus aliénant, se former et se renforcer au sein de collectifs non mixtes12 sont autant de visées pour sortir des pétrocultures qui renforcent la domination masculine dans l’agriculture.

Dans une telle perspective, il ne s’agit pas « d’inclure les femmes dans l’agriculture » ou d’affirmer que « leur place est différente », ce serait encore accorder du crédit à la conception patriarcale de l’agriculture, car ces politiques « paternalistes d’empowerment des femmes », devenues à la mode, ne contribuent qu’à accélérer « la destruction des bases matérielles de leur pouvoir, les privent de la joie de l’autonomie13 ». Plutôt que l’instrument d’une soi-disant diversité au sein du corporatisme agricole, la perspective écoféministe dans l’agriculture s’invente en autonomie et dans la pluralité des expériences14, elle renouvelle profondément les pratiques et les imaginaires, elle est le cœur et le moteur d’une paysannerie émancipatrice qui cherche à défaire les dominations. Et elle reste le rempart et l’alternative la plus solide au pétromasculinisme agricole en cela qu’elle ne cherche pas seulement à proposer des ajustements techniques ou des pratiques différentes, mais propose un renouvellement profond de la culture de l’agriculture par la construction de relations écologiques au vivant humain et autre qu’humain qui permettent de rompre simultanément avec la domination masculine, l’asservissement au régime fossile et à l’autoritarisme qui les accompagne. La façon dont les femmes paysannes ont investi de façon autonome La Via Campesina, le plus grand mouvement de paysannes et paysans au niveau mondial, et qui défend un « féminisme paysan et populaire », est illustratif de ce devenir écoféministe de la paysannerie.

Photo : David Booth sur Unsplash.

S’ouvrir à ce devenir pourrait aussi être une forme de mise à distance de l’emprise d’un autre mouvement de fond qui structure, et parfois sclérose, les pensées et pratiques paysannes, le familialisme. Ce dernier fait de la famille l’unité élémentaire de la société politique et se comprend comme « un mode d’organisation de la cité qui articule la détention de l’autorité politique et la position dans la famille15 ». Dans l’agriculture, le familialisme se loge derrière l’idée que le modèle à défendre et à promouvoir est celui de l’exploitation agricole familiale, où le travail agricole s’organise en famille et où se confondent les sphères privées et professionnelles. Cette défense d’une agriculture familiale, souvent réduite à une agriculture de couple, est assez transversale au sein du syndicalisme agricole, de droite comme de gauche. La cohérence et l’intrication entre le travail domestique et les tâches agricoles sont ainsi régulièrement valorisées, tout comme le souhait d’une vie pleine qui puisse dépasser la séparation entre les dimensions familiales, professionnelles et sociales. L’influence historique de la JAC (Jeunesse agricole catholique), mouvement créé dans les années 1920, dans la formation des cadres des mouvements syndicaux en est sûrement un facteur déterminant bien que cette organisation ait aussi été un vecteur important de la prise en compte de la cause des femmes paysannes16.

La perspective écoféministe dans l’agriculture renouvelle profondément les pratiques et les imaginaires. Elle est le cœur et le moteur d’une paysannerie émancipatrice qui cherche à défaire les dominations.

Malgré des avancées dans la reconnaissance de certains droits sociaux pour les paysannes, l’invisibilité du travail féminin, la non-déclaration de la conjointe au sein de la ferme, les différentes formes de violences subies17 ou encore la division sexuelle des tâches persistent. Et l’on observe que ces phénomènes ne sont pas l’apanage d’une vision traditionaliste de l’agriculture, ils traversent toutes les visions de l’agriculture, y compris chez les « néoruraux » ou au sein des mouvements d’agriculture biologique18. Le rôle subordonné des femmes dans l’agriculture, notamment en termes de reconnaissance de droits, a des racines profondes et s’apparente à la situation des femmes en général sous la IIIe République : « si elles ne sont pas admises dans la citoyenneté électorale, c’est parce qu’en tant que membres subordonnés de la famille, on les suppose présentes dans le vote émis par les hommes au nom de l’intérêt général19 ». C’est parce que la famille est considérée comme l’unité de base de l’organisation d’une activité agricole, au sein de la laquelle est supposée une unité d’intérêts et d’opinions, que « ses membres subordonnés sont privés du droit de vote. (…) lorsque le pater familias s’exprime à travers le vote, c’est toute la famille qui s’exprime derrière lui20 ». C’est pourquoi aussi, les femmes n’ont été reconnues comme agricultrices qu’en tant que membre d’une famille, fille, mère ou épouse ; et que les termes de « chef de famille » et de « chef d’exploitation » se sont souvent confondus. La défense d’une agriculture familiale est intenable si elle ne s’oblige pas à cet examen critique.

Il ne s’agit pas de dire qu’il faut abolir la famille ou qu’une paysannerie émancipatrice serait obligatoirement une paysannerie hors du cadre de la famille. Ce que l’écoféminisme paysan apporte c’est un questionnement sur les modalités de faire famille d’une part – notamment en libérant celle-ci de son emprise patriarcale et hétéronormée21 – et sur la place de celle-ci au sein de l’activité paysanne – par une mise à distance de sa centralité pour donner plus d’espaces d’autonomie aux femmes paysannes et ouvrir à des formes collectives plus diversifiées ; pour désimbriquer les enjeux de patrimoine, de famille et travail. C’est pourquoi l’expression « hors cadre familial » devrait avoir, selon moi, un sens bien plus générique, et porter non plus seulement sur l’absence d’une filiation agricole mais sur toutes les dimensions de la vie paysanne lorsque celle-ci n’est plus centrée sur une logique familiale de production22, autrement dit lorsque la paysannerie n’est plus soumise à l’emprise du familialisme.

Lire aussi | Ils ont 20 ans pour sauver le capitalisme・Léo Coutellec (2019)

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Notes

  1. LAFON Marie-Hélène, VETTORETTI Alexis, 2024, Paysannes, Ulmer, Paris.
  2. DAGGET Cara New, op. cit., p. 52.
  3. LA VIA CAMPESINA, 2025, Appel à l’action antifasciste.
  4. DAGGET Cara New, op. cit.
  5. JARRIGE François, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014, p. 154.
  6. DAGGET, op. cit., p. 26.
  7. Ibid, p. 29.
  8. Antoine DUBIAU définit le « carbofascisme » comme la convergence d’intérêts entre le capitalisme fossile, les grandes entreprises productrices d’hydrocarbures et les forces politiques d’extrême droite.
  9. Le concept d’écoféminisme paysan a notamment émergé à l’occasion des rencontres, en non-mixité choisie, des travailleuses de la terre qui se sont déroulées les 17 et 18 septembre 2022 à Vezin-le-Coquet. Il sera aussi utilisé dans la déclaration des 84 paysannes de la Confédération paysanne réunies les 16 et 17 novembre 2023 à Montreuil : « Notre féminisme est écologique, paysan et populaire. Il se veut solidaire des personnes opprimées et exploitées et comprend profondément que l’exploitation des femmes et de leurs corps est intrinsèquement liée à l’exploitation industrielle de la nature et de ses ressources par le capitalisme et le patriarcat. L’écoféminisme paysan et populaire veut avant tout célébrer la vie, notre rapport sensible au monde et nous reconnaître comme vivantes parmi le Vivant, pour amener à une entière valorisation d’une agriculture paysanne, autonome, durable, nourricière, qui régénère les sols et mise sur les alliances et les coopérations interespèces » (consultable en ligne sur le site de la Confédération Paysanne).
  10. PRUVOST Geneviève, 2021, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, Paris.
  11. DEMATHIEU Agathe, 2022, « Comprendre la division sexuelle du travail agricole : comment les techniques contribuent à la perpétuer ? », AgriGenre. Source en ligne, consulté le 13 avril 2025 : <https://agrigenre. hypotheses.org/11345>.
  12. WEILER Nolwenn, 2024, « Agriculture et féminisme, une alliance heureuse », Basta.
  13. AZAM Geneviève, 2023, « Penser et agir depuis la subsistance : une perspective écoféministe », Revue Terrestres.
  14. À ce titre, je conseille vivement la lecture de l’enquête sociologique de Constance Rimlinger sur les expériences de vie en lien avec la terre de personnes féministes et non hétérosexuelles : RIMLINGER Constance, 2024, Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer, PUF, Paris.
  15. VERJUS Anne, 2013, « Familialisme » in : ACHIN Catherine et BERENI Laure, Dictionnaire. Genre et science politique : Concepts, objets, problèmes, Presses de Sciences Po, Paris, p. 251-262.
  16. MARTIN Jean-Philippe, Histoire de la nouvelle gauche paysanne. Des contestations des années 1960 à la Confédération paysanne, 2005, La Découverte, collection « Cahiers libres », p. 37-38.
  17. SALMONA, Michèle, 2003, « Des paysannes en France : violences, ruses et résistances », Cahiers du Genre, 35 (2), p. 117-140.
  18. SAMAK Madline, 2017, « Le prix du “retour” chez les agriculteurs “néo-ruraux”. Travail en couple et travail invisible des femmes », Travail et emploi, 150.
  19. VERJUS Anne, op. cit.
  20. Ibid.
  21. CHOLLET Mona, 2021, Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, La Découverte, Paris.
  22. Logique qui reste bien présente, y compris dans les mouvements d’agricultrices qui revendiquent une reconnaissance économique de leur travail. Voir : COMER Clémentine, 2022, « Luttes d’agricultrices ou d’épouses au travail ? Retour sur l’histoire d’un féminisme paradoxal (1970-2010) », Entreprises et histoire, 107(2), p. 110-123.

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09.10.2025 à 11:27

« Au diable l’environnement, donnez‑moi l’abondance ! » : pourquoi le backlash est structurel

Jean-Baptiste Fressoz

Et si ce que nous appelons backlash écologique n'était que la manifestation brutale d'un mouvement plus profond ? C’est la thèse défendue par l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans ce court texte : ce qui nous revient en boomerang, c’est l’incompatibilité structurelle entre l’organisation matérielle de nos sociétés et toute perspective écologique.

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Texte intégral (6042 mots)
Temps de lecture : 9 minutes

Ce texte est extrait du livre collectif Greenbacklash : qui veut la peau de l’écologie ?, sous la direction de Laure Teulières, Steve Hagimont et Jean-Michel Hupé, à paraître le 10 octobre 2025 aux éditions du Seuil.


Le 25 mai 1970, un mois à peine après le premier Jour de la Terre qui vit des millions d’Américains manifester pour la défense de l’environnement, le New York Times évoquait déjà l’hypothèse d’un ecological backlash, d’un retour de bâton contre l’écologie. La menace n’était pas prise au sérieux. La vague environnementaliste semblait portée par la démocratie américaine elle‑même. « Tant que des millions d’Américains ont l’usage de leurs yeux, de leurs oreilles, de leur nez, la position du personnel politique est prévisible », expliquait l’éditorialiste. « Les habitants de Santa Barbara, dont beaucoup sont conservateurs, n’ont pas eu besoin d’être sermonnés pour s’indigner de la pollution de leurs plages. Les habitants de New York et de Los Angeles n’ont pas besoin d’être informés des dangers de la pollution de l’air. »

Dans la perspective des élections de novembre 1970, le New York Times plaignait « le député qui n’aurait pas de mesures environnementales à présenter à ses électeurs ». La défense de l’environnement était alors consensuelle, portée à la fois par une jeunesse éduquée votant démocrate et par le Parti républicain défendant son passé conservationniste (les parcs nationaux, Theodore Roosevelt). L’Environmental Protection Agency (EPA) et le Clean Air Act furent d’ailleurs adoptés sous la présidence du républicain Richard Nixon avec d’écrasantes majorités. Le backlash, expliquait le journal, venait de « conservateurs obtus […] qui n’accepteraient pas d’être sauvés d’un incendie sans demander avec suspicion où ils sont emmenés et si le danger des flammes n’a pas été exagéré ». Certes, quelques industriels « de moindre envergure » s’opposeraient à l’écologie, mais ils « seraient balayés par ceux dotés d’une vision plus large ».

Avec le recul, 1970 semble marquer l’apogée de l’écologie politique aux États‑Unis. La décennie qui s’ouvrait, annoncée par Nixon comme celle de l’environnement, fut surtout celle de la « crise énergétique » et de la recherche tous azimuts de la souveraineté par le nucléaire, par le gaz et par le charbon. Dès 1970, le journal Science prévoyait que la crise énergétique allait engloutir les préoccupations environnementales : « quand l’air conditionné et les télévisions s’arrêteront le public se dira “au diable l’environnement donnez‑moi l’abondance” ». En 1980, l’élection de Ronald Reagan et plus encore le score de Barry Commoner à la même élection (0,25 %) confirmeraient ce sombre pronostic. À l’époque, comme aujourd’hui, l’idée de « backlash écologique » est trop optimiste. Elle suggère une réaction temporaire, une résistance agressive, mais passagère, émanant des franges conservatrices de la société face à un mouvement d’écologisation et de transition. Les reculs observés ne seraient que tactiques : des contretemps fâcheux sur la voie du progrès. Le problème est qu’en matière écologique, le backlash est structurel, il reflète des intérêts liés à la totalité ou presque du monde productif. La lutte contre la pollution touche au fondement de l’activité économique, au volume et à la nature de la production, à la rentabilité des investissements, à la compétitivité des entreprises et des nations et à la place de l’État dans la régulation de l’économie. La nature structurelle du backlash est particulièrement visible pour le cas des États‑Unis et du réchauffement climatique sur lequel se limite ce texte.

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La résignation climatique sous couvert de « transition »

À la fin de la décennie 1970, quand la question du réchauffement apparaît dans l’arène politique aux États‑Unis, personne ne mettait en cause la réalité du phénomène. Sa compréhension n’était entravée ni par les fausses controverses (le climatoscepticisme) ni par les fausses solutions (la capture du carbone par exemple). La nature du défi était bien perçue par les experts de l’EPA et de la National Academy of Science. Les experts soulignaient le rôle central du carbone dans le système productif mondial et l’énorme difficulté qu’aurait l’humanité à sortir des fossiles à temps pour éviter un réchauffement de 3 °C avant 2100. En 1979, le météorologue américain Jule Charney parlait du réchauffement comme du « problème environnemental ultime » : il fallait agir immédiatement, avant même sa détection, pour espérer limiter les dégâts à la fin du XXIe siècle.

Jule Gregory Charney en 1978

Très vite, la résignation l’emporta. En 1979, la Chine annonçait aux pays du G7 ses prévisions de production de charbon : 2 milliards de tonnes par an d’ici l’an 2000, soit les deux tiers de la production mondiale à l’époque. Si on ajoute à cela l’échec de l’énergie nucléaire — lié à ses risques et ses surcoûts —, l’urbanisation et l’électrification du monde pauvre, la poursuite du consumérisme dans le monde riche et la montée du néolibéralisme, on comprend pourquoi l’idée de stopper le réchauffement fut promptement abandonnée.

En 1983, la National Academy of Science publiait un rapport dont le titre Changing Climate signale à lui seul le parti pris de la résignation. La conclusion défendait rationnellement l’idée de ne rien faire. Il était plus que probable que les grandes puissances de ce monde, prises dans un dilemme du prisonnier, ne parviendraient pas à restreindre leur consommation énergétique et matérielle. L’essentiel des stocks de carbone étant réparti entre les États‑Unis, l’URSS et la Chine, c’est‑à‑dire entre deux superpuissances rivales et un pays en voie de développement, il était illusoire de penser qu’un de ces acteurs puisse y renoncer. On pourrait certes ralentir le phénomène, en introduisant une taxe carbone, mais, concluait le rapport, l’expérience des chocs pétroliers récents dissuaderait n’importe quel gouvernement d’opter pour un renchérissement volontaire des prix de l’énergie. Il faudrait donc s’adapter à un climat plus chaud, ce qui, au dire des agronomes, des forestiers et des ingénieurs consultés sur ce sujet était tout à fait envisageable pour un pays comme les États‑Unis. Quant aux pays pauvres, leur meilleure option était encore de brûler les fossiles nécessaires à leur développement et donc à l’augmentation de leur « résilience ». Il y aurait bien sûr des perdants — le Bangladesh est souvent cité à l’époque — mais imaginer que les pays industriels ou ceux qui aspiraient à le devenir puissent sacrifier leur économie pour le bien‑être des plus pauvres était une illusion. Au pire, il resterait la possibilité de déménager des zones entières de la planète.

Lire aussi | « Les plus pessimistes étaient beaucoup trop optimistes »・Jean-Baptiste Fressoz (2023)

À l’échelle internationale, les grandes conférences commencèrent à se succéder, mais sans modifier les bases économiques et géostratégiques du problème. L’une des premières du genre se tient à Toronto en 1988. La déclaration finale fait preuve d’une réelle ambition : réduire de 20 % les émissions mondiales de CO2 d’ici à 2005 par la mise en place d’une taxe sur les combustibles fossiles dans les pays riches, destinée à financer le développement et l’adaptation des pays pauvres. Mais des contre‑feux sont rapidement allumés. En 1988, une nouvelle institution est créée, le GIEC, dont le but explicite était de remettre les gouvernements au cœur du processus d’expertise. Parmi les trois groupes composant le GIEC, deux sont présidés par des climatosceptiques. Le groupe III, celui chargé des « solutions », est dirigé par l’Américain Robert Reinstein. Comme il l’expliquera plus tard, cette affaire de réchauffement n’est selon lui qu’un faux-nez des négociations commerciales. Les Européens, jaloux des ressources énergétiques américaines, cherchent à nuire à la compétitivité des États‑Unis en invoquant des objectifs de réduction d’émissions illusoires. En tant que chef de la délégation américaine à la conférence de Rio en 1992, il est chargé par son gouvernement de mettre en avant les solutions technologiques au réchauffement — même si lui-même n’y croyait guère. Cette « carte technologique » — c’est son expression — fut largement reprise tant elle arrangeait tout le monde : elle permettait de repousser à plus tard et dans des progrès futurs les efforts de décarbonation.

Couverture du rapport de la Conférence mondiale de Toronto, Canada, 27-30 juin 1988 : l’atmosphère en évolution : implications pour la sécurité du globe. Le texte intégral des actes est disponible dans la bibliothèque numérique de l’ONU.

Transitionisme et climatoscepticisme sont loin d’être contradictoires. En 2002, un mémo de Franz Luntz qui est alors le principal communiquant au service du Parti républicain montre comment ces deux tactiques dilatoires peuvent fonctionner en tandem. Selon lui, les Républicains proches des intérêts pétroliers sont perçus comme vulnérables sur la question climatique. Ils ont besoin de modifier leur langage. Il leur faut par exemple employer le terme « énergie » en lieu et place de « pétrole », dire « energy company » pour désigner Exxon et consorts. De même, mieux vaut éviter « drilling for oil », qui évoque « une bouillasse noire et gluante », mais dire plutôt « energy exploration » qui paraît plus propre et renvoie à la technologie. Sur la question du climat, Luntz reprend la boîte à outils des marchands de doute et y ajoute l’idée de transition en cours. « Le débat scientifique est en train de se clore contre nous » écrit‑il, mais il reste « une fenêtre de tir ». Les Américains respectent la science et donc il faut insister sur le besoin de faire plus de science ou de la meilleure science. Et surtout, il faut parler d’innovation, souligner les baisses d’émissions déjà réalisées par le secteur privé et insister sur les progrès technologiques à venir. L’opposition aux normes et aux traités internationaux n’est pas contre le climat ou l’environnement. Au contraire : ces règles imposées par les étrangers entraveront la prospérité nationale et l’inventivité technologique américaines. C’est aussi à ce moment, sous la présidence de George W. Bush, que sont poussées les propositions de capture et de stockage du carbone, solutions impraticables à grande échelle, mais qui jouent un rôle clé dans les scénarios de neutralité carbone mis en avant par le GIEC.

Quelle « écologisation » au regard des dynamiques matérielles ?

Depuis que le monde se préoccupe officiellement du changement climatique, depuis 1992 et la conférence de Rio, les techniques — dont les énergies renouvelables — ont beaucoup progressé : il faut émettre presque deux fois moins de CO2 pour produire un dollar de PIB. Mais ce rapport entre deux agrégats est bien trop grossier pour comprendre les dynamiques matérielles. La baisse de l’intensité carbone de l’économie mondiale cache le rôle presque inexpugnable des énergies fossiles dans la fabrication d’à peu près tous les objets, un rôle qu’elles remplissent, il est vrai, de manière plus efficace. Depuis les années 1980, l’agriculture mondiale a accru sa dépendance au pétrole et au gaz naturel (ingrédient essentiel des engrais azotés) avec les progrès de la mécanisation et l’usage croissant d’intrants chimiques. L’extraction minière et la métallurgie deviennent plus gourmandes en énergie. L’urbanisation du monde pauvre a conduit à remplacer des matières peu émettrices comme le pisé ou le bambou par du ciment. L’extension des chaînes de valeur, la sous‑traitance et la globalisation accroissent les kilomètres parcourus par chaque marchandise ou composant de marchandise et donc le rôle du pétrole dans la bonne marche de l’économie. Tous ces phénomènes sont masqués par l’efficacité croissante des machines et le poids des services dans le PIB mondial (d’où l’impression de découplage), mais ils n’en sont pas moins des obstacles essentiels sur le chemin de la décarbonation.

Lire aussi | Défataliser l’histoire de l’énergie・François Jarrige & Alexis Vrignon (2020)

Car la « transition énergétique » présentée comme la solution au réchauffement concerne surtout l’électricité, soit 40 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pour l’aviation, le transport maritime, l’acier, le ciment, les plastiques, les engrais, l’agriculture, le bâtiment ou encore l’armement, les perspectives de décarbonation restent encore assez fantomatiques. Le déploiement des renouvelables va alimenter en électricité décarbonée une économie dont la constitution matérielle dépendra encore longtemps des fossiles. D’où la nécessité de quantités colossales « d’émissions négatives » après 2050 sous forme de BECCS, pour « bioénergie couplée à la capture et au stockage de carbone ». C’est sur cette promesse technologique sans fondement que reposait l’Accord de Paris.

En 1970, l’éditorialiste du New York Times qui avait inventé le terme d’« ecological backlash» se moquait d’une rumeur colportée par la droite américaine, celle d’une collusion entre socialisme et environnementalisme. Peut‑être aurait‑il fallu explorer cette idée plus loin : lutter contre le réchauffement et la destruction des écosystèmes nécessite une transformation extraordinairement profonde du monde matériel et donc de notre société. Cela requiert non seulement le déploiement de nouvelles techniques, mais aussi et surtout le démantèlement accéléré de secteurs entiers de l’économie qui dépendent et dépendront longtemps des fossiles. Il s’agit bien d’une rupture avec le capitalisme industriel fondé sur la propriété privée des moyens de production. Denis Hayes, l’organisateur du premier Jour de la Terre, le reconnaissait volontiers : « Je soupçonne que les politiciens et les hommes d’affaires qui sautent dans le train de l’écologie n’ont pas la moindre idée de ce à quoi ils s’engagent […] Ils parlent de projets de traitement des eaux usées alors que nous contestons l’éthique d’une société qui, avec seulement 6 % de la population mondiale, représente plus de la moitié de la consommation annuelle mondiale de matières premières. »

L’idée de backlash a ceci de confortable qu’elle tend à naturaliser l’écologisation des sociétés. Elle donne l’impression que les revers actuels ne sont que temporaires. La transition serait en marche, il suffirait de l’accélérer. En fait, les ennemis de l’écologie — qu’ils soient populistes ou néolibéraux — ne sont que la face visible et grimaçante d’une force colossale, celle qui se trouve derrière l’anthropocène : non seulement le capitalisme, mais tout le monde matériel tel qu’il s’est constitué depuis deux siècles.



Sunday Telegraph, 26 avril 1970 (traduit en français)

Lire aussi | Portrait du capitalisme en économie régénérative・Quentin Pierrillas (2020)


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07.10.2025 à 18:47

Gaza et la défaite de l’humanité

Dominique Eddé

97 % des cultures arboricoles ont été détruites par deux ans de guerre alors que 78 % des immeubles et 97 % des écoles ont été rasés ou endommagés. Face à cet anéantissement délibéré, l'essayiste franco-libanaise Dominique Eddé offre dans son livre « La mort est en train de changer » des réflexions très justes sur l'engrenage mortifère de cette guerre. Extraits choisis.

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Texte intégral (7305 mots)
Temps de lecture : 14 minutes

Ce texte est composé de deux extraits du livre de Dominique Eddé La mort est en train de changer paru en septembre 2025 aux éditions Les Liens qui Libèrent.


La peur de soi, la peur de l’autre

Quand la souffrance dépasse le seuil du tolérable, le peu de force qui reste est employé à la supporter. Il suffit de regarder les visages des enfants amputés, affamés à Gaza, des porteurs de cadavres, de leurs parents, de leurs proches, des prisonniers au sortir de la torture : ils sont tous inatteignables. Leur colère est comme asséchée par leur douleur ; et leur douleur, privée d’identité, traitée en masse. J’imagine ce même degré d’épuisement chez les otages israéliens. Chez les torturés des prisons syriennes à la brusque apparition du jour… Je l’ai vu sur les visages des Libanais brûlés par les bombardements du Sud. Tous ces êtres ont habité au même endroit : là où vivre consiste à mourir en vie.

Écrire pendant ce temps est une épreuve à la limite de l’obscénité. Ne pas écrire, alors que l’on peut donner du fil à retordre à la haine, est encore moins glorieux. Je vais donc essayer d’écrire. Et, en écrivant, d’écarter les mots qui ne servent plus à rien, sinon à retarder le moment d’en inventer peut-être d’autres.

L’interdiction de nommer le génocide en cours à Gaza, sous peine d’être taxé d’antisémitisme, est un verrou qui a tenu durant des mois, mois qui, pourtant, ne cessaient d’en donner la preuve. Notamment en Allemagne, en France, en Europe : dans les pays qui ont permis, à des degrés divers, que le nazisme organise la mort de six millions de juifs. Ce verrou vient de sauter. Ce ne sont plus seulement quelques esprits lucides, ou dissidents israéliens de longue date, qui le disent haut et fort. À présent, des ONG et des responsables israéliens, anciens ministres ou ambassadeurs, conviennent du processus d’extermination de la population de Gaza.

L’interdiction de nommer le génocide en cours à Gaza, sous peine d’être taxé d’antisémitisme, est un verrou qui a tenu durant des mois, mois qui, pourtant, ne cessaient d’en donner la preuve.

Pour ma part, je me suis bornée à remplacer un mot par un autre : abattoir, par exemple. Ce fut troublant de constater qu’il ne soulevait pas d’objections. Les esprits aveuglés en seraient-ils au point où il leur suffit que l’horreur absolue soit nommée d’un mot plutôt que d’un autre pour la leur rendre acceptable ? Surtout, comment comprendre qu’il ait fallu attendre si longtemps pour prendre au sérieux le ministre de la Défense israélien qui traitait impunément les Palestiniens d’« animaux humains » au lendemain du 7 octobre 2023 ? Faut-il que les territoires de la surdité et du mensonge soient faits de la même étoffe pour que la crédulité et la mauvaise foi se soient trouvées en même temps, au même endroit. En bloc, juifs et musulmans ont été désignés, menacés, en lieu et place des chefs de guerre qui, juifs ou musulmans, les mettaient en danger. Tout s’est passé comme si le langage ne servait plus qu’à écraser la pensée. On a entendu dire que l’armée israélienne était « l’armée la plus éthique du monde ». On a entendu dire par d’autres que les enfants palestiniens étaient des cibles légitimes, étant, par nature, de futurs terroristes. On a fait le procès de l’antisionisme au moment où le sionisme faisait naufrage. On a mis les mémoires en demeure de choisir chacune son pré carré dans le champ des cimetières. On a entendu des militants de la cause palestinienne douter de l’étendue du massacre du 7 octobre. On a surtout entendu un silence dévastateur, plein de sous-entendus et de réflexes coloniaux, confier à la peau blanche le pouvoir inné de mater la brune, la sauvage.

guerre gaza

Un réfugié palestinien porte ses deux petits enfants blessés après le bombardement du camp de Nuseirat dans la bande de Gaza, 29 octobre 2023. Crédits : Ashraf Amra, UNRWA CC BY-SA 4.0.

Dès lors, l’être humain, blanc ou brun, perdait ses droits, au profit de la masse. Les régimes arabes ont excellé dans leurs vieilles habitudes : s’allier en douce à l’ennemi, simuler la désapprobation, réduire leurs peuples au silence. En France et en Allemagne, toute objection était passible de procès médiatique. Aux États-Unis, si la censure fut moins drastique dans un premier temps, elle est maintenant sans pitié. Les universités, pour ne citer qu’elles, payent d’un prix exorbitant leur quart d’heure de liberté. Celles et ceux qui tiennent, envers et malgré tout, n’ont plus de mots pour dire la suffocation. Ils regardent la mort achever son travail sur les visages exsangues d’une population cadavérique.

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Aucune des lignes que je viens d’écrire ne dédouane le Hamas de ses crimes. Aucune. Vivement le jour où il sera vu du même œil par ceux qui s’entêtent à le protéger et par ceux qui y voient un diable sorti de nulle part. Sachant que sa part « diabolique » fut méthodiquement entretenue par le pouvoir israélien. Il s’agit maintenant d’essayer de réfléchir dans l’ordre, c’est-à-dire hors symétrie, car il n’y en a pas, à l’étendue d’un désastre programmé par les répétitions infernales de notre espèce : la cécité, le mensonge et les moyens qu’elle se donne pour les avaliser. Israël est un État qui n’a pas attendu Netanyahou pour humilier, coloniser, déposséder le peuple palestinien. À quel titre devrait-on oublier que les colonies ont prospéré sous les gouvernements travaillistes au lendemain des accords d’Oslo ? Il n’y aura pas de perspective d’apaisement possible tant que la défense de soi passera par la négation de l’autre, par la mise à l’écart de l’histoire, par l’injustice dans le traitement de l’injustice.

Israël aura beau assurer sa supériorité militaire, recommencer encore et encore, il ne parviendra à assurer la pérennité de sa population qu’en renonçant à l’emmurer. Sans quoi l’avenir l’expulsera comme il est en train d’expulser les habitants de Gaza et déjà, de Cisjordanie. La reconnaissance est le mot clé de ce qui reste à sauver : la reconnaissance officielle par Israël du mal sans nom que ce pays a causé au peuple palestinien.

Il n’y aura pas de perspective d’apaisement possible tant que la défense de soi passera par la négation de l’autre, par la mise à l’écart de l’histoire, par l’injustice dans le traitement de l’injustice.

(…)

Israël : récapitulation

Étant de ceux qui, à 20 ans, ne pouvaient accepter l’existence d’Israël et qui, cinquante ans plus tard, défend sa survie dans le cadre d’un changement de cap, je voudrais commencer par me servir de moi, qui ne représente personne, comme on se sert d’un cobaye dans une expérience médicale. D’abord préciser les termes de mon cheminement. Ne pas confondre les mots. Que signifie de mon point de vue défendre la survie d’Israël ? S’agit-il de souscrire à un État juif ? Non. Pas plus que je ne peux souscrire à un État musulman ou chrétien. Il tombe sous le sens que cette région actuellement gangrenée par la fusion du religieux et du politique n’entrera en convalescence que le jour où elle y renoncera. Sachant par ailleurs que plus de 20 % de la population israélienne n’est pas juive, je ne vois pas selon quelle logique cet État pourrait se définir comme juif. S’agit-il de considérer Israël comme un principe de réalité ? Oui. S’agit-il de défendre l’avenir du peuple israélien sur cette terre et de réfléchir aux conditions pouvant assurer sa sécurité ? Oui.

Ce point crucial appelle un effort d’imagination considérable qui, pour l’heure, n’a été fait à grande échelle ni par les Israéliens, ni par les pouvoirs palestiniens, ni par les Arabes. Moins encore par les puissances étrangères. Une mauvaise foi réciproque entretient en cet endroit un tabou qui permet aux uns d’œuvrer activement au Grand Israël, au prix d’un génocide et de dégâts régionaux considérables, aux autres d’entretenir le double langage de la reconnaissance d’Israël d’un côté et du fantasme de voir ce pays disparaître de l’autre. Les régimes arabes misent sur la reconnaissance, les fondamentalistes islamistes misent sur le fantasme, les uns comme les autres ont l’autre moitié de l’équation en tête. Tous empoisonnent l’avenir. Les Palestiniens n’en finissent pas d’en mourir.

Les réfugiés palestiniens forcés de fuir le quartier Hamad à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, après avoir reçu un avertissement d’évacuation de l’armée israélienne, 11 août 2024. Crédit : Ashraf Amra, UNRWA CC BY-SA 4.0.

Aucun processus de paix n’a pris en compte la pression des non-dits qui la rendent impossible, aucun n’a désamorcé les bombes que fabriquent les inconscients. Plus le temps passe, plus il est dicté par le couple infernal de la prédation et de la haine. Ceci n’est qu’un début. Il faut oser continuer à creuser là où ça fait mal si l’on veut ramener tous ces corps moribonds à la vie. La région a payé trop cher l’entretien des arrière-pensées. Elle ne sortira de l’ornière que le jour où l’on aura entamé, de tous côtés, un travail simultané de récapitulation, de renoncement et de redéfinition de la réalité. Ceci implique du fait même un changement de représentation de soi et de l’autre. La tâche ne concerne pas que le Moyen-Orient. Les peuples du monde entier, toutes identités de naissance confondues, sont appelés à faire ce que l’intelligence mécanique ne peut pas faire : renoncer au miroir pour survivre. Plus exactement, troquer le miroir contre la fenêtre. Il est vrai qu’en cette première moitié du XXIe siècle, le triomphe de l’argent et celui des dictatures rendent la figure du miroir écrasante, celle de la fenêtre improbable.

Lire aussi | Pendant ce temps, l’insupportable quotidien de Gaza・Rami Abou Jamous (2025)

À l’heure où j’écris ces lignes, des enfants palestiniens courent dans tous les sens à Gaza, tombent comme des oiseaux, gisent ensanglantés dans les bras de leurs parents. L’incapacité de la grande majorité de la société israélienne à en prendre conscience, à voir au-delà d’elle-même, incarne tragiquement la figure du miroir. Elle ne date pas d’aujourd’hui. Mais le degré de cécité n’a jamais connu un tel pic. Le point aveugle remonte au moment où le sionisme, pour s’installer et se construire, a eu recours à un gigantesque mensonge : il s’est inventé « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Il a feint de croire – ou voulu croire à force de s’en convaincre – que le Palestinien n’existait pas. Il a donc fallu lui inventer un sens au moment où sa réalité s’est imposée. Le mot « terrorisme » a rempli le vide, il a soufflé sur les peurs et soulagé les consciences. Ce n’est pas un hasard si, parmi les voix occidentales que ce mensonge délivrait d’une culpabilité écrasante, ce sera plus tard celle du général de Gaulle, à la pointe du combat contre le nazisme, qui fera entendre sans détours sa résistance à l’injustice, son attachement au droit international ; sans laisser tomber pour autant le droit d’Israël, désormais constitué en État à dominante juive, à exister et à assurer sa sécurité.

Dans la mesure où je suis depuis toujours une irréductible de la liberté, dépourvue de fibre nationaliste, je crois pouvoir affirmer que j’aurais été farouchement antisioniste si j’étais née juive. J’y aurais vu, outre l’injustice flagrante envers les Palestiniens, une perte pour la richesse culturelle juive qui se situe bien au-delà de la fabrication d’une identité nationale. En ce sens, j’aurais sans doute dit ce qui ne peut être dit que par des juifs et que formule notamment l’historien Ilan Pappé : « Les juifs ont une contribution au monde beaucoup plus importante en tant que peuple sans État, qu’en tant que peuple doté d’un État. » J’y aurais vu par ailleurs le trop commode remboursement de la dette européenne envers les juifs. J’y aurais surtout vu le signe d’une reconduction insidieuse de l’antisémitisme, du fait même que des juifs français, allemands ou hongrois ne recevaient pas, au lendemain de l’horreur nazie, les raisons et les preuves d’une véritable réparation : l’obtention d’une entière sécurité et reconnaissance dans leurs pays de naissance. À présent que le fait accompli israélien est un principe de réalité, il revient à ses amis comme à ses ennemis déclarés de procéder à ce que j’ai appelé « le deuil de l’idéal ». Là où l’avenir reprend ses droits sur les répétitions machinales du passé, là où le goût de la paix l’emporte sur le goût exclusif de soi, des « siens ».

« Les juifs ont une contribution au monde beaucoup plus importante en tant que peuple sans État, qu’en tant que peuple doté d’un État. »

Ilan Pappé

L’antisémitisme refait des ravages depuis le 7 octobre 2023. On ne cessera de répéter qu’il ne s’agit en aucun cas du même phénomène en Occident et en Orient. L’actuelle poussée de haine envers les juifs, parmi les peuples arabes, est à voir sous un angle foncièrement différent de ce qu’elle fut, de ce qu’elle est en Europe. On ne peut pas déclarer Israël État juif, coloniser le peuple palestinien, annexer Jérusalem, et programmer la disparition de la Palestine sans prendre le risque – le mot est faible – de créer le pire des amalgames dans l’esprit de ceux que l’on humilie, que l’on dresse ainsi contre soi. Il est compréhensible que de nombreux juifs aient vécu le massacre du 7 octobre comme un pogrom antisémite, cela ne signifie pas que c’en était un. Ce massacre s’est déroulé dans le cadre d’une région démolie, livrée au chaos ; il a été mené par des hommes enragés par une colonisation sans pitié, vieille de 70 ans. Les responsabilités de cette barbarie – qui dévaste par ailleurs la région, toutes communautés confondues depuis un demi-siècle – sont largement partagées. Ignorer ce fait, s’en tenir à la version d’une agression antisémite, obstrue la pensée, bloque les issues. Que la haine envers les juifs ait terriblement augmenté ces deux dernières années dans le monde arabe, c’est indéniable. Mais se borner à la condamner, hors contexte, sans prendre en compte ce qui la cause et l’enflamme, ce n’est pas la combattre, c’est y contribuer.

Une photo aérienne de Palestiniens déplacés attendant dans le nord de Nuseirat pour retourner chez eux à Gaza. Janvier 2025. Crédits : Ashraf Amra, UNRWA CC BY-SA 4.0.

De l’autre côté, force est de constater – exceptions mises à part – une tragique panne de pensée au sein des sociétés civiles arabes. Gagnés par la frustration et la colère, un nombre considérable de personnes ne raisonnent plus. Au prétexte du carnage en cours à Gaza, elles renoncent à l’autocritique, dédouanent le Hamas, relativisent le traitement infligé aux otages, cèdent au sinistre argument du chiffre et de la comparaison : « Ce n’est rien par rapport au génocide en cours. » Quand l’ennemi devient une aubaine pour se blottir dans un camp et se borner à la récrimination, alors la défaite est double : elle est physique, infligée par la force militaire de l’ennemi, et morale, infligée par soi.

Il n’y a jamais eu de société arabe plus riche qu’en temps de mixité. La perte de la présence juive dans les pays arabes est incommensurable.

Il n’y a jamais eu de société arabe plus riche qu’en temps de mixité. La perte de la présence juive dans les pays arabes est incommensurable. La plupart des esprits le savent et le regrettent. Ignorer ce que l’on sait équivaut à se couper de ce qui reste à inventer, à découvrir. Il va de soi que la lutte contre le mépris, l’ostracisme et la haine dont sont victimes les populations d’origine arabe ou musulmane, les militants, les étudiants en faveur de la Palestine, où qu’ils se trouvent, va de pair avec la lutte contre l’antisémitisme. C’est la même. Amputée de sa moitié, l’équation est une bombe.

La tragédie a acté, à Gaza, la fin d’un mensonge

La tragédie a acté, à Gaza, la fin d’un mensonge. Les États qui ont soutenu le gouvernement de Netanyahou se savent désormais coupables devant l’histoire de collaboration active avec un partenaire sanguinaire. Ils lui ont fourni des armes, des alibis, et – plus cher que tout – le temps qu’il fallait pour accomplir le boulot. Le Hamas a certes largement contribué au désastre. Les régimes arabes, n’en parlons pas. C’est pourquoi nous sommes à présent sommés de penser l’ennemi comme un monstre à mille têtes, accouché par un monde détraqué. Nous sommes très loin du nazisme, qui nous donnait à voir le mal, en un seul bloc, derrière des barreaux. Le mal, comme le monde, est liquéfié à l’heure qu’il est. Nos vieilles certitudes flottent sans avenir à la surface des eaux. Nous n’en sommes pas moins témoins, en direct, d’un mal innommable que les gouvernants de la plupart des pays démocratiques ont laissé faire – et, pour certains, alimenté. Comment comprendre que dans un pays tel que la France, ni les gouvernants, ni la majorité des médias et des intellectuels n’aient jugé utile de s’alarmer de l’interdiction des médias étrangers sur les lieux du crime ?

Lire aussi | En Palestine, « l’huile qu’on attend un an, les soldats la jettent en un instant »・Forum palestinien d’agroécologie (2025)

La mise à mort de la Palestine a mis Israël au pied du mur. Le judaïsme n’entre plus dans le gant déformé de ce pays emmuré. Pas plus que d’être chrétien, musulman ou athée, le fait d’être juif n’est un passeport d’humanité. Je ne cesse de m’étonner d’entendre des phrases convenues telles que « un juif ne tue pas des enfants » ou « c’est contraire à la pensée juive d’affamer un peuple ». Il est un postulat qui vaut pour l’humanité tout entière : elle n’est jamais à l’abri, quelle que soit l’identité en jeu, du meilleur et du pire. Sans compter qu’à partir du moment où un peuple se constitue en nation avec des moyens militaires écrasants, il s’expose, quel qu’il soit, à tout ce que ces armements impliquent. Pas plus que Bach n’est responsable d’Hitler, Einstein n’est responsable de Smotrich, ou Ibn Arabi des talibans. Il appartient en revanche à tous les esprits dits libres, provenant de ces cultures, de s’interroger sur ce que les inconscients fabriquent pour mener à de tels extrêmes.

Comment comprendre que dans un pays tel que la France, ni les gouvernants, ni la majorité des médias et des intellectuels n’aient jugé utile de s’alarmer de l’interdiction des médias étrangers sur les lieux du crime ?

Ainsi, s’agissant d’Israël, qui nous fera croire que le fantasme du Grand Israël date de Netanyahou et de ses sbires ? Qui nous fera croire que c’est par inadvertance qu’année après année les terres palestiniennes ont été colonisées ? Qui, d’entre les adeptes du processus d’Oslo, nous expliquera logiquement comment la paix pouvait avoir lieu sans une restitution des territoires ? La mauvaise foi, dont Sartre disait qu’elle est une manière de mimer le rôle que l’on s’est assigné, est bel et bien au cœur de la politique israélienne, gauche et droite confondues. Sachant bien sûr que quelques personnalités politiques israéliennes, dont Yitzhak Rabin, ont souhaité la combattre et frayer une autre voie à l’avenir. Une partie de leur effort, dicté par une douloureuse conversion au réalisme, a été freinée par leur méfiance. Leur méfiance envers les Palestiniens découlant de leur méfiance envers eux-mêmes : de leur incapacité à affronter l’étendue des dégâts causés depuis 1948. Car ce n’était pas tant l’OLP qu’il fallait reconnaître en 1993, que la souveraineté du territoire palestinien.

Il est vrai qu’Israël est adossé à une mémoire terrifiante dont on peut comprendre qu’elle ait eu besoin de mentir pour survivre. Encore faut-il que ce mensonge soit un jour reconnu s’il veut se faire oublier. La question que tout le monde élude et qui engage l’avenir de millions de vies est la suivante : que veut Israël pour Israël ? Mais aussi, que veut Israël pour les juifs ? Que veulent les juifs pour Israël et pour eux-mêmes ? Sachant que le mot « juifs » recouvre un océan de différences qui leur ferait perdre le sens même de leur existence s’ils étaient condamnés à y renoncer. Et du côté arabe, se pose la question cruciale de savoir comment, sous quelle forme, les élites conçoivent-elles leur lutte contre l’invasion du champ politique par l’Islam ?

Autant dire que, pour l’heure, la catastrophe spirituelle est générale.


Photo d’ouverture : Déplacés palestiniens retournant vers la ville de Gaza et le nord de l’enclave par la rue al-Rashid, le 28 janvier 2025. Crédits : Ashraf Amra, UNRWA CC BY-SA 4.0.


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27.09.2025 à 11:37

Le fleuve mangé par son lit : l’extractivisme du sable au Cambodge

Dolorès Bertrais

Endiguer, pomper, assécher, convoyer, remblayer. Dans une belle enquête graphique, l’urbaniste Dolorès Bertrais retrace la filière du sable à Phnom Penh. À mesure qu’on l’extrait du Mékong pour édifier la ville et ses mégaprojets capitalistes, le lit du fleuve se vide… et les inégalités au sein de la société cambodgienne s’aggravent. Extraits choisis.

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Texte intégral (10336 mots)
Temps de lecture : 14 minutes

Ce texte est composé d’extraits du livre de Dolorès Bertrais Sur la piste minérale. Enquête sur la filière du sable en Asie du Sud Est, paru en 2025 chez Métis Presses dans la collection « Vues D’ensemble Essais ».


Ancien comptoir fluvial cosmopolite installé au confluent de quatre rivières navigables, Phnom Penh jouit d’une situation géographique privilégiée1. Sous protectorat français pendant près d’un siècle, ce dernier joue un rôle majeur dans la transformation d’une ville vers une certaine forme de « modernité2 ». L’extension physique de la ville, portée à ce moment par les autorités publiques, devient possible à l’aide de techniques de génie urbain. Endiguer, assécher, remblayer, soit autant d’actions pour permettre le passage « des villes sur l’eau aux villes sur terre3 ». Autrement dit, la fabrique de la ville s’organise à l’aide de remblais hydrauliques réalisés grâce aux instruments issus de l’ingénierie française. La géographe Céline Pierdet mentionne qu’entre 3000 et 4000m3 d’alluvions sont dragués chaque jour dans les années 1920 pour alimenter les casiers, c’est-à-dire des parcelles de terrain délimitées par des digues. Ces casiers, une fois remblayés, permettent de surélever le niveau altimétrique du sol, générant ainsi des terres à bâtir hors d’eau. Toutefois, à l’intérieur de certains casiers, la vie avec l’eau se poursuit, puisque Phnom Penh dénombre encore de nombreux lacs. La planification urbaine repose alors sur la concordance entre les juxtapositions hydrauliques et les fonctions urbaines qui cohabitent4. Cette méthode de remblais hydraulique, perçue comme la plus « rationnelle » à cette période5, reste synonyme d’instrument de contrôle hors pair pour développer la ville. Ces casiers s’accompagnent de systèmes d’ingénierie hydraulique complexes composés de digues, de stations de pompage et de vannes qui, successivement, redessinent le paysage naturel hydrique afin de préserver le territoire urbain de ces inondations.

Ces infrastructures nécessitent une maintenance constante et une attention particulière aux phénomènes météorologiques intenses présents dans la sous-région. À la saison sèche, de novembre à avril, les vannes ouvertes permettent à l’eau de s’écouler vers le fleuve. À la saison des pluies, de mai à octobre, ces mêmes vannes doivent être refermées pour éviter aux eaux des crues de pénétrer dans les terres. La planification urbaine de Phnom Penh repose sur ce legs colonial, qui reste un jalon essentiel pour comprendre les dynamiques urbaines contemporaines et l’extension de la ville.

Plan directeur de la ville de Phnom Penh dessiné par Ernest Hébrard en 1925. Les tracés en rouge indiquent l’extension de la ville. Les trois quartiers sont mentionnés : le « quartier européen » est situé au nord de la ville et son extension envisagée à l’Est, sur la presqu’île de Chroy Changvar ; au Sud, le « quartier cambodgien » se trouve à proximité du Palais Royal; et entre ces deux quartiers s’insère le « quartier chinois ». © Archives de l’APUR.

Certes, ces prémices suggèrent que la composante hydraulique alimente une spatialité en interaction avec son environnement. Cependant, les instigateurs de la planification urbaine « moderne » de Phnom Penh encouragent progressivement la ville à se déconnecter, voire à s’affranchir du site géomorphologique singulier où elle s’est bâtie. L’eau « dans la ville » passe progressivement à l’eau « sous la ville6 ». Le remblai hydraulique annonce le début d’une nature instrumentalisée pour servir les intérêts du développement urbain dans la capitale. Ce dispositif, hérité du protectorat et toujours à l’œuvre, constitue le socle actuel et concret de la production de l’espace, profondément influencée par des décisions politiques. Des travaux en sciences politiques ont analysé la « politique de patronage » au Cambodge7 et révèlent que l’imbrication du Cambodian People’s Party (CPP), principal parti politique, avec l’État a initialement fourni au parti un mécanisme permettant de contraindre les électeurs et de restreindre les activités des partis d’opposition8. Le CPP et le Premier ministre (Hun Sen jusqu’en août 2023 et désormais Hun Manet, son fils aîné) ont utilisé leur pouvoir pour développer un système où ils offrent des avantages à certaines personnes en échange de leur soutien. Cela crée des liens entre le parti au pouvoir, les électeurs, les représentants du gouvernement et les grandes entreprises, entraînant souvent des pratiques de corruption.

Cette politique de patronage a joué un rôle prépondérant dans la distribution des ressources naturelles, leur exploitation et l’octroi du foncier urbain. La nature, autrefois considérée comme un héritage précieux, est devenue une marchandise à vendre, et les sédiments, en particulier le sable, sont désormais extraits et commercialisés à grande échelle, contribuant à la transformation radicale des paysages, notamment pour consolider les métabolismes d’une « urbanisation planétaire9 ».

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Agencements techniques : extraire le sable du Mékong

Le sable du Mékong, dans l’aire d’étude arpentée, s’extrait de quatre manières différentes, dont trois d’entre elles transitent par un dépôt de sable. Ces méthodes ont toutes été identifiées grâce aux observations directes.

La première technique d’extraction s’opère à l’aide d’une pelle à câble équipée d’un godet en « pince » ou benne preneuse d’une capacité de 2m3 installée sur une barge au mouillage. Des va-et-vient s’opèrent entre la collecte du sable au fond du fleuve et l’action de déverser ce sable attrapé – avec certainement bien d’autres vivants captés lors de cette collecte – dans une barge qui attend d’être remplie, accostée sur ces barges au mouillage. Le bruit des moteurs des pelles mécaniques vrombit et à mesure que le godet plonge et ressort de l’eau, le fracas du métal dissone au contact de la masse d’eau. Il est possible d’observer l’eau saisie par la même occasion qui s’écoule le long du godet 10.

Une deuxième technique d’extraction s’opère directement depuis la barge à remplir. Sans intervention de barges annexes, un moteur et des tuyaux de pompage sont directement installés sur la barge. Un tronçon de tuyau plonge dans les eaux et aspire à l’aide d’un moteur le sable présent au fond du lit et le déverse par ce même tuyau directement dans l’aire de stockage sur la barge. D’un aspect boueux, le trop-plein d’eau est évacué à mesure que la masse de sable prend place dans la barge.

La troisième manière d’extraire le sable du Mékong s’effectue à l’aide de ce que nous nommerons dans cette recherche une « barge-machine ». Souvent accostées sur les rives du fleuve, ces barges-machines sont reliées par un système de tuyaux au dépôt de sable. Elles pompent directement le sable depuis le fleuve. Elles peuvent aussi servir de relais pour les barges qui arrivent pleines de sable pour le transférer de la barge au dépôt.

Illustration : Dolorès Bertrais

Enfin, la dernière technique déployée est celle qui, sans transiter par un dépôt de sable, aspire le sable depuis le fleuve à l’aide de moteurs (sur les barges-machines) et l’envoie par un système de tuyaux imbriqués les uns aux autres. Ce système se rapproche de la troisième technique développée précédemment. Elle est surtout mobilisée lorsque les sites à remblayer se trouvent à « proximité » du fleuve. Une partie du remplissage du Boeng Cheung Ek, en cours de remblais, s’effectue à l’aide de cette technique, tout comme le Prek Pnov, au nord de la ville, qui se jette dans le Boeng Tamok (en cours de remblais également)11. Cette technique échappe au « contrôle » du ministère des Mines et de l’Énergie puisque ce sable ne transite pas par un dépôt.

Illustration : Dolorès Bertrais

Cartographier les mouvements du sable

À Phnom Penh et dans les périphéries en construction, le sable de plus en plus prisé pour le secteur de la construction s’amoncelle dans les rues. Si la plupart des dépôts distribuent le sable à Phnom Penh et aux alentours, pour subvenir à une « demande locale », l’un des dépôts nous explique que le sable peut parfois être livré dans les autres provinces comme à Kampot, Kampong Speu et Preah Vihea 12. Si certains tas de sable destinés à des constructions individuelles revêtent des allures de petits monticules qui n’excèdent pas un mètre de hauteur, d’autres prennent de faux airs de dunes du désert de hauteurs variables et s’étendent à perte de vue sur des centaines de mètres. Ces énormes amas de sable attendent d’être nivelés.

L’un des projets les plus consommateurs de sable à Phnom Penh est actuellement celui situé au sud de la capitale sur les Boeng Tumpun et Boeng Cheung Ek pour le projet [immobilier] ING City13. Le sable s’amoncelle le long du Boulevard Hun Sen, en attendant de permettre d’aplanir le sol. En 2020, l’ONG Sahmakum Teang Tnaut (STT) écrivait à propos de ces remblais en cours :

La quantité de sable nécessaire pour remblayer les zones humides est estimée, de manière prudente, à 77 000 000m3. Ce remblai des zones humides devrait nécessiter une quantité de sable supérieure à tout autre projet dans l’histoire du Cambodge14.

L’artiste Khvay Samnang a immortalisé la présence de ces lacs en perdition dans une série de photographies intitulée « Untitled » où il se met en scène, à nu, dans les lacs, un pot rempli de sable en main, le déversant sur sa tête. Hommage à toutes ces personnes et autres qu’humains qui seront ensevelis métaphoriquement et réellement sous ces remblais. Certains citoyens utilisent donc des matériaux tels que le sable pour illustrer que le remblai inscrit le politique dans l’espace physique, alors qu’il est quasiment impossible d’engager une discussion politique à ce sujet.

« Untitled », 2011. © Khvay Samnang. Digital C-Print, 80×120 cm, Edition of 7 + 2AP. Reproduit dans l’ouvrage avec autorisations de l’auteur.

ING City n’est pas un cas isolé. Ces projets de grande envergure se multiplient dans la capitale. Le schéma qui les accompagne, la plupart du temps, implique une quantité de sable qui atteint des records pour produire du foncier à partir de remblais sur des terres ou des eaux. Dès 2008, le remblai du Boeng Kak révélait l’accélération du développement urbain au détriment de l’environnement naturel et des populations vulnérables, notamment celles privées de titres fonciers15.

Les injustices spatiales et environnementales augmentent à mesure que le sable sort de son lit.

L’envergure de ces remblais en cours dans le Boeng Cheung Ek présage une issue bien pire, menaçant la sécurité de tous les habitants de la ville de Phnom Penh. Lorsque les lacs disparaissent sous ces millions de mètres cubes de sable, les agriculteurs urbains et leurs familles, en particulier, subissent en première ligne ces transformations socio-écologiques en cours qui façonnent la ville16. Le gouvernement royal contribue à la disparition de ces Boeng en procédant à l’acquisition forcée de terres, créant ainsi des opportunités pour les investisseurs privés de spéculer sur la transformation des terres agricoles en propriétés immobilières, comme l’explique Beng Huat Chua dans un contexte singapourien17. Ces opérations, dans le cas cambodgien, profitent principalement à la classe aisée. Les inégalités s’accroissent au sein de la société cambodgienne, alors qu’une classe moyenne émergente donne l’illusion d’une redistribution de la richesse. Les injustices spatiales et environnementales augmentent à mesure que le sable sort de son lit.

Illustration : Dolorès Bertrais

Koh Norea : un tas de sable qui vaut de l’or

À l’instar de Singapour et de Dubaï, la capitale cambodgienne poldérise pour créer de la valeur foncière. Si les deux premières capitales s’appuient largement sur le sable marin dans leur expansion urbaine, Phnom Penh mobilise le sable de rivière. (…)

[En] 2020, les remblais gigantesques pour la création de l’île de Koh Norea débutent. Le développeur de ce projet, l’Overseas Cambodian Investment Corporation Ltd (OCIC18), qui développe également le nouvel aéroport au sud de la ville, estime qu’il faudrait environ 60 millions de m3 de remblais (ici de sable) pour façonner cette île de 125 hectares19. Les remblais se sont étalés sur 2020 et 2021 selon les images satellites Google Maps. (…)

Koh Norea ou le ballet des camions [extrait du carnet de terrain de l’autrice]

« Après une bonne demi-heure de vélo portée par un vent fort, j’atteins le site de Koh Norea localisé à Chbar Ampov. Je trouve le site idéal : un terrain vague, fraîchement remblayé avec une vue imprenable sur le chantier du projet Koh Norea.

8h21 : en position d’affût, je guette les va-et-vient de quatre camions de 20 m3 qui se trouvent à 200 ou 300 mètres. Je chronomètre leur temps de chargement et à vue d’œil tente de suivre leurs trajectoires. Ces quatre camions se relayent sans interruption auprès de la pelle mécanique hydraulique, stationnée près d’un tuyau qui crache ce mélange de sable et d’eau : telle une chaîne de production où, à la ligne, des gestes répétitifs socio-matériels s’instaurent. L’un des camions (jaune orangé), que j’identifierai comme le 1er camion, vient d’être chargé et part. Il est aussitôt remplacé par un deuxième camion à 8h23. Le 1er camion ne roulera que quelques centaines de mètres avant de décharger sa cargaison près des pieux, nouvellement mis en place au sud du projet Koh Norea. Dans cette scène, plusieurs actants entrent en jeu : les tuyaux, les pelleteuses, les camions et les bulldozers (pour tasser et niveler).

Illustration : Dolorès Bertrais

8h27 : fin du chargement du 2e camion qui part en direction du nord du site du projet Koh Norea, contrairement au 1er camion observé.

8h30 : le 3e camion, plus facilement identifiable car il est de couleur blanche, se met en place et le chargement commence.

8h35, fin du chargement, il partira au même endroit que le 1er camion y déposer le sable au niveau des pieux qui permettent de stabiliser la future berge. Dans le même temps, un camion-citerne rempli d’eau humidifie le chemin emprunté par ces camions pour faciliter la tenue de la « route » et éviter la poussière. Le 1er camion est de retour à la « base » lorsque le 4e camion patiente que le chargement de sable se termine. À ce moment, les seuls bruits environnants proviennent des sons émis par les moteurs de ces différents engins et d’un frappement régulier perceptible au loin.

3 minutes et 27 secondes, c’est le temps nécessaire à la pelleteuse pour remplir la remorque du 4e camion-benne. Je remarque alors un pêcheur sur le filet d’eau du Mékong conservé entre la berge où je suis et le remblai de Koh Norea. Ce dernier dans l’eau, torse nu, équipé d’une bouée, nage et tire son filet de manière répétitive. Une scène surréaliste que d’observer ce pêcheur, seul, qui paraît minuscule au milieu de ces monstres remblais…

Photographie : Dolorès Bertrais

Puis, je distingue au-dessus de ma tête le vol d’un drone. Une personne fraîchement arrivée sur le terrain vague où je me trouve pilote ce petit engin. Je patiente 15/20minutes et m’assure que le drone revienne pour entamer la discussion. Ce trentenaire travaille pour le Groupe B.I.C20. Il explique que le drone sert à prendre des photos et vidéos pour son entreprise afin de faire du repérage. Les terrains où nous nous trouvons appartiennent au groupe B.I.C et un développement immobilier se profile sur ses emprises. Il ajoute que les terrains où nous sommes étaient à l’origine un dépôt de sable, qui permettait de dispatcher les différents amas dans le quartier pour les futurs projets ; ces terrains étaient loués par B.I.C. Puis, j’oriente la conversation au sujet de Koh Norea, sur les extractions de sable et les coûts associés. Il me précise alors en souriant que « rien n’est trop cher pour eux [NDLA : en parlant des millions de mètres cubes de sable indispensable aux remblais], nous les appelons les millionnaires au Cambodge ».21

(…) Koh Norea illustre particulièrement la production capitaliste de la ville et le processus de financiarisation associé qui s’implantent aux quatre coins du monde, devenant de plus en plus marquants dans des villes qui étaient jusqu’alors considérées en « marge » de ce processus22. Koh Norea et plus largement Phnom Penh avec ses marchés résidentiels s’insèrent ainsi dans ce que Gabriel Fauveaud décrit comme étant « l’évolution plus globale de la géopolitique de l’immobilier en Asie du Sud-Est et de sa financiarisation »23. Cette financiarisation se met en œuvre grâce notamment à la « mise au travail du sable ».

Illustration : Dolorès Bertrais

Ainsi, ce que je nomme la production urbaine néolibérale granulaire pourrait se concevoir sous deux aspects.

D’un côté, elle interrogerait dans quelle mesure le faible coût des grains de sable contribue à davantage de financiarisation, c’est-à-dire comment le sable, en tant que ressource naturelle, par son processus de vie hors de l’eau, est transformé en un objet de spéculation et d’investissement par la matérialité de ses productions. Cela soulève des questions sur la manière dont la valeur du sable est augmentée à travers sa transformation en composante clé des infrastructures urbaines et des mégaprojets, reflétant ainsi les mécanismes du marché et les politiques de développement urbain qui favorisent cette utilisation.

Le sable extrait dans le lit du Mékong au Cambodge traverse désormais les frontières, notamment pour rejoindre la Chine.

De l’autre, le sable, ressource naturelle à la rareté annoncée, au-delà d’être un matériau de base nécessaire pour la construction et donc moteur de la croissance économique, deviendrait essentiellement spéculation sur les marchés financiers et favoriserait davantage son exportation hors du Cambodge. Cette transformation pourrait avoir d’importantes implications, notamment en termes d’exploitation accrue des ressources de sable, de modifications des politiques environnementales et de création de tensions dans les communautés locales et au niveau international. Si les observations réalisées témoignent de l’extraction en cours pour une demande locale, les sollicitations venues de l’étranger sont nombreuses et le sable extrait dans le lit du Mékong au Cambodge traverse désormais les frontières pour rejoindre la Chine notamment24. Les demandes croissantes sur le marché international pourraient intensifier la pression sur les ressources de sable au Cambodge, exacerbant ainsi les problèmes environnementaux et sociaux existants.


Image d’accueil : « Untitled », 2011. © Khvay Samnang (détail).

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Notes

  1. Historiquement, la ville de Phnom Penh est connue sous le nom de « Krong Chaktomuk » (littéralement « la ville aux quatre visages ») qui fait référence au réseau hydraulique formé par le Tonlé Sap, le Bassac et le Mékong. C’est à Phnom Penh que le delta du Mékong se forme. Le fleuve, long de plus de 4000 km, se sépare en deux branches, le Bassac et le Mékong, avant de s’écouler vers le Vietnam.
  2. Slocomb, Margaret. 2010. An economic history of Cambodia in the twentieth century. NUS Press, p. 43
  3. Pierdet, Céline. 2008. « Les temporalités de la relation ville-fleuve à Phnom Penh : la fixation d’une capitale fluviale par la construction d’un système hydraulique (1865-2005) », thèse de doctorat, Université Paris 1, p. 18.
  4. Pierdet, Céline, op. cit., p. 341.
  5. APUR. 1997. Phnom Penh, développement urbain et patrimoine, p. 37.
  6. Stetten, Guillaume. 1997. « La ville et l’eau ». Dans Phnom Penh, développement urbain et patrimoine, APUR. Paris, p. 20.
  7. Un, Kheang. 2005. « Patronage politics and hybrid democracy : Political change in Cambodia, 1993-2003 ». Asian Perspective n°29 (2) : pp. 203–230 ; Hughes, Caroline. 2006. « The Politics of Gifts : Tradition and Regimentation in Contemporary Cambodia ». Journal of Southeast Asian Studies, pp. 469–489.
  8. Un, Kheang. 2005. « Patronage politics and hybrid democracy : Political change in Cambodia, 1993-2003 ». Asian Perspective n°29 (2) : pp. 203–230.
  9. Brenner, Neil, et Christian Schmid. 2014. Implosions/explosions. Towards a study of planetary urbanization. Berlin, Germany : Jovis.
  10. Phnom Penh, le 7 avril 2021.
  11. Le Boeng est une dépression formant un lac ou un étang vaste. Il est alimenté par des canaux naturels ou artificiels durant la saison des pluies et sert éventuellement de réserve d’eau pour les cultures durant la saison sèche (APUR 2019 : 19). Un prek est un bras d’eau naturel ou artificiel sans source qui met en relation, à la saison des pluies, le fleuve, les étangs et les lacs. Il est alimenté par la crue du fleuve et le ruissellement des eaux de pluies » (APUR 2019: 19).
  12. Phnom Penh, le 30 juin 2022.
  13. En2019, l’Atelier parisien d’urbanisme a rédigé un ouvrage intitulé Phnom Penh extension et mutations qui couvre les enjeux de planification attenants à ce projet et aux risques associés de voir disparaître ces lacs indispensables à la gestion des eaux pluviales.
  14. LICADHO et al. 2020 : 3.
  15. Schneider, Helmut. 2011. The Conflict for Boeng Kak Lake in Phnom Penh, Cambodia. n°7.
  16. Beckwith, Laura. 2020. « When Lakes Are Gone : The Political Ecology of Urban Resilience in Phnom Penh », thèse de doctorat, Ottawa, Université d’Ottawa.
  17. Chua, Beng Huat. 2011. « Singapore as Model : Planning Innovations, Knowledge Experts ». In Worlding Cities, édité par Ananya Roy et Aihwa Ong. Wiley-Blackwell.
  18. L’OCIC est une filiale de la Canadia Bank, l’une des plus importantes banques privées du pays. Son fondateur et actuel dirigeant, Neak Oknha Dr. Pung Kheav Se, est considéré comme l’un des plus riches et influents magnats économiques du pays, très proche de l’ancien premier Ministre Hun Sen. Il se démarque notamment dans le développement de mégaprojets immobiliers à l’exemple de Koh Pich ou actuellement de Koh Norea.
  19. Haffner, Andrew et Mech Dara : « Island of the Rich : As Sand Dune Rises, Old Neighborhood Upturned », VOD (blog), 10 novembre 2021.].
  20. Le promoteur B.I.C. Group, qui est présidé par Yim Leak, fils du député Yim Chhay Ly est un beau-frère du plus jeune fils de Hun Sen, Hun Many. B.I.C propose également des services bancaires (Haffner et Dara 2021).
  21. Phnom Penh, le 18 mars 2021.
  22. Shatkin, Gavin (1998) : « “Fourth World” Cities in the Global Economy : The Case of Phnom Penh, Cambodia », International Journal of Urban and Regional Research, no 22(3), pp. 378‑393.
  23. Fauveaud, Gabriel (2020) : « Les nouvelles géopolitiques de l’immobilier en Asie du Sud-Est : financiarisation et internationalisation des marches immobiliers a Phnom Penh, Cambodge », Hérodote, no 176(1), pp. 169‑184.
  24. Notes de terrain de l’autrice, 7 novembre 2023.

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12.09.2025 à 15:30

Élisée Reclus, l’anthropocène avant l’heure

Roméo Bondon

Dès 1860, alors que le carbone n’a pas encore envahi l’atmosphère et que le plastique n’existe pas, le géographe et militant anarchiste Élisée Reclus décrit les humains comme des agents géologiques qui modifient le climat. Tout au long de son œuvre monumentale, il parvient à rendre le monde plus familier tout en déployant l’idée d’une condition terrestre.

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Texte intégral (4358 mots)
Temps de lecture : 7 minutes

Ce texte est un extrait du livre « Élisée Reclus & la solidarité terrestre », de Roméo Bondon, qui vient de paraître dans la collection « Précurseurs de la décroissance » des éditions du Passager clandestin.

Interagir avec la Terre

Au moment de saluer son ami et camarade, mort quelques jours plus tôt, Pierre Kropotkine a ces mots pénétrants : c’était « l’un de ceux qui avaient le mieux senti et vécu la liaison qui rattache l’homme à la Terre entière, ainsi qu’au coin du globe où il lutte et jouit de la vie1 ». Tout est dit. Des premiers articles publiés dans la Revue des Deux Mondes jusqu’à L’Homme et la Terre, en passant par La Terre et les dix-neuf volumes de la Nouvelle géographie universelle, Élisée Reclus n’aura de cesse de répéter, préciser, démontrer que les actions humaines sur la planète ne sont pas sans effets et, dès lors, qu’elles impliquent des responsabilités2.

Dans un article publié en 1864 à propos de Man and Nature, un ouvrage du diplomate américain et tenant de la préservation de la nature George Perkins Marsh3, Reclus note que les humains, « devenus, par la force de l’association, de véritables agents géologiques, […] ont transformé de diverses manières la surface des continents, changé l’économie des eaux courantes, modifié les climats eux-mêmes4 ». Inaugurant une conception dialectique du progrès n’allant jamais sans sa part de « régrès » qu’il conservera jusque dans ses derniers textes5, il détaille à partir de plusieurs exemples la diversité des modalités que recoupe l’action humaine sur la nature. « D’un côté elle détruit, de l’autre elle détériore » suivant l’état social et les progrès de chaque peuple, elle contribue tantôt à dégrader la nature, tantôt à l’embellir6 ». Et d’ajouter que, devenue « conscience de la terre », l’humanité se civilise à mesure qu’elle comprend que « son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même7 ».

Difficile de ne pas penser à la notion désormais bien connue d’anthropocène pour décrire cette ère dans laquelle nous serions désormais entrés :

Sans qu’il soit nécessaire d’admettre un changement d’axe et la variation des latitudes terrestres, on peut affirmer que l’époque actuelle, comme les époques antérieures, offre aussi, dans ses climats, toute une série de changements successifs, et déjà l’histoire nous prouve que, dans ces modifications si importantes du régime de notre globe, les travaux de l’humanité entrent pour une très large part8.

Évidemment, il ne s’agit pas pour Reclus de trouver le « clou d’or » datant précisément le début de cette nouvelle période géologique. Le carbone contenu dans l’atmosphère commence tout juste à augmenter sous les coups d’une industrialisation féroce, tandis que le plastique, qui est la marque de notre temps, n’est pas encore connu. Néanmoins, sa conscience des effets planétaires produits par des modifications localisées qui s’ajoutent les unes aux autres a de quoi nous interpeller.

Miroir de cette conception originale, Reclus n’hésite pas à conférer aux éléments ou à des milieux naturels une personnalité, voire une capacité d’action. Ainsi, sous sa plume, les montagnes sont « des êtres doués de vie9 » qui se révèlent composés d’« individus géographiques modifiant de mille manières les climats et tous les phénomènes vitaux des régions environnantes par le seul fait de leur position au milieu des plaines10 ». Dès lors, c’est bel et bien « l’action combinée de la Nature et de l’Homme lui-même, réagissant sur la Terre qui l’a formé11 », qu’il s’agit de décrire sur toutes les parties du monde et dans le moindre des phénomènes observés.

Photographie Jean Reutlinger, vers 1907-1914, Wikimedia.

Rendre le monde plus familier

Les deux Histoires, d’un ruisseau et d’une montagne, publiées respectivement en 1869 et en 1880, sont peut-être ses textes qui illustrent le mieux cette démarche. Ils font ainsi écho à sa conviction selon laquelle « la science doit être une chose vivante12 ». Les deux récits paraissent aux éditions Hetzel, qui publient également Jules Verne, dans une collection intitulée « Bibliothèque d’éducation et de récréation », ce qui donne une bonne indication de la teneur des ouvrages : deux promenades informées, l’une au sein d’un bassin hydrographique, de la source à l’océan, l’autre dans un massif montagneux, auprès des animaux et des humains qui le peuplent. Au moment où il commence à travailler sur ce second opus, Élisée confie son intention à son éditeur, mais aussi ses doutes : « Mon livre est à la fois science et poésie, mais il vaudrait mieux qu’il fût l’un ou l’autre ; je crains bien que le genre lui-même ne soit faux13. » C’est pourtant bien ce mélange qui a assuré aux deux Histoires une postérité que n’ont pas démentie les plus récentes rééditions, ce à quoi il faut ajouter un engagement de l’auteur dans son texte, n’hésitant pas à mobiliser son expérience, à convoquer les sens des lecteurs et des lectrices, à conclure, comme toujours, sur un horizon émancipateur, celui d’une fraternité universelle14.

Aussi, quelle que soit l’échelle à laquelle il se situe et qu’importe le pas de temps considéré, Élisée Reclus tente de saisir les phénomènes terrestres avec une certaine familiarité. En cela, les évolutions de l’époque en matière de transport l’y ont sans doute aidé. Comme il l’écrit en ouverture d’un article publié en 1866,

[Il] se manifeste depuis quelque temps une véritable ferveur dans les sentiments d’amour qui rattachent les hommes d’art et de science à la nature. Les voyageurs se répandent en essaims dans toutes les contrées d’un accès facile, remarquables par la beauté de leurs sites ou le charme de leur climat9.

Le monde, nous dit Reclus, subit une forme d’amoindrissement à mesure que les voies de communication se multiplient. Son usage n’en est devenu que plus accessible et son usure, diraient aujourd’hui certains critiques du tourisme, que plus rapide15.

Dans le dernier tome de la Nouvelle géographie universelle, Élisée adopte un regard rétrospectif sur les évolutions dont il a été le contemporain durant les vingt années qu’ont nécessitées la fabrication et la publication exhaustive de son grand-œuvre : « Partout, le réseau des voyages couvre la planète comme un filet aux mailles rétrécies. […] Chaque année, se raccourcit la durée du tour du monde, devenu maintenant pour quelques blasés une fantaisie banale16. »

Portrait d’Elisée Reclus réalisé par Nadar, 1889, Wikimedia.

Sa longue et continue pratique de la Terre l’a évidemment rendu sensible aux façons de la représenter17. Il fait un usage abondant de la cartographie et a pu s’appuyer pour cela sur les compétences de l’anarchiste suisse Charles Perron18. Ensemble, ils développent des cartes non seulement de localisation, mais également économiques, statistiques et géopolitiques, ce qui constitue une véritable nouveauté pour l’époque.

Mais ça n’est pas tout. La tentative la plus originale, sans doute, pour « dépouiller l’État du monopole de la production des images du monde19 » a été le projet de construction de globe terrestre pour l’Exposition universelle de 1900, qui s’est tenue à Paris. Son but, alors : « Faire entrer la géographie dans la cité20. » Il partage des préoccupations pédagogiques avec l’ensemble du milieu anarchiste, ainsi qu’avec l’urbaniste écossais Patrick Geddes, qui travaille avec le neveu d’Élisée, Paul Reclus, ce « constructeur de globes, de reliefs et de dispositifs de représentation du monde les plus divers21 », à produire une représentation à échelle réduite de la surface terrestre de l’Écosse.

La planète, cette « grande patrie », est donc pour Élisée un lieu familier, aussi bien parce qu’il en connaît de nombreuses régions que parce qu’il tente, à défaut, par l’imagination et la connaissance, de se situer parmi les sociétés qu’il évoque, pleinement imprégné par les paysages qu’il décrit, en se plaçant « du point de vue de la solidarité humaine22 ».

Enfin, la description de la Terre, cet « ensemble merveilleux de rythme et de beauté23 », ne serait pas complète sans accorder une place de choix aux autres animaux – en un mot, à tout ce qui vit. Cette inclusion, assez banale pour les végétaux à une époque où la géographie botanique prend son essor, l’est beaucoup moins pour la faune, sauvage et domestique, qui est abordée dans chaque tome de la Nouvelle géographie universelle et devient un thème et une préoccupation à part dans les derniers textes d’Élisée Reclus. La mention de tel ou tel animal se double à la fin de sa vie d’une valorisation de la coopération inter­spécifique, notamment dans « La grande famille24 », ou de prises de position éthiques, comme dans « À propos du végétarisme25 ».

Image d’ouverture : Photographie Jean Reutlinger, vers 1907-1914, Wikimedia.

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Notes

  1. Pierre Kropotkine, « Élisée Reclus », Les Temps nouveaux, 15 juillet 1905.
  2. C’est ce dont témoigne, entre autres textes, ceux réunis dans Libre nature (op. cit.), une anthologie à laquelle le livre « Élisée Reclus et la solidarité terrestre » doit beaucoup.
  3. Philippe Pelletier, « Élisée Reclus et George Perkins Marsh, convergence et rupture », Annales de géographie, vol. 732, no 2, 2020, p. 104-127.
  4. « De l’action humaine sur la géographie physique », Revue des Deux Mondes, vol. 54, 1864, repris dans Libre nature, op. cit., p. 49. Voir, dans la partie « Textes choisis », l’extrait 3 de « La libre nature ».
  5. Voir, dans la partie « Textes choisis », les extraits de « Cause animale et progrès social ».
  6. « De l’action humaine sur la géographie physique », art. cit., p. 50.
  7. Ibid.
  8. La Terre. Description des phénomènes de la vie du globe, t. II, Hachette, 1868-1869, p. 502.
  9. Du sentiment de la nature…, op. cit.
  10. La Terre, t. I, op. cit., p. 157.
  11. « Préface », dans L’Homme et la Terre, t. I, Librairie universelle, 1905-1908, p. II.
  12. « Lettre à M. de Gerandol », 11 janvier 1877, dans Correspondance, t. II, op. cit., p. 182.
  13. « Lettre à P.-J. Hetzel », 26 juin 1872, citée dans Federico Ferretti, Élisée Reclus. Pour une géographie nouvelle, éditions du CTHS, 2014, p. 90.
  14. Benoît Bodlet, Les histoires d’Élisée Reclus. Divulgation scientifique et émancipation, Presses universitaires de Lyon, 2024.
  15. Rodolphe Christin, L’usure du monde. Critique de la déraison touristique, L’échappée, 2014.
  16. « Dernier mot », dans Nouvelle géographie universelle. Tome XIX. L’Amérique du Sud : l’Amazonie et la Plata, Hachette, 1894, repris dans Libre nature, Héros-Limite, 2022, p. 137.
  17. Écrits cartographiques, Héros-Limite, 2016.
  18. Federico Ferretti, « Charles Perron et la juste représentation du monde », visionscarto.net, 5 février 2010.
  19. Federico Ferretti, « Globes, savoir situé et éducation à la beauté : Patrick Geddes géographe et sa relation avec les Reclus », Annales de géographie, vol. 706, no 6, 2015, p. 687.
  20. Soizic Alavoine-Muller, « Un globe terrestre pour l’Exposition universelle de 1900. L’utopie géographique d’Élisée Reclus », L’Espace géographique, vol. 32, no 2, 2003, p. 156-170.
  21. Federico Ferretti, « Globes, savoir situé et éducation à la beauté », art. cit., p. 686.
  22. « Dernier mot », op. cit., p. 137.
  23. Ibid., p. 139.
  24. Voir l’extrait 2 de « Cause animale et progrès social » dans la partie « Textes choisis » du livre « Élisée Reclus & la solidarité terrestre ».
  25. Voir l’extrait 1 de « Cause animale et progrès social » dans la partie « Textes choisis » du livre « Élisée Reclus & la solidarité terrestre ».

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03.09.2025 à 11:58

Pour une écologie de la libération : antiracisme et écologie politique

Fatima Ouassak

Alors que la possibilité du fascisme prend corps à grande vitesse, il ne s’agit plus de convaincre, mais d’organiser le camp de l’émancipation, observe Fatima Ouassak dans ce texte incisif, qui ouvre le livre collectif « Terres et liberté ». Elle appelle à assumer la radicalité et à construire un front commun écologiste et antiraciste : l’écologie de la libération.

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Texte intégral (4546 mots)
Temps de lecture : 6 minutes

Ce texte est l’introduction par Fatima Ouassak du livre collectif qu’elle a coordonné : Terres et Liberté. Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, paru en mai 2025 aux éditions Les Liens qui Libèrent. L’ouvrage est la première parution de la collection « Écologies de la libération », que dirige Fatima Ouassak.


« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir, ou la trahir. »

Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961

Nous vivons à l’aube d’un basculement historique en Occident. Mille bruits de fond le laissent entendre : l’idée même de changement structurel — vers plus de justice — rendu nécessaire par l’urgence climatique est abandonnée par les grandes puissances mondiales, et le fascisme allié au néolibéralisme gagne partout du terrain. L’horizon s’obscurcit d’une possible gestion fasciste de l’urgence climatique : plus question de partager l’eau, l’air, la terre, la possibilité de vivre bien, de vivre tout court, avec celleux décrété·es indignes d’appartenir à l’humanité. Cette possibilité du fascisme prend corps — l’air de rien — très vite.

Dans le même temps — pour partie en réaction — grandit dans le camp de l’émancipation une exigence radicale de justice : la domination des un·es sur les autres n’est plus supportable. Cette exigence est le fruit d’une prise de conscience collective : celle de militant·es, d’intellectuel·les, de syndicalistes, de paysan·nes, d’avocat·tes, d’artistes, d’éditeur·ices, de journalistes engagé·es qui partagent l’ambition de construire un front commun contre ce qui ravage le monde.

En France, ce souffle radical pointe son nez aux portes de l’écologie politique. Le terrain est favorable : depuis une dizaine d’années se tisse un début d’alliance entre luttes écologistes et antiracistes, et on voit arriver une production théorique d’une écologie décoloniale. Un travail qui s’est ancré dans des luttes locales pour les soutenir et s’en inspirer, et qui a mené, en 2020, à un mot d’ordre partagé entre écologistes et antiracistes : « On veut respirer ! ».

La question est stratégique. La lutte continue, nous sommes d’accord. Mais avec qui ? Pour quoi faire ? S’agit-il de monter en radicalité dans une course contre la montre face au grand capital acoquiné avec l’extrême droite et d’adopter une stratégie révolutionnaire ? S’agit-il au contraire d’arrondir les angles pour freiner le train qui risque de tous·tes nous précipiter dans le ravin et de se ranger derrière une stratégie de repli ? Foncer et faire feu de tout bois ? Ou se terrer et se protéger des vents mauvais ? Nous considérons ici qu’il faut en écologie, comme en tout, résister corps et âme au fascisme. Face aux possibles basculements mortifères, nous n’avons plus le temps de prendre des pincettes en faisant le dos rond.

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Va donc pour la course contre la montre et le feu

Partant de là, remplir notre mission, c’est assumer notre radicalité, la revendiquer. Cela risque de provoquer des controverses ? Tant mieux, vive la controverse ! Cela risque de cliver ? Encore heureux : il ne s’agit pas de convaincre les partisan·nes de la suprématie blanche de rejoindre le camp de l’émancipation. Il s’agit d’organiser le camp de l’émancipation, où nous sommes suffisamment nombreux·ses, et de construire des maquis — physiques, intellectuels et culturels. Remplir notre mission, c’est, malgré les critiques que nous pouvons lui adresser, ne pas rompre avec le champ de l’écologie. Le rapport critique à l’écologie ne doit pas viser à nous en débarrasser, mais au contraire à nous l’approprier. Répondre à notre mission, c’est aussi, dans un contexte d’extrême-droitisation des champs politique et médiatique, refuser de mettre la question raciale sous le tapis. Alors que l’antiracisme est diabolisé et que la défense de la liberté de circuler est taxée de haute trahison, du courage, il en faut. Mais personne n’a dit que notre mission était facile.

Depuis, nous sommes nombreux·ses à avoir découvert la mission de notre génération : travailler à un projet écologiste où l’égale dignité humaine est à la fois le centre et l’horizon. Reste à savoir si nous nous apprêtons à la remplir ou à la trahir. Voilà très précisément où nous en sommes aujourd’hui.

Il s’agit d’analyser précisément la singularité coloniale, islamophobe et anti-migrant·es du fascisme qui se répand aujourd’hui en Europe. Et comprendre que tout se tient : ce qui ravage la Terre ravage les populations non blanches, ce qui ravage les populations non blanches ravage la Terre.

Terres et Liberté est le premier point de ralliement que nous proposons, entre écologie et antiracisme. À l’heure où, en France, la terre se soulève aussi bien pour empêcher l’accaparement de l’eau au profit de quelques-un·es que pour dénoncer le meurtre d’un adolescent tué par la police, à l’heure où ce qui agite en silence les populations non blanches concerne l’enterrement des parents, quelle est la terre où reposer en paix ? Ici ou là-bas ? C’est une question derrière laquelle se cachent mille autres. Quelle est la terre où se reposer et vivre en paix ? Celle où faire grandir ses enfants ? Ces questionnements sont à la fois singuliers et universels. La terre ne concerne pas seulement les conditions de subsistance. Elle est aussi affaire de dignité car la libération de la terre est une condition à l’émancipation de celleux qui l’habitent.
C’est précisément cet enjeu que nous cherchons ici à explorer. Terres au pluriel car toutes ne se valent pas : elles sont souvent traitées comme le sont leurs habitant·es. Et Liberté au singulier pour rappeler que personne n’est libre si tout le monde ne l’est pas. Premier ouvrage de la collection « Écologies de la libération », Terres et Liberté vise à introduire les principaux enjeux, sujets de débat, champs d’action et luttes menées, dans une perspective croisée écologiste et antiraciste.
Une conviction nous anime : si nous y travaillons sérieusement, l’antiracisme peut devenir le nouveau souffle de l’écologie politique, et l’enrichir de joies militantes, de savoirs académiques, d’espérance, et d’une histoire pleine de détermination à vivre libres.

Terres au pluriel car toutes ne se valent pas : elles sont souvent traitées comme le sont leurs habitant·es. Et Liberté au singulier pour rappeler que personne n’est libre si tout le monde ne l’est pas.

Le maquis où il est désormais possible de verser dans un pot commun les héritages antiracistes et les héritages écologistes, c’est l’écologie de la libération. La pensée de Frantz Fanon, celle de Maria Lugones, la vision politique d’Abdelkrim El Khattabi, celle de Thomas Sankara, la libération de l’Algérie malgré cent trente-deux ans de destruction, la lutte pour protéger la terre guyanaise, la résistance en Kanaky, la résilience en Palestine… forment ce maquis où l’on peut résister pour contrer « l’écologie des frontières » mobilisée par les dirigeant·es d’extrême droite. Et où renouveler nos imaginaires, préciser nos horizons idéologiques, dans le détail. Qu’entendons-nous exactement par « racisme environnemental », « écocide », « extractivisme », « effondrement » et « fin du monde », « habiter colonial », « réparation », « justice climatique », « éthique du soin », « rhizome », « libération animale », « ancrage territorial »… ? Autant de définitions nécessaires pour déployer des outils d’émancipation.

L’écologie de la libération, c’est notre réponse à l’urgence que constituent les conséquences du dérèglement climatique et la montée en puissance des fascismes alliés au néolibéralisme en France et en Europe. C’est l’ensemble des grilles d’analyse, projets politiques et mouvements sociaux qui visent à libérer les animaux humains et non humains d’un système d’exploitation et de domination : les grilles d’analyse permettent de comprendre les ravages écologiques sur les êtres et les terres produits par la combinaison de systèmes d’oppression patriarcale, capitaliste et coloniale ; les projets politiques ouvrent des horizons écologistes à la fois anticapitalistes et anticolonialistes ; les mouvements sociaux se composent de collectifs d’habitant·es, d’associations culturelles, de tiers-lieux, d’entreprises, de syndicats, qui luttent contre le système responsable du dérèglement climatique et ses conséquences, avec au centre, les enjeux d’égale dignité humaine. Tout notre travail ici consiste à donner de la voix et du coffre à cette écologie de la libération. Se saisir des impensés et des angles morts de l’écologie politique — suprématie blanche et occidentale, rapports de domination coloniale et racisme environnemental entre autres — pour développer de nouveaux outils critiques. Une manière d’ouvrir un véritable espace antiraciste, et de participer ainsi aux ruptures et au renouvellement nécessaires dans l’écologie, en France et en Europe. La mission de notre génération est de travailler à un front commun écologiste, radicalement antiraciste. Travaillons-y vite, partout, nombreux·ses.


Image d’accueil : « Bush Babies » de Njideka Akunyili Crosby, 2017. Wikiart.

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21.06.2025 à 18:43

Pendant ce temps, l’insupportable quotidien de Gaza

Rami Abou Jamous

Dans son livre "Gaza, Vie", le journaliste Rami Abou Jamous raconte comment lui et ses proches tentent de s’habituer à la "demi-vie" de misère et d’humiliation dans les camps de tentes, sous la menace constante des bombes. Des récits directs et sensibles sur la peur, le dénuement et la débrouille. Mais c’était avant la famine organisée… Depuis, le génocide se poursuit.

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Texte intégral (7457 mots)
Temps de lecture : 14 minutes

Nous sommes en train de vivre un génocide, ce mot que beaucoup de gens refusent d’employer parce qu’ils considèrent qu’il est réservé à un seul peuple. Moi, je peux vous dire qu’on est en train de vivre un gazacide, un palestinocide, un génocide « spécial Palestiniens », « spécial Gazaouis », avec des méthodes de tuerie et des boucheries comme on n’en a jamais vu : bombardements 24 heures sur 24, jour et nuit. Un arsenal militaire inédit qui tue les gens dans leurs maisons, sous leurs tentes, dans les écoles, les hôpitaux, dans la rue. Des déplacements forcés d’un quartier à l’autre, du nord vers le sud, de l’ouest vers l’est, de l’est vers l’ouest, de l’ouest vers le sud. Affamer les gens, anéantir le système de santé, laisser mourir lentement, sans soins, les patients atteints de maladies graves et les blessés.

« Obeida est mort. Il avait 18 ans », chronique de Rami Abou Jamous parue dans OrientXXI le 17 juin 2025

Bombardements, assassinats, famine… À Gaza, la situation est insupportable. Ce printemps, de plus en plus de médias français le reconnaissaient – jusqu’à ce que l’attention ne se détourne vers l’Iran suite aux frappes israéliennes. Mais il y a bien longtemps que la situation est insupportable. Le journaliste Rami Abou Jamous en témoigne dans ses chroniques régulières pour le site OrientXXI et dans deux livres. Le premier, Journal de bord de Gaza, est un recueil de ces chroniques paru chez Libertalia/OrientXXI en 2024 (nous en avions publié un extrait ici). Le second s’appelle Gaza, Vie. L’histoire d’un père et de son fils, il a été écrit en collaboration avec Lilya Melkonian et est paru chez Stock en mars dernier. L’extrait qui suit en est tiré (pp. 121-134).


Les semaines passent et la vie à Rafah est de plus en plus intense. Je sens que je change, comme la plupart des déplacés. Les mêmes doutes, les mêmes craintes. Et, inéluctablement, avec le temps, nous acceptons l’inacceptable, nous nous habituons à cette nouvelle vie d’humiliations.

[Ma compagne] Sabah et moi avons le sentiment paradoxal d’être davantage en sécurité, parfois la guerre semble derrière nous, puis les mauvaises nouvelles nous rattrapent. Pas un jour ne passe sans qu’on nous en annonce. Tel ami est mort à Khan Younès. Tel autre voisin de Gaza Ville aussi. Tel membre de la famille de Sabah n’a pas survécu à un bombardement à Nousseirat. Les drames s’enchaînent : j’apprends le décès de Bilal Jadallah, mon ancien associé, avec qui j’avais fondé la Maison de la Presse. Il avait arrêté le fixing, et à force d’assister à des rencontres de diplomates dans le cadre de ses fonctions, il avait développé des ambitions politiques. Je le considérais comme un grand frère. Nous nous sommes vus pour la dernière fois à la Maison de la presse et je me souviens qu’il s’inquiétait des conséquences de la guerre sur l’avenir de la bande de Gaza. Il a été tué en essayant de se réfugier dans le Sud, comme nous. Je suis bouleversé. Je ne peux décrire la tristesse qui nous envahit à mesure que nous apprenons le décès de ces êtres si chers à nos cœurs.

C’est comme si nous nagions en pleine mer et qu’un courant nous éloignait du rivage. Alors que nous essayons de garder la tête hors de l’eau, un tourbillon sous-marin tente de nous couler. Parfois, l’un de nous est pris dedans et sombre vers les profondeurs de la mort. Pendant ce temps-là, nous y restons coincés, en vie, mais toujours prisonniers. Lors de cette tentative de survie, nous perdons la profondeur de nos émotions.

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La ville de Rafah est à l’image de la situation de la bande de Gaza. Elle change vite, et beaucoup. Jusqu’à présent il n’y a pas eu ici d’incursion terrestre. C’est pour ça que nous avons choisi d’y poser nos valises plutôt qu’à Deir el-Balah, comme un ami nous l’a proposé, ou chez un autre à Khan Younès. Mon pari, c’est que les Israéliens descendront du nord vers le sud de la bande de Gaza au fur et à mesure, et que Rafah sera la dernière ville à être ciblée. Visiblement nous ne sommes pas les seuls à le croire. Avec le temps, l’endroit se densifie. À notre arrivée, à la frontière avec l’Égypte, le long du mur d’acier, de béton et de barbelés, il n’y avait pas de déplacés. Les gens savaient qu’il ne fallait pas trop s’en approcher. Maintenant qu’il n’y a plus de place dans l’enceinte de la ville, nous avons vu s’y ériger des tentes, des toits de tôle, des bâches. Chaque évacuation d’une ville, récemment Nousseirat, amène son lot d’habitants et de réfugiés d’autres zones qui viennent s’ajouter aux milliers d’exilés. Au début de la guerre, Gaza a été divisé en 2 300 blocs par les Israéliens, ces blocs leur servant aujourd’hui à organiser notre évacuation. À ce moment-là une grande partie des habitants refusaient de partir. Mais face aux tueries et aux « israéleries », ils ont fini par s’y plier. Nous avons compris de quoi cette armée était capable, et désormais, à la moindre instruction, tout le monde accourt vers le Sud, où les gens s’entassent et sont humiliés.

Chaque jour, je vois défiler un flot continu d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants en charrette, en bus, en camion ou à pied, qui, après avoir vécu les uns sur les autres à l’hôpital Al-Shifa ou dans les écoles de l’UNRWA, s’installent à Rafah. Pour certains, c’est le troisième ou quatrième déplacement. C’est ce qui est arrivé à mon ami Hassoun, le chauffeur de Gaza Presse, mon vendeur de cosmétiques. Après avoir dormi devant l’hôpital Al-Shifa, celui que je considère comme mon petit frère s’est réfugié chez un ami à Nousseirat, emmenant ses parents, son frère, sa femme et ses deux enfants. Il y avait son propre logement dans un immeuble où une soixantaine de personnes s’étaient entassées. Puis Nousseirat a été attaqué, il m’a donc appelé pour m’annoncer qu’il nous rejoindrait à Rafah. J’ai cherché en vain un logement digne de ce nom pour eux. Ils ont fini par s’installer sous une tente. J’ai tout fait pour qu’ils y vivent dans de bonnes conditions. Avec Hassoun, nous avons construit des toilettes à côté de la tente, pour que lui et sa famille aient leur intimité. Parce que dans ces camps de fortune, tout le monde partage tout. Quel déchirement de voir les femmes et les enfants faire la queue nuit et jour pour soulager leurs besoins, prendre une douche ou espérer recevoir de l’aide humanitaire. Dans une société comme la nôtre, c’était inconcevable il y a peu de temps. Encore une humiliation. Nous avons donc creusé derrière la tente de la famille de Hassoun, puis nous avons cherché un panneau solaire afin qu’ils aient un peu d’électricité, pour leur éviter l’interminable file d’attente dans les écoles ou les hôpitaux – où l’on trouve toujours de l’électricité pour recharger les portables, les lampes torches ou les batteries de secours. Nous l’avons payé 1 200 shekels, contre 200 shekels avant la guerre. Un vrai business est en plein essor : pour gagner un peu d’argent, les heureux propriétaires d’un panneau solaire revendent aujourd’hui du courant – 1,35 euro la recharge du téléphone portable.

À l’annonce du cessez-le-feu, des dizaines de milliers d’habitant·es du nord de la bande de Gaza sont revenu·es à la recherche de leur maison. Camp de Jabalia, janvier 2025. © 2025 UNRWA Photo : Hussein Jaber/Wikimedia

Ensuite, nous avons déniché des tapis, des chaises, des matelas, des couvertures, une batterie de secours pour alimenter des LED. De façon surréaliste, nous avons aménagé cette tente de 5 mètres carrés – un bout de tissu pour neuf personnes qui ne protège ni de la chaleur, ni du froid, ni des bombes – comme si nous achetions des meubles pour son nouvel appartement. C’est la première fois que je me sens aussi impuissant. J’en ai pleuré, je ne m’en remets pas. Je comprends désormais la frustration de mes frères exilés aux États-Unis, désespérés de ne pouvoir m’aider. Ils transfèrent régulièrement de l’argent sur mon compte, mais les deux seules banques de Rafah ont de moins en moins de liquidités. Au départ, nous pouvions retirer des espèces avec des montants plafonnés. Maintenant, il n’y a plus du tout de liquide dans les distributeurs. Il faut passer par un réseau de bureaux de change, un circuit parallèle : contre un virement, leurs propriétaires nous donnent de l’argent liquide, en prélevant au passage 20 ou 30 % de frais de service. Grâce à nos virements, ils achètent des marchandises provenant d’Israël et d’Égypte qu’ils nous revendent ensuite à des prix exorbitants. Il y a aussi des Palestiniens qui profitent de la guerre.

Quelques semaines après notre arrivée à Rafah, la famille de Sabah elle aussi nous a rejoints. Ses parents, ses frères et sœurs, chacun son conjoint et ses enfants. Au total une trentaine de personnes. Ils sont partis de Nousseirat après un message de l’armée israélienne leur demandant de quitter la ville. Ils souhaitaient prendre la route le lendemain mais les massacres ont tout de suite été très intenses. Ils ont donc décidé en urgence d’un départ pour Rafah en charrette et à pied, en pleine nuit. Ce soir-là, il pleut des cordes, le réseau téléphonique est coupé, et nous n’arrivons ni à les joindre ni à les localiser. Sans tente, la famille de Sabah passe une nuit dans la rue, sous la pluie. Quand nous les trouvons, le lendemain, j’active mon réseau et me démène pour leur dénicher une tente. Une petite tente qui, dans le reste du monde, servirait à faire du camping à la plage ou à la montagne. À Rafah, c’est devenu le rêve de toutes les familles gazaouies.

C’est une guerre psychologique : nous habituer à ces demi-vies. Comme lors de la Nakba de 1948. L’histoire se répète devant mes yeux et je ne peux m’empêcher de faire cette comparaison.

Évidemment, nous n’en trouvons pas. Comme pour Hassoun, il n’y en a plus nulle part. Des bâches, du bois et des planches leur permettront de se construire un refuge. Voir ces abris de fortune pousser partout est un véritable choc pour nous. Nous n’avions jamais vu ça, mais avec le temps, nous nous y sommes malheureusement habitués. Désormais, quand nous demandons à quelqu’un où il loge, nous ne nous attendons plus à ce qu’il donne l’adresse d’un appartement. Nous savons qu’il va nous parler du garage, de la bâche, de la tente ou de l’école dans laquelle il dort. C’est une guerre psychologique : nous habituer à ces demi-vies. Comme lors de la Nakba de 1948. À l’époque, les milices juives, notamment les Haganah, avaient expulsé la population palestinienne de ses villes comme Haïfa, Jaffa ou au nord du pays, vers des camps, sous des tentes. Ces tentes se sont ensuite transformées en toiles, en tôle, puis en dur. Aujourd’hui, ces lieux s’appellent des « camps de réfugiés ». Ceux par exemple de Yebna et de Fallouja sont en fait d’anciens villages entiers qui ont été déplacés en 1948 et 1967. Mes grands-parents l’ont vécu. Aujourd’hui, à Gaza, nous revivons la même chose : les habitants de Chajaya, de Beit Hanoun ont tous dû partir, et s’installent tous ensemble dans un même lieu, côte à côte. Se connaître entre réfugiés, c’est s’assurer une meilleure protection et du réconfort. 75 % des Gazaouis sont des descendants de ces victimes, survivants de la Nakba de 1948 qui avaient fui les massacres de ces milices juives. Les descendants de ces milices se sont transformés en armée, et opèrent de la même manière.

L’histoire se répète devant mes yeux et je ne peux m’empêcher de faire cette comparaison. J’y pense chaque fois que je regarde le visage de Sabah. À force de cuisiner sur un four d’argile, il rougit avec la chaleur et noircit avec la fumée. Je la complimente souvent en lui disant que ces nouvelles couleurs lui vont à merveille, elle qui a la peau si blanche semble bronzée. [Mon fils] Walid, lui, a gardé l’habitude de vouloir cuisiner avec nous, comme à Gaza Ville. Il est toujours dans nos pattes lorsque nous préparons le pain. Nous continuons à lui faire croire qu’à part le mode de cuisson, rien n’a vraiment changé dans notre quotidien. Il a appris à préparer du feu avec des brindilles de bois ou du papier. Quand je vois dans ces yeux à quel point il est heureux de vivre cette expérience, je ressens une immense tristesse. À deux ans et demi, il devrait être à la crèche ou à la maternelle, avoir un robinet d’eau chaude, un micro-ondes. Au lieu de ça il n’apprend rien d’autre que cette nouvelle vie, toujours plus dure. Pour autant, j’essaie plus que tout de transformer ces moments en joie. Je tente de métamorphoser notre réalité pour la rendre moins difficile à supporter.

Tout le monde à Rafah vit ce que nous vivons. Tout le monde a le visage noirci par la fumée des fours d’argile et le soleil, tout le monde a maigri, les traits de ceux que nous croisons sont tirés par la fatigue et l’inquiétude. Les enfants, leurs parents, les personnes âgées, soit 1,6 million de personnes chassées de chez elles par les bombardements, entassées, épuisées. Et depuis quelques jours, la pénurie fait irruption. L’aide humanitaire en provenance du terminal Rafah qui arrive d’Égypte est insuffisante, d’autant qu’elle passe d’abord par le poste de Kerem Shalom, et le contrôle de l’armée d’occupation, avant d’être enfin distribuée au compte-goutte. En plus de la faim, nous manquons progressivement de tout, y compris de produits d’hygiène. Pour les femmes, la situation est désolante. Elles utilisent des bouts de tissu en guise de serviettes hygiéniques. Pour les jeunes enfants, c’est la même chose : les couches sont quasiment introuvables. J’ai réussi à en acheter pour Walid, mais à un prix exorbitant. Le savon et le shampoing sont aux abonnés absents. Heureusement que j’en ai constitué un stock dès notre arrivée ici. Ceux qui n’en ont pas le fabriquent avec un mélange de maïzena et d’eau. Logiquement, le manque d’hygiène apporte son lot de maladies dermatologiques, pour la plupart moyenâgeuses, comme la gale.

La pénurie de gaz a poussé les gens à chercher du bois partout. Maintenant que le bois des arbres a lui-même commencé à manquer, les habitants scient les poteaux électriques pour les brûler ou se rendent jusqu’aux anciens tunnels qui relient Rafah à l’Égypte, bouchés depuis des années. Là-bas les galeries étaient soutenues par des structures en bois : elles ont donc été réouvertes pour en sortir les derniers piliers.

Des proches me racontent leur insoutenable quotidien : ils broient du bétail pour faire de la farine et du pain, ils mangent de la nourriture pour animaux ou des plantes sauvages comestibles qui poussent dans des terrains vagues.

Impossible, aussi, de trouver des chaussures neuves. À force d’errance, nos souliers se sont abîmés, déchirés. Partout, on aperçoit des petits pieds nus. L’autre jour, j’ai naïvement laissé ma seule paire à l’entrée de l’appartement, devant la porte, à côté des tongs des enfants. Elles m’ont été volées. Je suis resté en tongs pendant des jours, jusqu’à ce qu’un ami m’en prête. Il faut aussi faire attention aux vols de linge étendu aux fenêtres. Du jamais vu.

Face à tant de misère, les premiers larcins d’aide humanitaire ont débuté. Les camions qui les acheminent via l’Égypte traversent des camps de fortune. C’est devenu un jeu : des enfants organisent des barrages à l’aide de pierres pour essayer de bloquer quelques camions, espérant y trouver des cartons de nourriture ou de vêtements. Par semaine, seuls 50 véhicules sont autorisés par l’armée israélienne à pénétrer dans le territoire. Pour 2,3 millions de Gazaouis. Puis ce jeu d’enfants s’est transformé en pillage organisé par des clans, installés à côté du terminal de Kerem Shalom, sous les yeux de l’armée israélienne qui laisse faire. De là, ils détournent les marchandises. Ces camions sont protégés par les policiers du Hamas, ils sont systématiquement bombardés. Ils espèrent sûrement que ces deux groupes armés, les clans et le Hamas, s’entretuent après la guerre.

Tentes inondées en raison de fortes pluies à Deir el-Balah, dans la bande de Gaza en janvier 2025. © 2025 UNRWA Photo : Ashraf Amra/Wikimedia

À force de ne manger que des boîtes de conserve et quelques rares légumes – quand nous avons les moyens de nous les offrir –, nous faisons l’expérience de la malnutrition. Pendant ce temps-là, au Nord, la famine est apparue.

Sur place, les proches avec qui je corresponds me racontent leur insoutenable quotidien : ils broient du bétail pour faire de la farine et du pain, ils mangent de la nourriture pour animaux ou encore des plantes sauvages comestibles qui poussent dans des terrains vagues. Au téléphone, la petite fille d’anciens voisins de notre tour me confie rêver de légumes et de viande, pas de chocolat. Accablé par son récit apocalyptique, je décide de tenter ma chance. Je me rends au terminal Rafah. Là-bas je passe devant chaque camion d’aide humanitaire qui s’apprête à rejoindre le Nord et demande aux hommes à bord s’ils accepteraient de transporter un petit sac avec quelques légumes et une conserve de viande hachée, que nous appelons ici la « Bolobeef ». L’un des chauffeurs m’entend : son frère s’y rend justement le lendemain. Il accepte d’embarquer mon paquet. Miracle, le colis parvient à mes voisins, qui m’ont décrit l’émotion de l’enfant en mangeant. J’en pleure de joie.

Motivé par ce succès, je décide de tenter ma chance une deuxième fois. L’un de mes amis connaît un conducteur de poids lourd autorisé à livrer du fioul aux ONG étrangères à Gaza Ville. J’achète le matin même 15 kg de chaque légume que je trouve : des cagettes de tomates, de concombres, d’oignons et de pommes de terre, 20 kg de riz et des conserves de lentilles et de viande hachée, et les répartis dans deux gros sacs. Au total, cela représente 1 200 euros de nourriture que l’homme accepte de transporter discrètement dans son camion. Il me prévient dès le début : il est possible que les produits soient confisqués sur la route par les Israéliens. Par chance, tout s’est déroulé comme prévu. À l’arrivée, les sacs sont réceptionnés par mon ami Fadi dit « le moustachu ». Il me rappelle quelques jours plus tard : il s’est servi pour sa famille et a distribué le reste dans son quartier, sans dire que c’était de ma part, comme je le lui avais demandé. Quelques jours plus tard, il me décrit la joie des familles qui se sont régalées. Je suis chaviré par l’émotion.

Mais ma troisième tentative échoue… cette fois-ci l’armée d’occupation interdit au camion de passer. Pourquoi affamer des enfants ? Qu’ont-ils à voir avec le Hamas ?

C’est ainsi que des milliers de victimes sont morts parce qu’une application d’IA en a décidé ainsi.

Les Israéliens nous avaient demandé de nous réfugier à Rafah, soi-disant une zone sûre. Nous savions pourtant qu’il n’y aurait pas de zones sûres à Gaza. Et voilà que les bombardements s’intensifient ici aussi. Des immeubles entiers sont détruits, des familles décimées. Souvent, avec Sabah, nous nous arrêtons devant des décombres pour y lire des inscriptions peintes sur du béton :  « Ci-gît tel ou tel membre de telle famille. » Ce sont des dépouilles que personne n’a réussi à sortir des gravats, faute de moyens. Des tombeaux en pleine ville parmi lesquels nous évoluons chaque jour : jamais je n’oublierai ces images, gravées à vie dans ma mémoire. Des écoles abritant désormais des centaines de familles sont aussi ciblées, sous prétexte que des membres du Hamas y vivent. Je ne comprends pas pourquoi les Israéliens ne profitent pas des sorties quotidiennes de ces hommes-là pour les tuer dehors, loin des femmes et des enfants. Pourquoi les viser une fois de retour dans l’école ? D’autant que les médias israéliens ont révélé que leur armée utilise un logiciel d’intelligence artificielle nommé « Lavender » pour déterminer leurs cibles. C’est ainsi que des milliers de victimes sont morts parce qu’une application d’IA en a décidé ainsi. Je me pose de plus en plus de questions sur la sécurité des miens, Sabah, Walid et ses demi-frères. Est-ce que je pourrais aussi être visé par l’armée d’occupation ? De nombreux journalistes le sont désormais. Devrais-je loger ailleurs qu’à l’appartement ? C’est la première fois que j’envisage de m’éloigner de ma famille. Mais un jour que je trouve le courage de lui confier mon angoisse, c’est Sabah qui répond à mes questions : « On vit tous ensemble, on meurt tous ensemble. » Que dire de plus ?


Photographie d’accueil : une femme fait brûler du papier et du nylon pour entretenir un feu, Gaza, avril 2025. Photo Hosny Salah sur Pixabay. Sa page Instagram : hosnysalahl

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23.05.2025 à 13:59

Entrevoir la justice climatique : retour sur les Toxic Tour de Seine-Saint-Denis

Laurence Marty

Ile-de-France, 2014. À un an de la COP21, les mouvements climat sont en ébullition. Comment et avec qui se mobiliser ? Dans "Apprendre et lutter au bord du monde", Laurence Marty raconte de l’intérieur le déploiement du cadrage de la justice climatique. Extrait choisi auprès du collectif Toxic Tour Detox 93, qui organise des visites guidées autour des inégalités environnementales dans le 9-3.

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Texte intégral (10766 mots)
Temps de lecture : 19 minutes

Ce texte est tiré du livre de Laurence Marty, « Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique », paru aux éditions La Découverte en 2025, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».

Toxic Tour Detox 93 : traduire en justice (environnementale et climatique) les inégalités en Seine-Saint-Denis

Mercredi 24 septembre 2014, 20 h 30, Saint‑Denis, 42 rue de la Boulangerie, première réunion du collectif Toxic Tour Detox 93 (TTD93). Pour suivre l’émergence du cadrage de la justice climatique au sein du mouvement français, il nous faut repartir de la fin de l’été 2014, un an et demi avant la COP21. C’est en suivant les liens tissés à l’Aubépine – un lieu de vie collectif agricole – et en rejoignant le TTD93 que je serai confrontée pour la première fois à cette façon particulière de penser le dérèglement du climat et les questions environnementales avant tout comme des questions de justice – de race, de classe, de genre. Pour l’heure, j’ignore encore ces déplacements et même comment m’orienter dans Saint‑Denis : la nuit est en train de tomber et moi de me perdre dans les ruelles dionysiennes. Je finis par trouver le 42 rue de la Boulangerie, avec une dizaine de minutes de retard. On dirait une sorte d’épicerie, une épicerie bio, ou de produits locaux peut‑être. La réunion n’a pas commencé, mais dans l’arrière‑boutique, une petite vingtaine de personnes sont déjà assises autour de tables disposées en rectangle. Je trouve une chaise et m’assois, intimidée. Le point de départ du collectif, comme l’expliquent Agathe, Éric et George ce soir‑là, c’est que le sommet Paris climat 2015, cette grande conférence internationale censée déboucher sur un nouvel accord mondial dans un an et demi ou COP21, ne se tiendra pas à Paris comme son nom l’indique, mais au parc des expositions du Bourget, en Seine‑Saint‑Denis – ici. Or, les habitant·es de ce département, parmi les plus pauvres de France, sont aussi victimes d’inégalités environnementales (sols pollués par son passé industriel, pollution de l’air causée par la circulation automobile et le trafic aérien, précarité énergétique, pollution sonore, résidus radioactifs) et, de plus en plus, d’inégalités climatiques.

« Nous savons que le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de suraccumulation de particules de CO2 en 2100 : c’est une urgence sociale et de santé dès aujourd’hui », écriront sur tous leurs tracts les membres du TTD93. Ce qu’iels proposent de faire, en réponse, c’est d’organiser des visites guidées des lieux de pollution qui quadrillent le département – qui sont aussi des lieux d’émission de gaz à effet de serre et donc de dérèglement du climat –, et des opérations détox pour mettre en avant les luttes et alternatives des Séquano‑Dionysien·nes1 d’hier et d’aujourd’hui. Éric le répète souvent, c’est important de montrer le positif : « Le sentiment que c’est mort n’a jamais été très mobilisateur2. » Si iels savent qu’« à la fin du sommet, les décisions prises ne seront pas les bonnes », les membres du TTD93 sont déterminé·es à faire entendre leurs voix à travers les « déambulations informatives, rageuses et joyeuses » qu’iels vont organiser jusqu’à la COP3.

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Comme le raconte George ce soir de septembre, ignorer que la Seine‑Saint‑Denis est un territoire pollué est une chose impossible pour celles et ceux qui l’habitent. « Ce que nous connaissons moins, c’est la géographie de ces pollutions, l’histoire des infrastructures qui les produisent (bien plus nombreuses en Seine‑Saint‑Denis que partout ailleurs en Île‑de‑France), et celle des luttes contre leurs nuisances. » Ce que propose le TTD93 en conséquence, c’est d’apprendre, d’apprendre en marchant, en faisant l’expérience de – les toxic tours detox sont avant tout des « expériences sensibles » comme le rappellera Quentin au cours d’une réunion de décembre. La rencontre avec des collectifs agissant déjà localement sur ces enjeux de pollutions sera décisive dans ces apprentissages – du collectif Lamaze luttant pour l’enfouissement de l’autoroute A1 à Saint‑Denis au collectif Romeurope 93 qui défend les droits des personnes Roms vivant en squats ou bidonvilles, en passant par Urbaction 93 composé de riveraines de data centers à La Courneuve4. C’est avec elleux que le TTD93 élabore ses « balades toxiques » et pense les différentes prises de parole qui les rythment. Elles porteront successivement sur l’autoroute A1, la mémoire des luttes écocitoyennes dans le 93, les data centers de La Courneuve, l’aéroport d’affaires du Bourget, et les terres agricoles du Triangle de Gonesse menacées par le projet de centre commercial et de loisirs EuropaCity.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Il y a des découvertes qui feront date pour le collectif, tant elles résument à elles seules ce qu’il essaie de démontrer : la station de mesure d’Airparif, qui en bordure de l’autoroute A1, en plein Saint‑Denis, enregistre les taux les plus élevés de pollution d’Île‑de‑France5 ; la note de l’Agence de l’énergie et du climat de Plaine Commune sur les enjeux locaux de la crise climatique qui révèle que la Seine‑Saint‑Denis a été le deuxième département le plus touché par la surmortalité pendant la canicule de 20036 ; entre autres. De quoi rendre tangible l’intuition, que oui, ici aussi, pollution et dérèglement climatique sont des inégalités de plus. À Agathe d’en conclure, un soir d’avril 2015 où elle présente les actions du collectif dans un théâtre parisien, que « dans les quartiers de la Seine‑Saint‑ Denis comme dans les autres régions pauvres du monde, on peut dire que les injustices environnementales et climatiques s’ajoutent aux injustices sociales, qui sont beaucoup aussi des injustices raciales et des injustices de genre ».

Je sors de la réunion du 24 septembre 2014 avec le sentiment que ce qui se trame ici est important : j’y découvre pour la première fois les termes d’« inégalités environnementales » et d’« inégalités climatiques » dont le cadrage m’aimante – j’écris dans mon carnet le soir même (non sans en sourire aujourd’hui) : « Ça, c’est légitime politiquement et mobilisateur. » Dans l’arrière‑boutique le soir de cette première réunion, se trouvaient réuni·es des activistes du climat et des habitant·es en lutte contre les infrastructures qui les empoisonnent, une cohabitation que je n’avais jamais vue jusque‑là. Par chance, j’habite aussi le 93 – à l’est et non au nord, mais dans le 93 quand même. Je trouverai rapidement une place au sein du collectif en construction. Sous l’impulsion d’Éric, je proposerai notamment, en décembre, de me lancer dans une brochure qui reprendrait les principaux éléments des tours et qui serait, de fait, aussi une brochure sur les inégalités environnementales et climatiques qui touchent le département.

Il me faudra plusieurs mois, la tête dans le guidon à parcourir en long et en large la Seine‑Saint‑Denis et avaler des kilomètres de littérature scientifique francophone émergente7), pour m’apercevoir de l’épaisseur des luttes pour la justice environnementale et climatique dont le TTD93 s’inspire, et dont nous n’avons que si peu hérité jusqu’ici, en France. Ce n’est pas faute d’avoir mentionné ces luttes en chaque début de balade. À George de contextualiser le modèle des toxic tours au cours du premier tour sur « l’autoroute de Saint‑Denis », le dimanche 26 octobre 2014, armée d’un mégaphone pour couvrir les bruits de la circulation autour de la place de la Porte de Paris :

« Les toxic tours, c’est un format qui existe depuis une vingtaine d’années dans d’autres pays : aux États‑Unis, au Canada, en Équateur, en Afrique du Sud, entre autres – d’où leur nom anglais. Ces tours font partie d’un mouvement plus général qui s’appelle le mouvement pour la justice environnementale. »

« Ramener l’écologie à la maison » n’a rien d’anecdotique. Surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Pourtant, ce n’est qu’en lisant quelques mois plus tard l’article de la philosophe Émilie Hache « Justice environnementale ici et là‑bas » que je comprendrai les spécificités et l’ampleur de ce que déplace le mouvement pour la justice environnementale dans les luttes écologistes8. De cette lecture et de celles qui suivront, je comprendrai combien cela n’a rien d’anecdotique de « ramener l’écologie à la maison » pour reprendre les mots de la sociologue Giovanna Di Chiro9 – du moins de la ramener dans le territoire dans lequel on vit, surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

L’histoire des militant·es du mouvement pour la justice environnementale est celle d’une double dépossession pour reprendre les mots d’Émilie Hache : « dépossession tout d’abord d’un partage équitable entre les ressources et les nuisances environnementales ; dépossession ensuite de la reconnaissance d’un souci écologique ». Elle raconte comment, dans les années 1990, des membres d’une mobilisation contre un projet de construction d’un incinérateur de déchets dans la banlieue de Los Angeles – principalement des femmes racisées de classe populaire – allèrent solliciter l’aide d’associations environnementales états‑uniennes très actives, comme le Sierra Club ou l’Environmental Defense Fund (le Fonds pour la défense de l’environnement), qui leur répondirent dans un premier temps que leur combat portait sur des questions de santé publique, et non environnementales, et leur refusèrent dès lors leur soutien.

Les divergences apparues à cette occasion ont amené les acteurs du mouvement de la justice environnementale à questionner ce sur quoi porte l’écologie. « Qu’est-ce qui est environnemental et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » […] loin d’être indifférents aux enjeux environnementaux, les acteurs de ce mouvement s’en soucient pleinement, mais s’en soucient non pas comme de quelque chose d’extérieur à eux, avec lequel ils entretiendraient un rapport de loisir, même substantiel, mais comme quelque chose de potentiellement dangereux (parce que toxique, contaminé, présentant des risques d’incendie, etc.) constituant le milieu même où ils habitent, travaillent et vivent.

Emilie Hache

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes.

Exit une écologie par le haut et le dehors, centrée sur la « nature » – ou wilderness – des grandes organisations conservationnistes composées essentiellement d’hommes blancs de classes moyenne et supérieure – que Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier appellent « l’environnementalisme des riches »10. Welcome une écologie par le milieu, grassroots (littéralement enracinée dans le sol), portée principalement par des femmes racisées de milieu populaire luttant pour leur survie et celle de leurs enfants – celle de leur communauté humaine et plus‑qu’humaine – contre les industries et les politiques qui ne semblent pas considérer que leurs vies comptent11.

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes12. Le mouvement pour la justice climatique transnational, qui se compose à partir des années 2000, reprend ce double renouvellement. C’est de ces déplacements que le TTD93 tente de s’inspirer.

Toxic Tour sur la mémoire des luttes écocitoyennes à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Parce qu’il est l’un des collectifs français qui a le plus à cœur d’importer et de traduire ce qui se trame dans les mouvements pour la justice environnementale et climatique transnationaux, le TTD93 est une source d’intérêt pour de nombreux·ses militant·es. Il y a toutes les personnes qui viennent marcher avec nous les dimanches après‑midi des balades toxiques (une soixantaine par tour en moyenne, parfois plus). Il y a toutes les sollicitations de collectifs qui souhaitent reproduire le format des toxic tours ailleurs. Et il y a les invitations de différents membres de la Coalition Climat 21 (CC21) à venir rejoindre la préparation des mobilisations qui auront lieu pendant la COP21. Pour Agathe, « c’est le côté grassroots qui leur parle, et aussi le fait que des actions du style toxic tour et le travail que l’on fait sur les inégalités pourraient plaire à des organisations internationales pour la justice environnementale ». Surtout, ce que tente de faire le TTD93 fait écho aux « chantiers » que se donne la CC21 pour décembre prochain : élargir la mobilisation, en convainquant « bien au‑delà des cercles habituels de l’écologie » (et tenter de ne plus être que ce mouvement climat majoritairement blanc de classes moyenne et supérieure) ; et « s’appuyer sur les victimes et les personnes en lutte sur le terrain » ou « communautés impactées » (la traduction la plus courante de « frontline communities » centrale dans le mouvement anglo‑saxon). Je saisirai l’enjeu immense pour certain·es membres de la coalition de ne pas/plus faire sans ces personnes et de transformer le mouvement climat en profondeur pour laisser émerger celui d’une justice climatique.

Il y a ce vif intérêt dans le mouvement pour l’espace d’enquête, d’apprentissage et de mobilisation autour de la justice climatique que constitue le TTD93, et il y a aussi les critiques qui lui seront adressées, et dont je mettrai plus de temps à percevoir les échos. De l’enthousiasme, certain·es militant·es passent à la condamnation après avoir participé à un tour (ou avoir entendu quelqu’un parler d’un tour) : les toxic tours ressembleraient à des « groupes de touristes bobos blancs en balade dans le 9‑3 ». Je caricature, mais pas tant que ça : on reproche au collectif TTD93 de manquer son objectif de « sortir de l’entre‑soi », de ne pas réussir à mobiliser les « premier·es concerné·es » par les pollutions et les inégalités qu’il dénonce, et d’être dès lors « hors‑sol » (par opposition à « grassroots », ce pour quoi il était potentiellement intéressant plus tôt). Comme si les membres du TTD93 n’étaient pas conscient·es de ce risque dans leur démarche et que ce n’était pas une tension pour elles et eux.

Mardi 4 novembre 2014, 20 heures, troisième réunion du TTD93, dans une grande salle illuminée aux néons du bâtiment colossal qu’est la Bourse du travail de Saint‑Denis. Sont présent·es les membres du TTD93 ainsi que des représentant·es du collectif Lamaze et du comité Porte de Paris, deux collectifs d’habitant·es de quartiers riverains de l’A1, avec qui le premier tour a été organisé. On débriefe. Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » – on était presque une centaine, des élus et des médias étaient présents, les différentes prises de parole se sont bien articulées, le goûter au parc Cachin était une très belle façon de conclure le tour – mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric. Je me souviens notamment d’une silhouette aperçue derrière une fenêtre des premiers étages d’une tour semblant épier notre cortège qui contrastait fortement avec le peu de personnes marchant dans les rues et boulevards que nous arpentions. Je me souviens plus encore de notre stationnement le temps d’une prise de parole au niveau d’un carrefour de l’avenue du Docteur‑Lamaze qui était lui, très passant, et des différentes réactions qu’il avait suscitées chez les piétons (essentiellement des hommes noirs et arabes à ce moment précis) que nous avions croisés : celle de nous contourner (nous prenions presque toute la place), celle de prendre un tract sans s’arrêter, voire de le refuser (tracter, c’est la solution que nous avions trouvée avec Aldo pour endiguer notre gêne). Et je me souviens enfin de ce constat partagé avec Agathe à la fin du tour : la plupart des personnes présentes, à l’exception des membres des collectifs locaux, n’étaient pas des riverain·es mais des militant·es écologistes parisien·nes intéressé·es par notre démarche. Cet intérêt n’est pas un problème en soi (au contraire), le problème c’est ce à quoi il nous fait ressembler (effectivement) : un groupe de blanc·hes de classe moyenne en vadrouille dans des quartiers populaires habités majoritairement par des personnes racisées précarisées.

Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric.

Au cours de cette première réunion de débrief, on cherche des solutions pour faire le lien avec l’ensemble des habitant·es : on pourrait afficher sur le parcours au préalable, ou encore tracter tout au long de la marche. Didier, du collectif Lamaze, rappelle qu’on a tout de même distribué plus de trois mille tracts sur les marchés et dans des endroits clés de Saint‑Denis, et qu’on avait annoncé le tour dans le Journal de Saint-Denis, « le journal le plus lu de la ville », précise‑t‑il (il m’expliquera à la fin de la réunion que l’hebdomadaire est distribué gratuitement dans toutes les boîtes aux lettres des Dionysien·nes et est une véritable « institution »). George renchérit en soulignant que les toxic tours detox sont « un projet qui s’inscrit dans la durée ». « C’est l’accumulation des tours qui est importante ». Mais pour certain·es membres du collectif, on peut d’ores et déjà aller plus loin et travailler à construire davantage les balades avec les habitant·es des quartiers qu’on sillonne. Agathe évoque ainsi une piste pour le prochain tour sur l’A1 (le collectif Lamaze souhaiterait le reproduire lors de l’événement « Lamaze enlève tes bretelles » qui aura lieu fin juin13). Elle a rencontré le directeur d’une salle de spectacle de Saint‑Denis qui a grandi dans la cité Joliot‑Curie, située en bordure de l’autoroute. Il a proposé de nous mettre en contact avec les éducateur·ices de la cité qu’il connaît bien. Et c’est ce qu’on fera : plusieurs rencontres mèneront à l’organisation d’ateliers photos avec les enfants de la cité, une soirée sur le mouvement pour la justice climatique, et la prise de parole d’une mère et membre d’une association d’aide aux devoirs du quartier au toxic tour de juin.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Si les membres du TTD93 se mobilisent en tant qu’habitant·es de la Seine‑Saint‑Denis (« On se mobilise en tant qu’habitant·es, c’est le point de départ », répètent‑iels), iels ont aussi besoin de laisser la place et la parole à d’autres Séquano‑Dionysien·nes pour que les toxic tours detox fonctionnent (politiquement et pratiquement) : les collectifs de riverain·es des infrastructures dénoncées et, plus largement, les habitant·es des quartiers arpentés. Les savoirs et la légitimité des premiers (les collectifs locaux) sont indispensables pour construire les balades. Comme l’explique Éric au cours de la soirée « Toxic Tour Detox mode d’emploi » de mars 2015 dans un restaurant îlo‑dionysien : « On n’agit pas ex nihilo, on est contre ça. Et ce pour deux raisons : on veut rendre publics des collectifs et des structures qui ont déjà accumulé énormément de connaissances, et aussi parce qu’on ne vient pas en experts écolos. On fait les balades avec eux. » La présence des seconds (les habitant·es des quartiers arpentés en général) et le fait de les intéresser (du moins autant que les militant·es écologistes blanc·hes que nous sommes) sont, en revanche, toujours des défis à relever. Un défi incontournable si le TTD93 veut éviter que ses toxic tours detox soient des sortes de « zoo sociaux » pour reprendre l’expression de Luc, impliqué dans le collectif. Depuis ce rebord, les membres du collectif tentent des choses, ratent, essaient à nouveau, réussissent ou ratent encore – un processus qui se rejoue pour chaque nouvelle balade qui arrive avec le contexte et les enjeux qui lui sont propres.

Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis.

Il y a quelque chose de difficile à tenir pour le collectif TTD93, entre sa toute récente naissance, son énergie limitée, les attentes à son égard (que ce soit celles de ses membres ou celles d’autres activistes du mouvement climat) et son contexte politique. Il faut bien partir de quelque part pour construire un mouvement pour la justice environnementale et climatique en France, et la situation de laquelle part le TTD93 n’a rien d’évident : s’il rencontre des collectifs de riverain·es dénonçant les impacts (sociaux et de pollutions chimique comme sonore) des infrastructures dont ils sont voisins, aucun d’entre eux ne mobilise le cadrage de la justice environnementale et climatique (quasi inexistant en France à l’époque), ni ne se définit comme « communautés impactées ». Presque aucun d’entre eux ne fait le lien avec le dérèglement du climat avant sa rencontre avec le TTD93 (et l’arrivée de la COP21, en fait). Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis, sans tomber dans le piège de l’imposition d’un cadre surplombant et déconnecté14, ni dans celui de l’idée reçue que les enjeux environnementaux n’intéressent pas les habitant·es des quartiers populaires15. C’est à ce croisement que se trouve le pari des toxic tours. Ensuite, comme le rappelait déjà George pendant la réunion de novembre 2014, il faut du temps pour s’enraciner et trouver les façons de problématiser ensemble ce qui ne l’avait que peu été jusque‑là. C’est sûr que, d’ici la COP, ça va être juste pour « mobiliser les quartiers populaires » dans le mouvement climat (du moins massivement), et organiser une grande « marche des intoxiqué·es », de cette façon. C’est en tout cas l’avis d’autres activistes du mouvement qui tenteront d’ouvrir, en parallèle, d’autres sentiers.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Dans la suite du chapitre dont est extrait ce passage, Laurence Marty décrit l’émergence, tout au long de l’année 2015, d’un mouvement pour la justice climatique en France à l’image de celui qui s’étend en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde depuis les années 2000.

Des activistes membres de l’alliance de collectifs étasuniens Grassroots Global Justice viennent en Ile-de-France pour présenter leur action.

Un « Appel pour la justice climatique » est lancé depuis l’ONG 350.org, appelant à « partir des luttes qui se mènent dans les quartiers depuis des années ».

Une « marche mondiale pour le climat » est préparée à Paris sur le modèle de la People’s Climate March, qui avait rassemblé plus de 300 000 personnes à New-York en 2014. Cette marche est annulée en raison des attentats du 13 novembre et de la promulgation de l’état d’urgence – à la place, une chaîne humaine est organisée à la hâte.

La COP21 passée, l’autrice revient sur une année et demi de mouvement.

À l’issue des mobilisations de la COP21, la question du sujet politique du mouvement naissant pour la justice climatique reste en suspens, comme le raconte l’une des salarié·es de la CC21 [Coalition Climat 21] à l’assemblée de bilan du mercredi 16 décembre, quelques jours seulement après la clôture des négociations et des manifestations : « Si l’organisation de la marche de New York nous a permis d’avancer plus vite en posant la question de qui sont les communautés impactées en France, elle reste irrésolue. » D’autres questions sont aussi posées : les organisations de la coalition sont‑elles parvenues à devenir une rampe de lancement pour un mouvement pour la justice climatique « fort et durable » en France16 ? Le mouvement est‑il parvenu à « sortir des cercles habituels de l’écologie » ? Comment prolonger les efforts faits pour « construire des espaces de convergence sociaux et climatiques » dans les mois à venir ? Ou encore : comment faire face à l’impensé colonial du mouvement ? Il est peut‑être encore un peu tôt pour répondre à ces questions, et ce que les militant·es se promettent surtout au cours de cette assemblée et ailleurs, c’est de poursuivre les efforts déployés dans ces directions. Nous sommes au début de quelque chose.


Image d’ouverture : photographie réalisée à l’occasion de la manifestation À nos mort·es – Climate Justice for Life, Bassin de la Villette, Paris, 28 novembre 2015. © Bruno Serralongue et Air de Paris, Romainville.

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Notes

  1. Il s’agit du nom donné aux habitant·es du département de la Seine‑Saint‑Denis, à ne pas confondre avec Dionysien·nes qui est celui des habitant.es de la ville de Saint‑Denis
  2. Notons ici que la volonté d’Éric de valoriser le territoire du 93 est au centre de ses engagements : il fait partie de l’association Accueil banlieues (dont les membres reçoivent des touristes à domicile dans le but de changer l’image des quartiers dans lesquels ils vivent) et anime des visites guidées en Seine‑Saint‑Denis avec Tourisme 93. Ces expériences et compétences seront essentielles dans la construction du collectif.
  3. Les deux citations sont extraites du premier tract du collectif annonçant le tour sur l’autoroute A1, consultable ici : <toxictourdetox93. wordpress.com/>.
  4. Les data centers sont des entrepôts qui abritent les serveurs informatiques qui font tourner internet. Voir Clément Marquet, « Ce nuage que je ne saurais voir. Promouvoir, contester et réguler les data centers à Plaine Commune », Tracés, 35, 2018. Les autres collectifs locaux avec lesquels a travaillé le TTD93 sont, entre autres, le Comité Porte de Paris (luttant pour un réaménagement du quartier Porte de Paris), des représentant·es de la lutte contre l’usine d’équarrissage de la Saria de laquelle émanait une odeur pestilentielle dans Saint‑Denis au début des années 2000, l’Association de défense contre les nuisances aéroportuaires (ADVOCNAR) de Saint‑Prix.
  5. La station de mesure Airparif (observatoire de la qualité de l’air en Île‑de‑France) mesure deux jours sur trois des quantités de particules fines et de dioxyde d’azote qui dépassent les seuils autorisés. Cause de ces mesures record : l’A1 et ses 200 000 véhicules par jour ; et non loin l’A86, qui compte 200 000 véhicules par jour également.
  6. On renvoie ici notamment à Jade Lindgaard, « À + 5 °C, des morts à la pelle en Seine‑Saint‑Denis », Mediapart, 28 juin 2014. L’Agence régionale de santé a diagnostiqué que l’augmentation de la mortalité pendant la canicule de 2003 avait été croissante avec l’âge, plus marquée chez les femmes que chez les hommes, et a aussi identifié des facteurs majeurs de risque : l’état de santé lié au niveau de vie, la qualité du logement, l’échec de la diffusion de l’information, ainsi que l’urbanisation dense, sans végétation et sans canal de refroidissement.
  7. Par exemple, Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, op. cit. et la note d’Éloi Laurent, « Les inégalités environnementales en France », Fondation de l’écologie politique, 2014. (J’ai vent du travail de la sociologue Caroline Lejeune mais elle n’a encore rien publié à l’époque.
  8. Émilie Hache, « Justice environnementale, ici et là‑bas », loc. cit. Toutes les citations d’Émilie Hache dans les paragraphes qui suivent sont extraites de cet article.
  9. Giovanna Di Chiro, « Ramener l’écologie à la maison », in Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 191‑220.
  10. Voir Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier, « L’environnementalisme des riches », in Émilie Hache (dir.), Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux, Éditions Amsterdam, Paris, 2012, par opposition à « l’environnementalisme des pauvres » théorisé par le second.
  11. On renvoie aux « Principes pour la justice environnementale » : « The principles of environmental justice », loc. cit.
  12. Sylvia N. Tesh parle à ce titre d’un deuxième âge de ces mobilisations dans son article « Environmentalism, pre‑environmentalism and public policy » (Policy Sciences, 26, 1, 1993, p. 1‑20).
  13. « Lamaze enlève tes bretelles » est une fête des quartiers nord‑est de Saint‑Denis au cours de laquelle la bretelle d’insertion d’autoroute est bloquée pendant une journée.
  14. On renvoie par exemple, sur ce risque au sein des luttes pour la justice climatique, à l’article d’Hamza Hamouchene, « Que signifie se battre pour la justice climatique au Maghreb ? », Nawat, 20 août 2016. Selon lui, les concepts anglo‑saxons de la justice environnementale et climatique sont inintelligibles. Il préfère formuler ces enjeux en termes de questions de subsistance et de souveraineté de ressources, plus immédiatement compréhensibles et déjà mobilisés dans les luttes au Maghreb.
  15. S’ils n’intéressent pas, c’est qu’ils ont été mal formulés par les militant·es écologistes. Voir par exemple ici le travail de Fatima Ouassak qui propose d’élargir l’écologie dans les quartiers populaires au rapport à l’espace et au corps ; si lutte écologique il y a dans ces quartiers, elle concerne d’abord la possibilité de se rassembler dans l’espace sans s’y sentir menacé par la police. Fatima Ouassak, La Puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, La Découverte, Paris, 2020.
  16. Je m’appuie ici notamment sur l’après‑midi de l’assemblée du 7 novembre consacrée au thème de « Construisons la suite », et celle du 16 décembre dédiée, entre autres, à un premier bilan des manifestations.

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14.05.2025 à 16:19

Résister à la colonisation de l’Amazonie et expérimenter d’autres mondes

Ailton Krenak

Survivant d’un peuple massacré par la colonisation, Ailton Krenak est devenu un acteur de premier plan du réveil politique des peuples autochtones du Brésil à partir de la fin des années 1970. Dans "Futur ancestral" et "Le Réveil des peuples de la Terre", il revient sur la naissance de l’Alliance des peuples de la forêt qui a permis de résister à la colonisation de l'Amazonie.

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Texte intégral (11396 mots)
Temps de lecture : 24 minutes

Ce texte et ces deux entretiens sont extraits des livres d’Ailton Krenak, Futur ancestral et Le Réveil des peuples de la Terre. Traduits par Julien Pallotta, ils viennent d’être publiés aux Éditions Dehors.

Parmi les riches écrits d’Ailton Krenak, le choix de la rédaction de Terrestres pour ces bonnes feuilles a été de mettre l’accent sur trois textes qui proposent un récit à la fois historique, anthropologique et philosophique de l’expérience des alliances nouées en Amazonie autour des peuples de la forêt. Une contribution riche d’enseignements à l’heure des questions urgentes de composition des luttes et des stratégies.


Alliances affectives

Extrait de Futur ancestral, pp. 53-62

Le terme citoyenneté est bien connu : il figure dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et dans de très nombreuses constitutions dans le monde. Il fait partie du répertoire, disons, blanc du droit. Le mot florestania lui est né dans un contexte régional, à un moment où la lutte sociale menée par des personnes qui vivaient dans la forêt Amazonienne était très active. Quand Chico Mendes et d’autres seringueiros1 ont commencé à se réunir avec des indigènes, ensemble ils ont compris que ce pourquoi ils luttaient ne devait pas être confondu avec la citoyenneté – il s’agissait de revendiquer des droits nouveaux dont ils devaient inventer le champ (après tout, le droit naît de la volonté d’une communauté à anticiper la compréhension que quelque chose devrait être considéré comme un droit, mais ne l’est pas encore). C’était à la fin des années 1970, nous vivions encore sous la dictature militaire, le gouvernement brésilien a cherché à découper en parcelles de grandes étendues de forêts dans le sud de l’Amazonie et en Acre, près des frontières avec la Bolivie et le Pérou. Pour arriver à leurs fins, ils ont déployé un procédé assez classique consistant à ouvrir des routes et à accueillir des colons. Et dans une tentative de privatisation de la zone de manière discrète et efficace, inspirée par Jarbas Passarinho2 et sa bande, l’INCRA3 (Institut national de la colonisation et de la réforme agraire) a commencé par offrir des parcelles de terre à ceux qui étaient déjà là.

Des femmes, des enfants, des hommes, des personnes de tous âges se sont placées entre les arbres et les tronçonneuses, elles ont bloqué les pistes qui devaient permettre de créer des lignes de démarcation à l’intérieur de la forêt.

Mais lorsqu’ils sont arrivés avec leurs engins pour percer des lignes de colonisation, les personnes rassemblées aux côtés de Chico Mendes se sont soulevées, ils étaient la florestania et, comme Gandhi et ses disciples, ils ont organisé une résistance pacifique aux actions de l’État. Des femmes, des enfants, des hommes, des personnes de tous âges se sont placées entre les arbres et les tronçonneuses, elles ont bloqué les pistes qui devaient permettre à la main de l’urbain – celle des géographes, des topographes ou des sismographes – de pointer des lignes de démarcation à l’intérieur de la forêt. Elles ne voulaient pas de piquets ou de parcelles, elles défendaient la fluidité du fleuve, la continuité de la forêt.

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Les indigènes vivaient dans des zones qui leurs étaient réservées et les seringueiros, qui étaient pour la plupart des habitants du Nord-Est ayant migré vers la forêt amazonienne à la fin du xix e siècle, comprenaient bien cette différence. Après quatre, cinq, six générations à habiter la forêt, ce qu’ils désiraient, c’était vivre comme les Indiens. Alors il s’est produit ce que -j’appelle une contagion positive de la pensée et de la culture, et commença une réflexion sur les terres en communs où les seringueiros avaient créé leurs exploitations de caoutchouc. Ils cherchèrent à transformer le statut des « unités de conservation4 » qu’ils occupaient, en celui de territoires indigènes. Mais nous savons que la propriété collective n’existe pas au Brésil : même les terres occupées par les populations indigènes appartiennent à l’Union5. Le cancer du capitalisme n’admet que la propriété privée et est incompatible avec toute autre perspective d’utilisation collective de la terre. Défendre un droit nouveau suppose de mettre en mouvement l’appa-reil d’État, ses registres et certifications, ses notaires… mais dans leur volonté de constituer une florestania, les seringueiros ne voulaient pas même avoir à présenter de pièce d’identité.

Ce qui a poussé ces peuples à s’unir, c’est la compréhension du fait qu’ils partageaient, entre Indiens et non Indiens, les mêmes conditions de travail esclavagistes. Face à eux, ils avaient des patrons, qui étaient aussi des propriétaires terriens, qui revendiquaient la possession d’immenses étendues de forêt et les plantations de caoutchouc. Une constellation de peuples comme les Kaxinawa, les Ashaninka, les Huni Kuin et bien d’autres vivaient opprimés par cette situation favorisée par le capital, dans laquelle un patron pouvait vivre à São Paulo, à Londres ou n’importe où dans le monde, en exploitant la forêt amazonienne et ses habitants. En unissant nos forces pour éliminer la figure du patron, nous avons rendu possible ce soulèvement. L’Alliance des Peuples de la Forêt est née de la recherche de l’égalité dans cette expérience politique6.

Ce qui a poussé ces peuples à s’unir, c’est la compréhension du fait qu’ils partageaient, entre Indiens et non Indiens, les mêmes conditions de travail esclavagistes.

Le mot politique descend du mot grec ancien pólis (la cité). Il se trouve que, lorsque des êtres non politiques pensent, ils arrivent à imaginer d’autres mondes qui ne sont pas politiques, ou, du moins, qui ne sont pas conformes à la politique telle que nous l’entendons généralement. Le langage est une chose déterminante dans les interactions, et tout ce qui émane de la pólis se présente comme un rassemblement d’égaux où l’expérience politique converge avec cette aptitude. Cela m’inspire une observation : la pólis se revendique toujours comme étant le monde de la culture, et la nature c’est le monde sauvage. C’est à cet autre monde que je m’intéresse, et non à la convergence qui a lieu dans la pólis. J’imagine des puissances qui convergent vers un endroit, qui le traversent, mais n’y restent pas piégées.

Je pense que ce que voulaient les zapatistes7, c’était aussi la florestania, mais leur revendication a été comprise comme une rébellion, ils ont été traités comme des ennemis et réprimés brutalement. Aujourd’hui ils sont contraints de porter un passe-montagne pour masquer leur visage et d’une certaine manière, assumer la place limitée que leur geste de rébellion leur a assuré. Les zapatistes doivent vivre dans la forêt Lacandone ou dans les montagnes et ils se sont retrouvés pris dans le piège de leur pensée insurrectionnelle parce qu’il n’existe de zapatistes qu’au Chiapas. La florestania ne peut pas être une franchise, si nous voulons provoquer une profonde remise en question par la force d’une insurrection, nous ne pouvons pas devenir prisonniers des mouvements que nous créons. C’est pourquoi nous nous sommes demandés jusqu’où nous pourrions aller avec l’Alliance des peuples de la forêt : devenir un syndicat ? un parti ? Les alliances politiques nous contraignent à des formes d’égalités qui peuvent elles-mêmes devenir oppressives, même celles qui admettent l’existence de la diversité.

Le concept alliances affectives présuppose le partage d’affects entre des mondes qui ne sont pas semblables. Ce mouvement reconnaît une altérité intrinsèque en chaque personne, en chaque être.

L’expérience de cet engagement profond dans l’Alliance a duré plus de vingt ans, jusqu’à ce que je commence à remettre en question cette recherche constante de la confirmation de l’égalité [igualdade] et que je comprenne pour la première fois le concept d’alliances affectives – qui présuppose le partage d’affects entre des mondes qui ne sont pas semblables [iguais]. Ce mouvement ne revendique pas l’égalité, au contraire, il reconnaît une altérité intrinsèque en chaque personne, en chaque être, il introduit à l’inégalité radicale devant laquelle nous sentons que nous devons nous arrêter – un peu comme nous sentons que nous devons enlever nos chaussures avant d’entrer chez notre hôte. Cela a été ma façon d’échapper à la parabole du syndicat et du parti (quand un pacte commence à faire payer un tribut, il a perdu son sens). Alors je suis parti expérimenter la danse des alliances affectives, qui m’implique moi et une constellation de personnes et d’êtres dans laquelle je disparais : je n’ai plus besoin d’être une entité politique, je peux juste être une personne au sein d’un flux capable de produire des affects et du sens.

C’est uniquement de cette façon que l’on peut conjuguer le verbe mundizar (mondiser), ce verbe exprime le pouvoir d’expérimenter d’autres mondes, d’autres cosmovisions et notre capacité à imaginer des plurivers. Il a d’abord été utilisé par Alberto Costa et d’autres penseurs andins, il décrit la manière dont les mondes peuvent s’affecter mutuellement, par exemple, que la rencontre avec la montagne soit vécue non pas comme une abstraction, mais comme une dynamique d’affects dans laquelle elle n’est pas seulement un objet, mais aussi douée d’initiative. Cet autre « nous » possible ébranle la place centrale accordée généralement à l’humain ; soyons clair, tout ce qui existe ne peut pas dépendre de l’anthropocentrisme qui marque, nomme, catégorise et dispose de tout – y compris de ses semblables considérés comme des presque humains.

Carte réalisée par les conquistadors européens
Carte du Brésil réalisée par Lopo Homem en 1519 pour le roi du Portugal Manuel Ier

Le désir pour ce monde a toujours été présent dans l’humanité, il est même au cœur de la colonisation de tous les continents. Il arrive que, lorsqu’il est associé à une logique occidentale, il oppose l’idée de culture à celle de nature. Les tentatives de dialogue au xvie siècle entre les amérindiens et l’église catholique qui nous ont été rapportées – c’était un peu après que les rois catholiques d’Espagne et le pape ont mis fin au dernier émirat de la péninsule ibérique, et sont partis à la conquête de nouveaux corps à coloniser –, montrent clairement que chacun parle d’un monde impossible à reconnaître pour l’autre. Prenons comme exemple le discours attribué au chef Seattle adressé à un représentant du gouvernement de Washington en 1854 :

Vous devez apprendre à vos enfants que le sol qu’ils foulent est fait des cendres de nos aïeux. Pour qu’ils respectent la terre, dites à vos enfants qu’elle est enrichie par les vies de notre race. Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes.

Et c’est exactement ce que la pensée coloniale a produit. L’Anthropocène accumule tant de déchets, tant de désastres, qu’il a rendu le monde malade. C’est pourquoi, bien qu’ayant cherché à échapper à la politique de la pólis, je suis malgré tout avec enthousiasme ce qui se passe au Chili8, qui prolonge des discussions qui ont déjà eu lieu dans d’autres pays andins comme l’Équateur ou la Bolivie. On y parle de refondation de la nation sur la base d’un État plurinational et Elisa Loncón, une femme Mapuche, a été élue à la présidence de l’Assemblée constituante – au Chili, un pays historiquement autoritaire et réfractaire à toute mondialisation.

Mais il faut rester vigilant et fort. Le sens commun nous pousse à croire que la démocratie est quelque chose que l’on adopte et qui nous suit pour toujours – ce n’est pas le cas. Au Chili déjà, alors que Salvador Allende était élu président, le siège du gouvernement a été bombardé et les militaires ont envahi La Moneda. Aux États-Unis – bien connus pour être la plus grande démocratie du monde –, un policier enfonce son genou sur le cou d’un Afroaméricain et le tue en l’asphy-xiant, mais ce pays est le premier exportateur de la démocratie, car il en a énormément à offrir, mais surtout à vendre. Il faut cesser d’utiliser ces expressions de manière aussi approximative. Si vous tombez sur une pancarte « DÉMOCRATIE, ENTREZ », il y a de bonnes chances que ce soit n’importe quoi, et si vous entrez, vous prenez le risque qu’on vous frappe le visage à coups de poing. Les poètes disent que la démocratie est une utopie, quelque chose que l’on cherche mais que l’on ne parvient jamais à atteindre. C’est une épreuve que toute forme de société doit exercer comme une expérience quotidienne. Tout comme l’idée de liberté, d’intégrité d’un peuple, la démocratie doit être constamment réinventée, elle ne possède pas le don de s’installer par elle-même et elle est sujette à toutes sortes d’attaques.

Pendant ce temps, dans le Brésil des années 2020, se met en place un surprenant processus de négation identitaire. Les symboles mêmes de la nation, imposés par le colonialisme, tels que le drapeau national (qui, dans toute république, symbolise un bastion de l’identité), ont été appropriés par un groupe de personnes autoritaires qui n’ont pas l’intention de les partager. Il s’agit d’un club d’hommes qui ont un penchant particulier pour les armes à feu, une série de préjugés et toutes sortes de fondamentalismes9. Cette privatisation des symboles nationaux serait-elle un nouveau scandale capitaliste ? Une bonne façon de les combattre est de remettre en question les vérités coloniales : « Mon pays, ma langue. » Caetano Veloso chante : « Ma langue est ma patrie / Et je n’ai pas de patrie, j’ai une matrie / Et je veux une fratrie. » Alors, puisque le Quechua est une langue continentale, vive la Pachamama ! et à bas le nationalisme ! Nous changeons, nous devons changer le monde, même si ce changement passe par les expériences limitées de la démocratie.

Le Brésil doit être refondé en un État plurinational, car notre vieil État colonial a l’ADN d’un pillard : il est né pour manger les autres.

Le Brésil doit être refondé, nous devons ici aussi défendre l’idée d’un État plurinational, car notre vieil État colonial a l’ADN d’un pillard, d’un bandeirante : il est né pour manger les autres. Je suis étonné que la plupart des dirigeants politiques, non seulement au Brésil, mais dans une grande partie de la planète, soient si aliénés qu’ils ne se rendent pas compte que si nous ne nous ouvrons pas à cette vaste matrice culturelle, nous ne ferons que nous enfoncer un peu plus dans le désastre qu’ils appellent aussi crise environnementale. Ces États nationaux sont fondés sur des idées très limitées, très pauvres. Nous devrions être capables de traverser tout cela et de nous rassembler. Qui sait, peut-être que la présence des peuples indigènes dans la construction du nouveau constitutionnalisme latino-américain, à partir des Andes, apportera d’autres perspectives sur ce que nous appelons un pays et une nation.

Actions à São Paulo contre l'agro-industrie.
Action des peuples Xavante et Timbira à São Paulo pour dénoncer les ravages de l’agro-industrie, Tuca Vieira, 2004

Car les peuples indigènes peuvent contribuer autrement à la discussion, tant à propos de la pólis que sur les idées de nature, d’écologie et de culture. Si nous sommes capables de nous ouvrir à toute cette richesse, l’activité politique deviendra une autre dimension de l’existence, et elle ne se limitera pas à cette obsession prédatrice, comme elle l’a été pour tant d’hommes politiques au xxie siècle, le siècle du néolibéralisme, dont l’avènement n’a servi qu’à appareiller les corps et à renforcer la servitude. Échapper à la servitude, c’est aussi s’ouvrir à l’idée d’occupation, occuper l’espace du politique, occuper l’État, et j’espère que nous pourrons contribuer à oxygéner ces milieux, à l’image de nos rivières qui partagent généreusement leur puissance et convergent. Puissions-nous apprendre à ne pas rester coincés dans un barrage. Alors, sans oublier nos chers amis zapatistes, qui ont toujours inspiré d’importants débats en Amérique latine, juste avant de crier « ¡Viva Zapata! », je crie « ¡Abya Yala! », c’est ainsi que nos frères et nos sœurs saluent la terre et le ciel en Quechua.


L’Alliance des peuples de la forêt

Entretien issu de La Réveil des peuples de la Terre, initialement paru dans Povos Indígenas no Brasil, 10 mai 1989 avec Osmarino Amâncio. Propos recueillis par Beto Ricardo et André Villas Boas, pp. 49-75.

Notice. Les seringueiros sont des récoltants du latex d’hévéa (arbres à caoutchouc), présents en Amazonie depuis le xix e siècle. Dans les années 1970, leur activité et leurs terres sont menacées par la déforestation liée au développement de l’agriculture et à la mise en place de différents programmes gouvernementaux. Le Syndicat des travailleurs ruraux de Xapuri est créé en 1976 pour défendre le mode de vie des seringueiros et leur exploitation des hévéas. Ils manifesteront de façon pacifique en s’interposant entre les entreprises de déboisement et les arbres par un type d’action qu’ils appelleront les empates (qui peut être traduit par blocage ou neutralisation). Leurs préoccupations rejoindront celles des communautés indigènes de la région et ensemble ils formeront l’un des fronts pionniers de défense de la forêt amazonienne. L’Alliance des peuples de la forêt apparaîtra dans ce contexte. Carlos Alberto (Beto) Ricardo (1950) est anthropologue et environnementaliste, il a fondé plusieurs associations de défense des droits des peuples indigènes et de protection de la forêt amazonienne, comme le CEDI (Centro ecumênico de documentação e informações), qui publie cet article et qui publiera la « Déclaration des peuples de la forêt » en 1989.

Beto Ricardo : Qu’est-ce que l’Alliance des peuples de la forêt ? Quel est son esprit, quelle est son histoire, comment est-elle née ?

Ailton Krenak : Les peuples originaires de la forêt sont les peuples indigènes. Nos tribus sont constituées de peuples qui ont toujours vécu dans la forêt. Cela concerne aussi les peuples qui ne vivent pas nécessairement dans des régions de grandes forêts comme l’Amazonie ; il y a des tribus qui vivent dans le Cerrado* (savane), celles qui vivent dans des régions de Capoeira (pleine), ce sont des peuples de la forêt, ce sont des peuples de la brousse, et la culture de notre peuple, son économie, est organisée autour de ce que la nature peut nous offrir, ce qu’elle donne aux humains. Pendant longtemps nous avons été le seul peuple de la forêt. Au cours de ces cinq cents dernières années, d’autres peuples sont arrivés au Brésil et ont construit une économie et même une culture liée à l’exploitation du latex qui fait partie des ressources de la forêt. Le peuple qui s’est le plus approché de nous, dans le sens qu’il a le plus appris auprès du peuple indigène, c’est celui des seringueiros* (ouviers-récoltants du latex). Les seringueiros ont été incités à s’installer en Amazonie à partir du xix e siècle, pour l’occuper et ils considéraient, à leur arrivée, les peuples indigènes comme des êtres étranges. Ils se sont battus contre nous, et à de nombreuses reprises ils se sont mis au service de leurs patrons, les seringalistas, pour « libérer » ces régions des indigènes et réduire nos tribus à l’esclavage.

Les seringueiros (ouviers-récoltants du latex), après avoir tenté de coloniser l’Amazonie, sont devenus les principaux alliés du peuple indigène dans la défense de la forêt et des pratiques traditionnelles qu’elle abrite.

Ces seringueiros n’ont pas réussi à s’imposer comme des colonisateurs de l’Amazonie, ils ont été humanisés par la forêt, la forêt a humanisé ces gens, ils ont appris à vivre avec le peuple indigène, ils se sont inspirés de leurs habitudes et de leurs coutumes durant une longue période. Et aujourd’hui nous pouvons dire que les seringueiros ont une culture qui les différencie, par exemple, des travailleurs ruraux sans terre et qui les différencie des autres colons. Ce ne sont pas des colons, ils ont élaboré un mode de vie qui les rapproche beaucoup plus des Indiens que de toute autre partie de la population brésilienne. Et c’est cela qui fait des seringueiros les principaux alliés du peuple indigène dans la défense de la forêt et des pratiques traditionnelles qu’elle abrite. Le peuple indigène a toujours défendu la forêt. Les alliés les plus récents du peuple indigène sont les seringueiros.

Beto Ricardo : Et les ribeirinhos* (peuple traditionnel qui vit sur les rives des fleuves) ?

Ailton Krenak : Les ribeirinhos représentent une partie très importante de la population de l’Amazonie et sont dispersés le long des fleuves, ils n’ont pas encore réussi à constituer un type d’organisation comme celle des seringueiros, qui sont représentés par un Conseil national des seringueiros (CNS*) qui leur permet d’agir comme une organisation telle que l’Union des nations indigènes (UNI*). Nous avons pu nous allier aux seringueiros parce qu’ils ont développé ce type d’organisation qui correspond au mode de fonctionnement des organisations indigènes. Nous espérons que les ribeirinhos pourront participer à cette Alliance dès qu’ils auront défini leurs propres projets et ce qu’ils défendent. J’irais même jusqu’à affirmer que si les seringueiros persévéraient dans leurs pratiques traditionnelles sans rechercher un dépassement du modèle extractiviste comme unique fondement de leur économie, ils ne pourraient probablement pas participer à cette alliance avec le mouvement indigène, parce que le mouvement indigène est précisément un mouvement de défense de la forêt. Ce qui est nouveau pour les communautés indigènes, ce sont leurs manières de lutter pour renforcer leurs pratiques traditionnelles tout en les articulant à l’économie locale et au marché régional. Les communautés indigènes ne se présentent pas seulement comme des victimes d’un modèle économique, elles sont une composante active et même significative d’une autre économie régionale.

Il y a cent quatre-vingts tribus indigènes au Brésil. Dans certains cas, les anciens d’une tribu ont été les bourreaux des anciens d’une autre tribu, mais aujourd’hui toutes ces tribus composent l’Alliance des peuples de la forêt ou l’Union des nations indigènes.

Beto Ricardo : Tu ne trouves pas que dans cette affaire d’alliance des Indiens avec les seringueiros, les conflits sont encore trop récents ? Dans toute l’Amazonie il y a des groupes indigènes dont les anciens ont combattu à mort les seringueiros et ces conflits sont encore latents. Pas seulement avec ces récoltants du latex, mais aussi avec les castanheiros (récoltants des noix du Brésil) et toutes ces populations extractivistes. Cette idée d’alliance, n’est-elle pas un peu rhétorique, parce qu’en réalité vous n’avez pas la base sociale qui vous permettrait de faire avancer les choses ?

Ailton Krenak : Bon, je vais répondre très clairement à cette question. Il y a cent quatre-vingts tribus indigènes au Brésil dans lesquelles, dans certains cas, les anciens d’une tribu ont été les bourreaux des anciens d’une autre tribu, mais aujourd’hui toutes ces tribus composent l’Alliance des peuples de la forêt ou l’Union des nations indigènes. Quand j’étais dans le village Suruí pour discuter avec le chef Suruí de l’Union des nations indigènes, il m’a demandé si l’Union signifiait que désormais les tribus allaient être ensemble et qu’elles allaient travailler ensemble. Je lui ai répondu que oui, que cela signifiait que nos tribus allaient avancer ensemble, que nous allions associer nos forces pour protéger nos peuples. Alors il m’a dit : « Cela signifie que je ne pourrai plus tuer les Zoró ? » Les Zoró sont les voisins des Suruí et leurs ennemis traditionnels. Je peux aussi te raconter comment les Tapirapé ont réagi en voyant le visage de Kremoro descendre de l’avion pour les rencontrer au village, ils sont partis en courant, parce que la dernière fois qu’ils s’étaient vus, vingt ans plus tôt, c’était au cœur d’un conflit, une lutte au cours de laquelle les Kayapó ont écrasé les Tapirapé. Alors pour ce qu’il en est de ta mise en garde concernant les seringueiros, tu pourrais être un peu plus généreux, tu pourrais l’étendre à tout le monde, aux cent quatre-vingts tribus indigènes. Nous sommes tous des ennemis traditionnels. Vous n’avez peut-être pas encore compris que, dans la psychologie des Indiens, on préserve peut-être davantage l’ennemi traditionnel que l’ami traditionnel. Vous pouvez perdre à tout moment un ami traditionnel, mais l’ennemi traditionnel se garde. Je préserve mes ennemis traditionnels jusqu’au bout. Tu sais, la coiffe à plumes qui commence avec une plume verte ici, puis elle varie en couleurs, il y a une plume bleue là et encore une autre verte au bout, eh bien l’ami traditionnel est ici, et l’ennemi traditionnel est là : il n’y a pas deux types plus proches l’un de l’autre que l’ami traditionnel et l’ennemi traditionnel. Les autres sont des personnes indifférenciées.

Raoni Metuktire, Marcos Terena, Paulinho Paiakan, Ailton Krenak, Tutu Pombo et Benedita da Silva lors de la lecture de la « Déclaration des peuples de la forêt » à Altamira, Murilo Santos, février 1989.

Habiter la dystopie

Entretien issu de Le Réveil des peuples de la Terre, Habiter la dystopie, Seconde partie, 7 novembre 2022, propos recueillis et traduits par Julien Pallotta, pp. 243-273.

Julien Pallotta : Bonjour Ailton, j’aimerais que tu développes aujourd’hui la question de la relation entre le mouvement indigène et le mouvement noir. Hier, tu as suggéré l’idée que le mouvement noir, plus spécifiquement le quilombolisme, propose aussi une critique du mode d’être dominant, une résistance alternative.

En effet, j’ai parlé de la dispora noire au Brésil par contraste avec les peuples de la forêt, qui peuvent être des seringueiros*. Les Noirs ont été arrachés à la terre d’Afrique pour être réduits en esclavage ici dans les plantations. Certains ont réussi à s’enfuir et à se rassembler dans des villages, les quilombos*. Mais ce que j’observe c’est qu’ailleurs, ils ont commencé à reproduire des maisons, des rangées de maisons. Après l’abolition de l’esclavage, c’est le mode de vie urbain qui a été dominant chez eux et même s’ils constituent des communautés, ce sont des communautés urbaines, et beaucoup d’entre elles sont installées dans le centre des grandes villes. La plus grande partie de la population noire du Brésil vit aujourd’hui en milieu urbain dans le Nord-Est ou dans le Sud-Est, à l’exception de ceux qui se sont « quilombolisés », qui sont restés dans les anciens quilombos. Je t’ai parlé de Nêgo Bispo10, un de mes amis originaires d’un quilombo appelé Saco-Curtume. Il est situé dans la municipalité de São João do Piauí. Son histoire est celle de Noirs qui se sont mélangés aux indigènes et qui ont décidé de ne pas partir et de ne pas s’urbaniser. Ils ne veulent pas de l’urbanisation. Ils sont même critiques des programmes sociaux et des politiques publiques dont l’orientation est intégrationniste. Comme penseur et leader de ce quilombo, Nêgo Bispo a participé avec moi à des débats publics à plusieurs reprises et a toujours revendiqué une identité du peuple de la forêt. C’est quelque chose de vraiment très intéressant. On parle ici d’un quilombo qui a toujours cette culture forestière.

Les Noirs n’ont pas constitué d’alliance avec les peuples de la forêt parce qu’ils ont une culture urbaine et parce qu’à l’intérieur de la forêt vivent des communautés humaines qui ont une perspective cosmopolitique différente.

Nous pouvons penser à la ville comme un puits sans fond énergétique, qui consomme tout, qui mange tout, et rend impossible toute expérience continue de la forêt. Quand nous pensons à la ville, nous pensons à São Paulo, Rio de Janeiro, Salvador, Belém, Manaus, mais la ville ce n’est pas seulement cela. La ville c’est également les micro-villes, les villages qui reproduisent le même comportement consumériste que dans les grandes villes, qui ont besoin d’électricité, de gaz et achètent dans les supermarchés des aliments transformés par des industriels. Ainsi, ce mode de vie, en imposant une certaine relation au travail, à d’autres dépendances, finit par empêcher les gens de vivre de leur propre culture.

Mon commentaire plus général sur la relation entre mouvement noir et mouvement indigène est le suivant : les Noirs n’ont pas constitué d’alliance avec les peuples de la forêt parce qu’ils ont une culture urbaine (même s’ils voulaient effectuer un retour vers la forêt, expérimenter un devenir–urbain de la forêt), et parce qu’à l’intérieur de la forêt vivent des communautés humaines qui ont une perspective cosmopolitique différente. Cette vision est très nouvelle pour le monde emmuré de la ville qui est devenue un puits sans fond en besoin énergétique. Parce que la ville, ce n’est pas uniquement ce qui se trouve au cœur des métropoles, ce sont aussi ces réseaux d’infrastructures qui dévorent le paysage : les barrages hydroélectriques, les chemins de fer, les aéroports, les ports, les routes qui servent aussi de front de colonisation.

Julien Pallotta : Tu suggères que les différentes formes de résistances sont d’abord des manières différentes d’habiter ?

Cette image de l’impossibilité pour nous de penser nos différences au regard de la question urbaine m’est apparue de manière très vive lors de la visite que Davi Kopenawa et moi-même avons effectuée en Grèce. Je me suis rendu dans le « berceau de la civilisation occidentale » dans les années 1990 pour recevoir le prix de la Fondation Onassis. J’avais la possibilité d’être accompagné par quelqu’un dans ce voyage, j’ai donc proposé à Davi Kopenawa Yanomami de m’accompagner. C’était pour moi l’occasion de le mettre en contact avec le secrétaire général de l’ONU qui devait aussi être présent à cette cérémonie. Nous voulions l’alerter sur la situation en Amazonie. Dans les années 1990, on comptait déjà huit mille orpailleurs qui menaçaient les territoires Yanomami et la forêt. Aujourd’hui, il y en a vingt mille. Ils forent dans la terre, brisent les roches, creusent sans se donner aucune limite. Dans le livre La Chute du ciel, Kopenawa affuble les Blancs du sobriquet de troupeau de pécaris11. Il a établi une analogie entre la façon dont les pécaris se nourrissent et la structure antique qui se trouve sur l’Acropole à Athènes. Lorsque nous sommes arrivés au temple de Zeus, nous avons découvert des colonnes brisées sur le sol. C’est là un témoignage architectural de l’âge d’or de la culture grecque qui a ensuite été exportée dans toute l’Europe par les Romains et que l’on retrouve dans la colonisation de notre continent. Lorsqu’on se rend à Washington, dans cette ville bâtie au xviii e siècle aux États-Unis, on retrouve ces colonnes grecques. Ils ont voulu ainsi signifier qu’ils sont les héritiers d’une civilisation qui trouve là son origine.

Davi a vu également cela dans le temple de Zeus. En quittant le site, il m’a regardé et a dit : « Maintenant je sais d’où viennent les orpailleurs qui nous envahissent et détruisent la forêt. » La ville pollue les eaux des rivières, elle pollue l’air, elle mange tout ce qu’elle rencontre, elle mange la pierre, elle mange les montagnes, elle mange les forêts, elle mange la vie. Aujourd’hui, le changement climatique montre clairement que ces agglomérations urbaines, où sont entassées plusieurs millions de personnes, ne sont pas viables.

Si vous n’apprenez pas à vos enfants à « fouler délicatement la terre », vous vous réveillerez un jour immergés dans votre propre crachat, dans vos propres déchets.

Les décennies de luttes auxquelles j’ai contribué ici au Brésil pour défendre les droits de nos peuples à vivre sur leur terre et dans leur culture sont aussi des années passées à défendre un autre comportement à l’égard de la Terre, une autre façon de l’habiter. La Terre n’est pas une marchandise, la Terre est notre mère, elle a toujours existé. Un monde sans humains a déjà existé et continuera probablement à exister dans le futur. Si vous n’apprenez pas à vos enfants à « fouler délicatement la terre12 », vous vous réveillerez un jour immergés dans votre propre crachat, dans vos propres déchets. Il n’y a pas d’image plus terrifiante que l’humanité immergée dans ses propres déchets.

« Où vont les villes ? Où vont les gens ? » Ces ruines du temple de Zeus inspirent une lecture ou une relecture de cette civilisation qui a produit cette expérience qui a échoué. Mais nous insistons pour la répéter. C’est un « répétiteur », comme l’écrit le poète Carlos Drummond de Andrade13, un « répétiteur » éternel. Dans le poème « O homem ; as viagens » [« L’homme ; les voyages »], il parle de cette tendance humaine à la répétition. Il fait une critique de l’espèce humaine, non pas d’une communauté humaine particulière, mais de l’espèce dans son intégralité. Il critique le spécisme des humains. Les humains pensent que la Terre est une chose matérielle, physique, sur laquelle nous pouvons nous reposer pour favoriser notre bien-être et la jouissance d’une vie fondée sur la marchandise. C’est pourquoi Davi Kopenawa Yanomami appelle la société du napë [Blanc] la civilisation de la marchandise. C’est sa façon de décrire ce mode de vie qui a conquis désormais le monde, de la même manière que le poète Carlos Drummond de Andrade parle de la « machination du monde ».


Photo d’ouverture : Tuíra Kayapó met en garde le directeur de la société Eletronorte lors d’une rencontre avec les peuples autochtones mobilisés contre la construction du barrage du Belo monte, Protásio Nenê, 1989.


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Notes

  1. Seringueiros est le nom donné aux ouvriers récoltant du latex d’hévéa en Amazonie. Chico Mendes est un leader syndical qui a incarné, dans les années 1980, le combat des seringueiros et la protection de la forêt amazonienne. Il a été assassiné en 1988 du fait de la menace qu’il représentait pour les grands propriétaires terriens.
  2. Jarbas Passarinho (1920-2016) a été président du Sénat et plusieurs fois ministre pendant la dictature militaire (1964-1985).
  3. L’Instituto Nacional de Colonização e Reforma Agrária a été créé en 1970 pour mettre en place la réforme agraire. Il a notamment été accusé, pendant la dictature, de s’en prendre aux terres autochtones et de favoriser les grandes exploitations agricoles, souvent proches du pouvoir politique.
  4. Les unités de conservation [unidades de conservação] désignent des zones délimitées pour la protection de l’environnement qui ne comprennent pas les terres autochtones et les quilomboles qui relève d’autres administrations fédérales.
  5. L’Union désigne le gouvernement central de l’État fédéral brésilien, il est responsable de la gestion des affaires nationales et internationales. Il a également en charge les questions foncières telles que la gestion des terres publiques et la réforme agraire.
  6. L’Alliance des peuples de la forêt a émergé dans les années 1980 et a été officialisée en 1987. Ailton Krenak fait partie de ses fondateurs qui a trouvé sa plus haute expression dans la figure Chico Mendes.
  7. Zapatiste est le nom donné aux communautés autochtones du Chiapas qui se sont soulevées en 1994 pour défendre leur autonomie à l’égard de l’État mexicain. Le mouvement a été impulsé par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN).
  8. Elisa Loncón, a été élue le 4 juillet 2021 à la présidence de l’assemblée chargée de doter le Chili d’une nouvelle Constitution. Celle-ci a été convoquée à la suite d’intenses mouvements sociaux qui traversaient le pays depuis 2019. Le jour de son élection elle a déclaré que cette nouvelle constitution « transformera le Chili en un État plurinational, interculturel, qui ne bafouera plus les droits des femmes et qui protègera la Terre Mère et les eaux ». Le 4 septembre 2022, 62 % des Chiliens voteront contre son adoption.
  9. Ailton Krenak fait référence ici au gouvernement de Jair Bolsonaro, président du Brésil entre 2018 et 2022. Sa campagne a notamment été soutenue par les églises évangéliques, les élites militaires et financières et la droite libérale.
  10. Nêgo Bispo (1959-2023) est un leader quilombola*, connu pour la défense des droits des quilombos et pour son œuvre philosophique (il est notamment à l’origine de l’idée de « contre-colonisation »).
  11. Le pécari est un mammifère qui vit sur le continent américain et qui ressemble à un sanglier. Comme lui, il retourne la terre pour se nourrir, entre autres choses, de racines et de tubercules.
  12. Cette expression fait écho aux paroles de la chanson « Alguém me avisou » (1981) de Dona Ivone Lara (1921-2018). La formule « fouler délicatement la terre » [pisar suavemente na terra] a été utilisée pour le titre du film documentaire de Marcos Colón (2022).
  13. « O homem ; as viagens » figure dans le recueil As Impurezas do Branco (1973). Carlos Drummond de Andrade (1902-1987) est l’un des poètes brésiliens, lié au mouvement moderniste, les plus importants du xxe siècle.

L’article Résister à la colonisation de l’Amazonie et expérimenter d’autres mondes est apparu en premier sur Terrestres.

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