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25.11.2025 à 17:22

Décoloniser nos assiettes

Vipulan Puvaneswaran· Clara Damiron · Shams Bougafer

Universelle, la viande ? Pas du tout : c’est la colonisation et le capitalisme qui ont imposé le carnisme. Dans la plupart des cultures, l’alimentation de base est largement végétale. Même en France, on pourrait composer un véritable “véganisme populaire” avec d’anciennes recettes. Tour d’horizon des coutumes, pour mieux liquider nos héritages impérialistes.

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Texte intégral (15697 mots)
Temps de lecture : 30 minutes

Ce texte est extrait du livre Autonomies animales – Ouvrir des fronts de luttes inter-espèces (Michel Lafon, 2023), écrit par Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer.


Comprendre, raconter ou écrire l’histoire des mécanismes d’oppression a souvent été un outil pour lutter contre ceux-ci. Dès lors qu’on cherche à comprendre les faits et gestes de notre quotidien, la plupart des choses qui composent nos journées, ce que l’on mange notamment, se révèlent fondées sur des représentations symboliques ou des rapports de domination. L’hégémonie et l’omniprésence actuelle de certaines pratiques sont donc le résultat de rapports de force, de circonstances historiques précises, et parfois d’un peu de hasard, qui ont favorisé et généralisé une chose plutôt qu’une autre. Les plantations bananières n’auraient peut-être pas recouvert et asservi les Antilles si un « explorateur » espagnol n’avait pas eu l’idée d’emporter, en 1516, des plants de bananiers africains dans son navire, et si les plantations n’avaient pas par la suite été encouragées par l’empire colonial. Sur un autre plan, c’est la viande des vaches de race limousine qui est la deuxième la plus convoitée sur le marché français aujourd’hui. Pourtant, cette race, fabriquée à l’origine par la sélection humaine pour sa force au travail, a manqué de peu de s’éteindre au lendemain de la guerre : sa descendance a tenu à peu de choses. Et on ne servirait pas de tartiflette dans les restaurants savoyards de toutes les grandes villes françaises si un restaurateur, à La Clusaz, n’avait pas baptisé ainsi cette vieille recette régionale en 1970, lors d’une crise de surproduction du reblochon. Ces choses, qui font aujourd’hui partie de notre quotidien, auraient pu ne pas arriver, ou arriver autrement, ou à un autre moment, si les rapports de force avaient été différents.

Enquêter sur l’évolution des pratiques alimentaires – que ce soit la composition de l’alimentation, les façons de cuisiner, les habitudes populaires, et les imaginaires qui y sont rattachés – peut nous permettre de cerner le rôle que l’impérialisme et la colonisation ont joué dans la diffusion massive du régime carné, et des rapports au monde qu’il véhicule sans pour autant affirmer que toute alimentation carnée est le fait de la colonisation européenne.

Retrouver nos héritages végétaux, inventer des pratiques conviviales

Nos héritages sont la marque d’autres rapports aux mondes animaux et d’autres manières de vivre, nous pouvons apprendre de ceux-ci et nous en inspirer. Aujourd’hui, l’idée que la chair des animaux terrestres ou aquatiques, le lait ou les œufs sont des « choses », des produits consommables, est très fortement répandue. L’estomac humain est effectivement adapté à une grande diversité de régimes1, mais c’est la « norme carnée » (celle qui dit qu’il est normal de consommer quotidiennement des produits d’origine animale : chair, produits laitiers, œufs, etc.) qui domine à présent presque partout dans le monde. Faudrait-il donc systématiquement exploiter, enfermer, tuer pour se nourrir ? Et, si la colonisation et le racisme sont allés jusque dans nos assiettes, comment s’en défaire ? A-t-on d’autres héritages sur lesquels s’appuyer ?

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Nous avons choisi d’utiliser le terme de carnisation, formé à partir du terme « carnisme2 » qui désigne le système de valeurs qui accompagne et légitime la consommation de produits issus d’animaux. La carnisation, pour nous, est un processus de transformation des sociétés qui les amène à utiliser les corps d’animaux pour leur subsistance d’une certaine manière : plus systématique, plus banalisée, plus marchandisée. Cela se traduit notamment par l’adoption d’un régime alimentaire de plus en plus carné, au sein de sociétés qui n’avaient pas ce régime auparavant – c’est-à-dire que leur alimentation reposait principalement sur des produits d’origine végétale3. Lorsqu’on parle de carnisation, cela ne veut pas seulement dire qu’il arrive de manger de la viande, mais que cela devient la norme. C’est un nouveau régime alimentaire car, si on lui soustrayait ses aliments issus d’animaux, il serait largement admis qu’il lui « manque » quelque chose, en termes nutritifs mais aussi symboliques ; plutôt qu’une diversification de l’alimentation, on assiste davantage à l’abandon et l’oubli progressif des autres pratiques qui le précédaient : on perd de vue les plats de base qui contenaient des protéines végétales, et donc aussi le savoir-faire pour les cultiver et les cuisiner. Bien souvent, la diversité des végétaux consommés diminue car cette carnisation, nous l’avons vu, est allée de pair avec le développement de la monoculture. Au-delà de ce que l’on plante et de ce que l’on met dans son estomac, la carnisation met aussi en jeu (et c’est peut-être le plus important) une transformation des relations entre humains et non-humains, avec la mise en place de moyens de domestication, de domination et de contrôle plus approfondis et plus systématiques, la transformation du travail dont nous avons parlé précédemment et la mise à mort systématique. La carnisation implique donc un nouveau gouvernement du vivant, tourné vers la marchandisation des corps et des produits animaux. Sans le processus de carnisation à l’échelle mondiale, des scientifiques n’auraient pas établi par exemple que les ossements de poules (70 milliards de poules d’élevage tuées dans le monde en seulement une année) sont si nombreux dans le sol, que cela constituera l’un des principaux marqueurs de l’anthropocène au niveau géologique4. Le terme de carnisation sert ainsi à s’appuyer sur l’impact matériel et la transformation du quotidien, de l’intime qu’implique l’exploitation animale. Ce mot insiste aussi sur le fait qu’il s’agit bien d’un processus historique (progressant par étapes, parfois freiné ou interrompu) lié à l’action de certains groupes sur la société : nous verrons que des colons européens ont souvent joué ce rôle de carnisateurs, en fonction de leurs intérêts économiques, politiques et territoriaux.

Un élevage industriel. Wikimedia.

Lire aussi | Vivre avec les animaux : une proposition politique・Pierre Madelin (2019)

La bétaillisation des Amériques

À nouveau, commençons notre récit en Amérique centrale. Au second voyage de Christophe Colomb, celui qui marque le début de la conquête des Amériques, les colonisateurs espagnols transportèrent 34 chevaux et un grand nombre d’animaux de bétail. Les navires qui suivirent continuèrent à disperser le bétail européen dans toutes les Antilles5. Au cours du xvie siècle, l’invasion du Mexique fut l’occasion pour les conquistadors d’y introduire à leur tour chevaux et bétail. Une fois les Aztèques vaincus, les colons espagnols s’emparèrent des terres de l’empire mexicain pour y installer des animaux exploités pour leur viande et leur peau. Le décalage avec les façons de vivre et d’habiter des Aztèques est saisissant. En effet, l’alimentation aztèque reposait beaucoup sur la culture du maïs, des haricots, de la courge (ces plantes sont d’ailleurs surnommées les « trois sœurs ») et de quelques insectes. Il arrivait aux Aztèques de manger de la viande mais il semble que c’était très rare. Ils n’ont domestiqué que deux types d’animaux avec lesquels ils partageaient leur espace de vie : des dindes et des canards (outre les chiens, mais leur domestication n’est pas le fruit de la civilisation aztèque)6. Alors que la conquête coloniale avançait, les Espagnols étaient surpris du faible nombre d’animaux domestiqués (et mangés) en Amérique du Sud, et ce malgré l’existence d’espèces qui auraient pu l’être (comme le capybara, l’agouti doré ou le tapir du Brésil)7. Aussi, les colons ont démarré l’élevage d’animaux du continent déjà domestiqués, tels que les dindes, canards et lamas, leur donnant une nouvelle dimension.

Un troupeau au Brésil. Wikimedia.

La bétaillisation a profondément transformé les territoires et les sociétés, comme le montre par exemple l’introduction de bovins et de chevaux au xvie siècle dans la région du Rio de la Plata (située entre l’actuelle Argentine, le Paraguay et l’Uruguay). Celle-ci a créé de nombreux groupes d’animaux marron qui ont suscité l’intérêt des gauchos (des colons espagnols et enfants « mixtes » issus d’Espagnols et d’indigènes). Ceux-ci chassaient le bétail sauvage et combattaient les indigènes qui résistaient à la colonisation. Leur gagne-pain provenait essentiellement de la traite des peaux de chevaux et du bétail marron. Le marché des peaux et du cuir, qui explosa, attirait toujours plus de colons venus tenter leur chance en Argentine. Alors que 150 000 peaux étaient exportées du port de Buenos Aires en 1778 à destination de l’Europe, pas moins de 1 400 000 peaux (presque dix fois plus) transitèrent vers le Vieux Continent cinq ans plus tard. À la fin du xviiie siècle, les colons installèrent des usines de salaison qui permettaient également d’exporter la viande argentine. Les clôtures finirent par structurer le paysage. Le développement de ces activités économiques a considérablement favorisé l’immigration d’Européens et d’Européennes, en même temps que les populations amérindiennes disparaissaient, si bien qu’en 1890, l’Argentine est devenue l’un des principaux exportateurs de viande à l’échelle mondiale. Sur des terres qui ont connu des peuples dont les rapports de domesticité étaient peu nombreux et non systématiques, les populations européennes ont établi l’une des plaques tournantes de l’élevage industriel. Sous les effets de la colonisation, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont connu pareilles trajectoires.

Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas.

La bétaillisation des Amériques se fonde donc sur une violente prise de terres, qui organise un nouveau rapport au monde. Nous pouvons parler ici, comme dans le cas des monocultures généralisées qui vont recouvrir les Antilles, d’un « habiter colonial8 », c’est-à-dire une nouvelle organisation de la vie qui s’impose par la violence à ceux qui peuplaient le territoire auparavant (humains comme non-humains) : monocultures, prés privés, routes sur lesquelles on convoie les animaux vers les abattoirs. On parle ici d’une façon violente d’habiter le monde, en s’appropriant les corps et la terre. Cet habiter colonial n’a pas disparu avec la soi-disant fin des impérialismes, car c’est bien cette façon de se rapporter à la terre et aux corps (comme des propriétés) qui conditionne encore nos façons de vivre aujourd’hui. Nulle part ailleurs, on ne mange autant d’animaux qu’en Amérique. Cette société carniste s’est pourtant fondée sur des terres où le spécisme moderne n’existait pas : il a été imposé par la conquête coloniale, et a occupé la terre jusqu’à faire disparaître presque tous ceux et celles qui vivaient autrement. La bétaillisation des Amériques, accompagnée de sa carnisation, se répand encore partout où l’habiter colonial continue sa course, notamment au Brésil où la déforestation de la forêt amazonienne et la spoliation des terres paysannes par l’agro-industrie et pour l’élevage avancent plus vite que jamais sous l’action de puissants lobbys9. Cette façon d’habiter signe aussi la fin de nombreux liens entre humains et animaux, et poursuit la transformation des corps et des terres en « machines à produire ». Ces trajectoires historiques donnent lieu à des luttes partagées, notamment au Brésil où les paysans et paysannes dépossédés et les mal-logés (les « sans-terre » et les « sans-toit ») font alliance avec les animalistes contre les lobbys de l’élevage et de la malbouffe : la carnisation a aussi ouvert des fronts de lutte communs.

La carnisation des plats en Afrique de l’Ouest

Le véganisme est souvent associé et défendu par ses militants et militantes comme un horizon de progrès : après avoir aboli l’esclavage et donné le droit de vote aux femmes, il serait dans la suite naturelle de l’histoire de libérer les animaux de l’exploitation. Le véganisme serait la suite logique du progrès des sociétés occidentales. Mais la carnisation contredit cette lecture « progressiste » de l’évolution des régimes alimentaires. Elle montre, au contraire, que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines ; engendrant une crise profonde des rapports que l’on entretient aux animaux et au vivant, de façon générale. Cette lecture ouvre aussi la voie à un « racisme de l’assiette », qui consiste à associer les personnes racisées à certaines viandes qu’elles mangeraient, une généralité (dépréciative) qui sous-entend aussi que les colonisés et leurs descendants ne seraient pas « arrivés » au stade moral avancé du « devenir végane ». En multipliant les clichés, sur l’abattage rituel, les fêtes religieuses, le traitement des animaux dans les pays du Sud, on déforme la réalité et on en vient à penser que les plus cruels avec les animaux sont les personnes non blanches. Il est pourtant inutile de « blanchir » le régime végétalien en prétendant qu’il serait une invention occidentale, de même que d’essayer d’en faire une marque de distinction ou le signe d’une moralité plus avancée. Au contraire, nous voulons rappeler que les traditions alimentaires végétales ont souvent été bien plus puissantes dans des histoires non occidentales.

La carnisation montre que c’est l’avènement des sociétés capitalistes modernes qui a conduit à une augmentation sans précédent du nombre d’animaux tués pour les sociétés humaines.

En effet, nous connaissons tous des stéréotypes sur l’alimentation des personnes racisées. KFC a abusé de ces représentations10 en ciblant, dans une publicité australienne pour la viande de poulet, les populations noires que l’on assigne à la malbouffe et au fast-food. En parallèle, en Afrique de l’Ouest, on assiste à une forme de néocolonisation de l’assiette avec l’importation massive de ce que les Béninois appellent le « poulet morgue » : de la volaille à très bas prix congelée et importée d’Europe, des États-Unis ou du Brésil, élevée avec des intrants (antibiotiques, farines, hormones), à l’origine de problèmes de santé et de zoonoses (maladies ou infections qui se transmettent des animaux vertébrés à l’humain et vice versa). Cette viande fait concurrence aux « poulets bicyclette » : une viande issue d’animaux rustiques à croissance lente, vivant en plein air, dans la nature ou dans les rues, et se nourrissant des restes de récoltes ou de maisons. Des campagnes citoyennes parlent même de « nutricide », un terme inventé aux États-Unis, qui désigne la façon dont l’industrie agroalimentaire produit une alimentation à destination des populations pauvres, noires en particulier, qui augmente les risques de problèmes cardio-vasculaires, de diabète et d’obésité11.

Des marchandes de légumes au Bénin. Wikimedia.

Pourtant, jusqu’à la colonisation, nombre de régimes alimentaires africains, ceux de l’Afrique de l’Ouest plus particulièrement, reposaient essentiellement sur les plantes et les végétaux. La flore luxuriante de ces pays (notamment en zone tropicale) y était propice. Des spiritualités africaines et plusieurs mythes fondateurs sont emplis d’histoires d’animaux ayant rendu service à leur communauté, au point de marquer des interdits de consommation de leur chair. Par exemple, pour les Nyabwa de Côte-d’Ivoire, les interdits qui varient de village en village concernent la chair de la panthère, de la gazelle, du chien, du bouc, de la chèvre, du bœuf (mêlant donc animaux domestiques et animaux dits « de brousse »), des poissons de certaines rivières, de l’aigle, du poulet, etc.12. Historiquement, quantité de plats « africains » étaient entièrement basés sur le végétal. Il en reste d’ailleurs des traces : que ce soit l’attiéké de Côte-d’Ivoire, l’atassi du Bénin ou le mafé du Mali, ces plats bien connus portent tous des noms de plantes. La viande est secondaire, voire n’y a été ajoutée que très récemment. Chaque fois que l’on mange de la viande dans l’un de ces plats, il semble qu’il s’agit de plats « carnisés », c’est- à-dire détachés de leurs contextes végétaux pour n’être plus envisagés autrement qu’avec de la viande. Nous manquons de données et de recherches pour mieux comprendre qui a joué quel rôle dans ce processus : les colons, les élites locales ? Ou encore les diasporas ? Quoi qu’il en soit, ce processus s’est accompagné d’une valorisation culturelle du fait de manger un animal ou de boire du lait. Un fait marquant à ce sujet concerne le nombre de personnes intolérantes au lactose, très élevé dans l’ensemble des pays africains (70-90 %)13, alors que ce taux est de 21 % chez les populations d’origine britannique en Amérique du Nord, et descend en dessous de 20 % en Italie, en Autriche ou en Angleterre, par exemple. Nos microbiotes intestinaux portent ainsi la marque des différentes époques de la carnisation : les intolérances alimentaires révèlent, entre autres choses, que la consommation de lait est plus ou moins récente d’une population à l’autre. Malgré cela, de grandes firmes européennes exportent chaque année sur le continent africain des milliers de litres de lait pour écouler la surproduction européenne, en particulier du lait en poudre enrichi en graisses végétales, ce qui selon le réseau IFBAN constituerait l’une des causes majeures de la dénutrition des enfants dans les pays concernés. Le réseau accuse 27 fabricants de violer l’interdiction prononcée par l’OMS en 1981 en faisant de la publicité pour leurs laits de substitution, en incitant les femmes à stopper l’allaitement, et en corrompant les professionnels de santé à qui ils distribuent des échantillons gratuits14.

Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme.

La carnisation, nous commençons à le comprendre, ne s’opère pas que dans les assiettes et les estomacs. Elle a également lieu dans les esprits : l’interdit des Nyabwa doit paraître aujourd’hui ridicule à bien des afrodescendants. Il n’y a pourtant pas si longtemps, ces manières de se rapporter aux vies animales étaient encore majoritaires sur le continent.

Pour déconstruire cette idée que le véganisme serait « un truc de Blanc », ou quelque chose d’essentiellement nouveau, des communautés noires revendiquent l’afro-véganisme15. L’afrovéganisme, pour des communautés afrodescendantes, consiste à revaloriser un véganisme en lien avec une histoire particulière que l’on se réapproprie. Il s’agit de dire que le véganisme n’entre pas en opposition avec le fait de revendiquer un attachement à sa terre d’origine. Il n’est évidemment pas question de dire qu’avant la colonisation, personne ne mangeait d’animal ou n’avait quelque geste violent que ce soit à leur égard. Il s’agit de simplement rappeler que le véganisme peut trouver ses sources en dehors du référentiel occidental. Comme nous l’avons vu plus haut, le véganisme est aussi un choix de solidarité entre personnes qui subissent racisme et animalisation. Cela peut aussi être un choix politique : faire tout son possible pour refuser les produits carnés importés, souvent mauvais à long terme pour la santé (volaille et poisson congelés, viande cuisinée, lait en poudre16) et se reposer au maximum sur les cultures locales végétales – évidemment, si on en a la possibilité. Se rendre compte que ses ancêtres avaient, peut-être, des rapports aux mondes animaux différents avant la colonisation, s’en faire les héritiers et les renouveler, voilà qui donne de la puissance à d’autres récits. Des récits sans aucun doute plus mobilisateurs que l’imaginaire d’un végétarisme sans histoire, aseptisé, qui fabrique de la viande cellulaire en laboratoire.

Lire aussi | Cuisine et politique : les recettes d’une anthropologue・Gaëlle Ronsin (2024)

Un marché en Indonésie. Wikimedia.

Les héritages végétaux de l’Inde et du Sri Lanka

La cuisine indienne est l’un des exemples les plus utilisés pour penser les héritages végétaux dans des mondes non occidentaux. On peut d’ores et déjà démentir cela, car il n’existe pas une cuisine indienne, qui serait uniforme : il serait plus juste de parler de pratiques alimentaires qui diffèrent en fonction des régions et sont d’ailleurs aussi à la source de conflits ethnico-religieux récents (comme entre les musulmans et les hindous).

Il est vrai que la présence de protéines végétales a été, et est encore très importante dans beaucoup de plats typiques de cette région du monde, avec notamment une large proportion de légumineuses, associées aux céréales : le dahl qui accompagne le riz tous les midis, par exemple (le plat porte d’ailleurs le nom de son ingrédient principal, la lentille). Même dans les plats avec viande, les protéines végétales font toujours partie du fondement de la préparation : on peut considérer que la carnisation n’a pas, dans ce cas précis, effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont encore mis en avant aujourd’hui comme des marqueurs de cette cuisine. Il existe aussi un héritage culturel et historique qui permet de savoir cuisiner des légumes savoureux grâce à la forte présence d’épices. Historiquement, c’est aussi lié à des conditions matérielles car l’utilisation d’épices dans les pays chauds permettait une meilleure conservation des aliments : cela fait aujourd’hui partie de ce qui rend ces préparations aussi appréciées.

En Inde et au Sri Lanka, la carnisation n’a pas effacé les héritages végétaux. Au contraire, ceux-ci sont mis en avant comme des marqueurs de cette cuisine.

Cependant, ces héritages viennent aussi en partie de pratiques de distinctions sociales des classes dominantes : les brahmanes, qui ne mangeaient pas de viande, constituaient l’élite socioreligieuse du pays, et leurs pratiques étaient donc aussi en partie perçues comme des moyens de se distinguer du reste de la population. Le fait de ne pas manger de viande était ainsi considéré comme un gage de pureté morale, de « maîtrise de soi » (c’est-à-dire de son appétit pour la viande), mais aussi un signe de bienveillance et de cohérence (c’est l’idée que, puisque les humains perçoivent aussi la souffrance animale, il est paradoxal qu’ils mangent des animaux17). La distinction sociale recherchée à travers ces régimes n’est pas propre à cette région du monde : elle fait écho à bien d’autres18. En Inde ou au Sri Lanka, les personnes dont les grands-parents (et leurs parents avant eux) mangeaient de la viande viennent plutôt des castes les plus basses : le travail « souilleur » de tuer les animaux non humains leur était en outre confié, pour que les hautes castes ne soient pas atteintes dans leur pureté morale.

Un thali végétarien. Wikimedia.

Cependant, c’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » cette région à plus grande échelle. Cela s’est traduit par la substitution d’aliments végétaux par des aliments carnés : par exemple, l’abandon progressif du lait de coco pour un usage plus généralisé du lait de vache (les vaches étant considérées comme sacrées, il était jusqu’alors inconcevable de tuer leurs petits pour prendre le lait, mais cela est de plus en plus massivement pratiqué aujourd’hui). On observe un usage plus important de lait et d’œufs, y compris dans les gâteaux et pâtisseries qui étaient pour beaucoup traditionnellement entièrement végétaliens. En parallèle, la présence plus importante de firmes capitalistes et de chaînes de fast-food comme McDonald’s, Pizza Hut ou KFC parvient à attirer de nombreuses personnes vers la consommation de viande.

C’est la colonisation et l’entrée dans le marché capitaliste qui a « carnisé » la région à plus grande échelle.

En dépit de ces considérations historiques, c’est la persistance d’une culture matérielle végétale, également présente dans les classes populaires aujourd’hui, qui montre les possibilités de retrouver des assiettes végétales tout en les vidant de leurs stigmates passés. En outre, ces moyens de distinction sociale par le biais de l’alimentation végétale sont en réalité déjà en partie tombés dans l’oubli, le végétarisme n’est plus autant une pratique qui confère un statut moral spécifique ni particulièrement associée à un statut social : le végétarisme est un « fait social » beaucoup plus diffus. De nombreux militants et militantes antispécistes indiens ou issus de la diaspora s’en inspirent et y trouvent un appui pour lutter contre la carnisation des pratiques alimentaires de leurs communautés. On pourrait trouver bien d’autres situations similaires en Asie, qui montrent que là aussi des héritages végétaux ont subsisté, par exemple au Vietnam où la consommation de soja est quotidienne et procure une partie du lait et des protéines à la population. Reste à assurer une alimentation saine et suffisamment riche à tout le monde, et à redonner leur autonomie aux producteurs et productrices19 – mais déjà, les savoir-faire et les ancrages culturels sont présents et largement partagés.

Lire aussi | Freedom Farmers : la résistance agriculturelle noire aux États-Unis・Flaminia Paddeu et Monica M. White (2025)

Un boulanger en Égypte. Wikimedia.

Carnisme, nation et tradition en France

Il nous paraît à présent essentiel de revenir là où nous sommes, à ce qui est propre au territoire que l’on habite et sur lequel nous pouvons avoir prise. De prime abord, le processus de carnisation paraît moins évident, moins lisible en France. Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent spontanément en tête des menus de bistrots qui regorgent de plats à la viande, au poisson, à la crème, aux lardons, au fromage. Mais malgré cela, il serait faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.

La cuisine française renvoie généralement à la gastronomie. Or, celle-ci ne reflète pas (parce que ce n’est pas son but) les manières dont mange la population vivant en France : la gastronomie est bien plus le reflet de ce que mange une élite sociale donnée. D’ailleurs, le « repas français » (inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010) est défini non pas comme une pratique populaire mais comme un « art » de manger, une « cuisine », transmise de maîtres en apprentis, qui se déroule selon un schéma ritualisé : apéritif, entrée, poisson et/ou viande, légumes, fromage, dessert, généralement accompagné d’un digestif. Les produits issus d’animaux y occupent une place centrale. Et pourtant, ce schéma est bien loin du quotidien du plus grand nombre : il s’agit davantage d’une forme rituelle reflétant les habitudes des classes sociales les plus élevées. Les débuts de la « cuisine française » comme patrimoine remontent à la Révolution française, où des écrivains et notables, en exil, vantent ce qu’ils estiment être les spécialités de leur pays et, empreints de nostalgie, contribuent à créer des identités culinaires régionales. Les cuisines bourguignonne, provençale, bretonne ou bordelaise ont ainsi chacune leur réputation, que d’autres voyageurs commenteront ensuite. La Révolution industrielle, avec son lot d’émigration rurale, alimente aussi la nostalgie des produits du pays qui donneront, ensuite, les produits du terroir : la nourriture « du pays » fait office de refuge d’identité pour les populations prises dans le tumulte de la grande ville. La cuisine comporte, comme ailleurs, un aspect collectif et est donc un marqueur d’identité – ce qui n’a d’ailleurs pas échappé à certains nationalistes qui ont fait du couple vin/viande un instrument de propagande culturelle et politique20. Ce patrimoine ainsi constitué est aussi devenu un atout pour le secteur du tourisme, de la restauration et de la grande distribution.

Lorsque l’on pense à la cuisine française, nous viennent en tête des menus de bistrots avec viande, poisson, crème, lardons, fromage. Il serait pourtant faux de penser que la « norme carnée » a toujours dominé les assiettes.

De même, ce qui est considéré comme la cuisine traditionnelle de France et les spécialités régionales, plus communément partagées que ne l’est la gastronomie, relève également d’une construction sociale. Ce qui ne veut pas dire que les traditions sont « fausses » mais qu’elles sont toujours fabriquées, pour répondre à une situation nouvelle. C’est ce que l’on appelle la « tradition inventée21 », une pratique rituelle et symbolique qui fait office de « référence au passé au cœur du présent », alors même que sa continuité avec le passé est largement fictive. Son rôle est symbolique, et non pas historique. Les États-nations et tous les mouvements nationalistes ont eu besoin de ces traditions inventées pour créer un imaginaire national, et faire qu’on puisse se « sentir Français » avant d’être Normand ou Berrichon. La cuisine traditionnelle fait amplement partie de cela, car le repas partagé est un moment de consolidation du groupe – et l’on y mange notamment du cochon, ce qui a permis à certains de justifier de ne pas traiter des juifs ou des musulmans comme des citoyens à part entière, au motif qu’ils dérogent au « grand banquet fraternel de la République22 » en raison de leur régime halal ou casher.

Un salon culinaire en 1898. Wikimedia.

L’État a joué un rôle notable dans le développement de ces traditions inventées : comme nous l’avons vu précédemment, les transformations des sociétés paysannes avec la centralisation de l’État, l’exode rural, puis les politiques agricoles d’après-guerre, et enfin la politique agricole commune (PAC) européenne ont favorisé l’essor d’un « capitalisme carné ». L’agriculture française est la plus subventionnée de toute l’Europe, et 71 % des élevages de « volailles », 89 % des élevages de cochons et quasiment l’intégralité des élevages de moutons, chèvres et vaches bénéficient d’argent public. On produit donc plus de viande qu’on ne le pourrait s’il n’y avait pas ces politiques publiques : on estime que 53 % des élevages ne s’en sortiraient pas sans les subventions. En comparaison, les producteurs et productrices de fruits et grandes cultures sont 37 % dans cette situation, et les maraîchers et maraîchères 17 % : leur autonomie est plus grande. Il faut en outre compter dans le budget du spécisme à la française l’argent des impôts versé pour permettre, par exemple, le transport par camion, la prise en charge des coûts en matière de santé publique et d’environnement et, comme si ça ne suffisait pas, la publicité aux produits carnés23. En parallèle, l’État a contribué à la carnisation des imaginaires depuis plusieurs siècles : au travers du soutien des municipalités à l’organisation des foires à bestiaux (xviiie-xixe siècle), puis la création des premiers concours généraux agricoles (à partir de 1870), des salons de l’agriculture régionaux, nationaux puis internationaux (à partir du milieu du xixe siècle), la concentration des « tueries » dans de gigantesques abattoirs (comme ceux de La Villette à Paris, en 1867), et la recherche agronome (génétique et autres techniques). En somme, l’investissement de l’État dans le développement d’un marché national alimentaire a permis d’outrepasser les limites techniques, économiques, spatiales et animales qu’aurait rencontrées la carnisation dans les sociétés paysannes.

La spécialisation des régions s’est accrue continuellement : dans certains territoires, comme en Bretagne, on retrouve aujourd’hui une densité inédite d’élevages (55 % des cochons, 43 % des poules pondeuses, 21 % des vaches laitières du pays) et d’abattoirs (40 % des animaux abattus dans les 960 abattoirs de France le sont en Bretagne, où se trouvent les plus grands établissements du pays). Le plus souvent cette spécialisation ne s’est pas faite selon la volonté ni dans l’intérêt économique des éleveurs et éleveuses : au contraire, ceux-ci comptent parmi la population agricole la moins aisée et la plus dépendante des subventions. Ce sont les grandes industries qui, en créant des situations de monopole local, ont même fini par inventer leur « tradition » pour écouler la surproduction : le camembert de Normandie, le foie gras d’Aquitaine, les sardines du Finistère, les huîtres et moules du Nord, chaque territoire a un exemple à fournir. La dévitalisation des savoirs, dans les campagnes qui se vident, a conduit à fabriquer un « patrimoine », c’est-à-dire, « un passé que l’on peut vendre24 ». Ainsi, on ne vend plus seulement un produit mais un imaginaire de terroir ou de spécialité régionale, qui prétend être hérité du passé, ce qui permet… d’augmenter les prix. Mais comme, très vite, la demande créée par cette publicité excède de loin les capacités (tant vantées) de productions locales, et pour rendre ces produits moins chers (afin d’en vendre plus), le camembert est désormais produit à partir de laits importés du monde entier, les escargots de Bourgogne viennent de Grèce, le foie gras de Hongrie, les sardines du Maroc, et ainsi de suite. En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme. Pourtant, c’est au prix d’une exploitation toujours plus grande des animaux, des terres, des classes dominées et des énergies fossiles que l’on peut manger de la viande à quasiment toutes les tables en France. En parallèle, cela a conduit au déclin de tout un tas d’autres productions notamment celles de légumineuses, légumes anciens, blés et autres céréales cultivées depuis le Moyen Âge, les terres servant désormais au fourrage et à l’élevage25.

En plus de néocoloniser des millions d’hectares de terres et de territoires marins pour procurer à chacun son morceau de viande, ce système de concentration-spécialisation-importation fait miroiter l’idée qu’il serait possible de « démocratiser » le carnisme.

Tant que cette tradition arrivera à se confondre avec la norme, on pourra faire passer le végétalisme pour une mode, un lifestyle importé sans aucune continuité avec nos héritages, donc en quelque sorte, une chose illégitime et/ou vouée à rester marginale. C’est d’ailleurs tout dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer pour « tendance » et moderne, car cela permet là aussi de vendre plus cher des produits estampillés véganes à celles et ceux qui cherchent une distinction sociale via l’alimentation. Au-delà du fait qu’on peut trouver la « tradition carnée » violente, elle est surtout surreprésentée et fantasmée.

L’alimentation des gens en France n’est pas nécessairement – et n’a pas toujours été – carnée : il y eut des périodes avec, d’autres sans, des spécialités basées sur le végétal et d’autres qui se sont constituées autour des ressources de la mer, de la chasse et de l’élevage. Au début du Moyen Âge, période dite « d’abondance », même les familles paysannes pouvaient chasser du gibier et l’on servait couramment plusieurs viandes à table.

Un tian. Wikimedia.

Dès le milieu du xvie siècle, la chair animale se fait bien plus rare, tant à la chasse que dans les fermes, en raison notamment d’une pression accrue sur les ressources et de la suppression de plusieurs droits coutumiers. C’est alors qu’elle devient un signe de richesse. En revanche, on utilise depuis très longtemps le fromage et les œufs comme sources de protéines : les œufs sont un aliment de base quasiment au même titre que le pain, et le fromage très commun et pratique pour avoir accès aux protéines et graisses du lait en dehors des périodes de lactation (il se conserve et se transporte). Dans le Sud-Est, bénéficiant d’un climat plus clément pour les cultures tout au long de l’année, l’alimentation provençale ou méditerranéenne est moins carnée : ratatouille, tian de légumes, socca, estouffade, fougasse, châtaignes, noix, tomates et autres ingrédients sont cuisinés aux condiments frais et à l’huile végétale (d’olive, notamment) au lieu de la crème ou du beurre26. À partir du Moyen Âge et jusqu’à ce que la modernisation agricole et l’urbanisation lissent ces différences régionales, au nord de la France, on mangeait couramment de la flamiche aux poireaux, des betteraves, de l’ail et des galettes de sarrasin ; dans le centre, de nombreux plats de lentilles et autres légumineuses ; et dans le sud-ouest, ce n’est pas tant du canard et de la brebis que l’on mange au quotidien, quoiqu’il y en ait, qu’un ensemble de légumes et légumineuses assaisonnés, piperade27 et autres spécialités.

Il est dans l’intérêt de l’agro-industrie de le faire passer le véganisme pour « tendance » et moderne.

Du fait de ces héritages, il existe de réelles bases pour développer un « véganisme populaire » en France. Certains produits, tels que le soja (sous toutes ses formes) ou le seitan (gluten extrait du blé), sont certes récemment apparus dans nos champs ou nos assiettes, mais bien d’autres y sont présents et produits dans les différentes régions depuis des siècles. On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées : le cassoulet, le « plat du pauvre » dans le Languedoc, a longtemps été constitué de fèves sans confits d’animaux (ces derniers n’étaient incorporés qu’à de rares occasions), contrairement à aujourd’hui. Nombre de ces plats sont davantage représentatifs d’une culture populaire transmise et appropriée par de nombreuses générations que ne l’est la gastronomie française traditionnelle. Il peut s’agir du pain, dont l’histoire est à peu près aussi vieille que l’installation des premiers villages28, et plus généralement d’un ensemble de préparations typiques à base de céréales (galettes de blé noir, tourteaux) qui formaient la base de l’alimentation paysanne. Mais on peut citer aussi l’emploi des protéines végétales, qui fut bien plus avancé à des époques passées : la consommation de pois, fèves et lentilles, arrivés dans la région il y a plus de 2 000 ans, était proportionnellement plus répandue au Moyen Âge qu’aujourd’hui29. La carnisation n’a pas effacé toutes ces façons de manger : la soupe au pistou, le plat de lentilles, les galettes de céréales complètes, les graines, les jeunes pousses, les fruits à coque, les aliments lactofermentés30, la choucroute et bien d’autres demeurent. La plupart de ces aliments sont peu coûteux, moins que la viande ou les produits laitiers, et il est relativement facile de les préparer soi-même.

Nous avons donc maintenant en tête différentes formes de carnisation : aux Amériques, avec la prise de terres par et pour le bétail et la création d’un imaginaire pionnier fortement attaché à la consommation de viande ; en Afrique de l’Ouest, où elle relève à la fois de la destruction coloniale et esclavagiste des pratiques et spiritualités incompatibles avec l’exploitation intensive des animaux, et de l’économie néolibérale (« dumping » pratiquée par les firmes étrangères importatrices, et création d’un marché africain de la viande et du lait souvent soutenu par les institutions internationales). En Inde et au Sri Lanka, on voit que la carnisation est plus avancée que l’image fantasmée de « l’Inde végétarienne » ne nous le laisse penser. Mais si le régime alimentaire fut au cœur d’intenses conflits de classe et de religion, et si l’industrie carnée y a trouvé un nouveau marché à conquérir, le végétarisme a laissé un héritage conséquent. En France enfin, cela relève d’une multitude de facteurs liés à des enjeux de classe, d’urbanisation, d’imposition de l’État et de nationalisme, mais tout cela n’a pas effacé la possibilité de se nourrir autrement : au contraire, l’insoutenabilité de la production alimentaire actuelle l’a rendue d’autant plus urgente.

Lire aussi | Instituer le droit à l’alimentation en France au XXIe siècle・Tanguy Martin (2021)

La préparation du kimchi en Corée du Sud. Wikimedia.

Renverser la carnisation : instituer des coutumes végétales conviviales

Force est de constater qu’on ne pourra pas revenir à des alimentations végétales en nous appuyant sur des héritages impérialistes ni sur le modèle extractiviste qui se perpétue dans nos assiettes. Car si l’on peut se procurer lait de coco, noix de cajou, café, chocolat, avocat, arachides et autres en abondance pour des recettes « véganes », c’est aussi parce que l’on jouit du privilège économique de manger des richesses d’ailleurs, à un prix qui ne rémunérera jamais ce qu’elles coûtent réellement. Une alimentation même exclusivement végétale qui repose sur ce type de produits ne nous intéresse pas : nous pouvons, tout comme pour les aliments carnés, « faire tout notre possible » pour les éviter. Sans perspective d’autonomie alimentaire, sans la constitution de sociétés paysannes véganes, nous n’aurons pas fait le travail de décoloniser nos assiettes, nous continuerons de manger ce qui porte la marque de l’exploitation.

Il existe en France de réelles bases pour développer un « véganisme populaire ». On regorge d’exemples de recettes et de préparations plus ou moins anciennes qui ont été oubliées, ou carnisées.

Seulement voilà, trop souvent, les mouvements militants « progressistes » négligent l’importance de la tradition : surtout conservatrice, on n’y accorde donc pas d’importance (« Du passé, faisons table rase »). Pour nous, cette question est un peu plus compliquée. Nous reconnaissons la dimension sociale et le rôle d’identification collective que joue l’alimentation. Les manières de se nourrir sont vectrices d’un rapport aux autres et aux mondes non humains, et c’est précisément pour cela qu’elles nous intéressent. Nous ne voulons pas d’une révolution qui efface tout le rituel, le familier, le spécifique, mais au contraire qui le multiplie. Même si nous la critiquons, ce que nous proposons n’est pas une croisade absolue contre la tradition, mais l’instauration de nouvelles pratiques. Beaucoup des mouvements politiques qui sont parvenus à transformer des espaces ne l’ont pas fait en débattant ou en votant, mais en créant une culture matérielle au fil de la lutte, une pratique de résistance quotidienne.

Nous voulons que les luttes contre l’exploitation animale, mais aussi toutes les autres formes de luttes sociales et écologistes puissent participer à renverser le processus de carnisation en se dotant de nouvelles pratiques d’autonomie conviviales et qui ne reposent pas sur de l’exploitation animale. Par « convivialité », nous entendons non seulement qu’elles soient collectives mais surtout, au sens d’Ivan Illich31, qu’elles soient largement appropriables et accessibles, qu’elles ne soient pas contrôlées par en haut, ou encore que la production demeure suffisamment mesurée pour ne pas devenir aliénante ou écraser toutes les autres. Que faire, alors, de la tradition ? Ce terme renvoie à quelque chose de figé et d’invariable, donc nécessairement détaché de son contexte : nous lui préférons le terme de « coutumes », qui désigne ce qui s’instaure par la pratique. Les coutumes ne sont jamais exécutées à l’identique, même si elles font appel à une forme d’expérience et de transmission : elles ne peuvent pas être figées dans le marbre, tout simplement parce que la vie ne l’est pas. C’est donc une manière de créer des pratiques qui convient mieux à ce que nous voulons : des communautés de vies autonomes, en mouvement, et aussi horizontales que possible. Ces coutumes peuvent être de toutes sortes : cantines véganes, soupes populaires, récoltes et cueillettes, mais aussi éducation à la cohabitation avec les non-humains en ville, veillées en forêt, réparation des milieux de vie endommagés, célébration des naissances et des morts non humaines et autres pratiques ritualisées… Sauf qu’elles ne célébreront pas une victoire sur les mondes animaux (comme c’est le cas aujourd’hui) mais plutôt l’invention de nouveaux rapports avec eux, la fragilisation du système spéciste, le grain de sable jeté dans l’engrenage. Pour que ces coutumes adviennent, qu’elles soient fortes et vivantes, il nous faut amorcer une rupture avec le monde spéciste et carniste qui nous enferme, et faire de la question de l’autonomie alimentaire une priorité de la lutte contre l’exploitation animale.


Vipulan Puvaneswaran, Clara Damiron et Shams Bougafer sont toustes trois issu·es de milieux politisés par un mélange de luttes écologistes, sociales et décoloniales, par des questions agricoles et par des enjeux liés aux questions animales, et inspirés par l’autonomie des mouvements sociaux, particulièrement ceux de 2018-2020. Leur livre Autonomies animales est le fruit de discussions collectives plus larges que les trois auteur·ices.

Image d’accueil : four à pain à l’ancienne, Fuerteventura, Îles Canaries, 2012. Wikimedia.

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Notes

  1. À ce sujet : Thomas Lepeltier, « Petite litanie des arguments anti-végétaliens », Sens-dessous, vol. 12, n° 2, 2013, p. 31-42.
  2. Melanie Joy est à l’origine de la définition de ce terme : Melanie Joy, Why We Love Dogs, Eat Pigs and Wear Cows. An Introduction to Carnism, Conari Press, 2010.
  3. On peut comprendre « végétalienne » ou « végane » ici, mais le terme serait anachronique.
  4. Jan Zalasiewicz et al., « Et l’os de poulet devient le symbole de l’anthropocène », The Conversation, 30 décembre 2018.
  5. Charles Patterson, Un éternel Treblinka, 2002, trad. Dominique Letellier, Calmann-Lévy, 2008, p. 92.
  6. Michael E. Smith, The Aztecs, Wiley Blackwell, 2002.
  7. Valérie Chansigaud, Histoire de la domestication animale, Delachaux et Niestlé, 2020, p. 126.
  8. L’habiter colonial est une notion développée par Malcolm Ferdinand dans Une écologie décoloniale, Seuil Anthropocène, 2019.
  9. À ce sujet : « La patte de la vache : récit de luttes antispécistes au Brésil », podcast Avis de tempête, épisode 7, 2022.
  10. En 2010, une pub australienne de KFC avait mis en scène un supporter blanc à côté d’une foule déchaînée de supporters noirs. Pour les calmer, la personne blanche sort un pot de poulet frit qu’il se met à distribuer.
  11. Pour en savoir davantage sur cette notion, voir le livre de Llaila Afrika, Nutricide The Nutritional Destruction of the Black Race, EWorld Inc., 2013.
  12. P. Zézé Béké, « Les interdits alimentaires chez les Nyabwa de Côte-d’Ivoire », Journal des Africanistes, 1989, p. 229-237.
  13. Selon le Centre d’information et de recherche sur les intolérances et l’hygiène alimentaires, l’intolérance au lactose se retrouve aussi dans les pays d’Asie de l’Est (90-100 %), Asie centrale (80 %), ainsi que dans des minorités en Amérique du Nord : populations ashkénazes juives (60-80 %), populations indigènes (80-100 %).
  14. Rapport « Breaking the rule, stretching the rules », GIFA, 16 mai 2014.
  15. Pour en savoir plus sur l’afrovéganisme : Syl Ko, « Qu’est-ce que le black veganism », L’Amorce, 2019.
  16. Un rapport récent de la FAO détaille cela : « Croissance agricole en Afrique de l’Ouest : facteurs déterminants de marché et de politique ».
  17. Cette sensibilité « innée » à la souffrance animale, conjuguée à un régime qui se base sur la mort ou l’exploitation d’animaux, est ce que Rob Percival appelle le « meat eating paradox ». Nous remercions Nicolas Baumard pour les informations précises qu’il nous a fournies à ce sujet et plus largement sur l’alimentation en Inde.
  18. Par exemple au sein du christianisme, le « vendredi maigre », jour sans viande (mais avec poisson…), est associé à la « vertu chrétienne de sobriété ».
  19. En 2020-2021, un gigantesque mouvement social (la « révolte des paysans ») a fédéré dix des onze syndicats agricoles principaux et jusqu’à 250 millions de grévistes qui ont bloqué les accès des villes d’Haryana et Delhi, pour lutter contre la nouvelle politique agricole nationale. Il s’agirait de la plus grande grève de l’histoire du pays.
  20. Marie Aline et Nicolas Santolaria, « Viande, digestif et extrême droite, bienvenue dans la mangeosphère », Le Monde, 29 janvier 2022.
  21. Eric Hobsbawm, L’Invention de la tradition, trad. Christine Vivier, Éditions Amsterdam, 2006.
  22. Dans La République et le cochon (Seuil,2013), Pierre Birnbaum explique que le cochon serait un marqueur identitaire de la nation française « célébré par les représentants de la nation les plus divers comme un emblème qui unifie les manières de faire, de sentir, de se réjouir de tous les citoyens » (p. 25). Ainsi, le « retour en force du cochon » dans des banquets sert aujourd’hui de « réaffirmation identitaire » contre la présence du halal ou du casher.
  23. Au niveau européen, 252 millions d’euros de fonds publics ont été dépensés entre 2016 et 2020 pour financer à hauteur de 80 % les publicités des plus grands acteurs des filières viande et lait.
  24. Merci à Damien Darcis pour son travail d’enquête et de synthèse sur la question : Pour une écologie libertaire, Eterotopia, 2021.
  25. En France, on estime que 70 % des terres agricoles sont consacrées au bétail, et parmi celles-ci, au moins la moitié serait cultivable en l’état pour la production de fruits, légumes, grandes cultures et céréales. C’est sans compter le fait qu’une large partie des céréales fourragères est importée : l’occupation réelle des terres et la déforestation engendrées par l’élevage français s’étendent donc au-delà des chiffres annoncés.
  26. D’ailleurs, les intolérances au lactose sont bien plus fréquentes chez les personnes originaires du sud de la France (65 %) que du nord (17 %), selon une étude du CIRIHA.
  27. Spécialité basque à base de tomates et de piment.
  28. Adam Maurizio, Histoire de l’alimentation végétale, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, Ulmer, 2019.
  29. Ibid.
  30. La lactofermentation est obtenue par fermentation des légumes dans une eau de saumure, sans intrant animal.
  31. La Convivialité d’Ivan Illich (Seuil, 1973) propose une critique de la technique qui peut aussi guider des pratiques alimentaires.

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12.11.2025 à 00:35

Face au pétromasculinisme, une paysannerie écoféministe

Léo Coutellec

Pour le philosophe Léo Coutellec, l’agriculture est progressivement devenue une pétroculture patriarcale, caractérisée par la domination masculine et la dépendance aux fossiles. À l’autre bout du spectre, on voit pourtant naître une paysannerie féministe et émancipatrice, qui conteste la subordination des paysannes et renouvelle les pratiques.

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Texte intégral (6899 mots)
Temps de lecture : 9 minutes

Extrait du livre de Léo Coutelec, Devenirs paysans. Pour une paysannerie émancipatrice, paru en 2025 aux éditions Le Bord de l’eau dans la collection « En Anthropocène », 192 pages.


« J’entends les silences et je pense aux arbres ; ils sont là, nus, ils ne plastronnent pas, ils ne sont pas glorieux, ils sont tenaces, accrochés dans la pente des hivers et du temps. Je ne sépare pas les arbres et les paysannes. » Marie-Hélène Lafon1

« Prendre la pétromasculinité au sérieux signifie prêter attention aux désirs contrariés des patriarcats privilégiés, à mesure que s’étiolent leurs fantasmes fossiles. » Cara New Daggett2

« Nous saluons toutes les femmes qui, à partir de différents territoires, soutiennent la vie, l’alimentation, les soins et les transformations sociales. (…) Nous, les femmes, continuons à marcher, à dénoncer la violence et les crimes environnementaux et sociaux, à lutter contre le pillage de nos richesses et le massacre des peuples. Nous continuons à tisser des réseaux et des alliances pour démasquer le patriarcat, le capitalisme et le néolibéralisme qui menacent la vie sur la planète. » La Via Campesina3

Mesurer la réussite d’une ferme à la taille de ses tracteurs, organiser un concours de labour ou une course de moiss’batt-cross, porter des habits de travail à l’effigie d’une marque de machines agricoles, manifester à coups de gros tracteurs pour faire démonstration de puissance mécanique, assumer sa dépendance aux combustibles fossiles par la consommation ostentatoire de carburants ou d’engrais chimiques, sont autant d’indices que l’agriculture est progressivement devenue une pétroculture. Et que cette dernière est avant tout une « pétromasculinité4 », concept forgé par la politologue Cara New Dagett. La domination masculine et l’affirmation d’une virilité autoritaire trouvent dans la mécanisation démesurée de l’agriculture un point d’appui, avec une identification du travail « à l’expérience virile du contact avec la machine5 ». Le refus d’admettre l’évidence de la crise climatique par la continuation assumée d’une agriculture pétro-dépendante est l’une des manifestations de cette pétromasculinité. La responsabilité des hommes dans le désastre agricole en cours est évidente, et pas simplement parce qu’ils sont numériquement bien plus nombreux que les femmes, mais aussi et surtout parce qu’ils dominent la « profession » par l’adhésion sans réserve au mythe fossile qui assure leurs privilèges.

C’est une lecture que l’on peut faire des mouvements récents d’agriculteurs des syndicats de droite (FNSEA [Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles], JA [Jeunes Agriculteurs] et Coordination rurale), dont le centre revendicatif était le refus des normes environnementales, l’arme principale une ribambelle de gros tracteurs et les visages médiatiques essentiellement masculins. Ce qui était défendu au fond, au-delà des slogans creux de diversion distillés par les directions syndicales, c’était une forme de pétromasculinisme agricole que nous définissons comme la domination masculine dans l’agriculture s’affirmant par la défense du régime fossile. Selon cette approche, épuiser la terre, polluer les sols et les eaux, homogénéiser les paysages, détruire la biodiversité ne sont pas les objectifs principaux de l’agriculture productiviste, ce sont des conséquences d’une finalité bien plus insidieuse, celle qui consiste à maintenir et à défendre les privilèges d’une culture patriarcale basée sur l’autoritarisme fossile. Dagett définit le régime fossile comme la « logique de gouvernement qui dépend matériellement et psychologiquement de la consommation intensive de combustibles fossiles6 ». La deuxième dimension de cette dépendance, la dimension psychologique, bien que moins souvent mise en avant, est pour autant déterminante en cela qu’elle permet de justifier une posture d’autorité, là où « le pouvoir explosif de la combustion s’est trouvé grossièrement assimilé à la virilité7 ». Dans un contexte où la responsabilité de la combustion d’énergies fossiles dans la crise climatique est avérée, défendre le régime fossile et le faire de façon ostentatoire peut être considéré comme une forme de violence, que certains qualifient de « carbofasciste8 », dont le but est de réaffirmer et conserver le pouvoir masculin blanc. C’est pourquoi Daggett parle d’une « convergence catastrophique » entre masculinité, combustion fossile et autoritarisme.

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Une paysannerie émancipatrice passe donc nécessairement par un refus de cette pétroculture patriarcale. En contrepoint, c’est un écoféminisme paysan que l’on voit naître et s’intensifier9. De nombreuses paysannes s’installent hors du cadre dominé par la démonstration d’une puissance mécaniste et viriliste, et dans une conscience du caractère systémique des dominations de la terre et du corps des femmes pour penser et vivre l’activité paysanne différemment, sans pour autant faire sécession. Prendre soin de la terre et des animaux autrement, revendiquer des pratiques de subsistance10 pour se défaire de la dépendance au système productif masculin, gagner en autonomie décisionnelle et pratique, refuser la division sexuelle du travail agricole11, adapter le travail pour qu’il ne soit plus aliénant, se former et se renforcer au sein de collectifs non mixtes12 sont autant de visées pour sortir des pétrocultures qui renforcent la domination masculine dans l’agriculture.

Dans une telle perspective, il ne s’agit pas « d’inclure les femmes dans l’agriculture » ou d’affirmer que « leur place est différente », ce serait encore accorder du crédit à la conception patriarcale de l’agriculture, car ces politiques « paternalistes d’empowerment des femmes », devenues à la mode, ne contribuent qu’à accélérer « la destruction des bases matérielles de leur pouvoir, les privent de la joie de l’autonomie13 ». Plutôt que l’instrument d’une soi-disant diversité au sein du corporatisme agricole, la perspective écoféministe dans l’agriculture s’invente en autonomie et dans la pluralité des expériences14, elle renouvelle profondément les pratiques et les imaginaires, elle est le cœur et le moteur d’une paysannerie émancipatrice qui cherche à défaire les dominations. Et elle reste le rempart et l’alternative la plus solide au pétromasculinisme agricole en cela qu’elle ne cherche pas seulement à proposer des ajustements techniques ou des pratiques différentes, mais propose un renouvellement profond de la culture de l’agriculture par la construction de relations écologiques au vivant humain et autre qu’humain qui permettent de rompre simultanément avec la domination masculine, l’asservissement au régime fossile et à l’autoritarisme qui les accompagne. La façon dont les femmes paysannes ont investi de façon autonome La Via Campesina, le plus grand mouvement de paysannes et paysans au niveau mondial, et qui défend un « féminisme paysan et populaire », est illustratif de ce devenir écoféministe de la paysannerie.

Photo : David Booth sur Unsplash.

S’ouvrir à ce devenir pourrait aussi être une forme de mise à distance de l’emprise d’un autre mouvement de fond qui structure, et parfois sclérose, les pensées et pratiques paysannes, le familialisme. Ce dernier fait de la famille l’unité élémentaire de la société politique et se comprend comme « un mode d’organisation de la cité qui articule la détention de l’autorité politique et la position dans la famille15 ». Dans l’agriculture, le familialisme se loge derrière l’idée que le modèle à défendre et à promouvoir est celui de l’exploitation agricole familiale, où le travail agricole s’organise en famille et où se confondent les sphères privées et professionnelles. Cette défense d’une agriculture familiale, souvent réduite à une agriculture de couple, est assez transversale au sein du syndicalisme agricole, de droite comme de gauche. La cohérence et l’intrication entre le travail domestique et les tâches agricoles sont ainsi régulièrement valorisées, tout comme le souhait d’une vie pleine qui puisse dépasser la séparation entre les dimensions familiales, professionnelles et sociales. L’influence historique de la JAC (Jeunesse agricole catholique), mouvement créé dans les années 1920, dans la formation des cadres des mouvements syndicaux en est sûrement un facteur déterminant bien que cette organisation ait aussi été un vecteur important de la prise en compte de la cause des femmes paysannes16.

La perspective écoféministe dans l’agriculture renouvelle profondément les pratiques et les imaginaires. Elle est le cœur et le moteur d’une paysannerie émancipatrice qui cherche à défaire les dominations.

Malgré des avancées dans la reconnaissance de certains droits sociaux pour les paysannes, l’invisibilité du travail féminin, la non-déclaration de la conjointe au sein de la ferme, les différentes formes de violences subies17 ou encore la division sexuelle des tâches persistent. Et l’on observe que ces phénomènes ne sont pas l’apanage d’une vision traditionaliste de l’agriculture, ils traversent toutes les visions de l’agriculture, y compris chez les « néoruraux » ou au sein des mouvements d’agriculture biologique18. Le rôle subordonné des femmes dans l’agriculture, notamment en termes de reconnaissance de droits, a des racines profondes et s’apparente à la situation des femmes en général sous la IIIe République : « si elles ne sont pas admises dans la citoyenneté électorale, c’est parce qu’en tant que membres subordonnés de la famille, on les suppose présentes dans le vote émis par les hommes au nom de l’intérêt général19 ». C’est parce que la famille est considérée comme l’unité de base de l’organisation d’une activité agricole, au sein de la laquelle est supposée une unité d’intérêts et d’opinions, que « ses membres subordonnés sont privés du droit de vote. (…) lorsque le pater familias s’exprime à travers le vote, c’est toute la famille qui s’exprime derrière lui20 ». C’est pourquoi aussi, les femmes n’ont été reconnues comme agricultrices qu’en tant que membre d’une famille, fille, mère ou épouse ; et que les termes de « chef de famille » et de « chef d’exploitation » se sont souvent confondus. La défense d’une agriculture familiale est intenable si elle ne s’oblige pas à cet examen critique.

Il ne s’agit pas de dire qu’il faut abolir la famille ou qu’une paysannerie émancipatrice serait obligatoirement une paysannerie hors du cadre de la famille. Ce que l’écoféminisme paysan apporte c’est un questionnement sur les modalités de faire famille d’une part – notamment en libérant celle-ci de son emprise patriarcale et hétéronormée21 – et sur la place de celle-ci au sein de l’activité paysanne – par une mise à distance de sa centralité pour donner plus d’espaces d’autonomie aux femmes paysannes et ouvrir à des formes collectives plus diversifiées ; pour désimbriquer les enjeux de patrimoine, de famille et travail. C’est pourquoi l’expression « hors cadre familial » devrait avoir, selon moi, un sens bien plus générique, et porter non plus seulement sur l’absence d’une filiation agricole mais sur toutes les dimensions de la vie paysanne lorsque celle-ci n’est plus centrée sur une logique familiale de production22, autrement dit lorsque la paysannerie n’est plus soumise à l’emprise du familialisme.

Lire aussi | Ils ont 20 ans pour sauver le capitalisme・Léo Coutellec (2019)

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Notes

  1. LAFON Marie-Hélène, VETTORETTI Alexis, 2024, Paysannes, Ulmer, Paris.
  2. DAGGET Cara New, op. cit., p. 52.
  3. LA VIA CAMPESINA, 2025, Appel à l’action antifasciste.
  4. DAGGET Cara New, op. cit.
  5. JARRIGE François, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014, p. 154.
  6. DAGGET, op. cit., p. 26.
  7. Ibid, p. 29.
  8. Antoine DUBIAU définit le « carbofascisme » comme la convergence d’intérêts entre le capitalisme fossile, les grandes entreprises productrices d’hydrocarbures et les forces politiques d’extrême droite.
  9. Le concept d’écoféminisme paysan a notamment émergé à l’occasion des rencontres, en non-mixité choisie, des travailleuses de la terre qui se sont déroulées les 17 et 18 septembre 2022 à Vezin-le-Coquet. Il sera aussi utilisé dans la déclaration des 84 paysannes de la Confédération paysanne réunies les 16 et 17 novembre 2023 à Montreuil : « Notre féminisme est écologique, paysan et populaire. Il se veut solidaire des personnes opprimées et exploitées et comprend profondément que l’exploitation des femmes et de leurs corps est intrinsèquement liée à l’exploitation industrielle de la nature et de ses ressources par le capitalisme et le patriarcat. L’écoféminisme paysan et populaire veut avant tout célébrer la vie, notre rapport sensible au monde et nous reconnaître comme vivantes parmi le Vivant, pour amener à une entière valorisation d’une agriculture paysanne, autonome, durable, nourricière, qui régénère les sols et mise sur les alliances et les coopérations interespèces » (consultable en ligne sur le site de la Confédération Paysanne).
  10. PRUVOST Geneviève, 2021, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte, Paris.
  11. DEMATHIEU Agathe, 2022, « Comprendre la division sexuelle du travail agricole : comment les techniques contribuent à la perpétuer ? », AgriGenre. Source en ligne, consulté le 13 avril 2025 : <https://agrigenre. hypotheses.org/11345>.
  12. WEILER Nolwenn, 2024, « Agriculture et féminisme, une alliance heureuse », Basta.
  13. AZAM Geneviève, 2023, « Penser et agir depuis la subsistance : une perspective écoféministe », Revue Terrestres.
  14. À ce titre, je conseille vivement la lecture de l’enquête sociologique de Constance Rimlinger sur les expériences de vie en lien avec la terre de personnes féministes et non hétérosexuelles : RIMLINGER Constance, 2024, Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer, PUF, Paris.
  15. VERJUS Anne, 2013, « Familialisme » in : ACHIN Catherine et BERENI Laure, Dictionnaire. Genre et science politique : Concepts, objets, problèmes, Presses de Sciences Po, Paris, p. 251-262.
  16. MARTIN Jean-Philippe, Histoire de la nouvelle gauche paysanne. Des contestations des années 1960 à la Confédération paysanne, 2005, La Découverte, collection « Cahiers libres », p. 37-38.
  17. SALMONA, Michèle, 2003, « Des paysannes en France : violences, ruses et résistances », Cahiers du Genre, 35 (2), p. 117-140.
  18. SAMAK Madline, 2017, « Le prix du “retour” chez les agriculteurs “néo-ruraux”. Travail en couple et travail invisible des femmes », Travail et emploi, 150.
  19. VERJUS Anne, op. cit.
  20. Ibid.
  21. CHOLLET Mona, 2021, Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, La Découverte, Paris.
  22. Logique qui reste bien présente, y compris dans les mouvements d’agricultrices qui revendiquent une reconnaissance économique de leur travail. Voir : COMER Clémentine, 2022, « Luttes d’agricultrices ou d’épouses au travail ? Retour sur l’histoire d’un féminisme paradoxal (1970-2010) », Entreprises et histoire, 107(2), p. 110-123.

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09.10.2025 à 11:27

« Au diable l’environnement, donnez‑moi l’abondance ! » : pourquoi le backlash est structurel

Jean-Baptiste Fressoz

Et si ce que nous appelons backlash écologique n'était que la manifestation brutale d'un mouvement plus profond ? C’est la thèse défendue par l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans ce court texte : ce qui nous revient en boomerang, c’est l’incompatibilité structurelle entre l’organisation matérielle de nos sociétés et toute perspective écologique.

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Texte intégral (6042 mots)
Temps de lecture : 9 minutes

Ce texte est extrait du livre collectif Greenbacklash : qui veut la peau de l’écologie ?, sous la direction de Laure Teulières, Steve Hagimont et Jean-Michel Hupé, à paraître le 10 octobre 2025 aux éditions du Seuil.


Le 25 mai 1970, un mois à peine après le premier Jour de la Terre qui vit des millions d’Américains manifester pour la défense de l’environnement, le New York Times évoquait déjà l’hypothèse d’un ecological backlash, d’un retour de bâton contre l’écologie. La menace n’était pas prise au sérieux. La vague environnementaliste semblait portée par la démocratie américaine elle‑même. « Tant que des millions d’Américains ont l’usage de leurs yeux, de leurs oreilles, de leur nez, la position du personnel politique est prévisible », expliquait l’éditorialiste. « Les habitants de Santa Barbara, dont beaucoup sont conservateurs, n’ont pas eu besoin d’être sermonnés pour s’indigner de la pollution de leurs plages. Les habitants de New York et de Los Angeles n’ont pas besoin d’être informés des dangers de la pollution de l’air. »

Dans la perspective des élections de novembre 1970, le New York Times plaignait « le député qui n’aurait pas de mesures environnementales à présenter à ses électeurs ». La défense de l’environnement était alors consensuelle, portée à la fois par une jeunesse éduquée votant démocrate et par le Parti républicain défendant son passé conservationniste (les parcs nationaux, Theodore Roosevelt). L’Environmental Protection Agency (EPA) et le Clean Air Act furent d’ailleurs adoptés sous la présidence du républicain Richard Nixon avec d’écrasantes majorités. Le backlash, expliquait le journal, venait de « conservateurs obtus […] qui n’accepteraient pas d’être sauvés d’un incendie sans demander avec suspicion où ils sont emmenés et si le danger des flammes n’a pas été exagéré ». Certes, quelques industriels « de moindre envergure » s’opposeraient à l’écologie, mais ils « seraient balayés par ceux dotés d’une vision plus large ».

Avec le recul, 1970 semble marquer l’apogée de l’écologie politique aux États‑Unis. La décennie qui s’ouvrait, annoncée par Nixon comme celle de l’environnement, fut surtout celle de la « crise énergétique » et de la recherche tous azimuts de la souveraineté par le nucléaire, par le gaz et par le charbon. Dès 1970, le journal Science prévoyait que la crise énergétique allait engloutir les préoccupations environnementales : « quand l’air conditionné et les télévisions s’arrêteront le public se dira “au diable l’environnement donnez‑moi l’abondance” ». En 1980, l’élection de Ronald Reagan et plus encore le score de Barry Commoner à la même élection (0,25 %) confirmeraient ce sombre pronostic. À l’époque, comme aujourd’hui, l’idée de « backlash écologique » est trop optimiste. Elle suggère une réaction temporaire, une résistance agressive, mais passagère, émanant des franges conservatrices de la société face à un mouvement d’écologisation et de transition. Les reculs observés ne seraient que tactiques : des contretemps fâcheux sur la voie du progrès. Le problème est qu’en matière écologique, le backlash est structurel, il reflète des intérêts liés à la totalité ou presque du monde productif. La lutte contre la pollution touche au fondement de l’activité économique, au volume et à la nature de la production, à la rentabilité des investissements, à la compétitivité des entreprises et des nations et à la place de l’État dans la régulation de l’économie. La nature structurelle du backlash est particulièrement visible pour le cas des États‑Unis et du réchauffement climatique sur lequel se limite ce texte.

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La résignation climatique sous couvert de « transition »

À la fin de la décennie 1970, quand la question du réchauffement apparaît dans l’arène politique aux États‑Unis, personne ne mettait en cause la réalité du phénomène. Sa compréhension n’était entravée ni par les fausses controverses (le climatoscepticisme) ni par les fausses solutions (la capture du carbone par exemple). La nature du défi était bien perçue par les experts de l’EPA et de la National Academy of Science. Les experts soulignaient le rôle central du carbone dans le système productif mondial et l’énorme difficulté qu’aurait l’humanité à sortir des fossiles à temps pour éviter un réchauffement de 3 °C avant 2100. En 1979, le météorologue américain Jule Charney parlait du réchauffement comme du « problème environnemental ultime » : il fallait agir immédiatement, avant même sa détection, pour espérer limiter les dégâts à la fin du XXIe siècle.

Jule Gregory Charney en 1978

Très vite, la résignation l’emporta. En 1979, la Chine annonçait aux pays du G7 ses prévisions de production de charbon : 2 milliards de tonnes par an d’ici l’an 2000, soit les deux tiers de la production mondiale à l’époque. Si on ajoute à cela l’échec de l’énergie nucléaire — lié à ses risques et ses surcoûts —, l’urbanisation et l’électrification du monde pauvre, la poursuite du consumérisme dans le monde riche et la montée du néolibéralisme, on comprend pourquoi l’idée de stopper le réchauffement fut promptement abandonnée.

En 1983, la National Academy of Science publiait un rapport dont le titre Changing Climate signale à lui seul le parti pris de la résignation. La conclusion défendait rationnellement l’idée de ne rien faire. Il était plus que probable que les grandes puissances de ce monde, prises dans un dilemme du prisonnier, ne parviendraient pas à restreindre leur consommation énergétique et matérielle. L’essentiel des stocks de carbone étant réparti entre les États‑Unis, l’URSS et la Chine, c’est‑à‑dire entre deux superpuissances rivales et un pays en voie de développement, il était illusoire de penser qu’un de ces acteurs puisse y renoncer. On pourrait certes ralentir le phénomène, en introduisant une taxe carbone, mais, concluait le rapport, l’expérience des chocs pétroliers récents dissuaderait n’importe quel gouvernement d’opter pour un renchérissement volontaire des prix de l’énergie. Il faudrait donc s’adapter à un climat plus chaud, ce qui, au dire des agronomes, des forestiers et des ingénieurs consultés sur ce sujet était tout à fait envisageable pour un pays comme les États‑Unis. Quant aux pays pauvres, leur meilleure option était encore de brûler les fossiles nécessaires à leur développement et donc à l’augmentation de leur « résilience ». Il y aurait bien sûr des perdants — le Bangladesh est souvent cité à l’époque — mais imaginer que les pays industriels ou ceux qui aspiraient à le devenir puissent sacrifier leur économie pour le bien‑être des plus pauvres était une illusion. Au pire, il resterait la possibilité de déménager des zones entières de la planète.

Lire aussi | « Les plus pessimistes étaient beaucoup trop optimistes »・Jean-Baptiste Fressoz (2023)

À l’échelle internationale, les grandes conférences commencèrent à se succéder, mais sans modifier les bases économiques et géostratégiques du problème. L’une des premières du genre se tient à Toronto en 1988. La déclaration finale fait preuve d’une réelle ambition : réduire de 20 % les émissions mondiales de CO2 d’ici à 2005 par la mise en place d’une taxe sur les combustibles fossiles dans les pays riches, destinée à financer le développement et l’adaptation des pays pauvres. Mais des contre‑feux sont rapidement allumés. En 1988, une nouvelle institution est créée, le GIEC, dont le but explicite était de remettre les gouvernements au cœur du processus d’expertise. Parmi les trois groupes composant le GIEC, deux sont présidés par des climatosceptiques. Le groupe III, celui chargé des « solutions », est dirigé par l’Américain Robert Reinstein. Comme il l’expliquera plus tard, cette affaire de réchauffement n’est selon lui qu’un faux-nez des négociations commerciales. Les Européens, jaloux des ressources énergétiques américaines, cherchent à nuire à la compétitivité des États‑Unis en invoquant des objectifs de réduction d’émissions illusoires. En tant que chef de la délégation américaine à la conférence de Rio en 1992, il est chargé par son gouvernement de mettre en avant les solutions technologiques au réchauffement — même si lui-même n’y croyait guère. Cette « carte technologique » — c’est son expression — fut largement reprise tant elle arrangeait tout le monde : elle permettait de repousser à plus tard et dans des progrès futurs les efforts de décarbonation.

Couverture du rapport de la Conférence mondiale de Toronto, Canada, 27-30 juin 1988 : l’atmosphère en évolution : implications pour la sécurité du globe. Le texte intégral des actes est disponible dans la bibliothèque numérique de l’ONU.

Transitionisme et climatoscepticisme sont loin d’être contradictoires. En 2002, un mémo de Franz Luntz qui est alors le principal communiquant au service du Parti républicain montre comment ces deux tactiques dilatoires peuvent fonctionner en tandem. Selon lui, les Républicains proches des intérêts pétroliers sont perçus comme vulnérables sur la question climatique. Ils ont besoin de modifier leur langage. Il leur faut par exemple employer le terme « énergie » en lieu et place de « pétrole », dire « energy company » pour désigner Exxon et consorts. De même, mieux vaut éviter « drilling for oil », qui évoque « une bouillasse noire et gluante », mais dire plutôt « energy exploration » qui paraît plus propre et renvoie à la technologie. Sur la question du climat, Luntz reprend la boîte à outils des marchands de doute et y ajoute l’idée de transition en cours. « Le débat scientifique est en train de se clore contre nous » écrit‑il, mais il reste « une fenêtre de tir ». Les Américains respectent la science et donc il faut insister sur le besoin de faire plus de science ou de la meilleure science. Et surtout, il faut parler d’innovation, souligner les baisses d’émissions déjà réalisées par le secteur privé et insister sur les progrès technologiques à venir. L’opposition aux normes et aux traités internationaux n’est pas contre le climat ou l’environnement. Au contraire : ces règles imposées par les étrangers entraveront la prospérité nationale et l’inventivité technologique américaines. C’est aussi à ce moment, sous la présidence de George W. Bush, que sont poussées les propositions de capture et de stockage du carbone, solutions impraticables à grande échelle, mais qui jouent un rôle clé dans les scénarios de neutralité carbone mis en avant par le GIEC.

Quelle « écologisation » au regard des dynamiques matérielles ?

Depuis que le monde se préoccupe officiellement du changement climatique, depuis 1992 et la conférence de Rio, les techniques — dont les énergies renouvelables — ont beaucoup progressé : il faut émettre presque deux fois moins de CO2 pour produire un dollar de PIB. Mais ce rapport entre deux agrégats est bien trop grossier pour comprendre les dynamiques matérielles. La baisse de l’intensité carbone de l’économie mondiale cache le rôle presque inexpugnable des énergies fossiles dans la fabrication d’à peu près tous les objets, un rôle qu’elles remplissent, il est vrai, de manière plus efficace. Depuis les années 1980, l’agriculture mondiale a accru sa dépendance au pétrole et au gaz naturel (ingrédient essentiel des engrais azotés) avec les progrès de la mécanisation et l’usage croissant d’intrants chimiques. L’extraction minière et la métallurgie deviennent plus gourmandes en énergie. L’urbanisation du monde pauvre a conduit à remplacer des matières peu émettrices comme le pisé ou le bambou par du ciment. L’extension des chaînes de valeur, la sous‑traitance et la globalisation accroissent les kilomètres parcourus par chaque marchandise ou composant de marchandise et donc le rôle du pétrole dans la bonne marche de l’économie. Tous ces phénomènes sont masqués par l’efficacité croissante des machines et le poids des services dans le PIB mondial (d’où l’impression de découplage), mais ils n’en sont pas moins des obstacles essentiels sur le chemin de la décarbonation.

Lire aussi | Défataliser l’histoire de l’énergie・François Jarrige & Alexis Vrignon (2020)

Car la « transition énergétique » présentée comme la solution au réchauffement concerne surtout l’électricité, soit 40 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pour l’aviation, le transport maritime, l’acier, le ciment, les plastiques, les engrais, l’agriculture, le bâtiment ou encore l’armement, les perspectives de décarbonation restent encore assez fantomatiques. Le déploiement des renouvelables va alimenter en électricité décarbonée une économie dont la constitution matérielle dépendra encore longtemps des fossiles. D’où la nécessité de quantités colossales « d’émissions négatives » après 2050 sous forme de BECCS, pour « bioénergie couplée à la capture et au stockage de carbone ». C’est sur cette promesse technologique sans fondement que reposait l’Accord de Paris.

En 1970, l’éditorialiste du New York Times qui avait inventé le terme d’« ecological backlash» se moquait d’une rumeur colportée par la droite américaine, celle d’une collusion entre socialisme et environnementalisme. Peut‑être aurait‑il fallu explorer cette idée plus loin : lutter contre le réchauffement et la destruction des écosystèmes nécessite une transformation extraordinairement profonde du monde matériel et donc de notre société. Cela requiert non seulement le déploiement de nouvelles techniques, mais aussi et surtout le démantèlement accéléré de secteurs entiers de l’économie qui dépendent et dépendront longtemps des fossiles. Il s’agit bien d’une rupture avec le capitalisme industriel fondé sur la propriété privée des moyens de production. Denis Hayes, l’organisateur du premier Jour de la Terre, le reconnaissait volontiers : « Je soupçonne que les politiciens et les hommes d’affaires qui sautent dans le train de l’écologie n’ont pas la moindre idée de ce à quoi ils s’engagent […] Ils parlent de projets de traitement des eaux usées alors que nous contestons l’éthique d’une société qui, avec seulement 6 % de la population mondiale, représente plus de la moitié de la consommation annuelle mondiale de matières premières. »

L’idée de backlash a ceci de confortable qu’elle tend à naturaliser l’écologisation des sociétés. Elle donne l’impression que les revers actuels ne sont que temporaires. La transition serait en marche, il suffirait de l’accélérer. En fait, les ennemis de l’écologie — qu’ils soient populistes ou néolibéraux — ne sont que la face visible et grimaçante d’une force colossale, celle qui se trouve derrière l’anthropocène : non seulement le capitalisme, mais tout le monde matériel tel qu’il s’est constitué depuis deux siècles.



Sunday Telegraph, 26 avril 1970 (traduit en français)

Lire aussi | Portrait du capitalisme en économie régénérative・Quentin Pierrillas (2020)


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