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24.11.2025 à 19:00

« La Corée du Nord est en mesure de détruire des cibles aux États-Unis et en Europe » : Joel S. Wit décrypte les bombes de Pyongyang

Matheo Malik

Alors que la Corée du Nord poursuit son programme nucléaire, les négociations pour son désarmement sont au point mort.

En trente ans, les États-Unis ont voulu endiguer la menace nord-coréenne par tous les moyens — ils doivent aujourd’hui reconnaître leur échec.

Joel S. Wit a participé activement aux négociations et signe un ouvrage de référence sur le sujet — il analyse pour le Grand Continent les raisons d’une impasse diplomatique.

L’article « La Corée du Nord est en mesure de détruire des cibles aux États-Unis et en Europe » : Joel S. Wit décrypte les bombes de Pyongyang est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (6358 mots)

Que sait-on des capacités nucléaires et balistiques dont dispose aujourd’hui la Corée du Nord ? Est-elle en mesure de frapper avec des armes nucléaires le territoire américain ou le territoire européen ?

Joel S. Wit Si les experts peuvent diverger sur certains aspects techniques, tout responsable gouvernemental américain ou européen doit partir du principe que la Corée du Nord est en mesure de détruire des cibles aux États-Unis et en Europe.

Les dirigeants occidentaux doivent se préparer à cette éventualité. 

Les scénaristes le font déjà : vous avez peut-être vu le récent film House of Dynamite. Dans cette fiction, le missile qui se dirige vers Chicago provient des environs de la Corée du Nord — même si le nom de ce pays n’est jamais explicitement prononcé. Cela reflète la réalité avec laquelle nous devons désormais composer : les missiles nord-coréens sont capables de parcourir de très longues distances en très peu de temps.

Cette situation n’était pas inévitable. Vous rappelez le succès remporté par l’administration Clinton, qui avait obtenu la signature d’un accord-cadre sur le nucléaire avec la Corée du Nord en 1994. 

Au début des années 1990, lorsque le président Clinton était au pouvoir, la Corée du Nord n’avait pas encore produit de combustibles nucléaires. Elle était sur le point de le faire, mais elle ne disposait ni de matières premières, ni de bombes, et ses missiles avaient une portée très courte. À ce moment-là, le terrain était propice à un accord diplomatique, que nous avons conclu en 1994.

Il s’agissait d’un accord de dénucléarisation. 

La Corée du Nord devait renoncer à tout ce qui était lié à son programme nucléaire. En échange, nous promettions de lui fournir deux nouveaux réacteurs qui ne pourraient pas produire de matières pour fabriquer des bombes, et du mazout pour faire fonctionner leurs centrales électriques. En outre, les États-Unis acceptaient d’engager un processus visant à améliorer leurs relations avec la Corée du Nord.

Pour nous c’était donc un bon accord : nous mettions fin à leur programme nucléaire qui, selon les estimations de nos services de renseignement, aurait permis de produire jusqu’à 100 armes nucléaires d’ici la fin de la décennie 1990. L’accord était également bon pour eux, car à ce moment-là, la Corée du Nord souhaitait améliorer ses relations avec Washington et était prête à renoncer à son programme nucléaire pour atteindre cet objectif.

Pourtant, l’administration de George W. Bush n’a pas concrétisé ces promesses — préférant adopter une posture de confrontation avec Pyongyang plutôt que de poursuivre sur la voie diplomatique. 

Tout le monde connaît la posture de l’administration Bush en matière de politique étrangère. Elle s’est exprimée lors de l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, mais aussi dans le cas de la Corée du Nord.

L’administration Bush ne croyait pas aux négociations. Elle croyait en la puissance américaine et en notre capacité à forcer les autres pays à renoncer à leurs intérêts nationaux. La manière dont elle a traité la Corée du Nord en est un excellent exemple.

Lorsque l’administration Bush est arrivée au pouvoir, la plupart des hauts fonctionnaires qui la composaient pensaient que l’accord-cadre de 1994 était une grave erreur ; d’abord pour une raison idéologique — il avait été négocié avec un régime malfaisant — mais aussi parce que les Nord-Coréens menaient des activités nucléaires qu’ils n’auraient pas dû entreprendre.

Les Nord-Coréens jouaient secrètement avec l’idée de produire de l’uranium enrichi pour fabriquer des armes nucléaires ; nous l’avons découvert à la fin de l’administration Clinton et avons élaboré un plan pour les en empêcher. Bien sûr, ce n’est pas le vice-président Al Gore qui a remporté l’élection, mais George Bush, et les efforts nord-coréens se sont poursuivis sans être contrariés.

Kim Jong-un s’est montré beaucoup plus déterminé que son père à se doter d’un arsenal.

Joel S. Wit

Que s’est-il passé alors ?

En 2002, le programme avait progressé, et les néoconservateurs de l’administration Bush ont décidé de poser un ultimatum aux Nord-Coréens : mettre fin au programme nucléaire ou subir les conséquences de leur obstination.

Ces néoconservateurs n’ont pas proposé une voie médiane, qui aurait consisté à confronter les Nord-Coréens à leurs violations de l’accord de 1994, à exiger qu’ils y mettent un terme et à leur imposer des inspections pour s’en assurer. Or s’il y a une chose que les Nord-Coréens détestent, ce sont les ultimatums ; ils l’ont donc naturellement rejeté, en proposant toutefois de renégocier l’accord de 1994. L’administration Bush a rejeté cette offre.

Lorsque les Nord-Coréens ont finalement décidé de relancer leur programme nucléaire, l’administration Bush n’a pas su réagir, car elle n’avait rien anticipé. Ce n’est qu’au cours du second mandat de George Bush, qui a débuté en 2003, qu’il s’est décidé à essayer de négocier un nouvel accord, reprenant celui qu’il avait rejeté.

À la fin de son mandat, aucun accord n’avait été conclu. Lorsqu’il a quitté ses fonctions, la situation était devenue très confuse.

Barack Obama a pour sa part adopté une politique de « patience stratégique » à l’égard de la Corée du Nord — qui s’est avérée tout aussi inefficace.

Obama a hérité de ce gâchis.

Avant qu’il ne remporte l’investiture démocrate, lors d’un débat avec Hillary Clinton, il avait déclaré qu’il allait tendre la main aux dictateurs étrangers. Mais il ne l’a jamais vraiment fait avec la Corée du Nord.

Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, les Nord-Coréens ont eu du mal à passer de décennies de confrontation à la mise en place d’une coopération avec les États-Unis ; ils ont continué à tester leurs armes, au cas où la diplomatie ne fonctionnerait pas. Ainsi, lorsque Obama est entré en fonction, la Corée du Nord a procédé à des essais d’armes de destruction massive, ce qui a convaincu le président américain de ne même pas essayer de conclure des accords.

Pendant huit ans, l’administration Obama a donc en effet adopté une approche de « patience stratégique », qui consistait à faire pression sur la Corée du Nord afin qu’elle revienne à la table des négociations et accepte les conditions américaines. Cela n’a pas fonctionné : en huit ans, l’arsenal de la Corée du Nord est passé d’une poignée de missiles pouvant seulement atteindre le Japon et de quelques armes nucléaires, à un arsenal capable de détruire des villes américaines.

Ce fut donc un échec cuisant. Un responsable de la Maison-Blanche m’a confié que l’administration Obama était passée par les cinq étapes du deuil dans ses relations avec la Corée du Nord : elle a commencé par le déni et a fini par l’acceptation. À la fin de son mandat, Obama s’est décidé à négocier un accord, mais le temps a manqué pour y parvenir.

Derrière la « patience stratégique » prônée par Barack Obama, il y avait l’espoir de parvenir à faire s’effondrer de l’intérieur le régime nord-coréen. Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? Comment expliquer la résilience de cette dictature ?

Obama semblait effectivement croire que le régime nord-coréen pourrait s’effondrer.

En 2015, il a souligné le rôle que les médias avaient joué dans le déclenchement des Printemps arabes. Il pensait que la même chose pourrait arriver en Corée du Nord.

Cette théorie était défendue à l’époque par les néoconservateurs, qui ne voulaient pas parler avec la Corée du Nord et espéraient donc qu’elle s’effondre et disparaisse d’elle-même, afin que nous n’ayons plus à nous en occuper. 

La politique d’Obama à l’égard de Pyongyang s’est donc résumée à une « diplomatie coercitive ». L’idée était que, soumise à une pression suffisamment forte, principalement par le biais de sanctions, la Corée du Nord finirait par se sentir obligée de revenir à la table des négociations et de conclure des accords avec les États-Unis. Le problème, c’est que ces sanctions n’ont jamais été appliquées sérieusement.

De plus, la Corée du Nord est bien plus résistante que la plupart des gens ne le pensent. Les experts qui, comme moi, ont l’habitude de s’y rendre, de discuter avec des Nord-Coréens, de travailler avec eux et qui connaissent bien leur histoire, savent que ce régime n’est pas fragile, contrairement à ce que l’on croit généralement. Ce n’est pas l’Union soviétique. Il est très résistant et capable de faire face à la pression extérieure.

Il n’est donc pas surprenant que la Corée du Nord n’ait pas cédé à la diplomatie coercitive d’Obama. À la fin de son deuxième mandat, Washington a dû reconnaître cette réalité.

Tout responsable gouvernemental américain ou européen doit partir du principe que la Corée du Nord est en mesure de détruire des cibles aux États-Unis et en Europe.

Joel S. Wit

La mort de Kim Jong-il et l’arrivée au pouvoir à Pyongyang de son fils Kim Jong-un en 2011 a-t-elle marqué une inflexion dans la conduite nord-coréenne des discussions sur le nucléaire ?

Le passage de relais a surtout marqué un tournant important dans le développement de l’arsenal nucléaire et balistique nord-coréen. Kim Jong-un est très différent de son père.

Kim Jong-il poursuivait lentement son programme d’armement nucléaire et balistique. Il effectuait des essais peu fréquents de missiles à longue portée et d’engins nucléaires. Kim Jong-un s’est montré beaucoup plus déterminé à se doter d’un arsenal, ce qui est devenu très clair à la fin du mandat d’Obama, lorsqu’il a multiplié les essais d’armes. 

Dans le même temps, il a mené une diplomatie très active tout au long du second mandat d’Obama. À plusieurs reprises, les Nord-Coréens ont clairement indiqué qu’ils étaient prêts à discuter. Malheureusement, pendant une grande partie du second mandat, l’administration Obama n’a pas voulu engager de discussions. Les États-Unis avaient d’autres priorités en matière de politique étrangère et n’ont pas répondu positivement à ces initiatives.

Kim a donc décidé de poursuivre son programme nucléaire selon sa propre version de la « diplomatie coercitive », afin d’obtenir une réponse positive. À la fin du mandat d’Obama, les Nord-Coréens ont intensifié leurs essais nucléaires et balistiques. Cela a finalement convaincu l’administration Obama qu’elle devait conclure un accord. Le problème c’est qu’en 2016, c’est Donald Trump — et non Hillary Clinton — qui a remporté les élections…

Durant son premier mandat, Trump a tenté de rouvrir sérieusement la voie de la négociation avec Kim Jong-un. Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ?

La première élection de Donald Trump a été une bonne chose pour la reprise des négociations avec la Corée du Nord.

Trump était ouvert à l’idée d’un sommet et cela correspondait exactement à ce que voulaient les Nord-Coréens. Or comme Kim Jong-un était la seule personne en Corée du Nord à pouvoir accepter la dénucléarisation du pays, cela avait beaucoup de sens.

L’engagement de Kim Jong-un dans les négociations est souvent minimisé, mais je pense pouvoir affirmer clairement qu’il était sérieux : les dirigeants nord-coréens successifs, Kim Il-sung, Kim Jong-il et Kim Jong-un, ont toujours nourri l’espoir de moderniser leur économie, mais n’ont jamais pu y parvenir en raison du poids des dépenses militaires.

Juste avant le sommet de Hanoï, au début de l’année 2019, Kim Jong-un a prononcé son habituel discours du Nouvel An. Il y a fait allusion à de futures initiatives pour la nouvelle année : en tête de liste figurait l’amélioration des relations avec les États-Unis, mais également l’objectif de modernisation économique, de réduction des dépenses militaires et de réorientation des ressources économiques vers le développement de l’économie civile.

Ce discours a bien sûr été largement relayé par les médias nord-coréens. Il ne s’agissait pas d’un discours destiné uniquement aux étrangers, mais également à son peuple. C’est un élément important qui, selon moi, échappe à la plupart des analystes : bien que les sommets avec Trump aient échoué, Kim Jong-un était sérieux lorsqu’il s’est engagé sur la voie des négociations.

La Chine et la Russie soutiennent désormais pleinement la Corée du Nord ; elles n’appuient ni les sanctions existantes, ni l’imposition de nouvelles.

Joel S. Wit

Si les deux parties étaient prêtes à négocier sincèrement un accord, pourquoi les négociations ont-elles échoué ?

Le sommet de Hanoï en février 2019 et celui qui s’est tenu dans la zone coréenne démilitarisée (DMZ) le 30 juin 2019 ont tous deux été des désastres.

Celui de Hanoï, d’abord, aurait pu être un énorme succès.

Lors des négociations qui ont précédé le sommet entre l’envoyé spécial américain Stephen Biegun et les Nord-Coréens, un projet de document d’environ dix pages a été rédigé. Ce document proposait une résolution de presque toutes les questions qui avaient été discutées entre les États-Unis et la Corée du Nord depuis le début des années 1990 — allant de l’établissement de relations diplomatiques à la négociation d’un traité de paix.

Seules deux questions principales restaient à régler : l’une concernait le processus de dénucléarisation, l’autre la levée des sanctions. C’était à Trump et Kim de décider de l’échange entre la dénucléarisation nord-coréenne et la levée des sanctions américaines et internationales contre la Corée du Nord. C’était tout à fait logique : les grandes questions sont généralement résolues par les dirigeants eux-mêmes lors des sommets.

Kim Jong-un est arrivé avec une position de départ forte : il n’accepterait de démanteler que la principale installation nucléaire nord-coréenne connue, située à Yongbyon, et non les autres installations nucléaires dont nous connaissions l’existence. En échange de quoi, il exigeait que les États-Unis et les Nations unies lèvent toutes les sanctions contre la Corée du Nord. Trump n’a pas accepté cette proposition.

Trump ne poussait pas pour autant en faveur d’un prétendu « grand accord » de dénucléarisation de la Corée du Nord. Il était prêt à accepter un petit accord, mais pas celui proposé par Kim. Le président américain a proposé d’accepter le démantèlement de Yongbyon, mais en échange d’une levée partielle des sanctions. Il n’envisageait de lever toutes les sanctions qu’en échange de la fermeture des autres installations.

La première réaction de Kim a été de rejeter la proposition ; les pourparlers ont donc été suspendus et Trump a voulu quitter le sommet plus tôt que prévu, en voulant passer à autre chose. Donald Trump n’est pas réputé pour sa patience et Anthony Fauci l’a sur ce point comparé un jour à un enfant de maternelle : on le surnomme « l’homme des deux minutes ».

Or pendant ce temps, Stephen Biegun rencontrait un proche collaborateur de Kim Jong-un dans un couloir et les négociations progressaient. Trump est cependant passé devant eux en sortant, ce qui a mis fin aux discussions ; tout le monde a dû ainsi suivre le président, car ils ne pouvaient pas rester en arrière dès lors qu’il avait manifesté son intention de partir.

Les discussions de couloir n’auraient peut-être pas résolu les questions en suspens, mais elles avaient permis de progresser. On peut se demander ce qui se serait passé si Trump était resté jusqu’à la fin du sommet.

Lorsque le Air Force One a décollé de Hanoï, la première chose que Trump a faite a été d’appeler le président sud-coréen Moon Jae-in, qui avait régulièrement rencontré Kim Jong-un et entretenait de bonnes relations avec lui. Trump lui a demandé de contacter Kim pour savoir comment il se sentait.

Kim était manifestement très en colère, d’après quelques échos ; Trump a demandé à Moon d’appeler Kim Jong-un, à plusieurs reprises. Il a donc peut-être compris qu’il n’avait pas bien agi en quittant la table des négociations.

Si les dirigeants nord-coréens ont toujours nourri l’espoir de moderniser leur économie, ils n’ont jamais pu y parvenir en raison du poids des dépenses militaires.

Joel S. Wit

Certains ont accusé John Bolton d’être responsable de ce raté.

John Bolton, un néoconservateur issu de l’administration Bush, s’est effectivement efforcé de faire annuler l’accord conclu par Clinton en 1994 et détestait l’idée même de dialoguer avec les Nord-Coréens. Il préférait recourir à des moyens militaires pour traiter avec eux. Toutefois, l’idée que Bolton aurait influencé le président Trump pour qu’il quitte la table des négociations est un mythe. 

Bolton n’a pas vraiment participé à la prise de décision pendant la majeure partie de la période qui a précédé les sommets de Trump. Il a été écarté par le secrétaire d’État, Mike Pompeo, et Stephen Biegun, qui travaillait pour le premier. Bolton a été tenu à l’écart du sommet ; dans les Mémoires qu’il a publiées en 2020, il explique que toutes les suggestions qu’il a faites au président Trump ont été rejetées d’emblée.

En fait, Trump avait la bonne approche : commencer par un petit accord, puis avancer pas à pas vers la dénucléarisation. John Bolton détestait cette manière de faire. Après quelques mois, après une accalmie et alors qu’il était devenu très clair que Kim Jong-un n’était pas satisfait, Trump a tweeté qu’il était à Tokyo et a invité Kim à le rencontrer dans la zone démilitarisée. Étonnamment, la rencontre a eu lieu quelques jours plus tard.

Mais cette deuxième rencontre, en juin 2019, s’est également soldée par un échec.

Lors de cette rencontre, il est apparu une fois de plus que Kim Jong-un n’était pas satisfait de ce qui s’était passé à Hanoï. Il l’a clairement fait savoir à Trump lors d’une séance privée. 

À la fin de la réunion, les deux hommes ont pourtant convenu de relancer les pourparlers entre Stephen Biegun et le négociateur nord-coréen, ce qui constituait une évolution positive.

Lors de sa rencontre avec Kim, Trump a promis d’annuler un prochain exercice militaire conjoint entre les armées américaine et sud-coréenne ; malgré cela, après la fin de la rencontre, l’exercice a tout de même eu lieu.

Nous avons désormais accès aux lettres privées de Kim à Trump et il est clair que Kim Jong-un était furieux. Lorsque Biegun a finalement rencontré les Nord-Coréens cet automne-là, la réunion n’a duré qu’une journée. La pandémie de Covid a marqué la fin de la politique d’engagement de l’administration Trump à l’égard de la Corée du Nord.

D’un côté, Trump s’est engagé dans la voie de la négociation avec la Corée du Nord, allant même jusqu’à rencontrer Kim Jong-un ; de l’autre, il a mis fin à l’accord sur le nucléaire (JCPOA) qui avait été trouvé avec l’Iran par son prédécesseur. N’est-ce pas une contradiction ?

Une anecdote amusante circule à propos de la rencontre entre Trump et Obama dans le Bureau ovale, pendant le moment de passation après les élections de 2016.

Tout le monde s’attendait à ce que cette rencontre soit un désastre tant les deux hommes se détestaient. Pourtant, lors de cette rencontre, Trump a de manière assez cocasse approuvé toutes les initiatives prises par Obama en matière de politique intérieure et étrangère.

En dépit de ses bonnes paroles, Trump s’est méticuleusement attaché pendant son mandat à détruire tout ce qu’Obama avait accompli — y compris l’accord avec l’Iran.

D’après ce qu’affirme John Bolton dans ses Mémoires, mais aussi d’autres sources, Trump voulait conclure son propre accord avec l’Iran. Il était ouvert à l’idée de rencontrer les dirigeants iraniens et a poursuivi cet objectif très discrètement pendant son mandat.

Cela explique en grande partie ce qui s’est passé avec l’accord de 2015 : étant donné que Trump voulait conclure son propre accord avec l’Iran, il devait éliminer celui d’Obama. Cela faisait partie de sa stratégie de « diplomatie coercitive ».

Tout le monde s’attendait à une escalade des tensions si l’accord avec l’Iran était violé ; Trump interviendrait alors, organiserait un sommet, conclurait un accord et, avec un peu de chance, obtiendrait son prix Nobel…

Durant toutes ces années, quel rôle ont joué la Chine et la Russie dans le bras de fer entre la Corée du Nord et les États-Unis sur la question nucléaire ?

Pendant des années, Pékin et Moscou ont soutenu le principe des négociations.

Cela a été vrai pendant la majeure partie de la période dont nous parlons, des années 1990 à 2020.

Durant cette période, la Russie n’a toutefois pas joué un rôle crucial. L’Union soviétique était autrefois un acteur important dans la péninsule coréenne, mais après son effondrement, la Fédération de Russie avait d’autres questions à traiter. Elle soutenait la diplomatie, mais ne faisait pas grand-chose de plus.

La Chine, en revanche, a été un acteur important en raison de ses liens économiques avec la Corée du Nord. Sans revenir sur le détail de trente ans d’histoire, il y a eu des moments où la Chine a fortement soutenu la diplomatie et d’autres, lorsque les États-Unis ont voulu accroître la pression sur la Corée du Nord par des sanctions, où elle a résisté — craignant que la Corée du Nord ne s’effondre et que cela ne provoque le chaos à ses frontières. La politique chinoise a donc beaucoup oscillé pendant trente ans.

À la fin du mandat d’Obama, alors que les programmes balistique et nucléaire nord-coréens devenaient clairement de plus en plus puissants, les Chinois ont soutenu des sanctions pour tenter d’imposer des contraintes à l’économie nord-coréenne. Si les Chinois ont intensifié leur pression, celle-ci n’a pourtant jamais atteint le niveau souhaité par l’administration Obama. Sous la présidence de Trump, Pékin a également soutenu des sanctions plus sévères à certains moments.

Cela contraste fortement avec la situation actuelle. La Chine et la Russie soutiennent désormais pleinement la Corée du Nord ; elles n’appuient ni les sanctions existantes, ni l’imposition de nouvelles. De plus, la Russie a développé une relation très étroite avec la Corée du Nord, ce qui, à mon avis, a un impact énorme sur l’avenir de l’Asie du Nord-Est.

Comment l’échec américain à endiguer le nucléaire nord-coréen a-t-il été vécu en Corée du Sud ? Séoul a-t-il encore confiance dans le parapluie américain ? 

Il était tout à fait prévisible qu’à mesure que la puissance des missiles et le stock d’armes nucléaires de la Corée du Nord augmenteraient — menaçant les villes américaines — les Coréens du Sud commenceraient à douter de la capacité des États-Unis à protéger leur pays.

En tant qu’Européens, vous savez déjà tout de la question de la dissuasion élargie : on se demande en Europe si les États-Unis exposeraient New York pour pouvoir atteindre Moscou. Les Sud-Coréens ont commencé à se poser les mêmes questions que les Européens : les États-Unis seraient-ils prêts à mettre leurs villes en danger pour protéger la Corée du Sud ?

À la fin du mandat de Park Geun-hye, les Sud-Coréens ont discrètement approché l’administration Obama pour savoir si Washington serait prêt à redéployer des armes nucléaires dans la péninsule coréenne. Entre les années 1950 et 1980, les États-Unis disposaient de centaines d’armes nucléaires tactiques en Corée du Sud, qui ont ensuite été retirées. L’administration Park pensait que leur redéploiement renforcerait la dissuasion vis-à-vis de la Corée du Nord.

S’il existe une perspective de diplomatie sérieuse, la seule voie à suivre est de réduire le risque de guerre nucléaire.

Joel S. Wit

L’administration Obama a refusé. Indépendamment de la réponse apportée à cette demande, celle-ci était le symptôme d’un doute croissant quant à la fiabilité du parapluie nucléaire américain.

Sous l’administration Biden, Washington a pris un certain nombre de mesures pour tenter de rassurer les Sud-Coréens, en organisant chaque année des séminaires à leur intention pour leur expliquer le fonctionnement de la dissuasion nucléaire américaine. Des réunions régulières entre les responsables gouvernementaux américains et sud-coréens ont également été organisées, mais les doutes ont continué à grandir, si bien que la question du lancement d’un programme destiné à doter le pays de ses propres armes nucléaires est de plus en plus débattue en Corée du Sud.

Tous ces signes montrent que, malgré une situation apparemment normale en surface, les choses empirent en profondeur.

Si les discussions publiques sur la fabrication par la Corée du Sud de ses propres armes nucléaires sont rares aujourd’hui, elles avaient lieu sous le précédent président sud-coréen, Yoon Suk-yeol, récemment destitué ; pourtant, si l’on parle moins du sujet, les doutes quant au parapluie nucléaire de Washington ne sont pas moins présents.

L’un des points importants pour le futur a trait à la promesse du président Trump d’aider la Corée du Sud à construire un sous-marin à propulsion nucléaire. 

Séoul n’a pas besoin d’un tel appareil et c’est une question de prestige ; la question sera surtout de savoir si la Corée du Sud aura accès à de l’uranium hautement enrichi ou à du plutonium, voire sera autorisée à en produire.

Le plutonium et l’uranium enrichi sont en effet deux matières nécessaires à la propulsion d’un sous-marin nucléaire, mais qui peuvent aussi être utilisées pour fabriquer une bombe. Il est donc possible que ce programme de sous-marins rapproche les Sud-Coréens de la possibilité de fabriquer leur propre bombe — ce qui constituerait une situation très dangereuse pour Pyongyang.

Comment avez-vous compris les récentes déclarations de Donald Trump annonçant une reprise des essais nucléaires américains ?

Je ne pense pas qu’il savait ce qu’il disait : il répondait simplement à Vladimir Poutine. Trump ne comprend pas la différence entre tester réellement un dispositif nucléaire et ce dont parlaient les Russes — à savoir disposer de missiles à propulsion nucléaire. 

Le secrétaire à l’Énergie, qui est responsable des essais nucléaires, a déclaré que les États-Unis n’avaient pas l’intention de reprendre les essais nucléaires. Je ne sais pas si et comment cette question sera résolue, mais je doute sérieusement que nous reprenions les essais nucléaires, à moins que la Russie ou la Chine ne décident de le faire demain.

Je ne sais cependant ce que feraient les États-Unis si la Corée du Nord reprenait les siens.

Un accord similaire au JCPOA serait-il envisageable avec la Corée du Nord ?

À l’heure actuelle, un tel accord ne serait pas possible — mais c’était l’objectif en 2019.

Si un accord avait été conclu, l’ensemble du site de Yongbyon serait aujourd’hui démantelé. En effet, les discussions prévoyaient la désinstallation du réacteur qui produisait le plutonium et de l’usine de retraitement qui aurait séparé le plutonium du combustible nucléaire irradié ; de même, les installations d’enrichissement d’uranium de Yongbyon auraient été démantelées.

Il existait d’autres installations suspectes qui auraient pu produire des combustibles nucléaires pour des bombes à hydrogène ; celles-ci auraient subi le même sort.

Ç’aurait été un travail de grande envergure, car il aurait ensuite fallu passer à d’autres installations dans le pays : le tout aurait été inspecté par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Est-ce qu’une solution militaire telle que les États-Unis et Israël l’ont pratiquée en Iran cet été aurait été ou est encore envisageable en Corée du Nord ?

Dès 2014, le président Obama a ordonné au Pentagone d’élaborer un plan visant à détruire les armes de la Corée du Nord avant qu’elles ne puissent quitter le sol nord-coréen, grâce à une frappe préventive.

Trump a affirmé qu’il prévoyait de déclencher une guerre, mais Obama voulait simplement avoir un plan.

Le problème, c’est qu’en 2014, le Pentagone est revenu vers Obama en lui expliquant qu’il pouvait détruire une grande partie des armes, mais pas toutes — et que le fait d’en manquer certaines signifiait mettre en danger des villes américaines.

En outre, il était très probable qu’en cas de frappes américaines, la Corée du Nord riposterait contre la Corée du Sud et le Japon, probablement avec des armes nucléaires et certainement avec des milliers de pièces d’artillerie capables de frapper Séoul — une ville de plusieurs millions d’habitants.

Lorsque les responsables du Pentagone lui ont expliqué les conséquences d’une frappe préventive américaine en Corée du Nord, Obama fut très mécontent. Il se demandait comment ils avaient pu trouver Oussama ben Laden et le tuer tout en n’étant pas capables de trouver et détruire les missiles mobiles nord-coréens.

Je suppose que le Pentagone a depuis continué à planifier une frappe préventive, mais le problème est que l’arsenal nord-coréen et le nombre d’installations se sont développés au cours de la dernière décennie. Il est probable que le Pentagone donnerait la même explication au président Trump si celui-ci souhaitait déclencher une guerre.

La situation en Iran était très différente. Bien qu’il puisse y avoir certaines installations dont les États-Unis n’ont pas connaissance, Washington sait où se trouvent les principales. De toute évidence, l’Iran n’est pas en mesure de s’en prendre aux États-Unis ni d’atteindre les villes américaines. Il pourrait s’en prendre à Israël, comme nous l’avons vu, mais sans grande efficacité. 

Une frappe préventive contre la Corée du Nord ne me semble donc pas possible.

La Russie et la Chine sont les principaux alliés de la Corée du Nord : les États-Unis ont donc besoin de leur soutien pour entamer des discussions avec Pyongyang.

Joel S. Wit

À défaut de pouvoir l’annihiler, que peuvent faire les États-Unis aujourd’hui pour limiter la menace nucléaire nord-coréenne ?

On parle d’un nouveau sommet entre Trump et Kim — cela ne me semble pas très judicieux.

Pourquoi ?

La Corée du Nord est très différente aujourd’hui de ce qu’elle était en 2019.

À l’époque, Kim Jong-un était sérieux dans son engagement, dans sa volonté de conclure un accord et d’améliorer ses relations avec les États-Unis. Aujourd’hui, je ne vois aucun signe indiquant qu’il souhaite sérieusement conclure le type d’accords qu’il souhaitait à l’époque.

Kim Jong-un est dans une position beaucoup plus forte.

Il a deux nouveaux alliés, la Russie et la Chine.

Il a retiré la question de la dénucléarisation de la table des négociations et modernisé ses forces conventionnelles ainsi que ses industries de défense.

Kim a également adopté une politique très hostile envers la Corée du Sud.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il est risqué de traiter avec lui.

Et du côté américain, qu’est-ce qui a changé ?

Je ne suis pas sûr que le président Trump comprenne à quel point la Corée du Nord est différente aujourd’hui par rapport à 2019 ; il veut peut-être simplement reprendre là où il s’était arrêté ; de plus, il n’a pas de conseillers qui connaissent bien le sujet.

Trump pense en savoir plus que quiconque sur Kim Jong-un ; il l’a déclaré publiquement. 

C’est pourquoi je l’imagine très bien se rendre à une rencontre, commettre des erreurs et conclure des accords qui ne servent ni nos intérêts nationaux ni ceux de la Corée du Sud. Il pourrait ainsi accepter de retirer les troupes américaines de Corée du Sud ou d’en réduire le nombre, ce qui, à mon avis, serait une erreur à l’heure actuelle.

S’il existe une perspective de diplomatie sérieuse, la seule voie à suivre est de réduire le risque de guerre nucléaire.

Pourtant, aujourd’hui, la dénucléarisation n’est pas à l’ordre du jour. 

Je ne dis pas que nous devrions accepter que la Corée du Nord devienne puissance nucléaire. 

Au contraire, nous pouvons et nous devons continuer à dire publiquement que nous ne sommes pas satisfaits de leurs armes nucléaires et que nous allons continuer à œuvrer pour les réduire et, à terme, les éliminer.

Mais pour réduire le risque de guerre nucléaire — ce qui est la meilleure solution présentement — il existe un certain nombre de mesures. Le problème, c’est que je ne suis pas sûr qu’elles soient possibles à mettre en œuvre sans le soutien de la Russie et de la Chine, principales alliées de la Corée du Nord.

Les États-Unis ont donc besoin de leur soutien pour entamer des discussions avec Pyongyang.

L’article « La Corée du Nord est en mesure de détruire des cibles aux États-Unis et en Europe » : Joel S. Wit décrypte les bombes de Pyongyang est apparu en premier sur Le Grand Continent.

23.11.2025 à 21:00

Ukraine : les contre-propositions européennes au plan Trump (texte intégral)

Gilles Gressani

Obtenus par le quotidien britannique The Telegraph et par l'agence de presse Reuters, ces plans proposent, avec certaines différences, des conditions nettement moins favorables à la Russie de Poutine.

Nous les traduisons et analysons pour comprendre ce qui les différencie du plan Trump.

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Texte intégral (2947 mots)

La contre-proposition rendue publique par Reuters a été « rédigée par les trois puissances européennes que sont la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ».

Selon des sources diplomatiques européennes citées par CNN, il s’agirait de la version de référence.

Contrairement à la version publiée par The Telegraph (voir infra), elle s’appuie sur le plan américain, mais passe en revue point par point en proposant des modifications et des suppressions.

Le plan réaffirme d’abord la souveraineté de l’Ukraine et prévoit un accord de non-agression total entre l’Ukraine, la Russie et l’OTAN, tout en supprimant la clause américaine sur l’arrêt de l’expansion de l’Alliance. Après la signature d’un accord de paix, un dialogue Russie–OTAN serait instauré pour traiter les questions de sécurité. L’Ukraine recevrait des garanties de sécurité solides, dont une garantie américaine sur le type de l’article 5, assortie de conditions. 

L’armée ukrainienne serait limitée à 800 000 soldats en temps de paix, et l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN resterait soumise à un consensus — pour le moment tout à fait, inexistant. L’OTAN s’engagerait à ne pas stationner de troupes en Ukraine en temps de paix, tandis que des avions de chasse seraient basés en Pologne. L’Ukraine demeurerait non nucléaire au titre du TNP, et la centrale de Zaporijia serait redémarrée sous supervision de l’AIEA, l’électricité produite étant partagée entre Ukraine et Russie.

Si la proposition européenne maintient la mention selon laquelle l’Ukraine doit organiser des élections, elle supprime toutefois la date butoir de 100 jours présente dans le plan russo-américain. 

Le plan prévoit également un large volet économique et territorial. L’Ukraine bénéficierait à court terme d’un accès préférentiel au marché européen et deviendrait éligible à l’adhésion à l’Union européenne. 

Un programme complet de reconstruction et de développement serait mis en place, incluant un fonds de développement, la modernisation des infrastructures, la restauration des zones détruites, l’exploitation de ressources naturelles et un financement dédié de la Banque mondiale. 

La Russie serait progressivement réintégrée dans l’économie mondiale, avec des allègements de sanctions au cas par cas, un accord économique stratégique avec les États-Unis et un retour envisagé dans le G8. 

Sur les questions territoriales, l’Ukraine s’engagerait à ne pas reprendre par la force ses territoires occupés et les négociations débuteraient depuis la ligne de contact ; les futures frontières seraient garanties contre toute modification par la force. 

Le plan inclut aussi des dispositions sur la navigation sur le Dniepr et les exportations de céréales, la création d’un comité humanitaire pour échanges de prisonniers et réunification familiale, la tenue d’élections ukrainiennes, ainsi que la supervision et l’application de l’accord par un « Board of Peace » présidé par Donald J. Trump — sur le modèle du plan pour Gaza. Enfin, un cessez-le-feu immédiat entrerait en vigueur dès l’accord conclu et serait mis en œuvre sous supervision américaine.

Contre-proposition européenne en 28 points (version Reuters)

La souveraineté de l’Ukraine sera réaffirmée.

2 — Un accord de non-agression total et complet sera conclu entre la Russie, l’Ukraine et l’OTAN. Toutes les ambiguïtés des 30 dernières années seront résolues.

4 — Après la signature d’un accord de paix, un dialogue entre la Russie et l’OTAN sera engagé pour traiter toutes les questions de sécurité et créer un environnement propice à la désescalade afin de garantir la sécurité mondiale et d’accroître les possibilités de connectivité et de développement économique.

5 — L’Ukraine bénéficiera de garanties de sécurité solides.

6 — La taille de l’armée ukrainienne sera plafonnée à 800 000 militaires en temps de paix.

7 — L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN dépend du consensus des membres de l’OTAN, qui n’existe pas.

8 — L’OTAN s’engage à ne pas stationner de manière permanente des troupes placées sous son commandement en Ukraine en temps de paix.

9 — Des avions de chasse de l’OTAN seront stationnés en Pologne.

10 — Garantie américaine similaire à l’article 5

a. Les États-Unis recevront une compensation pour cette garantie.

b. Si l’Ukraine envahit la Russie, elle perdra la garantie.

c. Si la Russie envahit l’Ukraine, outre une réponse militaire coordonnée et robuste, toutes les sanctions internationales seront rétablies et toute reconnaissance du nouveau territoire ainsi que tous les autres avantages découlant de cet accord seront retirés.

11 — L’Ukraine est éligible à l’adhésion à l’Union européenne et bénéficiera d’un accès préférentiel à court terme au marché européen pendant que sa candidature est évaluée.

12 — Un programme mondial robuste de reconstruction de l’Ukraine, comprenant notamment :

a. La création d’un fonds de développement de l’Ukraine pour investir dans les industries à forte croissance, notamment la technologie, les centres de données et l’’intelligence artificielle

b. Les États-Unis s’associeront à l’Ukraine pour restaurer, développer, moderniser et exploiter conjointement les infrastructures gazières ukrainiennes, notamment ses pipelines et ses installations de stockage

c. Un effort conjoint de reconstruction et modernisation des zones touchées par la guerre, des villes et zones résidentielles.

d. Le développement des infrastructures.

e. L’extraction des minerais et ressources naturelles.

f. Un programme de financement mis en place par la Banque mondiale pour accélérer ces efforts.

13 — Réintégration progressive de la Russie dans l’économie mondiale

a. L’allègement des sanctions sera discuté et convenu par étapes et au cas par cas.

b. Les États-Unis concluront un accord de coopération économique à long terme afin de poursuivre le développement mutuel dans les domaines de l’énergie, des ressources naturelles, des infrastructures, de l’IA, des centres de données, des terres rares, des projets communs dans l’Arctique, ainsi que diverses autres opportunités commerciales mutuellement avantageuses.

c. La Russie sera invitée à réintégrer le G8.

14 — L’Ukraine sera entièrement reconstruite et indemnisée financièrement, notamment grâce aux actifs souverains russes qui resteront gelés jusqu’à ce que la Russie indemnise l’Ukraine pour les dommages causés.

15 — Un groupe de travail conjoint sur la sécurité sera créé avec la participation des États-Unis, de l’Ukraine, de la Russie et des Européens afin de promouvoir et de faire respecter toutes les dispositions de cet accord.

16 — La Russie inscrira dans la loi une politique de non-agression envers l’Europe et l’Ukraine.

17 — Les États-Unis et la Russie conviennent de prolonger les traités de non-prolifération et de contrôle nucléaire, y compris Fair Start.

18 — L’Ukraine accepte de rester un État non nucléaire au titre du TNP.

19 — La centrale nucléaire de Zaporijia sera remise en service sous la supervision de l’AIEA, et l’électricité produite sera partagée équitablement (50-50) entre la Russie et l’Ukraine.

20 — L’Ukraine adoptera les règles de l’Union européenne en matière de tolérance religieuse et de protection des minorités linguistiques.

21— Territoires

L’Ukraine s’engage à ne pas récupérer militairement les territoires souverains occupés. Les négociations sur les échanges territoriaux commenceront à partir de la ligne de contact.

22 — Une fois que les futurs accords territoriaux auront été conclus, la Russie et l’Ukraine s’engagent à ne pas modifier ces accords par la force. Aucune garantie de sécurité ne s’appliquera en cas de violation de cette obligation.

23 — La Russie n’entravera pas l’utilisation du Dniepr par l’Ukraine à des fins commerciales, et des accords seront conclus pour permettre le libre transport des céréales par la mer Noire.

24 — Un comité humanitaire sera créé pour résoudre les questions en suspens :

a. Tous les prisonniers et corps restants seront échangés selon le principe « Tous contre tous »

b. Tous les détenus civils et otages seront libérés, y compris les enfants

c. Un programme de réunification familiale sera mis en place

d. Des dispositions seront prises pour répondre aux souffrances des victimes du conflit

25 — L’Ukraine organisera des élections dès que possible après la signature de l’accord de paix.

26 — Des dispositions seront prises pour soulager les souffrances des victimes du conflit.

27 — Cet accord sera juridiquement contraignant. Sa mise en œuvre sera supervisée et garantie par un Conseil de paix, présidé par le président Donald J. Trump. Des sanctions seront prévues en cas de violation.

28 — Une fois que toutes les parties auront accepté ce mémorandum, un cessez-le-feu entrera immédiatement en vigueur dès que les deux parties se seront retirées aux points convenus pour que la mise en œuvre de l’accord puisse commencer. Les modalités du cessez-le-feu, y compris le contrôle, seront convenues par les deux parties sous la supervision des États-Unis.

Contre-proposition européenne en 24 points (version The Telegraph)

Le plan européen dans la version rendue publique par The Telegraph pour mettre fin à la guerre en Ukraine se comprend comme une alternative beaucoup plus favorable à Kyiv que la proposition américaine portée par l’équipe Trump. 

Là où Washington envisage des concessions territoriales importantes à la Russie et des limitations pour l’armée ukrainienne — 600 000 de soldats —, le document européen insiste sur le respect de la souveraineté ukrainienne (mais ouvre la possibilité d’une limitation de l’armée à 800 000 en temps de paix), un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel préalable à toute négociation sur des cessions territoriales, ainsi que des garanties de sécurité impliquant les États-Unis et plusieurs États européens. 

C’est sur les questions territoriales que le contraste est le plus marqué : alors que le plan Trump — avalisant largement les exigences de Vladimir Poutine — prévoit une reconnaissance de facto de l’annexion russe de plusieurs régions (la Crimée ainsi que les oblasts de Donetsk et Louhansk) et le gel de nouvelles zones sous contrôle russe, le plan européen renvoie toute négociation territoriale à l’après-cessez-le-feu. 

Il refuse d’entériner les gains russes et pose comme priorité la cessation des hostilités, sous supervision américano-européenne.

De plus, les Européens n’imposent pas de plafond strict à la présence militaire ukrainienne, et ne bloquent ni l’intégration éventuelle à l’OTAN ni la présence de forces étrangères amies sur le territoire ukrainien.

Enfin, alors que les propositions américaines se montrent très conciliantes envers Moscou — levée progressive des sanctions, réintégration économique, possible retour au G8 et coopération stratégique dans l’énergie ou l’intelligence artificielle — le plan européen subordonne tout allègement des sanctions à un respect strict du cessez-le-feu, avec un mécanisme automatique de réimposition en cas de violation. L’Europe met également l’accent sur la reconstruction complète de l’Ukraine et la compensation via les actifs souverains russes gelés. C’est une rupture totale avec le plan Trump qui ferait payer le coût de la reconstruction de l’Ukraine à l’Europe — tout en en faisant bénéficier Moscou.

Conformément au plan russo-américain, les Européens auraient accepté le retour de la Russie au sein du G8, une concession majeure qui permettrait au président russe de revenir sur le sol français dès 2026, la France organisant le prochain sommet.

1 — Fin de la guerre et dispositions pour garantir qu’elle ne se répète pas, afin d’établir une base permanente pour une paix et une sécurité durables.

2 — Les deux parties au conflit s’engagent à un cessez-le-feu complet et inconditionnel dans les airs, sur terre et en mer.

3 — Les deux parties entament immédiatement des négociations sur la mise en œuvre technique du contrôle du cessez-le-feu, avec la participation des États-Unis et des pays européens.

4 — Un mécanisme international de surveillance du cessez-le-feu, dirigé par les États-Unis et assuré par les partenaires de l’Ukraine, est mis en place. La surveillance sera majoritairement à distance grâce aux satellites, drones et autres outils technologiques, avec un volet flexible sur le terrain pour enquêter sur les violations présumées.

5 — Un mécanisme sera créé pour permettre aux parties de signaler les violations du cessez-le-feu, d’enquêter sur celles-ci et de discuter des mesures correctives.

6 — La Russie renvoie sans condition tous les enfants ukrainiens déportés et déplacés illégalement. Le processus sera soutenu par des partenaires internationaux.

7 — Les parties au conflit procèdent à un échange de tous les prisonniers de guerre (principe du « tous contre tous »). La Russie libère tous les détenus civils.

8 — Après s’être assurées de la durabilité du cessez-le-feu, les parties prennent des mesures d’aide humanitaire, notamment des visites familiales de part et d’autre de la ligne de contact.

9 — La souveraineté de l’Ukraine est respectée et réaffirmée. L’Ukraine n’est pas forcée à la neutralité.

10 — L’Ukraine reçoit des garanties de sécurité solides et juridiquement contraignantes, y compris de la part des États-Unis (un accord de type Article 5), afin de prévenir toute future agression.

11 — Aucune restriction n’est imposée aux forces de défense ukrainiennes ni à l’industrie de défense ukrainienne, y compris en ce qui concerne la coopération internationale.

12 — Les États garants constitueront un groupe ad hoc de pays européens et de pays non européens volontaires. L’Ukraine demeure libre de décider de la présence, des armements et des opérations des forces amies invitées par son gouvernement sur son territoire.

13 — L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN dépend du consensus au sein de l’Alliance.

14 — L’Ukraine devient membre de l’Union européenne.

15 — L’Ukraine est prête à rester un État non nucléaire dans le cadre du TNP.

16 — Les questions territoriales seront discutées et résolues après un cessez-le-feu complet et inconditionnel.

17 — Les négociations territoriales partent de la ligne de contrôle actuelle.

18 — Une fois les questions territoriales réglées, la Russie et l’Ukraine s’engagent à ne pas modifier ces frontières par la force.

19 — L’Ukraine reprend le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijia (avec participation américaine), ainsi que du barrage de Kakhovka. Un mécanisme de transfert de contrôle sera établi.

20 — L’Ukraine bénéficie de passages sans entrave sur le fleuve Dnipro et du contrôle de l’isthme de Kinburn.

21 — L’Ukraine et ses partenaires mettent en œuvre une coopération économique sans restrictions.

22 — L’Ukraine sera entièrement reconstruite et indemnisée financièrement, notamment grâce aux avoirs souverains russes qui resteront gelés jusqu’à ce que la Russie compense les dommages causés à l’Ukraine.

23 — Les sanctions imposées à la Russie depuis 2014 pourront faire l’objet d’un allègement progressif et partiel après l’établissement d’une paix durable, et pourront être réimposées en cas de violation de l’accord de paix (mécanisme de « snapback »).

24 — Des discussions séparées s’ouvriront sur l’architecture de sécurité européenne, incluant tous les États de l’OSCE.

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23.11.2025 à 06:00

Pourquoi Carl Schmitt est-il si lu ? Une conversation avec Jean-François Kervégan

guillaumer

Cinquante ans après sa mort, le Kronjurist du IIIe Reich n’a sans doute jamais été aussi influent.

Du trumpisme au Parti communiste chinois en passant par l'Europe continentale, il est devenu difficile de l'éviter.

Comment comprendre cette résurgence ?

Entretien-fleuve avec Jean-François Kervégan, l’un des plus grands spécialistes de Carl Schmitt.

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Texte intégral (13517 mots)

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Avant le renouveau critique de ces dernières décennies, la lecture de Schmitt s’est concentrée autour de quelques formules ; quelles étaient les thèses couramment associées à l’auteur ? 

Au-delà du monde des juristes constitutionnalistes, qui était le sien, la réception de Carl Schmitt, dès le début, s’est focalisée principalement sur un texte, La notion de politique, dont la première mouture date de 1927.

Plus précisément, cette réception s’est concentrée sur une formule-choc qui est devenue en quelque sorte sa signature : « La distinction spécifique du politique, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi 16 ». Il va falloir revenir sur cette formule, qui est souvent comprise de manière réductrice, voire erronée. Mais il est certain qu’elle paraît illustrer parfaitement la pratique politique de l’actuelle équipe dirigeante des Etats-Unis et semble préfigurer un devenir « schmittien » de la politique qui paraît être à bien des égards notre lot.

Mais une autre formule de Schmitt a eu un destin remarquable ; elle aussi peut aider à répondre à la question, quoique de façon moins directe que la précédente. Elle se trouve dans Théologie politique, livre publié en 1922 : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés 17 ».

Cette thèse a des conséquences multiples : en particulier, elle semble impliquer que la pensée politique moderne n’est pas aussi « laïcisée » que certains de ses plus éminents représentants l’ont prétendu, et que la rupture des Temps modernes avec la pensée médiévale, où la théologie occupait évidemment une place centrale, est plus apparente que réelle.

Cette thèse théologico-politique, source elle aussi de nombreux contresens et confusions, a eu un impact important. Elle a provoqué des discussions entre juristes et historiens de la pensée politique, et donné lieu à de multiples controverses.

Lesquelles ? 

Une des prises de position les plus influentes a été la critique qu’a faite le philosophe Hans Blumenberg de ce qu’il a nommé le « théorème de la sécularisation 18 » ; ce « théorème » schmittien contredit selon lui la puissance d’« auto-affirmation » de la modernité en la faisant dépendre de racines théologiques dont elle a au contraire cherché à se libérer — une idée qu’Habermas a reprise à son compte, avant de la réviser dans ses travaux récents, sans pour autant se réconcilier avec Carl Schmitt 19.

La question demeure débattue, en particulier en Allemagne : comme le fait remarquer l’éminent juriste Ernst-Wolfgang Böckenförde, ne faut-il pas considérer que l’État libéral-démocratique laïcisé se nourrit de présuppositions qu’il n’est pas en mesure de fournir lui-même, et qu’il faut chercher dans les tréfonds de la conscience religieuse 20 ?

La Théologie politique de Schmitt, et surtout le second livre publié sous ce titre en 1970, ont aussi provoqué un débat entre théologiens, ou entre Carl Schmitt et des théologiens, sur la possibilité même d’une théologie politique chrétienne : faut-il soutenir, comme Carl Schmitt, que le dogme religieux, explicité et commenté par la théologie, configure les principes normatifs de l’ordre politique ? Faut-il même considérer que les fondements de cet ordre sont forcément ancrés dans des croyances religieuses ?

La question a des implications considérables, y compris dans le débat contemporain sur la laïcité. Cet aspect de l’œuvre de Schmitt a donné lieu à une réception critique importante dans des cercles religieux, chez des théologiens catholiques ou protestants, certains étant de proches disciples ou amis de Schmitt. Il est significatif que la seconde Théologie politique soit principalement consacrée à réfuter les positions du théologien Erik Peterson, selon qui le dogme chrétien ne saurait appuyer quelque système politique que ce soit, ce qui valait pour condamnation du ralliement de Schmitt au national-socialisme 21.

La réception de Schmitt s’est d’abord concentrée sur une formule : la définition du politique comme distinction entre l’ami et l’ennemi.

Jean-François Kervégan

Ceci dit, pendant longtemps, la réception du motif théologico-politique schmittien est restée discrète. Elle s’exprimait de manière souterraine ou bien dans des débats techniques, réservés à un petit nombre de spécialistes de l’exégèse néo-testamentaire et, tout particulièrement, de l’Épître aux Romains : peut-on « déduire » du dogme chrétien une politique, une conception de l’État, ou faut-il considérer, dans la pure tradition augustinienne, que la cité de Dieu n’a rien de commun avec la civitas terrena ?

«  Jusqu’à la fin des temps, la doctrine augustinienne des deux cités séparées sera sans cesse replacée devant les deux points de la question qui reste ouverte  : quis judicabit  ? quis interpretabitur  ? Qui résoudra in concreto, pour l’homme agissant dans son autonomie de créature, la question de ce qui est spirituel et de ce qui est temporel […]  » (Théologie politique) © Ullstein Bild / Getty

Ce genre de discussions, qui avait longtemps eu cours parmi les théologiens, avait été marginalisé par le processus de sécularisation. Les thèses de Carl Schmitt — entre autres idées, car le mouvement est plus profond — ont contribué à la réactivation de ce débat. 

Progressivement, ces idées issues de la discussion entre théologiens et philosophes ont essaimé dans le débat public et donné lieu, comme c’est de règle, à des simplifications parfois outrancières. En gros, ce qu’on a retenu de ce qui s’appelait classiquement le « problème théologico-politique » est qu’il fallait à tout prix restituer au politique les bases religieuses dont l’absence ou la destruction auraient provoqué les dysfonctionnements structurels de la démocratie libérale.

On a parfois l’impression que ce que décrit Schmitt correspond à des évolutions très récentes ; par exemple, la centralité de la décision comme définition de la politique se retrouve chez des idéologues proches de Trump. Nous avons mené un entretien avec l’un d’eux, Curtis Yarvin, qui plaide pour la restauration de la monarchie, qui va de pair avec le retour de l’idée de conquête territoriale. Les États-Unis deviennent-ils un État schmittien ? Assistons-nous à la fin d’un certain mode de fonctionnement politique ? 

La transcription idéologique de ce qui était au départ une discussion intellectuelle sérieuse a été poussée jusqu’à la caricature aux États-Unis. 

Aujourd’hui, dans une partie de l’entourage du président actuel des États-Unis ou parmi ceux qui façonnent les instruments idéologiques de ses entreprises — Curtis Yarvin, Steve Bannon, Stephen Miller et les idéologues du « gouvernement présidentiel », tout particulièrement dans le cercle du vice-président Vance qui brandit comme étendard sa conversion au catholicisme— un certain nombre d’idées lointainement issues des thèses de Schmitt sur la « théologie politique » et sur la nature polémogène du politique circulent manifestement.

Je ne suis pas certain que J. D. Vance ait lu attentivement Carl Schmitt, mais il est clair que certaines de ses idées, plus ou moins déformées ou vulgarisées, lui sont parvenues. La conviction selon laquelle la politique requiert une assise dans la culture religieuse se retrouve dans le fameux discours de Munich, où Vance reprochait aux États européens d’avoir oublié leurs racines spirituelles et morales.

Ce type d’idées est colporté aux États-Unis par certains courants influents du christianisme conservateur, qui est puissant et organisé. De ce fait, certains thèmes schmittiens, vulgarisés ou déformés, ont trouvé un écho dans la droite chrétienne et un répondant dans certaines prises de position actuelles du vice-président américain et des cercles gravitant autour de Donald Trump.

Qu’en est-il du président Trump lui-même ? 

L’influence de l’œuvre juridico-politique de Schmitt sur la politique américaine est elle aussi incontestable. On ne peut qu’être surpris de l’écho que trouvent certains thèmes développés dans l’œuvre de Schmitt dans la pratique du président des États-Unis et de son équipe.

Il est à peu près certain que Donald Trump n’a jamais ouvert un livre de Schmitt ni entendu parler de lui, mais sa pratique, qui consiste entre autres choses à déposséder le législateur d’une large part de son pouvoir pour concentrer l’essentiel de celui-ci entre les mains de l’exécutif, rappelle de façon évidente certaines thèses de Schmitt durant la crise du régime de Weimar, lorsqu’il se prononçait, dans son livre sur Le Gardien de la Constitution ou dans Légalité et légitimité, pour transférer à un ou des « législateurs extraordinaires » les pouvoirs incombant à un Parlement paralysé par ses divisions 22

Cette proximité s’observe aussi dans le domaine des relations internationales. Aujourd’hui, les revendications territoriales des États-Unis font penser aux efforts de Schmitt, au début des années 1930, pour formuler, en réaction contre « Weimar, Genève et Versailles », une « doctrine Monroe allemande » en phase avec les visées expansionnistes de Hitler 23.

Il est certain que Donald Trump ne serait pas sourd, s’il pouvait l’entendre, à l’appel de Carl Schmitt à un recours à la « légitimité plébiscitaire », seule à même de mettre un terme au Parteienstaat, au régime des partis. Donner une légitimité juridique à une pratique d’exception, l’exercice par l’exécutif — le président du Reich alors, celui des États-Unis aujourd’hui — de pouvoirs législatifs que le législateur ordinaire n’est plus en mesure d’assumer, semble être le fil conducteur « schmittien » d’une politique assumée par l’actuel président américain, son entourage et ses conseillers juridiques. Certains, comme Mike Davis ou John Yoo, naguère théoricien des « techniques d’interrogatoire améliorées » à Guantanamo 24, y font référence.

D’autres usages de thèmes schmittiens sont possibles : chacun peut se l’approprier, dès lors qu’il accepte l’affirmation qu’il y a toujours du politique dans le droit. 

Pourriez-vous rappeler la réalité de l’engagement de Carl Schmitt au sein du national-socialisme ? 

Il est faux d’affirmer — comme l’ont soutenu certains de ses zélateurs— que Carl Schmitt aurait pris ses distances avec le régime nazi à partir de 1936, et qu’il se serait réfugié dans une forme d’opposition intérieure. 

Schmitt a donné beaucoup d’éclat à son adhésion à la NSDAP en mai 1933, et a multiplié dans les années suivantes les manifestations d’allégeance inconditionnelle aux décisions et à l’idéologie du nouveau pouvoir. Il a même mis les bouchées doubles, en publiant des écrits comme État, mouvement, peuple (1933) ou Les trois types de pensée juridique (1934), sans oublier l’article « Le Führer protège le droit », qui prétend justifier juridiquement la « nuit des longs couteaux » — l’assassinat des chefs de la SA par la garde prétorienne d’Hitler. Schmitt organisa aussi en 1936 une journée d’étude sur « les méfaits du judaïsme dans la science juridique allemande ».

Il y a toujours, chez Carl Schmitt, un mélange — voire une confusion — entre un propos théorique tranchant et des conséquences politiques plus qu’hasardeuses.

Jean-François Kervégan

Tout cela est aujourd’hui bien documenté 25, et on sait jusqu’où Schmitt est allé dans son adhésion au nouveau cours des choses et pour faire oublier qu’il avait pris part aux ultimes tentatives pour empêcher l’arrivée de Hitler au pouvoir.

Certes, Schmitt a fait l’objet en 1936 d’attaques de la part de membres des SS : ils ne lui pardonnaient pas d’être un rallié tardif et peut-être d’être catholique, et enviaient les positions qu’il avait acquises dans l’appareil universitaire nazifié, à la tête de l’Académie du droit allemand. Ces polémiques internes étaient pourtant monnaie courante dans la vaste mouvance nazie, où les conflits de pouvoir étaient de règle.

À la suite de ces attaques, Carl Schmitt a certes perdu quelques galons : mais, protégé par Göring, il a conservé jusqu’en 1945 son poste de professeur de droit public à l’université de Berlin, position la plus prestigieuse pour un juriste, et celle de membre du Conseil d’État de Prusse, ce qui lui permettait, comme il l’a lui-même raconté, de bénéficier d’une voiture de fonction ornée d’un fanion frappé de la croix gammée.

«  Quand, au sein d’un état, des partis organisés sont en mesure de fournir à leurs adhérents une protection plus grande que celle de l’État, l’État devient au mieux une annexe de ces partis et le citoyen pris individuellement a compris à qui il lui faut obéir.  » (La notion de politique) Photo  : Ernst Jünger et Carl Schmitt à Rambouillet, octobre 1941, © DLA Marbach

On ne peut donc en aucun cas le considérer comme un opposant au régime, contrairement à la légende, alimentée par lui-même, d’un Schmitt opposant (très) discret et maltraité par les « ultras » du régime.

Comment Schmitt a-t-il cherché à se disculper après la défaite du troisième Reich ? 

Toute la tactique de Schmitt, après 1945, a consisté à se présenter comme une victime non seulement de l’épuration — qui se limita en son cas à une mise à la retraite d’office —, mais du national-socialisme lui-même ; c’est là une posture abjecte. La seule chose qu’on peut à la rigueur accorder à Schmitt est que bon nombre d’anciens nazis ont été mieux traités que lui et ont fait parfois une fort belle carrière en RFA ; mais peut-être n’avaient-ils pas attiré sur eux la lumière comme l’a fait Schmitt, poursuivi par sa réputation en partie surfaite de « juriste de la couronne » (Kronjurist) du troisième Reich.

Il faut aussi rappeler que Schmitt a été incarcéré quelques mois à Nuremberg dans le cadre d’un des procès secondaires et interrogé, en vue d’une possible inculpation, par Robert Kempner, un juriste d’origine allemande qui s’était réfugié aux États-Unis et qui était procureur adjoint auprès du tribunal militaire.

Finalement, après les interrogatoires, Schmitt a été relâché : cela signifie qu’on ne pouvait pas l’accuser juridiquement de participation directe à la commission de crimes ; toutefois, cela ne constituait pas un blanc-seing.

La conclusion du procureur fut que les écrits ou les actes de Schmitt ne justifiaient pas une inculpation pour crimes contre l’humanité ou participation à de tels crimes. Les minutes de ces interrogatoires et les mémoires rédigés par Schmitt pour sa défense à la demande du procureur ont été publiés depuis lors 26 ; cela permet de se faire une idée précise de la réalité de son engagement et de sa tactique d’auto-disculpation.

Pour comprendre la résurgence de Carl Schmitt dans les débats contemporains, pourriez-vous revenir sur l’histoire de la réception de son œuvre en France ? À partir de quand et dans quels cercles a-t-on vu des gens s’intéresser à Carl Schmitt en France ?

Jusqu’à la fin des années 1980, la pénétration des idées de Carl Schmitt en France était très limitée, parce qu’il existait très peu de traductions de ses écrits ; de ce fait, son œuvre n’avait pas en France un écho notable, à quelques exceptions près, parmi lesquelles on peut citer René Capitant, un des inspirateurs de la Constitution de la Ve République, plusieurs fois ministre durant la présidence de De Gaulle.

Les textes originaux de Schmitt, pas tous réédités, notamment les plus compromettants d’entre eux, étaient d’accès difficile ; durant la préparation de ma thèse j’ai dû courir d’une bibliothèque à l’autre pour les trouver lorsque j’ai commencé à m’intéresser de près à cet auteur qui ne figurait pas dans mon programme initial, centré sur Hegel. Pour l’étudier, il valait mieux se rendre en Allemagne, ce que je fis de 1988 à 1991.

Quand j’ai soutenu ma thèse de doctorat d’État sur Hegel et Carl Schmitt en 1990, le président du jury, spécialiste bien connu de la pensée de Hegel, déclara publiquement qu’il n’avait jamais entendu parler du second ! De fait, le seul texte de Schmitt qui était alors disponible en langue française, hormis quelques publications ésotériques et plus ou moins introuvables, était l’écrit qui reste aujourd’hui encore le plus connu et qui contient la fameuse « définition » du politique par la relation ami-ennemi : La notion de politique, texte de 1932, réédité en 1963, qui avait été traduit à l’instigation d’un des principaux disciples de Carl Schmitt en France, Julien Freund 27

Cette publication était paradoxale, car elle eut lieu dans une collection, La Liberté de l’esprit, fondée et dirigée par Raymond Aron, et destinée à promouvoir les idées libérales, alors que le livre en question polémique durement contre le libéralisme, une des thèses de Schmitt étant qu’il n’y a pas de politique libérale, mais seulement une critique libérale de la politique.

Ce qui explique la diversité de réception de l’œuvre de Carl Schmitt, c’est que chacun peut se l’approprier, dès lors qu’il accepte l’affirmation qu’il y a toujours du politique dans le droit. 

Jean-François Kervégan

Aron lui-même, lors de son séjour à Berlin au début des années 1930, avait pris connaissance de certains écrits de Carl Schmitt, qui était un des juristes les plus en vue de la république de Weimar ; mais peut-être n’avait-il pas suivi de près les péripéties ultérieures, en particulier le ralliement et l’engagement ostentatoire de Schmitt en faveur du national-socialisme à partir de 1933. Toujours est-il que Julien Freund lui a proposé de publier ce texte en prétendant que Carl Schmitt n’avait pas été membre du Parti national-socialiste, ce qui est évidemment faux : comme Heidegger, il s’est fait photographier arborant la svastika au revers de sa veste.

Freund, qui avait un passé de résistant, ignorait-il l’engagement nazi de Schmitt ou l’a-t-il sciemment caché à Aron ? Je ne sais ; le simple fait qu’il ait pu soutenir que Schmitt avait seulement « fait confiance au départ à Hitler » mesure en tout cas l’étendue de l’ignorance qui régnait alors à propos de l’œuvre et de son auteur 28. Moi-même, lorsque j’ai lu pour la première fois La notion de politique, vers 1975, j’ignorais à peu près tout de l’auteur de ce texte et de son itinéraire.

Schmitt fut donc pendant plusieurs décennies un auteur méconnu en France. À quoi se limitait la connaissance de ses idées ?

En France, la réception de Schmitt s’est longtemps limitée pour l’essentiel à La notion de politique et à la thèse qui, pour beaucoup, résume toute la pensée de Carl Schmitt, ce qui est très réducteur : la politique repose sur la distinction entre l’ami et l’ennemi. Aujourd’hui encore, on entend parfois citer cette formule tronquée dans la bouche de personnalités qui proclament par exemple que « contrairement à ce que disait Carl Schmitt, la politique n’est pas la distinction de l’ami et de l’ennemi ». Pour le grand public (plus ou moins) cultivé, la connaissance de Carl Schmitt se limite à cela.

L’image qui domine est que la politique, d’après Schmitt, ce serait l’affrontement avec « l’ennemi ». On oublie que Schmitt ajoute dans le même passage que ce critère ne constitue pas une définition de l’essence du politique, mais un simple outil de démarcation entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, et qu’il précise — ce qui est le plus intéressant à mes yeux — que cela implique que tout peut devenir politique, mais que rien ne l’est par nature.

Il est vrai que ces simplifications ont été favorisées par les auto-interprétations opportunément fluctuantes de Schmitt lui-même, au gré de la conjoncture. Il y a toujours eu chez lui un mélange — voire une confusion — entre un propos théorique tranchant et des conséquences politiques plus qu’hasardeuses. Nazi convaincu en 1936, il se complaît dans les années soixante-dix à dialoguer avec l’extrême-gauche.

La réception de Schmitt en France est-elle politiquement située, ou bien est-il lu par des intellectuels de courants différents ?

En raison du très petit nombre de traductions, et aussi bien sûr du passé nazi de Carl Schmitt, son œuvre était presque ignorée en France jusqu’au milieu des années 1980, si l’on excepte une réception dans une frange de l’extrême droite, regroupée dans ce qu’on appelait la Nouvelle Droite, dont le chef de file intellectuel était et demeure Alain de Benoist, qui publiait la revue Nouvelle École.

À l’époque où j’écrivais ma thèse, j’ai vu paraître un numéro entier de cette revue consacré à Carl Schmitt. On y trouvait des contributions d’auteurs français, allemands, italiens et d’autres encore, presque tous d’extrême-droite.

Cette réception restait toutefois souterraine, comme l’était alors l’influence de la Nouvelle Droite elle-même. Ce n’est que progressivement que les idées « différentialistes » qu’elle développait ont pénétré le monde politique français, en particulier la droite parlementaire par l’intermédiaire du Club de l’horloge.

Le différentialisme est une doctrine qui ne se présente pas comme raciste, mais qui affirme que chaque peuple doit vivre et exister conformément à sa nature et à sa culture propres. Cet ethno-différentialisme a progressivement gagné en visibilité dans le débat public. Disons qu’une certaine lecture de l’œuvre de Schmitt, qui n’est pas la mienne mais qui est possible, a contribué à créer un « climat » favorable à ce genre de thématique.

Les positions de Carl Schmitt elles-mêmes ont évolué sur ce genre de sujet ; à la suite de son ralliement au national-socialisme, l’ethno-différentialisme dont on pouvait percevoir les prémices dans ses écrits de la période de Weimar se transforme en proclamation d’une hiérarchie des races. 

«  Qu’un peuple n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple faible.  » (La notion de politique) Photo  : Carl Schmitt dans la seconde moitié des années 1930 © Carl Schmitt Gesellschaft e.V.

Qu’une autre lecture, toute différente, des écrits de Schmitt soit possible et féconde, c’est ce que moi et d’autres que moi, comme la regrettée Catherine Colliot-Thélène, se sont efforcés de montrer, en prenant exemple sur leur réception en Italie. Un cas exemplaire est celui d’Étienne Balibar qui, dans sa Préface à la traduction du Léviathan de Schmitt, a montré qu’au-delà des poncifs du type « les extrêmes se touchent », une pensée critique du politique pouvait trouver du grain à moudre dans les écrits de Schmitt, même les plus révoltants 29.

De mon côté, je me suis efforcé dans mon livre Que faire de Carl Schmitt ? de faire un bilan serein des usages possibles de thèmes schmittiens en philosophie du droit et en philosophie politique, tout en marquant les limitations insurmontables que comporte à mes yeux le type de pensée qu’il incarne 30.

C’est la réception droitière de motifs schmittiens qui occupe aujourd’hui le devant de la scène.

Jean-François Kervégan

Il y a aussi, il convient de le noter, une réception libérale de Carl Schmitt : la revue Commentaire, dans le droit fil d’Aron, a publié un certain nombre d’articles de et sur Carl Schmitt dès les années 1980 ; c’était normal, au demeurant, puisque ses écrits constituent pour le libéralisme une provocation à laquelle il convenait de répondre. Le Débat avait consacré en 2004 à Schmitt un dossier coordonné par moi ; il comportait une contribution de Philippe Raynaud, qui dirige maintenant Commentaire.

Avant la traduction de La notion de politique, quels étaient les textes de Schmitt disponibles en français ? 

Avant la guerre, quelques textes avaient été traduits en français, sans recevoir un écho particulier. Par exemple, un article technique sur les délégations législatives, c’est-à-dire sur la manière pour le gouvernement de se substituer au législateur, avait été publié dans un volume d’hommage à un grand juriste français, Édouard Lambert, inventeur de l’expression « gouvernement des juges ».

Dans cet article, Carl Schmitt soutenait qu’il était juridiquement normal et politiquement démocratique que, dans certaines circonstances, le pouvoir gouvernemental prenne en charge le travail législatif, autrement dit légifère par ordonnances. Ces considérations s’inscrivaient dans le contexte troublé qui précède l’arrivée au pouvoir de Hitler, dans lequel n’existait aucune majorité parlementaire stable. Dans les faits, faute de majorité au Reichstag, le gouvernement allemand fonctionnait alors par ordonnances et par décrets, pratique que Schmitt justifiait sur un plan théorique bien qu’elle fût contestée, on s’en doute. L’actualité offre un écho à ces discussions.

Par ailleurs, une traduction partielle d’un texte de 1932, Légalité et légitimité, avait été publiée sous forme de brochure en 1936 31 ; le traducteur avait agrémenté le texte de citations de hiérarques nazis, alors que cet écrit, lors de sa parution, était destiné à s’opposer à une éventuelle arrivée au pouvoir de Hitler — en tout cas selon la lecture que Schmitt a proposée rétrospectivement en présentant cet texte comme un « cri d’alarme » face à cette perspective imminente 32 » ; on dispose aujourd’hui, fort heureusement, d’une traduction bien plus fiable et contextualisée de cet écrit.

Vous mentionnez des traductions de l’entre-deux-guerres. Que fait l’Occupation à ce mouvement de diffusion ? 

Un ou deux autres textes de Schmitt ont été traduits durant l’occupation allemande dans des publications de propagande, comme la revue Deutschland-Frankreich, ou chez des éditeurs collaborationnistes. Ultérieurement, ces publications ont été oubliées ou longtemps dissimulées, car elles témoignaient surtout des efforts des autorités d’occupation pour valoriser la culture allemande auprès du public français.

Certains textes ont refait surface lorsque plusieurs recueils de textes, datant notamment de la période nazie, ont été publiés par des maisons d’édition appartenant à la mouvance de la Nouvelle Droite 33. Bien que « suspects », ces écrits prêtent à réflexion, comme Terre et Mer (1942) et les textes sur les grands espaces « impériaux » et ceux sur la conception « discriminatoire » ou « non-discriminatoire » de la guerre, dont l’intérêt pour la réflexion géopolitique la plus actuelle me paraît évident. Ces écrits portent bien entendu la marque de leur contexte, mais leur intérêt outrepasse leur rôle initial de mise en musique théorique de la politique hitlérienne d’agression visant à la formation d’un Lebensraum allemand.

Je note au passage que Carl Schmitt, dans ses écrits géopolitiques des années 1938-1944 34, substitue la notion de « grand espace » (Grossraum) à celle, chère aux idéologues du national-socialisme, d’espace vital (Lebensraum), ce qui n’est pas dépourvu de signification. Comme on le voit dans sa correspondance avec Alexandre Kojève durant les années 1950 35, Schmitt juge que l’avenir politique du monde est multipolaire : considérant la forme de l’État-nation comme dépassée, il pronostique la formation de quelques grands espaces impériaux dotés chacun d’une sphère d’influence outrepassant ses frontières. La réalité ne lui a pas donné tort sur ce point.

Que fit l’après-guerre à ce mouvement de traduction ?

Il faut bien constater qu’entre 1945 et 1980, pour des raisons faciles à comprendre, rien ou presque ne fut traduit de l’œuvre de Carl Schmitt, qui avait pourtant recommencé à publier à partir de 1950 — date de la parution de Der Nomos der Erde, un de ses livres les plus importants —, jusqu’à la parution de La notion de politique, en 1972. Cette traduction, d’ailleurs de bonne qualité, a enclenché un mouvement, et les traductions se sont multipliées à partir des années 1980 : les deux Théologies politiques, La dictature, Parlementarisme et démocratie, Théorie de la Constitution, Le Nomos de la Terre, entre autres ouvrages.

On peut considérer Carl Schmitt comme le « poil à gratter » de la conscience démocratique.

Jean-François Kervégan

Les écrits de la période nazie, comme le livre de 1938 sur le Léviathan de Hobbes — qui combine analyses perspicaces et remarques antisémites — et ceux que j’ai précédemment cités — État, Mouvement, peuple, Les trois types de pensée juridique, les écrits géopolitiques ou relevant de l’histoire des idées —, ont aussi été traduits, ce qui a bien entendu occasionné des controverses, parallèles à celles qui ont eu lieu à propos de Heidegger : fallait-il offrir un écho à des textes et à un auteur aussi scandaleux ? Fallait-il s’indigner de ce qu’on redonne vie à un auteur qui, en tout état de cause, n’était pas vraiment mort, étant donné l’écho planétaire reçu par ses écrits, ou tenter, en toute lucidité sur ce qui les a occasionnées, de tirer parti de ses analyses pour penser les contradictions du présent ? Pour ma part, j’ai adopté le second point de vue. 

Quoi qu’il en soit, les polémiques étant allées à leur terme, on peut dire qu’une très grande partie de l’œuvre de Carl Schmitt est aujourd’hui disponible en français, en tout cas ses textes les plus importants. C’était déjà le cas en Italie, qui a été très en avance dans la réception de Schmitt, et désormais, aussi dans les mondes anglophone et hispanophone. 

Quelle fut la réception de Carl Schmitt dans d’autres pays européens, et les interactions entre ces différentes réceptions ? 

L’Italie constitue un cas particulièrement remarquable. La réception de Schmitt y fut précoce, sous le fascisme, régime pour lequel il ne cachait pas sa sympathie dès les années 1920 36. Carl Schmitt se rendit à deux ou trois reprises en Italie dans les années 1930 et eut même un entretien et une correspondance avec Mussolini, probablement entre 1937 et 1939. Il entretenait du reste d’excellents rapports avec les principaux juristes italiens de l’époque, ralliés en général au régime en place. L’Italie connut donc une première réception de l’œuvre de Schmitt dès cette époque. 

Après-guerre, cette réception italienne s’est poursuivie, d’une manière assez différente du cas français. En France, la traduction, la fréquentation et le commentaire de l’œuvre de Schmitt ont pâti de son engagement national-socialiste. En revanche, en Italie, la réception de l’œuvre de Schmitt a été favorisée après le rétablissement de la République par le fait que l’intellectuel italien sans doute le plus respecté, Norberto Bobbio — philosophe, sénateur à vie, figure estimée de tous les courants politiques, des communistes à la droite, à l’exception peut-être de l’extrême-droite « post-fasciste » — a témoigné d’un intérêt constant pour la pensée de Carl Schmitt, avec qui il a même occasionnellement correspondu.

Cette caution a contribué à rendre possible une réception relativement sereine des écrits de Schmitt, sans pour autant que cela constitue un blanc-seing. De nombreux textes ont été traduits assez tôt en Italie, notamment sous l’impulsion d’un courant équivalent à la Nouvelle Droite française, composé d’intellectuels réunis autour de Gianfranco Miglio, l’un des inspirateurs du mouvement aujourd’hui dirigé par Matteo Salvini, la Lega. Mais cette réception droitière de motifs schmittiens n’a pas, contrairement à ce qui fut partiellement le cas en France, provoqué une marginalisation, un ostracisme.

Que voulez-vous dire ? 

À l’autre extrémité du spectre politique, un certain nombre d’intellectuels italiens de gauche ou d’extrême gauche ont lu, commenté et discuté Carl Schmitt dès les années 1970. En 1981 paraît un ouvrage publié sous la direction du philosophe Giuseppe Duso, au sommaire duquel se retrouvent notamment, à côté de Miglio, des figures majeures de la scène intellectuelle progressiste, comme Mario Tronti, Giacomo Marramao, Massimo Cacciari ou Carlo Galli 37. Je voudrais évoquer en particulier deux cas de cette réception à fronts renversés. 

Le premier est celui de Toni Negri, qui a joué un rôle important dans la structuration de la gauche extraparlementaire en Italie et qui fut l’auteur d’une œuvre considérable, dont on sait l’influence qu’elle a eu sur le courant altermondialiste. L’un de ses principaux livres, Le Pouvoir constituant, s’empare de cette notion inventée par Sieyès, qu’il repense dans une perspective révolutionnaire 38.

Or, si Carl Schmitt n’en pas l’auteur de ce concept de pouvoir constituant, il lui accorde un rôle central dans sa Théorie de la Constitution de 1928 39. La thèse de Carl Schmitt est, comme chez Sieyès, que le pouvoir constituant peut s’exercer de toutes les manières possibles, non seulement par des voies prédéterminées par un texte constitutionnel, mais aussi par d’autres, comme l’action révolutionnaire — ce que Negri et une partie de l’extrême-gauche italienne des années 1970 ont bien entendu.

«  Le libéralisme bourgeois n’a jamais été radical au sens politique du terme. Cependant il va de soi que ses négations de l’État et du politique, ses neutralisations, ses dépolitisations et les libertés qu’il proclame ont également un sens politique défini et son pouvoir politique.  » (La notion de politique) © Wolfgang Haut

Le deuxième cas est celui de Giorgio Agamben, qui s’est saisi du concept schmittien d’état d’exception, proposé en 1922 pour définir la conception « décisionniste » de la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de la situation d’exception 40. » Dans le livre qu’il a publié à partir de l’exemple de Guantanamo 41, Agamben s’appuie sur Carl Schmitt qu’il lit à travers Walter Benjamin, lequel avait témoigné de son intérêt pour certaines analyses d’un auteur dont tout le séparait par ailleurs 42.

Agamben construit son argumentation à partir d’une phrase extraite de l’écrit de Walter Benjamin « Sur le concept d’histoire » : « L’état d’exception dans lequel nous vivons est devenu la règle 43. » Agamben confère à cette affirmation, proférée au moment où Benjamin, après avoir fui l’Allemagne, assistait, désespéré, à l’avancée triomphale du nazisme en Europe, une portée explicative générale. Selon lui, la formule résume l’essence de l’État contemporain et de son mode de gouvernement : nous vivons dans un régime d’état d’exception permanent, dont le Patriot Act et Guantanamo seraient l’illustration emblématique.

Ce qui retient l’attention d’Agamben dans la théorie schmittienne de l’exception, c’est qu’elle procède à « l’inscription d’un en-dehors dans le droit 44 ». On peut discuter cette lecture ; toujours est-il qu’Agamben, et pas seulement dans État d’exception, s’empare de concepts schmittiens pour développer une critique de la conception occidentale du droit, de la politique et de leur rapport 45.

Aujourd’hui, les revendications territoriales des États-Unis me font penser aux efforts de Schmitt, au début des années 1930, pour formuler une « doctrine Monroe allemande ».

Jean-François Kervégan

J’ai pris connaissance, au cours des années 1990, de cette réception italienne très large, savante — je pense en particulier aux travaux de Carlo Galli —, et en un sens dépassionnée des écrits de Schmitt. Là-bas, discuter de son œuvre ou s’appuyer sur elle paraissait tout à fait normal ; cela faisait partie du débat public. Il n’y avait pas, en Italie, de polémique comparable à celles qui surgiront plus tard en France, bien que l’on n’y ignorât rien du passé de cet auteur. 

Qu’en est-il de la réception de Carl Schmitt aux États-Unis ? 

La première réception de la pensée de Carl Schmitt aux États-Unis fut le fait d’intellectuels conservateurs rassemblés sous le magistère de Leo Strauss.

Leo Strauss n’était certainement pas un « schmittien », mais il connaissait Schmitt depuis le début des années 1930, et même avant. Il a d’ailleurs sollicité et obtenu son appui pour obtenir une bourse Rockefeller, ce qui lui a permis de poursuivre ses recherches en Grande-Bretagne puis aux États-Unis où il s’installe définitivement à la fin des années 1930. Cette circonstance lui a valu d’échapper au sort des juifs allemands.

En 1932, Leo Strauss publie un compte rendu de La notion de politique de Carl Schmitt, d’une grande subtilité mais au propos paradoxal 46. Selon lui, Carl Schmitt, en dépit de sa critique du libéralisme, continue de penser dans l’horizon du libéralisme ; il développerait, en quelque sorte, une critique inconsciemment libérale du libéralisme.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette critique et surtout sur son arrière-fond ; en réalité, l’explication de la critique adressée à Carl Schmitt se trouve dans l’ensemble de l’œuvre ultérieure de Leo Strauss : son livre La philosophie politique de Hobbes, publié en 1936, éclaire la recension de La notion de politique 47.

Dans cet ouvrage, Strauss soutient, à l’encontre de l’opinion commune, que Hobbes est le véritable fondateur du libéralisme moderne, ce qui contredit directement la thèse de Schmitt selon laquelle Hobbes incarne un mode de pensée décisionniste frontalement opposé au rationalisme et au libéralisme. De son point de vue, Carl Schmitt reste sous l’emprise des présupposés de la pensée moderne, qui ont contaminé la philosophie, mais aussi le droit.

Quoi qu’il en soit, en raison sans doute de leur rejet des présupposés de la pensée libérale dominante, les « straussiens » américains — dont le plus connu est Allan Bloom — et, à leur suite, le courant néo-conservateur, n’ont pas été insensible à la pensée de Schmitt.

Quels ont été les autres écoles dialoguant avec les écrits de Carl Schmitt ?

Un autre canal de diffusion de thèmes de provenance schmittienne a été la théorie dite « réaliste » des relations internationales dont un des chefs de file, Hans Morgenthau, était depuis ses études de droit à Francfort familier des écrits de Carl Schmitt et de sa critique du normativisme abstrait 48. On peut considérer que, aussi bien sur le plan de la pratique politique — pensons à Henry Kissinger — que sur celui de la théorie, l’école américaine des relations internationales a subi l’influence de Carl Schmitt.

Une autre réception de Carl Schmitt, plus discrète, est celle d’Hannah Arendt. Évidemment, Hannah Arendt parle peu de lui dans ses écrits publiés. Elle l’évoque cependant dans la troisième partie des Origines du totalitarisme, consacrée au système totalitaire, où une note mentionne les « ingénieuses théories de Carl Schmitt sur la fin de la démocratie » et la crise du régime parlementaire 49. Ceux qui ont étudié de près ses écrits non publiés — l’une de mes doctorantes s’y est consacrée — ont constaté qu’Hannah Arendt avait consacré beaucoup d’efforts à lire et commenter les écrits de Schmitt, sans toutefois publier ses réflexions, sans doute pour ne pas contribuer à accroître leur notoriété. 

Le principal canal de diffusion directe des idées et des textes de Carl Schmitt aux États-Unis a cependant été à partir de 1968 une publication qui, au départ, se situait clairement à gauche : la revue Telos. Celle-ci existe toujours, mais a progressivement évolué vers des formes de conservatisme, voire de néo-conservatisme. À l’origine pourtant, Telos se plaçait bien plus à gauche que le Parti démocrate américain et affichait même des sympathies pour l’école de Francfort et pour la gauche extraparlementaire. C’est à l’impulsion de l’équipe de Telos que la plupart des textes importants de Schmitt ont été traduits en langue anglaise.

La philosophe et spécialiste de science politique Ellen Kennedy a publié dans Telos plusieurs articles, où elle soulignait — et cela fit scandale — la parenté ou, du moins, les liens intellectuels entre Carl Schmitt et l’École de Francfort 50.

Cette thèse suscita une vive indignation de la part de Jürgen Habermas, pour qui Carl Schmitt représente l’incarnation même de ce que la pensée allemande a produit de pire. Il n’en reste pas moins qu’Ellen Kennedy a factuellement démontré l’influence que Carl Schmitt a exercée sur certains membres de l’École de Francfort. Dans le cas d’Otto Kirchheimer, cela ne fait prête pas à discussion : disciple de Carl Schmitt, ce brillant juriste juif continua, même après son exil, à reconnaître sa dette à l’égard de certains aspects de l’œuvre de Schmitt. En revanche, dans d’autres cas, l’hypothèse d’une influence de Carl Schmitt était plus surprenante.

Il est certain que Trump ne serait pas sourd à l’appel de Schmitt à un recours à la « légitimité plébiscitaire », seule à même de mettre un terme au régime des partis.

Jean-François Kervégan

Ellen Kennedy va jusqu’à affirmer que Jürgen Habermas lui-même avait subi l’influence de Carl Schmitt : elle se référait en particulier aux premiers écrits de Habermas, notamment L’Espace public 51, mais aussi à d’autres textes non traduits en français. On trouve effectivement dans ces écrits des références dépourvues de toute critique à l’égard de Schmitt ; ce n’est que plus tard, face au regain d’intérêt pour l’œuvre de Schmitt en Allemagne et ailleurs, qu’Habermas a jugé nécessaire d’adopter des positions de plus en plus virulentes contre lui et contre l’influence qu’il pouvait exercer 52.

Pour finir ce tour d’horizon, comment Carl Schmitt a-t-il été lu et compris en Espagne ? 

L’Espagne constitue un cas particulier, car elle a connu une réception très précoce de l’œuvre de Schmitt, ce qu’explique notamment le contexte politique. Carl Schmitt, grand lecteur du penseur contre-révolutionnaire Juan Donoso Cortés, auquel il consacra plusieurs études 53, avait des relations étroites avec l’Espagne franquiste, sa fille ayant même épousé un juriste espagnol. Il était en contact avec plusieurs personnalités de l’époque franquiste, comme le romaniste Alvaro d’Ors ou le diplomate Francisco Javier Conde ; l’une d’entre elles, Manuel Fraga Iribarne, fondateur du Parti Populaire (droite), joua un rôle politique important lors de la transition démocratique.

Schmitt était régulièrement invité à donner des conférences en Espagne franquiste et y était reçu avec tous les honneurs. En raison de son catholicisme, il avait aussi des accointances avec des membres de l’Opus Dei. Ses écrits ont donc été traduits et largement diffusés en Espagne, et Schmitt n’a pas subi le même discrédit qu’ailleurs après 1945.

Évidemment, la réception de sa pensée par d’autres courants a été freinée par ses liens avec le franquisme. Néanmoins, après la transition démocratique, un certain nombre d’universitaires progressistes, comme José Luis Villacañas Berlanga 54, entreprirent un travail critique d’approche et de réflexion à partir de l’œuvre de Schmitt. Ce processus fut naturellement plus lent que dans d’autres pays européens ; mais il est aujourd’hui possible, cinquante an après la fin du régime de Franco, d’avoir là aussi une approche dépassionnée de cette œuvre, ce dont témoigne l’existence travaux universitaires d’excellente facture, comme ceux de Montserrat Herrero 55.

J’ajoute que les analyses de Schmitt ont trouvé un important écho dans le monde ibéro-américain et au Brésil, principalement dans les milieux de gauche. Je pense en particulier à l’œuvre d’Ernesto Laclau qui, en compagnie de Chantal Mouffe, a tiré parti dans une perspective populiste de gauche de la critique schmittienne du parlementarisme 56. Leur travail a eu aussi un écho important dans le monde anglo-saxon et francophone. 

«  Si l’on supprime ce présupposé de l’homogénéité nationale, le fonctionnalisme vide et purement arithmétique des votes majoritaires devient le contraire de la neutralité ou de l’objectivité.  » (Légalité et légitimité) Photo  : Coupure du journal El Debate, 1929. © Carl Schmitt Gesellschaft e.V.

Un texte de Carl Schmitt que nous avons publié, « Prendre/partager/paître », insistait sur l’importance de la conquête territoriale comme nouveau régime du droit. Ce rapport à la conquête semble être de nouveau officialisé aujourd’hui, alors que, depuis 1945, le système international était censé la rendre impossible. Le retour de ces thèmes indiquerait-il la fin d’une forme de démocratie ?

Carl Schmitt a publié en 1950 — mais d’après lui, ce livre avait été écrit avant 1945, durant la phase terminale du reflux des armées allemandes — un de ses ouvrages les plus importants, Le Nomos de la Terre 57. Il y explique que le droit international moderne — qu’il appelle jus publicus europaeum, le droit des gens européens — s’est construit sur la conquête du Nouveau Monde et le partage de la terre entre puissances impériales comme l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, la Hollande, la France.

Ainsi, la conquête de terres (Landnahme), la « prise », joue selon lui un rôle fondamental dans l’instauration même du droit. Dans l’article que vous citez, « Prendre/partager/paître », Schmitt développe un certain nombre de considérations linguistiques et étymologiques discutables, pour ne pas dire fausses, sur l’étymologie du mot grec nomos. Il explique, en évoquant Homère et Pindare, que le mot nomos, qui désigne le droit en sa majesté, a la même racine que le verbe nemein, qui signifie entre autres « prendre ».

De là, Schmitt déduit que la racine du droit, c’est la « prise ». Dans Le Nomos de la Terre, il en donne une illustration : la prise de terre, c’est-à-dire l’appropriation de territoires par les grandes puissances impériales, constituerait l’origine même du droit interétatique. La thèse qui en découle est que le « prendre » précède nécessairement le « partager » — la distribution selon un modèle de justice sociale — et le « paître » — la production des biens. Le droit, par conséquent, s’il inclut ces trois moments, repose d’abord sur un acte de prédation/appropriation des choses et/ou des personnes qui, s’il peut être ultérieurement habillé et dissimulé par un appareillage normatif, n’en demeure pas moins originaire. 

Cette thèse rejoint celle de La Notion de politique  : il y a un moment politique sous-jacent dans le droit. Pour Carl Schmitt, sous le droit, il y a toujours du politique, autrement dit la définition et le possible affrontement d’un ennemi.

Toute son œuvre est portée par cette conviction : « la politique est inévitable et indestructible 58 » ; mais, là où La Notion de politique appliquait principalement cette thèse à la politique intérieure, Le Nomos de la Terre transpose cette idée dans l’ordre international, en soutenant que le jus publicum europaeum, le droit des gens eurocentrique né avec l’État moderne, s’est dissous au cours du XXe siècle sous l’effet de représentations humanitaires — illustrées par la sacralisation des droits de l’homme — et d’un mouvement regrettable de « moralisation » du droit, dont la criminalisation des vaincus de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale serait la manifestation.

Carl Schmitt en tire quelques conséquences : il importerait de mettre en place — c’est un point sur lequel ses vues et celles d’Alexandre Kojève convergent de manière surprenante — un « nouveau Nomos de la terre » reposant sur un équilibre entre quelques puissances impériales ; c’est une idée qu’à leur manière les actuels dirigeants des États-Unis, de la Chine et de la Russie s’emploient à concrétiser.

Que cela passe par un abandon des principes de la démocratie libérale, cette « formule de compromis dilatoire », comme disait Schmitt à propos du régime de Weimar 59, va sans doute de soi pour ces puissances, comme c’était le cas pour lui.

Est-ce là la cause de l’intérêt toujours renouvelé pour Carl Schmitt ?

À mon sens, ce qui explique l’étendue et la grande diversité de la réception de l’œuvre de Carl Schmitt, c’est que chacun peut se l’approprier, dès lors qu’il accepte cette affirmation centrale, qui peut d’ailleurs s’entendre de manière très diverse : oui, il y a toujours du politique dans le droit. C’est le fond de l’antilibéralisme de Schmitt, si l’on accepte sa définition du libéralisme comme une politique de la négation du politique 60.

Par exemple, on comprend que certains courants d’extrême gauche aient pu être attirés par cette vision politique du droit — qui n’est pas une dissolution de la « superstructure » juridique, mais une incorporation d’un geste politique, le « pouvoir constituant », au sein même de l’ordre du droit. Schmitt lui-même, après s’être penché dans les années 1960 sur ce en quoi la guerre de partisans (Algérie, Vietnam, Cuba) transforme la conception classique de la guerre, s’est complu, vers 1970, à dialoguer avec un intellectuel maoïste 61.

On comprend aussi que d’autres courants, conservateurs ou autoritaires, aient cherché une inspiration dans la critique schmittienne du parlementarisme, de la démocratie ou de la dérive « humanitaire » du droit ; comme je l’ai souligné au début de l’entretien, c’est la réception droitière de motifs schmittiens qui occupe aujourd’hui le devant de la scène.

Je ne suis pas un spécialiste de politique américaine, ni de géopolitique en général, mais en tant que lecteur attentif de Carl Schmitt, dès que j’allume la radio, dès que j’ouvre le journal, j’ai l’impression de retrouver des mots et surtout des modes de raisonnement qui me sont familiers. Comme évoqué, les revendications territoriales des États-Unis, cette nouvelle doctrine impériale que formule le président américain, me font penser à la « doctrine Monroe allemande » réclamée par Schmitt au début des années 1930.

Sans doute, l’appropriation brutale de territoires voisins par une grande puissance a toujours existé, même à une échelle limitée. Le jour où les États-Unis ont annexé de fait Porto Rico au motif que l’île faisait partie de leur zone d’influence, presque personne n’y a trouvé à redire. Mais ce qui est nouveau, et que Schmitt avait anticipé, c’est que l’emprise exercée sur la terre et sur la langue peut apparaître comme un élément fondateur du droit.

Les propos du président américain concernant le Canada, immense pays voisin, ou encore le Groenland, territoire tout aussi vaste, mais aussi sa décision de rebaptiser le golfe du Mexique en golfe d’Amérique, ne sont pas seulement des fanfaronnades. Nommer un espace, c’est participer à son appropriation. Le renommer, c’est poser les conditions de sa possible revendication. Schmitt le disait dans Le Nomos de la Terre : la « prise de terre » et la « prise du langage » sont indissociables.

On a donc affaire ici à un cas étonnant de convergence. Quelle est la part de contingence et la part d’influence ? Je ne sais trop. Il est probable que parmi les idéologues qui mettent en concepts les pulsions de Trump, il y a des lecteurs de Carl Schmitt, comme il y en a eu parmi les chefs de file du courant néoconservateur du temps des présidences Bush. Ils ont pu trouver dans ses écrits un aliment théorique pour étayer certaines conceptions idéologiques et politiques dont la traduction dans la politique menée par l’exécutif américain est parfois assez grossière — dans tous les sens du terme.

Schmitt peut être vu tant comme l’inspirateur d’une partie de l’extrême-gauche que comme celui d’une partie de la droite « dure » ; on peut également le considérer comme le « poil à gratter » de la conscience démocratique. Tout cela peut être dit d’un auteur qui s’identifiait complaisamment au Benito Cereno d’Herman Melville, capitaine de navire prisonnier de son équipage révolté, et se considérait comme « le dernier représentant du jus publicum europaeum, du droit public européen 62.

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21.11.2025 à 17:51

L’appel au peuple ukrainien de Volodymyr Zelensky : texte intégral de son adresse à la nation

Matheo Malik

Malgré les frappes russes et au milieu des scandales de corruption qui le fragilisent, Volodymyr Zelensky a prononcé aujourd’hui un discours historique en appelant les Ukrainiens à résister à la tentative de l’administration Trump d’imposer un accord avec la Russie.

Texte intégral de son adresse à la nation.

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Texte intégral (1998 mots)

À l’occasion du Jour de la Dignité et de la Liberté, le président ukrainien a répondu à la proposition en 28 points préparée par les États-Unis sur le modèle du plan pour Gaza, proposition qui reprend l’essentiel des exigences de Moscou en demandant une quasi-capitulation ukrainienne.

Alors que les États-Unis avaient également partagé avec Kiev un mémorandum sur les « garanties de sécurité » et que plusieurs alliés européens de l’Ukraine avaient échangé avec Volodymyr Zelensky cet après-midi, le président ukrainien a présenté dans une adresse à la nation le moment traversé par son pays dans la guerre comme une alternative d’une difficulté historique : « Soit perdre sa dignité, soit risquer de perdre un partenaire clef. »

En refusant explicitement de céder à la pression qui s’exerce sur le front par l’armée de Poutine et de la part des États-Unis de Donald Trump — qui souhaite trouver un « deal » d’ici Thanksgiving le 27 novembre — il a appelé le peuple ukrainien à « l’unité ».

Après les scandales de corruption qui ont touché ces dernières semaines l’entourage du président ukrainien, celui-ci traverse l’un des moments politiquement les plus délicats depuis le début de l’invasion russe à grande échelle de février 2022. Après avoir rassuré ses soutiens européens en refusant de céder à la pression de Trump, il doit désormais retrouver la confiance perdue en interne et par une partie des soutiens de l’Ukraine après les scandales de corruption.

Ukrainiens, Ukrainiennes,

Dans la vie de chaque nation, il y a un moment où tout le monde doit se parler. Honnêtement. Calmement. Sans suppositions, sans rumeurs, sans ragots, sans tout ce qui est superflu. Tel quel. Tel que j’essaie toujours de vous parler.

Nous vivons actuellement l’un des moments les plus difficiles de notre histoire. La pression exercée sur l’Ukraine est aujourd’hui l’une des plus fortes.

L’Ukraine pourrait se retrouver face à un choix très difficile.

Soit perdre sa dignité, soit risquer de perdre un partenaire clef.

Soit accepter 28 points difficiles, soit affronter un hiver extrêmement difficile — le plus difficile — et les risques qui en découlent. Une vie sans liberté, sans dignité, sans justice. Et pour que nous croyions celui qui nous a déjà attaqués deux fois.

On attendra notre réponse.

Mais en réalité, je l’ai déjà donnée.

Le 20 mai 2019, lorsque j’ai prêté serment d’allégeance à l’Ukraine, j’ai notamment déclaré : « Moi, Volodymyr Zelensky, élu président de l’Ukraine par la volonté du peuple, je m’engage à défendre par toutes mes actions la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, à défendre les droits et libertés des citoyens, à respecter la Constitution et les lois de l’Ukraine, à remplir mes fonctions dans l’intérêt de tous mes compatriotes, à promouvoir l’autorité de l’Ukraine dans le monde. »

Pour moi, ce n’était pas une formalité protocolaire, c’était un serment. Et chaque jour, je reste fidèle à chacun de ses mots. Et je ne le trahirai jamais. 

L’intérêt national ukrainien doit être pris en compte.

Nous ne faisons pas de déclarations fracassantes, nous travaillerons calmement avec les États-Unis et tous nos partenaires. Nous rechercherons des solutions constructives avec notre principal partenaire.

Je présenterai des arguments, je convaincrai, je proposerai des alternatives, mais nous ne donnerons certainement pas à l’ennemi des raisons de dire que l’Ukraine ne veut pas la paix, qu’elle sabote le processus et qu’elle n’est pas prête pour la diplomatie. Cela n’arrivera pas.

L’Ukraine travaillera rapidement.

Aujourd’hui, samedi et dimanche, toute la semaine prochaine et aussi longtemps que nécessaire. Je me battrai 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour qu’au moins deux points du plan ne soient pas négligés : la dignité et la liberté des Ukrainiens.

Car c’est sur cela que repose tout le reste : notre souveraineté, notre indépendance, notre terre, notre peuple. Et l’avenir de l’Ukraine.

Nous devons tout faire pour que la guerre prenne fin et pour préserver l’Ukraine, l’Europe et la paix mondiale ; et nous le ferons.

Je viens de m’entretenir avec les Européens. 

Nous comptons sur nos amis européens, qui comprennent parfaitement que la Russie n’est pas loin, qu’elle est proche des frontières de l’Union et que l’Ukraine est actuellement le seul bouclier qui sépare la vie confortable des Européens des plans de Poutine.

Nous nous souvenons que l’Europe était avec nous. Nous avons confiance que l’Europe sera avec nous.

L’Ukraine ne doit pas revivre le déjà-vu du 24 février — lorsque nous avions le sentiment d’être seuls. Lorsque personne ne pouvait arrêter la Russie, à part nos héros qui ont formé un rempart contre l’armée de Poutine.

Et nous avons bien sûr été très heureux lorsque le monde a dit : « Les Ukrainiens sont incroyables ; comme les Ukrainiens se battent ; quels titans ils sont. » Et c’est vrai. Absolument.

Mais l’Europe et le monde entier doivent comprendre une autre vérité : les Ukrainiens sont avant tout des êtres humains, et depuis près de quatre ans, nous résistons à l’une des plus grandes armées du monde, et nous tenons une ligne de front de plusieurs milliers de kilomètres, et notre peuple subit chaque nuit des bombardements, des attaques de missiles, des frappes balistiques et des frappes de drones. Nos concitoyens perdent chaque jour des proches. Nos concitoyens veulent vraiment que la guerre se termine.

Nous sommes solides comme l’acier. Mais même le métal le plus résistant peut finir par céder.

N’oubliez pas cela, soyez avec l’Ukraine, soyez avec notre peuple, et donc soyez dignes et libres !

Chers Ukrainiens,

Souvenez-vous du premier jour de la guerre. La plupart d’entre nous a fait un choix. Le choix en faveur de l’Ukraine. Souvenez-vous de nos sentiments à ce moment-là. Comment était-ce ? Sombre, bruyant, difficile, douloureux, effrayant pour beaucoup. Pourtant, l’ennemi n’a pas vu nos dos qui fuyaient : il a vu nos yeux, prêts à se battre pour ce qui nous appartient. C’est cela, la dignité. C’est cela, la liberté. Et c’est en fait la chose la plus effrayante qui puisse arriver à la Russie : voir l’unité des Ukrainiens.

À l’époque, notre unité visait à protéger notre foyer contre l’ennemi.

Et aujourd’hui, nous avons plus que jamais besoin d’unité pour que notre foyer connaisse une paix digne de ce nom.

Je m’adresse maintenant à tous les Ukrainiens.

Notre peuple, nos citoyens, nos politiciens, tout le monde. Nous devons nous rassembler. Nous ressaisir. Cesser les querelles. Cesser les jeux politiques. L’État doit fonctionner. Le parlement d’un pays en guerre doit travailler de manière unie. Le gouvernement d’un pays en guerre doit travailler efficacement. Et nous devons tous ensemble ne pas tomber dans la confusion, et ne pas oublier qui est aujourd’hui vraiment l’ennemi de l’Ukraine.

Je m’en souviens encore : au premier jour de la guerre, différents intermédiaires m’avaient transmis différents plans, points et ultimatums concernant la fin de la guerre.

Ils disaient : c’est cela ou rien.

Soit vous signez, soit vous serez simplement éliminé et c’est le « président par intérim de l’Ukraine » qui signera à votre place.

On sait comment cela s’est terminé.

Bon nombre de ces messagers ont fait partie du fonds d’échange et sont repartis, avec leurs propositions et leurs points d’où ils étaient venus — « à la maison ».

Le président ukrainien désigne ici des personnes qui ont ensuite fait partie de l’échange de prisonniers — le « fonds d’échange » étant le terme consacré en ukrainien. L’expression  « дамой, в радную гавань » est un russisme employé de manière sarcastique par Zelensky pour signifier que ces intermédiaires ont ensuite été arrêtés par l’Ukraine puis échangés contre des captifs ukrainiens détenus par Moscou.

Je n’ai pas trahi l’Ukraine à ce moment-là, je sentais clairement le soutien de chacun derrière moi. Chacun d’entre vous. Chaque Ukrainien, chaque Ukrainienne, chaque soldat, chaque volontaire, chaque médecin, chaque diplomate, chaque journaliste, tout notre peuple.

Nous n’avons pas trahi l’Ukraine à ce moment-là, nous ne le ferons pas maintenant. Et je sais avec certitude que dans ce moment — véritablement l’un des plus difficiles de notre histoire — je ne suis pas seul.

Que les Ukrainiens croient en leur État, que nous sommes unis.

Dans tous les formats des futures réunions, discussions, négociations avec nos partenaires, il me sera beaucoup plus facile d’obtenir une paix digne pour nous et de les convaincre si je suis sûr à 100 % que derrière moi se trouve le peuple ukrainien.

Des millions de nos concitoyens qui ont leur dignité, qui luttent pour la liberté et qui méritent la paix.

Tous nos héros tombés au combat, qui ont donné leur vie pour l’Ukraine, qui sont maintenant au ciel et qui méritent de voir de là-haut que leurs enfants et petits-enfants vivront dans une paix digne. Cette paix viendra. Une paix digne, efficace, durable.

Chers Ukrainiens,

La semaine prochaine sera très difficile. Il se passera beaucoup de choses.

Vous êtes un peuple adulte, intelligent, conscient, qui l’a prouvé à maintes reprises. Et qui comprend qu’il y aura beaucoup de pression dans ce moment — pression politique, informationnelle… Tout cela dans le but de nous affaiblir, de nous diviser. 

L’ennemi ne dort pas et il fera tout pour que nous échouions.

Allons-nous les laisser faire ? Nous n’en avons pas le droit.

Mais ceux qui cherchent à nous détruire nous connaissent mal. Ils ne comprennent pas qui nous sommes vraiment, ce que nous défendons, ce pour quoi nous nous battons, quel genre de personnes nous sommes. Ce n’est pas pour rien que nous célébrons la Journée de la Dignité et de la Liberté comme une fête nationale. Cela montre qui nous sommes et quelles sont nos valeurs.

Nous allons travailler sur le plan diplomatique pour notre paix. Nous devons travailler ensemble à l’intérieur du pays pour notre paix. Pour notre dignité.

Pour notre liberté. Je crois — je sais — que je ne suis pas seul.

Avec moi, il y a notre peuple, notre société, nos soldats, nos partenaires, nos alliés, tous nos concitoyens. Dignes. Libres. Unis.

Joyeux Jour de la Dignité et de la Liberté !

Gloire à l’Ukraine !

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21.11.2025 à 12:27

Ukraine : le texte des « garanties de sécurité » offertes par les États-Unis à Kiev

Matheo Malik

En annexe du plan en 28 points des États-Unis inspiré des exigences de la Russie de Poutine, Washington aurait présenté à l’Ukraine un mémorandum sur les « garanties de sécurité » que la communauté transatlantique pourrait offrir à Kiev en cas de nouvelle attaque russe.

Nous le traduisons.

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Texte intégral (501 mots)

Le texte en 28 points discuté avec Poutine et proposé par Trump dans le dos des Européens est accompagné d’un autre projet d’accord que les États-Unis auraient soumis à l’Ukraine selon Axios.

Dans ce document, Washington s’engage à offrir des garanties de sécurité « inspirées des principes » de l’article 5 du traité de l’OTAN. 

En plus de l’Union et de l’OTAN, les États-Unis envisageraient que ces garanties soient portées par la France et le Royaume-Uni — puissances dotées de l’arme nucléaire membres de l’OTAN — ainsi que l’Allemagne et la Pologne

Nous traduisons le texte ci-dessous. 

Ce cadre établit les conditions d’un armistice entre l’Ukraine et la Fédération de Russie et fournit une garantie de sécurité inspirée des principes de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, adaptée aux circonstances de ce conflit et aux intérêts des États-Unis et de leurs partenaires européens.

1 — Les États-Unis affirment qu’une attaque armée importante, délibérée et soutenue menée par la Fédération de Russie au-delà de la ligne d’armistice convenue sur le territoire ukrainien sera considérée comme une attaque menaçant la paix et la sécurité de la communauté transatlantique. Dans un tel cas, le président des États-Unis, dans l’exercice de ses pouvoirs constitutionnels et après consultation immédiate avec l’Ukraine, l’OTAN et les partenaires européens, déterminera les mesures nécessaires pour rétablir la sécurité. Ces mesures peuvent inclure le recours à la force armée, une assistance en matière de renseignement et de logistique, des actions économiques et diplomatiques, ainsi que d’autres mesures jugées appropriées. Un mécanisme d’évaluation conjoint avec l’OTAN et l’Ukraine évaluera toute violation alléguée.

2 — Les membres de l’OTAN, notamment la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Pologne et la Finlande, affirment que la sécurité de l’Ukraine fait partie intégrante de la stabilité européenne et s’engagent à agir de concert avec les États-Unis pour répondre à toute violation caractérisée, garantissant ainsi une posture dissuasive unie et crédible.

3 — Le présent cadre entre en vigueur dès sa signature et reste valable pendant dix ans, renouvelable d’un commun accord. Une commission de surveillance conjointe dirigée par les partenaires européens et à laquelle participent les États-Unis veillera au respect des dispositions.

Signataires : Ukraine, Fédération de Russie, États-Unis d’Amérique, Union européenne, OTAN

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21.11.2025 à 08:41

Le plan de Trump et Poutine en 28 points pour mettre fin à la guerre en Ukraine (texte intégral)

Ramona Bloj

En préparant un plan de paix en 28 points — inspiré de celui pour Gaza — sans aucune participation de l’Ukraine ni des pays européens, Washington accepte toutes les exigences maximalistes du Kremlin.

Nous le traduisons et le publions en version intégrale.

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Texte intégral (1861 mots)

Le document — que les États-Unis affirment pouvoir encore faire évoluer — reprend les principales exigences maximalistes formulées par la Russie depuis le printemps 2022.

Si celles-ci étaient acceptées par Kiev, elles équivaudraient à une capitulation pure et simple d’un pays souverain.

Au-delà des points concernant le renoncement de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN, la réduction de la taille de son armée — limitée à 600 000 militaires — et la reconnaissance de facto, au niveau international, des territoires illégalement occupés comme étant russes, le plan prévoit plusieurs mesures liées à l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale — notamment son retour à la table du G7, qui redeviendrait alors le G8 — ainsi qu’une amnistie pour Vladimir Poutine, visé depuis 2023 par un mandat d’arrêt international pour crimes de guerre.

Dans le cadre de ce plan, l’Ukraine recevrait des garanties de sécurité — sans troupes de l’OTAN sur son sol mais sans beaucoup plus de détails — et les États-Unis seraient compensés en retour. 

L’Europe, qui n’a pas participé à l’élaboration de ce plan — alors même que celui-ci limite le rôle marginal que devrait jouer l’Union dans cette paix en accueillant l’Ukraine dans son marché —, se retrouverait à en assumer une grande partie du coût : les actifs russes gelés, majoritairement détenus dans des pays européens, seraient utilisés principalement par les États-Unis (100 milliards de dollars servant à financer leurs efforts de reconstruction et d’investissement en Ukraine, Washington récupérant 50 % de ces bénéfices). 

Le reste des fonds serait placé dans un véhicule d’investissement russo-américain, tandis que l’Europe « ajouterait » en plus 100 milliards de dollars.

La mise en œuvre de ce plan devrait être assurée par un Conseil de paix, sous la supervision de Donald Trump. 

La souveraineté de l’Ukraine sera confirmée.

2 — Un accord de non-agression complet et exhaustif sera conclu entre la Russie, l’Ukraine et l’Europe. Toutes les ambiguïtés des 30 dernières années seront considérées comme réglées.

3 — Il est attendu que la Russie n’envahisse pas les pays voisins et que l’OTAN ne s’étende pas davantage.

Selon le journaliste du Guardian Luke Harding, cet extrait serait l’un de ceux qui posent question sur l’auteur du texte. L’anglais « it is expected » est un russisme calqué de « ожидается », laissant à penser que certaines parties du plan pourraient avoir été directement traduites du russe.

4 — Un dialogue sera organisé entre la Russie et l’OTAN, avec la médiation des États-Unis, afin de résoudre toutes les questions de sécurité et de créer les conditions propices à une désescalade, dans le but de garantir la sécurité mondiale et d’accroître les possibilités de coopération et de développement économique futur.

5 — L’Ukraine bénéficiera de garanties de sécurité fiables.

6 — La taille des forces armées ukrainiennes sera limitée à 600 000 personnes.

7 — L’Ukraine accepte d’inscrire dans sa constitution qu’elle ne rejoindra pas l’OTAN, et l’OTAN accepte d’inclure dans ses statuts une disposition stipulant que l’Ukraine ne sera pas admise à l’avenir.

8 — L’OTAN accepte de ne pas stationner de troupes en Ukraine.

9 — Des avions de combat européens seront stationnés en Pologne.

10 — Garantie américaine :

  • Les États-Unis recevront une compensation pour cette garantie.
  • Si l’Ukraine envahit la Russie, elle perdra cette garantie.
  • Si la Russie envahit l’Ukraine, outre une réponse militaire coordonnée décisive, toutes les sanctions internationales seront rétablies, la reconnaissance du nouveau territoire et tous les autres avantages de cet accord seront révoqués.
  • Si l’Ukraine lance un missile sur Moscou ou Saint-Pétersbourg sans raison valable, la garantie de sécurité sera considérée comme nulle et non avenue.

11 — L’Ukraine est éligible à l’adhésion à l’Union européenne et bénéficiera d’un accès préférentiel à court terme au marché européen pendant que cette question est examinée.

12 — Un ensemble de mesures mondiales puissantes pour reconstruire l’Ukraine, comprenant notamment, mais sans s’y limiter :

a. La création d’un Fonds de développement ukrainien destiné à investir dans les secteurs à forte croissance, notamment les technologies, les centres de données et l’intelligence artificielle.

b. Les États-Unis coopéreront avec l’Ukraine pour reconstruire, développer, moderniser et exploiter conjointement les infrastructures gazières ukrainiennes, y compris les gazoducs et les installations de stockage.

c. Efforts conjoints pour réhabiliter les zones touchées par la guerre en vue de la restauration, de la reconstruction et de la modernisation des villes et des zones résidentielles.

d. Développement des infrastructures.

e. Extraction de minéraux et de ressources naturelles.

f. La Banque mondiale mettra au point un programme de financement spécial pour accélérer ces efforts.

13 — La Russie sera réintégrée dans l’économie mondiale :

a. La levée des sanctions sera discutée et convenue par étapes et au cas par cas.

b. Les États-Unis concluront un accord de coopération économique à long terme pour le développement mutuel dans les domaines de l’énergie, des ressources naturelles, des infrastructures, de l’intelligence artificielle, des centres de données, des projets d’extraction de métaux rares dans l’Arctique et d’autres opportunités commerciales mutuellement avantageuses.

c. La Russie sera invitée à rejoindre le G8.

14 — Les fonds gelés seront utilisés comme suit : 100 milliards de dollars provenant des actifs russes gelés seront investis dans les efforts menés par les États-Unis pour reconstruire et investir en Ukraine. Les États-Unis recevront 50 % des bénéfices de cette opération. L’Europe ajoutera 100 milliards de dollars afin d’augmenter le montant des investissements disponibles pour la reconstruction de l’Ukraine. Le reste des fonds russes gelés sera investi dans un véhicule d’investissement américano-russe distinct qui mettra en œuvre des projets communs dans des domaines spécifiques. Ce fonds aura pour objectif de renforcer les relations et d’accroître les intérêts communs afin de créer une forte incitation à ne pas revenir au conflit. 

15 — Un groupe de travail conjoint américano-russe sur les questions de sécurité sera créé afin de promouvoir et de garantir le respect de toutes les dispositions du présent accord.

16 — La Russie inscrira dans sa législation sa politique de non-agression envers l’Europe et l’Ukraine.

17 — Les États-Unis et la Russie conviendront de prolonger la validité des traités sur la non-prolifération et le contrôle des armes nucléaires, y compris le traité START I.

18 — L’Ukraine accepte d’être un État non nucléaire conformément au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.

19 — La centrale nucléaire de Zaporijjia sera mise en service sous la supervision de l’AIEA, et l’électricité produite sera répartie à parts égales entre la Russie et l’Ukraine — 50/50.

20 — Les deux pays s’engagent à mettre en œuvre des programmes éducatifs dans les écoles et la société visant à promouvoir la compréhension et la tolérance des différentes cultures et à éliminer le racisme et les préjugés :

a. L’Ukraine adoptera les règles de l’Union européenne en matière de tolérance religieuse et de protection des minorités linguistiques.

b. Les deux pays conviendront d’abolir toutes les mesures discriminatoires et de garantir les droits des médias et de l’éducation ukrainiens et russes.

c. Toute idéologie et activité nazies doivent être rejetées et interdites.

21 — Territoires :

a. La Crimée, Louhansk et Donetsk seront reconnues comme russes de facto, y compris par les États-Unis.

b. Kherson et Zaporijia seront gelées le long de la ligne de contact, ce qui signifiera une reconnaissance de facto le long de la ligne de contact.

c. La Russie renoncera aux autres territoires convenus qu’elle contrôle en dehors des cinq régions.

d. Les forces ukrainiennes se retireront de la partie de l’oblast de Donetsk qu’elles contrôlent actuellement, et cette zone de retrait sera considérée comme une zone tampon démilitarisée neutre, internationalement reconnue comme territoire appartenant à la Fédération de Russie. Les forces russes n’entreront pas dans cette zone démilitarisée.

22 — Après s’être mises d’accord sur les futurs arrangements territoriaux, la Fédération de Russie et l’Ukraine s’engagent à ne pas modifier ces arrangements par la force. Aucune garantie de sécurité ne s’appliquera en cas de violation de cet engagement.

23 — La Russie n’empêchera pas l’Ukraine d’utiliser le Dniepr à des fins commerciales, et des accords seront conclus sur le libre transport des céréales à travers la mer Noire.

24 — Un comité humanitaire sera créé pour résoudre les questions en suspens : 

a. Tous les prisonniers et corps restants seront échangés sur la base du principe « tous pour tous ».

b. Tous les détenus civils et otages seront libérés, y compris les enfants.

c. Un programme de réunification familiale sera mis en œuvre.

d. Des mesures seront prises pour soulager les souffrances des victimes du conflit.

25 — L’Ukraine organisera des élections dans 100 jours. 

26 — Toutes les parties impliquées dans ce conflit bénéficieront d’une amnistie totale pour leurs actions pendant la guerre et s’engagent à ne faire aucune réclamation ni à examiner aucune plainte à l’avenir.

27 — Cet accord sera juridiquement contraignant. Sa mise en œuvre sera surveillée et garantie par le Conseil de paix, présidé par le président Donald J. Trump. Des sanctions seront imposées en cas de violation.

28 — Une fois que toutes les parties auront accepté ce mémorandum, le cessez-le-feu prendra effet immédiatement après le retrait des deux parties vers les points convenus pour commencer la mise en œuvre de l’accord.

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09.11.2025 à 19:00

Comment parler de l’Ukraine en guerre ? Enquêtes sur la zone grise

Matheo Malik

Notre manière de décrire et de raconter la guerre en Ukraine est empreinte de réflexes, d’habitudes de langage, d’imprécisions — qui proviennent souvent de l’influence du filtre russe sur nos représentations.

Mais entre une rigueur scientifique inatteignable et les mots de la propagande, sommes-nous condamnés à errer dans une zone grise ?

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Texte intégral (5218 mots)

Le langage, dans les situations de guerre plus encore que dans d’autres, n’est jamais neutre, qu’il soit tenu par l’une des parties ou — ce qui a été moins étudié — par des observateurs extérieurs. Nous nous proposons ici d’avancer quelques remarques sur la manière dont le discours a pris en charge, à trente ans d’intervalle, les deux guerres de Bosnie et d’Ukraine, en rappelant d’abord la propagande des agresseurs avant d’étudier comment il peut arriver à des commentateurs moins impliqués, sans pour autant tomber dans le mensonge, de recourir à des expressions problématiques. 

Les mots agresseurs : parler la langue de la guerre en ex-Yougoslavie

Le langage des agresseurs a été, dans l’un et l’autre cas, sans surprise. Il visait à contester la réalité de l’agression, soit en niant purement et simplement son existence, soit en la transformant en opération défensive. 

L’une des manipulations langagières utilisées couramment par les nationalistes serbes dans la description des événements des années 1990 a consisté à remplacer les noms désignant les différentes parties par des termes impropres chargés de lourdes connotations négatives. Ainsi les Croates étaient-ils souvent appelés des « Oustachis » — nom renvoyant aux fascistes croates alliés des nazis entre 1940 et 1945 — et les Bosniaques des « Turcs » — ce dernier terme qualifiant la population des Slaves islamisés d’une Bosnie longtemps intégrée à l’Empire ottoman. Le discours de guerre des agresseurs se nourrissait ainsi d’une reprise de références historiques plus ou moins lointaines et se voulant stigmatisantes 63. Cette substitution nominale présentait un double avantage. Elle était d’abord dévalorisante en assimilant les parties en présence à des groupes politiques ou à des pays qui s’étaient illustrés à un moment de leur histoire par leur violence de masse. 

Mais elle visait aussi, plus subtilement, à inscrire les guerres en cours dans un temps long.

Pensées à l’échelle de l’Histoire, celles-ci cessent de constituer un événement isolé pour ne plus être qu’une étape dans un affrontement mené à l’échelle de l’Europe depuis les traités de Westphalie (1648), voire depuis le XVIe siècle et l’avancée des Ottomans dans les Balkans et en Hongrie. Un historien a même pu noter que la ligne de front dans les guerres de l’ex-Yougoslavie reprenait les frontières stabilisées par le « système westphalien » 64.

Ainsi le recours insistant à un autre terme qualifiant les Bosniaques, celui de « Musulmans » — appellation choisie par Tito pour désigner une « nationalité » et non une religion, d’où la majuscule — permettait-il de la même manière de situer la lutte menée à leur encontre dans le cadre transhistorique du combat de l’Europe chrétienne contre l’Empire ottoman, opposition devenue très récemment, dans la pensée d’extrême-droite, celle de l’Europe contre le monde islamique. 

Ces qualifications de l’ennemi avaient pour enjeu la transformation de l’agression en « guerre défensive », ce qui permettait, selon une antienne remontant au thomisme médiéval, d’en faire une « guerre juste ». 

Une autre pratique de la propagande nationaliste serbe a consisté en effet à inverser les responsabilités dans le déclenchement de la guerre : il s’agissait de les attribuer à ceux qui avaient voulu l’éclatement de la fédération yougoslave, dont les nationalistes serbes se considéraient les défenseurs selon une dialectique paradoxale qui les faisait mêler sans solution de continuité la « défense du peuple serbe » et la « défense de la Yougoslavie » — une contradiction que l’on retrouvera en partie dans le discours russe sur l’Ukraine. Dès lors qu’il s’agit d’un combat millénaire qualifié de « guerre sainte », la chronologie et la nature des faits importaient peu, comme le montraient, selon Belgrade, la prétendue présence sur le terrain de nombreux « moudjahidines » et la référence obsessionnelle à la défaite serbe contre les Ottomans à Kosovo Polje (le 15 juin 1389 !), transformée en événement fondateur.

Ainsi les médias de Belgrade ou de Pale — bourgade située sur les hauteurs de Sarajevo et pseudo-capitale des « Serbes de Bosnie » —, mais aussi ceux de Zagreb, parlaient-ils toujours, même à propos d’opérations militaires planifiées par leur armée, de « défense contre l’agression », formule présentant l’assaillant comme une victime, l’emploi systématique de termes défensifs inversant la lecture morale de la confrontation.

Poutine et la guerre des mots en Ukraine : de la novlangue à la construction d’une réalité alternative

Des mécanismes de propagande proches se laissent identifier aujourd’hui dans le discours russe à propos de l’Ukraine, à commencer par le fait de considérer les habitants de ce pays comme des Russes, en niant leur identité, et d’affirmer que la Russie ne fait que se défendre, qui plus est « contre des nazis », en ressuscitant là encore une histoire lointaine, mais très fortement présente dans la culture politique russe.

Il semble cependant que l’on soit monté d’un cran dans le langage utilisé par l’agresseur, car ce ne sont pas quelques mots isolés qui sont ici en cause, mais l’ensemble d’un discours structuré, assimilable à une novlangue qui n’est pas sans faire penser à celles qu’ont étudiées Victor Klemperer pour le nazisme 65 ou Henri Locard pour les Khmers rouges 66.

Dans son petit Vocabulaire du poutinisme 67, Michel Niqueux a ainsi identifié pas moins de quarante expressions problématiques régulièrement utilisées par Poutine, ses proches ou les intellectuels dont ils se réclament, et contribuant à substituer à la réalité de la guerre une réalité alternative.

L’expression la plus connue est évidemment celle d’ « opération militaire spéciale ». 

Elle est employée en particulier dans le message télévisé de Poutine annonçant le déclenchement de la guerre le 24 février 2022 : son but est « protéger les personnes qui ont été soumises à des abus, à un génocide par le régime de Kiev pendant huit ans. » Et à cette fin, poursuit-il, « nous chercherons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine, à traduire en justice ceux qui y ont commis de nombreux crimes sanglants contre des civils, y compris des citoyens de la Fédération de Russie » 68.

Qu’il soit question de « dénazifier » l’Ukraine dans la déclaration du 24 février n’est pas anodin. Les différents termes de cette langue de substitution sont connectés les uns aux autres en un réseau sémantique serré permettant de construire deux récits simultanés, l’un portant sur la guerre en Europe, l’autre, plus large, sur le rôle de la Russie dans le monde et dans l’histoire.  

Le premier récit visant à justifier l’intervention repose sur la présentation du gouvernement ukrainien comme infiltré par des nazis, cette lutte s’inscrivant dans le prolongement de la Seconde Guerre mondiale, appelée « Grande guerre patriotique » par les Russes — d’où les références récurrentes à Staline. Il s’agit donc d’assurer la protection des populations russophones, Ukrainiens et Russes formant un seul peuple historique — « civilisation russe », « monde russe ».

Mais le rôle de la Russie ne doit pas se limiter à chasser les « nazis » d’Ukraine. 

Comme le montrent un certain nombre d’entrées du Vocabulaire (« conservatisme », « désoccidentalisation », « idée russe », « majorité mondiale », etc.), sa mission serait — à un niveau plus élevé et quasiment métaphysique — de lutter contre la dérive morale de l’Occident, qui a négligé les « valeurs traditionnelles » de la foi chrétienne, en particulier en cessant de privilégier la famille et en accordant du crédit aux thèses LGBT+.

On ne s’étonnera pas alors de rencontrer au détour du Vocabulaire des entrées comme celle de « Satan », l’expression « satanisme » étant devenue un lieu commun dans le discours de Poutine comme dans celui de l’Église orthodoxe russe pour qualifier « l’occidentalisme », selon une autre dénomination assez vague mais, non sans quelque paradoxe, extrêmement clivante et surtout très idéologique, et justifier en conséquence qu’une sorte de « guerre sainte » soit menée contre ce monde « corrompu » 69.

Sur cette photo prise le 21 mars 2025 et fournie par le service de presse de la 24e brigade mécanisée ukrainienne le 24 mars 2025, des militaires assistent à une cérémonie en l’honneur des soldats près de la ligne de front dans la région de Donetsk, en Ukraine. © Oleg Petrasiuk/24e brigade mécanisée ukrainienne via AP

Les mots d’un récit inconscient dans la guerre en ex-Yougoslavie

Ce recours des agresseurs à un langage de propagande n’a rien d’original. 

Plus intéressants sont les discours tenus par des commentateurs réputés « neutres », en tout cas qui ne sont pas explicitement engagés dans la défense de l’un des camps. Nous ne nous trouvons plus ici dans le cas de mensonges purs et simples, encore moins de censures, mais d’approximations langagières souvent involontaires.

Parmi les expressions entendues à l’époque de la guerre en ex-Yougoslavie figurait celle de « belligérants », visant à désigner les différents participants, à savoir les Bosniaques, les Croates et les Serbes, en les regroupant sous un vocable unique. Que cette expression, régulièrement employée par les médias, apparaisse comme critiquable pourrait surprendre puisqu’elle décrit objectivement la réalité. Les peuples en question étaient bien en train de se faire la guerre et l’expression (bellum gerere) est étymologiquement adéquate. Le problème est que son utilisation conduit à une forme d’indifférenciation. En mettant en avant un point commun indiscutable — les deux nations se battent —, elle oblitère le fait que l’une a agressé l’autre.

Source d’indifférenciation, l’expression « belligérants » est de surcroît porteuse de connotations, identifiables dans d’autres expressions de l’époque, tendant à suggérer qu’il s’agissait d’une « guerre civile ». À la prendre à la lettre, cette dernière expression n’est pas non plus inappropriée, puisque la lutte opposait les citoyens d’un même État, qu’on l’appelle Yougoslavie, Croatie ou Bosnie-Herzégovine. Mais, outre qu’elle conduit elle aussi à confondre agresseur et agressé, elle suggère une idée de complexité, que l’on retrouvait dans nombre de formules, au point que l’on pourrait parler d’une véritable rhétorique de la complexité.

L’idée qu’une guerre est complexe — ce qui est indiscutable 70 — tend à réduire la responsabilité des parties en jetant le doute sur les explications proposées.

Combien de fois n’avons-nous pas entendu, quand nous mettions en cause le gouvernement nationaliste de la Serbie, des remarques comme « c’est plus compliqué que cela »  ? Cette même idée de complexité tend par ailleurs à dissuader d’intervenir, ou du moins incite à le faire avec prudence. Si la situation est complexe, si les responsabilités ne se situent pas toutes du même côté, il convient d’y réfléchir à deux fois avant de s’engager.

On notera que cette rhétorique de la complexité était sous-tendue par une certaine forme de temporalité suggérant que l’antagonisme en cause était ancien, datant de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles. En témoignaient le recours à l’adjectif « ancestral » ou, plus important, cette autre expression beaucoup entendue à l’époque, celle de « conflit inter-ethnique », doublement problématique.

Outre que la notion d’ethnie — dont des linguistes ont montré qu’elle s’était peu à peu substituée à celle de race, devenue inacceptable — doit être maniée avec précaution, elle n’avait de toute manière guère de sens dans l’ex-Yougoslavie où les distinctions entre les diverses composantes d’un peuple unique se sont faites pour l’essentiel sur des différences religieuses 71. Par ailleurs, parler d’un conflit interethnique contribue à l’essentialiser. L’expression tend à suggérer l’idée de haines à la fois anciennes et irrationnelles, qu’il est vain d’essayer de comprendre tant elles sont ancrées depuis des millénaires dans l’inconscient des peuples en cause 72

Pour ces mêmes raisons, la notion de « purification ethnique » n’a pas toujours été maniée avec la prudence nécessaire.

Créée au XIXe siècle par l’écrivain Vuk Karadzic, elle désigne le fait de séparer des « ethnies » en chassant d’un territoire un groupe considéré comme indésirable. En ce sens, elle correspondait bien à une réalité concrète, mais tendait dans le même temps à valider la notion contestable d’ « ethnie », en reprenant le langage et les fantasmes des agresseurs.

À propos de ces expressions inappropriées, on notera le cas singulier du mot « génocide », dont on sait combien il est aujourd’hui l’objet de controverses 73. Alors qu’il n’est pas encore approprié au moment où l’emploie le journaliste Roy Gutman en 1993 74, il le deviendra deux ans plus tard après le massacre de Srebrenica (11-17 juillet 1995).

On voit comment les expressions les plus banales employées par des personnes de bonne foi — comme « belligérants » ou « conflit interethnique » — peuvent être porteuses de connotations lourdes d’imaginaire et qui ne sont pas sans conséquence au moment de prendre des décisions militaires.

Car, au-delà de ces connotations, c’est un véritable récit inconscient qui circulait dans les médias à l’époque de la guerre en ex-Yougoslavie.

Même s’il n’était jamais formulé directement et s’il convenait de le reconstituer à partir d’éléments linguistiques disséminés, il suggérait que les pays occidentaux avaient affaire à des peuples qui s’étripaient depuis des siècles pour des raisons obscures et qu’il convenait d’être prudents avant de se mêler à ces rivalités. Et ce d’autant plus que les commentateurs se considéraient comme étrangers à cette histoire et à sa rationalité, et revendiquaient une forme d’incompréhension radicale rendant difficile tout jugement éthique et politique 75.

Ce qui a commencé en Ukraine : « la guerre d’agression de la Russie contre l’Europe »

Trente ans après la guerre en ex-Yougoslavie, on retrouve dans les commentaires sur la guerre en Ukraine des points communs avec l’univers du langage de l’époque, mais aussi des différences notables.  

On laissera ici de côté le discours de certains responsables politiques situés à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, qui soutiennent la Russie de manière plus ou moins affichée et utilisent eux aussi l’ambiguïté du langage pour proférer des contre-vérités. 

Plus intéressantes sont les déclarations malencontreuses de commentateurs de bonne foi.

Inappropriées, à l’évidence, sont ainsi toutes les expressions, fréquentes dans les médias, donnant à penser que la guerre entre la Russie et l’Ukraine aurait commencé le 24 février 2022.

En disant qu’une agression aurait eu lieu à cette date, on affirme, là encore, quelque chose de juste, mais au prix d’un mensonge par omission considérable, dont on comprend qu’il choque les Ukrainiens puisque c’est en 2014 que la Russie s’est emparée de la Crimée et a appuyé l’insurrection « séparatiste » dans le Donbass.

Ce n’est pas un hasard si les agressés ont souvent recours à l’expression « invasion à grande échelle » pour cette deuxième étape de la guerre en 2022, marquée par un niveau de moyens et une intensité inconnus en Europe depuis 1914. 

Mais le terme de « guerre » est-il lui-même approprié  ? L’idée n’est évidemment pas de lui substituer celui d’ « opération militaire spéciale », comme le voudrait Vladimir Poutine et comme il l’impose en Russie sous peine de prison, mais de constater qu’il peut être lourd d’ambiguïtés et contribuer, comme l’expression « belligérants », à indifférencier les acteurs. 

Pour cette raison, il serait peut-être plus opportun d’utiliser une expression comme « guerre d’agression », laquelle aurait pour bénéfice de rappeler que si les deux pays sont bien en train de s’affronter à l’instant de la description, il demeure deux inégalités foncières que le langage devrait tenter de prendre en compte, à savoir que l’un a agressé l’autre et que la victime, sauf à disparaître, ne peut se permettre de perdre la guerre.

« Guerre » nous paraît en tout cas plus approprié que « conflit », expression également source d’indifférenciation, qui lui est souvent substituée, et revient à gommer toute la dimension militaire en insistant sur le désaccord entre les parties. Il existe certes un conflit entre les Russes et les Ukrainiens, mais nul ne songerait à utiliser ce terme pour décrire par exemple une agression dans la rue. 

Une autre question est celle de savoir comment articuler « guerre » et « Ukraine » dans les syntagmes qui les associent. Valentin Omelyantchyk s’est ainsi interrogé sur les différentes manières de combiner les deux mots sans fausser la réalité. Si aucune expression n’est ici véritablement inappropriée, il note que le substantif « Ukraine » « joue tour à tour le rôle de circonstance, d’objet et de sujet dans la mise en scène liée à l’action supposée par le verbe » 76

Cette différence grammaticale n’est pas sans effet.

« Guerre en Ukraine » laisse ouverte la question des acteurs impliqués ; « Guerre d’Ukraine » les fait apparaître de façon symétrique en leur donnant le rôle d’objets et en conférant un statut décisif à l’espace où se joue l’affrontement ; « Ukraine en guerre » les présente de manière asymétrique en confiant à « Ukraine » le rôle de sujet. 

Omelyantchyk montre ainsi que « chacune de ces expressions ouvre un espace sémantique médiatique propre reflétant les positions des protagonistes » 77.

En fait, comme nous l’ont fait remarquer justement plusieurs collègues ukrainiens, toute expression limitant le territoire de l’agression à l’Ukraine est de toute façon insuffisante, en donnant le sentiment que le projet de conquête impériale du président russe s’arrêterait aux limites de ce pays et qu’il s’agirait donc avant tout d’un différend sur les frontières. 

Or comme l’ont compris tardivement les pays de l’Union européenne en soutenant clairement l’Ukraine — et comme le montre la description de l’idéologie poutinienne dans le lexique de Niqueux —, cette agression n’est que la première étape d’un projet beaucoup plus vaste, celui de la reconstitution de l’empire soviétique — on sait que Poutine considère que sa désagrégation a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle — voire de celui de Pierre le Grand — sa grande référence historique car elle marque l’affirmation d’une logique impériale proprement russe. 

L’expression la plus appropriée serait donc celle de « guerre d’agression de la Russie contre l’Europe ».

Plus rigoureuse que les autres, elle est évidemment inutilisable en raison de sa longueur. Mais les expressions plus brèves qu’il nous arrive à tous d’utiliser pour commenter cette guerre risquent d’avoir pour effet de donner crédit à une version faussée ou partielle  de l’Histoire.

Car comme pour l’ex-Yougoslavie, certaines de ces interventions sont soutenues par un récit inconscient, perceptible notamment derrière les déclarations de responsables politiques se présentant officiellement comme neutres, alors que l’étude de leur discours permet pour le moins d’en douter. 

Ainsi quand, de retour de la Place Rouge où il a assisté au défilé « antinazi » du 9 mai aux côtés de Poutine, le président du Brésil Lula qualifie d’ « absurde » la guerre en Ukraine 78, il profère à la fois une évidence — quelle guerre, sous un certain angle, ne l’est pas ? — et un mensonge par omission en oubliant de rappeler que la Russie a attaqué l’Ukraine, que celle-ci est contrainte de se défendre et qu’il existe donc des raisons parfaitement identifiables de la guerre et de ses développements.

Mais surtout, la formule « absurde » s’inscrit dans le prolongement de déclarations de Donald Trump, dont celle comparant les Ukrainiens et les Russes à de jeunes enfants se battant dans un bac à sable.

Le récit, ici, n’est plus celui de la complexité de luttes ancestrales comme dans le cas de l’ex-Yougoslavie, il repose sur la métaphore des chicaneries de l’enfance, avec pour double corollaire que l’objet des disputes est sans intérêt et que, les acteurs n’étant pas accessibles à la raison, il est peut-être vain de chercher à intervenir 79.

*

Contrairement à la propagande, ces impropriétés de langage sont souvent involontaires. Il nous arrive à tous d’y recourir. Elles n’auraient guère de conséquences si elles ne servaient de supports, on le voit, à une représentation fantasmatique des événements, susceptible de jouer à l’heure des décisions politiques.

Pour qualifier ce langage intermédiaire entre un discours totalement rigoureux, sans doute utopique, et celui de la propagande, on pourrait aller jusqu’à parler d’une zone grise, au sens où l’entendait Primo Levi.

Une zone où se mêlent approximations, omissions et stéréotypes, et où les mots employés — qui ne sont ni vrais ni faux — contribuent cependant à altérer le réel et à influer sur l’action.

L’article Comment parler de l’Ukraine en guerre ? Enquêtes sur la zone grise est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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