24.11.2025 à 12:55
Contre le TAV : « Avons-nous fait assez ? »
Texte intégral (1180 mots)
Un bilan d'étape. Le bref article qui suit, paru sur le site Volere la luna, traduit par nos soins, a été rédigé par une personne engagée depuis les débuts dans la lutte des No-Tav, ces opposants à la ligne à grande vitesse Lyon Turin qui doit défigurer la vallée de Suse. Leur combat est depuis vingt ans la référence de toutes les luttes de territoires menacés par un grand projet inutile et imposé. On peut ne pas partager le pessimisme apparent de la rédactrice, on peut trouver à ce texte des tonalités attristantes, mais on peut aussi le lire comme une sorte de bilan d'étape : il rappelle l'extraordinaire richesse, l'inventivité sociale, culturelle et politique de ce combat, le courage impressionnant et la joie communicative de ses acteurs. Et il est d'autant moins démobilisateur que son final est un appel à continuer la lutte.
Avons-nous fait assez ? C'est une question qui se glisse dans la mémoire, en un jour de milieu de semaine, de milieu de mois, un mercredi de novembre, quand sur les réseaux circulent des images de l'expropriation d'une maison qui va être abattue d'ici peu pour laisser place au chantier du grand projet. Le 19 novembre 2025, Telt [la société conduisant le projet, NdT] a pris officiellement possession des maisons du hameau San Giuliano (Suse), trois d'entre elles seront abattues pour faire place au chantier de la gare internationale du Tav. Pris à peu de distance, le cliché d'un photographe montre une femme âgée qui cache son visage dans un mouchoir, sans colère, comme si elle éprouvait de la honte pour sa grande douleur. C'était sa maison depuis 1959. Le photographe d'un journal local sent le besoin d'intituler la photo : « Progrès ? »
Avons-nous fait assez pour nous opposer à ce saccage ? En mettant à disposition nos corps, les actions, les pensées, les écrits ? En mettant à disposition une bonne partie de nos vies durant ces trente ans de lutte ? Des kilomètres de pas faits dans des centaines de manifestations. Rencontres, congrès, « presidi » [piquets permanents dans des bâtiments précaires servant de lieux de rassemblement] sous d'épaisses couches de neige ou avec la peau brûlée par le soleil. Voyages à travers toute l'Italie pour rencontrer et se faire connaître. Plaintes en justice, procès. Depuis quelques jours sont prévues des initiatives pour rappeler les journées vécues pour la « Libération de Venaus » ; c'était en 2005, il y a vingt ans [1].
Cette grande participation populaire qui avait permis de courir par milliers dans les prairies, de rompre les scellés et même de faire reculer les troupes d'occupation avait été possible parce que derrière lui, le mouvement avait déjà dix ans de lutte durant lesquelles s'était construite cette participation. Les instruments utilisés avaient été diversifiés. Des habituelles assemblées dans chaque commune, à la participation aux carnavals avec des masques de carton qui rappelaient le monstre Tav qui avance… le bruit du TGV enregistré à Macon et puis diffusé à plein volume au cinéma. La participation à un concours de lese (luges) qui pendant la Fête de Saint Michel descendaient à une vitesse assez dangereuse jusqu'à Sant'Ambrogio : « La lesa est la tradition, le Tav, la destruction ». Textes théâtraux mis en scène, chants, presidi, etc. Années 90 : les réunions à Condove avec le comité Habitat et à Bussoleno avec le comité No Tav. Venait à peine de se terminer (pour une fois victorieusement) la lutte contre la méga ligne Grande-Île-Piosasco mais on n'avait pas eu le temps de la fêter parce qu'un autre front s'ouvrait. C'était en 1986, quand apparaissaient les premières nouvelles sur le grand projet. On peut dire qu'il y avait eu de l'amusement, de la joie, même à faire de la politique.
Il semble aujourd'hui impossible de transmettre cette charge d'histoires, de rencontres, d'amitiés, d'amours, de construction d'une vraie communauté. Restent les souvenirs, forts, précieux. Avons-nous fait assez ? Qu'est-ce qu'on peut encore faire ? Avec le temps, par chance, est en train de se faire un passage de témoins tandis que l'un après l'autre, les acteurs d'alors s'en vont. Beaucoup des jeunes qui sont en train de reprendre le flambeau et de développer l'opposition n'étaient pas nés. Les jeunes qui sont en train d'organiser le vingtième anniversaire de Venaus, avaient alors 10-11 ans. Peu connaissent les noms des personnes qui avaient posé les bases : les techniciens, les premiers élus, le président de l'Union montagnarde, le premier avocat qui s'est occupé de la Tav.
Ce sont des phases différentes et peut-être est-il inutile de regarder en arrière mais il faut avancer avec de nouvelles idées.
Chiara Sasso
Traduction : Serge Quadruppani
[1] Le 8 décembre 2025, policiers et carabiniers évacuent le « presidio » de Venaus, village de la vallée où devait déboucher le tunnel du Tav. Deux jours plus, des dizaines de milliers de manifestants réussissent à les chasser. A la suite de cette manif de ré-occupation, le mouvement remporta une première grande victoire, puisque ce chantier-là fut abandonné. Depuis, le lieu de ce presidio a été préempté par la mairie et est devenu un espace culturel où se tient chaque année le festival de l'Alta Felicità (du « Grand Bonheur », par opposition à l'Alta Velocità, la « grande vitesse » )
24.11.2025 à 12:55
« Aux rendez-vous de la morale bourgeoise » : Violette Nozière
Sur Violette Nozières, opuscule surréaliste
- 24 novembre / Avec une grosse photo en haut, Histoire, 2Texte intégral (1685 mots)
En 1933, la France est secouée par l'affaire Violette Nozière : une jeune femme a tué son père qu'elle accuse d'inceste. Alors qu'elle est présentée comme un monstre, les surréalistes publient un libelle prenant sa défense et attaquant la société bourgeoise.
Le 28 août 1933, une jeune fille de 18 ans – mineure donc à l'époque – est arrêtée pour avoir empoisonné son père et tenté de tuer sa mère. C'est le début de l'affaire Violette Nozière. Ce fait divers, à l'heure où se déploie une nouvelle génération de journaux et de magazines qui s'appuient davantage sur la photo, va défrayer la chronique en raison des enjeux qu'il recèle. D'une part, le parricide constitue le crime le plus élevé dans le code pénal. D'autre part, à travers la figure de Violette Nozière, s'ouvre le procès d'une jeunesse (prétendument) frivole qui a succédé à la génération patriotique des tranchées. De plus, celle que les journalistes qualifieront de « monstre en jupons » transgresse, les normes de genre. Enfin, au cours de son interrogatoire, Violette Nozière accuse son père d'inceste [1].
Tout autant sinon plus que le parricide, c'est d'ailleurs cette « ignoble » accusation (selon la presse) qui fait s'écrouler toute l'institution morale et symbolique du père, qui lui est reprochée. De toute façon, on ne la croit pas et elle sera condamnée à la peine de mort, avant d'être graciée. Le procès de Violette Nozière est ainsi un marqueur du tabou et du déni de l'inceste, ainsi que de l'ensilencement des victimes [2].
« Fille de ce siècle en peau de cadenas »
Parmi les rares personnes qui la croient et, plus encore, la soutiennent, figurent les surréalistes.
Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
L'éperdu
(…)
Mots couverts comme une agonie sur la mousse
(André Breton)
Fin 1933, ils publient une brochure, composée de huit poèmes et d'autant d'illustrations, qui bouscule quelque peu l'image convenue du surréalisme. Elle cristallise ainsi la collaboration des groupes français et belge autour de poèmes « de circonstance », dans un contexte marqué par la montée du fascisme et – à la mesure de la polarisation politique et du début de reconnaissance du mouvement –, des tensions au sein du groupe français (entraînant bientôt l'exclusion de Dali). C'est cette brochure que les éditions Prairial ont eu la bonne idée de republier, avec un poème inédit de René Crevel et une éclairante postface de Diane Scott.
En couverture, une photo de Man Ray : un N brisé – première lettre du nom paternel, Nozière – sur un lit de violettes. D'emblée, les surréalistes ont compris de quoi il s'agissait : la défense de l'ordre moral et familial dont le père, « chef de famille » selon le code civil, représente le principal pilier. Dans une sorte de complainte criminelle détournée, ils vont prendre le contre-pied des gages de moralité mis en avant par les « bons Français » – la modestie du foyer familial besogneux ; la profession du père, mécanicien de trains présidentiels ; la droiture de la mère qui défend la mémoire de son défunt mari contre les accusations de sa fille (elle ira jusqu'à se porter partie civile dans le procès) – et légitimer « l'indocilité » de Violette Nozière qui ne se plie pas à ce qui est attendue d'une jeune fille des années 1930.
Elle a de nombreux amants y compris – comble d'ignominie – étrangers et Noirs, se prostitue occasionnellement, est atteinte de syphilis et cherche à échapper au cadre étriqué de sa famille et de sa classe sociale. Les surréalistes dénoncent l'hypocrisie d'une société bourgeoise qui exploite la sexualité tout en la niant et en la censurant ; une société masculine (on ne disait pas encore « machiste ») [3] :
Étudiants vieillards journalistes pourris faux
révolutionnaires prêtres juges
Avocats branlants
(André Breton)
Et plusieurs des poèmes dénoncent la lâcheté et la complicité des amants que fréquente Violette Nozière et qui, auprès de certains, avait fait part de sa détresse.
Alors que les juges et la presse évitent le terme d'« inceste », emploient une série de périphrases pour y faire référence, tout en renvoyant les dires de Violette Nozière à une manie de mythomane ou à une stratégie de défense, les surréalistes affirment la croire et voient dans le refus de l'écouter et de l'entendre, le socle d'un mensonge qui trouve dans l'autorité du père sa colonne vertébrale. Un mensonge qui s'étend de l'école à la famille, de la publicité à la sexualité, à toute la société marchande.
et toujours ces mêmes mensonges dans les catalogues
des grands magasins
mode d'hiver fournitures scolaires lingerie
(René Crevel)
Éluard devait noter dans une formule sanglante la signification offensive du geste de Violette Nozière aux yeux des surréalistes :
Violette a rêvé de défaire
A défait
L'affreux nœud de serpents des liens du sang
Nombre d'illustrations de la brochure montrent une femme nue, sans visage ou aux yeux fermés, où s'affirme une sensualité, mais une sensualité entravée ou confrontée à quelque chose de sourd et de menaçant. Le dessin de Victor Brauner est l'un des plus chargés et des plus beaux. Une femme nue, debout, sans visage et au corps démesurément agrandi, se tient devant un mur où sont dessinées des cases remplies de symboles. D'abords abstraits et géométriques – même si on peut y deviner le schéma médical d'un sexe d'homme –, ils évoluent et se muent en allégories de l'autorité masculine d'où émergent la violence : moustaches, chapeaux, couvre-chef et képi militaires, hache, scie. Puis le blanc et le vide, comme un silence aveuglant - annonce et impunité de prochaines violences ?
Aussi limitée et située que soit cette brochure – tous les signataires sont des hommes [4] –, elle n'en donnait pas moins à voir l'ordre moral, genré, familial et social que l'attitude de Violette Nozière avait transgressé et que le surréalisme entendait faire voler en éclats. Pour conclure, laissons la parole à Benjamin Péret :
Violette
qui rentrait ensuite étudier
entre le mécanicien de malheur
et la mère méditant sa vengeance
ses leçons pour le lendemain
où l'on vantait la sainteté de la famille
la bonté du père et la douceur de la mère(…)
Plus tard ce sera sur les boulevards
à Montmartre rue de la Chaussée-d'Antin
que tu fuiras ce père
dans les chambres d'hôtels qui sont les grandes gares
de l'amour
Au croupier au nègre à tous tu demanderas de te faire oublier
le papa le petit papa qui violait.
Frédéric Thomas
[1] Lire Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente, Paris, Champ Vallon, 2017.
[2] Il faudra attendre, en France, la seconde moitié des années 1980 pour que la parole des victimes commence à être entendue. Reste que l'affreuse banalité du viol et de l'inceste continue de faire l'objet d'un déni.
[3] Les policiers, les avocats, les juges, le jury (et en grande partie les journalistes) qui statuent sur le sort de Violette Nozière sont des hommes.
[4] Dans la postface, Diane Scott note à juste titre que Violette Nozière incarne « une contre-muse un peu abstraite ».
24.11.2025 à 09:53
Pesticides : inspection et bloquage du site industriel de BASF à Saint-Aubin-lès-Elbeuf
Un film des Soulèvements de la terre
- 24 novembre / Avec une grosse photo en haut, mouvement climat, 2Lire plus (473 mots)
Le 17 novembre 2025, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf (Seine-Maritime), 500 personnes et des tracteurs convergeaient vers le site industriel de BASF, un des quatre premiers producteurs de pesticides mondiaux, en vue d'une inspection et d'une mise à l'arrêt.
Ce lundi sort un court-métrage, « Bloquer BASF », qui retrace de l'intérieur une mobilisation qui en appelle d'autres partout dans le pays.
Quatre mois après les deux millions de signatures contre la loi Duplomb, une coalition inédite de paysannes, riveraines, malades, médecins, scientifiques a décidé d'entrer ensemble en action pour stopper la production des pesticides.
« Bloquer BASF » montre comment s'introduire dans un site Seveso seuil haut quitte à en arracher la grille, puis le bloquer et l'inspecter. On y entend les témoignages bouleversants de victimes de l'agrochimie dans l'hexagone et une dénonciation en acte du colonialisme chimique dont ce site est emblématique.
Deux semaines après les révélations sur Sainte-Soline, on y constate que la police française en est arrivée à un tel niveau d'indignité que ses hommes sont prêts à frapper à terre des personnes malades qui pourraient être leurs grand-mères. Et pourtant, pour Gilles, Gisèle, José, Michel, Jean-Claude et leurs amies, quand on a 70 ans et que l'on a été systématiquement intoxiqué, il n'est désormais plus question de reculer pour mettre fin à cette industrie criminelle. Illes appellent les jeunes générations à sauver les corps et les terres et à les accompagner !
Dans la continuité de cette action, les Soulèvements de la terre ont sorti une cartographie de tous les sites liés à la production de pesticides en France visible ici.
L'action de blocage du site de Saint-Aubin-lès-Elbeuf était menée à l'appel de la Confédération paysanne, du Collectif de Soutien aux Victimes des Pesticides de l'Ouest (CSVP0), de Cancer Colère, des Faucheurs Volontaires, et des Soulèvements de la terre, avec le soutien des Amis de la Terre Rouen et de la Via Campesina.